Le Témoin (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Xavier-Boniface SAINTINE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 21 septembre 1820.
Personnages
M. DE VERMEUIL, général de division
VICTOR DE SÉRIGNY, son neveu
SAINT-FIRMIN, jeune militaire
ERNEST, jeune militaire
M. COURTOIS, jeune militaire
PICARD, valet de M. de Vermeuil
TOM, jockey de Victor
ADÈLE, nièce de M. de Vermeuil
À la porte Maillot.
Une auberge à gauche et une auberge à droite. Au fond, une grille, et dans le lointain le chemin de Neuilly.
Scène première
M. DE VERMEUIL, ADÈLE, PICARD
M. DE VERMEUIL, parlant à la cantonade.
Là, doucement ; tiens-le en main, et prends garde qu’il ne se cabre... ce garçon-là est bien le plus mauvais écuyer...
À Picard.
Ah ! te voilà. Picard ? y a-t-il longtemps que tu es arrivé ?
PICARD.
Voilà un quart d’heure, mon général, que moi et la calèche sommes à la porte Maillot, au rendez-vous que vous m’avez indiqué ; je vais faire avancer.
M. DE VERMEUIL.
Non, ce n’est pas la peine. Va nous attendre au bout de la grande avenue, nous irons encore jusque-là à cheval ; le temps est superbe, et d’ailleurs nous ne serons pas tachés de nous arrêter ici pour déjeuner ; n’est-ce pas, ma chère Adèle ?
Picard sort.
ADÈLE.
Comme vous voudrez, mon oncle.
M. DE VERMEUIL.
Il faut prendre des forces, surtout quand on a dix lieues à faire avant le dîner ; car je te mène à Vermeuil, chez ma sœur ; le voilà bien contente, n’est-ce pas ?
ADÈLE.
Comment ! mon oncle, nous ne retournerons pas dîner à Paris ? et Victor, mon cousin, qui doit venir à cinq heures !
M. DE VERMEUIL.
Ma foi, je n’en savais rien.
ADÈLE.
Mais moi je le savais.
Embarrassée.
Il m’avait donné à entendre que, comme il y avait longtemps qu’il ne vous avait vu...
M. DE VERMEUIL.
Oui, hier au soir.
ADÈLE.
N’importe, il ne saura que penser.
M. DE VERMEUIL.
Oh ! quand il ne te verra pas revenir ici aujourd’hui ni demain, ni de toute la semaine, il se doutera bien que tu es absente.
Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.
ADÈLE.
De moi que voulez-vous qu’il pense ?
M. DE VERMEUIL.
Il pensera ce qu’il voudra.
ADÈLE.
Que fera-t-il en mon absence ?
M. DE VERMEUIL.
Avec le temps tout s’oubliera.
ADÈLE.
Ainsi pour notre mariage
Tous nos projets seront déçus.
M. DE VERMEUIL.
Tu le verras quand il deviendra sage.
ADÈLE.
Ah ! c’est affreux ; je ne le verrai plus.
Mais comment pouvez-vous le réduire ainsi au désespoir, vous qui connaissez sa tête, sa vivacité ?
M. DE VERMEUIL.
Et voilà justement pourquoi je veux qu’il s’éloigne ; tu connais mes projets : je suis riche, je suis garçon, tout mon espoir est de vous unir un jour ; mais puis-je, dis-moi, confier le soin de ton bonheur à un fou, à un écervelé, qui sort du collège et qui mène déjà un train... Il crève tous mes chevaux... et c’est un luxe, une dépense... il jette son argent par les fenêtres...
ADÈLE.
Il est si généreux !
M. DE VERMEUIL.
Oui, à mes dépens, car c’est toujours moi qui paie ; mais qu’il signe encore une seule lettre de change...
ADÈLE.
Cela ne lui arrivera plus ; il est si bon, si doux !
M. DE VERMEUIL.
Oui, il ne passe pas une semaine sans se battre !... un jeune homme charmant, l’orgueil de sa famille, l’espoir de son pays, qui court exposer sa vie... qui, au moindre moi, est toujours l’épée à la main !
ADÈLE.
Le pauvre garçon en est assez souvent puni !... toujours blessé.
M. DE VERMEUIL.
C’est très heureux pour lui ; car, avec sa rage de duels, s’il était adroit, je ne le reverrais de ma vie. Au surplus, voici les conditions que je lui ai notifiées ce matin par écrit : dans quinze jours nous partons pour l’armée ; si d’ici là il y a un seul coup d’épée donné ou une amorce brûlée, plus de mariage !
ADÈLE.
Comment ! mon oncle.
À part.
Ah ! mou Dieu ! s’il connaissait la dispute d’hier au soir sous mon balcon...
Haut.
Mais enfin, vous qui parlez, ne dirait-on pas que vous n’avez jamais eu d’affaire d’honneur ! si j’ai bonne mémoire cependant...
M. DE VERMEUIL.
Il ne s’agit pas de cela, mademoiselle ; si j’ai fait des sottises dans ma jeunesse, ce n’est pas une raison pour autoriser celles de Victor ; d’ailleurs, depuis quinze ans que je suis honoré du grade de général, mes principes sont invariables : je me dispute avec tout le monde, et je ne me bats qu’avec l’ennemi.
Air du vaudeville du Piège.
Je soutiens qu’il n’est pas permis
De venger ses propres injures ;
Moi, j’ai vengé celles de mon pays,
Et je puis montrer mes blessures :
Au champ d’honneur j’ai su les acquérir,
Et celles-là, tu peux m’en croire,
On les reçoit avec plaisir,
Et l’on s’en souvient avec gloire.
ADÈLE.
Mais enfin, mon oncle...
M. DE VERMEUIL.
Ah ! corbleu ! finissons.
Air : Dans l’Olympe je m’installe.
Qu’à l’instant on m’accompagne.
Moi, je pense qu’aujourd’hui
Le meilleur plan de campagne
Est d’éviter l’ennemi.
ADÈLE.
Mais un seul moment...
M. DE VERMEUIL.
J’enrage !
Eh ! bon Dieu, que de façons !
On ferait plutôt, je gage,
Manœuvrer dix escadrons.
Ensemble.
M. DE VERMEUIL.
Qu’à l’instant on m’accompagne, etc.
ADÈLE, à part.
Il veut que je l’accompagne ;
Peut-on se conduire ainsi ?
