Tragaldabas (Auguste VACQUERIE)
Drame bouffon en cinq actes et en vers.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 25 juillet 1848.
Personnages
TRAGALDABAS
DON ELISEO
MINOTORO
GRIF
UN CHANTEUR
ÉCARLATE
BELEROFONTE
UN GARÇON
UN CAVALIER
DOÑA CAPRINA
JACINTHA
UNE CAMÉRISTE
ACTE I
La nuit. Nuit de printemps et de dimanche. Une place aboutissant, au fond, à un bassin plein de navires. Cabarets éclairés ; foule attablée dehors. Les navires pavoisés. De temps en temps, des barques accostent et débarquent des cavaliers et des dames, celles-ci parfois masquées. Musiques.
Scène première
MINOTORO, assis à une table isolée, UN CHANTEUR, qu’entoure un groupe
LE CHANTEUR.
Le plongeur sur qui la vague déferle
M’a crié du fond des gouffres grondants :
« Contre Maria, veux-tu cette perle ? »
– « Merci, fils ! j’en ai trente-deux : ses dents. »
Hier, la nuit brodait de soleils ses voiles.
Le roi des Gypsis, me montrant les deux,
M’a dit : « Je la veux ! choisis deux étoiles ! »
J’ai dit : « J’ai les deux plus belles : ses yeux. »
Elle émeut la brute, et l’herbe, et la pierre.
Le portier du ciel m’a dit : « À mon tour !
Prends le paradis ! » J’ai dit à saint Pierre :
« J’ai le paradis, puisque j’ai l’amour ! »
– « Tu fais bien ! son ciel n’est guère enviable !
M’a dit un seigneur parlant d’un ton doux ;
Prends plutôt l’enfer ! » J’ai dit : « Merci, diable ;
J’ai l’enfer aussi, car je suis jaloux ! »
UN CAVALIER, à une dame.
C’est comme moi.
LE CHANTEUR, faisant la quête une bourse à la main.
Daignez, señor...
LE CAVALIER, lui donnant.
Voici l’offrande
De mon enfer.
LE CHANTEUR.
Merci.
À un autre cavalier qui lui donne.
Merci.
À un autre.
Dieu vous le rende !
À un autre.
Si le chant vous a plu, señor... – Merci.
Il arrive à Minotoro et lui tend sa bourse.
Pitié
Pour...
MINOTORO, prenant un plateau sur la table et le lui tendant.
Pitié pour...
LE CHANTEUR, le regardant.
Ah !
Il tire de sa poche un rouleau d’or et le met sur le plateau. Bas.
Tiens.
MINOTORO, bas.
C’est tout ?
LE CHANTEUR, bas.
C’est la moitié.
Demain, chez moi, le reste. Et, selon ton ouvrage.
On pourra donner plus qu’on n’a promis. Courage !
Haut, à un curieux qui s’est approché.
Pour le chanteur !
Le curieux s’éloigne. De groupe en groupe.
Seigneurs, pour le chanteur !
Il se perd dans la foule.
Scène II
MINOTORO, GRIF
GRIF cherche quelqu’un, aperçoit Minotoro, va s’asseoir en face de lui et frappe sur la table.
Garçon !
MINOTORO.
Enfin !
GRIF, au garçon.
Du même vin.
MINOTORO.
J’admire ta façon
D’être exact.
GRIF.
C’est que...
MINOTORO.
Soit. – Et les...
GRIF, lui montrant le garçon qui revient.
Chut !
Le garçon sert et s’en va.
MINOTORO.
Et les autres ?
GRIF.
Seul ! – Tant que ça se passe en mots, ils sont des nôtres ;
Mais ils s’empressent moins de s’exposer aux coups.
MINOTORO.
Tant mieux ! toute la somme alors sera pour nous.
Nous suffirons.
GRIF.
Sortant de voir tant d’apathie,
Je ne m’attends plus guère à gagner la partie.
MINOTORO.
Je m’attends toujours fort à la perdre.
GRIF.
Comment ?
MINOTORO.
D’abord, mon cher, le peuple aime le changement ;
Puis, l’ancien gouverneur, dont nous servons la cause,
À le juger sans haine, était un pas grand’chose ;
Croire que tout Cadiz contre son successeur
Va s’insurger pour lui – serait d’une épaisseur
D’esprit particulière.
GRIF.
Et pourtant tu nous risques ?
MINOTORO.
Qu’il ait moins de chevaux, de gens et d’odalisques.
Ça me touche très peu, mais j’ai servi quatre ans
Sous son frère, et tu dois comprendre...
GRIF.
Je comprends.
MINOTORO.
On est soldat ou non.
GRIF.
C’est évident.
MINOTORO.
Du reste,
Quand je dis : « Nous avons perdu », je suis modeste :
Nous ne remettons pas l’ex-gouverneur sur pied,
Mais nous jetons bas l’autre.
GRIF.
Oui ?
MINOTORO.
L’État se rassied
À peine du dernier mouvement militaire.
On s’efforce de tout calmer. Le ministère
Punira le nouveau gouverneur, tu m’entends,
D’être cause d’un train quelconque dans un temps
Où la contagion est vite universelle.
Qui craint un incendie a peur d’une étincelle !
GRIF.
Quelle heure est-il ?
MINOTORO.
Une heure, au moins.
GRIF.
Que faisons-nous
Du reste de la nuit ?
MINOTORO.
Ces sièges sont moins mous
Que de bons matelas ; mais, si quelque imbécile
Bavardait, j’aime autant être sans domicile.
GRIF, lui montrant la place, qui s’est dépeuplée par degrés.
Nous voilà seuls ici, nous serons remarqués ;
Nous ferions mieux alors de marcher sur les quais.
MINOTORO.
Ils sont pleins d’alguazils, comme toute la ville,
D’ailleurs. Nous ferons mieux d’entrer dans cet asile.
Appelant.
Garçon !
Le garçon vient.
Existe-t-il chez vous un cabinet
Où l’on puisse tenter un coup de lansquenet ?
LE GARÇON, désignant une fenêtre du rez-de-chaussée.
Celui-ci.
MINOTORO.
La maison reste donc éclairée
Toute la nuit ?
LE GARÇON.
Sans doute ! à cause de l’entrée
Du nouveau duc.
MINOTORO.
Il entre au grand jour. Quel besoin
A-t-il de tout ce gaz ?
LE GARÇON.
C’est une nuit de juin
Et de dimanche. On est dehors, on y demeure.
En ne se couchant pas, on est levé pour l’heure.
MINOTORO.
Voir arriver un prince est un plaisir divin.
Portez-nous là-dedans nos verres et du vin.
Et des cartes !
Le garçon sort.
La fuite ici serait aisée.
Ils viendraient par la porte, on aurait la croisée.
GRIF.
Entrons.
MINOTORO.
Je ne t’ai pas demandé comment vont
Tes bêtes.
GRIF.
Bien. Mon âne est vraiment très profond
Et mon butor est doux comme une demoiselle.
MINOTORO.
Je croyais...
Ils entrent dans le cabaret. Arrive rapidement une jeune femme masquée, suivie d’un jeune homme qu’elle cherche à éviter. Un page noir l’accompagne à distance.
Scène III
DON ELISEO, DOÑA CAPRINA
DOÑA CAPRINA.
Laissez-moi !
DON ELISEO.
Non.
DOÑA CAPRINA.
Je ne suis pas celle
Pour qui vous me prenez.
DON ELISEO.
Je vous vois !
DOÑA CAPRINA.
Vous rêvez.
DON ELISEO.
Eh bien ! démasquez-vous.
DOÑA CAPRINA.
Vraiment ? Ah ! vous avez
Trouvé cela pour voir les femmes au passage ?
Plus d’une belle a dû vous montrer son visage.
Elle a bien fait. Mais moi, qui suis laide, on conçoit
Que je tienne à mon masque.
DON ELISEO.
Ah ! si jaloux qu’il soit.
Il n’éteint pas pourtant la splendeur qu’il recèle
Jusqu’à n’en point laisser jaillir une étincelle !
Si la lune se cache et, dans sa cruauté,
Ne trouve pas nos yeux dignes de sa clarté,
Alors il ne faut pas que la nue étouffante
Ait deux trous, comme ici. Car, par la moindre fente
Du noir nuage ou bien du masque détesté,
Un rayon trahira l’astre ou bien la beauté !
DOÑA CAPRINA.
La lune est seule au ciel, tout rayon la révèle ;
Il n’est pas qu’une femme au monde qui soit belle.
DON ELISEO.
Il n’en est qu’une !
DOÑA CAPRINA.
Enfin, señor, qui que je sois,
Je veux me promener toute seule, et ne vois
Rien qui puisse excuser votre audace fantasque.
Laissez-moi passer.
DON ELISEO.
Non.
DOÑA CAPRINA.
Eh bien ! j’ôte mon masque,
Afin que vous voyiez, en écoutant ceci,
Par mon visage ouvert – que mon cœur l’est aussi.
Elle se démasque.
C’est vrai, je suis doña Caprina. Mais je jure
Que, bien que vous ayez deviné ma figure,
Je ne suis pourtant pas celle que vous croyez.
Parce que je suis gaie et que vous me voyez
Partout où l’on entend un orchestre bruire,
Je ne vous semble pas difficile à séduire.
D’autres femmes peut-être, à l’ombre de leur toit,
Abritent un regard plus éteint et plus froid,
Savent mieux s’absorber dans leur livre à l’église,
Ont un esprit qu’un mot plus vite scandalise,
S’effarouchent plus haut de rien ; moi, j’ai dessous
Ce qu’elles ont dessus ; avec mes semblants fous
De frivole caprice et de liberté vaste,
Comme je suis moins prude, alors je suis plus chaste !
– Tant de cœurs s’ouvriraient ! vous avez mal choisi
En frappant justement au mien. Renoncez-y.
DON ELISEO.
Je tâche bien souvent. Je me dis que vous êtes
Très laide, sans esprit, que vos mains sont mal faites ;
Je m’épuise en efforts pour me persuader
Qu’on voit jaunir vos dents et l’âge vous rider ;
Mais vous ne m’aidez pas !
DOÑA CAPRINA, souriant.
Suffît-il qu’on se raie
Au charbon ?
DON ELISEO.
Voyez-vous, la solution vraie
N’est pas que mon amour meure, il n’en fera rien,
C’est que le vôtre naisse !
DOÑA CAPUINA.
En ce cas, l’entretien
Est clos. Si triomphant que le monde vous sache,
Et si terrible aux cœurs que soit votre moustache,
– Vous le savez, – je suis mariée.
DON ELISEO.
Et j’en ai
Un poignant désespoir. Mais est-on condamné
À tuer les maris dont on aime la femme ?
Faut-il assassiner pour épurer sa flamme ?
Je plaisante ; j’ai tort. Je vous aime.
DOÑA CAPRINA.
Je suis
Mariée.
DON ELISEO.
Oui. J’ai vu votre époux. Je le suis
Quelquefois dans la rue, et je fais une étude
Profonde de ses goûts et de son attitude ;
Je tâche de saisir, pour m’en servir aussi,
Le charme par lequel il a trop réussi ;
Mais j’ai de mauvais yeux, car sans doute elle est claire,
Je n’ai pu découvrir sa raison de vous plaire.
DOÑA CAPRINA.
Votre méchanceté n’a pas prise sur moi.
Une femme vraiment honnête l’est pour soi.
Que mon mari puisse être ou non votre modèle,
C’est à moi, non à lui, que je reste fidèle !
Pour vous montrer, voulant en finir aujourd’hui,
Que mon honnêteté ne dépend pas d’autrui,
Je vous dirai que j’ai pris mon mari par crainte
De mon père ; j’avais seize ans, on m’a contrainte ;
J’ai résisté longtemps, et vingt fois j’ai dit non ;
Mais il n’a jamais eu d’un mari que le nom !
J’ai cédé pour mon père, en fille, et non en femme ;
Rien de moi n’appartient à qui n’a pas mon âme !
Je n’ai donc pas d’amour, – mais j’ai d’autres liens.
Nul ne me retenant, c’est moi qui me retiens.
Le mari retiré, le mariage reste.
Je veux pouvoir sourire à la voûte céleste !
C’est ma manie.
DON ELISEO.
Et vous vous figurez qu’aimant
Vous ne le pourriez plus ! et que le firmament
Serait fâché de voir une pauvre âme, en proie
À la nuit, au néant, au froid, morte à la joie,
Ressusciter, et vivre, et rire, et réclamer
Son droit universel d’être aimée et d’aimer !
Cette idée un instant peut vous sembler lucide
Que ce soit un devoir du cœur, le suicide !
Quand parfois vous voyez, dans quelque arrière-cour,
Une fleur qui mourait faute d’air et de jour
Monter éperdument vers la brise et la flamme,
Vous vous figurez donc que le ciel bleu la blâme ?
Vous pensez donc qu’elle est coupable de fleurir,
Et qu’elle aurait mieux fait de se laisser flétrir
Que de s’épanouir là-haut, gaie et superbe ?
Eh bien ! un cœur de femme est-il moins qu’un brin d’herbe ?
Aime ! aime ! et ne crains pas que le grand ciel vermeil
Te reproche de boire un rayon de soleil,
Et crois que Dieu, qui hait nos ténèbres moroses,
Donne aux âmes l’amour ainsi que l’astre aux roses !
DOÑA CAPRINA.
Il est trop tard.
DON ELISEO.
Trop tard pour rompre, ô mes amours,
Un joug que t’imposa la force ? Il est toujours
L’heure de s’arracher à ce qui nous opprime !
Le mal doit-il durer parce qu’il est ? Le crime
Oppose-t-il au droit l’antériorité ?
Le malade dit-il : trop tard ! à la santé ?
Trop tard ! c’est ce qu’on peut dire quand on est vieille.
Trop tard pour vivre, à l’âge où ton âme s’éveille !
Trop tard ! quand ton cœur naît ! quand tu n’as pas vingt ans !
Le jour meurt-il à l’aube et l’année au printemps ?
DOÑA CAPRINA.
À quoi bon me tenter ? – D’abord, pour être heureuse,
On n’a pas tant que ça besoin d’être amoureuse ;
Ce que j’ai de lumière et d’air, moi, me suffit.
Puis, quand j’en voudrais plus, ce serait sans profit
Pour vous.
DON ELISEO.
Comment ?
DOÑA CAPRINA.
Quand même une métamorphose
Me ferait telle un jour que votre espoir suppose,
Quand je me laisserais prendre à votre chanson,
Quelle femme douée encor de sa raison
Exposerait sa vie, et mieux, sa renommée,
Sans être sûre au moins qu’elle est vraiment aimée ?
DON ELISEO.
Je vous aime vraiment.
DOÑA CAPRINA.
Qui me le prouve ?
DON ELISEO.
Tout !
DOÑA CAPRINA.
Rien ! Oh ! pour des serments, vous m’en faites beaucoup.
On peut y croire avant que d’être mariée :
Le galant par lequel une fille est priée
Lui démontre qu’il est sincère – en l’épousant.
La certitude est moins facile au cas présent,
Et tous les beaux discours que chez nous on déclame
Me laissent froide. On aime aisément une femme
Quand elle est mariée et qu’un solide hymen
Vous permet de lui tout demander, hors sa main !
Qu’est-ce qu’on risque ? On est un passant ; cela dure
Juste le temps qu’on veut. Ah ! plus d’un qui me jure
Un amour sans limite et pour toujours fleuri
Est épris de mes yeux moins que de mon mari !
DON ELISEO.
Je...
DOÑA CAPRINA.
Don Eliseo, je suis parfois rieuse,
Mais ce que je vous dis est chose sérieuse :
Si vous avez jamais chance de m’adoucir,
C’est lorsque je croirai que votre ardent désir
Serait de me voir libre.
DON ELISEO.
En effet, c’est mon rêve,
Croyez-le !
DOÑA CAPRINA.
Sur parole ?
DON ELISEO.
Ah ! qu’un malheur enlève
Votre mari, soudain vous me verrez... – Mais tant
Qu’il est au monde, – il est toujours très bien portant.
N’est-ce pas ? – quelle preuve ai-je que ma parole ?
DOÑA CAPRINA.
Aucune ! et c’est pourquoi votre poursuite est folle.
Adieu.
DON ELISEO.
De grâce, un mot ! et je vous convaincrai !
Ma Caprina ! Par tout ce que j’ai de sacré,
Je vous jure...
DOÑA CAPRINA.
Jurez aux maisons de la place.
Je sors d’un bal, voici le jour, et je suis lasse...
DON ELISEO, la suivant.
Écoutez-moi !
DOÑA CAPRINA.
Señor, ma porte est à deux pas,
Et mon mari pourrait vous voir.
DON ELISEO.
Je ne veux pas
Irriter contre vous le front de votre maître,
Je reste, mais demain vous m’entendrez ?
DOÑA CAPRINA.
Peut-être.
DON ELISEO.
À moins d’un rendez-vous, baisé sur cette main,
Je ne vous quitte pas !
DOÑA CAPRINA.
Puisqu’il le faut, demain.
Vers trois heures, si c’est votre caprice encore,
Vous me rencontrerez au bois.
DON ELISEO.
Je vous adore !
DOÑA CAPRINA.
Adieu.
Il lui baise la main. Elle s’en va.
Scène IV
DON ELISEO, seul
Mais quelle idée a-t-elle de vouloir
Un épouseur, étant épouse ? Il va falloir
Que demain je déploie une éloquence extrême.
Si sa main était libre, évidemment, je l’aime,
Elle est jolie, elle a l’œil vif et le front pur,
Elle est légère et chaste, un oiseau dans l’azur.
Le jour où je verrais possible l’hyménée,
Je prendrais à l’instant une fuite effrénée !
Je l’aime ; mais mari, jamais ! Je me sens peu
D’humeur à prononcer déjà l’éternel vœu.
Ai-je, ô la plus charmante entre les créatures,
L’âge de renoncer aux folles aventures,
Aux balcons enjambés, aux maris furieux,
Aux parcs où, la nuit, glisse un pas mystérieux,
Aux doux cœurs effrayés qu’on rassure, aux délices
Des baisers dont la lune argenté les calices ?
Non. Je veux me verser ma jeunesse à plein bord,
Et que l’heure maussade où l’hymen nous endort
Ne m’enlève des mains la coupe que tarie.
Ainsi qu’il faut qu’on meure, il faut qu’on se marie.
Soit ; mais que j’aie au moins vécu quand je mourrai,
Et qu’au moins j’aie aimé quand je me marierai !
S’interrompant.
Diable ! et mon oncle ! Il faut que j’aille à sa rencontre,
J’oubliais son entrée.
Il tire sa montre.
Onze heures à ma montre :
Il est entre minuit et neuf heures. – Allons !
Je vais m’intéresser à des discours très longs,
Et je ferai semblant devant tous ces burgraves
De prendre au sérieux les choses dites graves.
Il s’en va.
Un grand vacarme dans un des cabarets de la place. Soudain une porte s’ouvre, vomit un drôle, maigre, échevelé, effaré, bousculé, déchiré, meurtri, et se referme. Le jour se lève.
Scène V
TRAGALDABAS, puis MINOTORO et GRIF
TRAGALDABAS.
Nous étions là tous deux parmi trente vauriens,
Et nous jouions aux dés, – chacun avec les siens.
Du premier coup, j’ai douze. Ô fortune jalouse,
Je riais ! Mais voici que l’autre tourne – douze !
C’est à recommencer. Je penche le cornet.
