Thémistocle (Pierre DU RYER)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en janvier 1646.
Personnages
XERCÈS, Roi de Perse
MANDANE, Sœur du Roi
PALMIS, Fille de Mandane
ROXANE
THÉMISTOCLE, Grec
ARTABAZE, Favori du Roi
PHARNASPE
HYDASPE
ACTE I
Scène première
HYDASPE, ROXANE
HYDASPE.
Qui ne s’étonnerait après tant de traverse
De voir chez les Persans l’Ennemi de la Perse ?
Thémistocle à la Cour ! Thémistocle en des lieux
Où notre adversité doit le rendre odieux !
Ha je ne puis le voir ce Grec qui nous surmonte
Sans rougir aussitôt de colère et de honte ;
Et c’est à mon avis commettre un attentat
Que de voir sans fureur l’Ennemi de l’État.
ROXANE.
Si tu savais ses maux comme tu sais sa gloire,
Tu verrais les Persans vengés de sa victoire.
HYDASPE.
Revenu fraîchement en Cour et près du Roi,
J’ignore cette histoire, au moins apprends-la moi.
ROXANE.
Je ne te dirai point avec quelle allégresse
Xercès porta la guerre aux peuples de la Grèce,
Ni combien de soldats, ni combien de vaisseaux
Le suivirent sur terre ou bien dessus les eaux.
Je ne te dirai point qu’on a cru que la terre
A tremblé sous le faix de tant d’hommes de guerre,
Et que durant leur marche unis ou divisés
Les fleuves qu’ils buvaient en furent épuisés.
Tu sais bien que la Grèce en fut épouvantée
Tu sais bien que la Grèce en fut presque domptée
Et que ses habitants lassés des maux soufferts
Tendaient déjà les mains pour être mis aux fers.
Mais parmi tant de maux, et si près du naufrage,
Thémistocle tout seul conserva son courage.
Ainsi voyant les Grecs sur la terre impuissants
Résister vainement aux efforts des Persans,
Il conseille à la Grèce à qui tout est funeste
D’exposer sur les eaux la force qui lui reste,
Et lui fait par son zèle espérer noblement
De changer de fortune en changeant d’élément.
En effet son bonheur à son pays utile
Avec deux cents vaisseaux en combattit deux mille ;
Il donna l’épouvante à tous nos combattants,
Il fit de leurs vaisseaux des sépulcres flottants,
Et força les Persans enflés de cette guerre
De céder sur les eaux les Lauriers de la terre.
Enfin par un succès fatal et glorieux
Thémistocle chassa le Roi victorieux,
Il rétablit la Grèce en sa première gloire,
La liberté des Grecs suivit cette victoire ;
Bref Thémistocle seul les rendit absolus,
Et s’il n’eût point été les Grecs ne seraient plus.
HYDASPE.
Me tenir ce discours, c’est me faire un vieux compte,
Je sais, je sais sa gloire, et j’ai vu notre honte.
ROXANE.
Je te l’ai fait revoir avec tous ses Lauriers
Que son bras triomphant arrache à nos guerriers,
Je t’ai dit ce qu’a fait sa force et son adresse
Pour te faire mieux voir le crime de la Grèce,
Et qu’il n’est point de bras ami de la vertu
Qui n’allât relever Thémistocle abattu.
À peine eût-il sauvé la Grèce poursuivie
Que la Grèce le met en danger de la vie.
Elle tourne ses mains contre son protecteur,
Le traite injustement comme un usurpateur,
Et lorsqu’elle jouit des fruits de sa victoire
Elle ne peut souffrir qu’il en goûte la gloire.
Les Grecs qu’il a sauvés de la captivité
L’accusent d’attenter contre leur liberté,
Et de ses envieux les lâches artifices
Sont plutôt écoutés que ses rares services.
On dit qu’il veut régner et se rendre absolu,
Parce qu’il le pouvait on croit qu’il l’a voulu,
Et sur ce faux soupçon la Grèce criminelle
Prend pour ambition son courage et son zèle.
Enfin on veut qu’il meure, il se retire, on le suit,
Il cède aux envieux, il se retire, il fuit,
Et bien que tous les Grecs, chaque État, chaque ville
Après ce qu’il a fait lui doivent un Asile,
Cependant croiras-tu que cet infortuné
Qui sauva tous les Grecs s’en vit abandonné ?
Et n’eût point eu d’Asile en ses longues misères
S’il n’en eût rencontré parmi ses adversaires.
Ainsi voyant sa perte, et que de toutes parts
Il était menacé par les mêmes hasards,
Persécuté partout de la fortune adverse
Comme dans un cercueil il descend dans la Perse,
Aimant bien mieux laisser ses propres ennemis
Coupables de sa mort que son lâche pays.
HYDASPE.
Que fit enfin le Roi ? lui fut-il favorable ?
ROXANE.
Il fit une action qui le rend adorable,
Il lui tendit les bras, et loin de l’outrager
Il borna sa vengeance à pouvoir s’en venger
Enfin comme la Cour inconstante et trompeuse
À l’exemple du Prince est lâche ou généreuse,
La Cour plaignit son sort, et le Cour l’honora
Parce qu’en sa faveur le Roi se déclara.
Un rayon de faveur éclaira donc sa vie,
Mais bientôt ce bonheur excita de l’envie,
On eût pitié de lui tant qu’il fut sans pouvoir
Et dès qu’il se relève on veut le faire choir.
On fait accroire au Roi par une lâche adresse
Que c’est un espion que tient ici la Grèce.
HYDASPE.
Ce soupçon à mon gré n’est pas sans fondement.
ROXANE.
Traite un infortuné plus favorablement.
HYDASPE.
Mais qu’en jugea le Roi ? pour moi certes je pense
Qu’il cessa d’être Roi s’il fut sans défiance.
ROXANE.
Oui, son âme en suspens écouta les soupçons
Qui font aux Potentats d’éternelles leçons,
Mais loin de s’emporter à cet excès inique
Où le moindre soupçon pousse un Roi tyrannique,
Il aima mieux agir contre un faible oppressé
En juge indifférent qu’en Prince intéressé.
Ainsi voyant ce Grec au milieu d’un orage
Où le plus innocent a fait souvent naufrage,
Au moins s’il est coupable, et s’il doit succomber,
Il veut qu’il se défende avant que de tomber.
HYDASPE.
Qu’oppose Thémistocle au sort qui le traverse ?
ROXANE.
Comme il ne savait pas le langage de Perse,
Le Roi qui le plaignait lui donna quelque temps
Pour apprendre à parler la langue des Persans.
HYDASPE.
Pourquoi cela Roxane ?
ROXANE.
Afin de se défendre,
Pour montrer ses raisons, pour les faire comprendre,
Pour employer au moins la langue et le discours
Où sa main ne saurait lui donner du secours.
Enfin c’est aujourd’hui qu’il doit plaider sa cause,
Enfin c’est aujourd’hui que son destin l’expose,
Et que l’on en doit faire à la postérité
Un exemple de gloire ou de calamité.
Juge si ce grand cœur est maintenant à plaindre.
HYDASPE.
Mais confesse plutôt qu’il en est plus à craindre.
Quoi donc le laisser libre et lui donner du temps
Pour apprendre à parler la langue des Persans,
N’est-ce pas au mépris des sûretés publiques
Lui donner les moyens de faire des pratiques ?
ROXANE.
On veille dessus lui. Cependant tu sauras
Qu’il a des Protecteurs qu’on ne soupçonne pas.
Mandane sœur du Roi, cette grande Princesse
Conçoit de sa misère une noble tristesse.
HYDASPE.
Mandane le protège !
ROXANE.
Un esprit généreux
Se déclarerait-il contre les malheureux.
Enfin comme les Dieux ont soin de l’innocence
Le favori du Roi prend aussi sa défense.
HYDASPE.
Artabaze !
ROXANE.
Artabaze.
HYDASPE.
Ô Dieu que me dis-tu ?
ROXANE.
Que chacun à l’envi doit aider sa vertu.
HYDASPE.
Si chacun le soutient.
ROXANE.
Voudrais-tu le détruire.
HYDASPE.
Pour moi je ne lui veux, ni profiter ni nuire.
Mais j’aperçois Mandane.
ROXANE.
Elle va chez le Roi.
Et vient de me mander qu’elle a besoin de moi.
Adieu je vais la voir.
Scène II
MANDANE, ROXANE
MANDANE.
Roxane il faut t’apprendre
Un secret que je cache et qui doit te surprendre,
Et puisque de tes soins j’attends tout mon secours
Avecque mes secrets je te fierais mes jours,
J’ai trop dissimulé, j’ai trop blessé ma gloire
Il est temps que ma haine emporte la victoire
Et qu’enfin ma fureur si prête d’éclater
Rompe l’empêchement qui semblait l’arrêter.
Je veux perdre Artabaze.
ROXANE.
Artabaze, Madame.
Les délices du Roi dont il possède l’âme
Lui, lui qui s’est rendu par son zèle et sa foi
Favori de l’État aussi bien que du Roi,
Et de qui la grandeur est au peuple si chère
Que le Roi qui la fit ne pourrait la défaire.
MANDANE.
Je veux pourtant le perdre et ne présume pas
Que la faveur soit ferme autant qu’elle a d’appas,
Plus elle monte haut, moins elle devient stable
Et sa propre grandeur est un faix qui l’accable ?
Quoi qu’elle semble avoir de fort et de charmant
C’est un corps sans vigueur qu’on abat aisément,
Ainsi par son débris ma haine veut reluire
Artabaze m’offense et je le veux détruire,
Je veux faire avouer aux plus ambitieux
Qu’un favori n’est pas ce qu’il paraît aux yeux,
Et qu’il n’est près du trône où son Prince le souffre
Qu’un Colosse de verre élevé sur un gouffre.
Au reste ne crois pas que d’un œil envieux
Je regarde aujourd’hui son destin glorieux,
Ce n’est pas sa faveur qui fait naître ma peine
Ce n’est pas sa grandeur qui fomente ma haine,
Ni ce nombre infini d’inutiles flatteurs
Que le moindre revers change en persécuteurs,
Non, non, je le verrais sans haine et sans colère
Quand même il aurait part au trône de mon frère,
Je le hais seulement ce courage endormi
Parce qu’il semble aimer mon plus grand ennemi,
Parce qu’en lui donnant son aide et sa défense
Il m’ôte le plaisir qu’apporte la vengeance.
ROXANE.
Lui tant de fois tombant soutenu par vos mains
Il rendrait vos bienfaits inutiles et vains,
Lui qui vous doit sa gloire il voudrait vous déplaire
Jusques à protéger même votre adversaire,
Ah qu’ici la vengeance a de justes appas
Il n’est point de rigueurs qu’on ne doive aux ingrats,
Il ne faut point punir par des simples menaces
Ces enfants monstrueux de bienfaits et de grâces,
Mais comme ils sont partout des monstres condamnés
Il les faut étouffer aussitôt qu’ils sont nés,
Pour moi je ferais tout, je ferais plus encore
Pour venger les bienfaits qu’un ingrat déshonore,
Mais quel est l’ennemi qu’un autre veut aider
Mon zèle me permet de vous le demander.
MANDANE.
Thémistocle est l’objet odieux et funeste
Qu’Artabaze défend et que mon cœur déteste.
ROXANE.
Thémistocle, madame, à qui votre secours
A jusqu’ici montré qu’il vous devait ses jours,
Par quels crimes cachés ce banni déplorable
Aurait-il mérité que votre main l’accable.
MANDANE.
Il est dans mon esprit un objet odieux
Depuis que de la Perse il est victorieux,
Souviens-toi du grand jour où près de Salamine
Il causa des Persans la honte et la ruine,
Où mon frère fuyant avec mille vaisseaux
Remplit de son débris et la terre et les eaux,
Thémistocle eût le prix d’une telle victoire.
Et ma haine naquit aussitôt que sa gloire.
ROXANE.
Il est vrai qu’en ce jour d’honneur et de courroux
Ce Grec si renommé fut plus heureux que nous,
Mais devons-nous haïr un illustre adversaire
Parce qu’il s’opposa contre notre colère,
Et que voyant les fers qui devaient le charger
Il ne nous résista que pour s’en dégager.
Ce sont en sa faveur les raisons salutaires
Que vous-même opposiez contre ses adversaires.
MANDANE.
Il faut te l’avouer mon esprit outragé
Le détesta vainqueur, et l’a plaint affligé,
D’abord que Thémistocle eût paru dans la Perse
Chargé de tous les traits de la fortune adverse,
Son sort prodigieux excita dans mon cœur
Ce qui peut en chasser la haine et la rigueur,
Et bien que sa victoire aux Persans si cruelle
Rendit comme son nom notre honte immortelle,
Je crus être vengée, et le voir Châtié.
Puisque je ressentis qu’il me faisait pitié.
Mais il te faut montrer mon infortune extrême
Je protégeais en lui l’assassin de moi-même
Tu sais bien que Cambise adoré de la Cour
Était l’objet aimé pour qui j’aimais le jour,
Tu sais bien que ce Prince eût d’assez puissants charmes
Pour excuser ce cœur qui lui rendit les armes
Pour faire succéder un amoureux transport
À l’amour d’un époux dont j’ai pleuré la mort,
Et qui vivait au moins dans ma triste mémoire
Si Cambise eût été sans vertu et sans gloire ?
Enfin Cambise est mort, mais tu ne savais pas
Que ce Grec eût donné le coup de son trépas.
ROXANE.
Qui vous a donc appris cette nouvelle étrange.
MANDANE.
Le même dont il faut que mon amour se venge,
Thémistocle.
ROXANE.
Hé comment ?
MANDANE.
En me représentant
Les différents effets de son sort inconstant
Ainsi pour mieux montrer par ses rares services
Des Grecs qu’il a sauvés les noires injustices
Cambise me dit-il était victorieux.
Si je n’eusse enfoncé son vaisseau glorieux,
Juge si tu comprends les supplices d’une âme
Où l’amour est en deuil, où l’amour est en flamme,
Juge si tu comprends ces mortelles douleurs
Ce que je dois à ceux qui font couler mes pleurs,
Je crois voir de Cambise une affreuse figure
S’élever du tombeau qui fut sa sépulture ?
Je crois le voir sanglant qui me montre son cœur
Qui me vient reprocher d’appuyer son vainqueur,
Et que si mon amour eût été véritable
Immortelle, constante, à la sienne semblable,
De l’esprit et du corps un secret mouvement
M’eût fait connaître à l’œil l’assassin d’un amant,
Mais s’il faut que du sang t’assure de ma flamme
Tu connaîtras bientôt que tu vis dans mon âme.