M’emmener à la campagne
Quand mon cousin reste ici !
Ils entrent dans l’auberge à droite.
Scène II
COURTOIS, sortant de l’auberge à gauche
Adieu, messieurs, adieu, mes braves ; là, c’est ça, embrassez-vous encore ! Les voilà les meilleurs amis du monde ; il faut avouer que j’ai mené cela chaudement. Le café, le dessert, la liqueur ; plus je réfléchis, et plus je m’applaudis de l’état philanthropique que j’ai embrassé ! J’étais confondu dans la classe nombreuse des oisifs de la capitale : badaud ordinaire ; le matin, aux Tuileries ; le soir, au Palais-Royal ; j’ai passé quinze ans de ma vie à aller méthodiquement du café de la Rotonde à la terrasse du bord de l’eau. Que diable ! j’ai senti à la fin que cela ne pouvait me mener à rien, et j’ai donné à mes promenades quotidiennes et stériles un but d’utilité publique : je me suis établi en permanence à la porte Maillot, près le bois de Boulogne, et je puis dire que, depuis que j’exerce, il ne s’est pas donné un seul rendez-vous où je n’aie été pour quelque chose. Faut-il un témoin ? voilà, voilà : M. Courtois, rue de la Paix. Il est tant de gens qui brouillent les affaires ; moi, je les arrange, je ne me bats avec personne, mais je déjeune avec tout le monde.
Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)
Par moi de jeunes téméraires
Rentrent au sentier du devoir,
Et je conserve ainsi des pères
Aux enfants qu’ils doivent avoir.
Cette mutuelle assurance,
Certes, nous fait à tous gagner
Moi j’assure leur existence...
Pour qu’ils m’assurent à dîner.
Qu’est-ce que je demande ? des duels, des duels, et encore des duels ! il faut que tout le monde vive ! D’ailleurs, il est possible que d’un moment à l’autre je me retire des affaires ! que ma lettre de change soit seulement payée : dix mille francs ! excellente opération que j’ai faite là en déjeunant ! je l’ai eue pour moitié ; ils ont beau dire, c’est une bonne signature.
Il lit.
« Victor de Sérigny, »
Parlant.
un jeune homme, un mineur, il est vrai, mais le neveu du général de Vermeuil ; je connais cette famille-là de réputation. En attendant, il faudrait songer à mon dîner et à mon souper, et je ne vois pas qu’il en soit question, car tout ici est d’une tranquillité...
On entend du bruit.
Hein ! qu’est-ce que c’est ? n’est-ce pas un embarras de voitures ?
Scène III
COURTOIS, VICTOR
VICTOR, à la cantonade.
C’est bon, c’est bon : fais seulement ranger le cabriolet : cet imbécile de Tom va le mettre en travers. Personne encore.
COURTOIS, à part.
Ça ne m’a pas l’air d’un client.
VICTOR, regardant autour de lui.
Allons, je serai le premier au rendez-vous.
Vivement.
Est-on plus malheureux ! en rentrant chez moi, pour prendre mes armes, je trouve cette lettre de mon oncle. Au premier duel, plus de mariage ; et d’un autre côté, ce fat que j’ai provoqué hier au soir ! aussi pourquoi s’avise-t-il d’aller chanter sous les fenêtres de ma cousine ? il m’a donné son nom, je lui ai donné le mien, et c’est ici qu’est le rendez-vous ! M. de Saint-Firmin, capitaine... Saint-Firmin, je ne le connais pas, et l’obscurité m’a empêché de le distinguer. Si c’était ce monsieur que j’aperçois là !
COURTOIS, à part.
Comme il me regarde ! aurait-il besoin de ma médiation ? Je crois que je puis toujours saluer sans me compromettre.
Ils se rendent mutuellement le salut.
VICTOR, regardant Courtois.
Non, ce n’est pas cela, il est impossible que cette figure-là soit une mauvaise tête ; tournure pacifique.
Tirant sa montre.
Et je serai venu trop tôt ! Pourvu que mon oncle n’en sache rien. Si j’étais vainqueur, encore passe ; mais, selon ma louable habitude, si je suis blessé, comment le lui cacher ?... et je perdrai la main de ma cousine pour une étourderie, pour une inconséquence ; oh ! maudite tête ! je jure bien que dorénavant...
Scène IV
COURTOIS, VICTOR, TOM
TOM, à la cantonade.
Oui, vous êtes un brutal, et mon maître ne laissera pas insulter ses gens.
VICTOR.
Qu’y a-t-il donc ?
TOM.
Air : Tout le long, le long de la rivière.
C’est un monsieur fort impoli
Qui, menant mal son tilbury,
Vient d’accrocher votre voiture :
J’ dis : gare ! il m’ répond une injure,
Puis veut fouetter votre cheval ;
Mais, par bonheur pour le pauvre animal,
C’est un maladroit qui frapp’ vot’ monture
Tout le long, le long, le long d’ ma figure. (Bis.)
Il l’a attrapée depuis là jusque-là. Voyez comme il l’aurait abîmé !
COURTOIS, passant au milieu et s’interposant.
Un instant, un instant ! monsieur, n’y aurait-il pas moyen d’arranger cette affaire-là ?
VICTOR.
Que voulez-vous dire ?
COURTOIS.
Eh ! sans doute, on se fâche pour des riens ; je me charge de terminer cela à l’amiable.
VICTOR, vivement.
Comment, est-ce que vous croyez que je suis insulté ?
COURTOIS, d’un air de doute.
Eh ! eh !
VICTOR, s’échauffant.
Vous avez beau le cacher, je vois que c’est votre opinion.
COURTOIS.
Hum !
VICTOR, s’échauffant toujours.
Au fait, vous avez raison ; injurier mes gens, oser les frapper, c’est s’attaquer à moi ; et je le souffrirais ? Non, morbleu ! et nous allons voir...
COURTOIS.
Mais un instant, jeune homme, un instant ; que diable ! vous prenez feu...
VICTOR.
Oh ! non, monsieur, c’est inutile, je n’entends pas raison sur cet article-là ; on n’a qu’à laisser passer une offense comme celle-là, le dernier freluquet se croirait en droit... Au fait, ce coup de fouet, c’est moi qui l’ai reçu.
TOM.
Ça, c’est bien sur, car moi je n’y suis pour rien.
VICTOR.
Dis-moi, le reconnaîtrais-tu ?
TOM.