J’ai douze. À lui le tour. D’un air facile et net
Il agite les dés. – Douze ! Je désespère,
Mais, pour savoir à fond ce qu’était ce repaire,
J’essaie encore un coup. J’ai douze. Le maraud
Remet d’abord ses dés dans sa poche, et, tout haut,
Devant tout le tripot que le vacarme attire,
Crie : – On triche ! – C’est bien à vous !... allais-je dire,
Quand soudain je reçois sur la joue un soufflet
Qui pour jamais me teint de pâle en violet.
On m’insulte. À la porte ! On m’y flanque avec verve.
Et vertueusement cette bande conserve
Tout mon argent. J’avais mis tout sur le tapis
Pour allumer le jeu. Rincé ! – Ma foi, tant pis !
Car, puisque j’ai laissé démolir sans ressource
Mon honneur, ptt ! mon dos, hai ! mais, grand Dieu ! ma bourse.
Et que je n’ai tenté nulle rébellion,
Je vois ce que je suis, – je n’ai rien du lion.
Quelle chance ! C’est très dangereux, le courage !
On se blesse d’un mot, on est pris de la rage
Du duel, et l’on se fait découdre le pourpoint.
Après ce que je viens d’endurer, je n’ai point
À craindre que jamais, pour un mot qui mal sonne.
On me voie envoyer des témoins à personne.
Bonsoir le point d’honneur et le respect humain !
Je respire. Je vais marcher dans mon chemin,
Libre, fier, aspirant l’air à pleine narine !
Car, certes, si j’avais au fond de la poitrine
Je ne dis pas le cœur d’Achille ou d’Annibal,
Mais un cœur ramassé par terre dans un bal,
Un cœur infatué de gloriole vile,
Il eut bondi. Le mien est resté bien tranquille.
Ce n’est pas là, sans doute, un symptôme trompeur,
Et je n’aurai plus peur de ne pas avoir peur.
Réfléchissant.
Oui, mais ils ont gardé mon argent dans leur antre.
Qui m’en rendra ? J’ai bien ma cousine ; mais, diantre !
Il ne faut pas compter sur elle ces jours-ci :
J’ai, tous ces derniers temps, exploité sans merci
Ce que je fais pour elle, et c’est ce soir qu’à force
De presser ses refus et d’en tordre l’écorce
J’en avais exprimé ces beaux ducats si doux
Qui vont désaltérer la soif de mes filous.
La fenêtre du cabinet s’ouvre.
GRIF, regardant dehors.
Il fait jour.
TRAGALDABAS.
Sans argent, l’homme est une apparence.
Ma cousine de moins, ai-je une autre espérance ?
Aucune !
MINOTORO, prenant le rouleau du chanteur et étalant l’or sur la table.
Partageons toujours ces jolis blonds.
TRAGALDABAS.
Tant de gens, sous ces toits, nagent dans les doublons !
Par quel canal, crevant les caisses les plus proches,
Pourrais-je en détourner un courant dans mes poches ?
Voler, jamais ! c’est trop dangereux.
Au bruit de l’argent que Grif et Minotoro se partagent, il va vers le cabinet et tend le cou vers la fenêtre.
Quel doux bruit !
Ah ciel ! – De quel travail tant d’or est-il le fruit ?
GRIF, apercevant Tragaldabas et le montrant à Minotoro.
Dis donc ?
Ils serrent précipitamment l’argent.
TRAGALDABAS.
Ils semblent peu désireux qu’on les voie.
D’où vient qu’ils ont caché cet or comme une proie ?
Ils ont dû le voler !
Marchant. Grif et Minotoro l’observent de la fenêtre.
Si j’en étais certain,
J’aurais facilement ma part de leur butin.
Je n’aurais qu’à surgir devant ce groupe infime
Et qu’à les menacer de dénoncer leur crime ;
Comme ils m’achèteraient mon silence ! – Mais quoi !
N’en suis-je pas certain ? Leur mine, leur effroi
Quand ils m’ont remarqué, cette fuite pudique
De pièces d’or que gêne un regard, tout indique
Qu’ils ont dû rencontrer quelque honnête passant
Seul dans un coin. – D’ailleurs, quel homme est innocent ?
Lequel de ceux qui vont la tête la plus haute
Ne frissonnerait pas d’une secrète faute
Au premier inconnu qui viendrait tout à coup
Le regarder en face et dire : Je sais tout !
– Quelle idée !
GRIF, bas à Minotoro.
As-tu vu son sourire ? Il se frotte
Les mains. Pris ce matin, ce soir on nous garrotte !
MINOTORO, bas.
Viens !
Il se glisse sans bruit par la fenêtre. Grif le suit. Ils se collent à l’angle du cabaret, et suivent tous les mouvements de Tragaldabas.
TRAGALDABAS, radieux.
Mon ange gardien est vraiment obligeant.
Mes filous m’ont à peine escroqué mon argent
Que mon ange gardien, rajustant mes affaires,
Me le fait rapporter par deux de leurs confrères !
Ange, merci !
Il revient vite au cabinet, et se trouve brusquement contre Grif et Minotoro.
Tiens ! – Bah !
Les regardant en face.
Je sais tout !
À part.
Mes coquins
Ont pâli. Je vais être accablé de sequins !
MINOTORO.
Donc, señor, vous savez ce que nous sommes ?
TRAGALDABAS.
Certes !
Misérables !
GRIF.
Bien sûr ?
TRAGALDABAS.
Sûr – comme votre perte.
Je vais vous dénoncer !
MINOTORO.
Bien vrai ?
TRAGALDABAS, à part.
Leur tremblement
Est visible.
Haut.
Perdus irrévocablement !
GRIF.
Pensez-vous ?
TRAGALDABAS.
Vous croyez que vous me ferez taire ?
MINOTORO.
Mais, oui !
TRAGALDABAS.
Sachant que tout cède à l’argent sur terre,
Vous allez m’en offrir énormément.
GRIF.
Tu crois ?
Minotoro et Grif fouillent à leurs poches.
TRAGALDABAS.
Vous préparez déjà vos sequins, je le vois.
C’est honteux ! Je m’attends à de superbes offres.
Vous viderez pour moi vos poches et vos coffres.
Vous allez essayer de me constituer
Des rentes sur l’État !
MINOTORO, lui mettant sous le nez un stylet.
Nous allons te tuer !
TRAGALDABAS.
Ha !
Il se détourne avec terreur et se cogne au stylet de Grif.
Ho ! – Mais ils vont... Grâce !
Il est près de s’évanouir et se retient à Grif.
GRIF.
Il n’est pas intrépide.
MINOTORO.
Quel est cet idiot ?
TRAGALDABAS.
C’est vrai, j’étais stupide !
J’ai voulu faire peur et c’est moi qui frémis.
GRIF.
Peur à nous !
MINOTORO.
Peur à nous !
TRAGALDABAS.
Du calme, mes amis.
Mon essai n’a pas pris, j’y renonce.
GRIF.
Adorable !
TRAGALDABAS.
Adieu. Je vais dormir.
Il fait un pas pour s’en aller.
MINOTORO, le retournant brutalement.
Et d’un sommeil durable !
GRIF.
Du vrai sommeil !
TRAGALDABAS.
Comment ? – Ah oui, vous supposez
Que je vais vous trahir ? Soyez tranquillisés,
Ce n’est qu’afin d’avoir de l’argent pour me taire
Que je me présentais comme devant le faire ;
Je n’en ai jamais eu l’intention, d’ailleurs.
Je suis, de ma nature, indulgent aux voleurs.
MINOTORO.
Voleurs !
TRAGALDABAS.
C’est un métier auquel je m’intéresse.
Il vous y faut beaucoup de bravoure et d’adresse...
Minotoro exaspéré lève son couteau. Grif le retient.
GRIF.
Écoute.
TRAGALDABAS.
Les voleurs sont, – même meurtriers, –
Une réduction fidèle des guerriers,
Auxquels on fait honneur de ce qu’on vous reproche.
Des héros en petit. Des conquérants de poche.
MINOTORO.
Je vais...
GRIF, le retenant toujours.
Mais s’il nous croit voleurs, alors, mon cher.
Que craindre ?
MINOTORO.
Il fait semblant !
GRIF.
Il ne m’en a pas l’air.
TRAGALDABAS.
Quel semblant ?
MINOTORO, à Grif.
Laisse-moi !
GRIF.
Pourtant, s’il est sincère ?
La mort d’un homme, à moins d’être bien nécessaire,
Ou bien payée...
MINOTORO.
Allons ! qu’il soit fait à ton gré.
Tu seras bien content quand il t’aura livré !
GRIF.
Attends.
À Tragaldabas.
Tu vivras.
TRAGALDABAS.
Ah !
GRIF.
Seulement, ta conduite
Étant louche, on ne peut te permettre la fuite
Qu’après le duc passé. Jusque-là, tu devras
Nous tenir compagnie et nous offrir ton bras.
TRAGALDABAS, consentant.
Pour vivre !...
GRIF.
Et puis il faut une peine à ta faute.
Nous sommes, ce señor et moi, – cela te saute
Aux yeux, – d’humeur folâtre. En ce jour de gaîté,
Tout à l’heure, en causant, nous avons projeté
D’effarer brusquement toute la populace
En tirant, quand le duc paraîtra sur la place,
Un coup de pistolet. Ce sera, s’il te plaît,
Toi qui le tireras.
TRAGALDABAS.
Un coup de pistolet ?
GRIF, bas à Minotoro.
Il donnera pour nous le signal de l’émeute.
TRAGALDABAS.
Je serais en Afrique et j’aurais une meute
De tigres aux talons, que, j’en atteste Dieu,
Je ne tirerais pas un coup d’une arme à feu.
Les journaux ne sont pleins que d’accidents de chasse.
Toucher un pistolet !
GRIF.
Sans cela, pas de grâce.
TRAGALDABAS.
Je tirerai ; mais pas aujourd’hui...
MINOTORO.
Finissons !
TRAGALDABAS.
Je vous demande un mois pour prendre des leçons.
MINOTORO.
Assez menti ! Réponds d’un mot...
TRAGALDABAS, à part.
C’est lui le pire
Des deux.
MINOTORO.
Conspires-tu ?
TRAGALDABAS.
Conspirer !
MINOTORO.
Je conspire.
Tu ne t’en doutais pas, tu le sais à présent.
En es-tu ? Tires-tu le coup ?
TRAGALDABAS.
En supposant
Que j’eusse assez de chance, avec si peu d’usage.
Pour ne pas m’envoyer la charge en plein visage,
On saurait que c’est moi rien qu’à me voir trembler.
Qu’est-ce qu’on peut me faire ?
MINOTORO.
On peut t’écarteler.
TRAGALDABAS.
Ah ! sacrebleu !
GRIF, lui tendant son poignard et un pistolet.
Choisis.
TRAGALDABAS.
La préférence est morne.
GRIF, paternel.
Prends donc le pistolet, à moins d’être une borne.
En refusant d’entrer au complot qui t’attend,
Ton trépas est certain ; au lieu qu’en acceptant.
Il n’est que très probable.
TRAGALDABAS.
Allons, je me résigne.
GRIF.
Alors ta fonction est grande ! Sois-en digne !
Prends.
Il lui donne son pistolet.
TRAGALDABAS, le prenant gauchement. À part.
Où me suis-je mis ?
GRIF.
Mais c’est qu’on le croirait
Ignare pour de bon. Je te l’arme tout prêt.
Dès que le duc sera visible, pose et plie
Ton index là-dessus, et ta tâche est remplie.
– J’ai faim. Déjeunons-nous ?
On entend des cris et des trompettes.
MINOTORO.
Entends-tu ce fracas ?
C’est le duc.
GRIF.
Remettons la partie en ce cas.
Nous mangerons plus tard, – si Dieu nous laisse vivre.
MINOTORO.
C’est de sang qu’à cette heure il convient qu’on s’enivre !
GRIF.
Le voici !
MINOTORO, à Tragaldabas.
Pas un geste ! Et reste près de moi.
TRAGALDABAS.
Si le coup rate ?
MINOTORO.
Alors je tire, mais sur toi !
Scène VI
TRAGALDABAS, MINOTORO, GRIF, la foule se précipite, BELEROFONTE déguisé en bourgeois, s’insinue dans les groupes, le défilé commence
BELEROFONTE, à part.
Sous cet habit, j’ai l’air d’un bon bourgeois bien bête,
Et non d’un alguazil.
VOIX DANS LA FOULE.
Vive le duc !
MINOTORO, bas à Tragaldabas.
Apprête
Ton courage.
Il épie l’arrivée du duc.
TRAGALDABAS, à part.
Je crois que je vais expirer.
À Belerofonte, qui est contre lui. Bas.
Monsieur, vous sentez-vous capable de tirer
Un coup de pistolet ?
BELEROFONTE, surpris.
Assez pour mon usage.
TRAGALDABAS.
J’ai promis de tuer le duc à son passage ;
Faites-moi l’amitié de le tuer pour moi.
BELEROFONTE, stupéfait.
Ah !
Il prend le pistolet que Tragaldabas lui tend. Redoublement de fanfare. Entrée du duc et de son cortège, parmi lequel don Eliseo.
MINOTORO, revenant à Tragaldabas.
Tire !
TRAGALDABAS.
Ce monsieur veut bien s’en charger.
MINOTORO.
Quoi !
Tu !... – Misérable !
Il fait un pas en arrière, vise Tragaldabas, et tire.
TRAGALDABAS.
Hai ! j’ai le coup dans la tête.
Il tombe. Minotoro et Grif s’esquivent dans la foule. Tumulte.
CRIS.
Mort au duc !
BELEROFONTE, empoignant Tragaldabas.
Un complot ! fort bien ! toi, je t’arrête !
Il le remet sur ses pieds.
DON ELISEO, qui passait l’épée nue.
Tragaldabas !
Il accourt. À Belerofonte.
Qu’a fait cet homme ?
BELEROFONTE.
Il est, seigneur,
De la sédition contre le gouverneur.
DON ELISEO.
Mais c’est la mort !
BELEROFONTE.
Je crois que son affaire est faite.
DON ELISEO.
Je suis neveu du duc.
BELEROFONTE.
Je sais bien.
DON ELISEO.
Sur ta tête !
Lâche cet homme !
BELEROFONTE.
Quoi !
TRAGALDABAS, à part.
Qu’est ce seigneur ?
DON ELISEO.
Ceci
N’est qu’un malentendu.
BELEROFONTE.
J’ai dans ses mains saisi
Ce pistolet chargé, non sans avoir fait mordre
Quelque poussière au drôle.
DON ELISEO.
Il l’avait par mon ordre.
TRAGALDABAS, étonné.
Tiens !
DON ELISEO.
Je réponds de tout.
Il donne de l’argent à Belerofonte.
BELEROFONTE.
Si vous en répondez,
Ce n’est plus mon affaire et j’ai les yeux bandés.
Merci, señor.
Il s’en va.
DON ELISEO, à Tragaldabas.
Après une alarme si noire,
Vous rentrerez chez vous, si vous voulez m’en croire.
Cela serait prudent, car le plomb et l’acier
N’ont pas encor fini.
TRAGALDABAS.
Pour vous remercier,
Que ferai-je ?
DON ELISEO.
Vivez.
TRAGALDABAS, ne comprenant pas.
C’est toute votre envie ?
DON ELISEO.
Oui.
Il s’éloigne.
TRAGALDABAS.
Pourquoi ce seigneur tient-il tant à ma vie ?
ACTE II
Dans un bois.
Scène première
Arrivent DON ELISEO et DOÑA CAPRINA
DOÑA CAPRINA.
Vous plaidez à merveille, et, pour peu qu’on manquât
De sens commun... – Je fais de vous mon avocat !
C’est par votre talent que sera défendue
Ma première – mauvaise affaire.
DON ELISEO.
Elle est perdue
Alors ! quand mon amour et moi nous succombons,
Gagnerais-je un mauvais procès, perdant les bons ?
DOÑA CAPRINA.
Le vôtre n’est pas bon.
DON ELISEO.
C’est celui qui le plaide
Qui ne l’est pas. La cause est excellente, et l’aide,
Et se gagnerait seule ! Ah ! je mérite peu
Vos éloges. Ayant avec moi ce ciel bleu,
Ayant l’odeur des fleurs, la douceur de l’ombrage
Et le double printemps de juin et de votre âge,
Je ne parviens pas même à vous persuader
Que me sentir heureux rien qu’à vous regarder,
Mon cri reconnaissant quand dans l’allée obscure
J’ai vu briller enfin votre chère figure,
Les mots qui de mon cœur sortent tout enflammés,
Cela soit de l’amour !
DOÑA CAPRINA.
Je crois que vous m’aimez
Assez pour marier – nos noms sur cette écorce.
M’aimeriez-vous autant sous la loi du divorce ?
DON ELISEO.
Je l’appelle !
DOÑA CAPRINA, gravement.
Bien sur ?
DON ELISEO.
Doutez de ce que dit
Ma bouche ; la parole a perdu son crédit ;
Il s’est fait, c’est certain, tant de fausse monnaie
De serment, qu’on a droit de n’accepter la vraie
Qu’après un examen plus que minutieux ;
La bouche ne dit rien ; – mais écoute mes yeux !
Demande hardiment au fond de ma prunelle
Si l’amour dont je t’aime est l’ardeur éternelle
Et si c’est seulement pour toi que je vivrai.
Les mots sont des menteurs, mais le regard dit vrai !
Tu ne peux pas douter du mien, chère inhumaine !
DOÑA CAPRINA.
À combien avec moi, rien que cette semaine,
Votre regard a-t-il – dit vrai ?
DON ELISEO.
Je t’appartiens !
Tu n’en crois pas mes yeux ? alors crois-en les tiens !
Crois-en ta beauté, gaie à la fois et farouche !
Des preuves ? mais j’en ai ! j’ai ton front, j’ai ta bouche,
J’ai tout ton frais visage à l’aurore pareil,
J’ai ton sourire fait pour gêner le sommeil
Du plus vieil hidalgo de la Vieille-Castille,
J’ai la vivacité dont ton geste pétille,
J’ai tout ce qu’une fée à ton berceau donna,
Alouette ! fleur ! perle ! étoile ! Caprina !
DOÑA CAPRINA.
Eliseo !
DON ELISEO.
Tu veux des preuves, je t’en donne,
Mais pourquoi t’en faut-il ? Comment, chère madone,
On te dit qu’on t’adore et cela te surprend ?
C’est si l’on te disait qu’on est indifférent
Que la parole aurait besoin d’être prouvée !
Tu doutes, toi que tout aime ! À ton arrivée,
Il s’est fait dans le bois comme un frémissement,
Les oiseaux ont soudain chanté plus doucement,
Et, frissonnant de joie, ô déesse mortelle,
Les branches se disaient à voix basse : C’est elle !
DOÑA CAPRINA.
Quel démon êtes-vous ? Vous en dites autant
À vingt autres sans doute, et lorsqu’on vous entend...
DON ELISEO.
Achève !
Elle s’est assise sur un banc. Il est à ses pieds. Tout à coup, on entend un bruit de voix. Elle se lève vivement.
DOÑA CAPRINA.
On vient. Passons.
Ils sortent.
Scène II
Entrent TRAGALDABAS, GRIF et MINOTORO, tous trois ivres, Minotoro, le premier et seul, absorbé dans une rêverie extatique, Grif et Tragaldabas se donnant le bras
MINOTORO.
Quels vins !
TRAGALDABAS.
Je suis malade.
Je me repens d’avoir mangé de la salade.
GRIF.
Sois mon frère !
TRAGALDABAS.
Je suis malade.
GRIF.
Ce festin
Laissera quelque trace en l’avenir lointain.
Chance énorme, fatale, étrange, échevelée,
Que, s’étant hier matin perdus dans la mêlée,
On se soit ce matin retrouvés nez à nez !