Oui Roxane invincible en des maux si cuisants
Je perdrai Thémistocle et tous ses partisans,
Et si ce n’est pas assez pour ma douleur extrême
Comme l’ayant aidé je me perdrai moi-même.
Enfin puisque Artabaze est le plus grand secours
Qui soutienne aujourd’hui sa fortune et ses jours,
Il faut perdre Artabaze, il faut il faut qu’il tombe
Et que sous son débris Thémistocle succombe.
Quoi ce dessein t’étonne.
ROXANE.
Il le mérite bien,
Artabaze est puissant.
MANDANE.
Et moi ne puis-je rien ?
Mais afin d’éviter la douleur et la peine
Et tous les repentirs que l’imprudence amène,
Roxane une faveur que j’attends de ta main
Doit ici précéder l’effet de mon dessein.
Attends donc Artabaze en cette même place ;
Pour aller chez le Roi, c’est par ici qu’il passe.
ROXANE.
Que lui dirai-je ?
MANDANE.
Tâche à lui faire juger
Qu’en protégeant ce Grec il se met en danger,
Sonde jusques au fond les secrets de son âme,
Sache d’où vient le soin qu’il a pour cet infâme ;
Je sais bien qu’il t’estime, et son affection
Cache bien peu de chose à ta discrétion.
Vois donc s’il tient encore un parti si funeste,
Moi je vais chez le Roi pour achever le reste.
ROXANE.
Je ferai mon devoir.
Scène III
ROXANE, seule
Oui malgré ton pouvoir
Esprit trop furieux, je ferai mon devoir,
Mais mon devoir consiste à détourner l’orage
Que ta haine prépare à ce noble courage.
Si l’amour te réduit à ce tragique sort
De venger de Cambise et le sang et la mort,
Tout de même l’amour me force et me convie
D’appuyer de ce Grec la fortune et la vie.
Certes si Thémistocle avait mal combattu,
Que Cambise eût raison de blâmer sa vertu,
Et qu’il pût l’accuser pour obscurcir sa gloire
Que sa mort fut un meurtre et non une victoire,
Moi-même Thémistocle abandonnant ton choix
Je pleurerais Cambise et je le vengerais.
Mais enfin tant d’honneur, de gloire, et de franchise
Signale le combat où demeura Cambise,
Que si même le mort revenait du trépas
Il louerait son vainqueur et ne s’en plaindrait pas.
Pardonne donc, Mandane, à ma flamme naissante
Comme j’excuse en toi la douleur d’une amante,
Tu veux perdre ton mal, je veux sauver mon bien,
Et la raison permet ton transport et le mien :
Ta douleur est sans doute une douleur extrême,
Il est juste à l’amant de venger ce qu’il aime ?
Mais il est juste aussi quand il voit le danger
D’en tirer ce qu’il aime et de le protéger.
Malheureux Thémistocle, au moins à ta défense
Tu verras Artabaze et toute sa puissance,
Il te protégera contre... mais le voici.
Scène IV
ARTABAZE, ROXANE
ARTABAZE.
Ha que c’est à propos que je te trouve ici.
ROXANE.
Pour celui qui peut tout, pourrais-je quelque chose ?
ARTABAZE.
Tu peux absolument ce que je me propose.
Oui tu peux plus que moi dans l’état où je suis
Puisque tu peux m’aider et que je ne le puis.
Je sais bien que Mandane a pour toi cette estime
Qu’on doit à la vertu comme un prix légitime,
Et qu’ayant reconnu ton esprit et ta foi
Elle a peu de secrets qui soient secrets pour toi.
Elle aide Thémistocle au moins en apparence,
Elle embrasse sa cause, elle prend sa défense,
Cependant j’ai connu que depuis peu de jours
Elle ne peut souffrir mes soins ni mon secours.
Est-ce que toute seule elle aspire à la gloire
De donner à ce Grec une entière victoire ?
Où veut-elle montrer que quelque aversion
En retire sa main et sa protection ?
ROXANE.
Oui Seigneur.
ARTABAZE.
Quoi Roxane ?
ROXANE.
Elle veut son naufrage.
ARTABAZE.
Pouvais-je rien ouïr qui me plût davantage ?
ROXANE.
Que dites-vous Seigneur ? ce Grec est-il pour vous
Comme aux yeux de Mandane un objet de courroux ?
ARTABAZE.
Si tu crus quelquefois que la Perse m’est chère
As-tu cru qu’Artabaze aimât son adversaire ?
Oui je le hais Roxane, et n’avoueras-tu pas
Qu’ici la haine est juste et qu’elle a des appas ?
ROXANE.
Oui Seigneur, mais pourquoi preniez-vous sa défense ?
ARTABAZE.
Pour mieux gagner Mandane avec cette apparence.
Comme je veux en tout n’écouter que sa voix
Et de ses passions me composer des lois,
Tant que de Thémistocle elle fit de l’estime
Je jugeai sa défense et juste et légitime ;
Mais si sa passion le condamne à mourir
Je crois qu’il en est digne et le ferai périr.
ROXANE.
Enfin je suis à vous, Seigneur, que faut-il faire ?
ARTABAZE.
Ici, chère Roxane, il ne faut rien se taire.
J’aime, et ce feu caché fait ma punition
Si mon cœur qui soupire a trop d’ambition.
ROXANE.
Quoi Mandane est l’objet...
ARTABAZE.
J’ai du respect pour elle,
Et sa fille a l’amour que mon âme recèle.
Mais pour gagner la fille, et m’en rendre vainqueur
Il faut gagner la mère, et me mettre en son cœur.
Va donc je t’en conjure avecque ton adresse
Sonder en ma faveur l’esprit de la Princesse,
Et vois si cet amour que j’expose à tes yeux
Ne lui semblera point un vol audacieux.
Dis-lui pour la gagner que ma haine est la sienne,
Que son aversion sera toujours la mienne,
Que le soin de lui plaire est mon plus grand souci,
Que je hais Thémistocle, et que jusques ici
Rien ne l’a protégé contre ma violence
Que le doute où j’étais qu’elle prît sa défense.
ROXANE.
Seigneur.
ARTABAZE.
Mais elle vient.
Scène V
MANDANE, ROXANE, ARTABAZE
ROXANE.
Ah que je crains pour toi
Malheureux Thémistocle.
MANDANE.
Alliez-vous chez le Roi ?
ARTABAZE.
Oui Madame.
MANDANE.
J’en viens, mais il repose encore.
Enfin c’est aujourd’hui qu’un Grec qui vous adore
Doit même par vos soins propices et puissants
Pour la seconde fois triompher des Persans.
Poursuivez Artabaze au moins devez vous croire
Que vous partagerez l’honneur de sa victoire,
Et que nos ennemis embrassant vos genoux
S’estimeront heureux d’être vaincus par vous,
Puisque même à l’instant que le sort nous les donne
Loin de les opprimer votre main les couronne.
ARTABAZE.
Madame jusqu’ici vos seules passions
Ont fait toute ma haine et mes affections ;
Si j’ai de Thémistocle embrassé la défense
À votre exemple seul il doit mon assistance,
Et quand je relevais ce Grec humilié
Votre exemple agissait et non pas ma pitié.
MANDANE.
Lorsqu’on est comme vous presque le Dieu du temple,
C’est d’avoir peu de cœur que d’agir par exemple.
ARTABAZE.
Lorsqu’on veut comme moi dépendre de vos lois,
On descend de sa place, on renonce à ses droits.
J’ai protégé ce Grec, mais il est véritable
Que votre haine cherche un fardeau qui l’accable,
Je serai ce fardeau, Madame, et son appui
Si vous le commandez tombera dessus lui.
MANDANE.
Oui je veux qu’il périsse.
ARTABAZE.
Il périra Madame,
Il ne vit déjà plus s’il est mort dans votre âme.
MANDANE.
Garde de me tromper, ou ne me promets rien.
ARTABAZE.
Je sais votre pouvoir, et jusqu’où va le mien.
MANDANE.
Au reste assure-toi contre ton espérance
Qu’un service si grand aura sa récompense.
Bien qu’il paraisse aux yeux qui te voient si haut
Que ta prospérité soit un bien sans défaut,
Artabaze pourtant tu peux et tu dois croire
Que je puis à ton sort ajouter de la gloire.
Le Roi t’a fait monter presque jusqu’à son rang,
Je puis pour t’affermir t’attacher à son sang.
Si tu veux contenter ma haine et ma colère,
Si tu peux me servir ma fille est ton salaire.
ARTABAZE.
Ha Madame, à ce prix que ne ferait-on pas ?
Quels dangers à ce prix pourraient manquer d’appas ?
ROXANE, à l’écart.
Dieux qui sera pour lui ?
MANDANE.
Mais par quel artifice
Pourrons-nous aisément ouvrir son précipice,
Puisque jusques ici nous l’avons vous et moi
Maintenu dans la Cour et dans l’esprit du Roi ?
ARTABAZE.
Laissez-moi tout ce soin, n’en soyez point en peine
Vous verrez des effets égaux à votre haine.
MANDANE.
Mais enfin il est temps d’en faire les apprêts.
ARTABAZE.
J’ai des ressorts cachés qui sont déjà tout prêts.
Ne vous informez point des moyens que je tente,
Les effets parleront, et vous rendront contente.
MANDANE.
Va donc exécuter ce que j’attends de toi,
C’est servir cet État, et c’est venger le Roi.
Sois secrète Roxane, et garde le silence.
ROXANE.
Je sais ce que je dois à cette confidence.
ACTE II
Scène première
THÉMISTOCLE, ROXANE
THÉMISTOCLE.
Ils sont mes ennemis ! et leur inimitié
Se couvrent lâchement d’un voile de pitié !
Que dites-vous Roxane ? ô Dieux est-il croyable
Qu’il faille se cacher pour perdre un misérable ?
ROXANE.
Crois-moi, n’en doute point, songe à ta sûreté.
THÉMISTOCLE.
Suis-je si redoutable en ma calamité
Qu’on ose avant le coup laisser gronder la foudre
Qui doit rendre ce corps à sa première poudre ?
ROXANE.
Je te donne un avis, tâche d’en profiter.
Regarde où ton honneur doit enfin te porter.
THÉMISTOCLE.
Tout mon honneur consiste à prendre ma défense,
À faire voir au Roi combien j’ai d’innocence,
Et si mon mauvais sort était le plus puissant,
Tout mon honneur consiste à mourir innocent.
ROXANE.
Quoique tu veuilles faire, il faut craindre la haine
Lorsque la force en main la rend plus inhumaine,
Et quelquefois il faut où manque le bonheur
Comme exposer l’honneur pour conserver l’honneur.
Fuis, et laisse passer cette influence noire
Qui répand son venin jusques dessus ta gloire.
On t’aime en des endroits, où tu ne croirais pas
Que l’on voulût pour toi s’exposer au trépas ;
Et de ces mêmes lieux, on peut en ton absence
Surmonter la fureur qui bat ton innocence.
THÉMISTOCLE.
Roxane, je rends grâce à ces cœurs généreux,
Pour avoir des amis, je suis trop malheureux,
Et les plus doux destins sont pour moi si contraires
Qu’ils m’en feraient bientôt de nouveaux adversaires.
Enfin quand mon honneur ne s’opposerait pas
À ton pieux conseil, à ma fuite, à mes pas,
Quand même tous les Dieux m’ouvriraient un passage,
Et qu’ils me pousseraient pour éviter l’orage,
Un obstacle invisible et plus fort que cent fers
M’empêche de passer sur des chemins ouverts.
ROXANE.
Certes je n’entends point ces paroles obscures,
Si ce n’est que l’amour soit de tes aventures.
Quoi ce lien du cœur arrête-t-il ton corps ?
THÉMISTOCLE.
Ha ne m’oblige pas point à montrer mes transports,
Permets que je me taise.
ROXANE.
Achève, tu dois croire
Que j’aime aussi ton bien puisque j’aime ta gloire.
Craindrais-tu de montrer ton âme et ta langueur
À qui voudrait t’ouvrir son esprit et son cœur ?
THÉMISTOCLE.
Roxane, je sais bien que ton soin favorable
Est le seul bien qui reste à mon sort déplorable.
Mais pourquoi parlerait ce cœur infortuné
S’il parlait seulement pour être condamné ?
ROXANE.
Parle, et si tu parais aux autres condamnable
Roxane n’est pour toi qu’un juge favorable.
THÉMISTOCLE.
Hélas je te dois trop pour te refuser rien,
Oui l’amour aide au sort à me priver de bien.
La fortune était faible avec toutes ses armes
Si l’amour à ses traits n’eût ajouté ses charmes.
J’ai pu sans trop de peine avec un peu de cœur
Abattre la fortune, et vaincre sa rigueur,
Mais comme si pour moi la vaincre était un crime
Je m’en trouve puni par l’amour qui m’opprime.
J’ai résisté j’ai fui, mais j’ai perdu mes pas,
La fortune est domptable, et l’amour ne l’est pas.
ROXANE.
Quel en est donc l’objet.
THÉMISTOCLE.
Quel ? ma chère Roxane,
Une divinité qui poursuit un profane.
Veux-tu que je t’étonne ? Enfin j’aime Palmis,
Juge si cet amour me doit être permis,
Et si la cruauté de mes fiers adversaires
N’est pas le châtiment de mes feux téméraires.
Tu t’étonnes Roxane, et je vois dans tes yeux
Que tu vas condamner ce feu prodigieux,
Mais que me dirais-tu contre un si grand martyre ?
Hélas je me suis dit tout ce qu’on peut me dire,
Et tout ce qu’on peut dire est comme un aliment
Qui nourrit cet amour ou plutôt ce tourment.
ROXANE.
Quel est enfin le but de ta persévérance ?
THÉMISTOCLE.
D’aimer.
ROXANE.
Quoi, sans espoir ?
THÉMISTOCLE.
D’aimer sans espérance.
Et de mourir plutôt que de quitter ces lieux
Où je vois pour le moins ses adorables yeux.
ROXANE.
Je te plains Thémistocle, et te plaindrai sans cesse.
Qui sera donc pour toi si ta vertu te laisse ?
C’était le seul ami qui pouvait te rester,
Et l’amour te corrompt pour te persécuter.
THÉMISTOCLE.
Si j’ai quelque vertu, c’est parmi tant d’amorces
Qu’elle fait éclater sa vigueur, et ses forces.
Puis-je mieux m’en servir, et mieux la faire voir
Que d’aimer sans désir, que d’aimer sans espoir ?
ROXANE.
Où vas-tu t’engager ?
