Thésée (Jean PUGET DE LA SERRE)
Sous-titre : le prince reconnu
Tragédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois en 1644.
Personnages
THÉSÉE, fils du Roi Égée
PYRITHOUS, ami de Thésée
ANTIOPE, fille du Roi de Thèbes, Reine des Amazones
ÉGERIE, sœur d’Antiope
TALESTRIE, chef des Amazones
ÉGÉE, Roi d’Athènes
MÉDÉE, magicienne, épouse de Jason, puis d’Égée
NÉRINE
LYSANDRE
LE HÉRAUT
LE MESSAGER
UN SOLDAT
DES ARCHERS
ACTE I
Scène première
THÉSÉE, PYRITHOUS
THÉSÉE.
Oui, cher ami, puisque l’Armée des Amazones, qui plante des pavillons autour de la ville d’Athènes, n’a pu nous en empêcher l’entrée ; nous avons sujet de croire qu’elle ne pourra nous forcer d’en sortir, et que la postérité verra quelque jour leurs dépouilles parmi nos trophées.
PYRITHOUS.
La parfaite connaissance que j’ai de votre valeur et de votre fortune, ne m’a pas laissé douter du succès de cette entreprise ; j’ai cru que la ville d’Athènes était secourue dès aussitôt que vous avez eu fait dessein de la secourir, mais je ne vous cèlerai point que j’ai douté si vous devez prendre cette résolution, et si vous pouviez honnêtement préférer l’amitié d’un vieil Roi à l’amour d’une jeune Reine : enfin prendre les armes pour Égée, pour un Prince que vous ne connaissez point, et contre Antiope, contre une Reine qui vous a si favorablement reçu dans ses États.
THÉSÉE.
Quoi, cher ami, pensez-vous qu’il soit temps de former des doutes lorsqu’on est en présence du père ?
PYRITHOUS.
Celle que je vous propose ne s’offre point à mon esprit à l’objet du danger présent ; elle y fut portée par un sentiment plus généreux dès l’instant que vous me découvrîtes la pensée que vous aviez de délivrer Athènes, et je m’en fusse expliqué, si vous ne m’eussiez à même temps fait connaître que vous désiriez que j’eusse quelque part à la gloire de cette entreprise : Mais dès ce moment je fis dessein de ne vous en parler qu’après avoir passé les plus grands dangers, afin de ne pas vous donner occasion de croire que je voulusse vous arrêter, pour n’être pas obligé de vous suivre.
THÉSÉE.
Votre propre vertu, votre renommée, et mon amitié vous ont depuis longtemps mis à couvert de ces injustes soupçons, vous pouvez tout dire, et vous ne deviez rien craindre. Mais cher ami, mon amitié se plaint de quoi vous avez été si longtemps à me demander un éclaircissement que vous jugiez nécessaire à l’estime que vous faites de moi : et je ne puis me consoler lorsque j’imagine qu’il faut nécessairement que vous ne m’ayez point aimé tout autant de temps que vous m’avez cru capable d’un sentiment contraire à votre pensée.
PYRITHOUS.
Si vous avez cru que votre résolution dût choquer mon esprit, vous avez dû me prévenir par l’éclaircissement que vous m’offrez, et si vous n’avez point eu cette pensée, je n’ai point dû vous le demander, mais plutôt soumettre mon jugement au vôtre. Aussi l’ai-je fait, et si je vous témoigne le contraire aujourd’hui, ce n’est que pour vous obliger à me fortifier dans le dessein que j’ai fait, de croire que vous avez eu droit d’entreprendre une action qui me paraissait injuste.
THÉSÉE.
Encore que mon entreprise me semble raisonnable, je n’oserais entreprendre de vous prouver qu’elle l’est ; quoique la raison soit souveraine elle n’agit pas souverainement sur toutes sortes de sujets. Vous pouvez douter de ce dont je dois être absolument persuadé : il est pourtant des règles à qui tous les peuples ont voulu s’assujettir, et c’est par elle que je prétends autoriser ma résolution. Tout le monde généralement demeure d’accord qu’on doit secourir les oppressés, qu’il faut prendre le parti des faibles ; Athènes est dans l’oppression, son Prince est dans la faiblesse, ne dois-je pas secourir Athènes ? ne dois-je pas prendre le parti de son Prince ?
PYRITHOUS.
Dites seulement que vous voulez secourir Athènes, votre volonté me tient lieu d’une souveraine raison, mais souffrez que je dise encore un mot en faveur d’Antiope, et que je combatte vos maximes générales par d’autres maximes générales. Toute la terre avoue que nous devons aimer ceux qui nous aiment, que nous devons reconnaître les bienfaits : Antiope vous aime, pouvez-vous lui refuser votre affection ? Cette Princesse vous a obligé, qui est-ce qui vous peut dispenser des actes de reconnaissance que vous lui devez ?
THÉSÉE.
Ah ! Pyrithous, enfin il faut lever le masque, j’aime Antiope, et ce n’est pas contre cette adorable Princesse que nous venons combattre aujourd’hui, mais contre les ennemis de mon père.
PYRITHOUS.
Quoi ! ne m’avez-vous pas dit autrefois que vous ignoriez votre naissance ? Neptune qu’on croit être votre père a-t-il besoin de votre secours ?
THÉSÉE.
Écoutez, mais disposez votre âme à recevoir le récit que je m’en vais vous faire, en telle sorte, que si le succès de mon entreprise est contraire à mes désirs, vous doutiez si c’est le songe ou mes discours qui vous ont fait savoir les mystères de ma fortune, et que vous n’y pensiez jamais que pour les ensevelir dans un éternel silence.
PYRITHOUS.
Ces protestations blessent mon amitié.
THÉSÉE.
Elles sont la bienséance et de la coutume ; sachez donc que je suis fils d’Égée.
PYRITHOUS.
Vous êtes fils du Roi d’Athènes ?
THÉSÉE.
Oui, mais ne m’interrompez plus. Ce Prince étant allé à Delphes, pour consulter l’Oracle d’Apollon, sur le sujet de quelque entreprise importante, et en ayant eu une réponse obscure, passa par le Péloponnèse, et voulut en conférer avec Pythée mon aïeul, qui comme vous savez, était alors l’Interprète des Oracles de toute la Grèce. Il arrêta quelque temps à Trézène ; ce fut là qu’il vit ma mère, et ce fut de cette vue que naquit l’amour qui les porta depuis à résoudre leur mariage, que mon père voulut tenir secret jusques à ce qu’il eût terminé la guerre qu’il avait contre les enfants du Roi Pallas. Cependant ils s’emportèrent dans toutes ces agréables licences que la jeunesse conseille, et que l’hymen autorise en telle sorte que mon père eut sujet de croire qu’il lui naîtrait bientôt un successeur : et ce fut au temps qu’il reçut des nouvelles qui l’obligèrent à partir pour retourner en Athènes. Il partit donc, mais auparavant il fit faire une épée, où il fit graver les plus considérables aventures de sa vie, et l’ayant remise entre les mains de ma mère, la pria de la garder jusques à ce que je serais en état de la porter, et la conjura ensuite si les grandes guerres qu’il avait sur les bras l’empêchaient de retourner vers elle auparavant ce temps de m’envoyer à lui avec cette marque de ma naissance. Je ne vous dirai point comme je naquis, comme ma mère m’éleva dans l’ignorance de mon origine : comme mon aïeul crût que j’étais fils de Neptune, et comme mes premières entreprises autorisèrent cette croyance, vous l’avez su.
PYRITHOUS.
Oui.
THÉSÉE.
Je vous dirai donc que ma mère ne voyant point revenir Égée, et n’osant se plaindre de lui de crainte de découvrir ce qu’elle avait caché avec tant de bonheur, se laissa enfin accabler d’une si grande tristesse qu’elle crût d’être au dernier moment de sa vie. Lors elle me fit appeler, et après avoir fait sortir de sa chambre tous ceux qui nous pouvaient entendre, elle me fit le récit que je viens de vous faire, et me bailla cette épée que vous voyez à mon côté, qui est la même que le Roi mon père lui laissa lorsqu’il partit de Trézène. Je reçus aussi d’elle ce portrait et cette lettre, avec ordre de les rendre au Roi d’Athènes : vous avez su comme cette excellente Princesse releva de sa maladie bientôt après mon départ, et vous me voyez en état d’exécuter ses commandements et la volonté de mon père.
PYRITHOUS.
Dieux que cette Histoire est pitoyable, et qu’elle m’a donné de tristesse, et qu’elle me donne de joie, j’achève aujourd’hui de croire qu’il est difficile de bien juger des actions des hommes par les motifs qui paraissent, puisque bien souvent ils n’en sont que les prétextes. Mais ne perdons plus de temps, allons voir cet illustre père, montrons-lui l’épée qui vous doit également faire reconnaître pour fils, et pour libérateur. Vous consultez !
THÉSÉE.
Arrêtons, il faut éprouver ce que nos savants ont dit de la force du sang ; ayons le plaisir de voir si le Roi me reconnaîtra par ces marques invisibles que la nature cache aux yeux ; mais qu’elle découvre si sensiblement à l’esprit : je veux moi-même les observer en l’abordant.
Scène II
THÉSÉE, PYRITHOUS, LE HÉRAUT
THÉSÉE.
Voici le Héraut que vous avez envoyé vers lui.
LE HÉRAUT.
Seigneur le Roi m’a témoigné par toutes les démonstrations de joie dont est capable une personne de sa condition qu’il accepte le secours que vous lui venez offrir, et qu’il brûle de vous embrasser. Son Palais touche ce rempart : il vous y attend avec impatience.
THÉSÉE.
Il me semble que vous y avez été longtemps, n’avez-vous rien appris de l’état de la ville, et du siège ?
LE HÉRAUT.
Seigneur, je n’ai rien su de ce que vous me demandez : mais j’ai bien appris une histoire dont la nouveauté mérite votre attention.
THÉSÉE.
Le temps ne nous permet pas d’écouter un long récit ; si vous pouvez pourtant abréger le discours de cette aventure, nous vous écouterons en allant.
LE HÉRAUT.
Sachez donc Seigneur qu’il est arrivé depuis trois jours à la Cour du Roi une grande Magicienne, qu’on dit avoir été femme de Jason, on l’appelle Médée.
THÉSÉE.
Je connais ce nom, ce fut elle qui trahit son pays, et qui nous livra la Toison d’or : mais poursuivez.
LE HÉRAUT.
Cette détestable femme ayant su que Jason voulait épouser Créüse Princesse de Thèbes, empoisonna une robe qu’elle avait tissée de ses propres mains, avec un artifice incomparable, et une richesse digne de son extraction ; et la donna à sa rivale, qui ne l’eût pas plutôt mise qu’elle se sentit embraser d’une flamme mortelle, qui la dévora dans un instant, et avec elle tous ceux de sa maison, qui voulurent s’opposer à cet embrasement.
PYRITHOUS.
De quoi n’est point capable une femme irritée.
LE HÉRAUT.
Son ressentiment ne s’arrêta pas encore là, elle poignarda ses enfants, et les ayant fait voir à leur père en ce pitoyable état, s’envola dans les airs, portée sur un Chariot traîné par des Dragons, et vint fondre dans cette Cour, où l’on croit qu’elle règne en qualité de femme d’Égée.
THÉSÉE.
En effet, voilà des événements étranges, et je crains bien cher ami, que cette rencontre retarde l’effet de mon dessein : Mais il me semble que je vois l’armée des Amazones qui se prépare à quelque action extraordinaire : hâtons-nous de voir le Roi, et faisons connaître à tout le monde combien les sentiments de la nature l’emportent par-dessus les dérèglements de l’amour.
Scène III
ANTIOPE, ÉGERIE
ANTIOPE.
