L’Homme noir (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)
Énigme en un acte, mêlée de vaudevilles.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 12 novembre 1820.
Personnages
L’HOMME NOIR
DUFOUR, marchand fourreur
LADOUCEUR, confiseur
ERNEST DE PLAINVILLE
FLORIGNY, jeune premier
MALAGA, maître du café
UN COMMISSIONNAIRE
UN HOMME en redingote brune
UN VALET en livrée
DERVAL
TROTEFORT, huissier
UN GARÇON, personnage muet
UN GENDARME
PAMELA, actrice
Dans un café, à Paris.
L’intérieur d’un café. Un poêle, un comptoir et plusieurs habitués à des tables différentes.
Scène première
DUFOUR et LADOUCEUR, causant ensemble, en buvant une bouteille de bière, MALAGA, servant tout le monde
Dufour en habit et culotte noirs, gilet blanc et chapeau gris.
LADOUCEUR.
Garçon !... Eh bien ! garçon, pensez donc à nous ! voilà une demi-heure que nous demandons un journal...
MALAGA.
Voilà... messieurs...
LADOUCEUR.
C’est que j’ai entendu dire qu’il y avait une pièce nouvelle... au théâtre, ici près...
Lisant.
Eh bien ! il me donne les Petites Affiches... un journal dont je ne peux pas souffrir la couleur...
DUFOUR.
Qu’importe ?... Comme je vous le disais, mon voisin, pourquoi changer ainsi d’idée et rompre ce mariage ?... car enfin, nos enfants s’aimaient...
LADOUCEUR.
Oui ; mais votre fils n’est pas un gendre convenable pour un marchand confiseur qui s’établit et qui a besoin de capitaux.
DUFOUR.
Eh bien ! mon cher Ladouceur... c’est ce qui vous trompe.
Air : Tout le long, le long de la rivière.
Mon fils n’a rien ; pourtant je croi
Qu’il peut vous être utile.
LADOUCEUR.
En quoi ?
Est-ce en contant fleurette aux femmes ?
DUFOUR.
C’est bien ! il saura vendre aux dames.
LADOUCEUR.
En griffonnant de doux billets ?
DUFOUR.
Sans doute... on en fait des cornets.
LADOUCEUR.
Et puis des vers... et des fadeurs exquises.
DUFOUR.
Ils serviront pour faire des devises,
Ils pourront servir pour vos devises.
Et puis d’ailleurs, en vendant mon fonds de boutique, je ferai quelque argent.
LADOUCEUR.
De l’argent... de l’argent... À Paris, voyez-vous, ce n’est pas avec de l’argent qu’on a de la fortune... c’est avec la vogue... Mais, vous et votre fils, vous n’avez point de connaissances, point de crédit...
DUFOUR.
Eh bien ! vous êtes dans l’erreur... D’abord, je pense, comme vous, qu’on n’obtient rien que par les recommandations et les protections... J’ai passé ma vie à courir après, aussi j’ai réussi !... J’ai, dans ce moment, un protecteur, et un protecteur très puissant, avec qui j’ai fait connaissance hier, en prenant un petit verre.
Appelant Malaga.
Dites-moi, mon ami, vous connaissez ce monsieur avec qui j’ai parlé hier près du poêle, pendant une demi-heure ?
MALAGA.
Ah ! ce monsieur en noir ?... Ma foi, non... Il ne vient dans mon café que depuis deux jours... et voilà au moins une vingtaine de personnes qui le demandent.
D’un air curieux.
Mais vous, qui avez causé avec lui... vous savez qui il est... d’où il vient... et ce qu’il fait...
DUFOUR.
Pas précisément... Ce n’est pas qu’à sa conversation... je n’aie reconnu aisément un homme qui... à moins que ce ne soit un... ou peut-être encore... parce qu’on ne peut pas dire précisément... Mais, en tout cas, c’est un homme fort extraordinaire...
LADOUCEUR.
Ah ! c’est un homme...
DUFOUR.
Fort extraordinaire, fort extraordinaire... Ce n’est pas parce qu’il m’honore de sa protection... parce que, entre gens de mérite... on sait s’apprécier... Mais il sait tout... il connaît tout... Je ne sais même point s’il n’est pas un peu sorcier... Enfin hier, je lui parlais, comme à tout le monde, de mon commerce de fourreur qui ne va pas, et de mes affaires qui vont mal... Je citais, parmi mes débiteurs, M. le comte de Saint-Edme, un grand seigneur à qui j’avais vendu sur parole une fourrure de martre superbe. « Ah ! ah ! M. de Saint-Edme, » me dit notre homme... notre monsieur noir... « je vous conseille de vous faire payer aujourd’hui... car il mourra demain... » Moi, qui n’aime pas à me presser... j’arrive tout bonnement, ce matin, à l’hôtel de M. le comte...
MALAGA.
Eh bien ?...
DUFOUR.
Eh bien ! mon ami... voilà qui est admirable ! ma créance était perdue...
MALAGA.
Comment, il était.
DUFOUR.
Comme vous dites... L’Homme Noir ne l’a pas manqué...
MALAGA.
Il faut donc que ce soit un homme bien terrible... Car nous avions hier deux élégants, deux jeunes gens du bon ton... qui criaient tout haut au milieu du café...
Air : Votre pavillon m’enchante. (Monsieur Guillaume.)
Ils parlaient de bals, de fêtes,
Ils parlaient de leurs chevaux ;
Ils parlaient de leurs conquêtes
Et de leurs exploits nouveaux,
Blond’, brune et cætera ;
Et leurs langues indiscrètes
Compromettaient jusqu’à
Des dames de l’Opéra.
Lorsqu’un d’eux se retourne... et dit à son camarade : « Ah ! mon Dieu... vois-tu ce monsieur qui nous écoute ? – Qui donc ? – Là... l’Homme Noir. » Crac !... l’un a pris sa cravache, l’autre son chapeau, et tous deux sont disparus...
DUFOUR.
C’est vrai, j’y étais...
DEUX ou TROIS HABITUÉS, s’approchant.
Ah ! vous y étiez...
DUFOUR.