THÉMISTOCLE.
Dans un gouffre agréable.
ROXANE.
Mais qu’un peu de séjour doit te rendre effroyable.
Sais-tu bien qu’Artabaze est ici ton rival ?
THÉMISTOCLE.
Qui ne le serait pas ?
ROXANE.
Et pour comble de mal
Sais-tu que Mandane en sa haine couverte
Lui présente Palmis pour le prix de ta perte.
THÉMISTOCLE.
Ô Dieux ! mais je pardonne à son ressentiment
Si ma main m’as-tu dit lui ravit son amant.
Mais enfin voici l’heure où le Roi doit m’entendre,
Puisque l’honneur le veut, allons donc nous défendre.
Au moins il faut montrer contre un coup si puissant
Que celui qu’on accuse est le plus innocent.
Et quand j’aurai fait voir que la nuit la plus noire
Ne saurait offusquer les rayons de ma gloire,
Qu’on perde un malheureux que la haine détruit,
Le supplice est illustre où la gloire nous suit,
Et lorsqu’un misérable accablé de l’envie
A perdu comme moi tous les biens de la vie,
Fût-il même le but de la haine des Cieux
Il retrouve ses biens s’il périt glorieux.
ROXANE, seule.
Que fais-tu malheureux ? mais que fais-je moi-même
Quand je le veux aimer, ou plutôt quand je l’aime ?
Hélas un autre amour qu’on ne saurait dompter
Malgré tous mes efforts commence à me l’ôter,
Et de ses ennemis la haine manifeste
Achève de m’ôter tout l’espoir qui m’en reste.
Palmis... mais la voici.
Scène II
PALMIS, ROXANE
PALMIS.
Ce Grec est-il jugé ?
L’a-t-on perdu, Roxane, ou bien l’a-t-on vengé ?
Ou plutôt pour parler en Princesse outragée
L’a-t-on puni Roxane, ou bien m’a-t-on vengée ?
ROXANE.
J’ignore le destin de cet infortuné,
Si ce n’est que déjà vous l’ayez condamné.
Qu’a-t-il fait contre vous pour mériter la peine
Qu’ajoute à son malheur votre nouvelle haine.
Est-il donc d’un esprit, et noble et généreux
D’ajouter de l’aigreur au sort d’un malheureux ?
S’il doit, s’il doit périr, qu’il ait cet avantage
Qu’au moins quelqu’un le plaigne et pleure son naufrage.
Il vous a plu, Madame, et vous est odieux,
D’où vient cela ?
PALMIS.
Son crime est de plaire à mes yeux.
Et le caprice est tel de mon cœur misérable
Que plus ce Grec me plaît, plus je le crois coupable.
ROXANE.
Ce crime est glorieux à qui s’en voit blâmé,
Être coupable ainsi, c’est sans doute être aimé,
Mais Madame est-ce à moi que vous devez connaître
À qui vous cacheriez ce que je vois paraître ?
PALMIS.
Que pourrais-je te dire ? il est dedans mon cœur
Mais comme un malheureux, non pas comme un vainqueur.
ROXANE.
De pareils malheureux ont souvent la victoire.
PALMIS.
Des cœurs comme le mien ont du soin de leur gloire.
Non je n’ai point d’amour que l’on puisse blâmer.
Non je ne l’aime pas, mais je crains de l’aimer.
ROXANE.
Lorsque l’on craint d’aimer, peu s’en faut que l’on aime.
PALMIS.
Il faut te l’avouer son mérite est extrême.
Et, s’il m’était permis de faire quelque choix
Comme il me semble aimable, hélas je l’aimerais.
ROXANE.
Sans doute il est illustre, il est incomparable,
Pour être malheureux il n’est pas moins aimable,
Vous pouvez le chérir, vous pouvez l’estimer ?
Mais enfin je ne sais si vous pouvez l’aimer.
Voyez que peut produire une amour de la sorte ?
Voyez à quels grands maux cette erreur vous transporte.
Quand le plus juste amour s’est emparé d’un cœur,
Plus longtemps qu’on ne veut, il y règne en vainqueur,
C’est d’abord un enfant qui nous est agréable,
Mais bientôt il se change en un monstre effroyable ?
Il ruine, il détruit, et repos et bonheur,
Quand il a gagné l’âme, il attaque l’honneur.
En effet si ce Grec succombe sous l’envie,
De quels longs déplaisirs serez-vous poursuivie ?
Et si le sort plus doux le rend victorieux
Et de ses ennemis, et de ses envieux,
Sera-t-il de l’honneur d’une grande Princesse
D’aimer au lieu de Prince un banni de la Grèce ?
PALMIS.
Mais va voir ce qu’on fait, et si ce malheureux,
Aura trouvé le Roi propice ou rigoureux.
Au moins sans offenser mon honneur et ma gloire,
Je puis lui souhaiter les fruits de la victoire.
C’est un infortuné sans force et sans soutien,
Et l’on peut sans l’aimer lui souhaiter du bien.
Va donc voir.
ROXANE.
J’obéis. Dieux où suis-je réduite ?
Scène III
PALMIS, seule
Hélas dois-je poursuivre, ou bien prendre la fuite ?
Honneur, gloire, grandeur, ne vous offensez pas
Si je rencontre en lui de si puissants appas.
Quand l’amour se contente et se borne lui-même
À désirer le bien des objets que l’on aime,
En cette occasion de gloire revêtu
L’amour qu’on blâme ailleurs, est même une vertu.
Que s’il est mon vainqueur, il le sera sans blâme,
Son triomphe en secret se fera dans mon âme,
Et chez moi cet amour facile à manier
Sera comme un vainqueur qu’on tiendrait prisonnier.
Mais hélas à l’instant qu’à mon malheur extrême
Je résous de l’aimer ou plutôt que je l’aime,
(Car enfin entre aimer, et résoudre d’aimer
L’espace est si petit qu’on ne peut l’exprimer)
Hélas à cet instant peut-être que l’envie
Arrache à Thémistocle, et la gloire et la vie,
Et que parmi les maux que me donne le sort
Pensant plaindre un vivant je dois pleurer un mort.
Mais à quoi m’abandonne une aveugle faiblesse ?
Reviens, reviens à toi malheureuse Princesse,
Suis cet illustre orgueil que t’inspire ton sang,
Ne cours pas à la honte, et retourne à ton rang.
Un banni dans un cœur où doit être un Monarque !
Efface, effaces-en jusqu’à la moindre marque,
Et pour venger ton cœur d’un sentiment si bas
Vois tomber Thémistocle, et n’en soupire pas.
Un banni ! mais qui tient dans ses mains la victoire,
Mais dont le plus grand Roi doit envier la gloire ;
Son exil trop injuste est le crime d’autrui,
Mais en dépit du sort ses vertus sont à lui,
Et sous quelques grands maux que le destin l’accable
Il peut bien être aimé puisqu’il est adorable.
Scène IV
ARTABAZE, PALMIS
PALMIS.
Mais que veut ce cruel qui vient si promptement ?
Hé bien a-t-on rendu ce fameux jugement ?
ARTABAZE.
Non Madame, et le Roi qui pèse toute chose
Veut que toute la Cour assiste à cette cause.
Voulez-vous venir voir avecque tant d’éclat
Absoudre ou condamner l’ennemi de l’état ?
PALMIS.
Mais est-il en péril ce fameux adversaire ?
ARTABAZE.
Ainsi qu’un ennemi dont on veut se défaire.
PALMIS.
Sera-t-il honorable, et glorieux au Roi
De montrer par sa mort qu’il en eût de l’effroi ?
Sera-t-il glorieux à ce puissant Empire
De ne l’avoir reçu qu’afin de le détruire ?
Certes si de ce Grec les triomphes puissants
Firent voir autrefois la honte des Persans,
Sa perte étant l’effet de nos pratiques noires
Nous déshonore plus que n’ont fait ses victoires.
ARTABAZE.
Quand son malheur l’expose à de si rudes coups
Je voudrais que le Roi fût pour lui comme vous.
PALMIS.
Toutefois Artabaze une chose m’offense,
On veut que de sa mort je sois la récompense,
Et vous joignant vous-même avec son mauvais sort
Au prix de mon honneur vous promettez sa mort
ARTABAZE.
Moi ?
PALMIS.
Vous le savez bien ; La Princesse ma mère
Ne cache pas si bien sa haine et sa colère,
Qu’elle ne m’ait fait voir avec combien d’erreur
Elle veut contenter son injuste ferveur.
Ce n’est pas toutefois ce n’est pas qu’il m’importe
Que Thémistocle tombe ou bien qu’on le supporte,
Jugez quel intérêt me pourrait obliger
Et de le maintenir et de le protéger.
Mais qu’on veuille, aujourd’hui que la haine l’opprime,
Me faire malgré moi le salaire d’un crime,
Non, non, le trône offert avec tous ses appas
À ces conditions ne me gagnerait pas.
Voulez-vous obtenir une place en mon âme ?
Méritez ma louange, et non que je vous blâme ;
Comme vous êtes grand montrez-vous généreux,
N’allez pas insulter au sort d’un malheureux,
Montrez votre pouvoir à calmer des orages,
Non pas en excitant des vents et des naufrages.
Bref voulez-vous me plaire, et paraître à mes yeux
Aimable et revêtu de la gloire des Dieux ?
Faites comme les Dieux, protégez l’innocence,
Conservez Thémistocle, et prenez sa défense.
Scène V
ARTABAZE, PHARNASPE
ARTABAZE.
Pharnaspe qu’ai-je ouï ? quelle injuste rigueur !
Quel coup plus imprévu peut me percer le cœur ?
Pourquoi faire éclater ses sentiments de flamme ?
Aime-t-elle ce Grec ? est-il dedans son âme ?
Car enfin la pitié n’a point de sentiments
Qui puissent exciter de si grands mouvements.
PHARNASPE.
C’est outrager sans doute une grande Princesse
Que de la soupçonner d’une telle bassesse.
Quelquefois la pitié s’échauffant à son tour
Dans une âme sensible est semblable à l’amour.
ARTABAZE.
Mais souvent pour cacher une flamme blâmable
Un esprit amoureux feint d’être pitoyable.
PHARNASPE.
Mais comme pour lui plaire, elle exige de vous
De défendre ce Grec contre de si grands coups,
Faites ce qu’elle veut, et si votre espérance
Après l’avoir aidé n’a pas sa récompense,
Vous êtes en un rang assez haut élevé
Pour perdre Thémistocle après l’avoir sauvé.
ARTABAZE.
À qui dois-je obéir, et plutôt satisfaire ?
Aux charmes de la fille ? aux fureurs de la mère ?
En protégeant ce Grec si je gagne Palmis,
Ainsi je mets sa mère entre mes ennemis,
Et je ne puis avoir une fille si chère
Si ce n’est un présent des fureurs de sa mère.
PHARNASPE.
Mais Seigneur aimez-vous avecque ces transports
Qui sur les faibles cœurs font de si grands efforts ?
Pardonnez-moi, Seigneur cet amour qui vous blesse
Est-il raison d’état ou marque de faiblesse ?
ARTABAZE.
Il faut de toutes parts te découvrir mon cœur
Cet amour n’est sur moi, ni maître ni vainqueur,
Je laisse aux esprits bas, je laisse aux faibles âmes,
À languir dans ses fers, à brûler dans ses flammes,
Pour moi je ne me sers de cette passion
Qu’autant qu’elle est utile à mon ambition.
L’éclat d’une beauté touche une âme commune,
Mais les cœurs relevés n’aiment que la fortune ;
C’est elle seulement qui nous fait estimer,
Et ce n’est qu’elle aussi que nous devons aimer.
Mais bien que les succès égalent mon attente,
Plus mon sort paraît haut, et plus il m’épouvante.
Je suis las d’avoir peur des destins tout puissants,
Je suis las de marcher sur des degrés glissants,
Et c’est à mon avis avoir peu de délices
Que de marcher toujours dessus des précipices,
Car enfin la faveur que l’on admire tant
N’est qu’un gouffre couvert d’un nuage éclatant.
Si donc je touche au trône où le Roi me supporte
J’y veux être attaché d’une chaîne si forte,
Que je ne puisse choir ni même reculer
Sans entraîner le trône ou du moins de l’ébranler.
Ainsi j’aime Palmis non pas par tant de charmes
À qui tant d’autres cœurs auraient rendu les armes,
Mais parce que l’hymen que j’en ai souhaité
Peut joindre la constance à ma prospérité.
C’est ma fortune enfin qui pour m’être fidèle
Me demande Palmis, et soupire pour elle ;
Et pour vivre en repos et pour avoir la paix
Qu’un favori de Roi ne rencontra jamais,
Puisque cette Princesse est ma force et mon aide
Il faut que je périsse ou que je la possède.
Mais sa mère peut tout.
PHARNASPE.
Rendez ses vœux contents.
ARTABAZE.
En recevrai-je aussi le prix que j’en attends ?
PHARNASPE.
Que ne donnerait pas une femme outragée
Afin d’être contente, afin d’être vengée ?
En cette occasion prodigue de son bien
Une femme fait tout, et ne refuse rien.
Contentez donc Mandane, embrassez sa querelle,
Et puisqu’elle peut tout n’épargnez rien pour elle.
ARTABAZE.
Ce conseil est celui que je veux observer,
L’ouvrage est commencé, nous saurons l’achever.
PHARNASPE.
Si vous avez besoin d’un courage fidèle,
Seigneur, vous connaissez et mon bras et mon zèle.
ARTABAZE.
Nous perdrons Thémistocle avecque moins de bruit,
Nous en triompherons avecque plus de fruit.
Tu sais bien que j’ai feint d’embrasser sa défense
Tant qu’il fallut user de feinte et d’apparence,
Mais que durant ce temps pour le perdre aujourd’hui
J’ai les grands de l’État pratiqués contre lui.
Enfin tout le conseil gagné par mes pratiques
Ne médite pour lui qu’aventures tragiques.
De puissants Ennemis sollicités par moi
L’attaquent fortement dedans l’esprit du Roi,
Et déjà cette trame heureuse et favorable
Dedans l’esprit du Roi t’a rendu formidable,
C’est assez pour le perdre, et c’est assez aussi
Pour contenter Mandane et m’ôter de souci.
Ainsi je cueillerai le fruit de mon attente,
Il ne m’importe pas que Palmis y consente,
Ce qui fait mon bonheur, et le met en son jour
C’est sa possession, plutôt que son amour.
ACTE III
Scène première
LE ROI avec sa Cour, THÉMISTOCLE, MANDANE, ARTABAZE, ROXANE
THÉMISTOCLE.