Ce déjeuner, ce roi, ce dieu des déjeuners,
A pu n’être pas !
TRAGALDABAS.
Oui.
GRIF.
Telle est la destinée !
Ce matin, sans prévoir cette grande journée,
Je passais, quand soudain ton profil me frappa.
Tu pouvais réciter notre mea culpa,
Je crus bon de lancer une parole vague :
« La balle t’a manqué, j’essaierai de la dague ! »
Te dis-je. C’est alors que tu nous invitas
À ce festin, voulant nous attendrir. Quel tas
De mets ! Je t’aime bien ! Tout était impayable.
Mon frère !
TRAGALDABAS.
Hormis le porc.
GRIF.
Tu m’insultes.
TRAGALDABAS.
Du diable
Si je t’insulte ! En quoi ?
GRIF, lui quittant le bras.
Tu m’as insulté.
TRAGALDABAS.
Grif !
Es-tu fou ? Mais je veux me percer d’un canif
Si...
GRIF.
Nous allons nous battre.
TRAGALDABAS.
Ah çà, pas de grabuge !
À mon secours ! Je prends Minotoro pour juge.
MINOTORO, s’avançant.
De quoi ?
GRIF.
Non pas ! Humide encor de ta boisson,
Il jugerait pour toi.
MINOTORO.
Je donnerai raison
À qui l’aura. J’ai lu l’histoire du grand homme
Qui jadis condamna son fils traître envers Rome ;
J’aurais, comme Brutus, sacrifié mon sang,
Et j’aurais fait tuer mon fils – même innocent !
GRIF.
On s’en vante. Il faudrait un fier juge, un ancêtre,
Un ours, pour prononcer contre un homme après s’être
Gavé de son saumon.
MINOTORO.
J’adore le poisson,
Mais cependant...
GRIF.
Qui ? toi ! condamner un garçon
Qui, vins de France et mets sans nombre, a tant de titres
À ta reconnaissance ! Et cette sauce aux huîtres
Qui t’a fait ululer de si joyeux éclats !
Je renonce à parler, seul contre tant de plats.
Avec quoi combattrais-je un gaillard qui s’épanche
En sauce aux huîtres ?
MINOTORO.
Mais je te dis que... – Je penche
À le trouver coupable !
TRAGALDABAS.
Eh !
GRIF.
J’ai dit.
MINOTORO, à Tragaldabas.
Défends-toi.
TRAGALDABAS.
De quoi ?
MINOTORO.
Ho ! toi, tu vas parler, ou, sur ma foi,
Je me fâche à mon tour ! Et tout rouge. – La cause
Est appelée. Allons, Tragaldabas, expose
De quel noble débat il s’agit entre vous.
Sois prolixe.
TRAGALDABAS.
Il s’agit du plat de porc aux choux.
Nous causions du festin qu’à présent je regrette
De vous avoir offert. Grif, en convive honnête,
Disait que rien ne peut en être surpassé.
Je dis : Hormis le porc. Il se trouve offensé.
Voilà toute l’affaire. Et qu’à présent on pense
À ce qui m’a fait faire une telle dépense !
Et quand ? le lendemain du jour où par mon art
Les dés m’ont ruiné ! J’étais sans un liard,
Et j’ai dû profiter de ton état d’ivresse
Pour t’emprunter l’argent. Tâche de me suivre. Est-ce
Afin d’être tué par vous que je me suis
Endetté pour longtemps ? Plats et flacons exquis.
L’ai-je gorgé de tout afin d’être sa cible ?
Quant au porc, j’ai cru faire une chose possible
En blâmant sur un point un repas que j’offrais.
D’ailleurs, louer un porc dont je faisais les frais,
C’eût été comme si je me louais moi-même.
Mais je n’attaque pas le porc aux choux. Je l’aime.
Toi-même as pu le voir, j’en ai mangé beaucoup.
Trop peut-être. En un mot, j’ai blâmé par bon goût,
Parce que c’était moi qui payais la partie.
J’ai rabaissé le porc par pure modestie.
MINOTORO.
Tu peux avoir raison, mais je ne ferai pas
Dire que je me suis vendu pour un repas.
TRAGALDABAS.
Comment ?
MINOTORO.
Ton vin était trop bon, il faut te battre.
TRAGALDABAS.
Mais...
MINOTORO.
C’est vrai, pour un duel nous ne sommes pas quatre.
Je serai ton témoin ; mais il faudrait au moins
Que chacun en eût un.
TRAGALDABAS.
Pardieu ! pas de témoins !
GRIF.
Je vois un cavalier qui promène une dame.
Je vais lui demander...
TRAGALDABAS.
Grif, vous n’avez point d’âme.
Moi qui vous ai grisé, vous voulez m’égorger !
GRIF.
Eh bien ? tu m’as donné le boire et le manger,
Je te rends le dormir !
TRAGALDABAS.
Je t’offre des excuses
Dans les journaux.
GRIF.
Tais-toi, car vraiment tu m’amuses.
Il sort.
MINOTORO.
Tragal ! ce Grif qui va s’escrimer avec toi
Est le meilleur tireur que je sache, après moi.
Encore maintenant tous les jours il s’exerce,
Et pour venir chez moi s’arrache à son commerce
De poissons érudits et de singes parlants
Qu’il instruit pour les vendre aux acteurs ambulants.
Il possède surtout une botte secrète !
Je t’ai dit que j’étais maître d’armes ; complète
Ton respect de sa force et pèse ce qu’il vaut
En apprenant qu’il va devenir mon prévôt.
Toi, tu m’as dit jusqu’où l’escrime t’est connue.
Il est donc évident que ton heure est venue.
Embrassons-nous.
TRAGALDABAS, frissonnant.
Sa voix a le froid de mon glas.
Ils s’embrassent.
MINOTORO.
Adieu !
Entre précipitamment don Eliseo, suivi de Grif.
Scène III
TRAGALDABAS, DON ELISEO, MINOTORO, GRIF
DON ELISEO, allant droit à Tragaldabas.
Ce n’est pas vous qui vous battez ?
TRAGALDABAS.
Hélas !
DON ELISEO.
Bon !
MINOTORO, à Grif.
Ils sont donc amis ?
DON ELISEO, prenant Tragaldabas à part.
Vous connaissez l’épée ?
TRAGALDABAS.
J’en ai vu.
À lui-même.
Si ma vue ici n’est pas trompée,
C’est encor ce señor si tendre aux maux d’autrui.
DON ELISEO.
Tirez-vous bien ?
TRAGALDABAS.
Ni bien ni mal : pas du tout.
DON ELISEO.
Lui ?
TRAGALDABAS.
Oh ! lui, c’est différent, puisqu’il est maître d’armes.
DON ELISEO.
Mais vous allez mourir !
TRAGALDABAS.
Mon sort manque de charmes.
Je suis triste.
DON ELISEO.
Et moi donc ! Ah ! quel ennui !
TRAGALDABAS.
Merci !
DON ELISEO.
Cet homme est furieux. – Mais quelle idée aussi
D’aller se quereller quand on ne sait pas même
Les premiers éléments !
TRAGALDABAS, à part.
Comme ce seigneur m’aime !
DON ELISEO.
Vous ne pensez qu’à vous ! Êtes-vous si certain
De n’être précieux à personne ? Hier matin,
Quand, tiré du péril où le complot vous livre,
Vous me remerciiez, je vous ai dit de vivre :
De quel droit mourez-vous sans ma permission ?
TRAGALDABAS, s’excusant.
Je me bats sans la mienne.
DON ELISEO.
Avec la passion
Qu’y met l’autre... – Voyons toujours un peu.
À Grif.
Mon brave.
Est-ce que le sujet de la querelle est grave ?
GRIF.
Des plus graves. Il a traité d’un ton léger
Un plat que j’aime.
DON ELISEO, souriant.
Alors cela peut s’arranger.
GRIF.
Vous êtes son ami, je l’aperçois sans peine.
DON ELISEO.
Je risquerais ma vie au besoin pour la sienne.
Crevez-lui les deux yeux !
GRIF.
Quoi ?
DON ELISEO.
Ne vous gênez point
Pour lui faire sauter les dents à coups de poing.
Je ne tiens qu’à sa vie, et, pourvu qu’il existe,
Vous me l’ébrancheriez, je n’en serais pas triste,
Et même, à dire vrai, j’en serais enchanté.
Mutilez mon ami, sans nuire à sa santé,
Et je vous bénirai de la figure plate
Qu’il fera n’ayant plus nez, oreille ni patte !
GRIF.
C’est une autre façon d’entendre l’amitié.
DON ELISEO.
Je n’ai pas l’amitié gourmande. Une moitié
Ou même un quart d’ami peut très bien me suffire.
C’est entendu ?
GRIF.
Jamais. Je tiens à le détruire.
DON ELISEO.
Parce qu’il a parlé légèrement d’un mets ?
GRIF.
Que j’aime.
DON ELISEO.
S’il vous fait des excuses ?
GRIF.
Jamais !
DON ELISEO.
Allons, – on m’attend, moi, finissons-en, mon maître. –
Ce duel n’est pas possible.
GRIF.
Il se fera.
DON ELISEO.
Peut-être !
À Tragaldabas et à Minotoro.
Cette affaire est stupide et n’ira pas plus loin.
MINOTORO.
Pourquoi ?
DON ELISEO.
Par la raison qu’il vous manque un témoin.
Je me retire.
MINOTORO.
Tiens !
TRAGALDABAS.
Quel ami !
GRIF.
Que la braise
De l’enfer vous... – Enfin, cavalier, à votre aise.
Ce n’est peut-être pas un fort beau procédé
Que reprendre un concours qu’on avait accordé,
Mais si vous espérez que ça me désarçonne,
Le bois n’a pas que vous de promeneur.
DON ELISEO.
Personne
Ne comprendra que pour un pareil différend
Deux cavaliers...
GRIF, montrant Minotoro.
Voici quelqu’un qui le comprend.
DON ELISEO, à Minotoro.
Vous servez de témoin dans une telle affaire ?
MINOTORO
Certes !
DON ELISEO.
Vous acceptez que, parce qu’on diffère
D’avis sur quelque sauce ou sur quelque rôti,
Il faudra...
MINOTORO, confidentiellement.
Le sujet n’est rien, le démenti
Est tout.
DON ELISEO.
Tragaldabas a-t-il donc ?...
MINOTORO.
Je me flatte
D’être aussi son ami, mais il faut qu’il se batte.
GRIF.
Je cours à la prochaine allée et je reviens.
À don Eliseo.
Je le tuerai !
DON ELISEO, à part.
Ma foi, je n’ai que ce moyen.
À Grif.
Personne, je vous dis, ne daignera vous suivre.
GRIF, s’en allant.
Bien.
DON ELISEO.
Tous vous répondront – qu’on ne se bat pas ivre !
GRIF, se retournant furieux.
Je suis ivre ?
DON ELISEO.
Du front au talon !
GRIF.
Jours et nuits !
À Minotoro.
Suis-je ivre, mon ami ?
MINOTORO.
Si tu l’es, je le suis.
GRIF, à don Eliseo.
Vous d’abord !
À Tragaldabas.
Tu permets qu’envers lui je m’acquitte,
Tragal ; je te promets de te tuer ensuite,
Mais le mot qu’il a dit vaut un tour de faveur.
TRAGALDABAS.
Favorise-le donc.
MINOTORO, à Tragaldabas.
D’où te vient ce sauveur ?
Tragaldabas fait signe qu’il l’ignore.
GRIF.
Par ici.
Montrant Tragaldabas.
Faites-vous votre témoin du pleutre ?
TRAGALDABAS.
Est-on très près du fer ? J’aime autant rester neutre.
DON ELISEO, montrant Minotoro.
Ce cavalier est plus au fait ; s’il y consent,
Il sera le témoin de tous les deux.
MINOTORO.
Présent !
GRIF.
En avant !
Il sort. Don Eliseo et Minotoro le suivent.
TRAGALDABAS, seul.
Moi, je reste. On voit mieux à distance.
Comme j’éprouve peu cette vaine jactance
Qu’ils appellent courage ! Un tas de horions
Est son juste salaire. – Ils commencent. Prions.
Mon Dieu ! Grif, il paraît, est tellement alerte
Que j’exigerais trop en demandant sa perte
Et de plus le salut d’un ami généreux,
Et je serai content s’ils s’enferrent entre eux
– Bravo ! Grif est blessé ! que ce soit sans remède,
Mon Dieu !
Grif reparaît, puis Minotoro et don Eliseo.
GRIF, sombre et se bandant la main droite avec son mouchoir. À Tragaldabas.
Je guérirai !
MINOTORO.
Tu ne veux pas qu’on t’aide ?
GRIF.
Non.
MINOTORO.
Tu t’en vas ?
GRIF.
Bonsoir.
Il sort.
Scène IV
TRAGALDABAS, DON ELISEO, MINOTORO
TRAGALDABAS.
J’aurais voulu le voir
Joncher le sol.
À don Eliseo.
N’importe, il fait bon vous avoir
Pour ami. Vous touchez cela, vous, les épées !
DON ELISEO.
Oui, mais vous prodiguez un peu les équipées.
Il faudrait cependant vous déshabituer
De passer votre vie à vous faire tuer !
Vivez ! Tragaldabas, vous êtes nécessaire.
Je n’aurais point passé devant votre adversaire,
Vous étiez mort ; et moi, qu’est-ce que je ferais ?
Je vais vous surveiller maintenant de plus près.
Vous logez, n’est-ce pas, sur la Place-Fleurie ;
J’irai vous voir demain matin. – Ah ! je vous prie
Que ce duel soit secret. Vous connaissez la loi,
Et mon oncle serait furieux contre moi.
N’en parlez pas... – surtout aux femmes.
TRAGALDABAS.
Le mystère
Doit, s’il veut vivre vieux, rester célibataire.
DON ELISEO.
C’est vrai.
TRAGALDABAS.
Señor, ma langue est un vain ornement.
DON ELISEO.
À demain.
TRAGALDABAS.
À demain, señor.
Scène V
TRAGALDABAS, MINOTORO
MINOTORO.
En m’abîmant
Dans mes réflexions touchant cette aventure,
En mettant mon esprit longtemps à la torture,
J’en suis arrivé presque à trouver singulier,
Et même peu commun – qu’un jeune cavalier,
Un garçon doux à l’œil et mis comme un ministre,
S’expose pour sauver la vie au premier cuistre.
Tu ne soupçonnes pas quel motif le poussait ?
TRAGALDABAS.
Nullement.
MINOTORO.
C’est assez particulier. Il sait
Ton adresse. – Allons-nous manger une bouchée ?
Regardant du côté par lequel don Eliseo est parti.
Sa dame, que l’affaire avait effarouchée,
Vient à sa rencontre.
TRAGALDABAS, regardant.
Ah !
Il reste stupéfait.
MINOTORO.
Le couple disparaît.
Remarquant l’immobilité de Tragaldabas.
Qu’as-tu donc à rester comme un chien en arrêt ?
TRAGALDABAS.
Une immense clarté se fait dans ma cervelle,
Et je viens d’entrevoir une face nouvelle
Du mariage. Fils, écoute-moi. Sais-tu
Quelle victorieuse et splendide vertu
Garantit à jamais l’existence d’un homme ?
MINOTORO.
C’est ?...
TRAGALDABAS.
C’est d’être cocu !
MINOTORO.
Comment !
TRAGALDABAS.
Si l’on assomme
Le mari d’une femme avec qui je suis bien,
Libre de consacrer devant Dieu le lien
Qui nous unit, il faut qu’à l’autel je la suive.
Donc, avant tout, l’amant veut que le mari vive,
Donc l’amant va pour lui dans les pas dangereux.
C’est évident ! Heureux un mari malheureux !
MINOTORO.
Est-ce que – ce seigneur alors serait infâme,
Mais drôle – la beauté qu’il rejoint ?...
TRAGALDABAS.
C’est ma femme !
ACTE III
Un salon.
Scène première
TRAGALDABAS, puis DOÑA CAPRINA
TRAGALDABAS, seul.
Oui !
Entre une carriériste portant un bouquet.
Pour qui ce bouquet ?
LA CAMÉRISTE.
Pour doña Caprina.
TRAGALDABAS.
Donnez.
LA CAMÉRISTE.
Mais...
TRAGALDABAS.
Donnez donc !
Il le lui prend.
Et dites à doña
Caprina que j’aurais plusieurs mots à lui dire.
La camériste sort.
Cette affaire est assez délicate à conduire...
DOÑA CAPRINA, entrant.
Tu veux me parler ?
TRAGALDABAS, cachant le bouquet derrière son dos.
Oui !
DOÑA CAPRINA.
J’écoute.
TRAGALDABAS.
Il est des jours
Où c’est en vain que l’homme appelle à son secours
Les plus forts arguments de la philosophie...
DOÑA CAPRINA.
Répète.
TRAGALDABAS.
Où c’est en vain...
DOÑA CAPRINA.
Ah çà, que signifie
Ce style, et d’où te vient cet affreux pli du front
Dont tu n’as pas besoin ?
TRAGALDABAS, démasquant le bouquet.
Ces fleurs te le diront !
DOÑA CAPRINA.
Elles sont pour moi ?
TRAGALDABAS.
Certes !
Elle tend la main. Il retire le bouquet.
DOÑA CAPRINA.
Eh bien !
TRAGALDABAS.
Tes carriéristes
Me ricanent au nez, et mes amis sont tristes !
Aurais-tu compromis ma réputation ?
Je demande – d’abord – une explication.
De qui vient ce bouquet ?
DOÑA CAPRINA
C’est moi que ça regarde.
TRAGALDABAS.
D’un amant !
DOÑA CAPRINA.
Mais tu vas le froisser, prends donc garde.
Elle le lui ôte.
Ce serait d’un amant, tu n’es pas mon mari.
TRAGALDABAS.
On croit que je le suis !
DOÑA CAPRINA.
Nous avons assez ri,
Parlons. Et, s’il se peut, d’une façon civile.
Elle s’assied et lui montre un tabouret.
Ici. – Lorsque je t’ai fait venir de Séville,
Que faisais-tu ?
TRAGALDABAS.
J’avais un métier, je jouais.
DOÑA CAPRINA.
Les Dés ne tombaient pas souvent à tes souhaits :
Étais-tu maigre !
TRAGALDABAS.
On triche !
DOÑA CAPRINA.
À présent, ta misère
À gîte, blanchissage (et c’était nécessaire !),
Le vêtement, le pain dont souvent tu manquais.
TRAGALDABAS.
C’est gentil, mais enfin c’est ce qu’ont les laquais.
DOÑA CAPRINA.
Plus, vingt ducats par mois.
TRAGALDABAS.
Mes gages.
DOÑA CAPRINA.
Je suppose
Que, donnant tant, j’ai du demander quelque chose.
TRAGALDABAS.
Tu m’as, – et ton tarif disputait chaque écu ! –
Payé comme mari, mais non comme trompé.
J’en conviens avec toi, ce n’est qu’une nuance ;
Les deux mots ont entre eux une étroite alliance,
Mais, dans quelque union qu’ils aient toujours vécu,
Mari ne veut pas dire absolument trompé.
On peut les distinguer par extraordinaire.
On ne lit pas encor dans le dictionnaire :
Mari, voyez trompé. Quand nous nous promenons,
Et qu’à te voir si belle on demande nos noms,
Toi-même m’en voudrais si, suivant ton programme,
Je répondais : – Je suis le trompé de madame !
DOÑA CAPRINA.
Tu ne dirais pas vrai.
TRAGALDABAS.
Quant à l’objection
Que, comme tu n’es pas ma femme pour de bon,
Je ne suis pas, moi... Soit, mais je passe pour l’être.