Oui, j’y étais, et c’est drôle ; car j’ai causé avec lui, sans qu’il m’en arrivât rien !... Au contraire, même... vous saurez que, me retirant du commerce... et ayant de la famille... car j’ai deux garçons, dont l’un ne fait rien... et l’autre est amoureux... ce qui revient positivement au même... je sollicitais pour le moins employé... pour l’amoureux, une place à la caisse de Poissy.
LADOUCEUR.
Vous l’avez obtenue ?...
DUFOUR.
Bah ! depuis six mois... je n’ai pas seulement pu rencontrer le chef du bureau, ni avoir ma première audience... Je m’en plaignais hier... lorsque l’Homme Noir m’a dit : « Présentez-vous demain à deux heures moins un quart, rue du Gros-Chenet, n° 23 ; montrez ce papier... » qu’il m’a griffonné sur le poêle... « et je vous réponds que vous aurez audience. » Ça n’a pas manqué, et j’ai été reçu !... par le garçon de bureau, il est vrai !... Mais j’ai été reçu... il fallait voir comme !... En une minute, j’ai été plus avancé que je ne l’aurais été en six mois... J’ai appris qu’il n’y avait pas une seule place vacante... et que je perdrais mon temps...
MALAGA.
Au fait... c’est toujours ça...
DUFOUR.
Je crois bien... Aussi, depuis qu’on m’a refusé, j’ai beaucoup d’espoir... et j’attends ici mon protecteur pour le remercier, et tâcher d’obtenir la continuation des mêmes faveurs...
LADOUCEUR.
Parbleu !... si vous n’avez pas d’autre appui...
DUFOUR.
Oh ! c’est que vous ne connaissez pas quel homme ce peut être...
Scène II
DUFOUR, LADOUCEUR, ERNEST
ERNEST, entrant en colère et parlant à la cantonade.
Eh bien ! messieurs... peu m’importe... J’aime mieux qu’on ne joue pas la pièce... Non... je n’y changerai rien... et je rétablirai même... tout ce que j’ai eu la faiblesse de retrancher... Gardon, une plume et de l’encre...
Il se met à écrire à une table.
DUFOUR, à Ladouceur qui salue.
Quel est donc ce monsieur qui est si fort en colère ?...
LADOUCEUR.
Comment, vous ne le connaissez pas ?... C’est M. Ernest de Plainville... le fils d’un de vos administrateurs...
DUFOUR.
Comment, de mes administrateurs ?
LADOUCEUR.
Eh ! oui... le fils d’un administrateur de la caisse de Poissy...
DUFOUR, saluant aussi Ernest qui ne le voit pas.
Diable ! c’est différent...
LADOUCEUR.
Vous sentez bien que cette recommandation-là en vaudrait bien une autre... C’est un jeune homme très comme il faut, qui, au jour de l’an, achète toujours au magasin... pour vingt-cinq louis de marrons glacés... Il a de la fortune ; mais il voudrait se faire un nom.
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Il est auteur, et pour m’eux se produire,
Il sollicite une place, je croi.
DUFOUR.
C’est étonnant ! comment, pour bien écrire,
A-t-on besoin d’occuper un emploi ?
LADOUCEUR.
C’est de nos jours une mode établie ;
C’est de rigueur, puisqu’à présent, hélas !
Les grands seigneurs sont de l’Académie,
Et que souvent les auteurs n’en sont pas.
J’ai même entendu dire que M. Ernest allait incessamment donner une pièce nouvelle...
DUFOUR.
C’est peut-être celle de ce soir... Si vous lui demandiez des billets ? C’est d’autant plus essentiel, qu’on dit qu’ils viennent d’augmenter le prix des places, et qu’ils prennent...
LADOUCEUR.
Oui, mais ça n’a pas pu prendre.
DUFOUR.
C’est toujours un moyen de nous l’aire faire connaissance... Et puis un billet d’auteur, c’est honorable... et ça ne coûte rien...
LADOUCEUR.
Au fait, vous avez raison...
S’approchant d’Ernest.
J’ai l’honneur de saluer monsieur Ernest...
ERNEST.
Ah ! c’est vous, mon cher Ladouceur ?... Je vous baise les mains...
LADOUCEUR.
Non pas... C’est moi qui viens vous offrir le secours des miennes, et si vous avez quelques places de trop...
ERNEST.
Pas du tout, on ne donne pas la pièce... Prenez-vous-en à mes acteurs, à mademoiselle Paméla, surtout à mon jeune premier.
Air du vaudeville de L’Homme vert.
Ah ! c’est un talent infaillible
Et qu’on ne saurait trop louer ;
Par malheur, il est impossible
Que jamais il puisse jouer :
Sablant le punch et le champagne.
À Paris il est alité,
Et se refait à sa campagne
Quand il est en bonne santé.
LADOUCEUR.
Bah !... vous allez arranger cela à la répétition...
ERNEST.
Non, certes, je n’irai pas... je le jure bien !... Je ne peux pas y aller, d’ailleurs... car elle est indiquée à midi, et je dois avoir à cette heure-là une audience du ministre... Je l’ai sollicitée, du moins... Mais qui sait si je l’obtiendrai ? car aujourd’hui rien ne me réussit...
DUFOUR, bas à Ladouceur.
Dites donc !... offrez-lui ma protection... à charge de revanche !...
LADOUCEUR.
Comment, votre protection !...
DUFOUR.
C’est-à-dire celle de mon homme...
LADOUCEUR.
Allons, vous vous moquez de moi... J’ai bien autre chose en tête, et je cours à mes affaires... Vous m’avez peut-être fait manquer une fourniture... Votre serviteur, monsieur Ernest... Jusqu’au revoir, mon voisin...
Il sort.
Scène III
DUFOUR, ERNEST
DUFOUR.
Ah ! il me refuse sa médiation... Allons, il parait qu’il faut faire moi-même mes offres de service...
À Ernest qu’il salue.
Monsieur, si je pouvais vous être utile...
ERNEST, le regardant avec étonnement.
Comment, monsieur ! auriez-vous du crédit au ministère ?...
DUFOUR.
Pas tout à l’ait par moi-même. J’ai un ami intime... dont je ne vous dirai pas bien précisément le nom et la profession... mais c’est un gaillard bien fort sur les audiences... et si un mot de recommandation de ma part... pouvait vous être agréable...
