Sapor (Jean-François REGNARD)
Tragédie en cinq actes, et en vers.
Non représentée, 1704.
Personnages
AURÉLIEN, empereur romain
ZÉNOBIE, reine d’Orient, prisonnière d’Aurélien
ISMÈNE, fille de Zénobie, prisonnière d’Aurélien
SAPOR, fils du roi de Perse, promis à Ismène, prisonnier d’Aurélien
SABINUS, tribun de l’armée d’Aurélien
FIRMIN, confident de l’empereur
THÉONE, confidente de Zénobie
GARDES
La Scène est à Palmire, ville de Syrie, conquise par Aurélien.
ACTE I
Scène première
ZÉNOBIE, THÉONE
ZÉNOBIE.
Enfin nous la voyons cette grande journée
Qui de tout l’Orient règle la destinée ;
Nous la voyons, Théone, et nos bras désarmés
Rougissent sous les fers dont ils sont opprimés.
Nos honneurs sont détruits : cette grandeur suprême,
Ces armes, ces soldats, ces rois, ce diadème,
Cet éclat triomphant qui brillait dans ma cour,
Tout s’est évanoui dans l’espace d’un jour.
Ton âme, en ce moment, d’étonnement saisie,
Reconnaît-elle encor la fière Zénobie,
Qui, vengeant un époux et deux fils par ses mains,
Fit pâlir le sénat, et frémir les Romains ;
Et, faisant de leur camp un champ de funérailles,
Les fit souvent pleurer du[1] gain de leurs batailles ?
Hélas ! ce temps n’est plus, Théone ; et nos malheurs
L’emportent, en un jour, sur toutes nos grandeurs.
Il ne me reste rien de ma gloire passée
Que le dur souvenir d’une pompe effacée ;
Et cet amer retour, ce revers que je sens,
De mes honneurs passés me fait des maux présents.
THÉONE.
En quelque état, madame, où le sort vous entraîne,
Vous portez en tous lieux l’auguste nom de reine :
On respecte toujours le mérite abattu ;
Le malheur sert en vous de lustre à la vertu.
Fille et veuve de rois...
ZÉNOBIE.
Et c’est ce qui m’outrage :
À ces titres pompeux tu vois croître ma rage ;
Je sens des mouvements de haine et de fureur,
Qui me rendent mon rang et le jour en horreur.
Je pourrais, écoutant un transport légitime,
M’arracher aux horreurs dont je suis la victime.
On n’est point malheureux, lorsque l’on peut mourir.
Il est mille chemins que je pourrais m’ouvrir ;
Elle montre un poignard caché sous sa robe.
Ce fer toujours caché, le seul bien qui me reste,
En tout temps, en tout lieu, m’offre un secours funeste ;
Et je puis, insultant le sort et ses revers,
Dérober aux Romains la gloire de mes fers.
Mais, hélas ! tu le sais, je suis mère ; et ma fille,
Débris infortuné d’une triste famille,
M’attache encor au jour par des nœuds que le sang
Et l’amour paternel ont formés dans mon flanc.
Ismène, quel que soit l’excès de sa misère,
Ismène encor peut-être a besoin de sa mère ;
Et pour survivre aux maux que l’on me voit souffrir
Il faut plus de vertu cent fois que pour mourir.
Que te dirai-je enfin ? l’ardeur de la vengeance
Entretient les lueurs d’une faible espérance.
Le généreux Zabas aux Romains échappé,
Dans nos communs malheurs Sapor enveloppé,
Tout flatte les transports de mon âme inquiète.
La Perse va bientôt, apprenant ma défaite,
Pour arracher son prince à d’odieuses mains,
De soldats aguerris couvrir les champs romains.
Tu sais bien que Sapor, digne sang d’Artaxerce,
Est second fils du roi qui règne dans la Perse ;
Que son père voulut, pour cimenter la paix,
Avec les nœuds du sang nous unir à jamais,
Afin que, plus à craindre en rassemblant nos haines,
Nous n’eussions d’ennemis que les aigles romaines.
Il proposa d’unir ma fille avec son fils :
Ma gloire le voulait, l’État y consentit[2] ;
Et, destinant dès lors un héritier au trône,
Je promis à Sapor ma fille et ma couronne :
Je l’adoptai pour fils ; et le roi, dès ce jour,
Envoya, jeune encor, ce prince dans ma cour.
