Scedase (Alexandre HARDY)

sous-titre : l’hospitalité violée

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1604.

 

Personnages

 

ARCAIDAME

CHARILAS

ÉVRIBIADE

IPHICRATE

SCEDASE

EVEXIPE

THÉANE

ÉVANDRE

PROBANTE

PRONOCRATE

AGÉSILAS

ANDROCLIDE

LÉONIDE

XANTIPPE

CHŒUR DE LEUCTRIENS

 

 

ARGUMENT DE CETTE TRAGÉDIE

 

Ce sujet pris de Plutarque dans la vie de Pélopidas, porte, que Scedase tant de certaine bourgade nommée Leuctre, et proche de la ville de Thèbes, avait deux filles d’excellente beauté, lesquelles en faveur de leur bonhomme de père absent, (hôte ordinaire des Lacédémoniens en ces quartiers-là) reçurent deux jeunes gentilshommes Spartiates, avec toute sorte d’honnête courtoisie : eux toutefois passionnément amoureux des deux sœurs, sans respect de l’hospitalité, en jouissent par force, et non contents de telle violence, les égorgent après, et précipitent dedans un puits. Le père de retour, après plusieurs perquisitions connaît la vérité du fait, se transporte à Sparte, en fait sa plainte au Roi et aux Éphores : mais n’en pouvant avoir de justice, il fait d’horribles imprécations contre les Lacédémoniens, et transporté de juste douleur, revient au pays se sacrifier sur le tombeau de ses filles.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARCHIDAME, seul

 

Les Empires mondains ont leur gloire bornée,

Sujets ainsi que nous, à quelque destinée,

Ils parviennent au plein de leur prospérité,

Tandis que la vertu règne en sévérité ;

Que les vices haïs meurent avant que naître,

État, où Sparte unique au monde soulait être,

Qui porta dans le Ciel ses belliqueux exploits ;

Tandis que de Lycurgue elle observa les lois :

L’Europe, peu s’en faut sous le joug d’une ville,

(Les délices de Mars) courba son col servile,

Au Perse redoutable, heureux de la pouvoir

Maintenir allié, et ses armes ne voir :

Chose qui dure encor, mais peu à peu décline,

Depuis que relâchant la vieille discipline,

Lysandre fit venir des Attiques domptés

Ce métal, qui corrompt les chastes volontés,

Ce métal qui conçoit une soif hydropique,

Pernicieux à l’heur de toute République ;

Source de trahisons, qu’ordinaires on craint,

Contre qui rien ne dure, inviolable, et saint ;

Exécrable métal, ministre des délices,

Dont le retour chez nous ressuscite les vices,

Tu m’épouvantes plus, pensant à l’avenir,

Qu’ennemis opposés qui puissent survenir,

Tutélaire Junon, et vous clairs Tyndarides,

Qui régnez tour à tour sur les ondes perfides,

Et quiconque là-haut a pris d’affection,

Sparte la Martiale en sa protection,

Humble je le requiers, du plus pur de mon âme,

Éteindre le tison d’une naissante flamme,

Repousser l’avarice et le luxe de nous,

Ou si quelque destin la doit perdre en courroux,

Si la révolution de sa bonne fortune

Attend la décadence aux Empires commune ;

Concédez immortels à mon zèle fervent,

Qu’un trépas glorieux m’arrive auparavant,

Que je trouve premier entre mille gendarmes,

Une fin magnanime en la lice des armes,

Que te voir ma patrie, oncque dégénérer,

Et le sort des vaincus à ton tour endurer.

 

 

Scène II

 

CHARILAS, EYRIBIADE et IPHICRATE

 

CHARILAS.

Phœbus ne revoit point avec liesse égale

Le tour du monde fait, sa cher île natale,

Comme je reverrai ce vieil Bœocien,

Hôte de père en fils à nous deux ancien

Sa champêtre maison, celle me représente,

Qu’élurent trois grands Dieux de retraite plaisante,

Maison, qui sans orgueil, riche en sa pauvreté,

Loge toujours la paix avec la sureté,

Non pas certes maison, bien Temple magnifique,

Choisi de Cupidon chez un peuple rustique,

Choisi dans les beaux yeux si cruellement doux,

De deux pucelles sœurs qu’il se garde jaloux :

Deux sœurs en qui le Ciel admire la nature,

En qui chaque action dément la géniture,

Digne de quelque sceptre à leur mérite offert :

Ô Cieux ! y représant ce dédale me perd ;

Mon âme ne se peut retrouver égarée,

Dans leur double merveille à nulle comparée,

Et le cœur tout de flamme à coup se trouve épris,

D’une, à qui céderait la beauté de Cypris.

ÉVRIBIADE.

Quiconque après l’aspect ce miracle n’adore,

Le nom d’homme qu’il porte inhumain déshonore,

Mérite qu’on l’appelle impassible rocher,

Mérite sacrilège un funeste bûcher,

Les siècles précédents, les nôtres, ceux qui viennent,

Ces peuples infinis que les pôles contiennent,

Ne peuvent rencontrer de pareilles beautés,

Dont la seule vertu cueille les privautés,

Dont la seule vertu conforme les pensées,

Sans imperfection, n’était que trop glacées,

Elles laissent passer stérile un gai printemps,

Qui les Dieux captivés pourrait rendre contents.

IPHICRATE.

L’excès ne me plaît point de semblables louanges,

Tels discours entre vous, réputés fort étranges,

À qui la gloire dut la parole animer,

Non le cœur un désir ocieux exprimer

Un désir pestilent qui le courage émousse

Et qui les fruits naissants de la vertu repousse,

Ceux abrutis soudain qui gagne le poison,

À même heure perdus de los, et de raison,

Combien il siérait mieux de se remettre en vue,

De nos plus braves chefs l’histoire ramentue,

Dessus leur préférence à l’envi discourir,

Dire la volupté que l’on goûte à mourir

Pour accroître l’honneur de sa chère patrie ;

Et sur le pas de ceux qu’imitables on trie,

Ne respirer sinon les batailles, où Mars

Disperse ses lauriers au milieu des hasards.

CHARILAS.

Aussi ne voulons-nous ensuivre d’autre trace,

Mais toujours furieux en sa natale Thrace

Ne guerroie le Dieu qui préside aux combats,

Cypris parfois l’attire à des plus doux ébats,

Le sort humain demande une trêve, qui donne

Plus de vigueur après au métier de Billonne,

Qui les soins relâchés à l’ombre du repos,

Nos courages renvoie aux effets plus dispos.

IPHICRATE.

Lors à la vérité, qu’en prouesse guerrière

Nous laissons renommés tous les autres derrière,

Qu’au comble parvenus de ce pénible mont,

Où l’exemple immortel d’Alcide nous semons,

Le pays n’aura plus qui nos armes emploie,

On peut modérément se lâcher à la joie,

D’honnêtes passetemps exercer son loisir,

Non pas pour ce plutôt la volupté choisir,

Perte de la jeunesse, et honte du vieil âge,

Bref qu’oncques elle n’eut d’accès chez homme sage.

ÉVRIBIADE.

Le plus fréquent appas des actes glorieux,

Et qui plus de Héros rendit victorieux,

Fut l’amour, passion généreuse de sorte,

Que tout cède où son foudre incomparable porte ;

Que la vaillance naît en la timidité,

Que la prudence germe en la stupidité,

L’âme sous un objet qui mérite asservie,

L’âme dans un objet qui l’anime ravie,

La gloire sans l’amour, aliment de son feu,

Sur le théâtre humain s’éteindrait peu à peu.

IPHICRATE.

Ilion sans l’amour, et son vainqueur Achille,

N’eussent servi d’exemple, à quiconque facile

Donne dans les gluaux de ce caut oiseleur,

Et qui semble fatal aux hommes de valeur.

CHARILAS.

Ne t’imagine pas, que telle frénésie

Incurable domine en notre fantaisie,

L’un et l’autre demeure amplement satisfait,

Des faveurs du regard qui néglige l’effet.

IPHICRATE.

Les yeux premiers atteins, communiquent à l’âme

Cette contagion qui la luxure enflamme,

De suite la raison abandonne son fort,

Cède au vice ennemi, qui le chasse plus fort,

Tout amant comparable en sa triste fortune,

Au marinier qui court les hasards de Neptune ;

À peine hors du havre il sillonne les flots,

Que l’orage subit l’enveloppe forclos

De l’espoir du retour, et sa nef maîtrisée,

S’échoue, ou tient au gré des vents entre-brisée,

Croyez, que le plus sœur serait de ne revoir

Ces Sereines d’amour propres à décevoir.

ÉVRIBIADE.

Tu sais que le passage au logis de ces belles,

Passage coutumier nous invite plus qu’elles,

Joint l’hospitalité qu’avec le père on a,

Pourquoi donc soupçonner quelque mal en cela ?

IPHICRATE.

Certain sinistre augure agite ma poitrine,

Tel que le Nord croissant, qui les ondes mutine,

Augure avant-coureur du désastre avenir,

Que mon conseil à temps n’aura pu retenir ;

Détournez-le de grâce, ô vierges de l’Averne,

Dessous qui le destin ce grand monde gouverne :

Ma présence du moins l’empêchera toujours,

Plus cupide d’honneur que d’allonger mes jours.

CHARILAS.