J’aimerais même mieux l’être que le paraître :
Je te partagerais !
DOÑA CAPRINA.
Merci ! – Je disais donc
Que ce n’est pas pour rien que je t’ai fait ce don
De tout. Ce que j’attends de ta reconnaissance,
C’est, tu l’as dû comprendre, un peu de complaisance ;
Oh ! pour rien qui soit mal, je t’en fais le serment ;
Pour un amoureux, oui, jamais pour un amant.
TRAGALDABAS.
Qu’il soit ce qu’il voudra, ton fleuriste m’outrage
Rien que par l’insolent envoi de ce fourrage
À mon épouse. – Il croit aussi, lui, que tu l’es ?
DOÑA CAPRINA.
Oui.
TRAGALDABAS.
Tu vas m’expliquer tous tes plans sans délais !
Je verrai si je puis continuer d’en être.
Je les ai trop longtemps servis sans les connaître !
Car telle est ta façon d’en agir avec moi
Que tu n’as pas daigné m’apprendre quel emploi
Tu faisais de mon nom !
DOÑA CAPRINA.
Quand m’en as-tu priée ?
Tu veux savoir pourquoi je me dis mariée ?
C’est pour qu’on me demande en mariage !
TRAGALDABAS.
Ah ! bien !
DOÑA CAPRINA.
Peu de filles, je sais, usent de ce moyen ;
Mais je n’ai jamais eu les goûts de tout le monde.
Sans famille, d’ailleurs, qui me gêne ou me gronde,
Je suis libre de vivre ainsi que je l’entends.
Sitôt qu’une fillette a seize ou dix-sept ans
Et que son cœur commence à devenir plus tendre,
On lui dit de baisser la paupière et d’attendre.
Elle attend. Passe alors un cavalier, puis deux,
Puis trois, quelquefois laids et quelquefois hideux,
Entre lesquels, malgré son idéal qui brille,
Il faut en choisir un – ou personne. Une fille
Qui suit tranquillement les chemins réguliers
Prend son mari parmi quatre ou cinq cavaliers
Qui, s’ils veulent, seront les derniers de la ville :
Tl me plaît de choisir le mien entre cent mille !
TRAGALDABAS.
Rien que cela ! Peste !
DOÑA CAPRINA.
Or, pour se coudre aux talons
Ce que Cadiz contient de galants bruns ou blonds,
Pour allumer partout l’amour et la folie,
La grande question n’est pas d’être jolie,
Mais d’être mariée ! Alors ils viennent tous.
Hélas ! les jeunes gens trouvent cela si doux
De prendre sans donner ! Ah ! plus d’une est fêtée.
Et par les plus hautains se voit sollicitée,
Et noue à ses regards un peuple d’amoureux,
Qui n’a de bien charmant qu’un mari bien affreux !
Je ne conçois donc pas par quel enfantillage
Les filles tout d’abord parlent de mariage,
Comme si le pêcheur, pour prendre le poisson,
Allait tout bonnement lui montrer l’hameçon !
Mieux vaut, pour attirer cette espèce hésitante,
Revêtir l’hameçon d’un appât qui la tente,
Et sur le mariage, adroitement couvert,
Étaler un mari !
TRAGALDABAS.
Dis donc, je suis ton ver !
DOÑA CAPRINA.
Alors, mon cher cousin, on ne s’est pas montrée,
Que lettres et bouquets font chez vous leur entrée,
Et, dès qu’on a le pied dans la rue, il vous pleut
Des prétendants avec tous les serments qu’on veut.
Il s’agit d’en prendre un au mot, mais pas trop vite :
Une ombre de soupçon les mettrait tous en fuite !
On lui laisse le temps de se bien engager ;
On doit l’encourager, puis le décourager,
Le faire un peu souffrir, un jour tendre ou pensive.
Froide l’autre, pourtant sans rigueur excessive,
Car il faut espérer pour désirer vraiment ;
Et, quand il est à point, quand, fou de ce tourment.
À genoux, implorant le mot dont on l’affame,
Il dit : « Je suis à toi ! mon bien, mon sang, mon âme.
Prends tout ! vivre sans toi, c’est ce que je ne puis ;
Pourquoi n’es-tu pas libre ? » on lui dit : « Je le suis ! »
C’est l’instant difficile, et je ne dis pas certes
Qu’il ne se puisse pas que l’amoureux déserte ;
Mais, si l’on est habile, on gagne le pari.
Et l’ébauche d’amant se termine en mari.
C’est ce qu’en ce moment je travaille à produire.
Et tu verras bientôt si j’avais tort de dire
Que le meilleur moyen qui se puisse employer
Pour trouver un mari, c’est de se marier !
TRAGALDABAS.
Ah çà, mais moi, je joue un rôle assez baroque !
Merci ! je suis ton ver ! et j’attends qu’on me croque !
Qui m’a valu l’honneur de ton choix ?
DOÑA CAPRINA.
Il fallait
Quelqu’un de pas très beau, plutôt même de laid,
Qu’on pût croire un mari, mais jamais autre chose ;
Il fallait, – et, mon cher, pardonne-moi si j’ose,
Même après que j’ai vu ton indignation,
Penser que tu remplis cette condition, –
Il fallait un ami sans farouche scrupule
Qui ne s’avisât pas d’un éclat ridicule
Et pour quelques galants n’allât pas me quitter.
Conviens que j’ai raison et que tu vas rester
Mon bon mari ?
TRAGALDABAS.
Mari n’est pas un euphémisme ?
DOÑA CAPRINA.
Ah ! mais, mon cher !...
TRAGALDABAS.
Je suis enclin à l’optimisme ;
Toutefois...
DOÑA CAPRINA.
Ce n’est plus, d’ailleurs, pour bien longtemps.
TRAGALDABAS, à part.
Eh !
DOÑA CAPRINA.
Si ta vertu souffre autant que tu prétends,
Tu vas redevenir mon cousin. Un jeune homme,
D’un grand nom, riche, beau, que j’aime...
TRAGALDABAS.
Et qui se nomme
Eliseo...
DOÑA CAPRINA.
Tu sais ?
TRAGALDABAS.
Poursuis.
DOÑA CAPRINA.
De son côté
Il m’aime, et tu seras bientôt en liberté,
Car l’amour vrai succède au caprice égoïste,
Et don Eliseo de jour en jour s’attriste
De ce qui l’attira.
TRAGALDABAS.
Tu dis ?
DOÑA CAPRINA.
Qu’il te verrait
Dorénavant mourir, mon cher, sans nul regret.
TRAGALDABAS, éclatant de rire.
Non, c’est trop drôle !
DOÑA CAPRINA.
Quoi ?
TRAGALDABAS.
Non, j’en crève ! Il te semble
Qu’il me verrait mourir...
DOÑA CAPRINA.
Mais parle donc ! Je tremble.
TRAGALDABAS.
Sans nul regret ! Ah ! ah ! Lui qui...
S’arrêtant court. À part.
Suis-je fou ?
DOÑA CAPRINA.
Qui ?...
TRAGALDABAS, à part.
Si je narre la chose, elle renonce à lui,
Et le chasse, et je perds mon protecteur ! – Mais elle
Ne m’a donc pas vu hier au bois, et de quel zèle
Son galant m’a sauvé ? L’endroit était touffu.
DOÑA CAPRINA.
Mais tu le connais donc ?
TRAGALDABAS, à part.
Elle ne m’a pas vu !
DOÑA CAPRINA.
Que sais-tu contre lui ? dis !
TRAGALDABAS.
La journée est belle.
Iras-tu pas montrer quelque robe nouvelle ?
DOÑA CAPRINA.
Tu ne le connais pas ! – Tu ne veux pas parler ?
Voyons, dis, que sais-tu ?
TRAGALDABAS.
Pour récapituler
La conversation, – en me prêtant à croire
Que tu ne m’as pas trop écourté ton histoire,
Et sans examiner de trop près ce que font
Tous ces galants, – je suis assez honnête, au fond,
Et je ne me sens pas d’une humeur qui tolère
Cette pêche en eau trouble à moins d’un fort salaire.
DOÑA CAPRINA.
Dis-moi ce que tu sais, et je double à l’instant
Tes gages.
TRAGALDABAS.
Si j’ai ri, – c’est que je suis content
D’un rival dont un sang si noble emplit la veine.
DOÑA CAPRINA.
L’argent n’ayant rien pu, toute insistance est vaine ;
Je m’en vais. Mais dis-toi que, bon ou mauvais gré,
Le secret que tu veux cacher, je le saurai !
Elle sort.
Scène II
TRAGALDABAS, seul
C’est bien ce que j’avais pensé : ce seigneur l’aime,
Mais pas pour l’épouser. De là son soin extrême
De ma vie. – Elle a bien choisi son damoiseau !
Je la vois proposant la cage à cet oiseau !
Je n’ai pu retenir un large éclat de rire :
C’était trop amusant de l’entendre me dire,
À moi, qu’Eliseo renonce au célibat.
Ce successeur pressé de son mari – se bat
Pour le lui conserver ! Le gars n’est pas inepte.
Donc, Dieu me fait cadeau d’un seigneur. Je l’accepte.
Rêveur.
À quoi vais-je employer ce jeune homme ? – Ah ! je nais !
Jusqu’ici je n’ai pas vécu, je me gênais,
Je marchais dans la vie en homme qui se glisse,
Évitant créanciers, spadassins, la police,
Mon ombre, tout. Ces temps sont clos. Dorénavant
Je peux m’étendre, ouvrir toutes voiles au vent,
Être brave sans crainte, affronter le martyre.
Je me bats, on me pend, – qu’Eliseo s’en tire !
Je ne m’en mêle pas. C’est à lui de trouver.
Qu’il cherche. Je serais bien bon de me sauver !
Si je péris, tant pis pour lui !
Il sourit profondément.
C’est doux de vivre,
Ça peut être plus doux. Un penser qui m’enivre,
C’est que je vais pouvoir réaliser enfin
Mon rêve et contenter ma véritable faim.
Un immense désir depuis longtemps me presse.
Qui le croirait ? je n’ai jamais eu de maîtresse !
J’ai quarante ans passés, et j’ignore l’amour.
Je suis très tendre au fond, et j’aurais fait la cour
Aux femmes, si j’étais un peu plus téméraire.
Mais toutes ont quelqu’un, père, amant, mari, frère.
De qui les mots qu’on dit peuvent être entendus.
C’est pourquoi les transports des couples éperdus
Sont choses dont je n’ai que des notions vagues.
Jamais je n’ai touché de doigts ornés de bagues.
Et jamais ange, exprès pour moi venu des cieux,
Ne m’a par jalousie arraché les deux yeux !
Mais puisque ce jeune homme à présent me protège.
À moi les grands yeux noirs ! à moi les bras de neige !
Oh ! que de voluptés ! sentir dans mes cheveux
Des mains douces ; le soir, les enivrants aveux ;
La nuit, quand elle dort, le parfum de son souffle ;
Le matin, son pied nu qui cherche sa pantoufle ;
Et je vais donc connaître enfin ce paradis
D’être appelé mon chien et mon petit radis !
– Il existe une jeune ouvrière en dentelle
Qui vient ici souvent... – Ô Jacintha !
Une porte s’ouvre.
C’est elle !
Je sens dans tout mon corps je ne peux dire quoi.
Entre une jeune fille portant un carton.
Scène III
TRAGALDABAS, JACINTHA
JACINTHA.
Pardon, monsieur, madame est chez elle ?
TRAGALDABAS.
Mais moi,
Je suis ici !
JACINTHA.
Je vais lui montrer...
TRAGALDABAS.
Pas encore.
Écoutez-moi.
JACINTHA.
Monsieur ?
TRAGALDABAS, éclatant.
Jacintha, je t’adore !
JACINTHA.
Monsieur !...
Elle en laisse tomber son carton, et toutes sortes de dentelles s’éparpillent à terre.
TRAGALDABAS.
Laisse, c’est moi qui les ramasserai.
– Je t’offre un cœur que peu de femmes ont serré
Dans leurs bras !
JACINTHA.
Mais, monsieur, ce n’est pas mon usage
Qu’un homme me tutoie.
TRAGALDABAS.
Oh ! j’aime ton visage !
J’aime ta taille, j’aime... Un furieux attrait
S’empare...
JACINTHA.
Mais, señor... – Et si madame entrait ?
TRAGALDABAS.
C’est vrai, je vais tirer les verrous.
JACINTHA.
Par exemple !
Elle l’arrête.
TRAGALDABAS.
Tu me touches ! merci. – L’idole de mon temple,
C’est toi.
Voyant qu’elle va se baisser.
Je les ramasse.
JACINTHA.
Alors, dépêchez-vous.
TRAGALDABAS.
J’y suis.
Il s’agenouille et ramasse. Brusquement.
Ô Jacintha ! j’embrasse tes genoux.
JACINTHA.
Voulez-vous bien ?...
TRAGALDABAS.
Apprends qu’il fallait que j’aimasse,
Qu’il était temps. Enfin, te voilà !... – Je ramasse,
Mais laisse-moi parler... – Étant belle, tu dois
Être bonne.
Ramassant une coiffure.
Ô fragile ouvrage de ses doigts !
Il écrase la coiffure de baisers frénétiques.
JACINTHA.
Eh bien, vous arrangez ma pauvre marchandise !
TRAGALDABAS, réparant la coiffure à coups de poing.
C’est remis.
JACINTHA.
Joliment !
TRAGALDABAS.
Souffre que je te dise...
JACINTHA.
Vous n’en finissez pas, je m’y mets.
Elle s’agenouille aussi.
TRAGALDABAS.
Viens ! Nos fronts
Se sont presque touchés. Tout ce que nous ferons
Ensemble sera bien. Femme, exauce ma flamme !
Femme, veux-tu savoir ce qui me navre l’âme ?
Écoute. Quand, le soir, j’erre sur les chemins,
Ou seul ici, posant ma tête dans mes mains,
Que l’été brille ou bien que ce soient les jours tristes,
Je pense amèrement – au destin des modistes.
Leur pauvreté doit voir avec un sombre ennui
Les riches ornements qu’elles font pour autrui ;
Votre propre travail vous raille et vous outrage.
Ah ! vous devez souvent maudire votre ouvrage !
Moi, tiens, dans ce moment, un besoin furibond
Me saisit de broyer cette dentelle.
JACINTHA, lui arrachant le coupon.
Bon !
TRAGALDABAS.
Laisse-moi seulement en déchirer un mètre !
JACINTHA.
Me le paierez-vous ?
TRAGALDABAS, lui rendant le coupon.
Prends.
Tout à coup il empoigne toute la dentelle et l’en couvre.
Ah ! je voudrais te mettre
Tout cela sur la tête, au corsage, aux poignets,
N’importe où.
Jacintha serre la dentelle dans le carton et se lève.
Maintenant, mon ange, tu connais
La grande passion qui dans mon sein fermente,
Et je compte sur toi pour être mon amante.
Il se lève.
JACINTHA.
Mais je ne comprends rien à ces transports outrés.
Nous nous sommes déjà plusieurs fois rencontrés
Dans ce même salon, et jamais de la vie
Vous n’avez témoigné...
TRAGALDABAS.
Ce n’était pas l’envie
Qui me manquait.
JACINTHA.
Quoi donc ?
TRAGALDABAS.
Ça n’a pas d’intérêt.
JACINTHA.
Mais au contraire !
TRAGALDABAS.
Un roi régnant se vanterait
De ton amour ! La nuit, tu traversais mes songes ;
Ta beauté me faisait d’agréables mensonges,
Et, nommé général, j’aurais été moins fier !
JACINTHA.
Qu’est-ce que vous pouvez avoir depuis hier
Qui vous manquait avant ?
TRAGALDABAS.
À quel point tu m’es chère.
Tu le sauras !
Il aperçoit le bouquet de Caprina, va le prendre et l’offre à Jacintha.
Voici ce qu’on a pu me faire
De mieux. Prends. Aime-moi. Vrai, j’ai souffert assez.
JACINTHA.
Je ne vous cache pas que vous m’intéressez...
TRAGALDABAS.
Elle me cède !
Il lui empoigne une main qu’il baise furieusement.
JACINTHA.
Mais...
TRAGALDABAS.
Dénouer tresse à tresse
Ses...
JACINTHA.
Quand même... – Laissez ma main !
TRAGALDABAS.
Oui, ma maîtresse.
JACINTHA.
Quand même... – Écoutez donc ! vous parlerez après.
TRAGALDABAS.
Je t’écoute.
JACINTHA.
Quand même, en effet, je serais
Fille à prendre jamais un amant...
TRAGALDABAS.
Ô guipure !
JACINTHA.
Ce que je ne suis pas...
TRAGALDABAS, ravi.
Saints du ciel ! elle est pure !
JACINTHA.
J’ai quelqu’un...
TRAGALDABAS.
Aïe !
JACINTHA.
À qui... – Comment vous dire ?
TRAGALDABAS.
Hélas !
JACINTHA.
À qui ça déplairait qu’on ne me déplut pas.
TRAGALDABAS.
Ce quelqu’un serait donc ?...
JACINTHA.
Supposez-le mon frère.
TRAGALDABAS.
Du même lit ?
JACINTHA.
Celui qui voudrait me distraire
Des principes qu’enfant ma mère m’a donnés,
Celui-là ferait bien d’être brave. Tenez,
Le vrai remerciement que je puisse vous rendre
Pour votre beau bouquet, c’est de ne pas le prendre.
Gardez-le donc. Il est des gens dont la douceur
N’est pas grande devant les galants de leur – sœur.
Mon – frère est de ces gens. Quand on veut le connaître,
Il suffit de passer deux fois sous ma fenêtre,
Et ce ne serait pas précisément un jeu
De ramasser mon gant. Mes meubles durent peu ;
Sur le moindre prétexte, il bouscule et saccage.
Se jeter dans le feu, s’approcher de la cage
De l’hyène et passer à travers les barreaux
Son bras et son visage, agacer les taureaux
Quand contre leur fureur on n’a qu’un doux sourire,
Sont des actes pareils à celui de m’écrire.
Adressez-vous, señor, à des cœurs moins gardés,
Et, s’il vous reste un peu de raison, attendez
Pour vous ressouvenir si je suis brune ou blonde
Le jour où vous serez fatigué d’être au monde.
Adieu, señor.
Elle prend son carton et entre chez doña Caprina.
Scène IV
TRAGALDABAS, seul
Avant de m’embarquer, je crois
Utile de sonder une dernière fois
Ce jeune homme. Il m’a dit : À demain. Sa visite
Ne peut guère tarder. Il faudrait tout de suite
Inventer une épreuve – où je l’observerais.
Les deux premières fois, ayant ma mort tout près.
Je ne voyais plus rien. L’âme tranquillisée,
Aujourd’hui j’éparais jusqu’où mon Élisée
M’appartient. Mais comment ?
Il court à une fenêtre.
Ah ! le voici qui vient.
Je n’aurai pas le temps... – Un passant le retient.
Qu’imaginer ? Si ?... Non, cette idée est meilleure.
Regardant la porte de doña Caprina.
Des chiffons à choisir ! elle en a pour une heure.
Appelant.
Perez !
Entre un domestique.
Il va venir un jeune homme ; je sais
Qui c’est, introduisez sans avoir annoncé ;
Puis, vous refermerez la porte, et que personne
N’entre dans ce salon à moins que je ne sonne.
Sort Perez.
Où trouver ?...
Voyant un flacon sur une table.
Le flacon de Caprina.
Il le prend.
Vient-il ?
Il retourne à la fenêtre.
Assez, passant ! tu l’as retenu, c’est gentil,
Mais assez ! – Il le lâche ! allons !