Nourri depuis ce temps dans le métier des armes,
Il voit à tout moment croître Ismène et ses charmes ;
Et ce jeune guerrier, charmé de ses appas,
À fait naître l’amour au milieu des combats.
Je vis avec plaisir cette naissante flamme,
Qui, confirmant mon choix, s’emparait de leur âme ;
Et je devais bientôt, par un hymen heureux,
Affermir mon empire, et couronner leurs feux :
Mais du ciel irrité la suprême puissance
De ces cœurs amoureux détruit l’intelligence ;
Sapor voit sans espoir enchaîner dans ce jour
Son bras par la victoire, et son cœur par l’amour.
THÉONE.
Madame, espérez tout d’un retour favorable ;
Le destin, quel qu’il soit, ne peut être durable :
De cette même main qui verse les malheurs,
Le ciel, quand il lui plaît, vient essuyer les pleurs ;
À vos plaintes enfin il faudra qu’il se rende :
Attendez tout de lui.
ZÉNOBIE.
Que veux-tu que j’attende
De ces injustes dieux de la vertu jaloux,
Qui n’ont pu préserver mes fils ni mon époux,
Et qui, m’abandonnant en prenant leur défense,
N’ont pas justifié l’ardeur de ma vengeance ?
Que veux-tu que j’attende ? hélas ! parle, dis-moi,
Ne suis-je pas plus prompte à me flatter que toi ?
J’irai (voilà le sort où je suis destinée),
J’irai, traînant ma honte, à ce char enchaînée,
Au milieu des faisceaux, parmi les étendards,
De l’orgueilleux Romain rassembler les regards !
Spectacle d’infamie, esclave confondue,
Des rayons du soleil je soutiendrai la vue !
J’entends déjà les cris d’un peuple injurieux,
Qui va m’anéantir de la voix et des yeux.
« Est-ce là, dira-t-il, la fière Zénobie,
« Qui devait sous ses lois tenir Rome asservie ?
« Voilà par quel triomphe elle vient se venger,
« Et les fers qu’aux Romains elle avait fait forger ! »
Et, tandis que mon cœur dans les douleurs se noie,
Je me verrai l’objet de la publique joie !
Des vainqueurs insultée, aux vaincus en horreur,
Sur moi tout l’univers confondra sa fureur !
Ah ! j’en frémis déjà ; ma vertu terrassée
Succombe sous le poids d’une telle pensée.
Non, je ne verrai point ces détestables jours :
Que plutôt... Mais rompons d’inutiles discours :
Écoutons des transports dignes de mon courage ;
Mettons le fer, le feu, le poison en usage,
D’autres moyens encor. Toi, sans perdre de temps,
Va, cours à Sabinus, dis-lui que je l’attends.
Scène II
ZÉNOBIE, seule
Impatients transports, enfants de ma vengeance,
Qui jetez dans mon cœur un rayon d’espérance,
Que je me plais d’entendre, au gré de ma fureur,
Murmurer votre voix dans le fond de mon cœur !
Mais vous me flattez trop, et mon âme égarée
Ne suit que la fureur dont elle est enivrée.
Malheureuse princesse ! où vas-tu l’emporter ?
De quel espoir trompeur le laisses-tu flatter ?
Ce que tu n’as pu faire, et tant de rois ensemble,
Avec tous les soldats que l’Orient rassemble,
Quand ton bras s’étendait sur cent peuples divers,
Tu veux donc l’entreprendre, et seule, dans les fers !
Quels secours attends-tu d’une haine impuissante ?
La couronne longtemps fut sur ton front flottante ;
Tu n’as pu l’empêcher de tomber en éclats ;
Tu n’as pu conserver un seul de tant d’États,
Et tu veux d’un vainqueur mettre le trône en poudre !
Ton bras sur ses lauriers veut allumer la foudre !
Au milieu de son camp, dans le sein de sa cour,
Tu veux que Sabinus... Ah ! fuyez sans retour,
Impuissants mouvements de honte et de colère !
Le ciel dans mes malheurs ne veut pas que j’espère ;
Quand je l’implorerais, ce ne serait qu’en vain ;
À mes vœux, à mes cris il est toujours d’airain.
Mais pourquoi de ses traits voudrais-je encor me plaindre ?