S’éclate sur mon chef la machine étoilée,

Hors de ses fondements soit la terre écroulée,

S’opposent mille feux, mille fers ennemis,

Ce voyage ne peut un seul moment remis

M’interdire ta vue, Evexipe adorée,

Qui passes en beauté la blonde Cythérée,

Evexipe, Soleil qui profane tes rais

Chez un peuple grossier, habitant des forêts,

Evexipe qui tiens mon âme prisonnière,

Mais d’un chaste lien, jusqu’à l’heure dernière,

À ton Temple prochain ses veux ne présenter

Serait un sacrilège exécrable attenter.

ÉVRIBIADE.

Leur chois indifférent, de mérite pareilles,

Théane aux mêmes lois, merveille des merveilles

Étreint ma liberté dans sa belle prison,

Et me fomente un mal qui hait sa guérison ;

L’amour à ces deux sœurs divisa son Empire,

Et ma condition dessous elles n’est pire,

Toute de feux, d’attrais, de lumière, d’appas,

Qui des Syrtes gouffreux attirerait mes pas,

Me dussent ses regards cent fois couter la vie,

Ou trébucha jadis Euridice suivie !

Nul péril ne m’en peut distraire suffisant,

Encor que de respect près d’elle me taisant,

L’espoir autre faveur illicite n’attende,

Satisfait quand ses yeux ont reçu mon offrande.

CHARILAS.

Ma suprême faveur gît en sa privauté,

Que m’obtient le devis d’une vierge beauté,

Devis, que Python fait couler sans artifice,

Et de grâce aussi plein, comme nu de malice,

Qui pèse néanmoins, qui puérilement

Ne s’aventurera de parler nullement ;

Tout son défaut, en quoi l’amour j’éprouve inique,

À l’exemple de nous il est trop Laconique ;

Sa honte porte envie à ma félicité,

Contraire à ces caquets de filles de Cité,

Lorsque plus attentif son discours je respire,

Telle béatitude à sa naissance expire,

La honte sert de mors pour retenir soudain

Ses devis, que je tâche à prolonger en vain.

ÉVRIBIADE.

Ma Théane la suit pas à pas imitée,

Sa parole en façon d’oracles limitée ;

Parole, que précède une rouge pudeur,

Et par qui le courage exprime sa candeur,

Parole, qui ravit les oreilles charmées,

Parole, qui rendrait les roches animées ;

Mais rare, que le frein du silence restreint,

Protée ainsi donnait ses réponses contraint.

IPHICRATE.

Ainsi dit un proverbe, utile, et véritable,

Que l’envie, ce vice entre tous détestable,

Fait toujours à nos yeux, qu’elle occupe troublés,

Sembler les champs voisins, produire plus de blés,

Sparte n’a volontiers (stérile en belles dames)

D’assez dignes objets à captiver vos âmes ?

Elle, où la vertu règne en sa perfection,

Vous contentera moins, louches d’affection,

Que ce pauvre hameau d’étrange seigneurie !

Ô manifeste erreur, erreur ! mais bien furie

Remis d’entendement jugés qu’on puise l’eau

D’une source, trop mieux que d’une petit ruisseau.

CHARILAS.

Bien qu’au fait des ans ta vieillesse succombe,

Moins propre à courtiser les dames, qu’une tombe,

Et juge incompétent ès matières d’amour,

Ta vue néanmoins ne souffrira le jour

De ce double Soleil, qu’après tu ne confesses

La préférence due à pareilles maîtresses ;

Que même l’aiguillon du désir impuissant,

Sous leurs lois ne te range esclave obéissant,

Mais Titan sur le point d’accomplir sa carrière,

Luisant, demi-couché dans l’onde marinière,

Ne permet différer le voyage entrepris.

IPHICRATE.

Voyage à contrecœur qui trouble mes esprits.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SCEDASE, EVEXIPE, THÉANE

 

SCEDASE.

Ô Souverain des Dieux, qui gouvernes le monde,

Combien tu me ravis en merveille profonde,

Autant de fois que seul mon penser s’entretient

Sur ton juste compas, qui l’Univers maintient ;

De sorte que parmi ces peuples que la terre

Dans le cercle infini de sa rondeur enserre,

Chacun, où vit, où peut vivre content du sort,

Que tu lui prescris juge en suprême ressort ;

Cettuy régit heureux un monde qui l’adore,

L’autre n’affecte point les grandeurs qu’il ignore,

L’on trouve des Cités le séjour gracieux,

L’autre hait le fuit, ainsi que vicieux,

L’un aime de nature à manier les armes,

Se plaît parmi l’horreur du meurtre, et des alarmes,

L’avare sur les flots combat la pauvreté,

Nous autres villageois à plus de sureté

Fouillons le sein fécond, que la mère Cybèle

Preste humaine à nourrir la semence mortelle ;

Heureux, et plus qu’heureux d’une condition,

Où le peu bien acquis borne l’ambition !

Heureux, pour n’enfanter les discordes civiles,

Pour abhorrer la pompe, et le luxe des villes !

Pour ne pâlir d’envie, et dans un double cœur

Loger la trahison, l’assassine rancœur,

Pour avoir la parole ainsi que le courage,

Pour ne faire innocents à personne d’outrage ;

Telle sincérité coule en repos mes jours,

Et jusques au cercueil me durera toujours,

Qui ne manque d’honneurs chez un peuple champêtre,

Qui content de mon sort ne désire plus être,

Ma félicité n’a défaut aucun, sinon,

Que veuf, nul mâle enfant ne conserve mon nom ;

Père, qui tien sans plus des faveurs de Lucine,

Deux filles, qu’aux vertus le naturel incline,

Assez belles d’esprit, assez belles de corps,

Mon ombre sans regret passera chez les morts,

Du plutôt que l’hymen assorti me les place

Quelque part en lieu propre à leur fortune basse :

Mais trêve de pensers, un affaire important

Plus de séjour ici ne me va permettant,

Evexipe, Théane, où êtes-vous ?

EVEXIPE.

Mon père.

SCEDASE.

Écoute à ce départ, ô géniture chère,

Trois jours se passeront premier que me revoir,

Écoute cependant quel sera ton devoir.

THÉANE.

Instruites commandez que de notre puissance,

À ce commandement on rende obéissance.

SCEDASE.

L’exemple maternel qui vous luit vrai fanal,

À garder du naufrage un renom virginal,

Le sang qui la vertu pudique vous influe,

Retranche à mon discours la peine superflue,

Qui remémorerait ces pièges assidus,

Au plus riche trésor de la fille tendus,

Qui remémorerait mainte ruse amoureuse,

À l’honneur englouti de celles funéreuse,

Que la crédulité précipite souvent

Sous ombre d’une foi plus muable que vent,

Sous ombre d’accepter les louanges frivoles

De ceux qui vous diront leurs divines idoles,

Qui savent (crocodiles redoutables) plorer

Sur le point que l’honneur ils veulent dévorer !

Péril moindre chez nous, qu’es villes opulentes,

Mais on trouve par tout des âmes fraudulentes,

En ce siècle pervers les vices déchainés

Ne se trouvent que trop de suppôts forcenés,

Capables d’ébranler un courage pudique,

Mes filles, mon support, mon espérance unique,

Fuyez à cette fin toutes sortes d’appas,

Que la maison sans moi ne vous éloigne pas,

Qu’une seule minute oisive ne se passe,

Car chez l’oisiveté Cupidon trouve place,

Elle ôtée on le dompte, on épointe ses dards :

Donc, semblables conseils préservent des hasards

Ce bouton précieux, qui doit l’heure venue,

Deux gendres subroger à mon âme chenue,

Qui douaire suffisant, oblige d’amitié

Le plus barbare époux vers sa chaste moitié.

EVEXIPE.

Plutôt mille trépas, que l’honneur m’abandonne,

Qu’aux sales voluptés prise aucune je donne,

Qu’homme jamais sur moi se puisse prévaloir

D’accès, ni de faveurs, contre votre vouloir.

THÉANE.

Même chaste désir m’anime résolue,

De tenir, de garder, cette fleur impolue,

Et premier que jamais un vicieux amour

La corrompe, Clothon me privera du jour.

SCEDASE.

Ô propos, qui témoigne une vertu parfaite !

Ô quelle nourriture heureux père j’ai faite !

Poursuivez, poursuivez ce sentier, qui conduit

Jusqu’aux astres le los de quiconque le suit,

Désormais je vous crois solvables gardiennes,

De ce joyau passant les perles Indiennes,

« Si la fille ne veut soi-même se garder,

« Soi-même aux passions brutales commander,

« Mille Argus surveillants le chef ceint de lumières,

« Mille prisons d’airain, mille fortes barrières,

« Tel désastre honteux peuvent moins prévenir,

« Que nous de l’Océan la course retenir,

Reste, que moi, parti, chacune veille active

Dessus nos serviteurs, de l’œil toujours les suive,

Pressés en la besoin, et tenus en devoir,

J’oubliais qu’il faudra nos hôtes recevoir,

Quelques-uns survenant de probité connue,

Comme si moi présent, festoyez leur venue,

Libérales adonc, gaies modestement,

De qui le bon accueil supplée au traitement.

EVEXIPE.

Hé ! Cieux, une frayeur m’appréhende subite,

Les cheveux hérissés, tout le sein me palpite,

L’aveugle événement d’un présage mortel,

Me tient comme l’agneau qu’on destine à l’Autel,

Me dit que ce départ pour jamais nous sépare,

THÉANE.

Pareil augure à coup de mon âme s’empare,

Hélas ! cher géniteur de grâce différés

Ce voyage entrepris sous les Dieux colérés.