Il va à un miroir.
Quelque désordre.
Il se débraille et s’échevèle.
C’est bien. – Son pas !
Il prend une mine sépulcrale et fait des gestes désespérés.
Scène V
DON ELISEO, TRAGALDABAS
DON ELISEO.
Bonjour, Trag...
Frappé de ses gestes. À part.
Qu’a-t-il à se tordre
Les mains ?
TRAGALDABAS.
Mais non, voyons cela plus sagement.
Cette fiole contient le grand soulagement.
Une goutte de toi suffit pour qu’on guérisse,
Remède sacré ! lait de la noire nourrice !
Plus puissant que celui qu’au berceau j’ai tété :
J’y bus la vie, ici je bois l’éternité !
DON ELISEO, accourant.
Du poison !
TRAGALDABAS.
J’ignorais, señor... J’avais cru clore
La porte...
DON ELISEO.
Ah ça, comment ! tu vas mourir encore !
TRAGALDABAS.
C’est la dernière fois.
DON ELISEO.
Et tu ne diras pas
Aujourd’hui que tu n’es pour rien dans ton trépas !
Ta raison de mourir ?
TRAGALDABAS.
Votre raison de vivre ?
Entre nous, l’existence est un assommant livre.
Tenez, je trouverais simple et raisonnable, oui,
Qu’un homme se tuât seulement par ennui
D’avoir à s’habiller tous les jours. Valet, maître,
Voici la vie : ôter ses bas pour les remettre.
Señor, comprenez-vous quelque chose de plus
Écœurant à la fin que ce flux et reflux
D’étoffe ? Heureux les chiens ! quand je vois que les bêtes
N’ont ni botte à leurs pieds, ni chapeau sur leurs têtes,
Ni culotte, il me vient un si parfait mépris
De notre humanité – que souvent il m’a pris.
Au risque d’égayer une foule accourue,
Une tentation d’aller nu dans la rue !
Mais la police !... Encor si vêtu, j’y consens,
On l’était pour un laps, je ne dis pas dix ans,
Mais si l’on n’ôtait pas sa chausse à peine mise !
Si l’on était un an sans changer de chemise !
DON ELISEO.
Ce serait excellent, je suis de votre avis,
Mais cependant, mon cher, je m’habille, et je vis.
Personne ne va nu dans la rue, et l’on change
De chemise, c’est dur, mais enfin on s’arrange
Le mieux qu’on peut avec les ennuis d’ici-bas.
Du courage ! Voyons, mon bon Tragaldabas,
L’homme d’esprit maudit ses bottes, et le sage
Intérieurement gémit du blanchissage,
Mais ils ne voient pas là des motifs de poison.
TRAGALDABAS.
Les hardes ne sont pas mon unique raison.
DON ELISEO.
L’autre ?
TRAGALDABAS.
Je dois la taire.
DON ELISEO
À moi !
TRAGALDABAS.
Plus qu’à personne.
DON ELISEO.
Pourquoi ?
TRAGALDABAS.
N’insistez pas, señor. Je m’empoisonne
Devant vous, excusez...
Il porte la fiole à ses lèvres.
DON ELISEO, lui arrêtant le bras.
Eh bien !
Si Caprina
M’entendait ?
À Tragaldabas.
Mais vraiment c’est impossible ! On a
Besoin de vous ! Tragal, c’est moi qui vous en prie.
Tragal, ne privez pas de vous votre patrie !
Vous n’avez pas le droit, quels que soient vos dégoûts,
De vous tuer, après ce que j’ai fait pour vous,
Et votre suicide est de l’ingratitude !
On se distrait, on a la lecture, l’étude
Des hautes questions, des amis. Justement
Je venais vous offrir un divertissement.
Mon oncle va donner une fête à l’armée.
Nous irons. Vous savez que l’église est fermée
Pour les suicidés ! Nous nous amuserons.
Je viendrai vivre ici. C’est dit, collaborons.
Que de choses il reste, à votre âge !
TRAGALDABAS.
Peut-être
Qu’à mon âge, en effet, je pourrais encor mettre
Huit ou neuf mille fois des jarretières ; mais,
Comme voici déjà quarante ans que j’en mets,
J’ai cessé d’y trouver un intérêt immense.
Embrassons-nous.
DON ELISEO.
Ah çà, mais c’est de la démence !
On ne se détruit pas sans dire au moins pourquoi !
Vous vous damnez. Et puis, que deviendrais-je, moi ?
Dites votre raison, au moins !
TRAGALDABAS.
Si je vous cède,
Jurez-vous de ne pas me proposer votre aide ?
DON ELISEO.
Mais...
TRAGALDABAS.
Je refuserais, d’ailleurs. Donc, je subis
Votre exigence. Eh bien, l’horreur de mes habits
Ne compte que parmi mes tristesses cadettes :
Mon aînée est que j’ai trois cents ducats de dettes.
DON ELISEO, commençant à comprendre.
Ah !
TRAGALDABAS.
J’ai joué, señor, et les dettes de jeu,
Vous savez, c’est pressant.
DON ELISEO, à part.
Voyons.
TRAGALDABAS, levant la fiole.
Bonsoir !
Don Eliseo ne fait aucun mouvement. Tragaldabas abaisse son bras de lui-même.
DON ELISEO, à part.
Parbleu !
C’est une variante au mot qui vous convie
Aux dons forcés ; il dit, lui : « Ta bourse ou ma vie ! »
Il a pu voir, deux jours de rang, qu’il me tenait.
Quel gueux ! je le crois presque à présent, qu’elle n’est
Sa femme que de nom.
TRAGALDABAS, à part.
Il réfléchit.
DON ELISEO, à Tragaldabas.
La somme
Est forte...
TRAGALDABAS.
Je ne puis vivre à moins !
À part.
Ce jeune homme
Doute.
DON ELISEO.
On pourra pourtant – laissez ça, c’est assez –
La trouver.
TRAGALDABAS.
Où ?
DON ELISEO.
Chez moi.
TRAGALDABAS.
Vous me méconnaissez.
Je ne croyais pas être un mendiant. Ma fiole,
Entends-tu cet outrage à mon âme espagnole ?
Un don, à moi !
DON ELISEO.
Disons un prêt.
TRAGALDABAS.
C’est différent.
Un don est une aumône, au lieu qu’un prêt se rend
Quelquefois... Tentateur ! oh ! comme il me torture !...
Mais je vous donnerais alors ma signature !
DON ELISEO.
Soit.
TRAGALDABAS.
Vous m’avez sauvé de Grif et du sergent,
Et je vous dois beaucoup : je prendrai votre argent.
Je suis à vous.
Il va se rajuster au miroir. À part.
Il doute, et cependant il paie.
Que ne ferait-il pas si ma mort était vraie ?
Un peu de méfiance était bien naturel.
Rien à craindre pour moi dans un danger réel.
La porte de la chambre de doña Caprina s’ouvre. Jacintha paraît. Épanoui.
Elle !
Doña Caprina la suit.
DON ELISEO.
Enfin !
Scène VI
TRAGALDABAS, DON ELISEO, DOÑA CAPRINA, JACINTHA
DOÑA CAPRINA, à Jacintha.
Donc...
Elle aperçoit don Eliseo. Congédiant Jacintha.
Allez.
DON ELISEO.
Madame...
TRAGALDABAS, bas à Jacintha.
Je me moque
De ton frère !
Jacintha s’éloigne de lui.
DOÑA CAPRINA, à part.
Oh ! je vais savoir...
TRAGALDABAS, reconduisant Jacintha.
Je le provoque !
Va m’attendre, ange ! À toi mon âme ! à toi mon or !
Je n’ai plus peur !
Sort Jacintha.
Scène VII
TRAGALDABAS, DOÑA CAPRINA, DON ELISEO
DOÑA CAPRINA.
Veuillez vous asseoir.
TRAGALDABAS, revenant et présentant don Eliseo.
Le señor
Don...
DOÑA CAPRINA.
Je connais monsieur, – moins que vous, je l’accorde.
À don Eliseo.
Mon mari vous connaît – beaucoup.
DON ELISEO.
Beaucoup ?
TRAGALDABAS, à part.
L’exorde
M’inquiète.
DOÑA CAPRINA.
À ce point qu’il a pu m’éclaircir
Un...
TRAGALDABAS, essayant de détourner la conversation.
Don Eliseo nous propose un plaisir.
Son oncle va donner... quand ?
DON ELISEO.
Dimanche.
TRAGALDABAS.
Une fête
Où tout Cadiz ira célébrer la défaite
De l’émeute. On l’attend aux apprêts qui s’en font...
Il se lève.
DOÑA CAPRINA.
J’ai, grâce à mon mari, pu voir une âme à fond.
DON ELISEO, à part.
Aurait-il donc ?...
DOÑA CAPRINA.
Il faut vous dire que mon maître
Et seigneur est très franc ; l’enfant qui vient de naître
Est moins candide ; il a cette sincérité
Qui dit, sans le vouloir, toute la vérité.
Il a cela parmi des mérites sans nombre.
Cette sincérité lumineuse a pour ombre
L’impossibilité de garder un secret.
DON ELISEO, jetant sur Tragaldabas un regard de défiance. À part.
L’animal a donc dit ?...
Tragaldabas lui fait, par derrière doña Caprina, des gestes de dénégation.
DOÑA CAPRINA.
Je signale à regret
Le seul point qui dépare un si beau caractère,
Une incapacité terrible de se taire,
À laquelle je dois une indiscrétion
D’où mon petit esprit, par une induction
Que vous seul comprendrez, a conclu qu’une femme
À qui vous offririez votre vie et votre âme
Serait sage d’en rire aux éclats... – Mais j’ai tort,
Vous allez en vouloir à mon mari.
DON ELISEO, à part.
Butor !
TRAGALDABAS, ne pouvant plus se taire.
Je n’ai pas dit !...
DOÑA CAPRINA.
Daignez lui pardonner...
TRAGALDABAS.
Je jure...
DON ELISEO, à part. Furieux.
Brute !
DOÑA CAPRINA.
C’est sans malice et par enfance pure...
DON ELISEO, à part.
Idiot !
DOÑA CAPRINA.
Qu’il vous a dénoncé.
TRAGALDABAS, hors de lui.
Que le ciel
Tombe si j’ai parlé du duel !
DOÑA CAPRINA, avec un cri.
Ah ! c’est le duel !
DON ELISEO, à part.
Elle ne savait rien !
TRAGALDABASS, accusant Eliseo.
Bien fait !
Moment de silence.
DOÑA CAPRINA.
On ne voit guère
Les gens rougir d’un duel, et l’usage vulgaire
Est qu’au lieu de le taire ils courent l’afficher.
Qu’est-ce que celui-ci peut avoir à cacher ?
TRAGALDABAS, à part.
Elle y vient !
DON ELISEO, décontenancé.
Qu’aurait-il ?
DOÑA CAPRINA.
Pas même une amourette ?
DON ELISEO.
Oh ! non !
DOÑA CAPRINA.
Alors, je n’ai pas peur d’être indiscrète.
Et je demanderai que vous me racontiez
L’aventure de point en point.
DON ELISEO.
Très volontiers.
Mais...
TRAGALDABAS, à doña Caprina.
Ça vous ennuiera. Les duels, c’est bon pour l’homme.
Vous, ça vous fera peur.
DOÑA CAPRINA.
Rien ne m’amuse comme
De frissonner. Eh bien ?
TRAGALDABAS, regardant à la pendule.
Quatre heures ! Et c’est loin
L’endroit...
Il se lève précipitamment et veut entraîner don Eliseo.
DOÑA CAPRINA.
Señor...
DON ELISEO.
Voici. J’ai servi de témoin...
TRAGALDABAS.
De témoin seulement !
DOÑA CAPRINA.
Seulement ?
TRAGALDABAS, à part.
Il s’enferre !
DON ELISEO.
J’ai fait ce que j’ai pu pour arranger l’affaire,
Mais il est des mortels dont l’esprit est pointu,
Et...
DOÑA CAPRINA.
Seulement ? C’est vous qui vous êtes battu !
TRAGALDABAS, à part.
Patatras !
DON ELISEO.
Moi ?
DOÑA CAPRINA.
Pourquoi !
DON ELISEO.
Je...
TRAGALDABAS, à part.
Si Dieu ne nous aide,
Flambés !
DOÑA CAPRINA.
Pourquoi ?
TRAGALDABAS, à part.
Mais suis-je inepte ! je possède
Un moyen ! oui ! sauvé !
DOÑA CAPRINA.
Je vous écoute.
TRAGALDABAS, intervenant.
Assez !
DOÑA CAPRINA.
Comment ! assez !
TRAGALDABAS, sévère.
Un mot de plus, vous m’offensez !
C’est chose qui finit par m’être injurieuse
Que mon épouse soit à ce point curieuse
D’un jeune homme ! – Veuillez amnistier, seigneur,
Mon manque de savoir-vivre ; mais j’ai l’honneur
Conjugal un peu vif.
DOÑA CAPRINA.
C’est une échappatoire
Trouvée heureusement pour esquiver l’histoire,
Mais...
TRAGALDABAS, dont la sévérité augmente.
Mais je ne suis pas moins surpris que marri
De vous voir insister !
Voyant qu’elle n’obéit pas encore.
Suis-je votre mari ?
DOÑA CAPRINA.
Je me tais.
TRAGALDABAS.
Alors, bien. Je vous pardonne.
DOÑA CAPRINA, bas.
Drôle !
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Je ne me contiens plus quand un soupçon me frôle.
Venez-vous ?
DOÑA CAPRINA, à part.
Je saurai leur secret !
TRAGALDABAS, à part.
Il aura
Le temps d’imaginer un récit.
DON ELISEO, saluant doña Caprina.
Señora...
DOÑA CAPRINA, à part.
Ce duel ! si je pouvais savoir comment se nomme...
Si je... Mais c’est possible !
TRAGALDABAS, apercevant le bouquet.
Il faut être économe.
Il le prend.
DOÑA CAPRINA.
Vous parliez d’une fête...
DON ELISEO.
Où j’avais espéré
Vous conduire...
DOÑA CAPRINA.
Où sera tout Cadiz ?
TRAGALDABAS.
Tout !
DOÑA CAPRINA.
J’irai !
ACTE IV
Un parc. Au fond, un petit chalet.
Scène première
Entrent DOÑA CAPRINA, DON ELISEO et TRAGALDABAS
DON ELISEO, à doña Caprina.
Venez voir seulement.
TRAGALDABAS.
Seulement voir.
DON ELISEO.
Du reste,
C’est ici. – N’est-ce pas ravissant ?
DOÑA CAPRINA.
C’est céleste.
Retournons.
DON ELISEO.
À la fête ? à la poussière ? aux cris ?
Quand la tranquillité de ces gazons fleuris
Nous invite à rester ? Vous préférez l’haleine
De ce tas de badauds qui grouille dans la plaine
Aux parfums que ces bois exhalent ?
TRAGALDABAS.
En effet,
Il me semble flairer une odeur de buffet.
Montrant le chalet.
Quel est cet édifice ?
DON ELISEO.
Un rendez-vous de chasse
Où j’avais espéré qu’on me ferait la grâce
D’accepter un en-cas : un pâté, quelque vin
Et des fruits.
TRAGALDABAS.
Votre espoir n’aura pas été vain.
Il court au chalet.
C’est fermé.
DON ELISEO.
J’ai la clef.
Il va ouvrir.
TRAGALDABAS, à doña Caprina.
Viens.
DON ELISEO.
Madame est servie.
DOÑA CAPRINA.
Merci, je n’ai pas faim.
TRAGALDABAS, venant à elle. Bas.
Ce señor nous convie...
DOÑA CAPRINA.
Je refuse.
TRAGALDABAS.
Il a fait beaucoup de frais ; mes yeux
Ont erré là-dedans, l ‘en-cas est sérieux,
Et nous offenserions, s’il faut que je le dise,
Cette civilité...
DOÑA CAPRINA.
Qu’on nomme gourmandise...
TRAGALDABAS.
En ref...
DOÑA CAPRINA.
Je ne veux pas rester. C’est absolu.
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Elle hésite.
DOÑA CAPRINA.
Non pas !
DON ELISEO, venant à elle.
Vous ai-je donc déplu ?
En quoi ? Cette douceur d’être une fois votre hôte,
Pourquoi m’en privez-vous ? Apprenez-moi ma faute,
Pour que mon repentir efface mon péché
Et que vous pardonniez.
TRAGALDABAS, à doña Caprina.
Cédons, je suis touché.
DON ELISEO.
Qu’ai-je fait ? dites.
DOÑA CAPRINA.
Rien.
DON ELISEO.
Alors, qui vous arrête ?
TRAGALDABAS.
Qui t’arrête ?
DON ELISEO.
Est-ce peur que ça vous compromette
D’entrer chez un garçon ? avec votre mari !
TRAGALDABAS.
J’en serai, moi !
DON ELISEO.
D’ailleurs, vous êtes à l’abri
Des indiscrétions. Bien que mon oncle livre
Son parc entier, la foule, habituée à suivre,
Vous l’avez vu, s’étouffe à l’autre extrémité ;
Pas un visage humain dans ce coin écarté ;
Pas un dans ce chalet, non plus ; la table prête.
Les gens s’en sont allés jusqu’au soir à la fête,
Et vous n’aurez ici d’autre valet que moi.
TRAGALDABAS.
Pour le coup !
DOÑA CAPRINA.
Mon motif n’est pas la crainte.
DON ELISEO.
Quoi
Alors ?
TRAGALDABAS.
Alors quoi ?
DOÑA CAPRINA.
C’est ce motif tout bête
Qu’uniquement venue afin de voir la fête,
Je désire la voir.
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Parlez.
DON ELISEO.
Il est certain
Que vous ne la voyez que depuis le matin,
Et qu’après être ici quelques instants entrée
Vous ne la verriez plus que toute la soirée.
Je conviens avec vous que c’est bien peu de temps
Pour vous faire assourdir aux cris des charlatans.
Aux fifres, aux pétards, pour être coudoyée
Par cette tourbe épaisse, et foulée, et broyée,
Et que vous risquerez, si chez moi l’on s’assied,
De n’avoir qu’une côte enfoncée et qu’un pied
Écrasé.
TRAGALDABAS.
Fort bien dit.
DOÑA CAPRINA.
Et moi, je vous accorde
Que, musiques, chansons, mouvement qui déborde,
Une ville dehors, les amis rencontrés,
L’entrain universel vous gagnant par degrés,
L’orgueil, quand de son mieux on s’est accommodée,
De traverser la foule et d’être regardée,
Tout cela ne vaut pas le bonheur de vous voir,
Silencieusement, au fond d’un bois bien noir,
Et que la plus stupide entre les malhonnêtes
Peut seule regretter quelque chose – où vous êtes !
DON ELISEO.
Quelque chose – ou quelqu’un ?
TRAGALDABAS.
Quelqu’un ?
DOÑA CAPRINA.
Vous supposez
Que ?...
DON ELISEO.
Que l’espoir d’avoir les deux pieds écrasés
N’est pas ce qui vous fait aimer cette cohue,
Ni même le désir naturel d’être vue
Quand on se sait vos yeux. Cadiz vous contemplait,
Ça vous était égal ; par un oubli complet
De leur emploi, vos yeux, faits pour qu’on les regarde,
Et pour n’apercevoir les gens que par mégarde,
Distraitement, de loin, ainsi que de leurs cieux
Les étoiles, – faisaient ce que font tous les yeux :
Ils regardaient ! non pas la fête, mais la foule.