Parbleu ! ses traits sont gravés là ! il vient d’entrer aux Jeux Chevaleresques.
VICTOR.
Eh bien ! dis-lui...
Se fouillant.
Non, j’ai là une carte ; tiens ! donne-lui mon nom, et dis-lui que je l’attends ici même le plus tôt possible, et que je lui apprendrai à maltraiter mes gens.
TOM.
Oui, monsieur, j’y vais.
À part.
V’là un maître, au moins...
VICTOR.
Ah ! mon Dieu, et à cinq heures ma cousine qui m’attend !... Écoute : sur-le-champ tu retourneras à Paris, à l’hôtel de mon oncle ; tâche de parler à ma cousine, et dis-lui qu’une affaire indispensable m’empêche aujourd’hui de dîner avec elle ; car j’allais oublier ce dîner-là...
Air : Vivent les Gascons, mes amis. (Les Gascons.)
Dons ce lieu, moi, je vais rester ;
Corbleu ! l’aventure est unique.
Le pauvre Tom, le maltraiter,
N’est-ce pas aussi m’insulter ?
TOM.
J’aim’ les gens d’humeur pacifique ;
Si c’ maladroit, si ce brutal,
Frapp’ toujours ainsi sur son ch’val,
J’ plains joliment son domestique.
Ensemble.
VICTOR.
Dans ce lieu, moi, je vais rester, etc.
TOM.
Dans ce lieu, etc.
Tom sort.
Scène V
COURTOIS, VICTOR
VICTOR, avec une colère concentrée.
Ah ! ils s’entendent tous pour m’attaquer, m’insulter ; morbleu ! je suis d’une humeur... et le monsieur au tilbury s’en ressentira.
COURTOIS.
Comment, monsieur ! vous persistez dans votre dessein ? et vous croyez que je souffrirai...
VICTOR.
Il le faudra bien.
COURTOIS.
Non, jeune homme ! non ! Il est de mon devoir et de mon état de m’y opposer ; risquer ainsi ses jours sans aucune précaution !... vous n’avez pas seulement de témoin.
VICTOR.
Il est vrai, mais qu’importe ?
COURTOIS.
Je vous en servirai plutôt.
VICTOR.
Monsieur !
COURTOIS.
Oh ! il faut que tout se passe dans les règles, et ce serait le premier duel !...
VICTOR.
Un duel, dites-vous ?
À part.
Et l’autre, et la lettre de mon oncle !
Air du vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.
Cette aventure me désole,
Moi qui de tout temps fus jaloux
D’être fidèle à ma parole,
Et surtout à mes rendez-vous.
Ah ! de ce jour je crains l’issue ;
De moi, grand Dieu ! que dira-t-on ?
Je vais, si le premier me tue,
Manquer de parole au second.
Et Adèle, et ma jolie cousine, que va-t-elle penser ?
À Courtois.
Monsieur, vous m’avez l’air d’un galant homme, vous m’avez offert vos services : daignez m’en rendre un bien grand.
COURTOIS.
Mais, je vous l’ai déjà dit, je me charge de votre affaire.
VICTOR.
Eh ! non, monsieur, ce n’est pas cela ! voyez-vous, la journée s’annonce mal, je ne suis pas en veine aujourd’hui ; et l’on ne sait pas ce qui peut arriver ; en cas d’accident, oserais-je vous prier de remettre à son adresse la lettre que je vais écrire ?
COURTOIS.
Eh ! mon Dieu, monsieur, avec plaisir. Adieu, mon jeune ami ; allez écrire votre lettre.
Victor entre dans l’auberge à gauche.
Scène VI
COURTOIS, seul
Est-il étonnant ! il croit que cela ira là ; on voit bien qu’il ne connaît pas mes talents conciliateurs. Bonne occasion que j’ai trouvée là ; ça m’a l’air d’un jeune homme comme il faut, et il fera bien les choses. Parbleu ! si j’ai de bons yeux, je crois que voilà notre adverse partie. Diable ! bonne tournure, tenue d’officier.
Scène VII
COURTOIS, SAINT-FIRMIN
SAINT-FIRMIN.
C’est bien ici notre rendez-vous, et il me tarde de faire connaissance avec ce M. Victor, et de savoir s’il sera ce matin aussi impertinent qu’hier au soir. Empêcher les gens de chanter en plein air, par exemple !
COURTOIS, saluant.
Monsieur, d’après le motif qui vous amène, et que j’ai pénétré, ma démarche ne doit point vous étonner.
SAINT-FIRMIN.
Comment, monsieur, vous sauriez...
COURTOIS.
Oui, jeune homme, je sais tout ; il n’y a ici que nous deux, et nous pouvons parler à cœur ouvert. Que diable ! entre braves gens, on peut s’entendre ; voyons, n’y aurait-il pas moyen d’arranger cette affaire-là ?
SAINT-FIRMIN.
J’entends : monsieur est le parent, peut-être même le père ?
COURTOIS.
Du tout, je suis là-dedans tout à fait désintéressé, je suis pour vous autant que pour lui ; mais moi, qui ai connaissance de l’affaire, je ne dois pas souffrir que pour une bagatelle...
SAINT-FIRMIN.
Une bagatelle ! savez-vous que j’ai été insulté ?
COURTOIS.
Insulté ! jusqu’à un certain point, car il me semble que c’est vous qui au contraire...
SAINT-FIRMIN.
Du tout, monsieur, c’est lui ! je le soutiens...
COURTOIS.
Ah ! c’est lui. Eh bien ! d’accord ; c’est pour cela même qu’il serait plus généreux à vous de faire les premiers pas.
SAINT-FIRMIN.
Jamais !
COURTOIS.
Jamais... eh bien ! soit ; mais si chacun faisait la moitié du chemin ?
SAINT-FIRMIN.
Non...
COURTOIS.
Non... eh bien ! à la bonne heure ; mais enfin, s’il vous faisait faire des excuses ?
SAINT-FIRMIN.
Des excuses !...
COURTOIS.
Oui, par son domestique.
SAINT-FIRMIN.
Par son domestique ! et pourquoi pas lui-même ?
COURTOIS.
Que diable aussi, il faut être raisonnable ; il a peut-être eu tort de vous provoquer ; mais il ne peut pas vous demander pardon de ce que vous avez donné un coup de fouet à son jockey.
SAINT-FIRMIN.
