Le Valet de son rival (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 19 mars 1816[1].
Personnages
LE BARON D’ESTIVAL
LE CHEVALIER DE BEAUCLAIR, officier de cavalerie
M. DE SENNEVILLE, colonel
GERMAIN, domestique du baron d’Estival
UN EXEMPT
LISE, fille du baron d’Estival
À Strasbourg, chez M. d’Estival.
Un salon chez M. d’Estival ; deux portes latérales ; une porte au fond qui laisse apercevoir un jardin.
Scène première
GERMAIN, seul, tenant un papier à la main
Relisons la liste de mes commissions : porter des invitations chez le sous-préfet et le receveur des contributions indirectes, pour la signature du contrat ; retenir la musique du régiment pour le jour du bal ; commander à l’imprimeur les billets de faire part, annonçant que mademoiselle Lise d’Estival épouse M. de Beauclair, officier d’artillerie, etc. Le beau-père est expéditif, et n’aime pas à perdre de temps ; aussi tout est prêt, et il ne manque plus rien... que le prétendu. On l’attendait hier, on l’attend aujourd’hui. Un prétendu qu’on fait venir exprès de Paris... comme s’il en manquait à Strasbourg !
Scène II
GERMAIN, LISE, accourant
LISE.
Eh bien ! Germain, vous n’entendez pas ? Une voiture vient de s’arrêter ; on a sonné à la grille du parc, et vous êtes là d’une tranquillité...
GERMAIN.
J’y vais. Enfin ! serait-ce M. de Beauclair, le prétendu ?
LISE.
Ah ! M. de Beauclair ! lui... un autre... qui sait ? une visite...
Vivement.
Mais allez donc. Quand ce serait lui, est-ce une raison pour le faire attendre un quart d’heure ?
GERMAIN.
Je vais dire à Lafleur d’ouvrir.
Il sort.
Scène III
LISE, seule
Oh ! oui, c’est lui, j’en suis sûre, et toute ma frayeur me reprend. Je ne le connais pas, je ne l’ai point vu, et combien je crains de le voir ! Le cœur me bat. On dit qu’il est jeune et spirituel. Qui me dira s’il est doux, aimable, s’il m’aimera, si je pourrai lui plaire ?... Oh ! non ; ils sont si difficiles à Paris. Que je serais fâchée que ce fût lui ! Je voudrais qu’il ne vint pas, qu’il ne parût jamais ! Encore s’il ressemblait à ce jeune officier !...
Allant près de la porte.
Si l’on pouvait voir !... Mon dieu ! mon père devrait bien faire élaguer ses tilleuls. Oh ! le voilà ; je l’entends. Je ne dois pas rester.
Elle sort, en retournant plusieurs fois la tête.
Scène IV
GERMAIN, DE SENNEVILLE, plusieurs domestiques portant une valise et d’autres paquets
GERMAIN, entrant le premier.
Voyons un peu ce M. de Beauclair, qui se fait si longtemps attendre.
DE SENNEVILLE, aux domestiques.
Grand merci, mes amis.
Leur donnant de l’argent.
Tenez, et buvez à ma santé.
Les domestiques sortent.
GERMAIN, à part.
Il s’annonce bien.
DE SENNEVILLE, à Germain.
Voulez-vous prévenir M. d’Estival que M. de Beauclair, son gendre...
GERMAIN, le regardant.
Comment ! ne me trompé-je pas ? Monsieur de Senneville !
DE SENNEVILLE, vivement et à voix basse.
Tais-toi, malheureux ! Qui es-tu ? D’où me connais-tu ?
GERMAIN.
Monsieur le colonel ne se rappelle pas mes traits ?... J’étais portier à Paris, rue du Helder, chez cette jeune comtesse où monsieur le colonel allait si souvent, et d’où il sortait si tard.
DE SENNEVILLE.
Ah ! oui, Germain ?
Souriant.
Un fripon.
GERMAIN.
C’est cela, mon colonel. J’avais l’honneur de vous ouvrir la porte.
DE SENNEVILLE.
Traître ! tu ne l’ouvrais pas que pour moi ; mais tu peux me servir, et j’oublie tout.
GERMAIN.
Monsieur est bien généreux !
DE SENNEVILLE, vivement pendant toute cette scène.
J’ai vu Lise avec sa tante, une fois, à Paris, il y a trois mois, au bal de l’ambassadeur : jolie, aimable, modeste, chacun s’empressait autour d’elle. Rien qu’en la voyant danser, je l’adorai. Dès que j’eus causé avec elle, je jurai qu’elle serait ma femme.
GERMAIN.
Que ne parliez-vous ? Vingt mille écus de rente, colonel, et neveu du ministre...
DE SENNEVILLE.
En rentrant chez moi, à quatre heures du matin, je trouve des ordres de mon oncle : depuis trois mois j’ai parcouru toute la France ; enfin, je suis envoyé en mission à Strasbourg. J’arrive, et me voici.
GERMAIN.
Au fait, il n’y a pas de temps perdu.
DE SENNEVILLE.
Mon hôte, grand bavard, m’apprend que mademoiselle d’Estival doit se marier à M. de Beauclair, jeune officier français ; qu’on n’a jamais vu le futur... mais l’amitié, la parenté, les convenances, que sais-je enfin ?... tout est d’accord, et on n’attend plus que le prétendu !... Je laisse notre hôte au milieu de son récit ; je remonte en voiture, j’entre au château, je me dis Beauclair, tout m’est ouvert ; tu m’introduis, et je te dois la réussite de mon projet.
GERMAIN.
Ma foi, monsieur, je n’en ai pas vu de plus extravagant. À chaque instant notre futur peut arriver. On l’attendait hier.
DE SENNEVILLE.
Tant mieux ! c’est qu’un accident l’a retenu. À qui n’en arrive-t-il pas en voyage ? Moi-même, l’avant-dernière nuit, quelle aventure ! Ce serait une bonne fortune pour un faiseur de romans ! À minuit, un temps affreux ! Je dormais... lorsque ma voiture est renversée par celle d’un voyageur... qui se fâche encore contre mes postillons, dit qu’on l’a retardé, m’insulte moi-même et met l’épée à la main. J’en fais autant. La nuit était noire en diable ; le pied me glisse ; mon adversaire croit m’avoir tué, remonte en voiture, me laisse là, et court encore.
GERMAIN.
Eh bien ! vous n’avez pas pu courir après lui ?
DE SENNEVILLE.
Ah ! il ne m’échappera pas. Ma chaise renversée... six heures d’avance... impossible de l’atteindre ; mais, arrivé à la ville voisine, encore tout bouillant de colère, je donne, de la part du ministre, l’ordre de l’arrêter ; et, dès que l’insolent sera saisi, j’irai lui demander satisfaction de son procédé.