N’en doutons plus ma sœur, ce perfide Thésée est entré dans Athènes : j’avais su son départ de Trézène, j’avais appris les grandes actions qui ont signalé son passage dans les Déserts du Péloponnèse, et je m’étais flatté de l’espérance qu’il venait à notre secours, mais je l’ai vu sur les remparts de nos ennemis ; Ce volage sut sans doute que Médée a quitté Jason, il veut en faire une nouvelle conquête : Mais Dieux si les souhaits qu’un amour généreux peut faire vous sont considérables, ne permettez pas que Thésée obtienne une victoire qui ne lui peut être que funeste : Car quel amour, quelle amitié, quelle fidélité pourrait-il espérer d’une fille qui a trahi son père, d’une femme qui a ruiné tous les desseins, et toutes les délices de son mari, et d’une mère qui a massacré ses propres enfants.
ÉGERIE.
Je vous ai depuis notre départ bien souvent ouï nommer Thésée, mais je n’ai jamais su de quelle façon vous l’aviez connu. J’ai passé, comme vous savez, la plus grande partie de mon âge hors de notre Cour, si ma curiosité ne vous importune, je serai bien aise d’apprendre le commencement et le progrès de cette connaissance.
Scène IV
ANTIOPE, TALESTRIE, ÉGERIE
TALESTRIE.
Madame, les ennemis viennent de recevoir un secours dont ils témoignent une extrême joie.
ANTIOPE.
Je l’ai su.
TALESTRIE.
L’on croit même qu’ils se disposent à faire une sortie.
ANTIOPE.
Courez donc par tout le Camp, dites à nos chères compagnes, qu’il n’y a point de nouvelle occasion de craindre, mais qu’il sera bon d’empêcher la surprise ; je suis à vous aux premiers bruits, que ce nouveau secours ne vous effraye point, il n’est venu parmi nos ennemis que pour augmenter la gloire de nos travaux, et la honte de leur défaite.
Talestrie s’en va.
Cependant, chère sœur, écoutez une aventure dont le commencement semblait promettre une fin bienheureuse. Vous avez sans doute su que notre pays fut attaqué par Hercule cet indomptable fils de Jupiter, et qu’il se contenta de la gloire de nous avoir vaincues par ses courtoisies.
ÉGERIE.
Cet événement est trop remarquable pour n’avoir pas été su de toute la terre.
ANTIOPE.
Apprenez aujourd’hui ce que vous ne savez point : Thésée que l’on croit être fils de Neptune, et parent d’Hercule, fut aussi de cette entreprise : et comme il possède éminemment toutes les qualités qui peuvent rendre aimable une personne de sa condition, j’avoue que je l’aimai presque aussitôt que je le connus : Cette affection ne lui parut pas d’abord, mais comme elle lui rendit mon accès plus facile, je puis dire qu’elle fut la cause de l’amour qu’il eût après pour moi. Le dirai-je, il m’aima, je le crus, je l’aimai, mes discours aussi bien que mes regards, lui témoignèrent ma passion, enfin je résolus de le faire Souverain dans mes États aussi bien qu’il l’était dans mon âme : je voulais en faire la proposition lorsqu’Hercule fit dessein de partir et de le remmener en Grèce. Il résista, mes larmes aidèrent longtemps sa résistance, l’amour combattit contre le devoir, la victoire fut balancée, mais enfin Hercule l’emporta, Thésée partit, et je restai dans le sentiment de tout ce que la perte de la personne aimée a de rigoureux.
ÉGERIE.
Ne vous promit-il pas de revenir.
ANTIOPE.
Il me le promit : mais peut-on refuser cette faible consolation à la douleur d’une amante affligée ? Il ne me la donna donc que pour me consoler ; et l’événement a bien modifié cette pensée, puisqu’il n’est point revenu : un an s’est déjà passé depuis le malheureux jour que cet infidèle partit de nos terres. Je ne vous dirai point ce que j’ai souffert dans l’attente de son retour : car quelque occasion que j’eusse d’en désespérer, l’extrême désir que j’avais de le revoir, renouvelait tous les jours mes espérances : il suffit que vous sachiez que c’est aujourd’hui le sujet de cette guerre. J’ai pris pour prétexte les ravages que le Roi Égée fit dans nos terres auparavant la guerre d’Hercule : mais en effet je n’attaque la Grèce que pour intéresser ce perfide Grec, et que pour le revoir en qualité d’ennemi, puisque je ne l’ai pu voir en qualité d’ami.
ÉGERIE.
Je vous plains, Madame ; mais pourtant puisque Thésée est dans Athènes, je crois que vous devez être en quelque sorte satisfaite, de vous voir en état de punir le mépris qu’il a fait de vous.
ANTIOPE.
Ah ma sœur ! ne me proposez point une satisfaction qui ne le saurait être pour moi ; j’aime, l’amour peut bien concevoir des désirs de vengeance, mais il ne peut les exécuter. Thésée peut me paraître en ennemi, mais je ne puis être son ennemie ; je veux le voir, et non pas le punir, je ne me plains que de son absence ; doncques dès que je le verrai présent je n’aurai plus aucun sujet de plainte.
ÉGERIE.
Pouvez-vous désirer de voir un ennemi ?
ANTIOPE.
Puis-je ne pas désirer de voir un Amant ?
ÉGERIE.
Il vous hait.
ANTIOPE.
Il m’aima.
ÉGERIE.
Si son amour a pu vous obliger à l’aimer ; sa haine doit vous obliger à le haïr.
ANTIOPE.
J’ai dû imiter Thésée aux actions qui m’ont semblé raisonnables ; mais je ne dois point l’imiter en celles que je condamne.
ÉGERIE.
Si vous condamnez son changement, pourquoi n’en condamnez-vous pas l’auteur ?
ANTIOPE.
Il peut se repentir.
ÉGERIE.
Il peut encore changer après s’être repenti.
ANTIOPE.
Vous avez trop de prévoyance.
ÉGERIE.
Vous avez trop d’amour.
ANTIOPE.
Si vous connaissiez Thésée comme je le connais !
ÉGERIE.
Je serais bien malheureuse.
ANTIOPE.
Vous auriez moins de haine.
ÉGERIE.
J’aurais moins de repos.
ANTIOPE.
Il paraît bien à vos discours que vous n’avez jamais aimé.
ÉGERIE.
Je vous aime infiniment.
ANTIOPE.
Pourquoi n’aimez-vous donc pas ce que j’aime ?
ÉGERIE.
Je ne puis aimer ce qui vous tourmente.
ANTIOPE.
Mais si ce tourment m’est agréable ?
ÉGERIE.
Je le dois haïr davantage.
ANTIOPE.
Pourquoi ?
ÉGERIE.
Parce ce qu’il est plus dangereux.
Scène V
TALESTRIE, ANTIOPE
TALESTRIE.
Madame, on nous attaque.
ANTIOPE.
Est-ce Thésée ?
TALESTRIE.
Oui.
ANTIOPE.
Voyons cet inhumain, et perçons-lui le cœur des yeux ou de la main.
ACTE II
Scène première
ÉGÉE, MÉDÉE
ÉGÉE.
Puisque ces illustres Héros, ces parfaits amis, Thésée et Pyrithous, combattent pour notre défense, nous n’avons rien à craindre. Ces superbes Amazones, qui croient venger leur pays par le ravage du nôtre, signaleront nos campagnes par leurs tombeaux, et fourniront un champ spacieux à votre gloire. Nos valeureux défenseurs sont aux mains avec nos insolentes ennemies, leur générosité n’a pu souffrir que je partageasse avec eux les travaux du combat, et ils veulent pourtant que je profite seul des fruits de la victoire.
MÉDÉE.
J’espère beaucoup de la valeur de ces fameux amis, mais je crains encore davantage de leur ambition ; je veux croire qu’ils ne sont pas venus dans Athènes pour vous en ravir le Sceptre, mais il est à craindre que l’occasion leur en fasse naître le désir, et si j’ai quelque connaissance des choses, Thèbes n’est point sans quelque grand dessein : j’observai son visage lorsqu’il s’approcha de vous, et je vis des marques infaillibles d’une âme troublée.
ÉGÉE.
Si vous eussiez pris garde à moi, vous eussiez sans doute remarqué des mouvements semblables aux siens ; je n’ai pu m’empêcher de tressaillir dès l’instant que je l’ai vu : Direz-vous aussi que j’ai quelque grand dessein contre lui ?
MÉDÉE.
Je ne le dirai point Seigneur, mais s’il vous plaît d’écouter mon raisonnement, j’espère de lui persuader que ce qui cause son assurance dût être le sujet de sa crainte.
ÉGÉE.
Médée ne doit jamais douter que je ne l’écoute agréablement, et je l’aime trop pour ne pas croire que toutes ses pensées sont raisonnables.
MÉDÉE.
Dès l’entrée de ce discours je proteste, Seigneur, que je ne prétends pas de vous rendre Thésée suspect jusques au point d’autoriser une précaution violente ; mais je veux seulement tempérer la trop grande confiance que vous pourriez avoir en lui, et tâcher de prévenir des maux qui seraient incurables.
ÉGÉE.
Mais comment me pourrez-vous prouver que mon émotion me doive faire peur, plutôt que celle de Thésée ?
MÉDÉE.
L’émotion de Thésée peut trouver son excuse dans la Majesté des Rois, qui produit presque toujours ces marques de respect : Mais la vôtre ne peut procéder que d’une crainte secrète, qui par une voie inconnue se glisse dans l’âme à l’objet d’un ennemi couvert. Les grandes connaissances qu’Apollon mon père m’a donné des causes de presque tous les effets que les savants admirent, m’ont appris qu’il y a un commerce entre nos esprits, sans l’entremise des sens, d’où se forment l’amour et la haine, que nous appelons d’inclination, et d’où procèdent ces craintes et ces désirs dont nous ignorons les causes ; c’est par cette voie que l’horreur s’introduit dans notre âme à l’abord d’un mauvais Démon, quoiqu’invisible ; c’est de cette cause que procède l’ouverture de la plaie d’un homme mourant à la rencontre du meurtrier.
ÉGÉE.
Mais si l’esprit peut être touché de crainte à l’abord d’un esprit ennemi, n’est-il pas vraisemblable qu’il peut être ému de joie à la rencontre d’un esprit ami ? Et si j’aime Thésée, ne puis-je pas croire sans sortir des termes de votre raisonnement, que mon émotion n’a procédé que d’un excès de plaisir ? Et ne dois-je pas tout espérer de son secours, puisque sa seule présence me donne tant de joie ?
MÉDÉE.
Les émotions que la joie produit sont bien différentes de celles qui procèdent de l’horreur : je crois pourtant que vous pouvez beaucoup espérer de Thésée ; mais je ne pense pas que vous deviez négliger la méfiance.
ÉGÉE.
J’en aurai puisque vous l’approuvez autant que la bienséance m’en pourra permettre, et pour commencer à vous le témoigner, je serai bien aise que nous allions voir du haut de cette Tour, les déportements de nos défenseurs : il nous sera facile de juger de leurs intentions par ces premiers efforts.
MÉDÉE.
Nous découvrons de ce rempart tout ce qui se fait dans le Camp, et je commence à voir Thésée.
ÉGÉE.
Oui, mais il nous peut voir, et je crois que nous devons nous cacher, de crainte qu’il n’ose agir librement ; retirons-nous donc et montons sur cette terrasse, d’où nous pourrons les voir sans être vus.
Scène II
ANTIOPE, THÉSÉE, TALESTRIE
ANTIOPE.
Quoi barbare, vous fuyez Antiope !
THÉSÉE.
Quoi, Madame, vous poursuivez Thésée !
ANTIOPE.
Thésée défend-il une ville que j’attaque ?
THÉSÉE.