Qu’est-ce que vous me parlez de coup de fouet ? il n’y a pas un mot de tout cela. Je passe hier soir dans une rue de Paris ; je venais de souper en ville ; j’entends le son d’une harpe, et l’on exécute d’une manière délicieuse une romance dont je connais les paroles. Ma foi, je ne résiste pas à la tentation de chanter avec accompagnement ; j’entonne le premier couplet, lorsqu’un monsieur paraît à la fenêtre, m’ordonne de cesser ; je chante plus fort, il m’insulte ; je lui réponds, rendez-vous pour aujourd’hui, et me voilà...
COURTOIS.
Ah çà, mais c’est une autre affaire.
SAINT-FIRMIN.
Eh ! sans doute.
COURTOIS.
Ça n’empêche pas, j’en suis toujours pour ce que j’ai dit ; n’y aurait-il pas moyen ?... car enfin, en fait de musique, il ne s’agit que de s’entendre ; moi, là-dedans, mon opinion n’est pas suspecte : je n’ai jamais aimé la musique, et je ne sais pas une note : ainsi ce n’est que le désir de vous être utile, et de servir la cause de l’humanité, dont je me déclare le champion.
SAINT-FIRMIN.
Parbleu ! voilà un original.
COURTOIS.
Où est votre témoin ?
SAINT-FIRMIN.
J’ai fait prévenir un de mes amis, qui sans doute n’était pas chez lui, car je ne le vois pas ; mais ça m’est égal ; moi, je suis toujours sûr de mon coup, ainsi...
COURTOIS.
Non pas, non pas, mon cher, cela ne peut pas se passer ainsi ; je ne suis pas homme à vous laisser dans l’embarras, et je vous offre mes services.
SAINT-FIRMIN.
Je ne sais comment vous remercier ; mais j’espère...
Air du vaudeville de Comment faire.
Nous aurons bientôt triomphé ;
Mais avant cette heureuse chance,
Entrons, nous pourrons au café
Faire plus ample connaissance.
Au billard peut-on vous mener ?
COURTOIS.
J’ai le jeu sûr et la main prompte.
SAINT-FIRMIN.
Le petit verre...
COURTOIS.
Avant dîner.
Allons, c’est toujours un à-compte.
COURTOIS et SAINT-FIRMIN.
Nous aurons bientôt triomphé, etc.
Il entre avec Saint-Firmin dans l’auberge à droite ; au même moment Ernest arrive par le fond.
Scène VIII
ERNEST, tenant à la main une carte
Il faut convenir que l’aventure est impayable.
Lisant.
« Victor de Sérigny. » Ce monsieur m’envoie sa carte ; mais c’est très malhonnête ! en pareil cas on fait ses visites soi-même, et je me propose de lui donner une leçon de politesse. Malgré ça,
S’avançant avec confiance.
il n’y a ici personne, je peux convenir que j’ai tort ; mais je n’ai pas pu m’empêcher de couper la figure à son domestique ; c’est une idée que j’ai eue.
COURTOIS, paraissant au balcon extérieur et s’asseyant à une table ronde sur laquelle on met deux petits verres. Au garçon.
Remplissez les deux ; mon jeune ami est dans la salle du billard, où il s’est mis de la poule ; mais c’est lui qui paie.
Buvant.
Pas mauvais ; j’ai choisi l’absinthe, parce que c’est digestif.
Apercevant Ernest.
Serait-ce un troisième ?
ERNEST, regardant autour de lui.
Je ne vois pas mon partenaire, et en conscience il devrait être ici pour me recevoir. Moi, j’étais là aux Jeux Chevaleresques, avec deux femmes charmantes que je mène dîner à ma petite maison de l’allée des Veuves.
Air du vaudeville de Partie carrée.
Oui, j’en conviens, ce cartel téméraire
M’eût enchanté dans tout autre moment,
Car on m’oublie, et j’ai beau faire,
C’est tout au plus si l’on me croit vivant.
J’aime l’éclat, partout je fais des dettes,
Eh bien ! l’on n’en est pas instruit !
Mais parlez-moi des affaires secrètes,
Au moins ça fait du bruit !
Encore faut-il qu’il y ait du monde ; et personne ici, pas seulement de témoin...
COURTOIS, qui a entendu les derniers mots, avale son deuxième verre et crie du haut du balcon.
Voilà, voilà, monsieur, je suis à vous ; c’est qu’il y a une dispute à la poule : c’est l’affaire de deux minutes.
Scène IX
ERNEST, M. DE VERMEUIL
ERNEST.
Hein ! qui est-ce qui a parlé ? Ma foi, je ne vois personne ; et c’est jouer de malheur, à. la porte Maillot.
M. DE VERMEUIL, sortant de l’auberge à droite, et parlant à son domestique.
C’est bon ; le reste pour le garçon ; dis à ma nièce qu’elle m’attende un instant.
ERNEST, le regardant.
Un militaire décoré, voilà l’homme qu’il me faut.
À M. de Vermeuil qu’il salue.
Pardon, monsieur, si je vous dérange de vos affaires pour vous présenter une pétition qui va peut-être vous paraître inconvenante.
M. DE VERMEUIL.
Comment donc, monsieur ! si je puis vous être utile...
ERNEST.
Oh ! c’est un rien, une misère, une affaire d’honneur qui vient de m’arriver par occasion ; j’ai besoin d’un second ; je suis officier, au surplus, pas en activité, il est vrai ; mais j’ai des droits, et si monsieur voulait me servir de témoin, à charge de revanche...
M. DE VERMEUIL, à part et en colère.
Morbleu !
Haut.
C’est à moi que vous vous adressez ? Apprenez que je me croirais aussi coupable que vous, si j’assistais à un pareil combat ; oui, corbleu ! si j’étais votre parent ou votre ami, vous ne vous battriez pas, ou ce serait avec moi ! Je n’aime pas les duels, moi, monsieur.
ERNEST.
Parbleu ! ni moi non plus, et en fait de duel...
Air : Cet arbre apporté de Provence. (Les Deux Panthéons.)
Je ne veux que le strict nécessaire :
J’aime mieux consacrer mes instants
À réduire une beauté sévère.
Mais un fat m’insulte, et je l’attends ;
Oui, souvent ces réduits solitaires
Ont pu me voir m’égarer un peu loin ;
Mais c’était pour certaines affaires
Où l’on n’a pas besoin de témoin.