GERMAIN.
Savez-vous son nom ? Avez-vous son signalement ?
DE SENNEVILLE.
Non ; mais un homme qui se rend à Strasbourg... on ne le manquera pas.
GERMAIN.
C’est bien. Que n’avez-vous aussi quelque bon ordre du ministre pour empêcher M. de Beauclair de venir ! car enfin tout se découvrira.
DE SENNEVILLE.
Qu’importe ? je serai le premier arrivé ; le premier j’aurai dit à Lise que je ne puis vivre sans elle ; que depuis trois mois je l’aime, je l’adore. Me croyant son futur, elle ne s’offensera pas d’un tel aveu... À moins que son cœur n’ait parlé pour un autre, une jeune personne est toujours disposée à soir favorablement celui que ses parents lui destinent ; elle s’efforce de le trouver aimable ; elle cherche à l’aimer... et, songe donc, si Lise pouvait commencer à prendre cette habitude ! On me découvrira, je le sais ; mais le coup sera porté, l’impression produite, et Beauclair arrivera trop tard.
GERMAIN.
D’accord ; mais cela finira par un coup d’épée, et M. de Beauclair... Le connaissez-vous ?
DE SENNEVILLE.
Oui, j’ai connu dans mes campagnes un M. de Beauclair fort aimable ; je me suis même trouvé avec lui dans une situation assez piquante. Nous étions rivaux sans le savoir ; et, comme le chevalier de Grammont, il m’obligea de lui servir de domestique, et de garder son cheval pendant qu’il en contait à ma belle.
GERMAIN.
Je vous connais ; vous vous êtes fâché ?
DE SENNEVILLE.
Point du tout ; le tour m’a paru plaisant, et je lui renvoyai son cheval, en lui promettant de lui rendre la pareille, si j’en trouvais l’occasion.
GERMAIN.
Il ne saurait s’en présenter de plus belle, car voici mademoiselle Lise avec son père.
Scène V
GERMAIN, DE SENNEVILLE, D’ESTIVAL, puis LISE
Germain sort.
D’ESTIVAL, entrant le premier.
Eh ! que ne disiez-vous tout de suite ?... Ce cher Beauclair ! qu’il me tarde de le voir, de l’embrasser ! Que je le regarde un peu ! Oui, c’est lui ; voilà l’idée que je m’en faisais, un beau et brave militaire. Ma foi, quoiqu’on vante le temps passé, nos enfants ne sont pas plus mal que nous, et notre siècle en vaut bien un autre.
Prenant par la main Lise, qui arrive les yeux baissés.
Je te présente ma fille... Hein ! qu’en dis-tu ? Un peu timide ; mais, quand on ne se connaît pas !
LISE, en levant les yeux, fait un geste de surprise.
Que vois-je ?
D’ESTIVAL.
Comment ! aurais-tu déjà vu Beauclair ?
LISE, troublée.
Oui, oui, mon père, beaucoup... une fois... il y a trois mois.
D’ESTIVAL.
Ah ! tu appelles cela beaucoup ?
LISE, ingénument.
Ah ! c’est que c’était... au bal.
D’ESTIVAL.
C’est juste. C’est bien différent.
Gaiement.
Serait-ce par hasard ce cavalier dont tu m’as tant parlé à ton retour de Paris ?
DE SENNEVILLE, vivement.
Quoi ! mademoiselle vous a parlé de moi ?
D’ESTIVAL, froidement.
Oui, un jeune homme qui n’était jamais à la contredanse, qui se trompait de figures. Comment ! c’était toi ? Je ne t’aurais pas cru si gauche. Qu’est-ce que m’écrivait donc ton père, que tu avais eu trois années de danse avant d’être auditeur ? On t’a volé ton argent. Ah çà, puisque vous avez dansé ensemble, à demain la noce ! Autrefois, pour faire connaissance avec sa femme, il fallait trois mois de visites à un parloir, et on ne la connaissait pas mieux. Aujourd’hui il suffit d’une contredanse.
LISE, en souriant.
Mais c’est moins long, et beaucoup plus gai.
DE SENNEVILLE, gaiement.
Oui vraiment. Comme vous le disiez, monsieur, notre siècle en vaut bien un autre : grâce aux progrès des lumières, on ne renferme plus les demoiselles au couvent ; mais on les mène au bal. Une mère a-t-elle le désir de pourvoir sa fille ? c’est au bal qu’elle découvre le mari qui lui convient. Le militaire vient y faire briller son uniforme ; nos graves magistrats, nos docteurs à la mode y figurent ensemble. Un jeune notaire cherche-t-il une dot ? S’il danse avec grâce, sa charge est payée. La gaieté, l’abandon qui règnent dans ces fêtes brillantes, rendent l’amour moins timide, et la surveillance moins attentive. Le nombre même des témoins ajoute à la liberté du tête-à-tête. Sa dame !
Avec expression.
qu’on est heureux, qu’on est fier d’appeler ainsi celle dont on s’est fait le chevalier, hélas ! pour un quart d’heure !... Mais on la quitte ému, agité. Un nouveau monde s’ouvre devant vous, et souvent un regard, un mot, a décidé du destin de la vie.
Gaiement.
Vous voyez bien, monsieur, que le bal est le charme de la société, l’école des mœurs et le lien des familles.
LISE, bas à son père.
En vérité, il est fort aimable.
D’ESTIVAL.
Oui, il a du bon ; s’il danse mal, il raisonne fort bien. À demain donc la noce, et un grand bal, cela va sans dire... Mais, à propos, tu as donc changé d’idée ?
DE SENNEVILLE, étonné.
Comment ?
D’ESTIVAL.
Oui, fripon, ton déguisement. Nous savons tout. Je n’ai pas voulu en parler à ma fille ; mais ton père m’a tout écrit. Il paraît que c’est un goût héréditaire dans la famille... Je me souviens d’une mascarade où nous figurâmes ensemble.
DE SENNEVILLE.
Quoi ! mon père vous a écrit ?
D’ESTIVAL.
Tiens, voici sa lettre... non, celle-ci. Tu connais son écriture, j’espère ?
Mettant ses lunettes.