Antiope attaque-t-elle une ville que je défends ?
ANTIOPE.
Je dois venger les Amazones.
THÉSÉE.
Je dois protéger les Grecs.
ANTIOPE.
Vous me devez votre affection.
THÉSÉE.
Je vous la conserve inviolable.
ANTIOPE.
Est-ce me le témoigner que de prendre le parti d’Égée contre moi ?
THÉSÉE.
Voulez-vous que je prenne le vôtre contre ma patrie ?
ANTIOPE.
Je vous le défends.
THÉSÉE.
Que dois-je donc faire ?
ANTIOPE.
Rien.
THÉSÉE.
Quoi, je devais demeurer dans l’oisiveté, tandis que toute la Grèce était en armes ?
ANTIOPE.
Oui, puisque vous ne pouvez en sortir sans vous rendre criminel. Mais Thésée, après vous avoir demandé la cause de votre fuite, n’ai-je pas occasion de douter à quel dessein vous revenez ? Est-ce pour faire cesser les déplaisirs que votre absence m’a causés ? Les armes que vous me présentez ne me permettent pas d’avoir cette pensée : est-ce pour enrichir Égée des dépouilles d’Antiope ? Ces mêmes armes que vous baissiez contre terre semblent me défendre ce soupçon. Tirez-moi de grâce de l’incertitude où je suis : mais ressouvenez-vous que je suis femme, et qu’il n’importe que vous trahissiez la vérité, pourvu que vous flattiez ma passion.
THÉSÉE.
Quand vous me demandez, Madame, pourquoi j’ai fui, vous me demandez la raison d’une action qui n’en peut avoir : d’où puis-je tirer un raisonnable sujet de fuir une Amazone, une charmante Reine ? Si je la considère comme ennemie, l’honneur m’ordonne de l’attendre ; et si je la regarde comme amie, la bienséance et l’amour me le défendent. Après vous avoir dit pourquoi je ne devais pas fuir devant vous, je ne me crois pas obligé de vous dire ce qui m’a fait arrêter : Mais puisque vous avez causé ma fuite et mon retour en me poursuivant et en cessant de me poursuivre, ne puis-je pas vous demander pourquoi vous m’avez poursuivi ? Et pourquoi vous ne me poursuivez plus ?
ANTIOPE.
Quoi ! un barbare qui foulant aux pieds tous les devoirs de l’humanité et de bienséance, attaque une armée de belles femmes ? Un ingrat qui choque des desseins qu’il devrait protéger au péril de sa vie, un ennemi mortel qui vient porter la terreur et la mort jusques dans mon quartier, qui fait si peu d’état d’un lieu que la Majesté des Rois rend inaccessible à la violence : et pour dire encore davantage, un infidèle s’étonne de quoi je le poursuis ! Et Thésée ce généreux Prince qui a bien eu autrefois assez de bonté pour me promettre une affection immortelle ; ce modèle conquérant, qui s’est contenté de triompher de son ambition, lorsqu’il pouvait triompher de la Reine des Amazones ; qui m’a tant de fois juré que j’étais le seul objet qui plaisait à ses yeux, et qui a eu tant d’occasion de croire que sa présence m’était agréable ! Thésée me demande pourquoi j’ai cessé de le poursuivre ? Ah ! j’ai dû poursuivre un ennemi, mais j’ai voulu cesser de poursuivre Thésée.
THÉSÉE.
Dieu que votre générosité me fait de honte !
ANTIOPE.
Êtes-vous satisfait, après cette déclaration ne puis-je pas vous en demander une autre ? Votre visage se trouble, vous craignez qu’Antiope vous reproche votre manque de foi ? Qu’elle vous en demande la cause ? Ne vous rassurez point, votre désordre me ravit, c’est une marque que vous n’êtes pas encore bien confirmé dans votre crime : mais ne craignez pas pourtant que je renouvelle le passé : souffrez seulement que je vous demande quels sont vos desseins pour l’avenir, et pourquoi vous tâchez de diminuer les conquêtes d’une Reine qui a toujours fait gloire d’augmenter les vôtres ?
THÉSÉE.
Puisque vous avez assez de bonté pour vouloir m’entendre en mes justifications, et pour distinguer encore en ma personne les noms de Thésée d’avec celui d’ennemi, quelque soin qu’il ait paru que j’aie pris de les confondre, je ne vous cèlerai point les véritables motifs de mon apparente rébellion. Il est vrai que partant de vos terres je vous promis d’y retourner, et que vous eûtes assez de civilités pour faire semblant de le désirer. Mais ce conseiller fidèle.
ANTIOPE.
Pouvez-vous appeler fidèle celui qui vous a conseillé de faire une infidélité ?
THÉSÉE.
Ne m’en accusez point, et permettez que je vous dise que le temps, ce conseiller qui ne trompe jamais, et qui fait voir les choses sous leurs véritables visages, me montra bientôt après mon départ le peu d’occasion que vous aviez de désirer mon retour, et le peu de sujet que j’avais d’imaginer que vous la désirassiez : ainsi je me privai d’une vue qui m’eût été très agréable par la crainte de ne vous l’être point. Vous dirai-je l’état où cette privation m’a mis ? Celui où je me vois ne me permet pas d’espérer votre créance en cet endroit : je m’en tairai donc.
ANTIOPE.
Ne me faites point ce tort, et sachez que je suis absolument résolue à croire tout ce qui peut vous justifier envers moi.
THÉSÉE.
Il y a de l’impudence de paraître devant vous les armes à la main et de vous dire que la pensée de l’amitié que vous m’aviez promise est la seule qui a pu flatter mon âme de quelque plaisir depuis que je me suis séparé de vous, et je serais injuste autant que je parais ingrat, si je voulais vous obliger à croire des paroles si visiblement contredites par mes actions : mais il est pourtant vrai que le souvenir de vos bontés a fait toute ma joie.
ANTIOPE.
Mais Thésée.
THÉSÉE.
Vous allez me demander encore pourquoi est-ce que j’ai pris les armes pour ses ennemis ? Je vous dois satisfaire ; mais souvenez-vous que vous m’avez permis d’ajouter à la vérité pour rendre ma faute plus excusable, et ne croyez pas que j’abuse de cette liberté.
ANTIOPE.
Si le véritable récit des motifs de votre entrée dans Athènes, et de votre sortie contre nous ne vous laisse aucune voie pour vous sauver du crime d’ingratitude, de grâce épargnez-vous la peine de le faire, et laissez-moi dans la pensée que vous n’êtes pas absolument coupable.
THÉSÉE.
Puisque mon innocence et ma condamnation sont en vos mains, je puis me déclarer ouvertement si vous désirez de m’absoudre ; vous le pouvez aussi bien par un acte de clémence, que par un sentiment de justice : et soit que je paraisse innocent ou criminel, je serai toujours innocent si vous me pardonnez.
ANTIOPE.
Quelque avantage que je pusse retirer de la gloire de vous avoir pardonné, j’aime bien mieux que vous n’ayez pas failli.
THÉSÉE.
Si dans le commerce de la terre, aussi bien que dans celui du Ciel, l’intention pouvait justifier les actions, je ne serais pas maintenant en peine de vous dire ce que j’ai désiré de faire, qui n’a pu paraître dans ce que j’ai fait. Sachez donc Madame, qu’ayant appris que vous avanciez vers la Grèce, le désir que j’ai toujours conservé de vous revoir ne m’a pu permettre d’arrêter à Trézène : j’en suis donc parti avec cette pensée. Je n’étais pas loin d’Athènes lorsque j’ai su que vous aviez dessein de l’assiéger, et d’assujettir ensuite toute la Grèce : cette nouvelle a bien troublé mon âme ; je suis Grec, je suis Prince, je suis dans quelque légère estime, ces qualités ne m’ont pu permettre de joindre mes armes aux vôtres, de crainte de paraître perfide à ma patrie, et par conséquent indigne de votre amitié : j’ai donc voulu retourner sur mes pas, mais enfin le désir qui m’avait fait partir m’a fait encore pousser plus avant, j’ai pensé qu’il valait mieux paraître ennemi d’Antiope, que de ne la voir point. Je suis donc entré dans Athènes : et lorsqu’on a voulu faire une sortie, j’ai demandé la permission d’attaquer votre quartier, mon dessein a réussi, je vous y ai vue ; vous m’avez poursuivi avec les sentiments que vous pouvait donner celui que je vous paraissais, et je me suis détourné avec la pensée que devait avoir celui que j’étais en effet : ma fuite vous a mise en peine ; vous avez cesser de me poursuivre, pour m’en demander la cause, je me suis arrêté pour vous la dire, et vous pouvez juger par tout ce qui s’est passé depuis notre conversation, s’il est vraisemblable que Thésée ait voulu vaincre Antiope, en faveur de ses ennemis, ou qu’il l’ait voulu voir à la faveur de ses ennemis.
ANTIOPE.
Mais enfin, voulez-vous arrêter davantage dans une ville que je dois saccager ? Voulez-vous qu’on die à votre honte que vous avez entrepris inutilement de secourir Égée.
THÉSÉE.
Non.
ANTIOPE.
Que voulez-vous donc faire ?
THÉSÉE.
Poursuivre mon dessein.
ANTIOPE.
Vous ne sauriez me voir souvent sans vous faire soupçonner d’Égée.
THÉSÉE.
Je serai bien à couvert de toute sorte de soupçon aussitôt qu’il me reconnaîtra.
ANTIOPE.
Mais ne craignez-vous point Médée ?
THÉSÉE.
Une belle femme ne saurait me donner de la crainte.
ANTIOPE.
Je souhaite qu’elle ne puisse pas aussi vous donner de l’amour, mais je n’ose m’en assurer.
THÉSÉE.
Vous le devez.
ANTIOPE.
Elle a bien des charmes.
THÉSÉE.
Ses charmes l’ont rendue abominable. Mais j’entends du bruit près de nous. Adieu, ne doutez pas de mon affection.
TALESTRIE.
Ah ! Madame, au secours les ennemis emmènent la Princesse votre sœur, mais nous tenons Pyrithous.
ANTIOPE.
Allons chère Talestrie, allons la délivrer, ou mourir avec elle.
Scène III
ÉGÉE, MÉDÉE, UN CAPITAINE DES GARDES
ÉGÉE.
Oui, Madame, vous êtes plus raisonnable dans vos soupçons, que je ne le suis dans mes confiances, le long entretien de Thésée et de Pyrithous, ne peut être sans quelque dessein pernicieux à mon État, mais je le préviendrai : À moi quelqu’un.
UN CAPITAINE DES GARDES.
Seigneur.
ÉGÉE.
Allez.
MÉDÉE.
De grâce consultons encore un peu davantage auparavant que d’en venir à la violence.
ÉGÉE.
Laissez-nous, mais ne vous éloignez point. Vous m’avez fait tort de penser que j’eusse dessein d’attenter à la vie de ce Prince, je voulais seulement avertir nos gens de prendre garde à lui, et de lui défendre l’entrée d’Athènes.
MÉDÉE.
Ce dernier conseiller vous peut-être désavantageux ; si vous lui défendez l’entrée de la ville, il aura l’occasion d’agir ouvertement contre vous : il vaut donc mieux l’obliger d’y rentrer, et de l’empêcher d’en sortir.
ÉGÉE.
Pourtant il est toujours utile d’envoyer des traîtres parmi les ennemis.
MÉDÉE.
Oui, mais il est beaucoup plus assuré de les laisser point échapper : toutefois les choses ne sont pas encore si fort désespérées, qu’il soit nécessaire de recourir aux extrêmes remèdes, je crois qu’il faut seulement observer toutes les démarches de ce Prince avec soin, et tâcher de juger de ses desseins par les actions ; je le trouve si bien fait, que j’ai de la peine à le croire capable de trahison.