Cependant il est de ces invitations qu’on ne peut pas refuser : un monsieur fort aimable que je ne connais pas, et qui m’envoie son nom...
M. DE VERMEUIL.
Comment ! qui vous envoie...
ERNEST.
Ah ! mon Dieu, oui, tout se perfectionne ; autrefois on faisait ses défis soi-même ; à présent on envoie sa carte ; voyez plutôt :
Lui donnant la carte.
« Victor de Sérigny, rue des Saints-Pères. »
M. DE VERMEUIL, à part.
Victor ; c’est bien lui ! Voilà donc le cas qu’il fait de mes avis !
À Ernest.
Vous avez raison, monsieur, c’est un jeune homme à qui il faut donner une leçon : vous dites que c’est ici le rendez-vous ?
ERNEST.
Eh ! mon Dieu, oui ! d’ici à une demi-heure.
M. DE VERMEUIL, à haute voix.
Vous pouvez compter sur moi, monsieur, je serai votre témoin.
Scène X
ERNEST, M. DE VERMEUIL, COURTOIS, qui a entendu les derniers mots
COURTOIS, à part.
Son témoin ?... là, ce que c’est que d’arriver trop tard ! une affaire que l’on m’a soufflée...
M. DE VERMEUIL, à Ernest.
Mais encore, comment cela est-il arrivé ?
ERNEST.
Que sais-je ? moi ; embarras de voitures ; je suis extrêmement vif, mon cheval l’est aussi, et tout à l’heure, à la porte Maillot, un cabriolet...
COURTOIS, à part.
Eh ! mon Dieu ! c’est notre homme au tilbury.
S’avançant et se mêlant de la conversation.
Messieurs, je connais l’affaire ; j’y suis même pour quelque chose...
M. DE VERMEUIL, le regardant attentivement.
Que voulez-vous dire ?
COURTOIS.
C’est moi qui suis le témoin du cabriolet.
M. DE VERMEUIL, à part.
Comment ! c’est là un des camarades de mon neveu ? il choisit drôlement ses seconds.
COURTOIS, saluant M. de Vermeuil.
Je vois que monsieur est celui du tilbury, et entre confrères...
ERNEST, vivement.
Je vais à deux pas ; ma petite maison de l’allée des Veuves, où je prendrai mes armes ; je vous retrouverai ici...
COURTOIS.
C’est bon ! c’est bon ! faites comme vous voudrez, vous pouvez être tranquille ; monsieur est votre témoin, je suis celui de l’adversaire, cela nous regarde maintenant ; ce n’est plus votre affaire, c’est la nôtre.
ERNEST.
Oh ! ne craignez rien pour moi, je suis sûr de mon coup.
Il sort.
Scène XI
COURTOIS, M. DE VERMEUIL
COURTOIS, à part.
Sûr de mon coup ! c’est comme celui de tout à l’heure ; c’est drôle, ils sont tous sûrs de leurs coups, tous ! heureusement que nous sommes là, ce qui est encore plus sûr !
À M. de Vermeuil.
Dites-moi, maintenant que nous sommes seuls, n’y aurait-il pas moyen d’arranger...
M. DE VERMEUIL.
Que voulez-vous dire ?
COURTOIS, avec sentiment.
Eh ! sans doute : est-ce que vous auriez le cœur de laisser ces deux jeunes gens... songez donc à notre... à nos devoirs : enfin, je suis témoin ; vous l’êtes aussi...
M. DE VERMEUIL.
Eh bien ?
COURTOIS.
Eh bien ! je vous déclare que nous sommes indignes d’en exercer les honorables fonctions, si, dans une demi-heure, nous n’avons pas forcé ces jeunes gens à s’embrasser et à déjeuner ensemble.
M. DE VERMEUIL.
Monsieur...
COURTOIS, à part.
Il y mord.
M. DE VERMEUIL, à part.
Je m’étais trompé, c’est un brave homme.
Haut.
Je m’associe à votre projet, pourvu toutefois que tout se passe dans les règles.
COURTOIS.
Parbleu ! c’est bien mon intention : voyons un peu ! qu’est-ce que nous pourrions exiger d’eux ?
M. DE VERMEUIL.
Mais, qu’ils se conduisent en gens d’honneur.
COURTOIS.
Sans doute ; qu’ils fassent bien les choses : dîner à dix francs par tête, le café, la liqueur...
M. DE VERMEUIL.
Plaît-il ? vous parlez...
COURTOIS.
Du dîner. Il paraît que monsieur ignore les usages : je vais vous dire comment cela se passe.
Air de La Galopade.
Par état et par goût,
Je sais tout,
J’entends tout ;
Sentinelle
Toujours fidèle,
Si je vois
Deux grivois
S’enfoncer dans le bois,
Je les suis soudain en tapinois.
Mais souvent, par hasard,
J’arrive, hélas ! trop tard,
Et de loin je les voi
Aller dîner sans moi.
Chut ! j’entends près de là :
Une, deux, ah ! ah ! ah !
J’y cours vite,
L’âme interdite ;
Deux amants furieux
S’égorgent pour les yeux
D’une Agnès qui les trompe tous deux.
Souvent c’est un époux
Qui, dans un rendez-vous,
A vu certain malheur
Obscurcir son honneur ;
Allons, dis-je au mari.
Soyez donc plus poli ;
Cette affaire
Est une misère ;
Pour si peu,
Prendre feu,
Et se mettre au cercueil !
Ah ! grands dieux ! que de femmes en deuil !
Si l’un d’eux se mutine,
Je lui parle à l’instant
De sa sœur, sa cousine,
Sa mère, son enfant ;
Je l’attendris sur l’heure.
Par mes talents heureux ;
Car je pleure
Quand je veux.
Enfin,
Si le destin
Fait qu’il soit orphelin,
Et qu’il n’ait ni père
Ni mère,
À mes fiers combattants,
Par des signes frappants,
Je prouve qu’ils sont tous deux parents.
Avec un peu d’aplomb,
Je ferais le Lapon
Et le Chinois... cousins,
Même issus de germains :
Je tonne, je séduis,
J’entraîne, j’éblouis.
Ô puissance
De l’éloquence !
Un traiteur,
Par bonheur,
Est tout près,
Et la paix
Chez lui va se signer à leurs frais.
Garçon, cinq couverts !
Vous êtes tous les deux...
Des huîtres !
Des rivaux généreux...
Deux lapins !
Et ces exploits nouveaux...
Du Champagne...