ERNEST.
En vérité, monsieur, vous êtes d’une obligeance... Mais comment se fait-il que vous ne connaissiez pas la personne à laquelle vous me recommandez ?
DUFOUR.
Ça ne fait rien...
Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la vielleuse.)
Oui, dans chaque connaissance
Je n’ai vu qu’indifférence,
Et jamais aucun ami
Ne m’a poussé ni servi.
Si j’eus quelques chances bonnes,
Si de moi l’on a fait cas,
C’était toujours des personnes
Qui ne me connaissaient pas.
Tenez... tenez... le voilà près de la porte.
ERNEST.
Ah ! dans cet équipage qui s’arrête...
DUFOUR.
Non... là, à pied... qui se salisse entre les chaises... de peur d’être éclaboussé... Le voilà qui entre.
Scène IV
DUFOUR, ERNEST, L’HOMME NOIR, il est habillé en noir des pieds jusqu’à la tête
ERNEST, à part.
Diable !... si c’est là un grand seigneur... il a une tenue bien modeste... ça m’a plutôt l’air d’un avoué ou d’un homme d’affaires... Allons, mon protecteur subalterne se sera trompé, et ce que j’ai de mieux à faire est d’attendre patiemment l’heure de mon rendez-vous.
Il prend le journal et se met ù lire. L’homme Noir s’approche du poêle... parcourt quelques journaux qu’il rejette avec dédain... Pendant ce temps, Dufour tousse ou fait du bruit avec sa bouteille pour attirer son attention.
L’HOMME NOIR, l’apercevant.
Ah ! c’est vous, mon cher. Eh bien ! mon mot d’hier vous a-t-il servi ?...
DUFOUR.
Comment donc... J’ai été reçu !
L’HOMME NOIR.
Je suis charmé... Je savais bien que ce brave Georges vous dirait au juste ce qui en était.
DUFOUR.
Ce brave Georges... C’est...
L’HOMME NOIR.
C’est le garçon de bureau à qui je vous ai adressé...
DUFOUR.
Ah ! vous connaissez des garçons de bureau.
À part.
Diable !...
L’HOMME NOIR.
Parbleu !... Il a été garçon de caisse chez nous...
Il s’assoit.
DUFOUR, à part.
Alors... il paraîtrait que c’est un des négociants de la capitale... Au fait, l’influence des richesses en vaut bien une autre.
L’HOMME NOIR.
Garçon, deux petits verres... Vous en prendrez, n’est-ce pas ?
DUFOUR.
Comment donc !... C’est trop d’honneur... Mais je prendrai, on outre, la liberté de vous recommander un de rues amis intimes... M. Ernest de Plainville...
L’HOMME NOIR.
Le jeune Ernest de Plainville...
DUFOUR.
Oui... le voilà... là-bas... Ce jeune homme qui lit le journal...
ERNEST, tenant le journal.
Que ce feuilleton est insipide !... Quel article !... Et quelle flagornerie !... Louer ainsi ce petit duc !...
L’HOMME NOIR, avec humeur.
Qu’est-ce que ça lui fait ?...
ERNEST.
Je vous le demande ! Le duc de Vermeuil, un sot !...
L’HOMME NOIR.
Un sot... qui le vaut bien...
DUFOUR, à part.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que par hasard ce serait le duc dont il parle ?
Bas à Ernest.
Prenez donc garde à ce que vous dites...
Bas à l’Homme Noir.
Il faut l’excuser... parce que dans ce moment... il éprouve des contrariétés... des obstacles...
L’HOMME NOIR.
Oui... je le sais...
À Ernest.
J’ai l’honneur de parler à M. Ernest de Plainville, à l’auteur de la pièce nouvelle... annoncée pour ce soir ?
ERNEST.
Oui, monsieur. Qui a pu vous dire ?...
L’HOMME NOIR.
Ouvrage fort estimable... Peu de connaissance de la scène, mais des détails charmants.
ERNEST.
Eh ! de grâce, comment pouvez-vous savoir d’avance ?...
DUFOUR.
Vous en verrez bien d’autres...
À l’Homme Noir.
C’est que mademoiselle Paméla refuse son rôle.
L’HOMME NOIR.
Ah !... je présume cependant que ce n’est pas auprès d’elle... que vous sollicitez une audience...
ERNEST.
Non, monsieur... C’est au ministère de l’intérieur...
L’HOMME NOIR.
C’est juste... Je l’oubliais ; vous êtes sur les rangs pour une place de maître des requêtes... on service extraordinaire...
ERNEST.
Oui, monsieur, et j’espérais avoir aujourd’hui une audience du ministre...
L’HOMME NOIR.
Cela ne vous servirait à rien ! Ce n’est pas à lui qu’il faut s’adresser... Il a remis hier le portefeuille...
ERNEST.
Comment, vous croyez...
L’HOMME NOIR.
C’est sûr !... Ainsi, il faut vous rendre de ce pas chez M. de Saint-Albe, qui sera nommé demain...
ERNEST.
Quoi... monsieur...
L’HOMME NOIR.
Oh ! vous n’arriverez pas le premier... et je suis sûr que vous trouverez déjà des cabriolets à sa porte... Mais enfin il sera peut-être encore temps...
Air : Bon ouvrier, j’ai fini ma journée. (L’Ennui.)
Il faut bien qu’ainsi l’on y coure,
Car l’homme en place est si fort estimé
Que chacun l’obsède et l’entoure
Sitôt qu’il vient d’être nommé ;
Le jour même la foule est grande,
Et c’est très prudent au surplus ;
Car, au lendemain qu’on attende,
Souvent on ne l’y trouve plus !
Au lendemain pour peu que l’on attende,
Souvent, hélas ! on ne l’y trouve plus.
ERNEST.
Oui... je crois que M. de Saint-Albe est lié avec mon père, et je vais de ce pas... Mais puis-je espérer que vous daignerez vous intéresser aussi...
L’HOMME NOIR.
Si vous saviez de quel poids est ma recommandation !... La meilleure de toutes est votre mérite... Cependant, si l’occasion s’en présente... Et quant à votre pièce... j’ose espérer qu’on la jouera...
ERNEST, regardant au fond.