ÉGÉE.
Vous exprimez ce que je ressens, s’il me trahit, il mérite un rigoureux supplice ; je ne puis presque consentir à me défier de lui : il le faut pourtant, allons le voir revenir, et perdons tout ce qui peut contribuer à notre perte.
ACTE III
Scène première
ANTIOPE, PYRITHOUS, TALESTRIE, etc.
ANTIOPE.
Non, non, je ne vous reprocherai point les ravages que vous avez faits dans mes troupes.
PYRITHOUS.
Vous le devez.
ANTIOPE.
Pyrithous a dû suivre Thésée, et je dois le louer de l’avoir suivi : Mais vous seriez bien injuste si vous vouliez me défendre de me réjouir de votre prise, puisque je n’en prétends aucun autre avantage, que celui de vous donner la liberté.
PYRITHOUS.
À moi la liberté !
ANTIOPE.
Oui Pyrithous, je veux vous rendre la liberté : il vous sera permis d’aller revoir votre ami. J’eusse bien désiré d’apprendre de vous les véritables motifs de son voyage et du vôtre ; mais puisque la foi vous ordonne le silence, je ne vous presserai pas davantage sur ce sujet : allez, dites seulement au Roi d’Athènes, que s’il a quelque sentiment de générosité, il doit me rendre ma sœur ; que s’il ne me la rend aujourd’hui, je l’irai délivrer, et que le même bras qui a délié vos chaînes, et qui doit rompre celles de cette valeureuse fille, lui en peut donner qu’il ne saurait rompre avec le secours de toute la Grèce.
PYRITHOUS.
Quand je considère combien je mérite peu la grâce que votre Majesté me fait, je la refuse sans contester, aimant mieux être un véritable sujet de votre courroux, qu’un indigne objet de votre clémence. Mais quand je regarde la grandeur de cette action, et combien elle doit signaler en vous cette vertu généreuse qui élève si haut les hommes au-dessus des hommes, je ne puis me résoudre à l’interrompre par le bienfait que vous me présentez.
ANTIOPE.
Ah Pyrithous ! il n’appartient qu’aux Grecs de recevoir de bonne grâce un bienfait : vous m’obligez en souffrant que je vous oblige.
PYRITHOUS.
Je sais bien, Madame, qu’il est difficile à un prisonnier de se rendre croyable, quand il veut persuader qu’il a dessein de refuser sa liberté, le désir en est trop naturel, et la fuite trop extraordinaire : Mais il est pourtant vrai, Madame, que je le refuserais, si j’étais le seul intéressé dans ce refus : l’avenir fera juger du présent, et mes actions justifieront mes paroles. Je pars donc, Madame, puisque vous le voulez, mais avec cette protestation, que je reconnaîtrai la liberté que vous me donnez, ou que je n’en jouirai point.
ANTIOPE.
Qu’on l’accompagne jusqu’au pied du rempart.
Scène II
ANTIOPE, TALESTRIE
ANTIOPE.
Oui Talestrie, je lis votre mécontentement sur votre visage, vous me blâmez autant que la bienséance et l’amitié vous le peuvent permettre ; l’indiscrétion et la légèreté sont les moindres crimes dont vous m’accusez.
TALESTRIE.
Je sais trop le respect que je dois à votre Majesté, pour en avoir des pensées si hardies, et le souvenir des grandes actions que vous avez faites dans le cours de votre règne, en nous empêchant de juger sinistrement de votre conduite, vous peuvent dispenser de le craindre : Mais puisque vous avez pensé que je désirais de parler sur la liberté que vous avez donnée à Pyrithous, et que j’ai déjà reçu dans votre esprit la peine que mon audace mérite, je vous dirai, Madame, que les effets de générosité me paraissent autant dangereux qu’ils sont beaux lorsqu’ils sont faits en faveur des ennemis.
ANTIOPE.
C’est aussi le danger qui les rend considérables.
TALESTRIE.
Pourtant ceux qui considèrent ces actions détachées de la personne qui les produit, ne font point difficulté de les condamner, et je pourrais rapporter à votre Majesté pour une preuve de ma proposition un discours qu’un conseiller d’Hercule lui fit en ma présence, et des autres otages que vous lui aviez envoyés sur le sujet de votre accord, mais je craindrais d’abuser de la patience de votre Majesté.
ANTIOPE.
N’ayez point cette crainte, poursuivez seulement, nous ne saurions mieux employer le temps que nous avons de relâche, qu’à nous instruire de ce que nous devons faire lorsque nous sommes dans l’action.
TALESTRIE.
Je ne vous le rapporterai pas avec l’élégance de cet illustre Grec, mais je tâcherai de le redire avec fidélité, et avec tout l’éclaircissement dont je suis capable. Il disait donc que toutes les personnes qui entrent dans la société civile, s’obligent par une convention naturelle à trois sortes de devoirs, dont ils ne peuvent jamais se dispenser sans injustice. De ces devoirs, disait-il, le premier est contracté en faveur de la patrie ; le second, en faveur de soi-même, et le dernier en faveur des misérables. Chacun doit son sang à sa patrie, ses soins à soi-même, et son secours aux malheureux ; mais nul ne doit secourir sa patrie au prix de son honneur, procurer sa propre gloire au préjudice des misérables ; ni secourir des malheureux au préjudice de son honneur et de sa patrie. Ainsi, disait-il, il est permis de dispenser tous ces devoirs avec tout l’éclat et toute la magnificence imaginable ; mais il est absolument défendu de relever l’un au préjudice de l’autre : ainsi, disait-il, vous pouvez tout accorder à la Reine des Amazones, si votre peuple et votre honneur vous le peuvent permettre : mais il faut auparavant accorder ces trois intérêts. Ainsi dirais-je, Madame, s’il m’était permis, vous pouvez tout accorder à Pyrithous, si votre peuple et votre honneur vous le pouvaient permettre : mais il semble que vous deviez plutôt accorder ces trois intérêts.
ANTIOPE.
J’ai fait cet accord Talestrie, sache que je connais trop la personne que je viens d’obliger, pour ne pas croire que mon peuple et moi n’aurons point sujet de nous plaindre de ce que j’ai fait pour lui.
TALESTRIE.
Je ne sais quelle assurance vous pouvez prendre en Pyrithous, que vous avez vu parmi vos ennemis, lui qui vous avait déjà tant d’obligation.
ANTIOPE.
Ce que tu rapportes pour me le rendre suspect me fait croire que je dois m’assurer de lui, er de fait, s’il a pu combattre contre moi parce qu’il avait promis son secours au Roi d’Athènes, n’ai-je pas occasion de croire qu’il peut tout faire en ma faveur, puisque j’ai déjà sa promesse, et que je ne lui demande qu’après lui avoir donné ?
TALESTRIE.
Je souhaite trop ce que vous espérez, pour pouvoir me résoudre à vous contredire davantage : mais je crois qu’il sera bon que vous vous fassiez voir dans le camp, pour rassurer nos compagnes, que la perte de la Princesse pourrait avoir effrayées.
ANTIOPE.
Allons donc, chère Talestrie, aussi je vois déjà nos ennemis paraître au pied du rempart, et sache que si ma sœur ne revient aujourd’hui, je veux qu’avant la nuit on force cette ville.
Scène III
ÉGÉE, MÉDÉE
ÉGÉE.
Enfin, Madame, Thésée est innocent, et nos soupçons injustes.
MÉDÉE.
C’est mon désir, mais ce n’est pas ma croyance.
ÉGÉE.
Nous tenons pourtant la sœur d’Antiope.
MÉDÉE.
Les bons succès de nos armes augmentent ma crainte.
ÉGÉE.
Être d’intelligence avec notre ennemie, et prendre sa sœur prisonnière ne sont pas pourtant des choses compatibles ; De grâce, Madame, perdez cette crainte, elle est trop injurieuse à l’honneur des Princes. Mais voici cet illustre protecteur.
Scène IV
THÉSÉE, ÉGÉE, MÉDÉE
ÉGÉE.
Quoi Thésée, plaignez-vous ma victoire ? D’où procède le tristesse que je lis dans vos yeux ?
THÉSÉE.
D’une perte irréparable.
ÉGÉE.
Quoi, de votre sang ?
THÉSÉE.
Cette perte serait perte, en comparaison de celle que je plains.
ÉGÉE.
Quelque ennemi vient-il de ravager vos terres ? Sachez que vous aurez toujours des sujets où je serai Roi.
THÉSÉE.
Ce malheur serait moins fâcheux, que l’offre que votre Majesté me fait n’est obligeante.
ÉGÉE.
Vous a-t-on porté la nouvelle de la mort de vos parents ?
THÉSÉE.
Tandis que vous vivrez Seigneur, je ne puis plaindre la perte de ceux que je considère le plus.
ÉGÉE.
Quelle est donc cette perte, que je l’amoindrisse au moins par la part que j’y prendrai ?
THÉSÉE.
Ah ! Seigneur, je viens de perdre un parfait ami.
ÉGÉE.
En effet, Thésée, vous aviez raison de dire que cette perte est la dernière que nous pouvons faire dans la vie. Mais quoi, Pyrithous est-il mort ?
THÉSÉE.
Seigneur, je n’en suis pas bien assuré : mais je l’ai vu parmi nos ennemies, et il n’a pas été en ma puissance de l’en retirer, il est infailliblement ou mort, ou prisonnier.
ÉGÉE.
S’il est mort, vous avez sujet de vous consoler, puisqu’il est mort pour le salut de sa patrie. C’est une occasion que les gens d’honneur désirent toujours, et qu’ils rencontrent rarement.
MÉDÉE.
Pour une personne qui vous aime ne vous en mettez point en peine, puisque vous savez parfaitement aimer, vous n’en manquerez point, c’est la dernière perfection de l’art de faire des amitiés.
THÉSÉE.
Ah ! Madame, qu’il est peu de personnes capables de répondre aux sentiments d’une parfaite amitié.
ÉGÉE.
Pyrithous pourrait être prisonnier, en ce cas je vous offre tout ce qu’on peut désirer pour sa rançon, et je ne crois pas que la Reine des Amazones refuse de le rendre pour sa sœur.
THÉSÉE.
Vos consolations charment agréablement ma douleur, mais elles ne sauraient m’en délivrer.
MÉDÉE.
S’il est mort, je vous promets une personne qui vous aimera parfaitement.
ÉGÉE.
S’il est vivant je vous le rendrai.
THÉSÉE.
Vos Majestés m’obligent si tendrement en cette rencontre, que je proteste par le Ciel qui nous regarde, et par cette épée qui doit vous obliger à me croire, que je vous rendrai toute ma vie les devoirs d’un fils ; et s’il vous plaît que je prenne ce nom, quelque gloire que me donne l’avantage d’être cru de la race des Dieux, je renonce dès à présent à cette vanité.
ÉGÉE.
Hélas ! quand vous m’offrez un fils vous me renouvelez une affection qui m’est bien sensible, je n’en ai jamais pu obtenir du Ciel, quelques prières et quelques vœux que j’y aie employés.
THÉSÉE.
Dieux, qu’est-ce que j’entends !
MÉDÉE.
Cessez de vous plaindre Thésée, voici Pyrithous.
Scène V
THÉSÉE, ÉGÉE, PYRITHOUS
THÉSÉE.
Ah ! cher ami, que votre retour me donnerait de joie si j’en étais capable.
ÉGÉE.
Mais comment avez-vous pu sortir des mains de nos ennemies ?
PYRITHOUS.
Par un ordre de générosité d’Antiope, à condition de solliciter votre Majesté de faire le même traitement à la Princesse que vous retenez prisonnière.
ÉGÉE.