Folles, l’affection forme en l’esprit crédule,

Ces superstitions de crainte ridicule ;

« L’homme juste chemine es pays étrangers,

« Inviolable, et sœur au milieu des dangers,

Soit qu’il faille franchir les coupeaux de Caucase,

Du Gange traverser jusqu’aux rives du Phase,

Son voyage n’a point d’auspice malheureux,

Le coupable sans plus appréhende peureux ;

Or l’affaire entrepris, vu l’extrême importance,

Ne souffre aucun délai. qu’avecque repentance,

Entre-consolez-vous sur mon proche retour,

Des Dieux en sa faveur invoqués tour à tour.

 

 

Scène II

 

CHARILAS, ÉVRIBIADE, IPHICRATE, EVEXIPE et THÉANE

 

CHARILAS.

Adorons aperçu le temple vénérable,

Qui tient de ces beautés le pair incomparable,

Et dont le simple aspect m’allège les esprits,

Ainsi que le fiévreux d’ardente soif épris,

Bien que l’eau lui demeure interdite d’usage,

Pourtant il la regarde avec un gay visage,

Semblable peu s’en faut, qui n’espère rien mieux,

Un regard élancé du soleil de leurs yeux

Contente mon désir, et sert à ma pauvre âme,

De népenthes appliqué, de baume, de dictame,

Ô seconde Idalie ! ô céleste séjour,

Depuis ta vue hélas ! je n’ai point eu de jour.

ÉVRIBIADE.

Depuis le souvenir de Théane divine,

Empêche qu’au sommeil ma paupière s’incline,

Son idole me suit, me parle, m’entretient,

Volontaire forçat, la chaîne me retient

Du fin or de sa tresse où Zéphire se joue,

Que d’amoureux soupirs mollement il secoue !

Doublons, doublons le pas, voilà trop discourir,

Trop au lieu du vrai corps après l’ombre courir.

IPHICRATE.

Ainsi court à la voix de l’hyène homicide,

Le pasteur que nommé dévore la perfide,

Ainsi le chant mortel des filles d’Achelois,

Les compagnons d’Ulysse a perdus autrefois,

Ainsi la volupté (quoiqu’on me le nie)

Exerce sur tous deux sa libre Tyrannie :

Ce mal désespéré les remèdes passant,

Cette erreur en fureur mania que croissant,

Que funestes effets ne peuvent plus produire :

La seule intention lascive de séduire,

D’assouvir sans respect de l’hospitalité,

L’exécrable appétit d’une brutalité,

Prit d’ombre tel voyage, or derechef j’atteste

Ce grand Monarque assis dans le trône céleste,

Souffrir mille trépas plutôt que conniver,

Au moindre acte honteux qui pourrait arriver.

CHARILAS.

Tu verras paravant le feu naître en la glace,

La terre déloger l’Olympe de sa place,

Tu verras paravant un lion généreux

Fuir de crainte, chassé par le lièvre peureux,

Que geste, que parole aucune scandaleuse,

Que conspiration quelconque frauduleuse

Attaquent leur honneur, inexpugnable fort,

Roche qui rompt des flots le téméraire effort :

Présume, qu’opposés à ces belles Méduses,

Toute assurance manque à nos âmes confuses,

Outre que le respect du père un bon vieillard,

Du père vertueux, grave autant que gaillard,

Chez qui la prud’homie est la seule finesse,

Réprime ces bouillons que vomit la jeunesse,

Réprime ces chaleurs qui passent en discours.

Or ayons désormais à la preuve recours,

Voici, le lieu, voici sur le seuil de la porte

Ce miracle besson qui les âmes transporte,

Qui honteux n’oserait au front nous regarder,

Ainsi de ses beaux soleils un rayon hasarder :

Belles Nymphes, le Ciel qui ne peut davantage,

Vous conserve ces dons obtenus en partage,

De grâce, où maintenant est votre géniteur,

Que venons saluer comme hôte, et bienfaiteur ?

EVEXIPE.

Grâces aux Immortels, assez sain selon l’âge,

Un affaire pressé l’absente du village,

Qui le sachant, sera très mari de n’avoir

En personne l’honneur de vous mieux recevoir :

Ses filles néanmoins grossières, inciviles,

Suppléeront le défaut, mais non pas comme es villes,

À la rustique, ainsi que le lieu le permet,

Ainsi qu’où le logis en vos mains se remet.

CHARILAS.

Ô favorable accueil, plus qu’humain, tu mérites,

Jupiter trop content que deux telles Carites

Vinssent le même hommage offrir à ta grandeur,

Avec pareille grâce, et pareille candeur :

Puis m’allez comparer la faconde affétée,

Puis n’allez comparer l’impudence affétée

De celles, que nourrit oisives la Cité,

Rares en bonnes mœurs, et en pudicité :

Tu peux à juste droit ô Scedase, te dire

Plus heureux, que seigneur absolu d’un Empire,

Pour avoir mis au jour ce chef d’œuvre parfait,

Pour ce double Phœnix qu’au lieu d’un, tu as fait.

THÉANE.

Voilà pêcher en l’air, peindre dessus les ondes,

Où remplir de bon grain leurs pleines infécondes,

Que louer un sujet incapable de los,

Simples qu’une bourgade en son petit enclos,

Parmi des paysans élève mal apprises,

Qui n’avons que les bois, et les prés, de hantises,

N’espérez répartie aucune à vos discours,

Tel honneur ne s’adresse à des esprits si lourds.

ÉVRIBIADE.

L’essai, le faible essai qu’Oracle tout céleste

Donne en ce peu de mots une grâce modeste,

Prouve visiblement, qu’où la vertu se plaît,

De merveille nos yeux charmés elle repaît,

« Prouve visiblement, qu’une bonne nature

« N’a besoin qu’on se pêne après la nourriture,

Comparable au terroir de soi même fécond,

Que le coutre jamais ne sillonne profond :

Comparable au Soleil, qui départ sa lumière,

Sans emprunter d’ailleurs une clarté première :

Où plutôt vous semblez la naissance imiter

De celle que parfaite enfanta Jupiter :

Encore la fierté que son visage porte,

À vos perfections le cède en quelque sorte,

Qui n’êtes que douceur, que miel délicieux,

Que l’amour de la terre, et la gloire des Cieux.

EVEXIPPE.

Vu qu’a Sparte s’observe un austère silence,

Vertu qui son renom jusqu’aux astres élance,

Je m’étonne d’ouïr ses propres nourrirons,

Pratiquer envers nous de contraires leçons,

S’étendre superflus dessus une matière,

Qu’on dirait à l’honneur tendre quelque pantière

Nous n’eûmes onc beauté, ne désirons avoir

Qui mérite louange aucune recevoir.

IPHICRATE.

Vertueuse réponse, oui vertueuse, et sage,

On doit aux voluptés clore ainsi le passage,

La fille qui se plaît à tels alléghéniens,

Ainsi qui prête l’oreille à tels enchantements,

Suspecte de l’honneur lui fera banqueroute,

Sa pudicité branle, et va fuir en déroute.

CHARILAS.

Ton âge, qu’un hiver accable de langueurs,

Conseille maintenant ces brutales rigueurs,

Ennemi des plaisirs, que la mère nature,

T’interdit, à demi dedans la sépulture :

Si ne pourrais-tu pas, non l’univers jaloux,

Non Jupiter tout prêt de lancer son courroux,

Faire que de nos cœurs la vérité ne sorte,

Leurs divines beautés exaltant de la sorte.

THÉANE.

Fatigués du chemin, je tiens plus à propos,

Que l’on face au travail succéder le repos ;

Que l’une vous conduise en la chambre ordinaire,

Et l’autre du souper entreprenne l’affaire.

EVEXIPE.

Tu a raison ma sœur, vaque au préparatif

Tel que permet le lieu, mais d’un courage actif,

Tandis Seigneurs tenez Evexipe excusée,

Qui va devant ouvrir la porte mal aisée.

ÉVRIBIADE.

Ô Sybille cent fois agréable, tu viens

Tes hôtes introduire es champs Elyséens.

 

 

ACTE III

 

CHARILAS, ÉVRIBIADE, IPHICRATE, EVEXIPE et THÉANE

 

CHARILAS.

Secours hélas ! secours fidèle Euribiade,

Médecin remédie à mon âme malade

Non plus du simple accès d’une fièvre d’amour,

Les rages de l’enfer font chez elle séjour,

Un souffre épris à coup bouillonne dans mes veines,

Nul des damnés là-bas n’approche de mes peines,

Maniaque, perdu, qu’abandonne l’espoir,

À qui ce même bras ouvrira l’Orque noir,

Si ta pitié n’invente un moyen salutaire,

Qui m’arrache des ceps de ce Tyran corsaire.

ÉVRIBIADE.

Esclave sous son joug, réduit au même sort,

D’un trépas avancé tu m’obligerais fort,

Mal sain d’esprit, perclus de raison, de prudence,

Sur le point de lâcher la bride à l’impudence,

Théane conjurée (infléchible beauté,)

De terminer mes jours avec sa cruauté,

Timides qu’avons-nous avant l’épreuve à craindre ?

Leur vouloir incertain, l’apparence de plaindre,

« La victoire ne doit le combat précéder,

« Au labeur courageux tout contraint de céder,

Chacun donc s’évertue, et ne laisse derrière

Soumission, présent, promesse, ni prière,

Qui puissent amollir un courage d’acier ;

L’animal à la fin s’apprivoise plus fier,

Et ce sexe inconstant, que gouverne la Lune,

N’a pas de ces désirs la face longtemps une,

Girouette d’humeur, il change plus souvent,

Que sur les flots marins ne se change le vent.