Ah ! mon Dieu... voilà Florigny et Paméla qui descendent d’un boghei... et qui vont traverser le café pour se rendre au théâtre...
L’HOMME NOIR.
Eh bien !... parlez-leur sans crainte...
ERNEST.
C’est que vous ne les connaissez pas... Ils ont juré que rien au monde ne les ferait jouer...
L’HOMME NOIR, se remettant à table.
Allez toujours... Je serai là.
DUFOUR, bas à Ernest.
Oui, jeune homme, nous serons là !... Je vous le disais bien, moi !
Scène V
DUFOUR, ERNEST, L’HOMME NOIR, PAMÉLA, FLORIGNY
FLORIGNY, à la cantonade.
Prenez garde à mon boghei... William... restez toujours à la tête du cheval... et qu’on voie bien que ce n’est pas un cabriolet de louage...
Air : Cet arbre apporté de Provence. (Les Deux Panthéons.)
On est forcé d’avoir équipage
Pour peu qu’on veuille être du bon ton,
Et je n’estime, en fait de suffrage,
Que celui des gens à phaéton.
En quittant ma voiture légère,
Chaque soir je suis humilié
De m’entendre applaudir au parterre
Par des gens qui sont venus à pied.
PAMÉLA.
Eh ! mon Dieu ! dépêchons-nous... Ce n’est pas pour la pièce nouvelle, puisque nous n’y jouons pas... Mais il y a une autre répétition, qui est à onze heures précises.
FLORIGNY, tirant sa montre.
Eh bien !... midi et demi ?... Les auteurs attendront... J’ai dit hier au soir que j’irais au bois de Boulogne... Je n’ai pas dit, il est vrai, que ce fût avec vous...
PAMÉLA.
C’est égal... On le saura.
FLORIGNY.
J’y compte bien... On est si bavard dans ces théâtres...
À Ernest.
Ah ! c’est monsieur Ernest, notre jeune auteur !... On vous a dit, mon cher, combien j’étais désolé de ne pas pouvoir jouer votre rôle ; mais examinez un peu ma position ! Je joue les Elleviou, dans un théâtre secondaire, il est vrai !... Mais enfin, si on trouve que j’ai un talent de premier ordre, ce n’est pas ma faute.
ERNEST.
Non, sans doute...
FLORIGNY.
Si le public aime à me voir... je ne peux pas me prodiguer !...
ERNEST.
D’accord...
FLORIGNY.
Je cherche, au contraire, à me rapprocher le plus possible des grands acteurs, je joue rarement... Je prends des congés... J’ai même été obligé de louer une petite maison de campagne à Saint-Cloud.
Air : Dans cette maison, à quinze ans.
Ah ! c’est terrible, croyez-moi ;
Mon existence est opprimée,
Enfin je ne suis plus à moi,
Je me dois à ma renommée.
Je suis bien à plaindre vraiment ;
C’est, d’honneur, plus je l’examine,
Un malheur d’avoir du talent.
ERNEST.
Allons, le mal n’est pas si grand
Que monsieur se l’imagine.
Et si au moins mademoiselle voulait ne pas refuser mon rôle !
PAMÉLA.
Eh ! mon Dieu, en hiver... je ne demanderais pas mieux... Mais, en été... impossible ! Je suis comme monsieur... j’ai aussi ma maison de campagne...
FLORIGNY.
Oui, nous avons loué dans le même endroit... Si monsieur voulait nous faire le plaisir de venir dîner...
ERNEST, froidement.
Je ne puis donc pas espérer... monsieur, que vous voudrez bien...
FLORIGNY.
Non, ne me pressez pas davantage... parce que vous me désespérez, s’il faut vous le dire... Le rôle ne me convient pas... Vous y avez mis de la sensibilité... Que diable ! Elleviou jouait les mauvais sujets, vous devez le savoir ! Et puis vous mettez là-dedans des airs de vaudeville... Elleviou préférait les rondeaux...
ERNEST.
Oui, monsieur ; mais Elleviou chantait.
FLORIGNY.
Il chantait... il chantait, parce que cela lui plaisait... Je ne vois pas la nécessité, quand on prend quelqu’un pour modèle, de le copier servilement en tout...
ERNEST.
Cependant quelques personnes qui s’intéressent à moi m’avaient fait espérer que, par égard pour leur recommandation...
Montrant l’Homme Noir.
Monsieur, par exemple...
FLORIGNY.
Eh, parbleu ! quand ce serait...
Apercevant l’Homme Noir qui le salue. À demi-voix.
Qu’ai-je vu ?... Paméla... c’est lui...
PAMÉLA, bas.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ? Quel est cet homme ?...
FLORIGNY, de même.
Silence ! je vous l’expliquerai.
L’HOMME NOIR, bas à Ernest.
Ils joueront... je vous en réponds !
DUFOUR, de même.
Oui, jeune homme, ils joueront.
Scène VI
DUFOUR, ERNEST, L’HOMME NOIR, PAMÉLA, FLORIGNY, MALAGA, UN GENDARME
MALAGA, au gendarme, montrant l’Homme Noir.
Tenez... monsieur, d’après ce que vous me dites... je crois que c’est lui...
Pendant que le gendarme s’approche de l’Homme Noir, Malaga dit bas à Dufour.
Dites donc... une ordonnance de la part du ministre...
DUFOUR.
Vous croyez ?...
MALAGA.
Oui... je le tiens de l’uniforme lui-même...
L’HOMME NOIR, au gendarme.
C’est bien... vous direz à Son Excellence que je suis à ses ordres, et que j’irai dîner... après la séance...
DUFOUR, à part.
Dîner chez le ministre... quel soupçon !
Frappant sur son ventre.
Est-ce qu’il serait...
L’HOMME NOIR, tirant sa montre.
Eh ! mon Dieu ! comme le temps passe !... il faut que je sois à une heure à la Chambre des pairs...
DUFOUR.
Vous aurez de la peine à pénétrer... Il y a beaucoup de monde aujourd’hui...
L’HOMME NOIR.
Ce n’est pas cela qui m’inquiète... ma place est gardée.
DUFOUR, à Malaga.
Oui, mon garçon, notre place est gardée. Allons, c’est un duc et pair...
L’HOMME NOIR.