La Reine des Amazones est trop généreuse, mais je ne la trouve pas assez prudente. Si elle vous eut retenu, votre ami m’est témoin que j’allais lui rendre sa sœur, tant pour donner cette satisfaction à Thésée, que pour reconnaître en quelque sorte les obligations que je vous ai : Mais puisque vous êtes en liberté, je crois que nous pouvons retenir la Princesse, et que nous ne devons pas imiter Antiope dans une action que nous approuvons.
PYRITHOUS.
Je n’ai reçu la liberté dont je jouis qu’à cette condition, si votre Majesté ne me veut pas accorder le bien que je lui demande, je suis obligé de renoncer à celui que je tiens d’Antiope : Mais auparavant je dirai que le refus qu’on me fait est bien étrange. Vous dites, Seigneur, que vous aviez résolu de rendre la Princesse à la Reine des Amazones si elle m’eût retenu ; quelle nouvelle raison avez-vous de la retenir ? Est-ce parce que sa sœur me donne la liberté ? S’il est ainsi j’avoue que vous agissez d’une façon bien extraordinaire, et que la prudence qui vous conseille m’est inconnue : Car si vous aviez résolu de donner la liberté de la Princesse pour la mienne, que ne la donnez-vous, puisque vous avez reçu ce que vous désirez ? Il est vrai que la guerre s’est fait dès lors au préjudice de la justice civile, que l’épée qui la dût maintenir s’est employée à la détruire : mais il est aussi vrai qu’elle a conservé inviolablement ce qu’elle avait établi, que la bonne foi a toujours réglé les conventions réciproques ; on ne saurait demander de meilleure grâce un prisonnier, qu’en rendant un prisonnier, et quiconque ne répond pas à ces petites générosités, se met en danger de n’en pas recevoir de grandes. Vous en ferez pourtant, Seigneur, ce que vous voudrez ; mais je sais bien que je ferai ce que je dois.
ÉGÉE.
Je ne condamne pas un discours que la reconnaissance vous a suggéré, quelque liberté que j’y remarque, j’y vois encore davantage de vertu, vous avez occasion de désirer ce que vous demandez : Mais voyez comme les choses paraissent différentes par leurs différentes expressions : vous dites que puisque j’avais résolu de donner la Princesse pour vous tirer de la captivité des Amazones, je la dois rendre lorsque vous êtes en liberté : Mais je crois que j’ai bien plus de raison de dire, que n’ayant promis de délivrer la sœur de mon ennemie que pour vous tirer de la captivité, à présent que vous n’y êtes plus je ne dois point la rendre. Je ne répondrai point à ce que vous dites des conventions militaires, mais je dirai bien qu’un Roi se peut justement dispenser de l’exécution d’un traité qui a été fait par les Capitaines, dans les nécessités présentes, et sans son ordre exprès, que je ne suis point obligé de tenir ce que vous avez promis, et que si vous faites ce que vous devez, vous ne ferez rien au préjudice de votre patrie, et du secours que vous avez promis à la Grèce.
PYRITHOUS.
Je ne puis faillir contre ces devoirs, en tenant la parole que j’ai donnée.
ÉGÉE.
Si ce que vous avez promis est juste, et s’il est en votre puissance, vous le devez tenir.
PYRITHOUS.
Ce que j’ai promis est juste puisque je l’ai promis, il est en ma puissance puisque je le veux, et je le tiendrai parce qu’il est juste.
ÉGÉE.
Je pourrais vous demander l’explication de ce que vous venez de me dire, mais je veux que ce soit Thésée : et pour vous donner la liberté de vous entretenir sur ce sujet je vous laisse seuls, et ne vous recommande autre chose que de vous souvenir que vous êtes Prince, et Grec.
Scène VI
PYRITHOUS, THÉSÉE
PYRITHOUS.
Quoi, cher ami, vous souffrez qu’on me traite ainsi, sans ouvrir la bouche pour me défendre ; la qualité de fils, qui vous dût autoriser auprès d’Égée, vous défend de parler ? Ah ! de Grâce, faites-vous connaître auprès de lui avec la liberté des parents, ou bien avec celle des étrangers : S’il est votre père, obligeons-le par affection à faire ce que j’ai promis à la Reine des Amazones ; et s’il ne l’est point, contraignons-le par la force ouverte à contenter cette excellente Princesse, l’honneur vous l’ordonne, ma parole m’y engage, l’amour vous le commande, la justice le veut : Et pour ne pas m’étendre davantage sur ce sujet, il faut que Pyrithous retourne aujourd’hui dans la captivité ou qu’on délivre cette illustre prisonnière.
THÉSÉE.
Ah ! Pyrithous, il ne faut plus prétendre à la reconnaissance d’Égée, il vient de me dire qu’il n’eût jamais d’enfant.
PYRITHOUS.
Il semble que cette nouvelle vous afflige ?
THÉSÉE.
Oui, je l’avoue, et que le déplaisir que j’en ressens est extrême.
PYRITHOUS.
Dieu ! que votre faiblesse est grande, et que j’ai de joie de me voir en état de me venger d’Égée : mais dites-moi, qu’est-ce qui vous oblige de vous plaindre de quoi vous n’êtes pas son fils, est-ce la vertu ?
THÉSÉE.
Brisez là ce discours, je ne le saurais souffrir.
PYRITHOUS.
Bien ; bien, je le briserai là, mais sachez que vous violez les droits de notre amitié.
THÉSÉE.
Ne m’accusez point, plaignez plutôt mon désordre, je vous aime, je voudrais vous le témoigner : J’aime Antiope, plût au Ciel que vous pussiez voir l’un et l’autre dans mon cœur, mais je ne puis pourtant me résoudre à vous contenter au préjudice d’Égée. Non non, grand Prince, je ne puis vous abandonner : et vous ne m’avez point dit la vérité, il faut nécessairement que vous soyez mon père, l’amour et l’amitié ne peuvent céder qu’à la nature : Oui, cher ami, Égée est mon père, je ne puis écouter aucun dessein de violence contre lui, non pas même ce que vous me proposez, et ce que vous me proposez en faveur d’une aimable Reine qui m’aime et que j’adore, contentez vos désirs, je ne vous retiendrai point, mais soyez assuré que je vous aimerai toujours, quoi que vous puissiez faire.
PYRITHOUS.
Mais enfin, que voulez-vous devenir ?
THÉSÉE.
Je veux tenter une autre fois ce que j’ai déjà tenté vainement : Mais vous-même, que prétendez-vous faire, et que pourrai-je dire au Roi ?
PYRITHOUS.
Dites-lui que je suis résolu de tenir la parole que j’ai donnée. Adieu, voici Médée, je ne veux point voir cette infâme sorcière.
Scène VII
MÉDÉE, THÉSÉE
MÉDÉE.
Vous avez sans doute eu bien de peine à remmener Pyrithous ?
THÉSÉE.
Madame, je ne me plains que de quoi je n’ai rien avancé.
MÉDÉE.
Ce n’est pas pourtant le sujet de toute votre tristesse.
THÉSÉE.
Je vous avoue que j’ai quelque autre chose dans l’esprit qui m’afflige aussi.
MÉDÉE.
Quelque grand et quelque difficile dessein sans doute enfin digne de Thésée ?
THÉSÉE.
Il est grand il est difficile, mais je ne sais s’il est digne de moi.
MÉDÉE.
Si ce dessein ne vous promet une Couronne, il est au-dessous de vous.
THÉSÉE.
Il me l’a promis en effet, je ne sais s’il me la donnera.
MÉDÉE.
C’est à moi qu’il faut recourir pour avoir cette certitude, oui Thésée, je vous la puis donner, demandez-la-moi seulement ; celle qui a pu livrer son père et son pays aux désirs d’un Amant infidèle pourra bien livrer un Prince étranger ès mains d’un Amant généreux. Enfin, Thésée, il ne faut que m’aimer, et le vouloir pour être Roi d’Athènes : je puis par un souffle faire mourir Égée : et si vous craignez Antiope, je pourrai vous en délivrer aussi.
THÉSÉE.
Ah Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?
MÉDÉE.
Quoi, vous vous effrayez ! Sachez qu’on ne peut usurper la souveraine puissance par des voies plus assurées et plus douces, il faut faire toutes choses pour être en droit de pouvoir toutes choses.
THÉSÉE.
Ah ! Madame, vous voulez éprouver ma fidélité ; Sachez que je n’ai point de dessein qui ne soit légitime, et que je donnerai mon sang pour la vie de ceux dont vous me proposez la mort.
MÉDÉE.
Quoi, l’ambition ne peut détourner ces faibles pensées ?
THÉSÉE.
Ah ! Madame, c’est trop continuer cette feinte.
MÉDÉE.
Peut-être craignez-vous Médée, ce qu’elle a fait vous donne de l’horreur ; considérez ses actions, vous trouverez qu’on ne peut l’accuser que d’avoir trop aimé : quand elle livra la Toison d’or, ce fut pour Jason : quand elle fit mourir Pélée, ce fut pour Jason : quand elle fit mourir Créon et sa fille, ce fut pour Jason : enfin Médée est capable de tout faire pour la personne qu’elle aime ; mais elle ne peut rien faire contre la personne qu’elle aime ; je ferai tout pour vous, mais je ne pourrai jamais rien faire contre vous.
THÉSÉE.
Quoi, ce n’est donc pas une feinte ? Ah ! barbare, n’irritez point davantage ma patience, éloignez-vous d’ici : mais il vaut mieux que je m’en éloigne moi-même.
MÉDÉE.
Va, fuis, mais sache que Médée vole, et qu’on ne l’offense jamais impunément.
ACTE IV
Scène première
PYRITHOUS, ANTIOPE, SA SUITE
PYRITHOUS.
Il est vrai, Madame, je ne puis répondre des actions du Roi d’Athènes, mais je dois répondre des miennes, il peut retenir la Princesse votre sœur au préjudice de notre convention ; mais je ne dois point jouir de ma liberté au préjudice de ma parole. N’ayant pu briser les chaînes de cette valeureuse Princesse, je viens renouer les miennes, et supplier très humblement votre Majesté d’agréer que je sois son prisonnier autant de temps que votre sœur sera prisonnière d’Égée.
ANTIOPE.
Ah ! Pyrithous, que votre générosité s’élève au-dessus de la mienne, que j’ai peu fait en vous donnant la franchise au prix de ce que vous faites en la refusant ; mais prenez garde qu’ayant accepté la liberté que je vous ai donnée, vous ne pouvez vous en dépouiller maintenant, le désir que vous témoignez d’en avoir vous en empêche : et nul ne peut être contraint, qui désire de l’être. Si vous arrêtez près de moi, vous suivez votre inclination, qui est un des avantages de la liberté ; et si vous retournez vers votre ami vous allez dans un lieu de franchise : ainsi vous serez toujours libre, quelque parti que vous preniez. Mais pour ne point paraître moins généreuse que vous, je veux bien interrompre votre dessein, vous avez eu la même complaisance pour moi lorsque j’ai voulu vous affranchir : demeurez donc parmi nous, et puissent les siècles à venir célébrer la mémoire de votre foi. Je ne vous donnerai point d’autre garde que vous-même, il est bien croyable que je ne vous en pourrais choisir de plus fidèle. Mais pourrez-vous vivre éloigné de Thésée, et ne craignez-vous point que cet excès de générosité blesse la sainte amitié que vous avez jurée ?
PYRITHOUS.
Quand le sort de la guerre m’a fait esclave de votre Majesté, il m’a affranchi de tous les autres devoirs. Je crois pourtant que vous me ferez la grâce de me dispenser de tourner mes armes contre mon ami : et j’ose bien prendre la liberté de vous en supplier, puisque je suis parfaitement assuré qu’il n’est point votre ennemi, et que c’est avec beaucoup de regret qu’il choque vos projets.
ANTIOPE.