Persécuté des maux dont le sort est fertile
Jusqu’aux pieds d’un Monarque autrefois mon Asile,
Il me serait meilleur d’y terminer mes jours
Que d’y venir encore implorer du secours.
Quand la Perse aura vu briller mon innocence
Et qu’un nouveau bonheur sera ma récompense,
De nouveaux envieux aussitôt excités
Me réduiront encore en ces extrémités,
Et toujours criminel si l’on veut les entendre
Au lieu de vous servir il faudra me défendre.
Mais puisque vous voulez que je fasse un effort
Pour vaincre une autrefois et la haine et le sort,
Puisque c’est commencer vous-même à me défendre
Que de vouloir encore et me voir et m’entendre,
Sire je parlerai pour tâcher désormais
De vous donner sujet d’achever un bienfait.
Aussi bien quel appui ma timide innocence
Pourrait-elle espérer de ma faible éloquence ?
Pourrais-je en une langue où je suis étranger
Plaire, charmer les cœurs, et vaincre le danger ?
Quel secours promettais-je à ma gloire atterrée
S’il dépendait ici d’une langue ignorée ?
Là parler devant vous, Sire, c’est me trahir,
Et je ne la sais bien que pour vous obéir.
Commandez à mes mains à vaincre toutes prêtes
D’accumuler pour vous conquêtes sur conquêtes,
Alors je ferai voir par des actes puissants
Que je l’entends bien mieux même que les Persans,
Alors je confondrai par d’illustres services
De tous mes envieux les mortels artifices,
Alors mes actions vrais témoins de ma foi
Ayant vaincu pour vous vaincront aussi pour moi.
On croit que mon aspect doit vous mettre en mémoire
Qu’autrefois ma fortune offusqua votre gloire,
Et que ce souvenir retraçant mes desseins
Allumera la foudre en vos royales mains :
Mais loin de travailler pour effacer l’image
Que dans votre mémoire imprima mon courage
Il m’est avantageux parmi de si grands coups
D’y paraître en l’état où j’étais contre vous.
Au moins par les efforts, que je fis pour la Grèce
Lorsque votre pouvoir en fit voir la faiblesse,
On voit ce que je puis pour vos fameux états
Si vos commandements se servent de mon bras.
Il est vrai que la Grèce en ces noires journées
Opposa contre vous mes armes fortunées,
Je marchai contre vous armé pour son salut,
Et le Ciel me donna tel succès qu’il voulut.
Mais pour qui m’enflammait une noble furie ?
C’était pour nos autels, c’était pour ma patrie.
M’eussiez-vous honoré d’un glorieux accueil
Si par mes trahisons elle était au cercueil ?
En me tendant la main aussi sainte qu’auguste
Si j’avais été traître auriez-vous été juste ?
Si j’avais été traître, et par vous fait heureux
Vous appellerait-on et grand et généreux ?
Sire, il faudrait me craindre en ce lieu vénérable
Si j’avais pu trahir mon pays misérable ;
Qui trahit son pays et le met en danger
Peut bien aussi trahir un pays étranger.
Mais par quel crime énorme une immortelle envie
Veut-elle ruiner et ma gloire et ma vie ?
Comme on n’en trouve point qu’on puisse m’imputer,
On se sert du soupçon pour me persécuter.
On vous dit que ma fuite et que mes infortunes
Des Grecs toujours trompeurs sont des feintes communes,
Que ces peuples rusés m’attachent à vos pas,
Ainsi qu’un espion qu’on ne soupçonne pas,
Et que j’observe enfin et la Cour, et l’Empire
Pour connaître les lieux par où l’on peut vous nuire.
Quoi les Grecs qui m’ont cru leur salut et leur bien,
Eux qui m’ont estimé leurs bras et leur soutien,
Auraient-ils de leur corps encore faible et tendre
Séparé le seul bras qui pourrait les défendre ?
Auraient-ils aveuglés par un peu de beaux jours
À leur propre adversaire envoyé leur secours ?
Et la Grèce après tout était-elle certaine
Qu’un Roi que j’ai vaincu me sauvât de sa haine ?
Qu’il reçut dans sa Cour, et même dans son cœur
Son ennemi mortel, son ennemi vainqueur ?
C’est une Politique et belle et renommée
De faire un espion d’un général d’armée.
Non, non, ce n’est pas là, Monarque généreux,
Le crime, et le dessein d’un banni malheureux ;
De ce reproche vain mes actions me lavent,
Ce n’est pas là mon mal, mes ennemis le savent,
Mais j’ai tant de respect pour eux et pour leur rang
Que sans me plaindre d’eux ils verseraient mon sang.
En quels lieux en quels temps ai-je fait des pratiques ?
Où me suis-je informé des affaires publiques ?
Bref où sont les Persans que j’ai voulu gagner ?
Ils ne paraissent point, veulent-ils m’épargner ?
Qu’ils viennent me confondre, et vous montrent leur zèle
En découvrent ici ma trame criminelle,
Qu’ils viennent m’attaquer, je serai glorieux
De rendre des combats, et de vaincre à vos yeux.
Ce n’est pas toutefois que je garde l’envie
De traîner plus longtemps une si triste vie,
Ni que je veuille, enfin victorieux du sort
Priver mes ennemis du plaisir de ma mort.
Je tâche seulement de vaincre l’infamie,
Je tâche d’étouffer cette grande ennemie,
Et de la détourner, pour mourir en repos,
Du sépulcre fameux qui doit couvrir mes os,
Estimant que la honte où notre honneur succombe
Est la peine des morts qu’elle suit sous la tombe.
Que si votre repos dont je serais l’écueil
Ne peut être fondé que dessus mon cercueil,
Commandez que je meurs, et j’aurai l’avantage
De chasser de vos jours un si funeste ombrage,
Ce fer accoutumé parmi les grands desseins
Sera dedans mon cœur plutôt que dans mes mains.
Ainsi nous obtiendrons vous et moi la victoire,
Vos soupçons finiront, j’aurai sauvé ma gloire ;
Ma mort imprimera dans le cœur d’un grand Roi
Que pour mourir sans tache on mourra comme moi.
Et malgré la rigueur contre moi conjurée
Ma perte confondra ceux qui l’ont désirée.
XERCÈS.
Ne crois pas que mon âme ouverte à la fureur
Te considère ici comme un objet d’horreur,
Ni que par mon débris ta gloire rehaussée
M’inspire pour ta perte une seule pensée.
Lorsque ton bras armé combattait contre moi
Tu faisais ton devoir, tu signalais ta foi,
Et loin de concevoir la haine sanguinaire
Qu’un lâche cœur conçoit pour un noble adversaire,
Alors je souhaitais sans envier ton bien
Que le Perse eût un bras qui ressemblât au tien.
Avant que de te voir j’aimais ta renommée,
Et ta vertu me plût contre moi-même armée.
Ainsi pour contenter la maxime d’état
Qui punit le soupçon ainsi que l’attentat,
Si j’immole ta vie à ma loi souveraine
Ne crois pas que ta mort soit l’effet de ma haine,
Ni que je veuille enfin d’un courage abattu
Me venger de ta gloire, ou bien de ta vertu.
Mais sache que mon cœur déteste ces maximes
Qui font souvent aux Rois commettre de grands crimes,
Et que chez un Monarque équitable et puissant
Un soupçon ne peut rien contre un faible innocent.
Autrefois quand le sort t’eût chassé de ta ville,
Entre tes bras ouverts tu trouvas un Asile,
Maintenant de moi-même une autre fois vainqueur
Des bras que je t’ouvris tu passes dans mon cœur.
Demeure mon ami, l’ayant voulu paraître,
Si tu ne l’as été, commence ici de l’être,
Et crois que les grands cœurs qui me donnent leur foi
Sont bien plutôt mes Rois que je ne suis leur Roi.
THÉMISTOCLE.
Ha Sire, à tant de biens qui viennent me confondre
C’est par les actions que j’attends à répondre.
Qui n’avouerait enfin que les Dieux m’ont chéri,
Et que j’eusse péri si je n’eusse péri.
XERCÈS.
De secrets ennemis dont j’excuse le zèle
Donneront à ma gloire une atteinte mortelle,
Mais malgré leurs efforts Artabaze, et ma sœur
Ont été ta défense et t’ont rendu vainqueur,
Et je témoignerai par des faveurs augustes
Que s’ils t’ont protégé, leurs soins ont été justes.
Oui ma sœur je le donne à ta compassion
Lui que je donnerais à mon affection,
Et veux que Thémistocle affranchi de misères
Vous connaisse tous deux pour ses Dieux tutélaires.
MANDANE.
S’il a le Roi pour lui, qui serait contre lui ?
ARTABAZE.
Si vous le soutenez, peut-il manquer d’appui ?
Ainsi donc désormais je prendrai sa défense
Par inclination, et par obéissance.
THÉMISTOCLE.
Veuille le juste Ciel qui connaît votre foi
Avoir pour vous les soins que vous avez pour moi.
LE ROI.
Que chacun à l’envi lui fasse des caresses ;
Pour moi qui veux le mettre à l’abri des tristesses,
Je le mets dans mon cœur, et veux montrer ainsi
Qu’on ne peut l’attaquer sans m’attaquer aussi.
ARTABAZE, à l’écart.
Ô destins quel succès !
Scène II
MANDANE, ROXANE
MANDANE.
Ha qui l’aurait pu croire !
Par moi mon ennemi remporte la victoire !
Lorsque ma passion le destine aux Enfers
Par moi-même par moi les Cieux lui sont ouverts !
Et de là sa fortune éclatante et chérie
Entre les bras d’un Dieu se rit de ma furie !
Ha s’il n’est point de maux qui soient plus rigoureux
Que de voir parmi nous nos ennemis heureux,
S’en peut-on figurer de plus grand et de pire
Que de les relever quand on croit les détruire ?
Non, non, si de Xercès la vaine affection
Croit donner Thémistocle à ma compassion,
Moi-même en ma faveur une fois souveraine
Je saurai sans frémir le donner à ma haine.
Jouis avec plaisir des biens délicieux
Que les mains d’un Monarque étalent à tes yeux,
Partage avecque lui la puissance suprême,
Parais dessus le trône assis près de lui-même,
Je me satisferai, je me vengerai mieux
Si je te fais tomber d’un lieu plus glorieux.
Oui de quelques grands biens dont le sort te partage
Je me vengerai mieux si tu perds davantage.
Cette faveur d’un Roi, ce bien qui t’est offert
Ce n’est pas un abri qui te mette à couvert,
Ce n’est qu’une vapeur, dont ma haine invincible
Forme pour te détruire un foudre plus horrible.
Qu’il s’imagine enfin que sa protection
Est encore un effet de ma combustion,
Roxane, je veux bien qu’il ait cette croyance,
Je le détruirai mieux s’il est sans défiance,
Et plutôt mon courroux en sera triomphant
S’il croit que ma pitié le garde et le défend.
ROXANE.
Artabaze revient.
Scène III
ARTABAZE, MANDANE, ROXANE
ARTABAZE.
Quel prodige Madame !
MANDANE.
Est-ce là le succès d’une si forte trame ?
Est-ce là le pouvoir d’un favori de Roi ?
ARTABAZE.
Cet étrange succès me donne de l’effroi.
Mais je reviens ici vous dire une nouvelle
Plus funeste cent fois, et cent fois plus mortelle.
MANDANE.
Quoi donc ? et qui nous peut plus fortement gêner
Que la grandeur de ceux qu’on pensait ruiner ?
Quoi le devons-nous voir la tête couronnée.
ARTABAZE.
Le Roi lui veut donner sous les lois d’Hyménée
Votre fille.
MANDANE.
Ma fille ?
ROXANE.
Ô Dieux que dites-vous ?
ARTABAZE.
Une horreur, un prodige inouï parmi nous.
MANDANE.
Certes cette nouvelle a si peu d’apparence
Que la croire trop tôt c’est manquer de prudence.
ARTABAZE.
Cependant elle est vraie.
MANDANE.
Et le Roi penserait
Qu’à cette indignité mon cœur consentirait !
S’il veut contre l’honneur par une lâche envie
Disposer de ma fille, et mon sang et ma vie,
En cette occasion plus puissante qu’un Roi
Je saurai lui montrer que mon sang est à moi,
Que je puis le verser par un courage extrême
Renfermé dans ma fille aussi bien qu’en moi-même.
Croit-il donc que Palmis ait le cœur assez bas
Pour ne pas mieux aimer un glorieux trépas ?
Ô lâcheté d’un Roi qui veut que l’on l’adore
À l’instant qu’il s’abaisse et qu’il se déshonore.
Si le sceptre, le trône, et le titre de Roi
T’élèvent au-dessus de mon sort et de moi,
Mon courage et mon cœur dignes du Diadème
M’élèvent au dessus du trône, et de toi-même.
Considère, Artabaze, où tu te vois réduit.
Chéris-tu ma promesse ? en aimes-tu le fruit ?
C’est maintenant ta cause, et non pas mes alarmes,
Qui doit à ta fureur faire trouver des armes.
À toi bien plus qu’à moi Thémistocle est fatal,
S’il est mon Ennemi, c’est au moins ton rival,
C’est par une aventure étrange et non commune
Ton rival en amour, ton rival en fortune.
Il peut gagner Palmis, sans que je perde rien,
Il ne peut la gagner sans te ravir ton bien ;
Il peut devenir grand sans que mon sort abaisse,
Il ne peut être grand que ta faveur ne cesse.
Déjà malgré tes soins, victorieux de toi
Il triomphe, il est grand, il a le cœur du Roi ;
L’y pourras-tu souffrir ? ou crois-tu qu’il t’y souffre ?
Il faut que l’un ou l’autre y rencontre son gouffre,
Dans le rang que tu tiens mille nous ont instruits
Qu’un compagnon te perd si tu ne le détruis.
Dans le rang glorieux où l’on te considère,
Le moindre compagnon est un grand adversaire.
La faveur est un bien qu’on ne peut partager,
Qui souffre son partage est proche du danger,
Et de quelque splendeur qu’elle soit composée
Elle n’est plus faveur quand elle est divisée.
ARTABAZE.
Ne sollicitez point ni mon bras ni mon cœur
D’entreprendre un combat où je serai vainqueur.
Celui qu’on sollicite à défendre sa gloire
Mérite justement de perdre la victoire ;
Celui qu’on sollicite en cette occasion
A mérité sa perte et sa confusion.
Il n’est point de milieu que ma fortune tienne
Il sera ma victime, ou je serai la sienne ;
Mais quelques grands efforts que fasse mon courroux
Je proteste à vos yeux que ce sera pour vous.