CHARILAS.

Tu flattes inexpert nos blessures mortelles,

Qui ne guériront pas pour ne les croire telles,

Tu juges notre nef faire un facile abord,

Où mille écueils semés, n’ont ne cale, ne bord,

Novice en cas d’amour, s’il faut que ta pensée

Présume l’avenir de la chose passée,

Ressouviens-toi, qu’après, et durant le souper,

Hier on ne laissa d’occurrence échapper,

Qui put mettre la sonde aux courages rebelles,

Aux courages en vain retentez de ces belles :

Les soupirs, les regards fixes, et langoureux,

Ne purent s’obtenir que signes rigoureux,

Une honte dépite enflammait leur visage,

Du refus à venir infaillible présage,

Joint que ce naturel rustique, défiant,

Les appas du discours dédaigne moins friand.

ÉVRIBIADE.

Une virginité qui honteuse soupçonne,

N’admet en tels secrets la troisième personne.

CHARILAS.

Toujours quelque sous-ris, quelque mot échappé,

Montrerait leur courage aucunement frappé.

ÉVRIBIADE.

Fortune, comme femme, aux amants favorise,

Qui poursuivent hardis une haute entreprise.

CHARILAS.

Oui, lorsque leurs objets capables de raison,

Avec les nôtres n’ont nulle comparaison.

ÉVRIBIADE.

L’eau creuse peu à peu la sourcilleuse tête

Des rocs Cahoniens, que Jupiter tempête.

CHARILAS.

Tu t’imagines donc un siècle de loisir,

Qui fît à son vrai point l’occasion choisir.

ÉVRIBIADE.

Nullement, celle-ci ne retourne lâchée,

On ne la trouve plus une autre fois cherchée.

CHARILAS.

Le précipice affreux qui nous tient suspendus,

Prive de jugement les esprits éperdus.

ÉVRIBIADE.

Un voile spécieux du futur hyménée,

Porte coup bien souvent chez la plus obstinée.

CHARILAS.

Au vouloir paternel déplorable remis,

Que crois-tu qui nous soit davantage permis ?

ÉVRIBIADE.

Rien plus, qui se tiendra comme troncs immobiles,

Qui ne voudra venir aux prises trop faciles,

Ores que seuls à seuls nous n’avons là dedans

CHARILAS.

D’obstacles opposés ce dessein retardants.

Et ce vieil spectre Argus, qui veille inséparable,

Permettrait volontiers quelque effet mémorable ?

ÉVRIBIADE.

Une feinte le peut à Sparte renvoyer.

CHARILAS.

Pourvu que ton esprit se voulût employer.

ÉVRIBIADE.

Faisons, qu’une douleur secrète survenue,

Nous contraigne du père attendre la venue,

Outre certain affaire à lui communiquer,

Ce Môme cauteleux n’ayant que répliquer,

Afin de ne tenir sur la longue demeure,

Les nôtres incertains congédié dès l’heure,

Libres pensons après que la timidité

Vient rarement à bout d’une pudicité.

CHARILAS.

Ô céleste conseil, que Pallas te suggère !

Conseil, en qui mes feux sentent du réfrigère,

Toutefois cher ami me pouvoir insolent.

Rendre vers la beauté que j’aime violent !

Ah ! détourne le Ciel semblable sacrilège,

« La malice toujours s’attrape dans son piège,

Un baiser volontaire, et pris avec douceur

Vaut mieux que de jouir inique ravisseur.

ÉVRIBIADE.

Présuppose une force insensible glissée,

De qui la souffrirait secondant la pensée,

Voire où l’extrémité ne permet autrement,

Passer sur un scrupule ocieux librement.

CHARILAS.

Telle audace me plaît, qui repousse ma crainte,

Ce Dieu n’exploite rien sans un peu de contrainte,

Et téméraire enfant nous dispense d’oser,

Lorsque trop de rigueurs viennent à s’opposer,

Libérés, n’ayons plus qui retarde l’affaire :

Voici l’homme à propos dont il se faut défaire :

Iphicrate le mal survenu casuel,

Qui ce corps opprimé débilite cruel,

Qui m’accroît ses douleurs chaque minute d’heure,

Plus qu’ici je ne veux prolonger ma demeure ;

Joint que l’hôte attendu, pour certaine raison

M’oblige à ne partir sitôt de la maison :

Or prudent cognais-tu quelle sollicitude

Agite nos parents dessus l’incertitude,

Prend la peine d’aller Mercure officieux,

De tel doute éclaircir leurs esprits soucieux,

Oculaire témoin, d’y n’être en ma puissance

De retourner avant quelque convalescence,

Suffit, qu’Euribiade accepte retenu,

Le soin de me traiter, malade détenu.

IPHICRATE.

Plusieurs infirmités jusqu’à la sépulture

Nous travaillent vaisseaux de fragile nature :

L’un des deux n’a cessé de plaindre toute nuit,

Et sans la peur de faire importun trop de bruit,

Le logis alarmé que gardent ces pucelles,

Timides à l’égal de simples colombelles,

J’allais quelque lumière en leur chambre quérir,

Instrument nécessaire à voir, et secourir,

Ne dissimulons point, amour cause possible

Une douleur qui sent ma présence nuisible,

Mais pensez que là haut règne dedans les Cieux,

Qui voit, et qui punit les actes vicieux,

« Tôt où tard le pervers sa justice n’évade,

Quoi qu’admettant un crime il se le persuade.

CHARILAS.

Ta défiance naît de pure affection,

Qui nous veux plus parfaits que la perfection,

Jeunes, ne crois pourtant que la fureur de l’âge,

À quelque mauvais acte emportât le courage,

Sparte ne nous a vus, ne verra désormais

Rien indigne attenter de sa gloire jamais.

IPHICRATE.

Adieu, puisse l’effet ces paroles ensuivre,

« Qui a bien commencé doit encor mieux poursuivre.

ÉVRIBIADE.

Fui, fui profane, à toi n’appartient d’assister

Le sacrifice, auquel tu voulus résister,

Fui, fui profane, exclus par les ans, du mystère

Qu’a la Dive on prépare adorée en Cythère,

L’impuissance te fait défendre injurieux,

Un plaisir qui jadis t’a rendu furieux ;

Courage, nous voilà maîtres, naguère esclaves,

Nos amoureux desseins libres n’ont plus d’entraves,

Tout succède, tout rit favorable à nos vœux,

L’occasion se laisse empoigner aux cheveux,

Épars qui çà qui là chacun des domestiques,

Absent de la maison vaque aux œuvres rustiques,

Seuls allons affronter ces farouches beautés,

Non pour en recueillir de froides privautés,

Passons au dernier point, la chose résolue,

Et s’il faut le ravir d’une force absolue,

S’il faut que l’amitié se termine en rancœur

Irréconciliable, empreinte dans le cœur,

Le pire sera lors d’attendre l’infamie,

Que nous procurerait la vindicte ennemie ;

La rage des serpents, des tigres, et des ours,

Plus calme, quelque fois ne dure pas toujours,

Où l’âme féminine, éprise de vengeance,

Que son objet perdu ne reçoit d’allégeance,

Entends-tu comme veut une nécessité,

Ne craindre après le rapt de leur pudicité.

CHARILAS.

À telle violence ajouter l’homicide,

C’est être ensemble ingrat, et cruel, et perfide.

ÉVRIBIADE.

« Paravant que le charme ait gagné tant soit peu,

« Sa guérison demande, où le fer, où le feu.

CHARILAS.

Une rage d’amour la force légitime,

Le meurtre, abominable, et volontaire crime.

ÉVRIBIADE.

Survivantes tu as d’ennemi dangereux,

Le père qui te file un cordeau funéreux.

CHARILAS.

Nous dans Sparte premiers, d’illustre parentage,

Craindre ce paysan ?

ÉVRIBIADE.

Nul semblable avantage

Ne relâche des lois l’âpre sévérité,

Nos Rois même punis, quand ils l’ont mérité.

CHARILAS.

Pauvre, un peu d’or suffit à rompre sa poursuite

Vers ceux que quelque temps absentera la fuite.

ÉVRIBIADE.

Plus sensible à l’honneur que ne porte son sort,

Un sceptre offert ne peut lui réparer ce tort.

CHARILAS.

Mais coupables aussi de telle forfaiture,

Nous aurons ennemis le Ciel, et la nature.

ÉVRIBIADE.

« Le remords ne se prend qu’aux naturels peureux.

CHARILAS.

« La cruauté ne loge au sein des amoureux.

ÉVRIBIADE.

Non lorsque le péril ne surpasse la joie,

Qui se goûte à ravir une pudique proie.

CHARILAS.

Si l’ardente prière émeut leurs volontés ?

ÉVRIBIADE.

Les sables du rivage alors seront contés.

CHARILAS.

« Un principe mauvais a souvent bonne issue.

ÉVRIBIADE.

« La trame finît mal, que l’on a mal tissue.

CHARILAS.

Tu ne conseillerais faire de prime abord,

À leur faible innocence un sanguinaire effort ?

ÉVRIBIADE.

Non certes, mais plutôt que de premières armes

On prenne les sanglots, les promesses, les larmes.

CHARILAS.

Prudence nom pareille !

ÉVRIBIADE.

Et où trop de mépris.

Ferait désespérer du labeur entrepris.