Trop contente en effet de ne pouvoir plus craindre,
Je ne t’accuse point, ô ciel, de tes rigueurs ;
Tu m’as rendue heureuse à force de malheurs ;
Quel que soit le courroux dont tu m’as poursuivie,
En me persécutant, ta fureur m’a servie ;
Et, pour fruit de tes coups, sans nombre confondus,
Je me trouve en état de n’en redouter plus.
Mais quoi ! laissant en cris exhaler ma vengeance,
N’aurais-je désormais que les pleurs pour défense ?
Non, non ; s’il faut tomber, que le poids de mes fers
Entraîne, s’il se peut, et Rome, et l’univers !
Le dessein en est pris.
Scène III
ZÉNOBIE, THÉONE
ZÉNOBIE.
Ah ! reviens donc, Théone,
Calmer l’impatience où mon cœur s’abandonne.
Que t’a dit Sabinus ? viendra-t-il dans ces lieux ?
Le verrai-je ?
THÉONE.
Bientôt il se montre à vos yeux :
Dans ce même palais je l’ai trouvé, madame ;
Votre ordre et votre nom ont porté dans son âme
Un plaisir dont ses yeux ont soudain éclaté.
Mais pardonnez, madame, à ma témérité,
Si, suivant trop peut-être un transport de tendresse,
Je cherche à m’informer du trouble qui vous presse.
Aujourd’hui, plus sensible à vos cruels malheurs,
Le temps ne fait en vous qu’irriter les douleurs ;
De vos cris plus fréquents ces voûtes retentissent ;
De pleurs renouvelés vos beaux yeux s’obscurcissent ;
Tout me fait craindre encor quelques malheurs nouveaux.
ZÉNOBIE.
Tu ne rends pas justice à l’excès de mes maux,
Si tu crois que du ciel l’injuste barbarie
De ses traits courroucés puisse attaquer ma vie ;
Et tu ne connais pas l’excès de mes malheurs,
Si tu crois l’avenir bon à sécher mes pleurs.
Sur les ailes du temps la tristesse ordinaire
S’évanouit souvent, et devient plus légère :
Mais mes maux ne sont pas de ceux qu’il peut guérir ;
Chaque jour, chaque instant ne sert qu’aies aigrir.
Crois-tu donc qu’oubliant la gloire où j’étais née,
À ces cruels destins je me tienne enchaînée ?
Et que cent fois le jour, par des chemins divers,
Je ne songe en secret à m’échapper des fers ?
Que dis-je ? Est-ce le terme où mon courage aspire ?
Non, ce n’est pas assez de me rendre à l’empire ;
Trop de honte en un jour a fait rougir mon front :
Théone, il faut du sang pour laver mon affront :
Si je n’en puis tirer par la force des armes,
On m’aime ; espérons tout du pouvoir de mes charmes.
Tu sais qu’après un siège aussi long que fâcheux,
Lasse de fatiguer le ciel de tant de vœux,
Et d’opposer ces murs pour toute ma défense,
Sans force, sans secours, même sans espérance,
Mes plus vaillants soldats par le fer immolés,
Les remparts de Palmire aux sillons égalés,
Je fus contrainte enfin, sans bruit, presque sans suite,
Dans l’ombre de la nuit d’envelopper ma fuite,
Et d’aller, m’arrachant au bras de mon vainqueur,
Du Perse à mon secours exciter la lenteur.
Déjà, tu le sais bien, ma troupe fugitive
De l’Euphrate voisin touchait presque la rive ;
Déjà je me croyais échappée aux Romains,
Quand Sabinus, conduit par de plus courts chemins,
De six mille chevaux qui bordaient le rivage,
Au milieu de la nuit me ferma le passage.
Je ne te dirai point de quel déluge alors
Le fleuve vit rougir et ses flots et ses bords ;
Tu sauras seulement que, dans nos mains sanglantes,
Le désespoir rendit nos armes plus tranchantes.
L’astre qui nous luisait de tant de sang pâlit,
Et le jour eut horreur des crimes de la nuit.
Mais que peut la valeur quand le nombre est extrême ?
Je cédai sans me rendre ; et Sabinus lui-même,
En m’imposant des fers adora mes appas ;
Et mes yeux en ce jour surent venger mon bras.
Il m’aime ; et, dans l’ardeur du courroux qui m’entraîne,
Son amour peut servir d’instrument à ma haine :
Il souffre impunément que Firmin aujourd’hui
De bienfaits et d’honneurs soit plus comblé que lui[3] ;
Ce favori nouveau l’aigrit et l’importune :
Unissons nos dédains, notre cause est commune ;
Je me flatte, et mon cœur...