Hum ! hum ! « Mon vieux camarade, » Ce cher Beauclair !... « Mon fils, doit se rendre très prochainement à Strasbourg, pour épouser votre aimable fille. Vous saurez qu’il a, comme moi, l’esprit vif et original. Il ne tient point à se marier, mais il tient à être aimé de sa femme ; et je désespérais de l’établir. Il est passionné pour les déguisements ; et, comme il a vu dernièrement les Jeux de l’Amour et du Hasard, il s’est mis dans l’idée de se présenter chez vous sous l’habit de son valet, afin de pouvoir étudier à loisir le caractère de sa future épouse. J’ai cru devoir vous prévenir de cette folie : vous ferez de cet avis l’usage qui vous paraîtra convenable. » Ah ! ah ! ah ! Je croyais même que c’était là la cause de ton retard.
DE SENNEVILLE, à part.
En voici bien d’une autre. Où me suis-je fourré ?
LISE.
Ah ! monsieur aime les épreuves ?
DE SENNEVILLE.
Mademoiselle ne doit pas les craindre.
LISE.
Quoi qu’il en soit, je trouve plus prudent de ne pas m’y exposer, et je vous remercie d’avoir abandonné ce projet. Ce que j’estime avant tout, c’est la franchise, et je ne consentirai jamais à donner ma main à celui qui aurait employé le moindre subterfuge pour l’obtenir.
Scène VI
DE SENNEVILLE, D’ESTIVAL, LISE, GERMAIN
GERMAIN.
Monsieur, un domestique, que nous avons vu de loin descendre d’une chaise de poste, est là ; il demande à vous parler.
DE SENNEVILLE, à part.
Grand Dieu !
D’ESTIVAL.
Que nous veut-il ? Faites entrer.
GERMAIN, à de Beauclair.
Par ici, camarade.
En s’en allant.
Comme ces laquais de Paris ont un air fier !
Scène VII
DE SENNEVILLE, D’ESTIVAL, LISE, GERMAIN, DE BEAUCLAIR, en livrée élégante
DE BEAUCLAIR.
Monsieur, je précède mon maître, M. de Beauclair ; il m’a chargé de vous annoncer que, retenu chez le baron de Forlis, il ne pourra arriver chez vous que dans quelques jours.
D’ESTIVAL.
Eh ! que dis-tu donc, mon garçon ? Il est ici.
DE BEAUCLAIR.
Mon maître ! M. de Beauclair ?
LISE.
Sans doute.
D’ESTIVAL.
Le voilà.
De Beauclair traverse le théâtre, se trouve face à face avec de Senneville, et s’arrête stupéfait.
DE SENNEVILLE, prenant un ton de maître.
Eh bien, Jasmin ! qu’y a-t-il donc ?
DE BEAUCLAIR.
Ah ! c’est monsieur qui... que... En vérité... Je ne m’attendais pas...
À part.
Ma foi, monsieur de Senneville, ce tour-ci vaut l’autre.
DE SENNEVILLE.
Sans doute, vous ne m’attendiez pas ici ; mais je n’ai point trouvé le baron de Forlis, et je suis arrivé ce matin.
Avec intention.
On peut bien quelquefois arriver avant vous.
DE BEAUCLAIR.
C’est ce qui m’a surpris d’abord ; mais j’espère que monsieur ne me retrouvera plus en faute.
Bas à de Senneville.
Je vous remercie ; mais je ne me tiens pas pour battu.
D’ESTIVAL.
C’est bon... Je me charge d’arranger cette affaire. Ce garçon-là me revient assez. Il a de la tournure. Y a-t-il longtemps qu’il est à ton service ?
DE SENNEVILLE.
Non, il vient d’y entrer, et je ne serais pas fâché qu’il y restât. Il se connaît parfaitement en chevaux. Il en donnerait à garder au plus habile. Du reste, adroit, intelligent ; et je vous prie de le traiter avec quelques égards. Il n’a pas toujours été valet.
DE BEAUCLAIR.
Ah, mon Dieu, non ! je me suis trouvé domestique sans m’en douter.
D’ESTIVAL.
Par quel hasard ?
DE BEAUCLAIR.
Il y a tant de valets qui deviennent maîtres sans savoir comment...
DE SENNEVILLE.
Aussi je mets tous mes soins à lui faire oublier qu’il n’est pas à sa place.
D’ESTIVAL.
Bien, mon gendre.
LISE.
Comme il est bon avec ses domestiques ! C’est qu’en effet ce pauvre garçon a une physionomie tout à fait intéressante.
DE BEAUCLAIR.
Mademoiselle est bien bonne.
D’ESTIVAL, à de Senneville.
Allons, allons, donne la main à ma fille ; et allons faire un tour de jardin en attendant le déjeuner.
DE BEAUCLAIR.
Le déjeuner !... en effet, la route m’a donné un appétit assez vif.
D’ESTIVAL.
Eh bien ! mon garçon, ne te gêne pas... passe à l’office.
Ils sortent.
Scène VIII
DE BEAUCLAIR, seul
Je ne m’attendais pas à entrer si vite en condition. À l’office ! Allons, M. de Senneville prend sa revanche. Après tout, c’est ce que je désire. Je voulais une épreuve, je ne pouvais pas mieux rencontrer. Un rival redoutable, qui a tous les avantages, et qui sait en profiter. Quelle gloire si mon mérite pouvait percer à travers ma livrée !
Gaiement.
Chimère des âmes tendres, bonheur d’être aimé pour soi-même, je pourrai donc vous réaliser une fois ; car, à coup sur, si je triomphe, ce ne sera pas à mon habit que je le devrai. Mais cette dernière aventure, ce coup d’épée m’inquiète. J’ai eu raison de faire des circuits pour me rendre ici ; j’ai cru remarquer qu’on était sur mes traces. En tout cas, ce déguisement me servirait encore. À la moindre nouvelle, je traverse le pont de Kehl et je me trouve en pays étranger. En attendant, préparons-nous à servir mon nouveau maître avec tout le zèle d’un bon domestique.
Scène IX
DE BEAUCLAIR, D’ESTIVAL
D’ESTIVAL, à part.
Mon gendre avait envie d’éprouver sa future ; moi, je ne serais pas fâché de connaître un peu mon gendre. Si je faisais jaser son domestique ! Mais le drôle me paraît ne pas manquer d’esprit : il faut s’y prendre avec adresse.
Haut.
Tu m’as l’air de te plaire au service de ton maître ?
DE BEAUCLAIR.
Peut-il en être autrement ? Monsieur est si gai, si spirituel !... D’ailleurs, moi, j’aime les jeunes gens.
D’ESTIVAL.
C’est comme moi ; j’ai toujours été du parti des fils contre les pères, et je compte bien qu’avec mon gendre nous ferons encore des tours de jeunesse.
Riant et affectant une grande gaieté pendant toute cette scène.
Ah ! ah ! ah ! c’est que je m’en suis permis de fort plaisants. Ah ! ah !...