CHARILAS.

Dessous termes obscurs insérer la menace.

ÉVRIBIADE.

Fort bien, tant qu’à l’effet des paroles on passe.

CHARILAS.

Capitaine rusé, marche premier, après

Ne doute, que soldat je ne suive de près.

ÉVRIBIADE.

Au contraire, tu as le plus d’expérience,

Qui sauras tempérer ma chaude impatience :

Or sus, la main à l’œuvre il se faut dépêcher,

Les voici, ne faisons perte d’un temps si cher.

EVEXIPE.

L’ennui vous entretient sans doute, déplorables,

Pour n’être ici repus de discours honorables,

N’être de compagnie assortis, et n’avoir

En ce triste séjour qui mérite le voir :

L’absence de mon père ai malheur ajoutée,

Absence à ce sujet, de nous deux regrettée.

CHARILAS.

Ne dites pas cela, belles, chez qui l’amour,

Comme en un Ciel de gloire, orgueilleux tient sa Cour,

Comme Temple, où il veut que l’univers l’adore,

Comme où sa Déité chacun de nous implore,

À ce qu’elle fléchisse, et ôte la rigueur,

De qui nous fait captifs remourir en langueur,

Pourquoi plus feindre hélas ! à son heure suprême

La chose paraît trop, ainsi parle d’elle même,

Vous êtes notre orage, et son calme adouci :

Vous êtes notre mal, et son remède aussi,

En faveur d’un accord mutuel d’hyménée,

Nous heureux, rendez-vous chacune fortunée.

EVEXIPE.

Ô frauduleux appas ! ô célestes puissants,

Quel prodige entendu m’épouvante les sens ?

ÉVRIBIADE.

Ma Théane, mon heur, ma Reine, ma lumière,

Accepte mon amour sous la torche nocière,

Physionome expert, je juge qu’en douceur,

J’ose dire en beauté, tu surpasses ta sœur.

THÉANE.

Moindre quant à ce point, et plus défectueuse,

Son imitation me suffit vertueuse.

CHARILAS.

Ne prends garde ma sainte, au blasphème impieux

D’un, à qui la raison manque ainsi que les yeux,

Le mirthe t’appartient des beautés, et des grâces

En tes perfections l’infinité tu passes :

Mais libère mon âme, allège lui ses fers,

Ne dédaigne mes vœux sincèrement offerts,

Ne meurtri plus longtemps qui fidèle respire,

De souverain bonheur les lois de ton Empire.

EVEXIPE.

Sourde, et par conséquent muette à répliquer,

Ne vous veuillez de moi davantage moquer.

ÉVRIBIADE.

Nymphe, mon cher souci, mon désir, ma pensée,

Fui l’exemple odieux d’une roche glacée :

Sans courtoisie on tient la plus rare beauté

Pire que ces dragons repus de cruauté,

Souffre au moins qu’un baiser cueilli dessus ta bouche

Me fraye le chemin de la nocière couche.

THÉANE.

Étrange procédure ? hé ! qui jamais ouï,

Que d’aucunes faveurs semblables on jouît

Premier que les parents avertis y consentent ?

Ces propos indiscrets rien de bon ne me sentent.

CHARILAS.

Sinistre impression, que ne dussiez avoir,

L’oracle paternel nous venons recevoir,

Sans vantise chacun acceptable de gendre,

Autre dessein ne fit ce voyage entreprendre,

Bien surs que son refus ne nous éconduira ;

Que l’alliance un fruit désiré produira,

Mais notre amour, tonnerre enclos dedans la nue,

S’éclate désormais attendant sa venue,

Un clin d’œil différé nous donne le trépas,

Cruel assassinat que ne commettrez pas.

EVEXIPE.

Obscurs de plus en plus, mon esprit imbécile,

Ne saurait que répondre à requête incivile.

ÉVRIBIADE.

Belles, le voile bas, faites élection,

De mettre l’hyménée à sa perfection,

Sous l’immuable foi respective promise,

Sans aucun contredit, excuse, ni remise,

Où de souffrir soudain le naufrage honteux,

Qu’une beauté mérite, au courage impiteux.

THÉANE.

Ô terre, englouti-moi dans ta poitrine dure,

Englouti moi plutôt que ma pudeur endure.

EVEXIPE.

Hé ! mon père, où es-tu ? viens ton los secourir,

Que ces hôtes brigands veulent faire mourir.

CHARILAS.

Moins farouche, préviens les effets de ta crainte,

L’amour que je te porte abhorre la contrainte,

Et ne s’en veut servir fors à l’extrémité,

Quand de te plus fléchir l’espoir l’aura quitté.

EVEXIPE.

Monstre luxurieux, ne crois que la menace,

Attire mon honneur dans ta mortelle nasse,

L’image de cent morts ne me ferait lâcher

Un bien, que je conserve au monde le plus cher.

ÉVRIBIADE.

Plus jeune, montre-toi plus sage, ma Carite,

La patience tourne en fureur, qu’on irrite,

Et apprend, que ton mieux sera de consentir,

Ainsi que la rigueur cause un tardif repentir.

THÉANE.

Cruel, si bon te semble arrache-moi la vie,

Sa fin précèdera ma chasteté ravie.

CHARILAS.

Viens mauvaise, je veux (gouvernée à l’écart,)

D’un important secret ores te faire part,

Tu rétives en vain, ma douce violence

Sous l’enseigne d’amour vaincra ta résistance.

EVEXIPE.

À la force, au secours, à l’aide mes amis.

ÉVRIBIADE.

Tu vois que cela m’est par exemple permis,

Que demeurer oisif reprocherait ma flamme

D’excessive froideur.

THÉANE.

Ô Dieux ! je vous réclame,

Dieux qui justes voyez telle brutalité

Enfreindre en nous le droit de l’hospitalité.

ÉVRIBIADE.

Mainte fois Jupiter, coupable de ce crime,

Aux amants du depuis l’a rendu légitime,

Tes imprécations ne t’empêcheront pas,

Qu’ainsi comme ta sœur tu ne passes le pas.

THÉANE.

Du moins assure-toi, qu’auparavant barbare,

Et d’ongles, et de dents, Théane se prépare,

À la force voisins, hé ! de grâce accourez,

Et contre ces brigands notre honneur secourés.

CHARILAS.

Mienne, tu ne peux plus t’en dédire ma belle,

Ne sois donc à l’amour ce puissant Dieu rebelle,

Cesse de guerroyer l’or de tes blonds cheveux,

Apaise ta rancœur dessus moi, si tu veux,

J’empêcherai tes mains que ma bouche idolâtre,

De ne plus attenter sur ce beau sein d’albâtre,

Ah ! tu négliges trop ma facile bonté,

Voire, et me contraindras de paroître effronté.

EVEXIPE.

Infâme ravisseur, exécrable corsaire,

Mon honneur butiné que saurais-tu pis faire ?

Achève malheureux, achève ton forfait,

Me souffrant plus au jour ne le laisse imparfait,

Traitre, le désespoir armera mon courage,

Contraint de là vomir le reste de ta rage,

Où tu m’égorgeras, où je vais t’étouffer,

Inculquant de renfort les Dires de l’enfer.

ÉVRIBIADE.

Soupire désormais, forcène, désespère,

Mon amour furieux a perdu sa colère,

Ma fièvre soulagée a perdu son ardeur,

Mon amour a cueilli ce bouton de pudeur,

Qui vers lui te rendit naguères insolente,

Et ne n’impute point la force violente,

Tu le voulus ainsi ton superbe mépris,

M’absout de ce larcin familier à Cypris.

THÉANE.

Tigre, présumes-tu que telle félonie,

Sous silence passât de la sorte impunie ?

Qu’un sacrilège rapt ne se vende bien cher

Aux auteurs qu’on ira dans leurs villes chercher :

Que notre père, et nous poursuivrons en justice,

Plutôt que d’y manquer, l’Erebe m’engloutisse ;

Tandis ma chère sœur, d’une commune voix

Faisons le voisinage accourir.

ÉVRIBIADE.

Tu devais

Retenir l’aiguillon de ta langue vipère,

Sus, franchissons la peur d’un futur vitupère,

Sans pitié, sans demeure.

THÉANE.

Inhumain, que fais-tu ?

ÉVRIBIADE.

Poursuis, courage, un chef de l’hydre est abattu.

CHARILAS.

Pardonne à ce destin misérable victime.

EVEXIPE.

Toi plutôt, l’innocence épargne magnanime.

Au meurtre, on m’assassine, ô Dieux ! ne permettez

Passer impunément de telles cruautés.

ÉVRIBIADE.

Reste que l’entreprise à bonne fin conduite,

On hâte murement dessus l’heure sa fuite,

Le vissage rassis, composé de façon,

Qu’une gaie assurance efface tout soupçon,

En cas que rencontrez au sortir d’aventure,

Car le père cherchant l’humide sépulture

Où sa race repose, avant que la trouver,

Ne donnera que trop loisir de se sauver,

Sauvés, après il n’a témoignage qui puisse

Nous convaincre du fait, que sur un faible indice.

CHARILAS.

Fuyons, hé ! Dieu, fuyons, bien que désormais

Nul asile assez sœur je n’espère jamais.

 

 

ACTE IV

 

SCEDASE, ÉVANDRE, PHORBANTE, PONOCRATE

 

SCEDASE.

Qu’ai-je commis vers vous, débonnaires Célestes,

Capable d’attirer ces présages funestes ?