Je cours au plus vite.
À Ernest.
et, si je peux placer un mot de votre affaire, je n’y manquerai pas...
À Dufour.
Vous, mon cher, s’il venait quelque chose pour moi... car c’est ici que j’ai donné mon adresse, pour aujourd’hui... je vous prie de vouloir bien le recevoir... Allons, monsieur Ernest, songeons à nos affaires... M. Florigny aura la bonté défaire, en votre absence, la répétition générale ; vous... vite en cabriolet... De l’audace, de l’activité, et vous serez demain auteur triomphant, et maître des requêtes.
Air : Allez donc, postillon.
Allez donc promptement.
Que faut-il à présent ?
De l’audace
Pour être en place.
Aujourd’hui,
Mon ami,
Mettez-vous en chemin,
Et demain
Le succès est certain.
Mon cher, pour obtenir,
Il ne faut que courir,
Et sans cabriolets
On n’arrive jamais.
TOUS.
Allez donc promptement, etc.
Ils sortent tous, excepté Dufour.
Scène VII
DUFOUR, s’asseyant à une table
Par exemple, voilà un fier homme !... Que diable peut-il être ? Tout le monde a affaire à lui, tout le monde a besoin de lui.
Air du vaudeville de La Somnambule.
Si c’était un homme de finance ?
Si c’était un ancien sénateur ?
Si c’était... ou plutôt... Mais silence !
Et réglons-nous sur mon protecteur.
Oui, songeons aux lois de la prudence ;
Il faut se taire, je le sens bien,
Lorsque l’on est dans la confidence
De quelqu’un... qui ne dit jamais rien.
Vu que c’est un bel homme, un très bel homme, j’avais d’abord pensé que ça pouvait bien être... mais non, il n’a pas de gros favoris.
Scène VIII
DUFOUR, FLORIGNY
FLORIGNY.
Pardon, monsieur ! j’aurais à vous dire... Mais vous prendrez bien quelque chose, n’est-ce pas ?... Garçon, un bol au rhum...
DUFOUR.
Par exemple ! voilà de ces attentions...
FLORIGNY.
Mais, préférez-vous autre chose ?
Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)
Allons, parlez, point de réserve.
DUFOUR.
Non...
À part.
Ce que c’est que la faveur !
FLORIGNY.
Ah ! permettez que je vous serve ;
Pour moi, monsieur, c’est un honneur.
DUFOUR, à part.
Oui, les compliments devaient suivre,
Car nous autres hommes puissants,
Le punch, le rhum et l’encens,
C’est ainsi que l’on nous enivre.
FLORIGNY, en riant.
Vous êtes donc lié... avec... vous savez de qui je veux vous parler.
DUFOUR.
Oui, oui, intimement ; parce que, certainement, c’est un ami... très puissant... n’est-il pas vrai ?...
FLORIGNY.
Je le crois bien !...
DUFOUR.
Vous savez donc qui il est ?...
FLORIGNY.
Parbleu ! comme vous... Et c’est là-dessus que je voulais vous interroger...
DUFOUR, à part.
Il s’adresse bien.
FLORIGNY.
Vous saurez donc, mon cher...
DUFOUR.
J’écoute de toutes mes oreilles.
FLORIGNY.
Vous saurez...
Scène IX
DUFOUR, FLORIGNY, PAMÉLA
PAMÉLA.
Ah ! vous voilà, monsieur ? que je ne vous dérange pas, mon cher Florigny !
FLORIGNY.
Du tout... vous n’êtes pas de trop...
PAMÉLA.
Alors,
Les regardant tous les deux.
je vois que nous pouvons parler franchement.
Florigny lui fait signe que oui.
DUFOUR.
Ah ! oui, je vous en prie, faites-moi ce plaisir-là...
PAMÉLA.
Je viens d’apprendre que vous sollicitiez pour votre fils une place à la caisse de Poissy... Je connais... mais beaucoup, le conseiller d’État qui est chargé de cette partie.
Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.
C’est un magistrat inflexible,
Dont chacun vante les vertus ;
À la faveur il est inaccessible,
On n’en obtient jamais que des refus.
Autant que six à lui seul il raisonne ;
Du conseil il est le soutien ;
Il n’est jamais de l’avis de personne ;
Mais quand je parle, il est toujours du mien.
Et tenez, nous pouvons nous entendre... vous n’avez qu’un mot à dire... et la place est à vous...
DUFOUR.
Un mot, certainement... je le dirai... et deux, s’il le faut...
PAMÉLA.
C’est donc conclu... vous vous chargez de parler à votre ami... et d’obtenir ce que vous savez bien...
DUFOUR.
Ce que je sais bien ?...
FLORIGNY.
Oui, ce que vous savez bien...
DUFOUR, à part.
Par exemple, le diable m’emporte si je le sais...
Haut.
J’entends... mais cependant si vous me disiez vous-même...
FLORIGNY.
Allons donc ! nous nous en rapportons à vous...
PAMÉLA, baissant les yeux.
Oui... ces choses-là... ne se disent pas...
FLORIGNY, à voix basse.
Sans doute... parce que... enfin, vous comprenez bien...
DUFOUR.
Ma foi, si c’est à ces conditions-là que j’obtiens la place...
Scène X
DUFOUR, FLORIGNY, PAMÉLA, LADOUCEUR
LADOUCEUR.
Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne. (Caroline.)
C’est vous, ô rencontre prospère !
Je venais pour solliciter.
DUFOUR.
Un instant, je suis en affaire.
LADOUCEUR.
Avant tout, il faut m’écouter.
FLORIGNY.
Nous vous laissons.
PAMÉLA.
Adieu, je me retire.
FLORIGNY.
Mais, du secret !
PAMÉLA.
Trop parler est fatal !
FLORIGNY.
Un mot de trop quelquefois pourrait nuire.
DUFOUR, à part.
Un mot de plus pourtant n’eût pas fait mal.
Ensemble.
FLORIGNY et PAMÉLA.
C’est vous que le destin prospère
À mes yeux vient de présenter ;
Oui, laissez là toute autre affaire,
Avant tout, il faut l’écouter.
LADOUCEUR.
C’est vous que le destin prospère
À mes yeux vient de présenter ;
Oui, laissez là toute autre affaire,
Avant tout, il faut m’écouter.