DE BEAUCLAIR, affectant de rire aussi.
Ah ! ah !... Je vois que monsieur était un rusé compère.
D’ESTIVAL.
Oui... et, quoi qu’il arrivât, je m’en tirais toujours de la façon la plus gaie. Ah ! ah !
DE BEAUCLAIR.
Et mon maître, donc !... Il y a bien peu de temps que je suis à son service ; mais j’en ai vu de belles ! Je me rappelle une aventure de créanciers. Ah ! ah !
D’ESTIVAL.
Ah ! ah !... des créanciers... J’aime beaucoup les scènes de créanciers ; c’était mon fort. Ah çà, des créanciers !... Il ne paye donc pas ses dettes ?
DE BEAUCLAIR.
Est-ce que vous prenez mon maître pour un homme sans éducation ? comme si vous-même autrefois... Ah ! ah !
D’ESTIVAL.
C’est juste. Ah ! ah ! ah !... J’en faisais bien d’autres, moi. Mais conte-moi son aventure.
DE BEAUCLAIR.
M’y voilà... Il revenait du jeu ; il avait perdu tout son argent. Non, non, attendez donc... Je me trompe, c’est un autre jour ; ce jour-là, il avait gagné.
D’ESTIVAL, riant de mauvaise humeur.
Ah ! il joue et il gagne. Ah ! ah !...
DE BEAUCLAIR.
Pas souvent. Mais c’est bien plus drôle quand il perd ; il faut entendre alors comme il jure... C’est admirable... Mais, ce jour-là donc il était en gain ; à telles enseignes qu’il m’avait payé mes gages ; je me le rappelle, parce que c’est la seule fois. Il faut vous dire, pour l’intelligence de l’histoire, que, le matin, il m’avait chargé de porter un billet chez la comtesse, et que, par erreur, je le remis à la baronne.
D’ESTIVAL.
Comment donc ! une comtesse ? une baronne ?...
À part.
Morbleu !
BEAUCLAIR.
Ah ! ah !... Je gage que dans votre temps vous avez fait aussi plus d’une conquête ?...
D’ESTIVAL.
Oui, oui, je me reconnais là ; mais il est donc généralement aimé ?
DE BEAUCLAIR.
C’est une fureur, on se l’arrache. Les femmes le craignent, et les hommes ne peuvent pas le souffrir. C’est le jeune homme le plus à la mode de Paris. Eh ! parbleu ! j’ai là une lettre d’une femme à laquelle j’étais chargé de répondre ; vous sentez qu’il ne peut pas suffire à tout.
Lui donnant une lettre, et lui faisant lire l’adresse.
« À Monsieur de Beauclair... » Quel feu !... Vous verrez le délire de la passion !... le vague du sentiment. Ah ! ah !... vous connaissez cela ?
D’ESTIVAL, en riant.
Oui, oui, j’en ai reçu plus d’une.
DE BEAUCLAIR.
Mais l’aventure qui a fait le plus de bruit, et qui va vous faire bien rire... C’est dernièrement... Je vous la dirai, parce que vous connaissez les acteurs. Ah ! ah !... Un de ses amis devait se marier. Il arrive à la place du futur qu’on ne connaissait pas, et séduit la fille en présence même du père...
Cherchant.
Un monsieur de... oh ! vous le connaissez, un bon homme, un très bon homme... J’ai là son nom, je le tiens...
Scène X
DE BEAUCLAIR, D’ESTIVAL, LISE
LISE.
Mon père, je venais vous dire que plusieurs visites...
DE BEAUCLAIR, toujours à d’Estival.
Et le plus plaisant, c’est... que le jour même...
Feignant d’apercevoir Lise.
Pardon ! pardon ! je n’oserais pas devant mademoiselle...
D’ESTIVAL.
Ah ! ah !... j’entends. Ma fille ne doit pas savoir... Va m’attendre à deux pas.
DE BEAUCLAIR.
Oui, monsieur, je vous suis... C’est que mon maître m’a donné quelques ordres...
À part.
Diable ! j’aime mieux rester avec la fille.
D’ESTIVAL, à part.
Quelle adresse à moi de l’avoir fait parler ! Ah ! M. de Beauclair, qui jamais aurait dit ?... Allons, achevons de m’instruire.
À Lise.
Reste, reste, mon enfant ! je reviens dans l’instant...
À de Beauclair.
Ah ! comme nous allons rire !
DE BEAUCLAIR.
Oui, monsieur, nous allons rire.
D’Estival sort.
Scène XI
LISE, DE BEAUCLAIR
DE BEAUCLAIR, regardant d’Estival qui s’éloigne, et à part.
Bon ! que Senneville s’en lire maintenant comme il pourra.
À Lise, qui fait quelques pas pour sortir.
Mademoiselle !
LISE.
Que voulez-vous, Jasmin ?
DE BEAUCLAIR.
C’est bien de l’audace à moi de vous demander un moment d’entretien ; mais je ne suis pas aussi indigne de colle faveur... que je puis le paraître.
LISE.
Oui, votre maître se loue beaucoup de vous.
DE BEAUCLAIR.
Il a daigné vous dire du bien de moi ?
À part.
C’est un maladroit ; à sa place, je ne l’aurais pas fait.
Haut.
L’estime de mademoiselle est une consolation dans mes chagrins.
LISE.
Des chagrins... Ah ! j’entends. Il vous est survenu quelque différend avec votre maître, et vous avez besoin de ma médiation. Je crois M. de Beauclair trop bon pour me refuser votre grâce.
DE BEAUCLAIR.
Ma grâce ? Non, mademoiselle.
À part.
Diable ! nous sommes loin de nous entendre.
Haut.
Le hasard m’a placé dans une situation bien étrange ! Je n’étais pas né pour l’habit que je porte.
LISE, à part.
Tous ces gens-là parlent de même ; ils seraient tous grands seigneurs, s’ils n’étaient pas valets de chambre.
Haut.
Eh bien, Jasmin, vos malheurs ?
À part.
Car il a sans doute quelque roman.
DE BEAUCLAIR.
Ah ! mademoiselle... que vous dirai-je ? et qu’allez-vous penser de moi ?... En entrant dans ce château j’ai vu une personne...
LISE, le contrefaisant.
Une personne !... Ah ! mon Dieu ! seriez-vous amoureux, par hasard ?
DE BEAUCLAIR, d’un ton pénétré.
Oui, mademoiselle.
Scène XII
LISE, DE BEAUCLAIR, DE SENNEVILLE
DE SENNEVILLE, à part.
Un tête-à-tête ! J’arrive à temps.
Haut.