Scène IV
SABINUS, ZÉNOBIE, THÉONE
THÉONE.
Madame, le voici.
ZÉNOBIE.
Va, laisse-nous, Théone, un moment seuls ici.
Scène V
ZÉNOBIE, SABINUS
SABINUS.
Madame, près de vous, par votre ordre on m’appelle :
Quel excès de bonheur, quelle heureuse nouvelle,
Si mes soins empressés pouvaient faire, en un jour,
Expirer votre haine, et naître votre amour !
ZÉNOBIE.
À quelque emportement que m’ait poussé la haine,
Je n’ai haï dans vous qu’un fils d’une Romaine ;
Dans la commune horreur vous étiez confondu ;
J’ai toujours cependant reconnu la vertu :
Mais plus dans un Romain je la voyais paraître,
Plus je sentais ma haine en mon âme s’accroître ;
Et cette vertu même était crime à mes yeux,
Lorsque je la trouvais dans un sang odieux.
Je la garde aux Romains cette haine infinie :
Voilà tout ce qui reste encor de Zénobie ;
C’est un bien qu’à mon cœur on n’ôtera jamais.
Mais, sans examiner si j’aime ou si je hais,
Vous, prince, expliquez-vous. M’aimez-vous ?
SABINUS.
Ah ! madame,
Que du ciel en courroux la foudroyante flamme,
Que l’enfer sous mes pas s’ouvrant...
ZÉNOBIE.
Je vous entends.
Ce n’est point en discours qu’il faut perdre de temps,
Un cœur comme le mien hait ces secours frivoles ;
Je prétends qu’un amant, sans l’aide des paroles,
À travers des dangers courant se faire jour,
Au bruit de ses exploits m’apprenne son amour.
SABINUS.
C’est par mon bras aussi que je prétends, madame,
Avec des traits de sang peindre à vos yeux ma flamme.
Déterminez. Faut-il, en vous tirant des fers,
Vous replacer au trône aux yeux de l’univers ?
Faut-il, sous vos drapeaux, aux deux bouts de la terre,
Rallumer le flambeau d’une funeste guerre,
Semer par tout le camp la discorde et l’horreur ?
L’amour fera pour vous l’effet de la fureur ;
Et, contre le Romain armant le Romain même...
Madame, à ces transports connaîtrez-vous si j’aime ?
ZÉNOBIE.
Depuis cinq ans et plus, l’Orient sous mes lois
D’une cruelle guerre a soutenu le poids.
Le sort serait douteux ; ma rapide vengeance
Offre un plus prompt secours à mon impatience :
Pour servir votre amour et mériter mon cœur,
Il faut que votre bras immole à ma fureur...
SABINUS.
Prononcez.
ZÉNOBIE.
Aux transports de cet ardent courage,
Je le crois déjà mort, l’ennemi qui m’outrage.
SABINUS.
N’en doutez point, madame ; il mourra de mes coups.
ZÉNOBIE.
La victime, du moins, sera digne de vous.
S’il était à mes yeux une plus noble tête,
On me verrait sur elle exciter la tempête :
Mais, depuis mes malheurs, il ne s’offre plus rien,
Qui paraisse au-dessus du nom d’Aurélien ;
C’est lui qu’il faut percer. Quoi ! ce grand cœur balance !
Vous ne répondez rien ! Que m’apprend ce silence ?
Parlez.
SABINUS.
Madame, hélas ! le crime...
ZÉNOBIE.
Finissez...
SABINUS.
L’empereur...
ZÉNOBIE.
Quoi !
SABINUS.
Les dieux... Ah ! vous me haïssez
Plus que tous les Romains, plus que l’empereur même.
ZÉNOBIE.
Et qui vous fait juger de cette horreur extrême ?
Est-ce donc vous haïr que de mettre en vos mains
Le succès important de mes hardis desseins ?
Qu’importe que l’amour ou la haine m’inspire ?
N’est-ce pas vous ouvrir un chemin à l’empire ?
Qu’espérez-vous encor ? Quand on y peut monter,
Est-il quelque moyen qu’on ne doive tenter ?