Florigny et Paméla sortent.
DUFOUR, les saluant, à part.
Ce que je sais bien ?... ce que je sais bien ?... dire que j’ai... la place dans la main, et que je ne peux pas...
LADOUCEUR.
Ah çà ! m’écoutez-vous ?... Voyez déjà comme la grandeur l’a rendu fier !
DUFOUR.
La grandeur !... la grandeur !... ce n’est pas cela... Mais c’est que je ne peux pas répondre à tout le monde en même temps...
LADOUCEUR.
Il est question, comme je vous le disais ce matin, d’une fourniture importante pour un baptême... chez M. le comte de Saint-Albe... qui, dit-on, va être nommé ministre, et dont la femme est accouchée ce matin... En entrant dans son hôtel, devinez qui je rencontre... M. Ernest... qui en sortait l’air radieux et triomphant... Je veux lui expliquer mon affaire, mais il me dit qu’il vient déjà de solliciter pour son propre compte, et qu’il m’engage à m’adresser à Dufour ou à son protecteur... Je prends un fiacre à l’heure... et me voilà...
DUFOUR.
Voyons, voyons, expliquons-nous... Vous voulez être le confiseur en titre et fournir les bonbons au fils du ministre ?...
LADOUCEUR.
Non pas... c’est déjà promis et accordé ; c’est le Fidèle Berger qui fait le baptême, parce que vous sentez bien... que des fournitures comme celles-là... on les sollicite un an d’avance.
DUFOUR.
J’entends... vous voulez alors... supplanter le confrère ?
LADOUCEUR.
Fi donc !... Quoiqu’il y ait de l’aigreur entre nous... nous sommes incapables, entre confrères... Et puis, d’ailleurs... le ministre a promis, et un ministre n’a que sa parole... Mais il se présente une circonstance imprévue, dont j’ai été instruit ce matin...
À voix basse.
La femme du ministre est accouchée de deux enfants... Oui, il y en a un second... On n’a pas encore pu solliciter celui-là... Et vous sentez qu’avec des protections...
DUFOUR.
Diable !... diable... Cela me paraît très difficile... Et comme vous me le disiez ce matin... des gens qui, comme mon fils et moi... n’ont ni connaissances... ni crédit...
LADOUCEUR.
Comment, vous pensez encore à cela ?
Air : Je loge au quatrième étage. (Le Ménage de garçon.)
Allons, d’un instant de colère,
Mon cher voisin, ne parlons plus ;
Votre fils sut toujours me plaire,
Je rends justice à ses vertus.
À ma fille il peut sans mystère
Présenter ses soins assidus :
Ceux qu’on reçoit au ministère,
Chez moi sont toujours bien reçus.
Et vous croyez que l’Homme Noir voudra bien... Ah çà ! mon cher, qu’est-ce que c’est que cet Homme Noir ?
DUFOUR.
Ce que c’est... ce que c’est...
Scène XI
DUFOUR, LADOUCEUR, UN COMMISSIONNAIRE, UN HOMME en redingote brune, UN VALET en livrée
LE COMMISSIONNAIRE, parlant au garçon.
Oui... il nous a dit... qu’on le trouverait ici.
MALAGA, montrant Dufour.
Tenez... parlez à monsieur qui le représente...
DUFOUR, d’un air d’importance et imitant l’Homme Noir.
Oui... c’est moi. Qu’est-ce que c’est ?...
À Ladouceur.
Allez, mon cher, soyez tranquille... Vous voyez que j’ai là des affaires... Remontez dans votre fiacre... De l’audace... de la vivacité... si vous pouvez... et ce soir... vous serez confiseur du ministre. Allez...
Ladouceur sort.
Voyons... vous autres... de quoi s’agit-il ?
LE VALET.
Ce sont les Œuvres de Lord Byron...
DUFOUR.
Diable...
Ouvrant le volume.
Œuvres de Lord Byron, traduites par M. ***, dorées sur tranche.
Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)
Comme un milord, en effet, on l’imprime.
Eh ! mais, j’y suis ; et d’après mon journal,
C’est ce génie admirable et sublime
Que chacun lit... mais en se trouvant mal ;
Qui fait danser et le ciel et la terre,
Par ses écarts sait nous intéresser,
Et qui, fidèle aux mœurs de l’Angleterre,
Semble forcer les Muses à boxer.
C’est quelque acquisition qu’il aura faite en route... Et vous ?
L’HOMME en redingote brune.
Je vois que monsieur n’est pas là...
À voix basse.
Je vous prie de lui dire que Sa Majesté va partir pour se promener à Vincennes...
DUFOUR.
Eh bien ?
L’HOMME en redingote brune.
Eh bien ! dites-le-lui... ça suffit...
DUFOUR, étonné.
Ah ! ça suffît... Et vous...
LE COMMISSIONNAIRE.
C’est une terrine de Nérac...
DUFOUR.
Mettez là... Tout cela est payé, n’est-ce pas ?
LE COMMISSIONNAIRE.
Non, monsieur...
DUFOUR, tâtant son gousset.
Comment !... Est-ce qu’il faudrait...
LE COMMISSIONNAIRE.
Non, monsieur, on nous a défendu de rien recevoir...
LE VALET.
Pour peu que monsieur soit content, c’est tout ce que mon maître demande... J’ai bien l’honneur de vous saluer.
Ils sortent.
Scène XII
DUFOUR, seul
Décidément... je n’en reviens pas !... Comment ! Sa Majesté le fait provenir quand elle va à Vincennes... Et cette terrine...
La flairant.
on sent une odeur de truffes... Quel diable d’homme est-ce donc ?... Oh ! à quelque prix que ce soit... je le saurai... Car encore faut-il que je sache pourquoi je protège les gens... Ma foi, à la première occasion... vu qu’il ne lui arrive jamais que des compliments... et qu’à son nom seul les alouettes tombent toutes rôties... j’ai bien envie de...
Scène XIII
DUFOUR,
TROTEFORT et DERVAL, qui sont entrés pendant le monologue précédent
TROTEFORT, s’adressant à Malaga.
Monsieur, pourriez-vous me dire s’il n’est pas venu ici ce matin... un homme d’assez grande taille et habillé en noir ?...