Eh bien ! Jasmin, que faites-vous donc ? Je vous cherchais.
LISE.
Ah ! laissez-le, de grâce ! Un instant plus tard, et j’allais devenir sa confidente.
DE SENNEVILLE.
Comment ! il se serait permis ?...
LISE.
Je le défends d’abord. Il est amoureux, et l’amour ne regarde pas à l’étiquette.
DE SENNEVILLE, inquiet.
Ah ! il a parlé d’amour ?
DE BEAUCLAIR.
Oui, monsieur, j’ai parlé d’amour.
DE SENNEVILLE.
J’y suis : quelque passion d’antichambre ! quelque Nérine ! quoique Marton !
Vivement.
Votre femme de chambre, je parierais... elle est vraiment jolie ?
LISE.
Quoi ! ce serait là cette personne qu’il a vue en entrant dans le château, et qui soudain...
DE SENNEVILLE.
Justement ; J’avais déjà cru remarquer !... Mais pourquoi, Jasmin, ne m’avez-vous pas parlé ?... Aviez-vous quelques raisons secrètes de me cacher vos projets ? Vous deviez être sûr de mon consentement.
DE BEAUCLAIR.
Trop de bontés.
DE SENNEVILLE, à Lise.
Sans doute, il venait vous demander la main de celle qu’il aime ; et j’espère que vous ne la lui refuserez pas.
LISE.
Non, certainement ; mais j’avoue qu’un amour aussi subit a lieu de m’étonner.
DE BEAUCLAIR.
Ces amours-là doivent pourtant moins vous étonner que toute autre, mademoiselle. Mais rassurez-vous, mon attachement pour Marton n’est pas aussi extraordinaire que monsieur veut bien le croire.
DE SENNEVILLE.
Comment ! vous n’aimez que médiocrement, et vous songez à épouser ?
DE BEAUCLAIR.
Mais je ne vois dans cet établissement qu’un moyen de rester auprès de mademoiselle... et de vous, monsieur. D’ailleurs, comme vous me le disiez encore hier, l’hymen n’est plus un esclavage. Est-on las de vivre garçon ? on fait une spéculation conjugale qui vous donne un état, une consistance dans le monde. Qu’on s’aime ou qu’on ne s’aime pas, que les humeurs se conviennent ou qu’elles soient incompatibles, c’est moins que rien ; l’important est de trouver quelques rapports d’intérêts ou de fortune. On se contraint jusqu’à la signature du contrat ; mais, le marché conclu, chacun reprend ses habitudes, chacun vit à sa manière, de son côté. Vous me le disiez : Monsieur court les sociétés, les spectacles, les bals ; madame en fait autant ; et, si le hasard veut que les deux époux se rencontrent, ils se connaissent à peine, leur entrevue a tout le piquant de la nouveauté. On s’aimerait presque, si ce n’était le décorum.
LISE, à de Senneville.
Comment, monsieur ?...
DE SENNEVILLE.
Moi, mademoiselle, que je meure si jamais j’ai eu cette pensée ; et je veux qu’il vous avoue !...
DE BEAUCLAIR.
Quoi ! ne m’avez-vous pas répété cent fois, hier encore ?...
Voyant de Senneville qui le menace.
Non, non, vous ne m’avez rien dit. Mademoiselle, il ne m’a rien dit ; c’est moi qui ai tout inventé... Que je suis maladroit !
LISE, à part.
Ah ! comme je m’étais trompée !
DE SENNEVILLE.
Non, mademoiselle, gardez-vous de croire...
Voyant venir d’Estival.
Scène XIII
LISE, DE BEAUCLAIR, DE SENNEVILLE, D’ESTIVAL, tenant à la main une lettre qu’il serre en entrant
DE SENNEVILLE.
Ah ! monsieur le baron, venez m’aider à me détendre !
D’ESTIVAL.
Moi, monsieur ! Je m’en garderai bien ; et c’est déjà beaucoup que je ne vous force pas à rendre compte de votre conduite.
DE SENNEVILLE.
Monsieur...
LISE.
Quoi ! mon père, vous seriez instruit ?...
D’ESTIVAL.
Oui, mon enfant, heureusement pour toi.
À de Senneville.
C’est en vain que vous m’avez d’abord abusé.
DE SENNEVILLE, à part.
Serais-je découvert ?
D’ESTIVAL.
Je vous connais à présent ; je connais vos intrigues, vos aventures de jeu, de créanciers...
DE SENNEVILLE, étonné.
De créanciers ?...
D’ESTIVAL.
Et vos comtesses et vos baronnes. J’ai là leurs déclarations, deux, trois, quatre intrigues à la fois !
LISE.
Ah ! mon Dieu !
DE SENNEVILLE, vivement.
Qui m’a calomnié à ce point ? Je vois que Jasmin ne m’a pas épargné...
LISE.
Fort bien ; vous êtes irrité de ce qu’il ait révélé votre conduite à mon père.
DE SENNEVILLE.
Eh ! mademoiselle, vous défendez ce domestique avec une chaleur...
LISE, avec dignité.
Monsieur, vous ne faites pas attention à vos discours.
DE SENNEVILLE.
Ah ! pardon ! croyez que je n’eus jamais l’intention de vous offenser.
LISE, sèchement.
Vous êtes donc bien maladroit ?
DE SENNEVILLE, avec dépit.
Oui, oui, je le suis en effet... mais c’est d’avoir gardé auprès de moi certaines personnes...
DE BEAUCLAIR.
Je ne vous ai pas forcé de me prendre.
DE SENNEVILLE.
Eh bien ! si je vous ai pris, je vous congédie ; je vous renvoie, et ne veux plus de vos services.
DE BEAUCLAIR.
Permettez, monsieur ! on donne au moins huit jours.
D’ESTIVAL.
Sans doute ; et, si ton maître te les refuse, je te garde chez moi.
LISE.
C’est cela.
D’ESTIVAL.
Et tu ne nous quitteras plus.
LISE.
À la bonne heure !
DE SENNEVILLE.
Nous ne nous séparerons pas ainsi, monsieur Jasmin ; nous avons ensemble quelques comptes à régler.
DE BEAUCLAIR.
Quand vous voudrez, monsieur ; quoique je ne sois plus à votre service, je suis toujours à vos ordres.
D’ESTIVAL.
Viens donc, Jasmin !
D’Estival, Lise et de Beauclair sortent.