MANDANE.
Fais enfin ton devoir, ta récompense est prête
Quand la faveur du Roi tomberait sur ta tête.
Mais il faut l’aller voir pour savoir la raison
Qui lui fait à son sang préparer du poison.
ROXANE, seule.
Quel parti prendras-tu, mon âme infortunée ?
Prendras-tu le parti d’une haine obstinée ?
Quand Thémistocle obtient plus que nous ne pensions
Le devons-nous haïr parce que nous l’aimions.
Jusqu’où va de mon cœur l’injurieux caprice ?
Quoi j’aime Thémistocle, et je veux qu’il périsse !
Ha cet amour indigne et de nous et du jour
N’est qu’un Démon sanglant qui prend le nom d’amour.
J’aurai pour Thémistocle une tendresse extrême,
Je l’aurai dans mon cœur, je dirai que je l’aime,
Et craindrai que le sort tout prêt à se calmer
Favorise aujourd’hui ce que je pense aimer !
Je ne pourrai souffrir qu’il gagne une victoire
Qu’il l’ôte à mon amour, et le donne à la gloire,
Et je l’aimerai mieux dans un cercueil affreux
Que dans un autre cœur content et bienheureux !
Est-ce aimer, que nourrir cette fureur extrême ?
C’est haïr en effet et croire que l’on aime.
Le véritable amour conçoit d’autres souhaits,
Il produit et fait voir de plus nobles effets ;
Comme un enfant bien né dont l’honneur est le maître
Il veut toujours le bien de ceux qui l’ont fait naître,
L’intérêt ni l’espoir ne le soutiennent pas,
Il marche les yeux clos assuré sur ses pas,
Lui-même il est son bien, et dans toute aventure
Lui-même de lui-même il est la nourriture.
C’est enfin cet amour inconnu parmi nous
Qui même sans espoir m’est précieux et doux.
J’obtiendrai tout le bien que mon âme désire
Si je vois Thémistocle où son amour aspire.
Je le protégerai contre tous ses envieux
Il saura leurs desseins, je combattrai contre eux,
Et pour lui souhaiter un bien qui soit extrême
Je voudrais que Palmis l’aimât comme je l’aime.
ACTE IV
Scène première
ARTABAZE, PALMIS
ARTABAZE.
Enfin j’ai combattu pour vous donner la paix,
Et le gain du combat répond à vos souhaits.
Vous m’avez commandé comme ma souveraine
D’appuyer Thémistocle, et de rompre sa chaîne,
Et vos commandements sont suivis d’un effet
Qui me rend glorieux puisqu’il vous satisfait.
Mais lorsque vous saurez jusqu’où monte la gloire,
Son bien vous blessera, vous craindrez sa victoire,
Et vous détesterez comme de grands tourments
Et mon obéissance et vos commandements.
PALMIS.
À quoi donc me destine une juste puissance ?
ARTABAZE.
À descendre du rang où vous met la naissance.
PALMIS.
Dites-moi donc comment ?
ARTABAZE.
Thémistocle est l’époux
Que le Roi comme aveugle a destiné pour vous.
PALMIS.
On me l’a déjà dit.
ARTABAZE.
Que prétendez-vous faire ?
PALMIS.
Je dois après cela me soumettre et me taire.
ARTABAZE.
Vous soumettre, Madame, à cette indigne loi !
PALMIS.
Me conseilleriez-vous d’être rebelle au Roi ?
ARTABAZE.
Cette rébellion vous serait honorable.
PALMIS.
Le conseil seulement vous en rendrait coupable.
ARTABAZE.
Ne dissimulez point, je vois sur votre front
Le secret déplaisir d’un si mortel affront.
Je vois bien que vos yeux démentent votre bouche,
Que cet indigne choix sensiblement vous touche,
Et qu’enfin votre cœur qui souffre et qui combat
Demande du secours contre cet attentat.
Commandez-moi, Madame, et bientôt votre gloire
Sur cette ignominie obtiendra la victoire.
PALMIS.
Croirai-je que ce Grec vous doive ce qu’il est
Si sa prospérité vous blesse, et vous déplaît ?
Voulez-vous désormais mériter mon estime ?
Ne vous repentez pas d’un acte magnanime.
Voulez-vous mériter ma juste aversion ?
Repentez-vous ici d’une bonne action.
ARTABAZE.
Jamais un repentir si honteux et si lâche
N’imprima dans mon âme une honteuse tâche ;
Je suis plus généreux, et je crains seulement
Qu’on ne m’accuse un jour de votre abaissement.
Permettez donc, Madame, à ma louable envie
Non pas de ruiner le repos de sa vie,
Car si vous le vouliez, je vous jure sans fard
Que si j’avais un sceptre il en aurait sa part ;
Mais permettez au moins à mon ardeur extrême,
Après l’avoir servi de vous servir vous-même,
Et de vous épargner la honte et le tourment
Que reçoit un grand cœur de son abaissement.
PALMIS.
Cependant vous aimez cette Princesse même
De qui l’abaissement serait un mal extrême,
Et votre espoir conduit par votre ambition
Ose même aspirer à ma possession.
Mais enfin avez-vous une couronne prête
Une couronne illustre à mettre sur ma tête ?
Cet amour où votre âme ose s’abandonner
A-t-il en sa puissance un trône à me donner ?
Et du rang où je suis, d’où je puis tout prétendre,
Pour aller jusqu’à vous ne faut-il pas descendre ?
ARTABAZE.
Au moins en descendant, on ne vous dirait pas
L’ennemi de l’état a pour vous des appas.
Au moins ai-je à la Perse acquis de la puissance.
PALMIS.
Aussi votre faveur en est la récompense.
ARTABAZE.
Et pour avoir causé la honte des Persans
Thémistocle obtiendra leurs plus riches présents !
Ouvrez, ouvrez les yeux afin de le connaître,
Regardez de quel sang la Grèce l’a vu naître,
Et si vous faites grâce à ses témérités
Faites aussi justice au sang d’où vous sortez.
Le Roi veut un hymen dont la chaîne ennemie
Joigne la Majesté même avec l’infamie ;
Pourrait-il recevoir des Grecs victorieux
Une loi plus honteuse, un joug plus odieux ?
Lui résister ici c’est témoigner qu’on l’aime,
C’est enfin le venger lui-même de lui-même,
Lorsqu’en nous commandant un Prince se trahit,
On le venge, on le sert quand on désobéit.
PALMIS.
Ces raisons vont sans doute au bien de cet empire,
Mais aussi c’est au Roi que vous devez les dire.
Pour moi qui le crois sage et mon plus grand soutien
J’obéis en aveugle, et je crois faire bien.
Qu’on donne à Thémistocle un berger pour son père,
Il me suffit de voir qu’un Roi le considère.
Je ne regarde pas d’où sortit ce grand cœur,
Mais jusqu’où l’éleva son courage vainqueur.
Qu’il soit né dans l’opprobre, ou bien dans la puissance,
Je regarde sa gloire, et non pas sa naissance.
Il ne dépendait pas de lui ni de son choix
Ou de naître du peuple, ou de naître des Rois ;
Mais ce qui dépendait de son unique ouvrage,
Il est devenu grand par son propre courage ;
Et je dis hautement après ces grands exploits
Ce sont là des parents comme il en faut aux Rois.
ARTABAZE.
Pour moi je suis bien loin de cette haute attente,
Du titre de sujet ma fortune est contente ;
Mais je dirai toujours qu’un sujet comme moi
Vaut pour le moins un Grec parent même d’un Roi.
PALMIS.
Mais si votre fortune est si haute et si belle
Que les plus puissants Rois marchent au-dessous d’elle,
Thémistocle aujourd’hui pendant à vos genoux
Quand le Roi le voudra sera plus grand que vous.
ARTABAZE.
Il est déjà plus grand, et plus comblé de gloire,
Puisque votre faveur lui donne la victoire.
Il est digne du rang où vous prîtes le jour,
Puisque c’est être Roi que d’avoir votre amour.
PALMIS.
Ne faites point d’outrage à qui pourrait vous nuire,
Il aura mon amour si le Roi le désire ;
Et quoi que fasse un Roi pour votre ambition,
Vous ne pouvez avoir que mon aversion.
Scène II
ARTABAZE, seul
Ô Princesse aveuglée et digne à ta ruine
De cet abaissement où le Ciel te destine.
Au moins pour conserver ce glorieux amant,
Tu me devais cacher ton lâche sentiment,
Et non pas allumer pour sa perte prochaine
Le feu de ma fureur, et celui de ma haine.
Si je n’ai sur le front la Couronne d’un Roi
Capable d’imprimer le respect et l’effroi,
Au moins je ferai voir à ta vaine arrogance
Que j’en ai dans les mains la force et la puissance.
Thémistocle aujourd’hui pendant à nos genoux
Quand le Roi le voudra sera plus grand que nous !
Il peut bien dans ton cœur obtenir cette gloire,
Il peut bien dans ton cœur gagner cette victoire,
Mais il saura bientôt que pour vaincre autre part
Son sort aura besoin d’un plus ferme rempart ;
Et devant qu’à ton gré cette idole s’achève
Nous saurons dissiper le charme qui l’élève.
Quand le Roi le voudra ce banni fortuné
Foulera sous ses pieds mon destin ruiné ?
Certes ce fruit est beau, mais avant qu’on le cueille
Nous saurons empêcher que le Roi ne le veuille,
Nous le recueillerons comme d’un grand sommeil
Où l’on fait des desseins qu’on déteste au réveil.
Si j’ai par les effets d’une longue entreprise
À l’amour de ta mère arraché son Cambise,
Je puis pour même but et par un même effort
Arracher Thémistocle à ton lâche transport.
Ramasse ici ta force, ô faveur qu’on révère,
Peux-tu mieux me servir qu’à perdre un adversaire ?
Quoi qui puisse arriver de ce coup important,
Si nous devons tomber, tombons en combattant.
Scène III
MANDANE, ROXANE, ARTABAZE
MANDANE.
Le croiras-tu Roxane ?
ROXANE.
Hé quoi donc ?
ARTABAZE.
Ha Madame,
Faut-il vous affliger, faut-il vous percer l’âme ?
Palmis.
MANDANE.
Palmis ?
ARTABAZE.
Consent aux volontés du Roi.
MANDANE.
Vous étonneriez-vous qu’elle en reçût la loi ?
Elle fait son devoir par cette obéissance.
ARTABAZE.
Elle fait son devoir lorsqu’elle vous offense !
MANDANE.
Elle m’offenserait en faisant autrement.
ARTABAZE.
D’où vient dans votre esprit un si prompt changement ?
MANDANE.
D’où vient ce changement ? d’une cause funeste
Que vous ne saurez point, et qu’enfin je déteste.
Mais pour toute raison satisfait ou confus,
Apprenez qu’elle est juste, et ne me voyez plus.
ARTABAZE.
Que je sache du moins ce qui me rend coupable.
MANDANE.
Il suffit de savoir que je suis équitable.
ARTABAZE.
Mais un juge équitable écoute un criminel.
MANDANE.
Moi je n’écoute point ; et votre crime est tel
Que ce serait au crime ajouter l’impudence
Que de vouloir encore embrasser sa défense.
ARTABAZE.
Ai-je favorisé ce Grec ?
MANDANE.
Je n’en sais rien,
Mais je le favorise, et désire son bien.
J’ai voulu dessus lui vous donner la victoire,
Mais je vous punirai par l’éclat de sa gloire.
ARTABAZE.
Lorsque de si grands feux se seront modérés,
Vous me direz mon crime, et vous m’écouterez.
Scène IV
MANDANE, ROXANE
ROXANE.
Tout ceci me surprend.
MANDANE.
Moi-même je confesse
Que tout ce que je fais me surprend et me blesse.
Mais jusqu’où n’irait pas un esprit irrité
Quand il veut se venger d’une infidélité ?
Oui mes justes fureurs d’une vengeance avides
Comme deux ennemis attaquent deux perfides.
L’un mort, l’autre vivant mais en dépit du sort
Je saurai me venger du vivant et du mort :
Croirais-tu que Cambise en qui je pensais vivre
Et que dans le cercueil mon âme a voulu suivre,
Croirais-tu que ce traître au mépris de mes feux
Engageait autre part, et son cœur et ses vœux ?
ROXANE.
Ô Dieux !
MANDANE.
Et croirais-tu qu’Artabaze lui-même
Eût engagé Cambise à cette injure extrême ?
Atamire est enfin l’objet qui le charma.
ROXANE.
Quoi la sœur d’Artabaze est l’objet qu’il aima !
Mais si de cette erreur Cambise fut capable
Artabaze, Madame, en était-il coupable ?
MANDANE.
Roxane, il est coupable, et plus que tu ne crois.
Comme tout est suspect aux favoris des Rois,
Que tout les épouvante, et que le moindre ombrage
Est pour eux une nuit, ou plutôt un orage,
Aussitôt qu’Artabaze eût d’un regard jaloux
Observé que Cambise était bien près de nous,
Il crut que je l’aimais d’une amour obstinée,
Et que de cette amour j’irais à l’Hyménée.
Ainsi se figurant qu’une intrigue de Cour
Placerait la faveur où serait mon amour,
Il pratique Cambise, il lui fait des caresses,
Il le gagne, il me l’ôte avecque ses promesses,
Il lui fait espérer, et grandeur et crédit,
Quelques petits effets confirment ce qu’il dit,
Cependant pour ôter cette puissante nue
Que Cambise à la Cour présentait à sa vue,
Il le sut éloigner de la Cour et du Roi
Par le charme trompeur d’un glorieux emploi.
Mais pour m’en faire un monstre horrible et détestable,
Et le rendre à jamais à mes yeux effroyable.
Avant que de partir il l’engage à sa sœur,
Par les nœuds du serment il attache son cœur,
Et Cambise charmé par les yeux d’Atamire
Par les nœuds de l’amour s’attache à son empire.
Depuis dedans la Grèce où le Roi s’en servait
Il mourut plus fameux qu’un traître ne devait.
ROXANE.
Mais de qui tenez-vous cette étrange nouvelle ?
MANDANE.
Un infidèle ici trahit un infidèle.
J’ai su tout ce secret à ma gloire important
De quelqu’un qu’Artabaze a rendu mécontent.
ROXANE.
Vous pouvez vous fier aux choses qu’il a dites ?
MANDANE.
Ne me fierais-je pas à des lettres écrites ?
ROXANE.
Écrites par Cambise ?
MANDANE.
Écrites à celui
Qui fut son confident, et dont il fut l’appui.