Quoi, Thésée n’est point mon ennemi ! le puis-je croire après ce qu’il a fait ? et puis-je ne le pas croire après ce que vous m’en avez dit ? Je ne vous cèlerai point que j’ai cru qu’il ne le devait point être, que j’ai même voulu qu’il ne le fut point. Hélas ! vous avez été témoin d’une partie de mes faiblesses, mais enfin il est dans Athènes, et je suis au camp d’Athènes : il s’est rangé du parti d’Égée, et je fais la guerre contre Égée : Lorsqu’on m’a porté la nouvelle de la prise de ma sœur, il a disparu peut-être pour secourir ceux qui l’emmenaient.
PYRITHOUS.
Ah ! Madame, perdez cette pensée, n’accusez point ce Prince, plaignez-le plutôt ; j’ai pris ce parti après l’avoir blâmé.
ANTIOPE.
Vous avez pu prendre ce parti puisque vous connaissez son innocence, mais vous seriez injuste si vous vouliez m’obliger à le croire innocent, sans me faire voir autre chose que des marques de son crime. Peut-être les beautés de Médée l’ont enchanté, il n’a pu se défendre de ses charmes, s’il est ainsi je le plains, mais non pas tant que je l’accuse : Devait-il regarder cette fatale Comète qu’on ne saurait voir impunément ? ignorait-il la malignité de son aspect ?
PYRITHOUS.
Que vous lui faites tort, ah ! Madame, assurez-vous que Médée est l’objet de ses plus fortes aversions, et que s’il m’était permis de découvrir le sujet de son voyage, vous vous accuseriez de l’avoir accusé.
ANTIOPE.
Si Thésée m’a dit la vérité, je sais tout ce que vous pourriez me dire sur ce sujet : mais je crains bien qu’il ait pris l’épée pour quelque autre occasion que pour celle dont il m’a entretenue, et si je pouvais m’assurer de ce qu’il m’a dit, je vous le jure, rien ne pourrait m’empêcher de m’éloigner, non seulement d’Athènes, mais de la Grèce.
PYRITHOUS.
Puisque vous n’ignorez pas un secret que je ne pouvais découvrir sans crime, je vous dirai Madame, pour la justification de mon ami, que je suis témoin de la vérité qu’il nous a déclarée. Il est parti de Trézène avec le dessein que vous avez su ; il n’a pris l’épée, et n’est sorti contre vous que pour pouvoir persuader cette vérité : il est vrai qu’il m’a témoigné quelque mécontentement sue ce sujet, et que j’ai douté du succès de son entreprise, mais il est résolu de la poursuivre jusqu’au bout, et de vous conserver une affection immortelle.
ANTIOPE.
Vous me ravissez et m’affligez par un même discours, le témoignage que vous rendez en faveur de Thésée assure ma joie ; mais les nouvelles que vous me donnez de son mécontentement me comblent de tristesse : De grâce, que j’en sache le sujet ?
PYRITHOUS.
Il vous a sans doute dit, Madame, que quelque assurance que sa mère lui eût donnée que le Roi d’Athènes était son père, il ne voulut point en arrivant lui montrer l’épée qui le devait faire connaître, mais il voulut éprouver si Égée le reconnaîtrait par ces mouvements naturels que le sang produit en faveur du sang : mais il n’a pu vous dire que celui qu’il pensait être son père, ne croit point avoir d’enfants.
ANTIOPE.
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Quoi, Thésée croit être fils du Roi d’Athènes ?
PYRITHOUS.
Oui, Madame, mais ne le saviez-vous point ?
ANTIOPE.
Vous pouvez bien en juger que je l’ignorais par l’état où vous me voyez : Hélas ! si j’eusse pu l’imaginer seulement, Athènes serait déjà libre.
PYRITHOUS.
Je ne puis m’empêcher de m’avouer coupable d’une extrême faiblesse : il est vrai que votre discours m’a donné quelque légère occasion de faillir, mais je connais bien qu’il ne peut m’excuser : pourtant s’il plaît à votre Majesté que j’en écrive à Thésée, j’espère que la fin de cette guerre vous sera favorable à tous deux.
ANTIOPE.
Non seulement je vous permets d’écrire à Thésée, mais je vous en prie, faites-lui savoir le déplaisir que j’ai d’avoir pris les armes contre une personne qu’il doit protéger, et assurez-le que je suis résolue de n’employer mes troupes qu’à ce qu’il ordonnera : Vous suivez ce Prince, et exécuter ses ordres.
Scène II
TALESTRIE, ANTIOPE
TALESTRIE.
Madame, on n’attend que vos commandements pour donner l’assaut, nos compagnes brûlent d’un violent désir d’arracher la Princesse des mains des ennemis qui paraissent déjà sur les remparts.
ANTIOPE.
Leur impatience m’oblige, mais il faut la modérer : Allons les voir, écoutez cependant une nouvelle qui change la face des choses...
Scène III
ÉGÉE, MÉDÉE
ÉGÉE.
Quoi, Pyrithous a donc quitté notre parti, cet esprit violent n’a pu se soumettre aux discours de la raison : il a cru sans doute que se remettant au même état où il était lorsque nous avions résolu de le changer avec la Princesse nous reprendrons cette résolution, mais je veux qu’il sache qu’il s’est mépris dans cette pensée : je puis donner toutes choses pour recouvrer un prisonnier, mais je ne veux rien donner pour rappeler un fugitif. Quand il a perdu la liberté pour l’amour de moi, j’ai voulu la lui rendre à quelque prix que ce fût, mais quand il la va perdre pour se venger de moi, je ne dois point songer à sa délivrance.
MÉDÉE.
Thésée a bien cru que vous seriez dans cette pensée, et je l’ai vu dans le dessein de vous forcer à la changer : c’est à ce coup que je suis contrainte de vous dire qu’il est temps de s’assurer de lui, et que le retardement ne vous saurait être dommageable.
ÉGÉE.
Quelle raison avez-vous pour autoriser le conseil que vous me donnez ?
MÉDÉE.
Il m’a dit ouvertement qu’il prétendait à la Couronne, et pour l’obliger à se découvrir à moi : j’ai feint d’approuver son dessein, je lui ai même proposé des expédients imaginaires pour lui donner occasion de m’en proposer de véritables, mais enfin il a connu mon adresse ; l’excès de précaution que j’ai apporté à la couvrir, l’a mis dans la défiance, de sorte qu’il s’est repenti de s’être découvert, et n’a rien épargné pour détruire tout ce qu’il avait dit, jusques-là qu’il a blâmé mes pensées, sans considérer qu’elles n’étaient que des suites des siennes, et nous nous sommes séparés avec violence.
ÉGÉE.
Je ne doute point que la perte de son ami ne lui soit sensible, mais je ne puis croire qu’il ait de véritables desseins contre moi, je ne laisserai pas pourtant de le faire observer avec soin.
MÉDÉE.
Vous doutez donc de la vérité de mes paroles ? Quoi, suis-je si peu dans votre estime, que je ne puisse me rendre croyable lors même que je vous propose votre sûreté. Ah ! s’il est ainsi, souffrez Seigneur que je me retire, Médée ne manquera point d’asile et de créance en quelque endroit que la fortune la conduise.
ÉGÉE.
Ah ! Madame, jugez mieux du peu de soin que je prends de ma conservation. Je crois que vous avez occasion de craindre pour moi : que j’ai tous les sujets imaginables de craindre moi-même, mais je ne puis me résoudre encore à sacrifier la vie de ce Prince à la sûreté de la mienne : le premier soupçon que vous en avez eu, sa longue conversation avec Antiope, ce qu’il vient de vous dire, parle hautement de son crime, et demande sa condamnation : mais une affection tendre dont ignore la cause jointe à sa renommée, et aux grandes choses qu’il a faites pour moi, me défend d’écouter tout ce qui fait contre lui. Continuez-moi de grâce, vos favorables soins, et faites seulement en sorte que l’on prenne garde qu’il n’y ait aucun commerce entre Pyrithous et lui, je l’ai mandé venir pour m’éclaircir avec lui sur le sujet de l’intelligence que nous craignons qu’il ait avec nos ennemies.
MÉDÉE.
Je m’en vais donc mettre des gardes fidèles dans toutes les avenues. Le voici, Lysandre ne vous vous éloignez point du Roi.
Scène IV
ÉGÉE, THÉSÉE
ÉGÉE.
Quoi, Thésée, votre visage se trouble, vous portez la main sur la garde de votre épée, qu’avez-vous résolu de faire ?
THÉSÉE.
Je veux découvrir un mystère à votre Majesté qui le comblera d’étonnement.
ÉGÉE.
Ne prenez pas ce soin.
THÉSÉE.
Pourquoi me le défendez-vous ?
ÉGÉE.
Médée n’a point eu d’autre dessein que d’éprouver votre fidélité.
THÉSÉE.
Je parle pour moi.
ÉGÉE.
Il n’en est pas besoin, je sais ce que je dois croire de vous, et ce que je dois ne pas croire de Médée : aimez-la si vous m’aimez, et croyez que je ferai pour vous et pour votre ami, tout ce que vous jugerez raisonnable ; cependant faites cesser les soupçons que Médée a conçus contre vous : dites-moi quel a été l’entretien que vous avez eu avec la Reine des Amazones ?
THÉSÉE.
Je parlerai sur le sujet que vous demandez avant que de parler sur celui que je m’étais proposé, de crainte de vous mettre en droit de croire que j’étudie une réponse pour vous déguiser la vérité des choses, et pour vous obliger par un procédé généreux à ne pas douter de la sincérité de mes paroles, je vous confesserai premièrement que j’aimai autrefois Antiope, et que votre considération et celle de ma patrie étaient les seules qui me pouvaient faire prendre les armes contre elle. Lorsqu’on nous a vu parler ensemble je me plaignais de ce qu’elle attaquait la Grèce, elle se plaignait de quoi je la défendais ! je lui disais les raisons de ma plainte, et du secours que je vous donne : elle tâchait d’autoriser ses armes et sa plainte par d’autres raisons : Enfin nous n’avons été ni vaincus, ni vainqueurs, je me suis retiré dans la résolution de vous continuer mon secours, comme elle se retirait dans le dessein de continuer ses attaques. Mais ce n’est pas assez de vous avoir dit que je n’ai rien fait contre le service que je vous dois, il faut que votre Majesté sache encore que je ne le puis naturellement.
ÉGÉE.
Je vous crois Thésée, et vous connais trop bien pour douter jamais de cette vérité.
THÉSÉE.
Ah ! Seigneur, pardonnez-moi si je ne puis croire que votre Majesté me connaisse. Mais voici Médée, agréez Seigneur, que je n’aie pas le déplaisir de contester avec elle.
Scène V
MÉDÉE, ÉGÉE
MÉDÉE.
Il me fuit ce traître, et ce n’est pas sans sujet, puisque je porte sa condamnation. Voyez ce que son ami lui écrit, vous connaissez son caractère ; je viens de surprendre ce billet, douterez-vous encore de sa trahison ?
ÉGÉE.
Dieu ! qu’est-ce que je vois ?
MÉDÉE.
Lisez, Seigneur, et ne me contestez plus sur ce que vous devez faire pour votre sûreté.
ÉGÉE.
J’ai fait savoir à la Reine des Amazones les prétentions que vous avez sur la Couronne d’Athènes, et je l’ai trouvée disposée à faire ce que vous voudrez : faites donc savoir l’état des choses, et donnez ordre qu’on traite la Princesse en sœur d’Antiope. Défiez-vous de Médée, et sachez qu’on ne peut trop tôt commencer un grand dessein.
PYRITHOUS.