Scène XIV
DE SENNEVILLE, seul, avec emportement
Allons, c’est lui qui reste ! et c’est moi qu’on renvoie ! Elle ne m’aime pas, elle ne m’a jamais aimé... et la manière dont elle vient de me traiter... Il faudrait que je fusse bien aveugle... C’est qu’aussi il y a quelque chose que je ne puis comprendre... Et moi qui, au lieu d’embarrasser, de déjouer mon rival... m’emporte... m’impatiente... moi, qui lui prends sa place, son nom, sa femme, et qui m’avise encore d’aller lui chercher querelle. Allons, je me suis enferré comme un sot ! Un déguisement, un amant en valet, et valet de son rival... En voilà plus qu’il n’en faut pour tourner une jeune tête. Mon projet était extravagant et pouvait plaire... le sien n’a pas le sens commun... On va l’adorer.
Apercevant Germain.
Ah ! Germain.
Scène XV
DE SENNEVILLE, GERMAIN
GERMAIN.
Monsieur, je vous fais mon compliment ; tout va fort bien, à ce qu’il me paraît ?
DE SENNEVILLE.
Oui, à merveille... Fais mettre les chevaux à ma voiture ; non... qu’on me selle seulement un cheval, ce sera plus tôt fait.
GERMAIN.
Quoi ! monsieur partirait ?
DE SENNEVILLE.
Non, je ne pars pas... je... m’éloigne... je reviens.
Avec colère.
Ai-je des comptes à te rendre ? Obéis.
GERMAIN.
Allons, monsieur, je m’en vais dire à votre domestique de seller un cheval.
DE SENNEVILLE.
Eh non ! garde-t’en bien ; c’est toi ; c’est toi-même...
GERMAIN.
Mais quand on a un domestique...
DE SENNEVILLE.
Je l’ai chassé.
GERMAIN.
Ah ! vous l’avez chassé ; ma foi, tant mieux. Ce drôle-là avait une figure qui vous aurait joué quelque mauvais tour.
En confidence.
Je viens de le voir avec mademoiselle Lise. En conscience, on dirait qu’il lui fait la cour. Je vais seller le cheval.
Il sort.
Scène XVI
DE SENNEVILLE, seul
Ah ! il lui fait la cour. Il ne doute plus du succès ; il me regarde déjà comme vaincu. Eh bien ! morbleu ! nous verrons... Non, certainement, je ne partirai pas ; je vais trouver M. d’Estival, je lui découvre tout ; je me nomme, je me propose... J’aide la fortune, un rang, un nom dans le monde. Beauclair a de l’esprit, si l’on veut ; allons, il en a, c’est vrai. Eh bien ! moi, je suis neveu d’un ministre. Qu’a-t-il à dire ?... Eh quoi ! devoir la préférence à de pareils moyens ? Convenir aux yeux de Lise que j’ai été vaincu ! Non, il vaut mieux partir, m’éloigner sans me faire connaître... Ah ! Lise, je n’ai jamais mieux senti combien je vous aimais !
Scène XVII
DE SENNEVILLE, LISE
LISE.
Ah, mon Dieu ! quel événement ! Qui aurait pu s’attendre à cela ?
DE SENNEVILLE.
Allons, il faut partir.
LISE.
Oui, sans doute, il le faut, c’est ce que vous pouvez faire de mieux. Mais, de grâce, ne tardez pas... Eh bien ! pourquoi cet air étonné ?
DE SENNEVILLE, stupéfait.
Vous trouvez que je ne pars pas assez vite ?
LISE, tendrement.
Sans doute. Songez donc qu’un moment de retard peut vous perdre ; que, dans un moment, on peut vous arrêter.
DE SENNEVILLE.
M’arrêter ?
LISE.
Oui ; mais je croyais que vous le saviez... Je me promenais seule près de la haie du parc ; j’étais bien triste, et pour un rien j’aurais pleuré... je pleurerais encore ; Mais, ce n’est pas cela que je veux vous dire... J’ai entendu plusieurs hommes causer en dehors. –Oui, Beauclair, disait-on ; – on avait prononcé ce nom-là bien bas, et cependant je l’ai entendu sur-le-champ, et le cœur m’a battu comme si je me fusse doutée qu’il s’agissait d’une mauvaise nouvelle ; je voulais m’éloigner, et, sans savoir comment, je me trouvais prêter l’oreille tout près de la haie. On continuait : – Oui, il se nomme Beauclair ; il doit être dans cette maison. Restez là ; vous, ici... cernons le parc, et après nous entrerons.
DE SENNEVILLE, à part.
M’arrêter pour Beauclair ! Allons, il ne manquait plus que cela ! Comme il rirait, s’il savait...
LISE.
Je n’en ai pas entendu davantage : je suis accourue. Mais, au nom du ciel ! partez ; vous n’avez pas de temps à perdre.
DE SENNEVILLE.
Moi, vous quitter, renoncer à votre main !
LISE.
Il le faut bien, monsieur ; certainement, je n’épouserai jamais un mauvais sujet, un homme que l’on arrête par ordre du ministre ; oui, monsieur, je ne veux plus de mariage, plus de prétendu... quelque autre encore, doux, aimable, spirituel, qu’on estimera au premier coup d’œil et qu’ensuite on sera forcé de mépriser... Arrangez-vous, monsieur... mais cela fait trop de peine, et je n’en veux plus, je vous en avertis.
DE SENNEVILLE, enchanté.
Lise, serait-il vrai ?
LISE, douloureusement.
Quel dommage ! un air si bon, si honnête ! Envoyez donc les jeunes gens à Paris ! Votre domestique le disait bien ; voilà les suites de votre mauvaise conduite ! C’est un bien honnête garçon que votre domestique, qui vous est bien attaché ; et, si vous aviez suivi ses conseils...
DE SENNEVILLE.
Lise, je ne veux suivre que les vôtres ; je jure de vous consacrer ma vie, de vous obéir toujours.
LISE.
Eh bien ! partez, partez sur-le-champ. Faut-il vous en prier ?
DE SENNEVILLE.
Je pars, mais à une seule condition. Dites-moi que vous ne conservez pas la mauvaise opinion que vous aviez de moi.
LISE.
Oui, je commence.
DE SENNEVILLE.
Dites-moi que vous ne croyez plus que j’aie un méchant caractère.
LISE, tendrement.
Je crois qu’il n’aurait tenu qu’à vous d’être parfait.
Il fait un geste.
Non, non, vous l’êtes en effet ; vous n’avez plus aucun défaut ; mais, de grâce, partez, ou bien je vais croire que vous avez celui d’être entêté.
DE SENNEVILLE.
Eh ! que m’importent la liberté, l’existence même, si je ne suis pas aimé de vous ! Lise, un mot, un seul mot, et je pars !
LISE, tremblante.