Vous alliez et veniez en tous sens dans la houle
De cette mer humaine ; et, la tête en avant,
Âpre à tout visiter, parfois, comme trouvant,
Radieuse, et soudain, votre erreur reconnue,
Sombre, mais secouant votre déconvenue,
Ne vous décourageant pour rien, et sans arrêt
Poursuivant, – vous cherchiez quelqu’un !
DOÑA CAPRINA.
Quand ce serait ?
TRAGALDABAS.
Vous cherchez quelqu’un ?
DOÑA CAPRINA.
Oui.
TRAGALDABAS.
Qui donc ?
DOÑA CAPRINA.
C’est mon mystère.
Chacun le sien.
TRAGALDABAS.
Un mot, et vous pourrez vous taire.
L’être que vous cherchez avec ce diable au corps,
Est-ce une femme ou bien un homme ?
DOÑA CAPRINA.
Un homme.
TRAGALDABAS.
Alors.
Et sans qu’il soit besoin que ce seigneur insiste,
On reste ici !
DOÑA CAPRINA.
Pourquoi ?
TRAGALDABAS.
Vous conduire à la piste
D’un homme serait beau de la part d’un époux !
DOÑA CAPRINA.
C’est le cas d’y courir si vous êtes jaloux ;
Vous connaîtrez celui dont le charme m’appelle,
Et je vous autorise à lui chercher querelle.
TRAGALDABAS.
Je le ferais sans peur, maintenant !
DOÑA CAPRINA.
Maintenant ?
TRAGALDABAS.
Sans doute ! puisque...
DOÑA ELISEO, bas.
Chut !
TRAGALDABAS, à part.
C’est vrai.
Il se tait.
DOÑA CAPRINA.
Puisque ?
TRAGALDABAS, regardant le ciel.
En venant
J’aurais cru qu’il pleuvrait.
DOÑA CAPRINA, à don Eliseo.
Sachant ce qui m’amène,
Vous comprenez qu’un bois où nulle forme humaine
Ne passe est justement le contraire du lieu
Dont j’ai besoin. Mais si vous avez faim, – adieu.
DON ELISEO.
Je n’ai faim que de vous !
DOÑA CAPRINA, à Tragaldabas.
Allons.
TRAGALDABAS.
Je vous escorte,
Puisqu’il le faut.
Il se dirige vers le chalet.
DOÑA CAPRINA.
Par là ?
TRAGALDABAS.
Je ferme cette porte.
Allez toujours devant, je vous rejoins.
DOÑA CAPRINA, à don Eliseo.
Venez.
Ils s’en vont tous deux.
TRAGALDABAS, seul.
Il regarde dans le chalet et tombe en extase.
Oh ! quel festin ! – Avoir tout cela sous le nez
Sans pouvoir y toucher ! quand le maître me prie
Je vois sortir de terre un dîner de féerie,
Et je me sauve ainsi que devant un fléau !
Moi ! – Si j’étais certain que don Eliseo
Ne saurait pas qui c’est... – Il le saurait, j’atteste
Qu’il n’aurait rien à dire : il m’invite, je reste !
Puis, je lui répondrais – il ne veut pas ma mort –
Que je mourais de faim ! Fruits où ma bouche mord
Déjà, vins qui brûlez de couler dans mon verre,
Quoi ! vous auriez trouvé Tragaldabas sévère !
Je me serais enfui chastement devant vous !
Quand vingt pêches sont là qui me font les yeux doux !
Quand plus d’une bouteille est déjà décoiffée !
Je serais le Joseph de la dinde truffée !
Non !
Il va pour entrer. Hésitant.
Si pourtant...
Bruit de voix.
Quelqu’un !
Il ferme vite la porte et va pour s’enfuir.
Quoi ! pas un coup de dents !
Ciel ! – Que faire ? – Je vais y penser là-dedans.
Il rouvre et entre.
Scène II
MINOTORO, JACINTHA, GRIF
Entrée lugubre. Minotoro furieux et agitant un gros bouquet, Jacintha ennuyée, Grif sinistre. Après un temps, Jacintha relève la tête.
JACINTHA.
Vraiment, nous devenons d’une gaîté trop folle.
Allant à Grif.
Voyons, cher Grif.
GRIF, tête et bras pendants.
Hélas !
JACINTHA, allant à Minotoro.
Toi, Min !
MINOTORO, brandissant son bouquet.
Hun !
JACINTHA.
Ma parole.
C’est assommant ! Voilà pourquoi vous m’amenez !
On rêve de bateaux, de danses, de dîners,
Et de deux cavaliers cherchant, bourses ouvertes,
Quelles félicités peuvent vous être offertes
Et joyeux d’employer tous leurs maravédis
À vous faire sur terre un jour de paradis ;
Et quand on vient, avec sa robe des dimanches,
L’un en saule pleureur laisse tomber ses branches,
L’autre veut vous percer le cœur de son bouquet !
Retournant à Grif.
Voyons, Grif, entendez raison.
GRIF.
Un freluquet !
JACINTHA.
Les duels ne prennent pas tous les jours la tournure
Qu’on leur souhaiterait. Pour une égratignure...
GRIF.
Égratignure !
JACINTHA.
Non, blessure...
GRIF.
Un élégant.
Qui m’a flanqué cela sans même ôter son gant !
Un gaillard à la mode ! un promeneur de femme !
Un roucouleur ! J’en ai, le soir, puni ma lame.
Crac ! – Et j’étais allé chercher moi-même exprès
Ce galant ! c’est très gai. Tenez, je couperais
Ma main qui s’est laissé toucher par un bellâtre !
Et c’était mon témoin ! Non, l’histoire est folâtre.
Bête brute ! À dîner, qu’on me serve du foin.
Avoir été blessé par mon propre témoin !
Triste !
JACINTHA, à part.
Essayons de l’autre.
Elle revient à Minotoro.
Eh bien ?
MINOTORO.
Ombre et tonnerre !
JACINTHA, à elle-même.
Ça va tout seul.
À Minotoro.
Mino ! toi si doux d’ordinaire !
Mon petit Min ! Les jours de fête sont si courts !
Le travail reprendra demain son triste cours ;
Sois bon ; le temps est beau, ne nous fais pas d’orage :
Sois gracieux un jour ; une risette !
MINOTORO.
Ô rage !
JACINTHA.
Mais enfin qu’avez-vous ? Depuis avant-hier soir
Vous froncez des sourcils horribles sans vouloir
Même dire pourquoi. Grif montre sa blessure,
Lui. Montrez-nous la vôtre, au moins !
MINOTORO.
Êtes-vous sûre
De l’ignorer ?
JACINTHA.
Quels yeux méchants ! Allons, riez.
Vous brandissez toujours ce bouquet ; vous feriez
Bien mieux de me l’offrir.
MINOTORO, terrible.
En auriez-vous envie ?
Elle recule effrayée. Il la poursuit de son bouquet.
Osez donc me le dire, et ma rage assouvie
Vous en remerciera.
JACINTHA, à Grif.
Qu’est-ce qu’il a ?
GRIF, regardant sa main blessée.
Manchot !
JACINTHA.
Si c’est un jeu, j’en sais de plus drôles. – J’ai chaud,
Et très soif.
MINOTORO.
Et moi donc !
JACINTHA.
En ce cas, venez boire.
MINOTORO.
C’est ce que je viens faire.
JACINTHA.
Ici ?
MINOTORO.
J’aime à le croire.
Chacun selon son goût va se rafraîchissant.
Ce n’est pas d’un sorbet que j’ai soif, c’est de sang !
JACINTHA.
Est-ce que vous voulez me tuer ?
MINOTORO.
Pas encore.
JACINTHA.
Quand donc ? Oh ! mais j’appelle ! Au s...
MINOTORO.
Silence, pécore !
Il n’est pas question de vous dans ce moment.
JACINTHA.
En voilà, par exemple, un divertissement !
– Ma foi, j’ai plus qu’assez joui de cette fête ;
Je rentre.
MINOTORO.
Non.
JACINTHA.
Pourquoi ?
MINOTORO.
L’affaire n’est pas faite.
JACINTHA.
Quelle affaire ?
MINOTORO.
Cela ne vous regarde pas.
JACINTHA.
Faites-la donc sans moi ; je vais m’asseoir là-bas ;
Grincez et sanglotez ensemble. – Oh ! quelle fête !
Elle va s’asseoir sur un banc, le dos tourné.
MINOTORO, à Grif.
Viens. Viens donc ! Il s’agit d’une chose secrète.
Voici. Depuis trois jours...
GRIF.
Hélas !
MINOTORO.
Depuis trois jours,
Un homme...
GRIF.
Hélas !
MINOTORO.
Vas-tu ponctuer mon discours
De tes soupirs ?
Grif se tait. Minotoro le regarde.
Il a la mine abrutissante.
Lui mettant son bouquet sous le nez.
Respire ce bouquet. Que trouves-tu qu’il sente ?
GRIF.
Je trouve, – c’est tout simple, en voici tout autour, –
Qu’il sent la violette.
MINOTORO.
Et moi, qu’il sent l’amour !
GRIF.
Pouah !
MINOTORO.
Tous les jours, depuis trois jours c’est le troisième,
On en offre un pareil à la femme que j’aime !
GRIF.
Pauvre ami !
MINOTORO.
Ne va pas plus loin que je ne dis.
Je conclus seulement de ces bouquets hardis
Qu’on aime Jacintha, non qu’on soit aimé d’elle.
Jacintha m’a juré qu’elle m’était fidèle
Et je la crois vraiment clouée à son devoir.
GRIF.
Je suis dans un moment où je vois tout en noir.
MINOTORO.
Et puis ?
GRIF.
La profondeur de ma mélancolie
Est telle qu’une femme en même temps jolie
Et fidèle me semble un beau rêve.
MINOTORO.
Pour qui
Dis-tu cela ?
GRIF.
J’éprouve un si parfait ennui
Que je crève de rire aux serments des maîtresses.
MINOTORO.
En général, c’est vrai, les femmes sont traîtresses.
Mais quant à Jacintha, toi-même es convaincu...
GRIF.
Je suis si désolé que je te crois cocu.
MINOTORO.
Dis donc, si tu voulais appliquer ta tristesse
À ton propre ménage !
Grif se tait.
À présent, comment est-ce
Que j’ai su ces bouquets ? Connais-moi tout entier.
J’avais depuis longtemps prévenu le portier
Que si, par connivence ou bien par maladresse,
Peu m’importe, il laissait monter chez ma maîtresse
Homme, bouquet ou bien le moindre des cadeaux,
Je lui ferais frotter ses escaliers du dos.
Si bien que, quand le gars dont je paierai le zèle
S’en vient, tout rougissant, dire : « Mademoiselle
Jacintha, s’il vous plaît ? » croyant déjà sentir
Mes poings, le portier jappe : « Elle vient de sortir ! »
Et que, toutes les fleurs que cet intrus apporte,
C’est moi qui les reçois !
GRIF.
Du moment où la porte
Est si bien close, alors qui peut t’inquiéter ?
MINOTORO.
Jacintha sort : le gueux n’aurait qu’à l’accoster.
Je suis dans un état de rage inexprimable !
Un mortel s’est permis !... Monstre !
GRIF.
Est-ce un monstre aimable ?
MINOTORO.
Je t’ai dit un mortel.
GRIF.
Eh bien !
MINOTORO.
Tu n’es pas fort.
Si je le connaissais, je t’aurais dit un mort.
GRIF.
Il n’a pas dit son nom au portier ?
MINOTORO.
Il veut vivre.
GRIF.
Le portier est stupide, il aurait dû le suivre.
MINOTORO.
Et laisser la maison ouverte à qui viendrait ?
GRIF, montrant Jacintha.
La consulter serait stérile ; elle feindrait
D’ignorer.
MINOTORO.
Elle ignore !
GRIF.
As-tu fouillé cette herbe ?
MINOTORO.
Je le crois !
GRIF.
Quelquefois, en dénouant la gerbe,
On trouve, adroitement cachée aux yeux jaloux,
Cette terrible fleur qu’ils nomment billet-doux.
MINOTORO.
J’ai visité ce foin brin à brin ! – Quel peut être
Cet infâme ?
Donnant un coup de poing au bouquet.
Tiens, toi !
GRIF.
Pour sauter sur ton traître
Si tu le rencontrais un jour dans ton quartier,
Tu te l’es certes fait peindre par le portier ?
MINOTORO.
Il me l’a peint très laid, ridicule de pose
En tendant ses bouquets, grotesque, mais je n’ose
Croire que le gredin ressemble à ce portrait.
Pour avoir espéré qu’il me supplanterait,
Il faut qu’il soit très beau.
GRIF.
Ce n’est pas nécessaire.
MINOTORO.
Quel est ce scélérat ? – Voici des fleurs de serre.
Un semblable bouquet coûte plus d’un denier.
C’est un millionnaire.
GRIF.
Ou bien un jardinier.
MINOTORO.
J’en rirais bien ! Mais non, c’est un marquis. Pénètre
Mon idée, et tu vas m’aider à le connaître.
Ses trois... M’écoutes-tu ?
GRIF.
Longtemps.
MINOTORO.
Ses trois essais
D’ascension chez elle et ses trois insuccès
Ont dit suffisamment même à cet imbécile
Qu’aborder Jacintha chez elle est difficile ;
Sa seule chance est donc de l’aborder dehors.
Il n’a pas eu besoin non plus de grands efforts
D’imagination pour trouver qu’une fête
Dont, depuis quatre jours, on nous casse la tête
L’attirerait. Dès lors, si ton nez a saisi
La piste du discours, conclus.
GRIF.
Il est ici ?
MINOTORO.
C’est sur cette croyance aimable qu’est fondée
La ruse où je m’en vais le prendre. J’ai l’idée
De procurer moi-même au chien le rendez-vous
Qu’il n’aurait pas sans moi. Mais les pièges à loups
Sont tendres à côté de cette complaisance.
Il doit rôder autour de nous ; notre présence
L’empêche d’approcher ; donc, laissons Jacintha
Seule ici. Si jamais renard à jeun sauta
Sur une poule, il va d’un bond être sur elle.
Il n’aura pas gémi trois phrases, que la grêle
D’une trombe d’hiver mitraillant une tour
Te donne un aperçu vague de mon retour.
GRIF.
Mais si nous sommes hors de son regard, lui-même
Ne sera-t-il pas hors du nôtre ?
MINOTORO.
Ce problème
Peut se résoudre ainsi : moi, je vais la quitter
Sincèrement ; mais toi, tu peux te contenter
De vaguer à distance, en promeneur qui flâne,
Admirant un brin d’herbe ou quelque oiseau qui plane.
Ne pensant à personne. Aussitôt que le gueux
Paraît, tu n’es plus Grif, mais un cheval fougueux,
Et tu cours m’avertir.
GRIF.
Où ?
MINOTORO.
Devant la cascade.
J’ai dit. Dépêchons-nous de dresser l’embuscade ;
Je ne respirerai qu’en l’y voyant tombé.
Viens. Mais d’abord un mot à Jacintha.
Il vient à elle et affecte un air gracieux.
Bébé,
Nous te quittons.
JACINTHA, sans se retourner.
Tant mieux !
MINOTORO.
Rien que pour cinq minutes.
JACINTHA.
Tant pis !
MINOTORO.
Mon adorée, apaisons nos disputes.
Les militaires sont aisément querelleurs,
J’en conviens. Ange aimé, daigne accepter ces fleurs.
JACINTHA, se retournant.
Quel changement !
Elle prend le bouquet.
MINOTORO.
Au fond, l’épée est délicate.
Bas à Grif.
Mon gredin, lui voyant son bouquet à la patte,
Viendra sans défiance.
À Jacintha.
À tout à l’heure, amour.
Il sort avec Grif.
JACINTHA, seule.
Cette brusque douceur veut me jouer un tour.
Gare !
Les volets de la fenêtre du chalet s’entr’ouvrent. Paraît Tragaldabas.
Scène III
TRAGALDABAS, JACINTHA
TRAGALDABAS.
Manger dans l’ombre est chose lamentable.
Mes yeux ont faim aussi. Dût-on me voir, au diable
Ces volets !
Il les ouvre tout grands. Tout à coup.
Une femme !
Reconnaissant Jacintha.
Elle ! Il ne me manquait
Que ce dessert ! Elle est seule !
Il saute par la croisée.
Elle a mon bouquet !
Il vient jusqu’à elle.
Jacintha !
JACINTHA, se retournant.
Vous !
TRAGALDABAS.
Merci !
JACINTHA.
De quoi ?
TRAGALDABAS.
D’être venue.
Ma présence en ce lieu t’était donc ?...
JACINTHA.
Inconnue.
TRAGALDABAS.
Tant mieux ! car c’est alors le pur instinct du cœur
Qui te mène où je suis. Ton doux rire moqueur
Veut nier ton amour, – mais ce bouquet l’avoue.
JACINTHA.
Bah !
TRAGALDABAS.
Tu l’as accepté ! Sans trop faire la roue,
Un cavalier de qui l’on daigne recevoir
Les fleurs...
JACINTHA.
C’est vous ?...
TRAGALDABAS.
Tu feins de ne pas le savoir
Parce que je n’ai pas dit mon nom à ton dogue ;
Il ne se prête pas beaucoup au dialogue ;
Mais il t’était aisé de deviner, je crois.
JACINTHA.
Quoi ?
TRAGALDABAS.
Que les trois bouquets étaient de moi.
JACINTHA.
Les trois ?
TRAGALDABAS.
Ton portier en a-t-il gardé pour les revendre ?
Voleur !
JACINTHA.
Ah ! maintenant je commence à comprendre.
Vous êtes donc venu chez moi ?
TRAGALDABAS.
Je te l’avais
Promis. Mais ton portier a le regard mauvais.
J’y suis allé trois fois, sans fracas ni mystère.
Il faudra demander à ton propriétaire
De le changer, ou bien nous déménagerons.
J’étais poli, même humble, et c’est avec jurons
Qu’il m’a dit les trois fois : « Elle n’est pas chez elle ! »
Mais je te tiens ! Vivons heureux ! Viens, ma gazelle.
Viens ! Nous commencerons par changer ton portier.
Oui, si tu l’ignorais, c’est moi ton bouquetier.
JACINTHA.
Eh bien, voilà des fleurs dont je vous remercie !
Je vous avais pourtant dit quelle frénésie
Est celle de mon frère. Et vous êtes venu
Chez moi tout droit, avec un bouquet ingénu !
Et vous recommencez tous les matins vos frasques !
Et moi, depuis trois jours, je subis des bourrasques
Dont j’ignore la cause ! Et ce n’est pas assez !
Pour jouir des transports que vous nous amassez,
Quand mon frère est au point que veut votre manège,
Vous venez maintenant nous faire prendre au piège !
TRAGALDABAS.
Au piège ?
JACINTHA.
Oui, c’en est un que mon frère nous tend !
Je m’en cloutais ! Fuyez !
TRAGALDABAS.
Par exemple !
JACINTHA.
À l’instant !
TRAGALDABAS, fièrement.
Je ne fuis plus !
JACINTHA.
Très fier ; mais moi, je vous l’ordonne !
Vos bouquets, croyez-vous, voyons, qu’on me les donne ?
Je ne les ai pas vus ! hors celui d’aujourd’hui,
Que mon frère est venu m’offrir comme de lui...
TRAGALDABAS.
Offrir les fleurs d’un autre ! ah ! fi donc !
JACINTHA.
Sa colère
Nous ménage à tous deux quelque peine exemplaire.
Jamais comme aujourd’hui je ne l’ai vu bourru.
Une minute avant que vous ayez paru,
Il était ici même, avec un capitaine
De ses amis ; ils sont allés, j’en suis certaine,
Se poster là-derrière, et d’un commun accord
Épier. Ils ont dû vous voir venir !