Présages, coup sur coup à foule survenus,

Présages autrefois sans présage tenus ;

Mais ores ma constance à leur nombre succombe,

Voisin d’un grand méchef qui précède la tombe.

Hier comme au logis s’apprête mon retour,

Un hibou m’apparut devers l’aube du jour,

Me poursuivit longtemps avec sa voix plaintive ;

À ce signe mauvais un pire encore arrive,

La rencontre, que fit non guères loin de là,

Mon pied d’un gros serpent qui le sang me gela,

Peu après de prodige à m’aigrir cette plaie,

Un lièvre, où je passai m’entrecoupe la haie,

Triste, lâche, et qui pis, désastreux animal,

Qui de peu de frayeur présuppose un grand mal,

Mon esprit là dessus forge mille chimères,

Que le charmeur de soins, et des peines amères

Ne pût évaporer, où la nuit m’arrêta,

Où nouvelles frayeurs Morphée m’apprêta ;

Car environ ce point, que l’aurore vermeille

Vient r’allumer le jour au monde qui sommeille,

Ma maison désolée il me semblait revoir,

Et dans un précipice avec mes filles choir.

Après les vains efforts que père déplorable,

Eut mis à les sauver ma dextre secourable :

Si que la vision me réveille à l’instant.

Tout mouillé de sueur, le poumon haletant,

Plus vite que le pas, m’acheminant chez l’heure,

Comme l’Aigle à son nid quand le nuage pleure,

Qu’un tourbillon venteux menace trébucher,

Ses petits suspendus au fête d’un rocher.

Pénates révérés, protecteurs domestiques,

Trompez heureusement ces sombres pronostiques,

Faites que mon retour trouve en prospérité,

De quoi vous rendre après un honneur mérité ;

À bonne heure, la porte est à l’accoutumée,

Et selon mon vouloir exactement fermée ?

Filles, venez m’ouvrir, quoi ? dort-on là dedans ?

Quelques gestes toujours se passent imprudents,

Se seront-elles point l’une et l’autre absentées,

Mes préceptes enfreins ? coureuses, effrontées,

S’il faut que le courroux me surmonte une fois.

La maison seule, un siècle en vain tu heurterais,

Informons les voisins ; Évandre, je te prie,

Purge-moi le cerveau troublé de fâcherie.

ÉVANDRE.

Commande librement, use de ton pouvoir,

Sur qui ne manquera fidèle à son devoir.

SCEDASE.

Saurais-tu m’enseigner où ces écervelées

Mes filles seraient bien par le village allées ?

Las ! revenu des champs, qui presque n’en puis plus,

Leur indiscrétion dehors me tient exclus.

ÉVANDRE.

Depuis votre départ, ces vierges, trop austères

Loin du titre volage attribué naguères,

N’ont (que je crois) sorti le seuil de la maison,

Sans qu’aucun en ait peu deviner la raison ;

Hormis que l’autre soir, deux hôtes arrivèrent,

Qu’elles, selon le grade, humaines convièrent,

Phorbante (qui vous vient saluer aperçu,)

D’avantage que moi possible en aura su.

SCEDASE.

Me pourrais-tu donner de mes filles nouvelle ?

PHORBANTE.

Nulle, vos serviteurs là dessus en cervelle,

Incertains, éperdus, diversement épars,

Depuis hier matin ; cherchent de toutes parts !

SCEDASE.

Ha ! l’extrême douleur me coupe la parole,

Mon âge décrépit n’a plus qui le console.

ÉVANDRE.

Plus constant, ne croyez le faux bruit qui n’est rien,

Qu’appréhenderait-on pour des filles de bien ?

SCEDASE.

Le vice insidieux attrape l’innocence,

En ce siècle de fer, lors que moins elle y pense.

PHORBANTE.

Seules dedans le bois, journalier accident,

Les loups ont pu meurtrir ce beau couple imprudent.

SCEDASE.

Pourvu que leur trépas s’exempte d’infamie

J’estimerai la Parque assez douce ennemie.

ÉVANDRE.

Nous préservent les dieux de semblable méchef.

SCEDASE.

Où le veuillent plutôt répandre sur mon chef.

PHORBANTE.

Possible aussi quelqu’un les aurait détenues,

Que visiter parent elles seront venues.

SCEDASE.

Pauvre attente, le mors du vouloir paternel,

Mes filles présuppose au silence éternel.

ÉVANDRE.

L’excessive amitié rend la peur excessive,

Mais qui nous résoudra dessus ce doute, arrive

Ponocrate, celui que la fidélité

Aimable recommande outre sa qualité.

SCEDASE.

Prononce vitement soit la mort, soit la vie,

Sur ma race qu’on tient où éteinte, où ravie,

Quelle cause l’absente ores de la maison,

Parle ? une fourbe n’est rien moins que de saison.

PONOCRATE.

Qui s’émanciperait parmi l’incertitude,

À dire le sujet de telle solitude ?

Hier matin chacun sortit à son labeur,

Qui ne soupçonnait rien de semblable malheur,

On les laisse au logis seules avec trois hôtes.

SCEDASE.

Quels ? connus par leurs noms, une épine tu m’ôtes.

PONOCRATE.

Lacédémoniens, aimés de père en fils,

Je ne saurai les noms dire en termes préfix.

SCEDASE.

Jeunes non pas ?

PONOCRATE.

Deux beaux, gaillards, et en fleur d’âge,

Le tiers un bon vieillard vous retrait de visage,

SCEDASE.

Ce noble pair, modeste autant que valeureux,

Rassure aucunement mon courage peureux.

PONOCRATE.

Vos filles néanmoins parurent offensées

De quelques actions indiscrètes passées.

SCEDASE.

La conversation libre es grandes Cités,

Du tout incompatible à leurs simplicités,

Causait à mon avis telle plainte d’enfance,

Car ce qui sied bien là, ici nous est offense.

ÉVANDRE.

Puis nature s’émeut, les objets si présents,

Fussions-nous plus qu’un tronc, où un marbre pesants.

PONOCRATE

Le plus jeune (attendez) s’appelle Euribiade,

L’autre le lendemain fut quelque peu malade,

Sujet qui les retint encores ce jour là,

Mais le vieillard devant messager s’en alla.

SCEDASE.

De sorte qu’au retour ne trouvâtes personne ?

PONOCRATE.

Et que sous notre voix tout le logis résonne,

Que chacun du depuis n’a cessé de chercher,

Inutile travail, qui commence à fâcher.

SCEDASE.

Oncques de labyrinthe, ouvrage Dédalique,

N’eut une obscurité de détours plus oblique,

Contraires arguments me divisent l’esprit,

Ma douleur tout d’un temps se relâche et s’apprit,

Soupçonne la vertu sous ces hôtes logée,

Craindre par leur moyen ma famille outragée ?

Irrémissible crime apparaît d’une part,

Qui coupable d’ailleurs ne croira ce départ ?

Éclipsant avec soi ma tendre géniture !

Sus, fais-nous vitement des portes ouverture,

Revisitons les lieux, ce sexe quelquefois

Souffre des pâmoisons, un, deux jours, voire trois,

Qui dans les prés voisins, sait si leur promenade,

D’Euridice aurait point rencontré l’embuscade ?

Evexipe, Théane ? où êtes vous mon heur ?

Proférez quelque accent, qui finisse ma peur,

Ô Cieux ! nouvel effroi m’occupe la pensée,

L’illusion revient que j’eus la nuit passée,

Vous ne reverrez plus qu’ombres vaines là bas,

Un père qui suivra la trace de vos pas.

PHORBANTE.

Nullement, à dessein, d’accroître l’épouvante,

Comme l’onde qui fuit, attire la suivante,

Une chose me fait de l’autre souvenir,

Des clameurs qu’on ouï de céans provenir,

Clameurs, qui parmi l’air soudaines se perdirent,

Environ sur le point que ces hôtes partirent !

À l’heure mes cheveux hérissèrent pressés,

Mes pas presque à savoir que c’était avancés,

Toutefois le Soleil là haut dedans le pole,

Me fit juger alors toute crainte frivole.

ÉVANDRE.

La même intention sur le même sujet

Ainsi que nos maisons ont fort peu de trajet,

Attentif, élancé jusques hors de la porte,

Tandis one roideur ces étrangers emporte

Au sortir de chez vous, incroyable en effet,

Telle qu’à qui viendrait de commettre un forfait.

PONOCRATE, les trouvant au puits.

Ô spectacle piteux ! ô rencontre funeste !

Ô perte irréparable ! ô cruauté céleste !

Cessez de plus chercher, hélas ! hélas ! voici,

Leur beau couple innocent que la mort a transi !

À qui ce puits fatal sert de tombe inhumaine,

Et à qui désormais toute assistance est vaine.

SCEDASE.

Ha ! présage trop vrai, ha ! regret violent,

Sous qui ce faible corps succombe chancelant !

ÉVANDRE.

Soutenons-le voisin, toi, jette sur sa face

De l’eau, qui revenir de pâmoison le face.

PHORBANTE.

Pauvre père orphelin, combien l’inique sort,

Qui n’en veut rien qu’aux bons, te persécute à tort !

PONOCRATE.

Que ne puis-je victime ô vierges désastreuses.

Ramener de là bas vos ombres bienheureuses,

L’implacable Clothon ne ravit au tombeau,

Que ce qu’a l’univers de parfait, et de beau.

ÉVANDRE.

Ô grande barbarie ! Ô insigne dommage !

Sacrilège commis par un lâche courage !