DUFOUR.
En voilà encore !... Ma foi, profitons du moment.
Air : Comme il m’aimait ! (Monsieur Sans-Gêne.)
Boutonnons-nous ; (Bis.)
Pour un grand il faut que je passe.
Boutonnons-nous (Bis.)
Afin de cacher le dessous.
Ne disons rien, mais de l’audace ;
Prenons le maintien d’homme en place.
Boutonnons-nous. (Bis.)
Il boutonne son habit noir par-dessus son gilet blanc, et prend un chapeau noir qui est sur une table, à la place de son chapeau gris.
Monsieur... je sais ce que vous demandez... C’est moi-même...
TROTEFORT, à Derval.
Vous le voyez, c’est votre homme...
DERVAL, saluant.
Monsieur... Je désirerais...
DUFOUR.
Tout à l’heure... Permettez que j’expédie monsieur... Qu’est-ce que c’est ?...
TROTEFORT, d’un air gracieux.
C’est une signification du dernier jugement... vous savez... qui porte trois mois de prison...
DUFOUR.
Hein !... Qu’est-ce que c’est ?...
TROTEFORT, de même.
Vous aurez pour agréable... de vous rendre demain... si mieux vous n’aimez qu’on vous y contraigne... J’ai l’honneur de vous saluer.
Il sort.
DUFOUR.
Eh bien ! par exemple, qu’est-ce que cela signifie ?...
DERVAL, après l’avoir salué.
Monsieur... Je me nomme Derval...
DUFOUR.
Je ne dis pas le contraire.
DERVAL.
Vous savez alors ce que je viens vous demander...
DUFOUR.
Comment, est-ce que ce serait aussi ce... que je sais bien...
DERVAL.
Justement... Voici mon nom et mon adresse... Et demain matin à la porte Maillot... J’y serai avec mon épée et mes pistolets.
DUFOUR.
Je suis bien votre serviteur... Qu’est-ce qui lui prend donc ?... Vous irez tout seul, si ça peut vous faire plaisir !
DERVAL, lui parlant à l’oreille.
Alors...
DUFOUR.
Qu’est-ce que c’est, monsieur ? des menaces ! Apprenez que je ne souffrirai pas...
DERVAL, s’en allant.
J’ai l’honneur de vous saluer...
Il sort.
Scène XIV
DUFOUR, reprenant son chapeau gris et défaisant chaque boulon de son habit
Même air.
Déboulonnons, (Bis.)
Car je crains quelque malencontre ;
Puisqu’il a de telles façons,
À nous déguiser renonçons.
Je le vois, dans cette rencontre,
Il faut enfin que je me montre.
Déboutonnons ! (Bis.)
Eh bien ! par exemple... J’abdique et au plus vite... Quelle chienne de place ! Cet autre doucereux, avec ses Oui, monsieur... Non, monsieur... venir me proposer... Moi... je n’aime pas comme ça des conversations à bâtons rompus...
Scène XV
DUFOUR, L’HOMME NOIR
DUFOUR.
Ah ! vous voilà !... Vous faites bien d’arriver... Vous m’aviez chargé de tout recevoir pour vous... et j’en ai déjà assez.
L’HOMME NOIR, regardant la table.
Oui... je vois là...
DUFOUR.
Oh ! ce n’est rien... D’abord... une signification...
L’HOMME NOIR.
Je sais ce que c’est et j’y enverrai quelqu’un.
DUFOUR.
Comment, en prison ?...
L’HOMME NOIR.
Oui, voilà plusieurs personnes qui me sollicitent... Mais si la préférence vous était agréable...
DUFOUR.
Du tout... du tout...
L’HOMME NOIR.
Alors, j’ai mon portier qui est un père de famille ; je ne suis pas fâché de lui faire gagner ça.
DUFOUR.
Ma foi, si j’y comprends rien... Ensuite est venu... un monsieur qui m’a remis cette carte...
L’HOMME NOIR, à part.
J’y suis...
Haut.
Une méprise ! Mais c’est un galant homme, et nous nous entendrons.
DUFOUR.
Ensuite on est venu vous prévenir en secret que Sa Majesté allait partir pour Vincennes.
L’HOMME NOIR, courant à la table et écrivant.
Que ne le disiez-vous donc ?
DUFOUR, à part.
Ma foi, je ne sais plus qu’en penser.
Haut.
Il y a bien une autre affaire... Mais c’est que j’aurais de la peine à vous l’expliquer... Mademoiselle Paméla m’a promis de faire obtenir à mon fils... une place à la caisse de Poissy... si vous vouliez... Je ne sais comment vous dire...
L’HOMME NOIR.
Parlez toujours...
DUFOUR.
Je ne demanderais pas mieux... Mais... enfin, c’est, c’est... pour ce que vous savez bien...
L’HOMME NOIR, froidement.
Je comprends !
DUFOUR.
Vous comprenez ?... C’est bien heureux... parce que vous l’entendez... Elle vous entend... Et comme ça tout le monde s’entend... excepté moi !... Ah çà !... pendant que vous y êtes... je voudrais vous parler aussi pour un de mes amis dont mon fils va épouser la fille... Par exemple... c’est assez long à vous raconter... C’est un marchand confiseur qui voudrait...
L’HOMME NOIR.
Je comprends...
DUFOUR.
Ah ! vous comprenez encore ?...
L’HOMME NOIR.
Oui... et je m’en charge... si toutefois il le mérite...
DUFOUR.
Comment ! s’il le mérite ?...
Scène XVI
DUFOUR, L’HOMME NOIR, LADOUCEUR, portant une douzaine de boîtes
DUFOUR, à Ladouceur.
Eh ! venez donc, mon ami ! À ma recommandation, il se charge de votre fortune...
LADOUCEUR.
Serait-il vrai, moucher ?... Touchez là, le mariage est conclu...
Montrant ses boîtes.
C’est une commande que je vais porter... et je reviens...
DUFOUR.
Non... Il faut que je vous présente... Je suis fâché que vous ne soyez pas en habit à la française... Mais c’est égal ; on peut parler sans être en costume.
À l’Homme Noir.
Voilà mon protégé !
L’HOMME NOIR.