TRAGALDABAS.
D’abord,
Je ne suis pas venu.
JACINTHA.
Quelle plaisanterie !
TRAGALDABAS.
J’étais dans ce joli chalet, où je te prie
De me suivre.
JACINTHA.
Ah bien oui !
TRAGALDABAS, désignant la fenêtre ouverte.
Regarde, astre.
JACINTHA, regardant.
Et puis, quoi ?
TRAGALDABAS.
C’est un en-cas que j’ai fait préparer pour toi.
JACINTHA.
Pour moi ?
TRAGALDABAS.
Mon cher désir, viens t’asseoir à ma table.
Sans trop de vanité, l’en-cas est présentable.
Tu verras, on n’a point lésiné sur les frais.
JACINTHA.
Mais comment pouviez-vous savoir que je viendrais ?
TRAGALDABAS.
Le même instinct qui t’a dans ce parc amenée
M’avertissait aussi. Depuis la matinée,
Je t’attendais.
JACINTHA, lui montrant les plats entamés.
Pas trop.
TRAGALDABAS.
J’ai goûté si les mets
Étaient dignes de toi.
JACINTHA.
Soit, vous m’attendiez ; mais
Trois couverts ?...
TRAGALDABAS.
Je n’osais t’espérer sans ton frère.
Mais je t’aime autant seule ! Entrons.
JACINTHA.
Oui, pour nous faire
Trouver dînant ensemble ?
TRAGALDABAS.
Et puis ?
JACINTHA.
Comment, et puis ?
TRAGALDABAS.
D’ailleurs, aucun péril. Nul ne sait que je suis
Ici. Comment veux-tu que ton frère soupçonne
Notre régal ? N’ayant vu s’approcher personne,
Il n’a pas de motif de quitter son affût.
Et tant pis ! mon désir ardent serait qu’il fût
Assez mal inspiré pour apporter son mufle !
Je serais là ! D’abord, tu souffres de ce buffle.
Il est peu compatible avec ma dignité
Qu’un buffle, même frère, opprime ma beauté.
Et puis, je punirais sur lui le vil esclave
Qui lui sert de portier !
JACINTHA, avec un commencement d’admiration.
Vous êtes donc bien brave ?
TRAGALDABAS.
Je suis – ce qui revient au même.
JACINTHA.
Quoi ?
TRAGALDABAS.
Tant mieux
S’il se montre !
JACINTHA.
Croyez le danger sérieux.
Son épée est souvent de sang humain trempée.
TRAGALDABAS.
Comme la mienne.
JACINTHA.
Où donc est-elle, votre épée ?
TRAGALDABAS.
Je ne la porte pas moi-même. J’ai quelqu’un
Pour cela. Qu’on verrait au moment opportun.
Viens ! viens ! Si ce n’est pas par pitié pour ma fièvre,
Fais-le pour ce bon vin altéré de ta lèvre,
Aime ces fruits, sois tendre à ce gâteau monté,
Et, tu me vois à tes genoux, cède au pâté !
JACINTHA, un peu émue.
Vous plaidez vos procès de façon convaincante.
– Qu’est-ce que ce flacon ?
TRAGALDABAS.
C’est du vin d’Alicante.
JACINTHA.
Vous me touchez...
TRAGALDABAS.
Merci !
JACINTHA.
Mais mon frère...
TRAGALDABAS.
Il me plaît
S’il vient ! Mais pas trop tôt !
JACINTHA.
Oh ! quelle dinde !
TRAGALDABAS.
Elle est
Truffée.
JACINTHA.
Allons ! j’entre.
TRAGALDABAS.
Ange !
JACINTHA.
Et si votre courage
Peut me tranquilliser tout à fait sur la rage
De mon frère, peut-être...
TRAGALDABAS.
Achève !
JACINTHA.
Alors...
TRAGALDABAS, rayonnant.
Enfin !
JACINTHA.
Alors je mangerai beaucoup, car j’ai grand’faim !
TRAGALDABAS.
Viens.
Ils entrent dans le chalet.
Scène IV
GRIF, puis DON ELISEO et DOÑA CAPRINA
GRIF, seul.
S’il croit que je vais faire le pied de grue
Jusqu’à demain ! D’ailleurs je trouve peu congrue
La fonction que j’ai de garder son sérail.
Ne voyant aucun loup rôder près du bercail,
J’abdique.
La fenêtre du chalet se referme sans qu’il s’en aperçoive.
Je m’en vais lui ramener sa belle ;
Et qu’il la garde après lui-même !... – Où donc est-elle ?
C’est bien ici pourtant, à ce qu’il me semblait,
Que nous l’avons... Faisons le tour de ce chalet.
Il sort. Paraissent don Eliseo et doña Caprina.
DOÑA CAPRINA.
Personne, vous voyez !
DON ELISEO.
Ça m’étonne.
DOÑA CAPRINA.
J’en doute.
DON ELISEO.
J’ai cru qu’il avait fait quelque rencontre en route.
DOÑA CAPRINA.
Vous l’avez cru, c’est bien, il nous cherche là-bas,
Venez.
DON ELISEO.
La foule est grande, et l’on n’y trouve pas
Facilement les gens, vous le savez de reste ;
Votre marche commence à devenir moins leste ;
Et, si j’étais de vous, pour me réconforter,
Puisque nous revoici devant notre goûter
Et que depuis tantôt le grand air vous affame,
Je...
Brusquement, apercevant Grif qui revient.
Partons.
DOÑA CAPRINA.
Comment ?
DON ELISEO.
Vite !
DOÑA CAPRINA.
Eh ! mais...
Elle voit Grif.
Ah !
GRIF.
Une femme !
– Ce n’est pas elle.
DOÑA CAPRINA, allant à Grif.
Enfin !
GRIF, reconnaissant don Eliseo.
Mais c’est lui !
Il va pour s’éloigner.
DOÑA CAPRINA.
Cavalier...
Monsieur...
GRIF, regardant don Eliseo.
Si par hasard on veut m’humilier,
Il me reste une main !
DOÑA CAPRINA.
Vous êtes, ce me semble,
Blessé ?
GRIF, à don Eliseo.
Je guérirai !
DON ELISEO, à doña Caprina.
Venez.
DOÑA CAPRINA.
Non pas.
DON ELISEO, à part.
Je tremble.
DOÑA CAPRINA, à Grif.
Peut-on ?...
DON ELISEO.
Nos questions pourraient importuner
Ce cavalier. Venez.
GRIF, à don Eliseo.
Ça paraît vous gêner
Qu’on m’interroge ?
DON ELISEO.
Moi ?
GRIF.
De fait, je me rappelle
Ce que Minotoro m’a dit le soir de celle
Que vous aviez au bras dans ce jour inouï
Où mon propre témoin... – Attendez donc !
Regardant doña Caprina.
Mais oui !
C’était vous qu’il avait au bras sur la pelouse ?
DON ELISEO.
Mais vraiment...
DOÑA CAPRINA.
C’était moi.
GRIF.
Donc, vous êtes l’épouse
De ce Tragaldabas ?
DON ELISEO.
Mais...
DOÑA CAPRINA.
Laissez-le parler.
– Oui.
GRIF.
Hé bien, s’il vous est arrivé de trembler
Pour votre époux, cessez. Sa vie est à l’épreuve
Du fer ! Vous n’aurez pas la douleur d’être veuve !
Vous le conserverez très vieux !
DOÑA CAPRINA.
Au nom du ciel,
Parlez !
GRIF.
Quand j’ai prié ce seigneur à mon duel,
Mon adversaire était votre mari...
DON ELISEO, à part.
La glace
Se rompt !
DOÑA CAPRINA.
Alors ?...
GRIF.
Alors monsieur a pris sa place !
DOÑA CAPRINA.
Ah !
DON ELISEO, à part.
Gredin !
GRIF.
Mon témoin ! Mais je crois vaguement
Que je me suis vengé !
Il sort.
Scène V
DON ELISEO, DOÑA CAPRINA
DOÑA CAPRINA.
Je vous fais compliment.
Vous êtes très habile – à l’épée – et modeste.
Vous ne publiez pas vos prouesses !
DON ELISEO, à part.
La peste
De l’animal !
DOÑA CAPRINA.
Et quel désintéressement !
Quel généreux oubli de votre dévouement !
D’autres rendent à peine une ombre de service
Qu’aussitôt leur créance à l’obligé se visse.
Vos services, à vous, se cachent ; vous ôtez
Mon mari de péril et vous vous y mettez
Sans venir près de moi vous en faire un mérite ;
Il ne tient pas à vous qu’on ne vous déshérite
Du prix qui vous est dû ; vous risquez votre sang
Avec un abandon tel que, sans ce passant,
Je n’aurais même pas rêvé, je le proclame.
Que vous pussiez jamais mépriser une femme
À qui vous engagiez librement votre foi
Jusqu’au point d’épouser la mort plutôt que moi !
DON ELISEO.
Caprina !
DOÑA CAPRINA.
Tout est dit entre nous.
DON ELISEO.
Ma jolie !
Vous croyez ?... Écoutez !
DOÑA CAPRINA.
Non.
DON ELISEO.
Je vous en supplie !
DOÑA CAPRINA.
À quoi bon ?
DON ELISEO.
L’on me vient réclamer pour un duel
D’un spadassin avec votre mari, lequel
Me dit n’avoir touché de sa vie une épée.
De quelque sentiment qu’on ait l’âme occupée,
Laisse-t-on un pauvre homme aux mains d’un assassin ?
Je me suis déclaré contre le spadassin,
Sans vrai péril, ayant par bonheur quelque adresse.
Faut-il, parce qu’on a le cœur plein de tendresse,
Permettre de saigner comme un vil animal
Un homme qui jamais ne vous a fait de mal ?
Une femme charmante est-elle un si grand crime
Qu’égorger le mari soit chose légitime ?
J’ai cru plutôt, d’après mon humble jugement,
Que je devais au vôtre un dédommagement,
Et que c’était le moins qu’il me prît en échange
Quand, céleste voleur, je lui prenais un ange !
DOÑA CAPRINA.
Il est fâcheux, señor, que de tels sentiments
Ne se répandent pas parmi tous les amants,
Car, soyez-en certain, si vous n’étiez seul presque
De cette opinion plus que chevaleresque,
Les femmes seraient moins rudes aux gens épris
Et prendraient des amants pour le bien des maris,
Qui dès lors, affrontant menaces et querelle,
Seraient sûrs de mourir de leur mort naturelle.
Mais malheureusement un cavalier pareil
Ne se rencontre pas tous les jours de soleil ;
D’autres galants n’ont pas l’âme si délicate ;
On voit peu que ce soit le témoin qui se batte !
La rareté du fait double son agrément ;
C’est magnifique ; et si, tant qu’à prendre un amant,
Tout en voyant avec une allégresse extrême
Qu’on aime mon mari, j’en préfère un qui m’aime,
Ce monstrueux excès de personnalité
Me laisse rendre hommage à votre loyauté
Envers mon mari ; loin de vous en faire un crime,
Je n’aurai désormais pour vous que de l’estime.
Adieu. Je vous défends de me suivre ! À jamais
Adieu.
Elle s’en va.
DON ELISEO, seul.
C’est pour de bon. Tant pis ! car je l’aimais.
Maudit soit ce Tragal avec ses duels ! Ah ! certes,
Si je le retrouvais devant sa tombe ouverte,
Je l’y laisserais choir cette fois sans regret,
Avec joie ! Et sa femme alors... – m’épouserait.
Oui, mais si le péril était imaginaire ?
Si. tout en éclatant comme un coup de tonnerre,
Il ne foudroyait pas ? Impossibilité
– Le mari subsistant – de conjugalité,
Et pourtant mon amour aurait donné la preuve.
En n’intervenant pas, qu’il ne la craint pas veuve.
Si ce Tragaldabas faisait encor semblant
De mourir ?... Si, poison aux dents, ou glaive au flanc.
Il se précipitait dans quelque autre agonie ?
Son exploitation de moi n’est pas finie ;
Il va continuer ! À présent, plus un sou.
J’aurais l’air de le croire enfoncé jusqu’au cou,
Et, malgré son appel, je passerais au large.
Voilà ce qu’il faudrait. En tout cas, je me charge
De lui faire un péril éclatant et pompeux.
Oui, je lui trouverai, dès ce soir, si je peux,
Un accident terrible où, grâce à quelque leurre.
Je puisse le laisser égorger sans qu’il meure.
Cherchons.
Il s’éloigne en rêvassant.
Scène VI
MINOTORO, GRIF
MINOTORO.
C’est impossible ! elle n’eût pas osé
Ne pas m’attendre.
GRIF.
Vois.
MINOTORO, regardant partout.
Serais-je méprisé
Jusque-là ? – Mais vraiment j’admire ta manière
D’épier ! Tl fait bon être ta prisonnière !
Mais quoi ! tu contemplais sans doute la beauté
De tes pieds ! Bon veilleur !
GRIF.
Quand me suis-je vanté
D’avoir les qualités d’un gardeur de sultanes ?
MINOTORO.
Elle voulait tantôt voir danser les gitanes :
Elle y sera sans doute allée.
GRIF, haussant les épaules.
Évidemment.
MINOTORO.
Non, elle a dû rentrer.
GRIF.
Indubitablement.
MINOTORO.
Dis donc, je n’aime pas les adverbes ! – L’idée
Que l’auteur des bouquets peut l’avoir abordée
Et débauchée a peu de fond. La qualité
Qui domine chez elle est la fidélité.
GRIF.
Peu de choses sont plus touchantes sur la terre
Qu’une candeur d’enfant dans un vieux militaire !
MINOTORO.
Grif !
Grif lui tourne le dos. Tout à coup ses yeux se fixent sur la fenêtre du chalet.
GRIF.
Eh !
MINOTORO.
Quoi ?
GRIF.
Tu peux voir.
MINOTORO, regardant.
Oh !
Il reste un instant pétrifié. Puis subitement, sans une parole, il se rue sur la fenêtre et la brise en éclats.
Scène VII
MINOTORO, GRIF, TRAGALDABAS, puis DON ELISEO
TRAGALDABAS.
Qui donc s’est permis
De...
Minotoro l’empoigne au collet et le fait dégringoler et rouler à terre. Essayant de se relever.
Toi, Mino ! – Si c’est ainsi que deux amis
Se retrouvent !
MINOTORO, le bousculant.
Amis ! amis ! amis !
TRAGALDABAS.
Quel tigre !
MINOTORO, le lâchant et courant à la fenêtre, dont Jacintha a vite refermé les volets.
Elle a clos les volets !
TRAGALDABAS.
C’est lui le frère ! Bigre !
DON ELISEO, venu au bruit.
Que se passe-t-il donc ? – Tragal !
TRAGALDABAS, l’apercevant. Joyeux. À part.
Voilà celui
Que la chose regarde !
DON ELISEO, l’observant. À part.
Un air de joie a lui
Dans ses yeux. Trame-t-il quelque autre suicide ?
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Psst !
DON ELISEO, s’approchant.
Quoi ?
TRAGALDABAS.
Ce spadassin n’est pas d’humeur placide.
Prenez bien garde à vous.
DON ELISEO.
À moi ?
MINOTORO, à Grif.
Reste à garder
La porte.
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Vous avez le droit de me gronder.
Il va vous faire ici quelque étrange algarade,
J’en ai peur. – Il revient !
DON ELISEO, reconnaissant Minotoro. À part.
Eh ! c’est son camarade
De l’autre jour. C’est clair, ils se sont concertés.
MINOTORO, à Tragaldabas.
Donc, c’est toi, pleutre infect, amas de lâchetés,
Qui...
TRAGALDABAS.
Parle à ce seigneur.
MINOTORO.
À ce...
Regardant don Eliseo.
Mais me trompé-je ?
Non ! c’est ton protecteur ? Eh bien, qu’il te protège !
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Vous voyez !
DON ELISEO.
Est-ce trop de curiosité
De m’informer d’où vient cette animosité
Entre amis ?
MINOTORO.
D’un affront – que je ne veux pas dire.
TRAGALDABAS, que don Eliseo regarde.
De fait...
DON ELISEO, à part.
Il ne peut pas s’empêcher de sourire.
À Tragaldabas.
Vous convenez d’avoir fait à ce cavalier
Un de ces forts affronts qu’on ne peut publier ?
TRAGALDABAS.
J’en conviens.
MINOTORO.
Je m’en vais te piler comme verre !
TRAGALDABAS.
Arrangez-vous.
Il s’écarte un peu.
MINOTORO, à don Eliseo.
Ce singe ayant osé me faire
Un outrage qui rend toute explication
Impossible, j’en veux la réparation
Par les armes.
DON ELISEO.
C’est juste.
MINOTORO.
Il serait inutile
De chercher à sauver la peau de ce reptile.
L’autre fois, abusant d’un état passager.
Vous vous êtes permis d’usurper son danger,
Et pendant quelques jours de trop il a pu vivre ;
Mais je vous avertis que je ne suis plus ivre
Et que je vous tuerai, si ça vous fait plaisir,
– Après lui.
DON ELISEO.
Pour l’instant, il s’agit de choisir
L’heure et le lieu.
TRAGALDABAS, extasié. À lui-même.
C’est doux, l’amour !
DON ELISEO.
Le jour s’achève
Et l’on n’y verrait plus...
MINOTORO.
Mais le soleil se lève
À quatre heures trois quarts.
DON ELISEO.
Quatre heures trois quarts, soit.
MINOTORO.
Vous connaissez la Mare aux loups ?
DON ELISEO.
Charmant endroit.
MINOTORO.
Épée.
DON ELISEO.
Épée. À mort ?
MINOTORO.
À mort ! Je le dédie
Aux vers !
Saluant.
Señor...
DON ELISEO, lui rendant son salut.
Señor...
MINOTORO, retournant au chalet.
Toi !...
Il s’arrête court.
Je la répudie !
À Grif.
Viens !
Il s’en va. Grif le suit.
TRAGALDABAS, toujours radieux.
Oui, c’est doux, l’amour !
DON ELISEO, les rejoignant. À part.
Il rit.
Lui touchant l’épaule.
J’ai fait ainsi
Que pour moi.
TRAGALDABAS, indifférent.
C’est parfait.
DON ELISEO.
Un duel à mort.
TRAGALDABAS.
Merci.
ACTE V
La Mare aux Loups.
Scène première
Arrivent DOÑA CAPRINA et JACINTHA
Le jour n’est pas encore levé.
JACINTHA.
C’est ici. Maintenant que je vous ai conduite
Et qu’ils vont arriver, souffrez que je vous quitte,
Car, si Minotoro me retrouve... j’ai froid
Dans le dos d’y penser !
DOÑA CAPRINA.
Allez.
JACINTHA.
Madame a droit
De m’en vouloir. Pourtant j’ai fait tout mon possible
Pour réparer le tort d’avoir été sensible
Aux charmes d’un dîner. Dès que j’ai pu sortir.
J’ai couru chez madame afin de l’avertir
Du duel, et qu’elle vît ce qu’elle avait à faire.
Madame a si bon cœur qu’elle sera, j’espère.
Indulgente pour moi. Ce qui me fait pleurer,
Ce n’est pas le danger de vous voir retirer
Sa meilleure pratique à ma pauvre dentelle,
C’est que j’ai pour madame une affection telle...
DOÑA CAPRINA.
Bien. Vous continuerez à me servir.
JACINTHA.
Merci,
Madame.
DOÑA CAPRINA.
Allez.
Sort Jacintha.
Scène II
DOÑA CAPRINA, seule
Pourquoi suis-je venue ici ?
Bien sûr, Eliseo voudra se battre encore.