PHORBANTE.

Scedase cher ami, relève ta vertu,

Sous les pieds du malheur ne demeure abattu,

Sans doute, on ne saurait le souffrir plus extrême,

Mais oppose à ses traits la constance de même,

Un merveilleux soulas que ton âme ressent,

Est, de ne mériter ce désastre innocent.

SCEDASE.

Le pervers au contraire, âpres que sa malice

A longtemps éludé l’une, et l’autre justice,

Après le fruit cueilli de ses méchancetés,

Se console es tourments qu’il a trop mérités :

Où l’homme droiturier qui n’outrage personne,

Qui présume en chacun la conscience bonne,

Maudit son indulgence, excessive à nourrir

Des vipères ingrats qui le feront mourir :

Or voyons plus à plain ces corps veufs de leurs âmes,

Qu’on es tire de l’eau pour les donner aux flammes,

Pour les effusions des paternelles pleurs,

Pour engloutir mon âme avecque ces douleurs.

PONOCRATE, tirant les corps du puits.

Mes bras manquent de force à ce lugubre office,

Aussi, qu’elle sert moins ici que l’artifice,

Aidés à soutenir ce fardeau, tour à tour,

Des vertus autrefois l’agréable séjour.

SCEDASE.

Je ne demande plus (filles infortunées)

Quel sujet abrégea vos courtes destinées,

Deux tigres, qui d’humain que la forme n’ont rien,

Infracteurs des saints droits de Jupin Xenien,

Enflammés d’un désir de luxure brutale,

Et mieux venus chez moi qu’en leur Sparte natale,

Comme seigneurs plutôt, que comme hôtes traités

N’ont exercé sur vous de simples cruautés ;

Ils ravissent ensemble, et l’honneur, et la vie :

Une méchanceté d’une pire suivie,

Que faisait lors oisif ton foudre Olympien ?

Tel acte en ta présence impuni, montre bien,

Que l’univers n’a point de chef qui le régisse,

Que tout roule au hasard, sans ordre, et sans justice,

Que les plus vertueux sont les plus outragés :

Homicides, ingrats, traitres, loups enragés

Hélas ! hélas ! au moins, si de faveur suprême,

Avec elles ont m’eût meurtri sur l’heure même,

Sans me faire languir, malheureux survivant,

Et cent mille trépas au lieu d’un recevant.

ÉVANDRE.

Onc l’enfer n’avorta de monstres si coupables,

Et ses peines ne sont de leurs crimes capables,

Ajouter l’homicide à ce rapt odieux !

C’est bien, certes, ne craindre, où ne croire aucuns Dieux,

C’est bien avoir sucé le lait d’une Mégère,

Ô rigoureux destins ! ô ciel, ô terre mère !

Mortes on voit encor un lustre de beauté,

Qui forcerait aux pleurs la même cruauté,

Qui semble requérir vengeance à la nature,

Des auteurs assassins de telle forfaiture ?

SCEDASE.

Puis faites jugement des hommes, par le front,

Puis vous laissez séduire à ce masque qu’ils ont,

Puis croyez que la bouche exprime le courage ;

Deux conformes de mœurs, ainsi conformes de rage,

Spartiates, nourris en la simplicité,

En la crainte des lois de leur forte cité,

À qui, graves de port, de discours, d’apparence,

J’eusse voulu fier ma race en assurance,

Ne laissent pour complaire à leur brutalité,

Au mépris du respect de l’hospitalité,

Ne laissent de meurtrir, épiant mon absence,

(Son honneur butiné,) cette faible innocence ;

Ce débile soulas de mes caduques jours,

Impolu quant au los, qui fleurira toujours.

PHORBANTE.

Tandis que le Soleil, compasseur des années,

Dedans quatre saisons les réglera bornées,

Tandis que la verdure aimera le Printemps,

Que Thétis roulera ses grands flots inconstants,

Ces vierges revivront immortelles de gloire,

Leurs noms écrits au front du temple de mémoire ;

Mais, si ne doit-on pas ocieux négliger

Poursuite, ne moyen propres à se venger.

SCEDASE.

Là mon suprême espoir d’allégeance repose,

Là ma dernière joie au monde je propose,

Là vous viendrez amis, témoins ratifier

Ma délation faite, et la vérifier,

Nos ravisseurs auront l’appui du parentage,

Mais une juste plainte emporte l’avantage :

Joint que les Immortels, qui tiennent en leurs mains,

Fléchibles possédés les courages humains,

Sparte disposeront à me rendre justice,

Tel forfait expié d’exemplaire supplice ;

Et ces vous accomplis (chères ombres) après,

Votre vieil géniteur vous rejoindra de près.

Allons ! la piété vers les défunts commande

Que chacun de bon cœur souscrive à ma demande,

Que chacun m’assistant, s’assure à l’avenir

Contre pareils excès qui peuvent revenir,

Si l’on laissait passer cetui-ci sous silence,

Qui fait au plus saint droit du monde violence.

PHORBANTE.

Ces corps désanimés en sépulture mis,

Use de nous ainsi que de parfaits amis.

 

 

ACTE V

 

AGÉSILAS, ANDROCLIDE, LÉONIDE, XANTIPPE, SCEDASE, PHORBANTE, ÉVANDRE, CHŒUR DE LEUCTRIENS

 

AGÉSILAS.

Ton équitable plainte a beaucoup d’apparence :

Thémis aux yeux bandés, n’admet la préférence,

Que l’on observe ailleurs, tenant avec les lois,

Sur toutes qualités toujours un même poids :

Fusses-tu de fortune encore plus infime,

Cela n’amoindrit pas l’atrocité du crime :

Tant plus l’extraction relève ses auteurs,

Moins doit-on modérer le supplice, fauteurs :

La vertu suit le sang, quiconque dégénère,

Qui noble du seul titre, à l’âme roturière,

Mérite double peine : exemple à l’avenir,

De qui ne se sait pas en son sort maintenir ;

Condamner toutefois les absents sur l’indice,

Ne se pratique point où règne la justice,

On donne aux accusés loisir d’ester à droit.

L’innocence autrement (surprise) se plaindrait,

Surprise dans les lacs que tend la calomnie,

Adversaire traitresse en fraudes infinie.

Fais, que ceux que tu dis coupables de l’excès,

Convaincus devant nous terminent ce procès.

SCEDASE.

Roi, qu’entre ses vertus renomme la justice,

Vous Ephores commis à ce qu’elle fleurisse,

Pitoyables, veuillez suppléer au défaut,

Onques appréhendes espérer ne les faut,

Si la rigueur des lois contr’eux ne se déploie,

Si les saisir ensemble en main-forte on n’envoie :

Pauvre, simple, étranger, sans crédit, sans moyens

Où les prendre, cachés parmi, leurs citoyens ?

Ma perquisition resterait inutile,

Ma poursuite frivole, et ma peine infertile ?

Au lieu que (souverains) votre oracle entendu,

Sera dès l’heure même à son effet rendu,

Foudre, qui sait par tout atteindre inévitable,

Que j’implore à genoux, contre un rapt détectable,

Contre l’infraction de l’hospitalité,

Contre l’assassinat d’une brutalité,

Qui ma race trébuche en la nuit éternelle :

Dieux ! chose ne fut onc à l’égal criminelle.

ANDROCLIDE.

Découvre, qui chez soi receleur les détient,

Alors on te rendra le droit qui t’appartient.

SCEDASE.

Au bruit de ma venue ils auront pris la fuite.

LÉONIDE.

Fugitifs, l’impossible empêche ta poursuite.

SCEDASE.

Pourquoi ? si députés vos officiers après,

Avec commandement, avec pouvoir exprès

D’amener vif, où mort, ce couple d’homicide,

Ceux tenus au public rebelles, et perfides,

Qui leur voudront prêter assistance, ou confort,

Adonc de les avoir dans peu je me fais fort.

XANTIPPE.

L’excessive douleur t’offusque la prudence,

Tu rends ta passion trop claire d’évidence,

Passion, qui sans plus regarde à se venger,

Et non pas qu’inconnu, que suspect étranger,

Sur la délation du meurtre de tes filles,

Nous ne devons flétrir l’honneur de deux familles,

Premier que d’être ouïs, ne citez seulement,

Qu’on procédât contr’eux si criminellement ?

Ne t’imagine pas telle chose faisable,

Dont l’erreur dessus nous résulte inexcusable.

SCEDASE.

Les reçoive qui veut en sa protection,

Ma tête plegera vraie l’objection,

Ma tête plegera, que ces âmes cruelles

Ont massacré deux sœurs aussi chastes que belles :

Voici de bons témoins à cette fin produits,

Témoins que l’or ne m’a favorables séduits,

La seule pauvreté les rendrait reprochables,

Au reste gens de bien, et plus que recevables,

Que l’on puise chez eux la pure vérité,

Pour châtier après qui l’aura mérité.

AGÉSILAS.

Or sus, examinons de point en point la chose,

Lequel ce meurtre vœu précisément dépose ?

Lequel fut spectateur, et ne l’empêcha pas,

De celles qu’engloutit un violent trépas ?

Parlez, mais à tel si, que la moindre imposture

Promet à son auteur une horrible torture :

Le mensonge chez nous importe capital,

À qui l’a proféré, le supplice fatal.

ÉVANDRE.