Vous n’aurez pas plus tôt embrassé ma vengeance,
Que l’Orient, en vous respectant ma puissance,
Incertain, sous le joug viendra de toutes parts
Se ranger en un jour près de vos étendards ;
Vous verrez près de vous les brigands de Syrie,
Ce qu’arme de soldats l’une et l’autre Arabie,
La Perse, sous vos lois dressant ses pavillons,
De ses meilleurs soldats grossir vos bataillons :
Les habitants épars des sommets de Nyphate,
Ceux qu’arrose le Tigre, et qui boivent l’Euphrate ;
Tous ces peuples armés sauront bien sous vos lois[4]
Contre tout l’univers justifier vos droits.
La fortune en ce jour au trône vous appelle,
Jamais l’occasion ne peut être plus belle :
La discorde partout déchire les Romains ;
L’Italie est en proie aux fureurs des Germains ;
Titricus en Espagne, aidé de Victorie,
A d’un joug importun fini la barbarie ;
Et Firmus, ralliant les mécontents épars,
Fait sur le bord du Nil flotter ses étendards.
Vous ne répondez rien ! Qu’ai-je encore à vous dire ?
Vous êtes insensible aux honneurs d’un empire,
Aussi bien qu’à ma voix, qui ne vous touche pas.
Si le trône du monde a pour vous peu d’appas,
Hélas ! puis-je espérer que quelques faibles charmes,
Inutiles secours, vaines et faibles armes,
Seront de quelque prix, exposés à vos yeux ;
Que les coups redoublés d’un sort injurieux,
Que les cruels malheurs dont je suis la victime ?...
SABINUS.
Ne peut-on vous venger, hélas ! que par un crime ?
ZÉNOBIE.
Non, ce n’est pas le crime, ingrat, qui te fait peur ;
La crainte de la mort saisit ton lâche cœur.
As-tu frémi toujours à cette voix austère
Que fait entendre au cœur une vertu sévère ?
As-tu fait autrefois de semblables efforts,
Pour dérober ton cœur aux horreurs d’un remords ?
C’est donc une vertu de m’arracher au trône,
D’enlever sur ma tête une juste, couronne,
De mettre dans mes mains, pour un sceptre, des fers,
Et d’un sang innocent inonder l’univers ?
À de telles vertus ton âme est toute ouverte :
Mais, quand il faut saisir l’occasion offerte
Pour purger l’univers d’un tyran odieux,
Et venger en un jour les hommes et les dieux ;
Qu’il faut briser les fers d’une reine innocente,
Et rendre la vertu du vice triomphante :
Voilà, voilà le crime, et les lâches forfaits
Que ton cœur innocent ne tentera jamais !
Va, lâche, mériter les feux d’une Romaine ;
Je crains plus ton amour que je ne fais ta haine ;
Je rougis que mes yeux en ce jour aient blessé
Un cœur que cette main devrait avoir percé.
Va, cours à l’empereur conter ma perfidie ;
Dis-lui les attentats que conçoit Zénobie :
Mais hâte-toi ; peut-être avant la fin du jour
Le désespoir m’aura vengé[5] de ton amour.
Elle sort.
Scène VI
SABINUS, seul
Dieux ! qu’est-ce que j’entends, et quelle est ma disgrâce !
À quoi m’engage-t-on ! que veut-on que je fasse ?
Moi, j’irai mériter, par un lâche attentat,
Les titres d’assassin, de perfide, d’ingrat !
Quoi ! l’on verra ma main, jusqu’alors innocente,
Du sein d’un empereur sortir toute fumante !
D’un prince qui pour moi prodiguant ses faveurs...
Non, je ne puis penser à de telles horreurs ;
Tout mon sang en frémit. Trop cruelle princesse,
Faut-il par des fureurs vous prouver ma tendresse ?
Si, pour se faire aimer, il n’est que ce chemin,
Laissez du moins au meurtre accoutumer ma main ;
Laissez-moi m’essayer sur de moindres victimes ;
Et ne commençons point par le plus noir des crimes.
ACTE II
Scène première
AURÉLIEN, SABINUS
SABINUS.
Quoi ! seigneur, quand le ciel, secondant vos guerriers,
Lui-même au champ de Mars cultive vos lauriers,
Au milieu des faveurs que sa main vous envoie,
Votre cœur abattu se refuse à la joie !
Vous seul, d’un noir chagrin partout environné,
Plus qu’aucun des vaincus paraissez consterné !