Là Cambise se peint comme un homme de flamme
Qui vit plus par l’amour qu’il ne vit par son âme ;
Il écrit à celui qui m’a fait voir son cœur
Qu’il ne connaît de Dieux que Cambise et sa sœur,
Qu’il le conjure enfin s’il aime ses délices
De lui rendre toujours ses déités propices.
Mais que me sert ici de te représenter
Ce qui ne peut servir qu’à me persécuter ?
Enfin le mal est fait, et je pourrais te dire
Qu’en me le découvrant on m’en a fait un pire.
Tant qu’il me fut couvert, au moins je respirai,
Au moins je fus en paix tant que je l’ignorai,
Car les maux les plus grands ne blessent pas encore
Et ne sont pas des maux tandis qu’on les ignore.
Maintenant ma douleur est sans comparaison,
Le mépris de Cambise aveugle ma raison,
Et pour comble de mal sa mort est sa défense,
Et le met à couvert des coups de ma vengeance.
Il est mort, il est vrai, par un bras odieux,
Mais pour combler mon mal, il est mort glorieux.
Il est mort, il est vrai, mais pour m’ôter de peine
Il fallait que sa mort fût un coup de ma haine,
Il fallait que mon œil justement irrité
Commençât à punir son infidélité,
Que ma main achevât, qu’il mourut à ma vue
Et qu’il sût en mourant que c’est moi qui le tue.
Mais au moins si l’on peut faire quelques efforts
Dont le ressentiment aille jusques aux morts,
Traître nous tâcherons par un coup légitime
D’envoyer jusqu’à toi la peine de ton crime.
Je ne chercherai point tes restes malheureux
Pour exercer ma haine et ma rage sur eux,
Mais afin de punir les mânes d’un perfide
Je récompenserai ton illustre homicide,
Et dessus ton cercueil, où mon mal commença,
Je ferai triompher celui qui t’y poussa.
Sois insensible ou non à ce dernier outrage
Je pense qu’il me venge et cela me soulage.
Ta mort m’avait rendu Thémistocle odieux,
Et maintenant ta mort me le rend précieux.
J’avais cru par ton sang qu’il m’avait outragée
Et par ce même sang, je vois qu’il m’a vengée.
C’est lui qui me contente, et c’est à juste droit
Qu’il obtiendra le prix qu’Artabaze espérait.
J’attendais d’Artabaze une grande victoire,
Ce Grec me l’a donnée, il en aura la gloire,
Et l’éclat de son sort aidé par mes transports
Punira les vivants s’il ne punit les morts.
Scène V
LE ROI, ARTABAZE
LE ROI.
Oui je l’ai résolu, l’on ne peut m’en distraire.
Vous donc allez quérir et Palmis et sa mère ;
Et vous faites venir Thémistocle. Jamais
Mon esprit ne conçut de plus ardents souhaits.
Attacher à la Perse un bras si plein de gloire
C’est au trône où je suis enchaîner la victoire.
Si nous gagnons ce Grec par ses adversités,
Il le faut conserver par des prospérités.
Se faire un noble ami d’un illustre adversaire
C’est le plus beau présent qu’un Roi se puisse faire.
Je pourrais retenir ce guerrier généreux
Par cent autres liens qui le rendraient heureux,
Mais parce que les Grecs qu’il tira de la chaîne
Le peuvent rappeler et condamner leur haine,
Il faut par les honneurs qu’il recevra de nous
Augmenter contre lui leur haine et leur courroux.
Pourrais-je donc aux Grecs en ôter l’espérance
Par des moyens plus forts que par mon alliance ?
Et puis-je mieux le rendre à la Grèce odieux
Qu’en le rendant ici puissant et glorieux ?
Enfin comme ma gloire, et celle de l’empire
Sont les biens les plus chers qu’Artabaze désire,
Je ne veux point douter qu’il n’approuve un dessein
Qui me met la victoire, et la force à la main.
ARTABAZE.
Sire.
Scène VI
LE ROI, MANDANE, PALMIS, ARTABAZE
LE ROI.
Voici ma sœur, et Palmis avec elle.
ARTABAZE, à part.
Ne puis-je détourner cette atteinte mortelle ?
LE ROI parle à Mandane.
Je conçois un dessein dont j’attends des effets
Qui plairont en tous lieux où j’ai de bons sujets ;
Mais pour l’exécuter j’ai besoin de vous-même.
MANDANE.
Ce n’est qu’en vous servant que mon bien est extrême.
LE ROI.
Je veux pour ruiner l’espoir des ennemis
M’assurer Thémistocle en lui donnant Palmis.
Consentirez-vous donc à ce que je désire ?
MANDANE.
Si je l’ai souhaité pourrais-je y contredire ?
Oui, Sire, j’y consens.
ARTABAZE, à part.
Ô Dieux qu’ai-je entendu ?
MANDANE.
Il semble qu’Artabaze en soit tout éperdu,
Et qu’un secret dépit comme un sensible outrage
Lui remplisse le cœur, et lui monte au visage.
ARTABAZE.
Moi, Madame !
MANDANE.
On le voit à ce trouble soudain
Que l’esprit étonné veut retenir en vain.
ARTABAZE.
Sire vous le savez. Excusez-moi, Madame,
Si je dis que fort mal vous pénétrez dans l’âme.
Moi j’aurais pour ce Grec la moindre aversion
Moi qui fus sa défense et sa protection !
Moi qui toujours plus fort que la haine et l’envie
Ai brisé tous les traits qui menaçaient sa vie.
Sire, j’aurais donné ce conseil glorieux
S’il ne vous était pas inspiré par les Dieux.
Quoi que puissent donner les Princes magnifiques,
On n’achète point trop les hommes Héroïques ;
Et c’est en les gagnant qu’un Roi peut témoigner
Qu’il sait l’art glorieux de vaincre et de régner.
Ne différez donc point, ici je le confesse,
La conquête d’un Grec est celle de la Grèce :
Quelque chose de grand manquait à votre bien,
Si vous avez ce Grec, il ne vous manque rien.
MANDANE.
Ce m’est un grand plaisir de voir par votre zèle
Que je pénètre mal dans une âme fidèle ;
Puissions-nous donc toujours contenter nos souhaits
Vous par tels conseils, moi par de tels effets.
LE ROI.
Vous m’obligez tous deux, et j’ai sujet de croire
Que vous aimez tous deux et l’état et ma gloire.
Mais voici Thémistocle.
Scène VII
LE ROI, THÉMISTOCLE, ARTABAZE
LE ROI.
Enfin je veux en toi
Montrer que la vertu triomphe auprès de moi.
Il ne me suffit pas d’appuyer ta fortune
Par le faible secours d’une grâce commune.
Vois-tu cette Princesse en qui le Ciel a mis
Tout ce qu’il peut donner à ses plus grands amis,
Je veux en faire un prix à tes vertus suprêmes,
Et montrer que je t’aime en voulant que tu l’aimes.
THÉMISTOCLE.
Sire, pour mériter un bien si précieux,
Suis-je au nombre des Rois, suis-je au nombre des Dieux ?
LE ROI.
Oui la vertu t’élève à ce rang adorable,
Elle est comme ton Ciel, ton trône inébranlable,
Et malgré les destins les hommes vertueux
Sont pour moi qui les aime, et des Rois et des Dieux.
THÉMISTOCLE.
Par quel service illustre, et par quelle victoire
Pourrai-je désormais égaler cette gloire ?
Mais, qu’aurait un grand Roi par-dessus ses sujets
S’ils pouvaient égaler sa grâce et ses bienfaits ?
LE ROI.
Je ne prétends de toi ni devoirs ni louanges,
Je ne demande rien sinon que tu te venges,
Et que par le pouvoir dont j’armerai ton bras
Tes Ennemis domptés viennent baiser tes pas.
THÉMISTOCLE.
C’est trop Sire.
LE ROI.
C’est trop pour ta gloire outragée !
Je veux que par ta main ta vertu soit vengée,
Et que la Grèce ingrate à ton zèle à ta foi
Reconnaisse par toi ce qu’elle perd en toi.
THÉMISTOCLE.
Quoi mon Pays !
LE ROI.
La Grèce en outrages féconde
N’est pas plus ton pays que le reste du monde.
Enfin voilà ton prix, nous t’y laissons penser.
ARTABAZE, à part.
Résolvons-nous de choir ou de le renverser.
Scène VIII
THÉMISTOCLE, PALMIS
THÉMISTOCLE.
De quel étonnement cette faveur insigne
Remplit-elle mon cœur qui s’en déclare indigne !
Le Roi veut donc que j’aime un objet si charmant !
Qui n’obéirait pas à ce commandement ?
Et que j’aurais de gloire où j’ai peu d’espérance
S’il rencontrait en vous la même obéissance ?
Ce n’est pas toutefois ni ce glorieux jour
Ni ce commandement qui produit mon amour.
Non, non, belle Princesse, il ne l’a pas fait renaître,
Mais il le rend hardi pour se faire paraître,
Et quelques grands dédains qu’il puisse rencontrer
Si le Roi veut qu’il naisse, il peut bien se montrer.
Je n’ai pas attendu son ordre favorable
Pour adorer en vous un objet adorable,
Et l’amour aujourd’hui superbe et fortuné
N’est pas dedans mon cœur un enfant nouveau-né.
Aurais-je reconnu le prix de tant de charmes
Si vos premiers regards m’avaient laissé des armes ?
Aurais-je mérité qu’on m’ordonnât d’aimer
Si vos premiers regards n’avaient su m’enflammer ?
Que si je vous parais aveugle et téméraire
Considérez les lois qu’un Roi me vient de faire ;
Quand il permet d’aimer à mon esprit charmé
Il m’excuse d’avoir si hautement aimé.
Lorsque de cette Cour j’apprenais le langage
Menacé des destins, menacé du naufrage,
Je ne l’apprenais pas pour défendre mon sort
Ou des coups de l’envie ou des coups de la mort,
Je l’apprenais pour vous, et non pas pour moi-même,
J’apprenais à parler, pour dire, je vous aime.
C’est là le plus grand bien que j’avais espéré,
C’est là toute la gloire où j’avais aspiré,
Et bien qu’un grand Monarque élève mon courage,
Je n’ose maintenant espérer d’avantage.
Quand le Ciel aujourd’hui plus facile et plus doux
M’eût donné les vertus qui sont dignes de vous,
Quand j’aurais à donner à vos beautés extrêmes
De même que mon cœur de nouveaux diadèmes,
Pourriez-vous me souffrir en ce funeste jour ?
Pourriez-vous sans horreur regarder mon amour,
Si pour vous cette amour ainsi qu’une furie
Les flambeaux dans les mains embrasait ma patrie ?
PALMIS.
Cesse donc de me voir à ta confusion
Comme un objet d’amour ou bien d’ambition ;
Et considère-moi comme un objet funeste
Par qui l’on veut gagner la vertu qui te reste.
Tu m’aimes, me dis-tu, mais ne connais-tu pas
Que c’est aider toi-même à corrompre ton bras ?
Peux-tu m’aimer longtemps d’une amour de la sorte
Sans porter ton courage où mon désire se porte ?
Et si je veux les Grecs, et défaits et vaincus,
Pourrais-tu bien m’aimer, et me faire un refus ?
THÉMISTOCLE.
Non puisque votre cœur trop noble et trop auguste
N’exigera jamais une victoire injuste.
Si pour quelques sujets que je n’ai pas compris
Vous devez être un jour, et ma gloire et mon prix,
Il faut que vous soyez, Princesse magnanime,
Le prix de mes vertus, et non pas de mon crime.
Quand les hommes charmés m’en récompenseraient,
Les Dieux plus puissants qu’eux, les Dieux m’en puniraient.
Il faut vous mériter par de nobles victoires
Non par des actions détestables et noires.
Verriez-vous de bon œil des lauriers odieux
Que je ne puis sans honte exposer à vos yeux ?
Serait-ce avoir pour vous respect, amour, estime,
Que de vous espérer comme le prix d’un crime ?
Et pourriez-vous aimer un courage effronté
Qui voudrait vous gagner par une impiété ?
Pardonnez à l’amour qui parle, je vous aime,
Je voudrais vous gagner par un effort extrême,
Mais, Madame, il vaut mieux pour l’honneur de nos jours
Ne vous gagner jamais, et vous aimer toujours.
PALMIS.
Je ne veux point combattre une vertu si belle,
Et j’aimerais enfin qu’elle me fût rebelle,
Si tu pouvais montrer qu’elle est parfaite en toi
Sans te rendre l’objet de la haine du Roi.
Mais vois tes maux passés, et celui qui te presse,
Compare dans ton cœur et la Perse et la Grèce,
Quand tu regarderas les biens dont tu jouis
Tu diras comme moi, la Perse est mon pays.
Le destin se trompa lorsqu’il te donna l’être,
Ici non pas en Grèce il crut te faire naître,
Et par l’excès des biens dont ici tu jouis
Il te dit hautement la Perse est ton pays.
Comme en pays étrange en Grèce on te traverse,
Et comme en ton pays on t’aime dans la Perse.
Doncques en combattant pour les Grecs impuissants,
Ton bras faisait pour eux ce qu’il doit aux Persans.
Venge donc les Persans de l’illustre victoire
Que tu donnas aux Grecs qui t’en ôtent la gloire.
Suis tes heureux destins, et ne préfère pas
À l’amour d’un grand Roi des ennemis ingrats.
Refuser l’amitié des Princes de la terre
Les irrite bien plus que leur faire la guerre.
Ne t’expose donc point à ses justes rigueurs,
Les coups qui te nuiraient blesseraient d’autres cœurs,
Et si tu sens l’amour que tu viens de m’apprendre,
Ils blesseraient des cœurs que tu voudrais défendre.
THÉMISTOCLE.
Les coups qui me nuiraient vous toucheraient le cœur ?
Suis-je donc jusques là glorieux et vainqueur ?
Ha si je me trompais lorsque je crois vous plaire,
Ne me détrompez point, mon erreur m’est bien chère,
Et pour un misérable un peu trop estimé,
C’est un bien assez grand de croire d’être aimé.
Que si par un bonheur qui passerait l’extrême
Cette amour que je sens allait jusqu’à vous-même,
Enfin si vous m’aimez, vous digne prix d’un Roi,
Étouffez cette amour, ou bien cachez-la moi,
De peur que ma vertu sans vigueur et sans armes
Ne se laisse corrompre à de si puissants charmes,
Et qu’ainsi votre amour dont je serais charmé
Ne me rende lui-même indigne d’être aimé.
PALMIS, en s’en allant.