Font de vous deux héros...
À la glace. Du rhum, du rhum pour le coup du milieu.
Tôt, tôt, tôt,
Servez chaud,
Tin, tin, tin,
Verre en main
Tout s’oublie,
Et se pacifie,
Par un poulet truffé ;
L’accord est réchauffé,
Et l’on s’embrasse enfin au café.
M. DE VERMEUIL.
De sorte que vous n’avez pas d’autre état ?
COURTOIS.
Non, monsieur ; je m’y suis voué tout entier, quels qu’en soient les inconvénients, les dangers.
M. DE VERMEUIL.
Ah ! il y a des dangers ?
COURTOIS.
Parbleu ! et le chapitre des indigestions ; aujourd’hui, par exemple, je m’y attends bien.
M. DE VERMEUIL.
Comment ! ce n’est pas seulement avec Victor que vous êtes engagé ?
COURTOIS.
Victor, dites-vous ? je ne le connais pas.
M. DE VERMEUIL.
Comment ! vous ne le connaissez pas ? et c’est celui dont vous êtes le témoin ; Victor de Sérigny.
COURTOIS, avec terreur.
Victor de Sérigny... attendez donc...
À part.
Sérigny, justement... c’est l’homme de ma lettre de change.
Vivement à M. de Vermeuil.
Un jeune homme... un mineur, qui a des dettes, et un oncle estimable.
M. DE VERMEUIL.
Oui, des dettes ; il fera bien de vivre pour les acquitter, car son oncle ne paiera jamais rien.
COURTOIS, à part.
Ah ! mon Dieu ! et mon placement.
Haut.
Monsieur, il ne faut pas que ce jeune homme-là se batte, nous ne devons pas le souffrir, c’est servir la cause de l’humanité, c’est défendre les principes, c’est... ah ! mon Dieu ! je l’entends... Je vous en prie, aidez-moi à le persuader, à le désarmer ; vous m’avez promis votre appui.
M. DE VERMEUIL, froidement.
Non, non, ca n’est pas dans ce moment qu’il faut qu’il me voie ; plus tard je serai à lui, et à vous, monsieur.
Il salue, et rentre dans l’auberge à droite.
Scène XII
COURTOIS, puis VICTOR
COURTOIS.
Quel cœur sec et barbare, et qu’il était peu digne des fonctions honorables et conservatrices auxquelles il est appelé ! mon éloquence ! ne m’abandonne pas ; le voilà, heureusement il a déjà l’air plus calme.
VICTOR, tranquillement.
Je viens, monsieur, vous rappeler votre promesse.
COURTOIS, tremblant.
Comment, jeune homme, vous persistez toujours ?
VICTOR.
Oh ! non, monsieur, je viens de faire des réflexions bien salutaires : j’ai juré que ce serait aujourd’hui la dernière fois de ma vie que je me battrais ; ainsi il faut en finir.
COURTOIS.
Et si cela finit mal pour nous, monsieur ?
À part.
S’il savait que son adversaire est sur de son coup !
VICTOR.
Alors vous porterez cette lettre à ma cousine.
COURTOIS.
Ah ! vous avez une cousine ?
VICTOR.
Vous verrez comme elle est jolie.
COURTOIS.
Elle est jolie ! et vous vous battez, jeune insensé !
VICTOR.
Vous lui remettrez cette lettre ; vous lui direz que, jusqu’au dernier Soupir, Victor de Sérigny...
COURTOIS, à part.
C’est bien lui, plus de doute, il y a identité !
Haut, le regardant douloureusement.
Victor de Sérigny !
VICTOR.
Eh bien ! oui ; qu’y a-t-il d’étonnant ?
COURTOIS.
Ce qu’il y a d’étonnant ! Apprenez, monsieur, que quand on s’appelle ainsi, on ne se bat pas...
VICTOR.
Comment ?
COURTOIS.
L’espoir sans doute d’une noble maison... songez donc à la douleur de vos amis.
VICTOR.
Ils se consoleront.
COURTOIS.
De votre famille !
VICTOR.
Que vous importe ?
COURTOIS.
Et, s’il faut encore des considérations plus sérieuses, il est impossible que vous n’ayez pas quelques créanciers, vous devez en avoir.
VICTOR, avec dépit.
Certainement j’en ai, et vous m’y faites penser ; parbleu ! je serais enchanté de leur jouer ce tour-là.
COURTOIS, à part.
Déclarons-nous ! peut-être que l’humanité, la sensibilité...
VICTOR.
Je ne dois qu’à des juifs, des usuriers, des fripons ; j’en voudrais voir un seul devant moi, pour me donner le plaisir de l’étrangler moi-même, avant de mourir.
COURTOIS, à part.
Dissimulons.
Haut.
Je vous demanderai seulement si vous... si vous êtes aussi sûr de votre coup ?
VICTOR.
Moi ! je suis la maladresse même, et je ne sais seulement pas quelles armes choisiront mes adversaires : celui d’hier au soir, je crois que c’est l’épée ; mais l’autre, j’ignore...
COURTOIS.
Celui d’hier soir... est-ce que vous en auriez deux, par hasard ?
VICTOR.
Eh ! voilà une heure que je vous le dis ! un impertinent qui s’est avisé de chanter sous les fenêtres de ma cousine !
COURTOIS, à part.
Ah ! mon Dieu ! c’est mon homme aux petits verres ; encore un qui est sûr de son coup !
À Victor.
C’est fait de nous, monsieur, nous sommes morts.
VICTOR.
Comment, nous sommes morts ?
COURTOIS, à part.
Et moi qui suis aussi son témoin ! je vous le demande, comment vais-je me tirer de là ?...
Scène XIII
COURTOIS, VICTOR, TOM
TOM, arrivant tout essoufflé.
Ah ! monsieur, si je n’ai pas crevé un cheval, peu s’en faut ; vingt-cinq minutes pour aller d’ici à l’hôtel et pour en revenir.
VICTOR.
Eh bien ! as-tu vu ma cousine ? lui as-tu parlé ? est-elle inquiète de mon absence ?... Mais réponds donc, bourreau !
TOM, soupirant.
Votre cousine, monsieur !... armez-vous de courage !
VICTOR.
Comment ?
COURTOIS.
Encore un événement !
TOM.
Tout l’hôtel est sens dessus dessous ; on ne sait ce que mademoiselle est devenue !
VICTOR, troublé.