Tout rit à vos désirs, dans vos mains Zénobie
Vous répond du destin du reste de l’Asie ;
Et César maintenant peut nous dire, à son choix,
Combien, pour son triomphe, il destine de rois.
AURÉLIEN.
Cher ami, ce grand jour éclairera ma honte ;
Et, parmi tant de rois, je crains qu’on ne me compte.
SABINUS.
Seigneur, que craignez-vous ? quelle vaine terreur
Vous dérobe à vous-même, et saisit votre cœur ?
Depuis que l’Orient est joint à votre empire,
Est-il quelque conquête où votre bras aspire ?
Le soleil, trop content d’éclairer vos États,
Ne s’y lasse jamais, et ne s’y couche pas :
Vous commandez, seigneur, du couchant à l’aurore,
Le Scythe vous révère, aussi bien que le Maure :
Le Tage avec le Rhin s’incline devant vous,
Et d’un juste tribut honore vos genoux.
D’où naît dans votre cœur l’ennui qui vous traverse ?
De quelques mouvements soupçonnez-vous la Perse ?
Et, tenant dans vos fers Zénobie et Sapor,
Est-il quelque ennemi que vous craigniez encor ?
AURÉLIEN.
Non, non, je ne crains plus d’ennemis que moi-même :
Cher Sabinus, enfin, te le dirai-je ? j’aime.
SABINUS.
Vous aimez ! vous, seigneur, à l’Amour immolé !
AURÉLIEN.
Jamais de plus de feux un cœur ne fut brûlé ;
Et jamais empereur, suivi de la victoire,
Ne se vit plus à plaindre au comble de la gloire.
Pour garantir mon cœur d’un funeste poison,
J’appelle à mon secours ma fierté, ma raison ;
J’oppose à mon amour mon rang et ma naissance,
Le sénat, la vertu, vingt ans d’indifférence :
Hélas ! tout me trahit et me quitte en un jour ;
Fierté, raison, vertu, tout me livre à l’amour[6].
Oui, je te l’avouerai, depuis cette journée
Que le ciel par malheur rendit trop fortunée,
Où ton bras triomphant ramena dans ces lieux
Une princesse, hélas ! trop charmante à mes yeux,
Je ne me connais plus, ma grandeur m’importune ;
Je condamne les dieux, j’accuse la fortune ;
J’erre dans ce palais, inquiet, incertain ;
Je fuis, mais vainement, j’ai le trait dans le sein.
À tout moment, l’objet dont mon âme est blessée
Est présent à mes yeux, et flatte ma pensée ;
En vain de cet objet je tâche à m’écarter ;
Je veux me fuir moi-même, et ne puis m’éviter.
Que ne la laissais-tu, la princesse orgueilleuse,
Porter aux ennemis sa beauté dangereuse ?
Pourquoi l’arrêtais-tu sur le point d’échapper ?
Pour me servir, hélas ! n’osais-tu me tromper ?
Ne présumais-tu pas, en voyant tant de charmes,
Que la victoire un jour me coûterait des larmes ?
Et ton bras pouvait-il, la mettant dans mes mains,
Jamais faire un présent plus funeste aux Romains ?
SABINUS.
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? quelle foudre imprévue !
Mon âme à ce revers s’était-elle attendue ?
Quoi ! sur une captive attachant vos regards,
Vous pourriez démentir la fierté dés Césars !
AURÉLIEN.
Ah ! cruel, qu’as-tu fait ?
SABINUS.
Ce que je devais faire,
Ce qu’au bien de l’État il était nécessaire ;
Et l’Orient, soumis à vos lois pour jamais,
Assure à tout l’empire une éternelle paix.
AURÉLIEN.
Et que m’importe, hélas ! le repos de la terre ?
Que me sert d’étouffer le flambeau de la guerre,
Si j’allume en mon sein des feux plus violents,
Et dérobe à mon cœur le repos que je sens ?
Tout l’Orient conquis, l’Afrique avec l’Asie,
Ne me rendront jamais ma liberté ravie ;
Et l’univers entier est pour un empereur
Trop cher, quand il le doit acheter de son cœur.
J’aime, cependant, j’aime ; et, malgré moi, mon âme
Est en proie aux fureurs de sa nouvelle flamme :
Ce feu trop retenu ne peut plus se celer ;
Et je ne puis, enfin, et me taire et brûler.