Fais ce que veut l’honneur dans un péril extrême,
Mais ta vertu demande, et qu’on l’aime, et qu’on t’aime.
THÉMISTOCLE.
Ha ce mot seulement dont je suis abattu
Met en même péril la Grèce et ma vertu.
ACTE V
Scène première
THÉMISTOCLE, ROXANE
ROXANE.
Pense à toi Thémistocle, et songe que l’on t’aime.
Mandane est aujourd’hui plus pour toi que toi-même.
Je t’ai dit les raisons de qui l’impression
T’avait rendu l’objet de son aversion,
Je t’ai fait voir aussi quelle nouvelle grâce
T’a remis dans son cœur en ta première place,
Et par son ordre exprès je devance ses pas
Afin de t’avertir de ne t’oublier pas.
Elle va chez le Roi, l’affaire te regarde,
Ne te ruine pas où son crédit te garde,
Et ne fais pas ce tort aux bontés d’un grand Roi
De rendre ses faveurs inutiles pour toi.
THÉMISTOCLE.
Quoi que fasse le sort, Roxane, que t’importe
Ou bien qu’il me renverse, ou bien qu’il me supporte.
ROXANE.
Je tâche en conduisant ta fortune et tes pas
De ne point augmenter le nombre des ingrats.
Je te l’ai déjà dit, qu’en la triste journée
Où la Perse fléchit sous ta main fortunée,
Mon père combattant au front de nos vaisseaux
Et du sang de la Grèce ayant grossi les eaux
Fut pris et fait esclave, et que voulant toi-même
Donner un prix illustre à sa valeur extrême,
Tu le tiras des fers dont il était chargé,
Sans vouloir que l’on sût qui l’avait obligé.
Il t’aima tu le sais, et mon cœur qui t’adore
Succède à son amour, et va plus loin encore.
Ainsi lorsque je veux par une noble ardeur
Te voir auprès du Roi couronné de splendeur,
Je tâche à tes vertus une fois nécessaire
De te payer les biens que tu fis à mon père.
Il est vrai que d’abord que tu fus en ces lieux
On crut que tu m’étais un objet odieux,
Et je feins pour toi ces sentiments contraires
Afin de découvrir tes secrets adversaires.
Ainsi par mes amis sollicitant pour toi,
Je te gagnai Mandane, et Mandane le Roi.
Ne me prive donc pas du fruit de mon attente,
Accepte les lauriers que le Ciel te présente,
J’ai combattu pour toi, tout le prix que j’en veux
C’est de te voir vainqueur, c’est de te voir heureux.
THÉMISTOCLE.
Tu m’as trop bien payé pour de petits services,
Je suis trop redevable à tant de bons offices,
Et puis-je avec raison résister contre toi
Lorsque tu veux un prix dont la gloire est pour moi.
ROXANE.
Ne préfère donc pas la haine de la Grèce
À l’amour glorieux d’une grande Princesse.
Est-ce donner ton cœur aux beautés de Palmis
Que de le partager entre tes ennemis ?
Est-ce là mériter par une amour extrême
D’être encore en suspends quand tu sais qu’elle t’aime ?
C’est forcer ton destin de t’être rigoureux
Quand ce même destin te force d’être heureux.
THÉMISTOCLE.
Non, non, ne pense pas que je sois insensible,
L’amour triomphera puisqu’il est invincible.
Et Mandane aujourd’hui... Roxane je la vois.
Scène II
MANDANE, THÉMISTOCLE
MANDANE.
Thémistocle, ton bien enfin dépend de toi.
Si le Roi te fait voir par sa haute alliance
Qu’il sait à la vertu joindre la récompense,
Je te témoignerai par mon consentement
Que je garde pour toi le même sentiment.
Tu trouveras en moi l’amitié d’une mère,
Mais comme tu m’es cher, fais que je te sois chère.
Défends-toi d’Artabaze, et grave dans ton cœur
Que mon affection t’en peut rendre vainqueur.
On croit que ta vertu s’oppose à ta fortune,
Garde qu’elle te nuise et te soit importune,
Regarde qui sont ceux que tu peux outrager,
Regarde qui sont ceux que tu veux obliger.
Des lâches, des ingrats qu’anime une furie
Sont ce que ton erreur te fait nommer patrie.
Permets, permets enfin que l’on te rende heureux,
C’est parfois un défaut d’être trop généreux.
Adieu le Roi m’attend.
THÉMISTOCLE, seul.
Dieux donnez-moi des forces
S’il faut que je résiste à ces douces amorces.
Mon amour n’eût osé seulement désirer,
Et l’on veut qu’il possède avant que d’espérer !
Toute chose consent à mon bonheur extrême,
Et je n’ai maintenant contre moi que moi-même !
Quoi pour un peuple ingrat que j’ai tiré des fers
Je fuirai les honneurs qui me seront offerts !
Et lorsqu’il veut ma mort, j’irai le satisfaire
Par l’indigne refus du bien qu’on me veut faire !
Vaine amour du pays sors enfin de mon cœur,
Je t’aide trop longtemps à nourrir ta rigueur.
Notre pays n’est pas où l’on nous fait la guerre
Et d’où l’on nous banni à grands coups de tonnerre,
Notre pays n’est pas, où l’on m’ôte l’honneur,
Il est où nous trouvons la gloire et le bonheur.
N’appréhende donc plus de porter ta furie
Où tu ne peux trouver ni gloire ni patrie.
Si seulement un Grec t’ayant eu pour soutien
T’avait ravi ta gloire, et privé de ton bien,
Ne tâcherais-tu pas d’obtenir la victoire
Du voleur de ton bien, du voleur de ta gloire ?
Donc lorsque tous les Grecs ont voulu t’outrager,
Pourquoi de tous les Grecs feins-tu de te venger ?
Mais faut-il que je cède à ces raisons infâmes
Par qui l’amour n’abat que les plus faibles âmes ?
Que de force m’attire, et qu’en un même temps
Que de force s’oppose à mes vœux inconstants.
Si le cœur qui chérit sa gloire et son estime
Fuit aisément le bien que lui donne le crime,
Dieux, d’un autre côté qu’un esprit amoureux
Court aisément au mal qui peut le rendre heureux !
Ô Grèce à mes destins de tout temps inhumaine
M’ayant persécuté par ton injuste haine,
Dois-tu doncques encore, ô barbare pour moi,
Me gêner par l’amour que je garde pour toi.
Scène III
ARTABAZE, THÉMISTOCLE
ARTABAZE.
Quoi si triste et chagrin, si proche de la gloire !
THÉMISTOCLE.
On trouve des soucis même dans la victoire.
Et plus l’honneur est grand qu’on n’a pas mérité
Plus l’esprit est confus de sa prospérité.
ARTABAZE.
On ne voit rien de grand de haut et de sublime
Qu’on ne juge partout moindre que ton estime.
Mais si jusques ici ma seule affection
A fait ton assurance et ta protection,
Il faut que je t’en donne un nouveau témoignage
Au moins en t’enseignant d’éviter ton naufrage.
Au reste je sais bien qu’en travaillant pour toi
J’expose ma fortune à la haine du Roi,
Mais pour tirer des fers la vertu misérable
J’estimerais ma perte heureuse et désirable.
On te fait des honneurs afin de te tenter,
On t’en donne l’espoir afin de te flatter,
Et par cet espoir ta vertu subornée
Amène dans nos fers la Grèce ruinée ;
Car enfin ne crois pas que les grâces du Roi
Précèdent les lauriers que l’on attend de toi ;
On te traite en esclave, en lâche, en mercenaire
Dont on espère tout, cependant qu’il espère,
Et de qui l’on méprise, et la peine, et l’espoir
Lorsque l’on en obtient ce qu’on en veut avoir.
J’ai vu ce que je dis dans l’âme du Roi même ;
Tout est rempli de haine où tu crois que l’on t’aime,
Mandane, dont le cœur démentirait les yeux
Ne feint d’être pour toi que pour t’abuser mieux.
Elle veut exciter ta force et ta vaillance,
Par le charme trompeur d’une haute espérance,
Et parce que le bras le plus grand en vigueur
Agit plus puissamment quand l’amour est au cœur,
Elle veut que Palmis aide au coup qui t’étonne,
Et feigne de l’amour afin qu’elle t’en donne,
Je le sais Thémistocle, et c’est enfin à toi
D’employer bien l’avis que tu reçois de moi.
THÉMISTOCLE.
Qu’on me trompe il n’importe. Enfin je considère
Ce qu’on a fait pour moi, non pas ce qu’on peut faire.
Je fais tout pour le Roi sans espoir d’aucun bien,
Et l’on ne peut tromper quiconque n’attend rien.
ARTABAZE.
Quoi tu te résoudras cruel et sanguinaire
D’aller porter le fer dans le sein de ta mère.
Va plutôt allumer la colère du Roi
Par un noble refus qui soit digne de toi.
THÉMISTOCLE.
Il est vrai que la Grèce immortelle ennemie
Me reçut en naissant et m’a donné la vie,
Mais quand j’ai rétabli sa fortune et ses droits
N’ai-je pas bien payé ce que je lui devais ?
ARTABAZE.
Est-ce avoir bien payé que de vouloir reprendre
Que de vouloir ravir le bien qu’on vient de rendre ?
THÉMISTOCLE.
Mais si le plus grand bien d’un peuple et d’un état
Est d’avoir pour son service un sage potentat,
Puis-je mieux de la Grèce obliger les Provinces
Que d’aller les soumettre au plus sage des Princes ?
ARTABAZE.
C’est enfin ton pays que tu vas saccager,
Et c’est toi le premier que tu vas outrager.
THÉMISTOCLE.
Je sais qu’une âme faible à ce mot de patrie
Se laisse transporter jusqu’à l’idolâtrie,
Et qu’elle croit devoir par un ordre fatal
Et sa mort et sa vie à son pays natal.
Vain honneur, vain respect, qui rend l’âme servile.
Cette amour du pays n’est qu’une erreur utile,
Qu’une ruse d’état nécessaire aux états
Puisque sans son secours ils ne fleuriraient pas.
Mais ce n’est pas ainsi qu’un grand cœur se resserre,
Il ne se borne pas par un morceau de terre,
Et comme il naît au monde où ses faits sont ouïs
Il croit que tout le monde est aussi son pays.
Ainsi toute la terre également chérie
À l’homme magnanime est une ample patrie,
Comme aux astres les Cieux, comme l’air aux oiseaux,
Comme à chaque poisson tout l’empire des eaux.
ARTABAZE.
Et par cette raison il n’est donc point de terre
Où doive ton courage aller porter la guerre.
THÉMISTOCLE.
Et par cette raison suivant l’ordre des Cieux
Mon pays c’est celui qui me traite le mieux.
ARTABAZE.
Au moins dans ton dessein songe à ton assurance,
Avant que de partir, poursuis ta récompense,
Emporte avecque toi ton salaire et ton prix
Pour ne pas au retour recevoir un mépris.
Tant qu’on aura besoin de ton bras indomptable
Tu seras estimé tu paraîtras aimable ;
Tu sais que chez les Rois un service attendu
Est souvent mieux payé qu’un service rendu.
Demande, et soit certain d’obtenir toute chose,
J’appuierai fortement ce que je te propose,
Et si tu ne veux pas t’en découvrir au Roi
Certain d’obtenir tout je parlerai pour toi.
THÉMISTOCLE.
C’est soupçonner le Roi de fraude et d’injustice
De vouloir que le prix devance le service ;
Et c’est se défier de sa propre vertu
Que de le demander sans avoir combattu.
ARTABAZE.
Mais c’est par une adroite et sage défiance
Qu’on trouve auprès des Rois sa meilleure assurance.
THÉMISTOCLE.
Mais il est bien plus noble et bien moins hasardeux
D’être trompé des rois, que se défier d’eux.
ARTABAZE.
Je veux que mon amour te soit plus manifeste.
THÉMISTOCLE.
Vous avez assez fait, je refuse le reste.
ARTABAZE.
Quand je veux te servir, tu me refuseras ?
THÉMISTOCLE.
Je crains de trop devoir, et ne m’acquitter pas.
ARTABAZE.
J’ai le cœur assez bon, j’aime assez le mérite
Pour vouloir obliger sans vouloir qu’on s’acquitte.
THÉMISTOCLE.
J’ai le cœur assez haut dans un destin si bas,
Pour refuser les biens que je ne rendrais pas.
ARTABAZE.
Quoi lorsque ton ami travaille à ta victoire
Crains-tu de lui devoir un rayon de ta gloire ?
THÉMISTOCLE.
La gloire n’est pas gloire, et n’est qu’un songe vain
Quand on la tient d’ailleurs que de sa propre main.
ARTABAZE.
Soit qu’on cherche ta gloire, ou bien qu’on la soutienne,
La main de ton ami n’est-elle pas la tienne ?
THÉMISTOCLE.
Mais enfin nos amis nous seraient outrageux
S’ils voulaient malgré nous que nous tinssions tout d’eux.
ARTABAZE.
Il semble que mon soin vous offense et vous blesse ;
J’ai tort de vous l’offrir, j’ai tort, je le confesse.
Quiconque pense avoir un Monarque pour soi
N’a pas besoin des soins d’un ami comme moi.
Scène IV
THÉMISTOCLE, seul
À quelque extrémité que le destin nous porte
On se passe aisément d’un ami de la sorte.
Esclave des grandeurs qui te charment en vain
Je vois trop clairement le but de ton dessein,
Tu veux qu’en témoignant un peu de défiance
D’un Roi qui me soutient j’étouffe la clémence,
Et que je m’ôte un bien par mes témérités
Que tu ne peux m’ôter avec tes lâchetés.
Tu ne peux m’opprimer par ta fureur extrême
Et tu veux contre moi te servir de moi-même.
Mais enfin si je veux être faible à mon tour
C’est-à-dire céder aux charmes de l’amour,
Quoi que puisse m’opposer ta force et ton adresse
Je te surmonterai par ma seule faiblesse,
Et je te confondrai toi ta haine et tes vœux
Si je puis consentir que l’on me rende heureux.
Scène V
LE ROI, ARTABAZE
LE ROI.
Quel accident fâcheux te trouble de la sorte ?
ARTABAZE.
Ha, Sire, permettez le zèle qui m’emporte,
Et que je dise enfin que c’est choquer les Dieux
Que de faire du bien à des audacieux.
À peine leur a-t-on accordé l’espérance
Que leur ambition poursuit la jouissance,
Et plus l’honneur est grand qu’on leur a présenté,
Plus leur juste orgueil croit avoir mérité.
LE ROI.
Qui t’oblige Artabaze à tenir ce langage ?