Des mots tant qu’on en veut, je t’aime, je t’adore.
Et puis, on aime mieux la mort. C’est donc ainsi ?
Je lui mentais, alors il me mentait aussi ;
C’est juste. Puisqu’il veut mourir, eh bien, qu’il meure !
Tant mieux ! Hier j’étais bien tranquille à la même heure.
Devant ce changement subit, je crois rêver.
Mais j’aurai ma vengeance ! Oui, je vais le sauver
Et ne plus le connaître après ! Ne plus connaître
Personne ! – Les objets commencent à paraître. –
Si pourtant il allait m’être reconnaissant
De... Bon ! j’espère encor ! folle ! – Puisqu’à présent
Mes illusions sont du coup mortel frappées,
Je veux, je veux parmi leurs cruelles épées
Me jeter, insensible au fer comme aux clameurs,
Et contente deux fois qu’il vive – si j’en meurs !
Apercevant Grif et Minotoro.
Ces hommes... Serait-ce ?...
Outre l’épée qu’ils ont chacun, Grif porte deux épées nues.
Oui, je vois des armes luire !
Scène III
DOÑA CAPRINA, GRIF, MINOTORO
GRIF, reconnaissant doña Caprina. Bas à Minotoro.
La femme de Tragal !
MINOTORO, bas.
Vient-elle me séduire ?
GRIF, bas.
Te connaît-elle ?
MINOTORO, bas.
Non.
GRIF, bas.
Il suffit.
Très haut, et sans paraître avoir vu doña Caprina.
C’est égal,
Nous sommes bien heureux, mon cher Tonitrugal,
D’avoir marché devant. Ils auraient eu droit, comme
Premiers...
DOÑA CAPRINA, à part.
Le nom qu’il dit n’est pas celui de l’homme.
GRIF.
Et cette bonne place eut été pour le duel
De ce Tragaldabas !
MINOTORO.
Destin vraiment cruel !
GRIF.
Il se battra là-bas, la place est encor bonne.
DOÑA CAPRINA, allant à lui.
Ce n’est donc pas ici ?
GRIF.
D’où sort cette espionne ?
DOÑA CAPRINA.
Ce duel...
Reconnaissant Grif.
Pardon, c’est vous qui m’avez hier rendu
Service...
GRIF, la regardant avec attention.
Ah ! tiens !
Il salue.
Madame...
DOÑA CAPRINA.
Ai-je bien entendu ?
Mon mari va se battre ailleurs ?
GRIF, à Minotoro.
Elle me touche.
À doña Caprina.
Señora, je devrais tenir close ma bouche,
Rien n’étant plus contraire à notre rituel
Que de mettre une femme à la piste d’un duel ;
Mais, quoique militaire, on est un homme encore,
Et, si vous épargnez du sang, j’y collabore.
Nous avons rencontré, près du petit ruisseau,
Tragaldabas orné de don Eliseo
Venant ici pour une affaire comme celle
Où don Tonitrugal
Il montre Minotoro.
a réclamé mon zèle.
Nous étions les premiers : ils ont du nous céder
Cette place.
DOÑA CAPRINA.
Où sont-ils ?
GRIF.
Puisqu’il faut vous aider,
Tenez, par là, tout droit, troisième allée à gauche,
Première à droite, et puis, après un pré qu’on fauche,
Un taillis où l’on peut se larder sans ennui.
C’est là.
DOÑA CAPRINA.
L’allée est bien la troisième à gauche ?
GRIF.
Oui.
Elle sort en hâte. Riant.
Après ça, si la droite a votre préférence !...
Scène IV
MINOTORO, GRIF
MINOTORO.
Je te trouve bien gai, toi.
GRIF.
C’est une apparence
Je suis lugubre. Ami, le guignon est fécond,
Et le premier déboire attend peu le second.
MINOTORO.
Le second ?
GRIF.
J’ai perdu cette nuit, Dieu me damne !
Mon ami le plus cher.
MINOTORO.
Qui ? ton frère ?
GRIF.
Oui, mon âne.
MINOTORO.
Lequel ? celui qui dit aux gens, d’un air mignon,
Si leur femme est fidèle ?
GRIF.
Il disait toujours non.
Il avait d’un savant, hélas ! toute l’étoffe.
MINOTORO.
L’Âne-Spirituel ?
GRIF.
Oui.
MINOTORO.
Quelle catastrophe !
Crois que je prends ma part de ta juste douleur.
GRIF.
Et tu n’es pas encore au fond de mon malheur.
J’en ai le cœur gonflé, Min, – et la bourse plate.
J’avais vendu cet âne au célèbre Écarlate
Venu pour exploiter la fête. Il consentait
Au prix que ce charmant élève méritait.
Il repart ce matin, et devait – c’est à fendre
Le cœur – en s’en allant le payer et le prendre.
MINOTORO.
Vends-lui la Puce-Aimable ou le Bon-Sanglier.
GRIF.
Il veut un âne !
MINOTORO, apercevant Tragaldabas et don Eliseo.
Enfin !
Scène V
MINOTORO, GRIF, DON ELISEO, TRAGALDABAS
MINOTORO, montrant Grif à don Eliseo.
Mon témoin.
DON ELISEO, saluant Grif.
Cavalier...
Ils vont un peu à part.
TRAGALDABAS, à lui-même.
Il aurait dû dès hier terminer cette affaire.
Il n’aura pas trouvé de meilleure manière
Que de se battre encore. Il se répète un peu.
GRIF, à don Eliseo.
Là, le terrain me semble excellent.
DON ELISEO.
Ô mon Dieu !
Je m’en rapporte à vous.
GRIF.
Reste à régler la place
De chacun.
DON ELISEO.
Tirons-nous au sort ?
GRIF.
Soit.
DON ELISEO, prenant une pièce d’or.
Voilà.
Il la jette en l’air.
GRIF.
Face.
TRAGALDABAS, à lui-même.
Après tout, l’autre fois n’a pas mal réussi.
DON ELISEO, regardant à terre.
Face.
TRAGALDABAS, à lui-même.
Je ne suis pas très nécessaire ici.
GRIF.
Nous, par là. Vous n’avez pas apporté d’épées ?
DON ELISEO.
Puisque vous en avez !
TRAGALDABAS, regardant à ses pieds.
Ces herbes sont trempées
De rosée.
Grif vient à lui et lui tend les épées.
Et puis ?... Tiens ! cet oiseau sur ce jonc !
Grif lui pousse les pommeaux dans l’estomac.
C’est juste.
Il se tourne vers don Eliseo.
Eliseo !
Il lui montre les épées.
DON ELISEO.
Choisissez.
TRAGALDABAS.
Moi ?
DON ELISEO.
Qui donc ?
TRAGALDACAS, à part.
Puisqu’il le veut !
Il en prend une.
Voici celle que je préfère.
La tendant à don Eliseo.
Tenez.
DON ELISEO.
Gardez.
TRAGALDABAS, à part.
Le mieux est de le laisser faire.
C’est bien le moins qu’il ait le choix de son moment.
À don Eliseo.
Où faut-il la porter ?
DON ELISEO, le conduisant à la place que le sort lui a donnée.
Ici.
À part.
Voyons comment
La question d’argent va faire son entrée.
À l’instant où Grif va placer Minotoro, Minotoro l’arrête du geste.
MINOTORO.
Avant d’offrir aux vers une maigre curée,
J’aurais cru que ce drôle aurait trouvé décent
De payer ce qu’il doit.
DON ELISEO, à part.
Ah !
MINOTORO.
C’est en rougissant
Que je pense à l’argent lorsque l’honneur me somme,
Mais je voudrais mon du moins pour ravoir ma somme
Que pour ne pas avoir cette infâme douleur
De salir mon épée à celle d’un voleur !
DON ELISEO, à Tragaldabas.
Vous devez à monsieur ?
TRAGALDABAS.
En effet. Votre bourse.
DON ELISEO.
Vous dites ?
TRAGALDABAS.
Avec lui ce serait une source
D’ennuis. Payons.
DON ELISEO.
Et puis, quand on doit, c’est sacré.
TRAGALDABAS.
J’y pensais.
DON ELISEO.
Seulement, je m’étais figuré
Que mes trois cents ducats devaient payer vos dettes.
TRAGALDABAS.
Criardes.
DON ELISEO.
Celle-ci n’est pas dans les muettes.
TRAGALDABAS.
Payez-le.
DON ELISEO.
Je vous ai donné mes derniers sous.
TRAGALDABAS.
Il se contentera d’un mot signé par vous.
MINOTORO.
Oh ! de votre parole.
DON ELISEO.
Oui, mais l’argent est rare.
Et je ne puis promettre un seul ducat.
TRAGALDABAS, à part.
Avare !
MINOTORO.
Soit !
TRAGALDABAS, justifiant don Eliseo. À part.
C’est qu’il aime mieux le payer en acier
Et tuer la créance avec le créancier.
Il prend don Eliseo à part.
Bah ! vous avez raison. Ce serait duperie
De payer ce mourant. Pas un sou, je vous prie.
À Minotoro.
Ah ! tu redemandais ton argent, mendiant !
Défaisons nos habits !
DON ELISEO, à lui-même.
Par quel expédient
Sortiront-ils de leur intrigue sans mon aide ?
Minotoro a vite jeté son habit. Tragaldabas est lent à défaire la première manche. Don Eliseo vient à son secours.
Voulez-vous que ?...
TRAGALDABAS, refusant.
Merci.
À Minotoro.
Si tu sais un remède
À la mort, tu pourras ressusciter !
MINOTORO.
Va-t-il
En finir ? More et Cid !
TRAGALDABAS.
Me voici. Porc et gril !
Il retire une manche et se tourne vers don Eliseo.
Eh bien ?
DON ELISEO.
Eh bien ?
TRAGALDABAS.
L’instant est venu.
DON ELISEO.
C’est visible.
TRAGALDABAS.
Lorsque vous êtes là, trembler serait risible.
Mais cependant il a déjà son habit bas.
DON ELISEO.
Depuis longtemps.
TRAGALDABAS.
Cela ne me regarde pas,
Et je n’ai rien à voir quand nous sommes ensemble ;
C’est un simple conseil de passant : il me semble
Que vous laissez aller les choses un peu loin.
Je peux compter sur vous ?
DON ELISEO.
Je suis votre témoin.
TRAGALDABAS, rassuré.
C’est évident !
MINOTORO.
As-tu raconté ton histoire ?
TRAGALDABAS.
À nous deux !
Il ôte sa manche. Voyant que don Eliseo ne bouge pas, il la remet. À don Eliseo.
N’allez pas vous aviser de croire
Que je peux me défendre et n’être que blessé.
Je serais embroché totalement !
DON ELISEO.
Je sais.
TRAGALDABAS, à part.
Il sait ! je peux aller.
MINOTORO.
Mon cher Grif, je suffoque
De rage. Viendras-tu, singe ?
TRAGALDABAS.
Me voici, phoque !
MINOTORO.
Mon fer se tord !
TRAGALDABAS.
Le mien demande à s’abreuver !
Il ôte et remet sa manche.
MINOTORO.
Oh !
TRAGALDABAS, à don Eliseo.
Je n’ai pas besoin de vous faire observer
Que, si j’étais tué, ma femme serait veuve.
DON ELISEO.
C’est une vérité qui se passe de preuve.
TRAGALDABAS.
Veuve, par conséquent libre. Un coup meurtrier
Lui donnerait le droit de se remarier.
DON ELISEO.
À qui le dites-vous ?
TRAGALDABAS, à part.
C’est certain ! Je rabâche.
Il ôte son habit tout à fait. À Minotoro.
Ça, je t’attends !
Grif les place et engage les épées.
GRIF.
Allez.
MINOTORO.
Oh ! pour cette fois !...
Au premier dégagement de Minotoro, Tragaldabas, hérissé de terreur, jette son épée, et se précipite rageusement sur don Eliseo.
TRAGALDABAS.
Lâche !
DON ELISEO.
Comment ?
TRAGALDABAS.
Il me laissait tuer ! J’ai vu la mort !
Ah Dieu ! j’allais, croyant que nous étions d’accord !
Il ne veut même plus payer pour moi, l’infâme !
Poltron ! gratte-liard ! pauvre ! amant de ma femme !
MINOTORO.
En as-tu pour longtemps ?
TRAGALDABAS.
Mon bon Minotoro,
C’est à lui que j’en ai, non à toi.
À don Eliseo, en remettant son habit.
Va, zéro !
Va, lièvre ! Il est, avec sa mine de bravache,
Aussi lâche que moi !
MINOTORO.
Faut-il qu’on te cravache
La face de ce fer, pour que ta lâcheté
Se batte enfin ?
TRAGALDABAS.
Un duel ? moi ! J’avais accepté
Parce que je croyais qu’il aurait pris ma place,
Mais je ne me bats pas moi-même.
MINOTORO.
Je me lasse
De t’attendre ! C’est dit, tu ne te défends pas ?
Alors, tant pis pour toi !
Il lève l’épée. Tragaldabas se réfugie derrière don Eliseo.
TRAGALDABAS.
Mais il me tue !
DON ELISEO, souriant.
Hélas !
TRAGALDABAS.
Eh bien, non ! Rien qu’un mot ! Je ne crains plus personne.
– Vous êtes le neveu du duc ?
DON ELISEO.
Je le soupçonne.
TRAGALDABAS.
J’ai politiquement des révélations
À faire.
Montrant Minotoro et Grif.
Voici deux suppôts des factions.
Le coup de pistolet, signal de la bagarre,
Il désigne Minotoro.
C’est lui qui l’a tiré !
MINOTORO, écumant.
Mouchard !
Il lui abat son épée sur la tête.
TRAGALDABAS, hurlant.
Aie !
GRIF, lui examinant la tête.
Un coup rare.
L’oreille est coupée !
TRAGALDABAS.
Euh !
DON ELISEO.
Mais...
MINOTORO.
Sa sœur la suivra !
Grif le contient.
DON ELISEO.
Mais ce n’était clone pas pour rire ?
TRAGALDABAS.
Pour rire ?... – Ha !
J’y suis ! c’est mon poison ! Vous avez pu vous dire
Que mes autres trépas étaient aussi pour rire !
Je vous rends mon estime !
MINOTORO.
Il t’en reste une !
TRAGALDABAS.
Ôtez
Ce boucher d’ici !
MINOTORO, se débattant contre Grif.
Meurs !
DON ELISEO, tirant son épée pour les séparer.
Eh !
TRAGALDABAS.
Enfin !
La voix de DOÑA CAPRINA.
Arrêtez !
Scène VI
MINOTORO, GRIF, DON ELISEO, TRAGALDABAS, DOÑA CAPRINA
DOÑA CAPRINA, accourant.
Eliseo ! ne vous battez pas à sa place
Il n’est pas mon mari !
DON ELISEO.
Comment !
TRAGALDABAS.
Le coup de grâce !
DOÑA CAPRINA.
Me faire aimer de vous était tout mon dessein.
Mais vous allez vous battre avec un spadassin,
J’aime mieux vous sauver et que mon rêve meure !
DON ELISEO.
Tu m’aimes donc ?
DOÑA CAPRINA.
Adieu.
DON ELISEO.
Comment ! adieu ? Demeure.
– Tu n’as pas de mari ?
DOÑA CAPRINA.
Je n’en ai jamais eu,
Et n’ai jamais aimé que vous.
DON ELISEO, à part.
Si j’avais su !
Il ne faut pas jouer avec l’amour, il triche.
Après tout, quoi ! je l’aime, elle est belle, elle est riche...
À doña Caprina.
Tu n’as pas de mari ? qu’est-ce donc que je suis ?
DOÑA CAPRINA.
Vous m’aimeriez ?
DON ELISEO.
Venez chez vous, – madame.
Il lui prend la main.
TRAGALDABAS, les voyant s’en aller.
Et puis ?
Vous me laissez avec cette bête féroce ?
DON ELISEO.
Oh ! bien, toi...
TRAGALDABAS.
Vous aurez mon spectre à votre noce !
DOÑA CAPRINA, revenant.
Voyons.
TRAGALDABAS.
Chère cousine, aie en pitié mon sort.
Calme ce sacripant.
DOÑA CAPRINA.
Que lui faut-il ?
MINOTORO.
Ta mort.
Est-ce que vous croiriez qu’on peut m’offrir des sommes !
Tant que ce misérable et moi nous serons hommes...
On entend une musique.
GRIF, frappé d’une idée.
Et s’il n’était plus homme ?
MINOTORO.
Es-tu fou ?
TRAGALDABAS, à part.
Quel souci
Me vient ?
GRIF, à doña Caprina.
Il est sauvé !
La musique se rapproche. Arrive une troupe de saltimbanques, hommes, femmes et bêtes. Fanfares bruyantes. Le chef arrête sa troupe en voyant Grif.
Scène VII
MINOTORO, GRIF, DON ELISEO, TRAGALDABAS, DOÑA CAPRINA, LES SALTIMBANQUES
ÉCARLATE, à Grif.
Mon âne !
GRIF, désignant Tragaldabas.
Le voici !
ÉCARLATE.
Ah !
TRAGALDABAS.
Dis donc !
GRIF.
Tu dois bien avoir quelque peau d’âne ?
ÉCARLATE.
Oui, mais...
GRIF.
Couds-le dedans, jambes, échine et crâne.
Je l’ai dressé.
ÉCARLATE.
Bien, mais un spectateur têtu
Peut le toucher.
GRIF.
Il rue !
ÉCARLATE.
Allons, soit.
GRIF, à Minotoro.
Consens-tu ?
MINOTORO, sombre.
Oui.
TRAGALDABAS.
Pas moi !
GRIF.
Quoi ! la peau qu’on t’offre, c’est la fuite.
C’est la tranquillité d’abord, c’est tout ensuite...
DON ELISEO.
L’ennui de t’habiller disparaît.
TRAGALDABAS.
C’est vrai.
GRIF.
Donc.
Préservé, costumé, – nourri...
TRAGALDABAS.
Pas de chardon ?
GRIF.
Non. Tu n’en mangeras qu’en public, – une touffe
Au plus dans ta journée.
TRAGALDABAS.
Ah ! que la soif t’étouffe !
Jamais !
GRIF.
Tu t’y feras. On s’accoutume à tout.
TRAGALDABAS.
Jamais ! ciel !
DON ELISEO.
Il te manque une oreille : du coup
Tu vas en ravoir deux !
TRAGALDABAS.
Et deux fières ! Je signe.
Écarlate paye Grif.
DOÑA CAPRINA, donnant son collier à Tragaldabas.
Prends.
Sur un geste d’Écarlate, deux saltimbanques apportent une peau d’âne.
TRAGALDABAS.
J’accepte l’emploi dont vous me jugez digne.
Je n’aborderai pas un métier si subtil
Sans quelque émotion. Car quel homme, fût-il
Sage, plein de bon sens, discret, sobre, économe,
Fera l’âne aussi bien que les ânes font l’homme ?
Les ânes sont très grands. Combien de gens voit-on
Boire du vin, marcher sur deux pieds sans bâton,
Plaider, se battre en duel à propos de vétilles,
Siffler les vers, mentir, voler, vendre leurs filles,
Enfin mener un train de gens civilisés,
Qui sont évidemment des ânes déguisés !
Débitants de sermons et marchands de tisanes,
Professeurs, gens d’esprit, gens pratiques, – des ânes !
Qui porterait leur bât comme eux notre chapeau ?
Je ferai de mon mieux, du moins, et que la peau
Où j’entre avec respect inspire un dos profane !
ÉCARLATE.
Partons !
TRAGALDABAS.
Sonnez, clairons, ainsi que pour un âne !
La troupe défile avec fanfares.