Elle n’était pas chez mon oncle ?
TOM.
Non, monsieur... disparue depuis sept heures du matin ; et il faut que ce soit quelque chose de bien terrible, car j’ai interrogé toute la maison : impossible d’en tirer un seul mot !
VICTOR.
Et la femme de chambre n’a pu t’instruire ?...
TOM.
Si fait, monsieur... des demi-mots... Enfin...
VICTOR.
Enfin ?...
TOM.
Enfin, monsieur, je croirais que mademoiselle est enlevée.
VICTOR.
Enlevée ! ma cousine ! Et mon oncle ?...
TOM.
Parti aussi depuis quelques heures, pour l’avenue de Neuilly.
VICTOR.
Il sera à sa poursuite. Je le trouverai, je le tuerai !
COURTOIS.
Et qui ?
VICTOR.
Le ravisseur, quel qu’il soit...
COURTOIS.
Et de trois !... Ah çà ! tâchez donc de connaître une seule des personnes avec qui vous vous battez !
VICTOR.
L’avenue de Neuilly ! Et mais ! c’est de ce côté.
À Courtois.
Et vous qui ne quittez pas cette place, vous n’avez rien vu ?
COURTOIS, à part.
Ah ! quelle idée !
Haut.
Si fait, pardonnez-moi, je crois me rappeler...
À part.
Et nos deux adversaires qui vont arriver ! il n’y a que ce moyen.
VICTOR, avec impatience.
Et vous ne me le dites pas !... Mais parlez donc, je vous en conjure !
COURTOIS, cherchant.
Attendez, attendez ! que je me remette sur la voie ; nous disons que c’est votre cousine, la nièce de M. votre oncle, une jeune personne fort agréable...
VICTOR.
Charmante !
COURTOIS.
C’est cela ; une mise élégante ; elle avait l’air bien affligé...
VICTOR.
Mais vous l’avez donc vue, encore une fois ?
COURTOIS.
Certainement, avec un jeune officier, dans une calèche.
À part.
Il n’y a que ce moyen-là de le faire partir.
VICTOR.
Avec un officier ! Vite, Tom, à cheval !
TOM.
Voilà, monsieur.
VICTOR, agité.
Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne. (Caroline.)
Courons sur les pas du perfide
Qui veut détruire mon bonheur.
Bientôt, dans ma course rapide,
J’aurai puni le ravisseur. (Bis.)
Si je perds celle qui m’est chère,
Si mon espoir doit me tromper,
Je sais ce qui me reste à faire...
Portant la main sur les pistolets que Tom tient.
COURTOIS.
Allons, je ne puis l’échapper !
Ensemble.
VICTOR.
Courons sur les pas du perfide, etc.
COURTOIS.
Courez sur les pas du perfide, etc.
Victor sort avec Tom.
Scène XIV
COURTOIS, seul
Qu’est-ce qu’il dit donc ? je sais ce qui me reste à faire ! c’est qu’il en est capable.
Il regarde du côté par où il est sorti.
Ah ! mon Dieu ! il franchit les fossés ; il va se casser le cou à présent : ce garçon-là me fait des révolutions !...
Revenant.
Ah ! que d’événements ! moi qui désirais des affaires ! en voilà-t-il assez, qui se compliquent, qui se croisent ! Dans un autre moment j’y aurais vu une perspective superbe, des suites succulentes ; mais dans l’agitation où je suis, je vous demande si ça peut me profiter ! Me voilà toujours maître du champ de bataille ; mais s’il revient, ils renoueront l’affaire ; s’il y avait moyen de l’arranger une bonne fois pour toutes...
Scène XV
COURTOIS, SAINT-FIRMIN, d’un côté, son épée sous le bras, ERNEST, de l’autre côté, tenant aussi son épée
SAINT-FIRMIN, à Courtois.
Eh bien ! mon cher témoin, ce M. Victor se fait bien attendre.
Apercevant Ernest.
Eh, mais ! c’est peut-être lui.
COURTOIS, cherchant.
C’est possible, attendez, je vais le savoir.
Il s’approche d’Ernest qu’il salue.
ERNEST.
Ah çà ! mon cher, c’est une horreur ! votre M. Victor se moque donc de moi ?
COURTOIS, bas.
Monsieur, vous l’accusez à tort...
ERNEST, à lui-même, regardant Saint-Firmin.
Ah ! c’est donc lui ?
COURTOIS, hésitant.
Mais...
SAINT-FIRMIN.
Eh bien ?
COURTOIS.
C’est lui.
À part.
Oh ! ma lettre de change !
Ernest et Saint-Firmin se saluent.
COURTOIS, se plaçant entre eux.
À moi maintenant... Ah çà ! mes bons amis, nous voilà en présence, expliquons-nous : est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’arranger cette affaire-là ?
ERNEST.
Qu’est-ce que c’est ? arranger...
SAINT-FIRMIN, tirant l’épée.
Voilà, je pense, la meilleure manière...
COURTOIS, à part.
Ah ! mon Dieu ! quelles têtes !
Saint-Firmin et Ernest s’approchent, Courtois se précipite entre eux.
Arrêtez, arrêtez ! au nom de l’humanité, écoutez-moi.
Courtois les prend sous le bras avec vivacité ; Victor paraît dans le fond, couvert de poussière et suivi de Picard.
Scène XVI
COURTOIS, SAINT-FIRMIN, ERNEST, VICTOR, PICARD
VICTOR, à Picard.
Ma foi, mon cher Picard, je t’ai rencontré bien à propos ; tu es sûr que ma cousine est là ? conduis-moi vite...
SAINT-FIRMIN et ERNEST, repoussant Courtois.
Tous vos discours sont inutiles.
COURTOIS.
Mais, imprudents que vous êtes, vous n’avez seulement pas de second témoin.
VICTOR, prêt à entrer dans l’auberge.
Hein ! que vois-je ? deux jeunes gens l’épée à la main, et mon homme... Ah çà ! il est donc fourré dans toutes les querelles ?
S’avançant.
Pardon, messieurs.
Picard entre dans l’auberge à droite.
COURTOIS, voyant Victor.
Ouf ! à l’autre maintenant ; c’est le diable qui le ramène.
VICTOR, à Saint-Firmin et à Ernest.
Il vous manque un témoin, messieurs, et je n’ai jamais laissé deux braves dans l’embarras.
COURTOIS.