ARTABAZE.
Je n’ose là-dessus m’expliquer davantage.
LE ROI.
Il faut pourtant parler, et m’ôter du souci.
Parle donc je le veux.
ARTABAZE.
J’ai cru jusques ici
Que c’était faire voir une âme magnanime
D’appuyer Thémistocle et d’aimer son estime :
Mais, Sire, je confesse à ma confusion
Que c’était fomenter sa vaine ambition.
Vous lui daignez offrir une illustre Princesse,
Plutôt pour le venger que pour gagner la Grèce ;
Cependant on m’a dit que cet ambitieux
Veut avoir par avance un bien si glorieux,
Qu’avant que de servir cet esprit téméraire
Veut obtenir le prix du bien qu’il se va faire,
Et qu’il croit trop payer un si rare bonheur
En souffrant seulement qu’on le comble d’honneur.
LE ROI.
Thémistocle, dis-tu, veut avoir par avance
Du succès que j’attends la haute récompense ?
ARTABAZE.
Oui, Sire, il fait ce tort aux promesses d’un Roi
D’en avoir des soupçons, de les croire sans foi.
LE ROI.
Mais es-tu certain qu’il ait cette pensée.
ARTABAZE.
Oui, Sire, jusques-là son audace est passée.
Certes c’est un supplice à mon cœur animé
De le sembler haïr après l’avoir aimé,
Mais pour servir son Roi, mais pour servir l’empire,
Il n’est point d’amitié qu’on ne doive détruire ;
Pour soutenir enfin la Majesté des Rois
Si j’avais cent amis je les immolerais.
LE ROI.
Tu me plais Artabaze avec un si beau zèle,
Et tu me plais encore avec cette nouvelle.
Comme j’ai toujours craint que ce Grec indompté
S’armât contre mes vœux de générosité,
Et qu’à mes passions, et qu’à mon espérance
L’amour de la patrie opposât sa puissance,
J’ai toujours souhaité pour mieux le retenir
Qu’il eût l’ambition que tu voudrais punir.
J’approuve donc ce feu qui semble illégitime,
Et mon consentement en ôte tout le crime.
De quelques grands honneurs qu’on l’aille couronner
Nous gagnons plus en lui qu’on ne peut lui donner,
Et l’homme magnanime est de telle importance
Qu’avant même qu’il serve on lui doit récompense.
ARTABAZE.
Mais n’est-ce point instruire un cœur ambitieux
À se rendre plus vain et plus audacieux ?
LE ROI.
C’est donner aux grands cœurs dont l’honneur est le maître
De nouvelles raisons de se faire paraître.
ARTABAZE.
Sire, de grands cœurs se trouvent rarement,
Un Grec qui veut tromper se déguise aisément,
Et qui veut que le prix précède le service
A peu d’affection et beaucoup d’injustice.
Ainsi qu’il vous soupçonne, on le doit soupçonner,
Et qui prend des soupçons en doit aussi donner.
LE ROI.
Si Thémistocle avait des soupçons de moi-même,
C’est par là qu’il me plaît, c’est par là que je l’aime,
Puisqu’en me demandant ce qui doit l’obliger
Même sa défiance aide à me l’engager.
Qu’on le fasse venir.
ARTABAZE, à part.
Quelle infortune est pire !
Je me perds, je l’élève, ou je crois le détruire.
Scène VI
LE ROI, MANDANE, PALMIS
LE ROI.
Hé bien, hé bien, ma sœur verrons-nous des effets ?
Palmis répondra-t-elle à nos justes souhaits ;
MANDANE.
Sire, n’en doutez point ; votre auguste puissance
Ne trouve dans son cœur que de l’obéissance.
J’ai sondé son esprit selon vos volontés,
Et tous ses sentiments vont où vous les portez.
LE ROI.
Ainsi chère Palmis vous aidez à ma gloire,
Et votre obéissance achève ma victoire.
Scène VII
LE ROI, ARTABAZE, THÉMISTOCLE, MANDANE, PALMIS
LE ROI.
Mais voici Thémistocle.
ARTABAZE.
Ô terre engloutis-moi.
LE ROI.
Thémistocle il n’est pas de la gloire d’un Roi
De retarder longtemps l’effet de ses promesses
Quand il s’est obligé de faire des largesses.
Il est de son devoir d’acquitter son serment,
Et sa gloire s’augmente à donner promptement.
Enfin je ne veux pas que Thémistocle attende
Qu’un service rendu me fasse une demande ;
Quoi que je fisse alors ce serait seulement
Au lieu de te donner te faire un paiement.
Palmis est donc à toi, mon destin te l’ordonne,
Ton mérite la gagne et ma main te la donne.
Ainsi lorsque mon bras armé pour te venger,
Paraîtra dans la Grèce et l’ira saccager.
Alors tu feras voir ce que peut ta furie
Non pour remettre un Grec chassé de sa patrie,
Mais pour venger l’honneur de l’allié d’un Roi
Dont le cœur qui t’estime est un trône pour toi.
THÉMISTOCLE.
Il n’est point de dessein de si haute importance
Dont on ne vienne à bout avec cette espérance,
Lorsqu’un si noble espoir est entré dans le sein
Il met la force au cœur, et la foudre à la main.
Mais c’est donner aux Grecs trop d’orgueil et de gloire
De mettre à si haut prix si petite victoire ;
C’est faire à tant d’attraits u trop sensible tort
Que d’en faire le prix d’un si léger effort.
Sire, il faut vous servir parmi d’autres tempêtes,
Et pour un si grand bien donner d’autres conquêtes.
Portez donc autre part et mon bras et mes vœux,
Demandez à ma main des lauriers plus fameux,
Donnez-moi plus de peine à suivre une victoire,
Et je vous donnerai plus d’éclat et de gloire.
Quand même de mon bras les efforts conjurés
Auraient réduit la Grèce où vous la désirez,
N’est-ce pas l’honorer plutôt qu’on ne vous venge,
N’est-ce pas travailler à sa propre louange,
Que de faire paraître aux yeux de l’Univers
Qu’on eût besoin d’un Grec pour la réduire aux fers,
Et que pour triompher de son orgueil extrême
Il vous fallut un bras qui sortit d’elle-même ?
LE ROI.
Réponds au sentiment que j’ai conçu de toi,
Si ce dessein est bas, la honte en est pour moi.
Ne me propose point de conquête nouvelle,
Celle que l’on désire est toujours la plus belle,
Et le plus grand service et le moins limité
Est celui qu’on nous rend à notre volonté.
THÉMISTOCLE.
C’est faire à vos guerriers un trop sensible outrage
De me donner l’honneur qu’on doit à leur courage.
Faites-leur donc justice ; et montrez-vous leur Roi,
Préférez-moi des cœurs qui valent mieux que moi.
LE ROI.
Sache qu’en bons sujets les Persans m’obéissent
Et qu’ils savent fléchir quand je veux qu’ils fléchissent.
Mais si durant la paix et parmi les dangers
Les Rois peuvent s’aider des trésors étrangers,
S’ils se servent de l’or et des richesses vaines
Qu’une terre étrangère enfante dans ses veines,
Ne leur sera-t-il pas bien plus avantageux
De se servir du bras des hommes courageux.
Soit que leur propre zèle, ou que le sort les donne,
Un sage Prince en fait l’appui de sa Couronne.
Ces Héros renommés par leurs fameux exploits
Sont les plus grands trésors que le Ciel donne aux Rois,
Et dedans le besoin des États ou des Villes
Seraient-ils des trésors s’ils étaient inutiles ?
THÉMISTOCLE.
Serai-je pour un Prince un trésor précieux
Moi qui suis pour moi-même un poison odieux ?
Moi qui me précipite en un malheur extrême
Puisque vous résister c’est me perdre moi-même.
LE ROI.
Quoi tu refuseras de t’obliger un Roi
Qui t’aime, qui peut tout, et qui fait tout pour toi ?
THÉMISTOCLE.
Ce n’est pas refuser, ni vous être contraire
De ne promettre pas ce qu’on ne saurait faire.
LE ROI.
Que peux-tu dire encore, Artabaze ? et comment
S’accorde ce refus avec ton sentiment ?
ARTABAZE.
Certes je suis surpris.
THÉMISTOCLE.
Vous ne devez pas l’être.
ARTABAZE.
Ne fuis pas de ton bien quand tu le vois paraître.
LE ROI.
Aimes-tu mieux ma haine et mon aversion
Que les puissants effets de ma protection ?
THÉMISTOCLE.
Vous pourriez vous fier sans soupçon et sans crainte
À qui vous servirait par force et par contrainte ?
LE ROI.
Je mets à si haut point et ton âme et ta foi
Que si tu me permets, je m’abandonne à toi.
THÉMISTOCLE.
Il n’est point de périls où pour vous je ne vole,
Et si je vous promets je tiendrai ma parole,
Et si je vous promets les fruits d’un grand effort
Vous verrez la victoire, ou vous verrez ma mort.
Mais si je ne promets rien, parce qu’un cœur auguste
Ne veut et ne peut rien promettre que de juste.
Je sais qu’après les biens où vous m’avez porté
Je dois tout justement à votre majesté ;
Mais peut-on quelquefois en sa juste furie
Promettre justement le sang de sa patrie ?
Qu’elle me fasse voir ses inhumanités,
Je la dois respecter avec ses cruautés.
Est-il de votre gloire ô Prince incomparable,
De m’avoir fait heureux pour me rendre coupable,
Et que votre faveur dont mon cœur est surpris
Me fasse faire un crime, et qu’elle en soit le prix ?
LE ROI.
Songe encore une fois à ce que tu veux faire.
THÉMISTOCLE.
Je sais qu’il faut mourir puisqu’il faut vous déplaire.
Loin de porter la guerre à mon pays ingrat,
Loin d’aller ruiner sa gloire et son état,
Si mon bras méprisant mes propres funérailles
Vous avait apporté le gain de cent batailles,
Je vous demanderais comme un prix glorieux
De laisser en repos mon pays odieux.
Souffrez ce sentiment qu’un peu d’honneur me donne,
J’aime mieux mon malheur qu’une injuste Couronne.
La gloire est un trésor si propre à l’homme fort,
Si propre à Thémistocle en sa vie en sa mort,
Qu’elle suivra toujours d’une course féconde
Son ombre sous la terre et son nom dans le monde.
LE ROI.
Il faut donc te résoudre à périr aujourd’hui
Puisque tu veux toi-même abattre ton appui.
THÉMISTOCLE.
Oui Sire, mon destin m’a déjà fait résoudre
À présenter ma tête à ce grand coup de foudre,
Et devant que par vous l’Arrêt en fut donné
Pour punir un ingrat je m’étais condamné.
J’ai trop, j’ai trop vécu dans mon inquiétude
Puisque enfin j’ai vécu jusqu’à l’ingratitude.
Autrefois chez les Grecs mon nom fut révéré,
Chaque cœur fut l’autel où j’étais adoré,
Mais mon plus grand malheur, ô Prince magnanime,
N’est pas d’être tombé de ce degré sublime,
Puisque votre faveur m’avait plus rehaussé
Que le sort outrageux ne m’avait abaissé.
Le plus grand de mes maux, le plus épouvantable,
Le plus à détester, et le plus redoutable,
C’est de me voir forcé par le Ciel rigoureux
D’être ingrat au grand Roi par qui je fus heureux,
Et par qui mes destins auraient été célestes
Si de fausses vertus ne m’étaient pas funestes.
Ha je ne puis songer à vos rares bienfaits,
Ha je ne saurais voir de si charmants attraits,
Que dans le même instant ma mémoire et ma vue
Ne portent dans mon cœur le poignard qui me tue.
Ô princesse, ô grand Roi, qui ne se rendrait pas
À vos rares faveurs, à vos divins appas ?
Je m’y rend il est vrai, mais comme un infidèle
Qui se rend tour à tour à quiconque l’appelle,
Et toujours misérable et toujours abattu
Je trouve mon tourment dans ma propre vertu :
C’est un foudre qui bat ma fortune étonnée,
C’est un illustre enfer dans mon âme obstinée.
Ainsi remettez-moi dans l’état malheureux
D’où m’avait tiré votre bras généreux.
Si vous avez fermé le gouffre épouvantable
Où la haine du Ciel poussait un misérable,
Ouvrez, ouvrez ce gouffre, et m’y précipitez ;
J’ai mérité mes maux et mes calamités,
Puisque même à l’amour de mes Dieux tutélaires
Je semble préférer mes propres adversaires,
Et qu’un funeste honneur que je devrais haïr
M’engage avecque honte à vous désobéir.
Faites donc choir sur moi votre main redoutable,
Comme je suis ingrat, punissez un coupable ;
Mais puissiez-vous au moins, ô sage et puissant Roi,
N’avoir que des sujets coupables comme moi.
Puissent-ils animés pour votre seule gloire
Vous donner tous les jours des fruits de la victoire ;
Et puisse leur vertu suivant toujours vos lois
Comme je vous déplaît déplaire aux autres Rois.
LE ROI.
Non, non, ne pense pas que ta vertu m’irrite
Lorsqu’elle me fait voir son prix et son mérite.
Ne crois pas que mon cœur se soit fait cet affront
De sentir la fureur qu’a témoigné mon front
Lorsque je t’ai pressé j’ai craint, je le confesse,
J’ai craint que ta vertu montrât de la faiblesse,
Enfin je suis ravi de cette fermeté
Qui signale aujourd’hui ta générosité,
Et par ce beau refus qui porte ses excuses
Tu viens de mériter tout ce que tu refuses.
Jamais de ton pays je ne te parlerai,
En ta seule faveur je le conserverai,
Et pour te faire voir l’estime in comparable
Que trouve la vertu près d’un Prince équitable,
Je te donne Palmis ; sois à moi désormais.
THÉMISTOCLE.
Déjà je suis à vous par vos premiers bienfaits,
Et ce dernier honneur me ravit à moi-même.
LE ROI.
Enfin je te la donne, et je veux qu’elle t’aime,
Oui Palmis je le veux.
PALMIS.
Suivre vos volontés,
Est le plus haut degré de mes félicités.
LE ROI.
Ainsi je suis content.
MANDANE.
Ainsi je suis contente.
ARTABAZE.
Ainsi toujours le Ciel remplisse votre attente.
LE ROI.
Thémistocle, Artabaze, aimez-vous à jamais,
Donnez votre union à mes justes souhaits,
Et faites confesser à ce puissant Empire
Qu’il possède en vous deux tous les biens qu’il désire,
Et qu’un Roi sait régner et se rend bienheureux
Quand il sait honorer les hommes généreux.