N’ayant oncques menti de certaine science,

Trois mots déchargeront ici ma conscience,

Que le vieil père absent, deux hôtes survenus,

Lacédémoniens, familiers reconnus,

Et seuls, depuis ont pu perpétrer l’homicide,

Induits d’une fureur de la beauté cupide,

L’apparence nous donne à le conjecturer :

Voilà ce que je puis, et rien plus assurer.

ANDROCLIDE.

Toi poursuis délateur, si tu sais davantage.

PHORBANTE.

Un mur avec le sien conjoint mon héritage.

Or le jour déjà grand, j’entendis certains cris

Comme à diverses fois, pitoyables repris,

Sortir de sa maison, que presque dessus l’heure,

Quittèrent éperdus ces jouvenceaux, je meure,

Réputés néanmoins hôtes, et bons amis :

Qui de les arrêter en devoir se fut mis ?

Nul certes, leur aspect évapora ma crainte,

De l’hospitalité si lâchement enfreinte :

Plus outre m’informer ne profiterait rien,

Mais ce peu dit vous vaut le trépied Delphien.

LÉONIDE.

Ta preuve tant y a git en leur conjecture,

Sujette aux accidents de mainte autre aventure,

Vu qu’aucun ne s’affirme oculaire témoin,

Chose dont elle aurait dessus toutes besoin ;

Car tes hôtes partis, une troupe brigande

Possible aura commis cette cruauté grande,

Tes propres serviteurs, où tu as plus de foi

Ne sont pas sans soupçon.

SCEDASE.

Ô magnanime Roi

Permets à la douleur paternelle, de dire,

Qu’un acte si maudit nuls témoins ne désire,

Que nos présomptions fortes entièrement,

Dessus la verité, prises sincèrement,

Méritent qu’à l’arrêt définitif on passe :

Ne croire que ses yeux, quel désordre sera-ce ?

La plupart impunie, à des pires forfaits,

Servira d’une amorce à qui les aura faits.

Ne le veuille souffrir, embrassant ma défense,

Demeure protecteur du faible qu’on offense,

Sparte dessous un frein de juges droituriers,

La racine jeta qui nourrit ses lauriers,

Qui lui rend aujourd’hui les peuples volontaires,

Plus que non pas le fer esclaves tributaires :

Conservez ce beau los acquis en mon endroit,

Si qu’ores la faveur n’opprime le bon droit.

AGÉSILAS.

Autant que mon pouvoir le souffre, tu peux croire,

Que le crime d’autrui ne ternira ma gloire,

Que nos doutes à plein sur l’affaire éclaircis,

(Non pour autre sujet, quelque temps indécis)

Tu sera plus vengé, plus que tu ne l’espères :

Reste, que ta douleur sensible tu tempères

D’un peu de patience.

SCEDASE.

Ô juges immortels,

Ne laissez impunis des artifices tels,

J’appelle devant vous de pareille remise,

Grâce, à ces assassins exécrables promise.

ANDROCLIDE.

On pardonne à ton âge, et à ton accident,

Ce soupçon que témoigne un langage impudent.

SCEDASE.

Justes, ne m’épargnez, menteur, où téméraire.

Après ce tort reçu, que me, peut-on pis faire ?

LÉONIDE.

Huissiers ! holà quelqu’un, jetez-le moi dehors.

SCEDASE.

Quelqu’un pousse mon âme en la plaine des morts,

Quelqu’un la réunisse aux ombres désolées

De mes deux filles, qu’ont vos meurtriers violées.

XANTIPPE.

Pauvre homme tu pourrais un siècle murmurer,

Que l’oracle reçu t’oblige à l’endurer.

SCEDASE.

Oracle, inique oracle, à tes auteurs funeste !

Si quelque arbitre sied dans le trône céleste,

Arbitre incorruptible, arbitre souverain,

Qui mes justes clameurs écoute plus humain,

Maxime indubitable ; or vous, à qui l’outrage,

Comme amis éprouvés attendrit le courage,

Vous que même péril menace désormais,

Venez on acte voir mémorable à jamais,

Acte vraiment pieux, où plutôt sacrifice,

À mes filles voué pour un dernier office.

ÉVANDRE.

Leur vertu n’a que soi de guerdon précieux,

Plus capable de luire en la voûte des cieux,

Nouveaux astres reçus, que la troupe éplorée,

Des sœurs d’un, que tua le puissant fils de Rhé,

Boutefeu téméraire, et cocher mal expert,

Mais allons accomplir l’anniversaire offert.

CHŒUR DE LEUCTRIENS.

Depuis que l’homme vient au monde,
Jusqu’à l’heure de son trépas,
Mille malheurs lâchent la bonde,
Inséparables de ses pas :
Il n’a félicité qui dure,
Et celui ce peut dire heureux,
À qui la fortune moins dure,
Ne montre un front trop rigoureux.

Tel semble au dessus de l’envie
Ne plus redouter sa rancœur,
Tel semble avoir coulé sa vie,
Sur les adversités vainqueur,
À qui cet aveugle infidèle,
Fera sous ces pieds terrassé,
Sentir une plaie mortelle,
Qui rend l’usure du passé.

Même voit-on d’expérience,
Qu’ainsi que le foudre toujours
Brise, jaloux d’impatience,
La tête des plus hautes tours,
Elle attaque plus furieuse,
Ceux où la vertu fait séjour,
Et se plaît la nue envieuse,
À noircir le clair de leur jour.

Elle a des pièges invisibles,
Qui trompent les pauvres humains,
Pièges qui tient insensibles,
Lorsqu’on se croit hors de ses mains !
La prudence plus renommée
Oncques ne les sut prévenir,
Ne voyant qu’a porte fermée
Les malheurs qui sont à venir.

Ô exemple autant déplorable
Entre mille, et mille divers,
Qu’en son théâtre misérable
Puisse produire l’univers !
Ô cruauté plus que barbare !
Ô dure insolence du sort,
À qui nulle ne s’accompare,
Et qui nous fait pis que la mort !

Scedase, que nous pouvons dire
La palme des bons mériter,
Porte la marque de son ire,
Quoi qu’il ne fût pour l’irriter,
Ce vieillard à tous vénérable,
Prévenu du pire méchef,
Qui puisse un père misérable
Accabler jamais derechef.

Deux hôtes, monstres en nature,
Ont éteint le double flambeau
De sa pudique géniture,
Après l’honneur mis au tombeau,
Ô Soleil, et comment à l’heure
Se put parachever ton tour ?
Mais, ne le voici pas qui pleure,
(Signe funeste) à son retour.

SCEDASE.

Accompagnez, amis, le misérable père,

Qui de toute Justice humaine désespère,

Qui va voir si là bas en l’éternelle nuit,

Sa plainte repoussée aura point plus de fruit

Allègres, prêtez-moi cette dernière peine,

Peine de piété, plus que de labeur pleine,

Tel voyage fini sur le proche tombeau,

Qui mes filles ravit en leur âge plus beau.

CHŒUR DE LEUCTRIENS.

Bons Dieux ! divertissez l’envie
Trop apparente à ce propos,
Qui conspire dessus sa vie,
Pour trouver là bas du repos,

SCEDASE.

Chère tombe, qui tiens mon espérance morte,

Autres effusions que moi je ne t’apporte,

Vous n’aurez chastes corps ici dedans reclus,

Des hosties, des vœux, des honneurs superflus,

Je suis, hélas ! je suis la brebis qui s’immole,

Mais paravant qu’à vous descendre vaine idole,

Célestes exaucez ma suppliante voix,

Contre ces infracteurs de vos plus saintes lois,

Contre ses fiers tyrans, qui foulent l’innocence,

Et sur notre ruine érigent leur puissance,

Grands Dieux faites qu’un jour le Leuctrique courroux,

Ses nourrissons venus en la presse des coups,

Jette Sparte à l’envers, dessous le joug réduite

D’un, qui de nos Thébains aura pris la conduite !

Fatale prophétie, et célèbre aux neveux,

Lorsqu’ils dépouilleront la moisson de mes vœux :

Adieu troupe innocente, Adieu je te conjure

D’octroyer à mes os la même sépulture,

Ainsi meilleur destin t’arrive désormais

C’en est fait à ce coup, Adieu pour tout jamais.

CHŒUR DE LEUCTRIENS.

Comment ? immobiles permettre
Que ce furieux inhumain
Puisse on homicide commettre
Envers soi de sa propre main ?

ÉVANDRE.

Simples, ne présumez que ce ne fut un crime,

De vouloir s’opposer à ce coup magnanime,

Veuf, sans aucun soulas, en l’arrière saison,

L’âme n’a que bien fait de rompre sa prison,

Depuis que le malheur étouffe l’espérance,

L’homme doit courageux se tirer de souffrance :

L’homme doit courageux, malgré l’inique sort,

Ce qu’il ne peut ici le trouver chez la mort :

Un calme de durée, une heureuse franchise,

Une belle couronne à ses vertus acquise,

Un havre sans orage, un séjour gracieux,

Où ne pénétrèrent point les ennuis soucieux :

Va Scedase, poursuis ta route généreuse,

Accrois les Élysées d’une ombre bienheureuse,

 Recueille avec ta race un repos éternel :

Tandis on vous réserve à l’honneur solennel

Qu’obtiennent les Héros, tutélaires génies,

Après le cours fatal de leurs trames finies :

Tandis, par chaque année, une pluie de fleurs,

Qui s’accompagnera de celle de nos pleurs,

Décore votre tombe, outre mainte génisse

Sans macule choisie, offerte en sacrifice :

Or commençons amis un suprême devoir,

Son corps mis au cercueil prêt de le recevoir.

PDF