Ah ! perfide c’est trop, je ne puis plus tarder davantage votre perte, si je ne veux avancer la mienne. Lysandre, suivez Thésée, et faites-lui commandement de ma part d’attendre mes ordres dans son logis, et s’il y résiste je vous permets d’user de violence ; enfin vous répondez de lui. Toutefois arrêtez, je vous défends de toucher à sa vie, et je vous ordonne de me rapporter fidèlement ce qu’il vous dira lorsque vous l’arrêterez. Dieux ! quelle trahison ? Mais, Madame, ne pourrions-nous pas lire ce qui a été effacé de ce billet, peut-être en tirerions-nous quelque avis considérable.
MÉDÉE.
Seigneur, il n’est pas possible ; j’avais pensé qu’on eût couvert l’écriture en cet endroit de quelque encre qu’on peut ôter par quelque invention, et j’y ai employé tout ce que j’ai pu imaginer inutilement. Mais enfin que prétendez-vous faire de ce traître ? pourquoi prendre soin de sa vie ? voulez-vous le conserver jusques à ce qu’il ait trouvé occasion de vous détruire ? Ah ! ne contestez plus, signez l’arrêt de son trépas, il faut que vous périssiez l’un ou l’autre.
ÉGÉE.
Je connais bien que le conseil que vous me donnez est le plus assuré, aussi ne veux-je plus y résister. Oui, Madame, je veux que Thésée meure, quelque déplaisir que cette résolution me donne : mais pour ne pas attirer sur moi le reproche à la haine des Princes Grecs, je veux que ce soit par un arrêt du Sénat qui justifie mon ressentiment, et qui m’excuse envers la postérité.
MÉDÉE.
Ah ! Seigneur, ne retardez point cette vengeance, tandis que Thésée vivra vous aurez toujours sujet de le craindre, Antiope et son ami emploieront toutes choses pour le tirer de vos mains ; sa mort seulement peut faire cesser votre crainte et leurs efforts : ils n’en apprendront pas plutôt la nouvelle que vous verrez leur Armée se dissiper. Enfin vous devez sa perte à votre repos : mais pour ne pas aigrir contre vous les Princes Grecs, il faut le faire mourir par un secret poison.
ÉGÉE.
Ah ! Madame, je ne puis m’y résoudre.
MÉDÉE.
Seigneur, ne contestez plus, et sachez que vous devez votre conservation à votre peuple.
ÉGÉE.
Et bien qu’il meure, qu’il meure : mais, Madame, faites au moins que je voie ce poison auparavant que de le donner.
Scène VI
NÉRINE, MÉDÉE
NÉRINE.
Mais, Madame, comment se peut-il faire que vous poursuiviez la mort de Thésée, d’un Prince pour qui vous avez témoigné tant d’amour ?
MÉDÉE.
Il m’a méprisé, Nérine, et sache que je puis tout faire pour punir un mépris.
NÉRINE.
Peut-être n’a-t-il pas connu votre affection ?
MÉDÉE.
J’ai parlé : Te dirai-je encore davantage ? j’ai voulu lui donner la Couronne d’Égée, mais il prétend de l’avoir par une autre voie, et ses prétentions ne sont point sans fondements, puisqu’en effet il doit succéder au Roi d’Athènes.
NÉRINE.
Comment ?
MÉDÉE.
Il est son fils, je l’ai su des Démons que j’ai consultés sur le sujet de ma passion, et deux lignes que j’ai effacées du billet de Pyrithous m’en ont absolument assurée.
NÉRINE.
Il est donc innocent du crime dont on l’accuse.
MÉDÉE.
N’importe, il est coupable d’ingratitude, et je dois poursuivre sa mort pour prévenir les maux qu’il me pourrait faire après sa reconnaissance.
NÉRINE.
Mais, Madame.
MÉDÉE.
Ne me réplique point, suis-moi, et sache que tu mourras dès l’instant que tu penseras à découvrir les secrets que je te confie.
ACTE V
Scène première
THÉSÉE, LYSANDRE, et DES ARCHERS
THÉSÉE.
Le Roi vous a commandé de m’arrêter, moi ?
LYSANDRE.
Oui, Seigneur, vous.
THÉSÉE.
Il le peut, mais ce qui lui en donne la puissance devrait lui en ôter la volonté : je ne murmure point pourtant contre ses ordres, mais j’ai bien sujet de me plaindre de sa facilité : dites-lui qu’il a trop de confiance en Médée, que cette détestable sorcière travaille moins à lui procurer des successeurs par ses enchantements qu’à l’en priver par sa malice : enfin priez-le de ma part de ne me pas condamner sans m’ouïr.
LYSANDRE.
Je dois vous conduire chez vous.
THÉSÉE.
Allons où vous voudrez.
LYSANDRE.
Rendez donc votre épée.
THÉSÉE.
Mon épée ! Ah ! sachez que je ne la rendrai qu’au Roi, et que je mourrai dans cette résolution ; faites l’en avertir, et ne m’obligez point à des violences que je veux éviter.
LYSANDRE.
Le Roi nous a défendu d’en user, je vais donc vous conduire dans votre appartement, et nous l’avertirons incontinent après de ce que vous désirez qu’il sache, et de ce qu’il désire savoir ; l’ennemi paraît, hâtons-nous Clite, ne quittez point le Prince tandis que j’irai voir le Roi.
Scène II
ANTIOPE, LE MESSAGER, PYRITHOUS
ANTIOPE.
Dieux ! qu’est-ce que vous racontez ? Quoi, Médée vous a surpris ? Elle a retenu la lettre que Pyrithous vous avait donnée, on parle de faire mourir Thésée : Hélas ! comment avez-vous été découvert ?
LE MESSAGER.
Madame, je ne saurais vous le dire, mais je suis bien assuré que tous les hommes n’étaient pas capable de me découvrir, il faut que les Démons s’y soient employés : enfin ce malheur est arrivé, et si votre Majesté ne donne promptement du secours à Thésée, je crois sa perte inévitable. Un de ses gens qui m’a fait sauver m’a dit que Médée le voulait perdre.
ANTIOPE.
Mais, Pyrithous, il me semble pourtant que la lettre que vous lui avez écrite le pouvait faire soupçonner.
PYRITHOUS.
Il faut que le Roi ne l’ait pas voulu reconnaître, vous savez que je lui parlais en deux endroits de cette reconnaissance, et qu’au commencement du billet je lui dis en propres termes ; J’ai fait savoir à la Reine des Amazones les prétentions que vous avez sur la Couronne d’Athènes, en qualité de fils du Roi Égée ; je lui ai même parlé de l’épée, du portrait, et de la lettre qui vous doivent faire reconnaître de ce Prince. Après cette précaution je ne sais que penser de sa prise, sinon que Médée s’en veut défaire pour s’assurer la protection d’Égée.
ANTIOPE.
Mais que ferons-nous pour détourner ce malheur ?
PYRITHOUS.
Toutes choses.
ANTIOPE.
Hélas ! je crains que tout ce que nous ferons lui soit nuisible, souffrirons-nous aussi que cette détestable en triomphe sans combat ? Ah ! généreux Prince, j’ai désiré que vous n’aimassiez point Médée, mais je ne voulais point qu’elle vous haït si fort.
PYRITHOUS.
Madame, il faut se résoudre.
ANTIOPE.
À quoi me résoudrai-je ?
PYRITHOUS.
À combattre, ou à prier.
ANTIOPE.
Combattons, prions, faisons tout ce que vous jugez utile au salut de Thésée. À moi, mes chères compagnes, à l’assaut, à la mort, il s’agit en cette occasion de plus que d’Athènes : mais non arrêtez-vous, prions où nous devions commander, allons Pyrithous, approchons-nous des remparts, et demandons à parler au Roi, notre présence calmera peut-être ce grand orage.
PYRITHOUS.
C’est le meilleur conseil.
ANTIOPE.
Allons, Talestrie, faites que nos compagnes se tiennent en armes, pour faire succéder la violence et la douceur, s’il est nécessaire, aussi bien voyons-nous déjà l’ennemi paraître sur les terrasses du Palais d’Égée.
Scène III
ÉGÉE, LYSANDRE, MÉDÉE
ÉGÉE.
Lysandre, allez donc dire à Thésée que je ne lui refuse point la grâce qu’il me demande, que je veux bien l’entendre sur ses justifications, et que je désire de toute mon âme qu’il me fasse connaître son innocence, conduisez-le ici tout à l’heure, mais souvenez-vous que vous m’en devez répondre.
MÉDÉE.
Dieux ! quelle faiblesse.
ÉGÉE.
Que dites-vous, Madame ?
MÉDÉE.
Que faites-vous, Seigneur ?
ÉGÉE.
Je tâche de me mettre à couvert de la calomnie.
MÉDÉE.
Dites plutôt que vous vous exposez à la trahison.
ÉGÉE.
Que dois-je craindre d’un prisonnier ?
MÉDÉE.
Que ne devez-vous pas craindre d’un Prince ?
ÉGÉE.
Que peut-il faire en cette entrevue ?
MÉDÉE.
Il peut se justifier.
ÉGÉE.
S’il peut se justifier, je ne dois point le condamner.
MÉDÉE.
Ne le croyez-vous pas coupable après ce que vous avez vu ?
ÉGÉE.
Oui, je le crois coupable : Mais vous-même doutez-vous de son crime ?
MÉDÉE.
Non.
ÉGÉE.
Comment pensez-vous donc qu’il puisse se justifier ?
MÉDÉE.
Quoi Seigneur, facilement pourrez-vous le condamner, quand il vous dira qu’il n’a point écrit la lettre qui le rend criminel, que son ami peut l’avoir écrite pour se venger du peu de soin qu’il a pris de le racheter, que c’est une invention de la Reine des Amazones pour vous priver de son secours, et qu’enfin l’écriture et le témoignage d’un traître ne peut justement le convaincre de trahison. Mais supposons qu’il avoue que Pyrithous et Antiope ont voulu l’obliger à vous manquer de foi, ne peut-il pas nier d’avoir jamais écouté cette proposition qui l’en peut accuser avec justice ? je passe encore plus outre, je veux qu’on le convainque d’avoir prétendu à la Couronne d’Athènes, ne peut-il pas dire avec apparence, qu’il l’a pu justement ? Il est Prince, il est Grec, vous n’avez point d’héritier présomptif ; qui sait s’il n’est point venu vous secourir pour vous obliger à le nommer pour successeur : et si Pyrithous et la Reine des Amazones n’ont pas entendu qu’il pouvait monter par cette voie au Trône de votre Empire : joignez à ces considérations l’inclination naturelle que vous avez pour ce Prince, même le désir que vous avez de le voir : et craignez que toutes ces choses vous fassent oublier le soin que vous devez avoir de votre propre conservation.
ÉGÉE.
Ne craignez-vous point que ce que vous venez de me dire m’empêche de le punir plutôt que de le voir ?
MÉDÉE.
Mais ne craignez-vous point que ce que vous allez faire vous contraigne de sauver une personne qui veut vous perdre ? Ah ! Seigneur, craignez.
ÉGÉE.
Vous-même cessez de craindre, et vous assurez que l’inclination que j’ai eu pour Thésée sera le plus cruel de ses juges ; mais je lui veux accorder tout ce qu’on accorde ordinairement à ceux que l’on veut pardonner pour faire croire à toute la Grèce, qu’il n’a point été puni par mon ordre : mais plutôt par un jugement des Dieux.
MÉDÉE.
C’est donc un dessein qu’on ne peut divertir, vous voulez voir cet infidèle, et bien je n’y résiste plus : voyez-le, mais souffrez que je ne le voie point, cependant prenez cette lettre, elle contient un poison mortel qui doit agir contre lui seulement. Vous devez la lui donner à l’abord, sous prétexte de lui faire voir sa condamnation dans ce que Pyrithous lui écrit, et vous assurer qu’il ne l’aura pas plutôt touchée que vous aurez sujet de ne plus craindre les effets de sa déloyauté. Le voici, je ne saurais souffrir la présence de ce perfide.