Eh bien ! s’il le faut... s’il le faut absolument pour vous sauver... oui, monsieur, oui, je crois que je vous aime ; mais allez-vous-en, et qu’on ne vous revoie plus !
DE SENNEVILLE, transporté.
Vous m’aimez, Lise ? vous m’aimez ?
LISE, d’un ton suppliant.
Vous parlez, n’est-ce pas ?
DE SENNEVILLE.
Moi partir ! je ne vous quitte plus, je reste ici, je reste près de vous. Si vous saviez, si vous pouviez deviner combien je suis heureux !... Demain nous allons à Paris ; je vous mène à la cour, je vous présente au ministre... à mon oncle.
LISE.
La cour ?... le ministre ?... Paris ?... Ah ! mon Dieu ! la tête n’y est plus... la frayeur le fait déraisonner.
Scène XVIII
DE SENNEVILLE, LISE, DE BEAUCLAIR
LISE, à de Beauclair.
Ah ! Jasmin ! Jasmin ! je vous rencontre à propos ; il faut trouver un moyen d’éloigner votre maître.
DE BEAUCLAIR, bas.
Quoi ! vous voulez que je vous en débarrasse !
LISE, bas.
Oui, il faut qu’il parte ; je vous dirai mes raisons. Tenez, prenez ma bourse, et mettez-le dehors ; c’est le plus grand service que vous puissiez me rendre.
DE BEAUCLAIR, bas, en riant.
Dès que c’est vous qui m’en priez.
LISE, à part.
Et moi, je vais prévenir mon père, empêcher ces gens de pénétrer dans le château. Il faut bien qu’on veille pour lui. Là, je vous demande qui m’aurait dit... Ah ! mon Dieu ! le pauvre jeune homme !
Elle sort.
Scène XIX
DE BEAUCLAIR, DE SENNEVILLE
DE BEAUCLAIR, à part.
Allons, le rival est éconduit, je m’y attendais ; mais il est assez plaisant que ce soit moi qui lui donne son congé.
Il s’avance près de Senneville, qu’il salue très respectueusement.
DE SENNEVILLE, le regardant en riant.
Eh bien, mon ami, je ne peux plus te garder ; c’est là ce qui te chagrine.
DE BEAUCLAIR.
Monsieur se trompe : j’ai bien d’autres raisons d’être triste. C’est moi, monsieur, moi, qui ne peux plus garder mon maître ; je suis obligé de le congédier.
DE SENNEVILLE.
Si ce n’est que cela, console-toi ; c’est moi qui te renvoie.
Il ôte son chapeau et le salue.
Je n’oublierai jamais, monsieur, l’honneur que vous m’avez fait en entrant à mon service ; mais je ne veux point en abuser. Il faut être prince ou monarque, pour conserver des serviteurs tels que vous.
DE BEAUCLAIR.
C’est s’en tirer en homme d’esprit, et je suis doublement enchanté d’une plaisanterie à laquelle, monsieur, je dois de renouveler connaissance avec vous ; mais vous sentez qu’auprès de Lise il vous serait pénible de paraître vaincu. Aussi, croyez-moi, cédez la place.
DE SENNEVILLE, souriant.
Mais je vous donnerai le même conseil.
DE BEAUCLAIR, étonné.
Quoi ! vous espérez encore rester ?
DE SENNEVILLE.
J’en suis sûr.
DE BEAUCLAIR.
Malgré moi.
DE SENNEVILLE.
Malgré vous... Songez donc que vous êtes forcé de m’obéir, et que, si je veux, je puis... vous envoyer chercher le notaire.
DE BEAUCLAIR.
Ah ! vous prétendez conserver mon nom !
DE SENNEVILLE.
Il est trop beau pour le quitter.
DE BEAUCLAIR.
Il faudra bien y renoncer.
DE SENNEVILLE.
Moins que jamais ; car je vous rends service en le gardant, et je vous forcerai bien à me le laisser.
DE BEAUCLAIR.
Cela est trop fort.
DE SENNEVILLE, froidement.
Consentez-vous à ce que celui qui forcera l’autre à quitter la place, renonce à tous ses droits ?
DE BEAUCLAIR, vivement.
Oui, sans doute, et je ne prétends plus vous ménager ; car songez que, pour vous faire congédier, je n’ai qu’un mot à dire.
DE SENNEVILLE.
Oui ; mais vous ne le direz pas.
DE BEAUCLAIR.
Et qui m’en empêchera ?
DE SENNEVILLE.
Moi.
DE BEAUCLAIR.
Vous m’empêcherez de me nommer ?
DE SENNEVILLE.
Je vous en défie.
Scène XX
DE BEAUCLAIR, DE SENNEVILLE, LISE
LISE, dans le fond, apercevant de Senneville.
Ah ! mon Dieu ! il n’est pas encore parti.
DE BEAUCLAIR, bas à de Senneville.
Nous allons voir si je ne me nomme pas.
LISE.
Ils sont maintenant dans le jardin.
DE BEAUCLAIR.
Eh ! qui donc ?
LISE.
Ceux qui cherchent M. de Beauclair.
DE BEAUCLAIR.
Que dites-vous ?
DE SENNEVILLE, bas à de Beauclair.
Eh bien ! monsieur, qu’attendez-vous pour vous nommer ?
DE BEAUCLAIR, bas à de Senneville.
Diable ! cela change la thèse ; mais, si je me nomme, je pars.
LISE, qui s’est approchée du fond.
Ils viennent, ils sont au bout de l’allée. Ah ! il me vient une idée... Jasmin, si vous aimez votre maître, M. de Beauclair, si vous voulez le sauver... Ils ne le connaissent pas, je le parierais à leurs questions... Alors, vous m’entendez...
DE BEAUCLAIR.
Non, le diable m’emporte !
LISE, vivement.
Dites que vous êtes M. de Beauclair, que vous étiez déguisé en domestique... L’on vous arrête pour lui, vous partez...
DE SENNEVILLE, en riant.
Et je reste auprès de vous : l’invention est admirable.
LISE.
N’est-ce pas ? Que je suis contente de l’avoir trouvée !
DE BEAUCLAIR.
Un instant... Permettez donc...
LISE.
Quoi ! vous refusez ? vous que je croyais attaché à votre maître ?
DE BEAUCLAIR.
Je ne dis pas cela ; mais...
Scène XXI
DE BEAUCLAIR, DE SENNEVILLE, LISE, D’ESTIVAL, L’EXEMPT
L’EXEMPT.
Il est ici : que toutes les issues soient bien gardées, et que personne ne puisse sortir !
DE BEAUCLAIR.
Morbleu !
L’EXEMPT.