Rome, dans ce moment, et l’armée, attentives,
Attendent quel sera le destin des captives ;
Ce jour le prescrira : je destine au soleil
D’un sacrifice heureux le pompeux appareil.
J’attends tout de tes soins ; va, que le camp s’apprête
À célébrer l’éclat d’une si grande fête.
Pour rendre à l’univers ce jour encor plus beau,
L’hymen en ma faveur brûlera son flambeau.
Ismène, dans ces lieux par mon ordre conduite,
Va bientôt de son sort par ma bouche être instruite ;
Je l’attends. Mais on vient. Ma gloire et mon amour
Se reposent sur toi de l’éclat de ce jour.
Scène II
AURÉLIEN, FIRMIN
AURÉLIEN.
Eh bien ! Firmin, eh bien ! verrai-je la princesse ?
Viendra-t-elle en ces lieux ?
FIRMIN.
Seigneur, elle s’empresse
À remplir vos désirs, et bientôt, sur mes pas,
Ismène à vos regards viendra s’offrir.
AURÉLIEN.
Hélas !
FIRMIN.
Vous soupirez, seigneur ; et votre âme abattue
Semble, dans ce moment, redouter cette vue.
Vous tremblez !
AURÉLIEN.
Je rougis du trouble où tu me vois.
Toute ma fierté cède au feu que je conçois ;
Et l’amour, me forçant à rompre le silence,
Par ce honteux aveu commence sa vengeance.
Firmin, je fais venir Ismène dans ces lieux
Pour soumettre mon cœur au pouvoir de ses yeux,
Lui dire qu’un hymen à mes jours nécessaire
Doit nous joindre aujourd’hui.
FIRMIN.
Seigneur, qu’allez-vous faire ?
Vous savez quel[7] empire est commis à vos soins.
AURÉLIEN.
Je serais plus heureux, si je le savais moins.
FIRMIN.
Je tremble des malheurs que le ciel vous apprête :
À combien de fureurs offrez-vous votre tête !
Je vois déjà, seigneur, vos chefs et vos soldats,
D’un prétexte apparent couvrant leurs attentats,
Et se nommant tout haut vengeurs de la patrie,
Obéir en secret à leur propre furie.
La haine des Romains, ardents à se venger,
Ne souffre point au trône aucun sang étranger :
Cent massacres fameux en ont teint notre histoire.
Vous aurez beau, seigneur, opposer votre gloire,
Des moissons de lauriers, votre rang, vos vertus,
Des rois chargés de fers, des tyrans abattus :
En vain de ces remparts vous voudrez vous défendre,
Quand la liberté parle, on ne veut rien entendre.
Le Romain, attentif à ses premiers destins,
Ne verra plus en vous que le sang des Tarquins ;
Et, cet affront rendant ses fureurs légitimes,
De toutes vos vertus il vous fera des crimes.
AURÉLIEN.
Ainsi que toi, Firmin, je prévois les malheurs
Où d’un aveugle amour m’exposent les erreurs :
Mais je verrais la foudre à partir toute prête
S’allumer dans les cieux et menacer ma tête,
La foudre et ses éclats ne pourraient m’alarmer :
Le sort en est jeté, j’aime et je veux aimer.
Que le sénat, jaloux de cet hymen, murmure,
Qu’il arme l’univers pour venger cette injure ;
Contre tout l’univers je soutiendrai mes droits,
Et saurai me soustraire au caprice des lois :
Je maintiendrai sans lui l’honneur du diadème ;
On me l’a confié, j’en rends compte à moi-même :
Qu’on s’en rapporte à moi ; la gloire des Romains
Ne peut être remise en de meilleures mains.
Depuis que j’ai reçu les rênes de l’empire,
Aux lois de mon devoir j’ai pris soin de souscrire ;
Et dans ce dur chemin où j’ai su m’avancer,
Ce n’est pas s’égarer que de s’y délasser.
FIRMIN.
Oui, seigneur, jamais Rome, en un jour de victoire,
De traits plus glorieux ne marqua son histoire ;
L’éclat dont aujourd’hui le sénat est frappé,
N’est que de votre gloire un rayon échappé :
Mais vous devez encore arracher à l’envie
Les traits dont elle peut attaquer votre vie,
Ne pas vous en remettre à nos neveux déchus[8]
À peser vos erreurs avecque vos vertus.
Du chemin de la gloire on ne saurait descendre,
Que la trace n’en soit difficile à reprendre :
En vain par mille exploits on a su s’avancer,
Pour un égarement il faut recommencer.