Scène IV
ÉGÉE, THÉSÉE
ÉGÉE.
Quoi, Thésée, avez-vous osé désirer de paraître devant une personne que vous avez tant offensée ? Vous avez voulu me trahir, et vous désirez de me voir : qu’il est difficile de trouver de la proportion en des désirs si différents : j’aurais de la peine à croire le dernier si mes yeux ne m’en assuraient.
THÉSÉE.
Vous vous étonnez, Seigneur, que j’ai osé désirer de voir votre Majesté après qu’elle a cru que j’aurais eu dessein de la trahir ? Pourquoi ne croyez-vous plutôt qu’il n’est pas vraisemblable que j’aie eu dessein de vous trahir, puisque j’ai désiré de vous voir ?
ÉGÉE.
Le puis-je croire et voir en même temps des témoignages irréprochables de votre perfidie ? Voyez cette lettre, elle est de votre ami, elle s’adresse à vous ; vous paraissez interdit ?
THÉSÉE.
Ce sont des ouvrages de Médée : mais Seigneur, me sera-t-il permis de la lire ?
ÉGÉE.
Oui, vous la verrez à votre dommage, tenez, lisez : mais je veux auparavant vous demander quelles prétentions vous avez sur ma Couronne, et par quel degrés vous avez espéré de monter sur mon Trône.
THÉSÉE.
C’est donc le crime qu’on m’impose ?
ÉGÉE.
Dites plutôt que c’est le crime dont vous êtes convaincu.
THÉSÉE.
Si vous me croyez convaincu, pourquoi voulez-vous entendre mes justifications ? et si vous avez cru que je pusse me justifier, pourquoi dites-vous que je suis convaincu du crime dont on m’accuse ?
ÉGÉE.
Je vous crois convaincu parce que je le dois : mais pourtant je serai bien aise de tirer de vos justifications quelque prétexte pour vous témoigner le désir que j’ai de ne vous point juger par la rigoureuse justice.
THÉSÉE.
Enfin, il n’est plus temps de vous cacher la vérité des choses, il est vrai que j’ai cru pouvoir un jour prétendre à la Couronne d’Athènes, et cette épée que je remets en vos mains me l’avait fait espérer.
ÉGÉE.
Pourquoi ne joignez-vous donc pas vos forces à celles d’Antiope ? Pourquoi ne m’attaquiez-vous ouvertement ? Pensez-vous qu’on put aller à la gloire de la Royauté par de honteuses voies ? Il fallait vaincre le Roi d’Athènes, et non pas le trahir, pour succéder au Roi d’Athènes. Lysandre, prenez cette épée.
THÉSÉE.
Seigneur, elle est à vous seulement, et nulle autre personne ne peut la recevoir de ma main.
ÉGÉE.
Je ne veux point la toucher, éloignez-la de mes yeux, la pointe de l’épée des traîtres est moins à craindre que la poignée. Celui qui a eu dessein d’attenter à ma vie lorsque je lui donnais tant de témoignages d’affection, peut bien l’achever lorsque je lui donne des marques de ma haine.
THÉSÉE.
Si Médée vous l’offrait, j’approuverais votre précaution : mais elle vous est envoyée par un Princesse plus fidèle. La fille du Roi Pirée Rytra, qui m’a chargé de vous la rendre, ne fut jamais soupçonnée de faire des présents dangereux.
ÉGÉE.
Dieux qu’est-ce que j’entends ! Quoi Rytra vous a chargé de me rendre cette épée ?
THÉSÉE.
Oui, Seigneur, et de plus, ce portrait et cette lettre, l’un et l’autre vous éclairciront des droits que j’ai prétendus sur votre Couronne.
ÉGÉE.
Hélas ! c’est la même épée que je lui laissai en partant de Trézène ; c’est ici le portrait que je lui donnai, et je reconnais encore le caractère de cette adorable Princesse. Ah Thésée ! Ah mon fils ! Ce n’est pas sans raison que vous avez cru pouvoir un jour régner dans le Trône d’Égée. Mais je ne puis retarder davantage la lecture de cette lettre.
LETTRE DE RYTRA À ÉGÉE.
Le peu de soin que vous avez pris de satisfaire à la promesse que vous me fîtes en partant de Trézène, m’a longtemps fait douter si je devais vous envoyer votre fils avec les marques de reconnaissance que vous me laissâtes. Mais enfin mon amour a vaincu mon ressentiment, je n’ai pu me résoudre à vous retenir plus longtemps un fils qui vous peut être utile. Vous l’avez sans doute connu sous le nom de Thésée, il est peu de terres découvertes où sa valeur n’ait laissé de marques, reconnaissez celles qu’il vous porte, et croyez que je ne mourrai pas satisfaite, si je ne puis auparavant ma mort vous reprocher votre peu d’affection, vous la pardonner, et vous dire un dernier adieu.
RYTRA.
Ah ! reproches, qui pénétrez jusques au plus profond de mon âme, que vous êtes justes : ah ! mon fils, que je suis coupable, et que Médée est criminelle.
THÉSÉE.
Mais Seigneur, ne verrai-je point les accusations de cette malheureuse ?
ÉGÉE.
Ne le désirez point, mon fils, plutôt songeons à contenter votre mère, faisons-lui savoir le succès de cette aventure, et tâchons de l’obliger à venir assister à votre couronnement, et au comble de ma joie : cependant terminons la guerre des Amazones, et puisque vous aimez Antiope, et qu’elle s’intéresse à votre fortune, faites-lui savoir que je vous ai reconnu, et qu’elle ne peut à l’avenir me déclarer la guerre sans se déclarer votre ennemie. Enfin, mon fils ordonnez des choses en telle sorte que mes sujets aient occasion de croire que vous êtes mon fils, et leur Prince légitime.
Scène V
UN SOLDAT, ÉGÉE, LYSANDRE, CLITE
UN SOLDAT.
Seigneur, la Reine des Amazones est au pied des remparts qui demande l’honneur de parler à votre Majesté.
ÉGÉE.
Allez-vous en la voir, mon fils : suivez-le, soldats, c’est votre Prince, c’est mon fils, promettez toutes choses à cette généreuse Reine, et tâchez de m’excuser envers Pyrithous. Vous Lysandre, allez commander que l’on amène ici la Princesse prisonnière. Vous Clite, trouvez Médée, et faites lui commandement de sortir de mes terres.
Scène VI
NÉRINE, ÉGÉE, MÉDÉE
NÉRINE.
Ah ! Seigneur, ayez pitié de moi, Médée me poursuit, ayant su que j’avais résolu de découvrir à votre Majesté le pernicieux dessein qu’elle avait de vous obliger à faire mourir votre fils.
ÉGÉE.
Ne craignez point, Nérine, vous êtes en lieu de sûreté : mais voici cette détestable : Gardes, empêchez-la de m’aborder.
MÉDÉE.
Quoi, Seigneur, est-ce ainsi qu’on me traite après tant de témoignages de ma fidélité ?
ÉGÉE.
Quoi, barbare, avez-vous l’audace de vous plaindre du traitement qu’on vous fait, et de parler de fidélité, vous de qui la perfidie a violé tous les droits de la nature, de l’amour, et de l’hospitalité. N’était-ce pas assez que m’avoir obligé de protéger la meurtrière de ses enfants, sans vouloir encore me contraindre à caresser la meurtrière de mon fils, et à donner moi-même le poison qui me le devait ravir ?
MÉDÉE, en s’en allant.
Ah ! perfide Nérine, tu mourras, et toi Prince ingrat, apprends que ton fils te coûtera la vie.
ÉGÉE.
Va malheureuse, je ne crains point tes menaces.
NÉRINE.
Elle fuit, elle vole, les Airs la soutiennent, ou plutôt les Dragons qui traînent son Chariot lorsqu’elle s’enfuit de Colcos : Mais voici la sœur d’Antiope.
Scène VII
ÉGERIE, ÉGÉE, LYSANDRE
ÉGÉE.
Madame, comment me puis-je excuser envers vous ?
ÉGERIE.
Ne parlons plus du passé que pour bénir la rencontre et la reconnaissance de ce généreux fils qui nous apporte la paix.
LYSANDRE.
Seigneur, on lève le siège, et la Reine des Amazones vient visiter votre Majesté.
ÉGÉE.
Je ne puis exprimer la joie que j’en ressens.
ÉGERIE.
Ma satisfaction est extrême, mais les voici.
Scène VIII
ANTIOPE, ÉGÉE, THÉSÉE, PYRITHOUS, ÉGERIE
ANTIOPE.
Seigneur souffrez que je vous rende les devoirs d’une fille très obéissante ?
ÉGÉE.
Ah ! Madame, c’est moi qui vous dois des soumissions ; Levez-vous de grâce, et faites-moi la faveur d’oublier le passé.
ANTIOPE.
C’est moi qui vous dois faire cette prière.
ÉGÉE.
Aimez-moi, Pyrithous, si vous aimez mon fils, et croyez que je vous donnerai toute ma vie des sujets de croire que je vous aime.
PYRITHOUS.
Il m’est trop avantageux de vous obéir en cet endroit, pour pouvoir me résoudre à ne le pas faire ? Mais Seigneur, puisque Thésée semble autoriser son discours par son silence, agréez que je vous propose une paix particulière après la paix générale : c’est l’union de ces deux aimables personnes.
ÉGÉE.
Je l’approuve, Pyrithous, et je la souhaite de toute mon âme : Oui Thésée, il ne tiendra qu’à cette charmante Reine qu’elle ne le soit d’Athènes.
ANTIOPE.
Ah ! Seigneur, ce m’est trop de gloire, et je rougis de honte quand je pense à ce que j’ai fait contre vous, et à ce que vous faites pour moi.
THÉSÉE.
C’est à moi, Madame, à rougir, lorsque je repasse sur mes actions passées. Mais aussi je ne doute pas que vous n’approuviez le secours que j’ai voulu donner à mon père depuis que vous vous repentez de l’avoir attaqué.
ANTIOPE.
Non seulement je l’approuve mais sans considérer l’événement, je proteste que je ne vous eusse point estimé si vous m’eussiez aimée au préjudice de l’honneur de votre sang.
ÉGÉE, montrant Égérie.
Cette belle Princesse a bien occasion de se plaindre de quoi je l’ai si longtemps retenue, mais je lui en ai déjà demandé pardon.
ANTIOPE.
Ma sœur n’a point d’autre intérêt que le mien, et je crois qu’elle est satisfaite lorsque je la suis.
ÉGERIE.
Vous exprimer les sentiments de mon âme, et si vous m’aimez vous devez être obligée à ce généreux Prince, des civilités qu’il m’a rendues.
THÉSÉE, à Égérie.
Mais moi, Madame, comment pourrai-je me justifier envers vous ?
ANTIOPE.
Je fuirai votre paix, Seigneur.
ÉGERIE.
Vos justifications et les intercessions de ma sœur sont également inutiles.
ÉGÉE.
Vous avez sans doute su la trahison de Médée, et comme a prévenu l’Arrêt de son bannissement ?
THÉSÉE.
Oui, Seigneur.
ÉGÉE.
N’y pensons donc plus ; oublions nos erreurs et sa malice : Allons, préparez toutes choses pour cet illustre Hyménée, je veux que la Reine votre mère y assiste, et que tous les jeux de la Grèce se renouvellent en faveur d’une aussi belle aventure. Et je ne désespère pas que la postérité ne la célèbre un jour, sous le nom du Prince reconnu, qu’on n’y admire le pouvoir de l’amour, les sentiments de la véritable amitié, les avantages de la parfaite générosité, et qu’on n’excuse mes faiblesses, en considérant les beautés et les charmes de cette détestable Médée.