Il était temps de le joindre... sur la frontière... et à deux pas du pont de Kehl !
D’ESTIVAL.
Ah çà, messieurs, que signifie ?...
L’EXEMPT.
Permettez-moi de procéder régulièrement.
À de Beauclair.
Vous, d’abord, comment vous nommez-vous ?
DE SENNEVILLE, en raillant de Beauclair.
Voilà une belle occasion de dire son nom.
LISE, en le suppliant.
Dites donc votre nom !
L’EXEMPT, impérieusement.
Votre nom : n’en avez-vous pas ?
DE BEAUCLAIR, avec dépit.
Plût au ciel !
À part.
Ma foi, arrivera ce qu’il pourra !
Hardiment.
Jasmin !
LISE, s’éloignant avec indignation.
Attendez donc de la générosité d’un valet !
DE SENNEVILLE, bas à de Beauclair.
J’ai gagné.
L’EXEMPT, à de Senneville.
Et vous, monsieur ?
DE BEAUCLAIR, à part.
Que va-t-il dire ?
DE SENNEVILLE.
Le chevalier de Beauclair, officier de cavalerie.
À l’exempt.
Je suis prêt à vous suivre ; mais, j’ai une grâce à vous demander... quelques arrangements à prendre... et vous me permettrez d’envoyer chercher un notaire.
L’EXEMPT.
À la bonne heure. Mais hâtons-nous.
DE SENNEVILLE, à de Beauclair.
Jasmin !
DE BEAUCLAIR, embarrassé.
Monsieur !
DE SENNEVILLE.
Vous le voyez, les moments sont précieux.
DE BEAUCLAIR, à part.
Diable ! Il a raison ; si je sors, je suis sauvé.
DE SENNEVILLE.
Eh bien, Jasmin !... allez chercher le notaire.
DE BEAUCLAIR, hésitant.
Oui, monsieur... oui, monsieur, j’y vais.
À part.
J’ai perdu la partie.
Il sort.
Scène XXII
DE SENNEVILLE, LISE, D’ESTIVAL, L’EXEMPT
DE SENNEVILLE, à l’exempt.
Combien je vous remercie, monsieur, de ce léger service ! Si vous pouviez encore m’en rendre un autre... ce serait de m’apprendre pourquoi je suis arrêté ?
L’EXEMPT.
Vous le savez bien, monsieur de Beauclair.
DE SENNEVILLE.
Sans doute, je le sais ; mais je suis bien aise que vous l’appreniez à mademoiselle et à mon beau-père.
D’ESTIVAL, en colère.
Comment, votre beau-père !
DE SENNEVILLE.
Oui, monsieur, je veux que vous sachiez qu’il n’y a rien de honteux dans la cause de ma détention.
LISE, à part.
Ah ! j’en suis sûre d’avance.
L’EXEMPT.
Eh bien, monsieur, vous êtes arrêté en vertu d’un ordre du ministre.
DE SENNEVILLE.
Du ministre !
L’EXEMPT.
C’est son neveu lui-même qui a expédié l’ordre.
DE SENNEVILLE, à part.
Quelle rencontre !...
Haut.
Germain !
Il lui parle à l’oreille.
Va, cours...
Germain sort.
Vous permettez encore... N’est-ce pas un homme tué... blessé... sur la grande route ?... Ah ! que c’est heureux !...
À Lise et à d’Estival.
Quand je vous le disais, vous voyez bien que ce n’est rien.
D’ESTIVAL, s’éloignant de lui.
Comment, ce n’est rien !
LISE, de même.
Un homme tué !...
DE SENNEVILLE.
L’homme tué, c’est moi, c’est moi-même, rassurez-vous.
L’EXEMPT.
Il a perdu la tête.
DE SENNEVILLE.
Vous me voyez au comble de la joie : rien ne s’oppose plus à mon bonheur... et nous allons tous signer mon contrat.
D’ESTIVAL.
Comment, vous croyez que je vous donnerai ma fille ?
DE SENNEVILLE.
Oui, sans doute.
L’EXEMPT.
À M. de Beauclair, à un homme que je mène en prison.
DE SENNEVILLE.
Non, vous ne l’y mènerez pas... je l’ai fait évader.
L’EXEMPT.
Comment, M. de Beauclair ?...
DE SENNEVILLE.
Pourrait bien avoir maintenant traversé le pont de Kehl.
L’EXEMPT.
Et vous avez osé ?...
DE SENNEVILLE.
Oh ! rassurez vous, je vous le ramène.
L’EXEMPT, à de Senneville.
Ah çà, et vous qui parlez, qui donc êtes-vous ?
Scène XXIII
DE SENNEVILLE, LISE, D’ESTIVAL, L’EXEMPT, DE BEAUCLAIR, GERMAIN
DE BEAUCLAIR.
Monsieur de Senneville.
GERMAIN.
Neveu du ministre.
DE SENNEVILLE, à l’exempt, en lui donnant des papiers.
Lui-même ! qui prend tout sur lui et se charge de vous justifier.
DE BEAUCLAIR.
Vous le voyez... je suis de parole ! On vous aime ; j’ai perdu et je vous amène le notaire ; enchanté, monsieur, que vous soyez l’homme que j’ai tué avant-hier sur la route de Strasbourg. J’espère que cela ne mettra aucun obstacle à votre contrat de mariage, et je demande à signer le premier.
DE SENNEVILLE.
C’est trop de générosité, et je vous pardonne ma mort, si elle me procure votre amitié.
À d’Estival.
Vous saurez tout, monsieur.
D’ESTIVAL.
Mais il est temps.
DE SENNEVILLE.
Si je n’ai plus les droits de Beauclair, au moins n’ai-je plus les torts qu’on lui reprochait, et peut-être pardonnerez-vous une supercherie que l’amour seul m’avait inspirée ! C’est de vous que j’attends mon bonheur ; vous seul pouvez confirmer l’aveu que mademoiselle a daigné me faire, et que peut-être je n’ai dû qu’à la pitié.
D’ESTIVAL.
Comment ! ma fille aurait avoué...
LISE.
Mon père, il était malheureux, ce n’était pas le moment de l’accabler.
D’ESTIVAL.
Ah çà, décidément, quel est le véritable M. de Beauclair ?
DE BEAUCLAIR, le saluant.
Celui qui a été chercher le notaire.
[1] Le Valet de son rival a été repris au théâtre du Gymnase le 21 juin 1822, sous le titre de : les Nouveaux Jeux de l’amour et du hasard, comédie-vaudeville en un acte. Les auteurs avaient apporté quelques modifications à la pièce primitive, à laquelle ils ajoutèrent alors des couplets.