Ah ! l’enragé ! quand je sue sang et eau pour le tirer d’affaire.
SAINT-FIRMIN, à Victor.
Mille grâces, monsieur ; mais je m’en rapporte à la bonne foi de M. Victor.
Montrant Ernest.
ERNEST, à Saint-Firmin.
M. Victor ! mais c’est vous.
SAINT-FIRMIN.
Non, parbleu ! c’est vous-même.
VICTOR.
Victor ! un moment, messieurs ; c’est moi !
SAINT-FIRMIN.
Vous ?
COURTOIS, à part.
Aïe, aïe, gare les explications !
VICTOR.
Qui donc a pu causer cette étrange méprise ?
SAINT-FIRMIN, montrant Courtois.
C’est monsieur.
ERNEST.
C’est lui.
VICTOR, furieux, prenant une épée, à Courtois.
Il m’en rendra raison.
ERNEST, VICTOR et SAINT-FIRMIN.
En garde ! (Bis.)
Craignez notre juste courroux.
En garde ! (Bis.)
Défendez-vous.
COURTOIS.
Qui ? moi, me battre ! je n’ai garde ;
Pour qu’avec vous je me hasarde,
Il me faut un témoin aussi.
À part.
Et je suis bien loin, Dieu merci !
De m’en servir ici.
ERNEST, VICTOR et SAINT-FIRMIN.
En garde ! etc.
Les trois épées sont dirigées contre Courtois, qui se retire très effrayé.
COURTOIS, troublé.
Messieurs, n’y aurait-il pas moyen d’arranger...
Scène XVII
COURTOIS, SAINT-FIRMIN, ERNEST, VICTOR, M. DE VERMEUIL, ADÈLE, PICARD
M. de Vermeuil paraît au bruit que fait Courtois ; il donne la main à Adèle : ils s’arrêtent en voyant Victor, qui ne les aperçoit pas.
VICTOR.
Non, non.
Laissant tomber son épée.
Ciel ! mon Oncle !
SAINT-FIRMIN.
Mon ancien général !
M. DE VERMEUIL.
Fort bien, monsieur ! trois duels à la fois.
ADÈLE.
Ah ! Victor, est-ce là ce que vous m’aviez promis ?
VICTOR.
Et ma cousine aussi ; je suis perdu !
COURTOIS, à part.
C’est mon bon ange qui les envoie.
VICTOR, embarrassé.
Mon cher oncle, je vous jure que c’est bien malgré moi... une fatalité...
ERNEST, à M. de Vermeuil.
J’ignorais, monsieur, que vous fussiez l’oncle ; je n’aurais pas pris la liberté de m’adresser à vous pour me servir de second.
M. DE VERMEUIL.
Pourquoi donc, monsieur ? je vous en servirai.
ERNEST.
Contre votre neveu ?
M. DE VERMEUIL.
Sans doute.
À Saint-Firmin.
Et à Saint-Firmin aussi.
SAINT-FIRMIN.
Mon général...
VICTOR, à part.
Que veut-il dire ?
ADÈLE.
Eh bien ! mon oncle qui s’en mêle aussi !
COURTOIS, à part.
C’est un gâte-métier que cet homme-là.
M. DE VERMEUIL.
Seulement, messieurs, je me flatte que mon expérience et mon grade me mériteront assez votre confiance, pour que vous me laissiez maître du lieu et du choix des armes.
Saint-Firmin et Ernest s’inclinent.
VICTOR.
Mon oncle !...
M. DE VERMEUIL.
Oh ! ne craignez rien, je ne vous empêcherai pas de vous battre ; au contraire...
ADÈLE.
Ah ! mon Dieu !
M. DE VERMEUIL.
La campagne va s’ouvrir ; dans quinze jours nous partons pour l’armée.
À Saint-Firmin et à Ernest.
Messieurs... vous serez tous trois à côté de moi, et nous verrons celui qui se montrera le mieux ; depuis vingt ans, voilà comme je termine mes affaires d’honneur.
SAINT-FIRMIN, et ERNEST vivement.
Général, nous acceptons.
ADÈLE.
Ah ! je respire.
COURTOIS.
Et moi je suis sauvé...
À part.
parce qu’avec de tels sentiments et un tel oncle, il est impossible que ma lettre de change... Je la présenterai demain.
M. DE VERMEUIL.
Pour toi, Victor...
Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelo.)
Pour mériter de nouveau mon estime,
Pour obtenir ce cœur qui t’est promis,
Dans un combat plus légitime,
Défends ton prince et ton pays.
De tes torts envers la patrie
Ton bras peut t’absoudre aujourd’hui,
Oui, ta valeur peut t’absoudre aujourd’hui ;
Et s’il est vrai que le feu purifie,
Ah ! c’est surtout le feu de l’ennemi.
TOUS.
Oui, s’il est vrai que le feu purifie,
Ah ! c’est surtout le feu de l’ennemi.
COURTOIS, à M. de Vermeuil.
Ah çà ! permettez ! vous nous enlevez ces jeunes gens, vous allez faire la guerre ; est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’arranger cette affaire-là ?
M. DE VERMEUIL.
Avec l’ennemi ? Non, monsieur ; ce sont les seules que nous n’arrangeons jamais.
Vaudeville.
Air : La loterie est la chance. (Sophie Arnould.)
Ensemble.
VICTOR, ERNEST et SAINT-FIRMIN.
Le sort nous réconcilie ;
Ne songeons plus en ce jour
Qu’à partager notre vie
Entre la gloire et l’amour.
M. DE VERMEUIL, ADÈLE et COURTOIS.
Le sort vous réconcilie ;
Ne songez plus en ce jour
Qu’à partager votre vie
Entre la gloire et l’amour.
COURTOIS, au public.
Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.
Par les traits lancés du parterre,
Quelques auteurs à mort furent blessés ;
Ils ont payé tous les frais de la guerre,
Dieu fasse paix aux pauvres trépassés !
Mais aujourd’hui plus de lutte ennemie ;
Si quelque bruit...
S’avançant.
Voilà, voilà !
Parlant au parterre.
Voyons, messieurs ; un moment.
N’aurions-nous pas un moyen, je vous prie,
D’arranger cette affaire-là ?
Ensemble.
VICTOR, ERNEST et SAINT-FIRMIN.
Le sort nous réconcilie, etc.
M. DE VERMEUIL, ADÈLE et COURTOIS.
Le sort vous réconcilie, etc.