Ah ! ah ! ce sont là sans doute des échantillons...
LADOUCEUR.
Oui... oui... de première qualité.
L’HOMME NOIR.
Je n’en doute pas... Mais je consens, puisque vous le voulez, à en juger par moi-même... Mettez-les là...
LADOUCEUR, bas à Dufour.
Comment ?...
DUFOUR.
Eh bien !... vous l’avez entendu... Mettez ça là... C’est peut-être une formalité...
Scène XVII
DUFOUR, L’HOMME NOIR, LADOUCEUR, ERNEST
ERNEST.
Air du Château de mon oncle.
Ah ! que je vous doi
De reconnaissance !
Grâce à vous, je croi,
J’obtiendrai mon emploi.
À vos soins prudents
Je dois cette audience,
Et suis, je le sens,
Arrivé bien à temps.
Grâce à vos faveurs,
On joue aussi ma pièce,
Et j’ai pour preneurs
Maintenant les acteurs ;
Et depuis qu’à moi
Votre cœur s’intéresse,
Ils sont tous, ma foi,
Plus enchantés que moi.
Scène XVIII
DUFOUR, L’HOMME NOIR, LADOUCEUR, ERNEST, FLORIGNY, PAMÉLA
FLORIGNY et PAMÉLA.
Même air.
Ah ! que je vous doi
De reconnaissance !
Vous daignez, je croi,
Vous occuper de moi.
Je le dis tout bas,
Dans cette circonstance,
Monsieur n’aura pas
Affaire à des ingrats.
FLORIGNY, à Ernest.
L’ouvrage est bien fait,
Je vous le dis en face ;
Mon rôle me plaît,
Et j’y dois faire effet.
PAMÉLA.
Moi, je répondrais
De la scène de grâce.
L’HOMME NOIR.
Dans la salle, je vais
M’occuper du succès.
PAMÉLA.
Vous daignez venir...
L’HOMME NOIR.
Ailleurs on me réclame.
Pour vous applaudir,
Je quitte tout, madame.
PAMÉLA, enchantée.
Il s’est prononcé.
À Dufour.
Votre fils est placé.
DUFOUR, à Ladouceur.
Mon fils est placé. (Bis.)
Ensemble.
ERNEST, FLORIGNY et PAMÉLA.
Oh ! que je vous doi,
De reconnaissance !
Vous daignez, je croi,
Vous occuper de moi.
Je le dis tout bas,
Dans cette circonstance,
Monsieur n’aura pas
Affaire à des ingrats.
DUFOUR et LADOUCEUR.
Ah ! que je vous doi
De reconnaissance !
Grâce à vous, je croi,
Mon fils aura l’emploi.
Je puis concevoir
La plus douce espérance :
Je dois tout, ce soir,
À monsieur l’Homme Noir.
DUFOUR, à l’Homme Noir.
Je ne me permettrai plus qu’une seule question... Par grâce, qui êtes-vous donc... vous qui avez du crédit chez les ministres et qui faites trembler les acteurs ; vous, à qui l’on propose des duels et des livres dorés sur tranches... vous, qu’on veut mettre en prison, et à qui l’on envoie des terrines de Nérac ?
Scène XIX
DUFOUR, L’HOMME NOIR, LADOUCEUR, ERNEST, FLORIGNY, PAMÉLA, L’HOMME en redingote brune
L’HOMME en redingote brune.
Monsieur, on vous attend au bureau du journal.
L’HOMME NOIR.
C’est bon ; j’y vais.
ERNEST.
Quoi ! monsieur, vous seriez...
L’HOMME NOIR.
L’auteur de ce feuilleton qui vous paraissait si insipide, et qui vous paraîtra plus agréable demain, si, comme je n’en doute pas, votre pièce réussit !
LADOUCEUR.
Tout cela est bol et bon ; mais la fortune qu’on m’a promise...
L’HOMME NOIR, à Ladouceur.
Laissez venir le jour de l’an, et vous verrez si ceux que nous protégeons...
LADOUCEUR.
Je comprends.
À Dufour.
Notre marché tient toujours ?
DUFOUR.
Oui ; mais moi, ça me dérange, parce que n’ayant encore rien sollicité pour moi, je comptais vous demander une place d’intendant.
L’HOMME NOIR.
Ah ! je n’en ai pas encore besoin ; mais je puis vous offrir une place non moins lucrative et plus analogue à vos goûts et à vos habitudes ; une place qui vous attachera à notre journal ; en un mot, celle de grand flâneur.
DUFOUR.
Grand flâneur !... Qu’est-ce que c’est que ça, grand flâneur ?...
L’HOMME NOIR.
Air de la contredanse de La Pie voleuse.
C’est une place, mon cher,
D’une très grande Importance,
Un emploi de confiance
Qu’on exerce en plein air !
Il faut surtout des yeux fidèles,
Et retenir, sans trop d’erreurs,
Le nom des enseignes nouvelles
Et celui des nouveaux traiteurs.
Qu’il tombe une corniche,
Qu’il s’élève un palais,
Qu’il se perde un caniche,
Qu’il se tue un Anglais,
Vite un article, où l’esprit
Est toujours pour peu de chose ;
Dans la rue on le compose,
Sur la borne on l’écrit.
On peut encor trouver matière
À des aperçus très profonds
Sur la hauteur de la rivière
Ou sur la baisse de nos fonds.
Prenez aussi des notes
Sur tous nos merveilleux,
Sur la forme des bottes,
La coupe des cheveux ;
Enfin, vous courez exprès,
Dès qu’une pièce commence,
Prendre acte de sa naissance
Ou bien de son décès.
L’occasion vous est facile,
Vous pouvez débuter ce soir :
On dit qu’on donne au Vaudeville
La première de l’Homme Noir ;
Courez vite au parterre
Pour observer...
DUFOUR, tirant un calepin de sa poche, et s’avançant vers le parterre.
J’y vais.
Quel rapport faut-il faire ?
J’inscrirai vos arrêts ;
Pour commencer mon office
Sous un heureux auspice,
Tâchez que demain je puisse
Annoncer un succès.
TOUS.
Pour commencer son office
Sous un heureux auspice,
Tâchez que demain il puisse
Annoncer un succès.