Il ne sied qu’au cœur faible, aux hommes ordinaires,
À se lasser bientôt dans ces routes austères,
Et se flatter encor, fiers et présomptueux,
Qu’un seul jour de vertu peut faire un vertueux.
Ah ! qu’il est beau, seigneur, au vainqueur de la terre,
Qui déchaîne à son gré le démon de la guerre,
Qui tient tout sous ses lois, de borner son pouvoir
Au terme généreux prescrit par son devoir ;
De laisser sa vertu seule dans la balance
L’emporter sur le poids de toute sa puissance !
AURÉLIEN.
Tous tes conseils, Firmin, ne sont plus de saison,
Et mes sens égarés ont séduit ma raison ;
Une secrète voix, qui ne saurait se taire,
Me prescrit mieux que toi ce que je devrais faire,
Et contre cet amour m’aurait fait révolter,
Si mon cœur un moment avait pu l’écouter.
Que fais-je cependant dont ma gloire s’offense ?
Me voit-on de l’empire oublier la défense ?
Quels tyrans sont en paix ? quels Romains sont proscrits ?
Mes arrêts au sénat de sang sont-ils écrits ?
L’univers me voit-il, couvert d’ignominie,
Traîner dans le repos une indolente vie ?
Pour fruit de mes travaux, pour prix de mes exploits,
Je ne veux qu’être un jour arbitre de mon choix.
Suis-je donc du sénat ou le maître ou l’esclave ?
Attendrai-je à la fin qu’il m’insulte et me brave,
Qu’il décide mon sort ? Firmin, n’en parlons plus ;
L’amour est mon vainqueur ; tes soins sont superflus.
Mais on vient. Que je sens de trouble dans mon âme !
Scène III
AURÉLIEN, ISMÈNE, FIRMIN, THÉONE
AURÉLIEN.
Souffrez qu’à vos regards je m’offre ici, madame,
Non plus comme autrefois, que l’horreur et l’effroi
Marquaient partout mes pas et volaient devant moi :
Je viens, plein des transports d’une flamme indiscrète,
D’un cœur qui vous adore avouer la défaite,
Me mettre dans vos fers, et dire, à vos genoux,
Qu’il n’est plus dans ces lieux d’autre vainqueur que vous.
ISMÈNE.
Seigneur, un tel discours a de quoi me surprendre ;
J’en demeure interdite, et ne le puis comprendre.
Je n’ai pas oublié qu’un funeste revers,
Après de vains efforts, m’a mise dans vos fers :
Rebut de la fortune, esclave infortunée,
Je sais à quels malheurs le sort m’a condamnée ;
Et le plus grand de tous, sans espoir, sans secours,
C’est de n’avoir encor vécu que peu de jours.
Puis-je au milieu des fers conserver quelques charmes ?
Tout le feu de mes yeux s’est éteint dans mes larmes ;
Et je les punirais, si leur coupable ardeur
Avait, en vous touchant, si mal servi mon cœur.
AURÉLIEN.
Madame, je sais bien qu’un soupir en ma bouche
Allume votre haine et vous rend plus farouche ;
Que vous changez le nom d’empereur, de vainqueur,
En celui de tyran et de persécuteur :
Mais enfin, si jamais, dans une âme hautaine,
Par un effort d’amour on peut vaincre la haine,
Malgré tous vos dédains je suis sûr d’être heureux.
Madame, on n’a jamais ressenti tant de feux ;
Et, quel que soit l’excès de votre horreur extrême,
Votre cœur me hait moins que le mien ne vous aime.
Si c’est assez pour vous qu’un[9] empire romain,
Je vous l’offre en ce jour, madame, avec ma main.
ISMÈNE.
À moi, seigneur ! à moi ! songez...
AURÉLIEN.
À vous, madame.
Quel don plus précieux vous prouverait ma flamme ?
Un empereur, bientôt maître de l’univers,
Serait-il un captif indigne de vos fers ?
ISMÈNE.
Je l’avouerai, seigneur, une telle victoire
N’éblouit point mes yeux par l’éclat de sa gloire ;
Et je dois renoncer sans peine à la grandeur
Qu’il faudrait acheter aux dépens de mon cœur.
Il ne m’est plus permis d’accepter de couronne,
Si Sapor, plus heureux, à mon front ne la donne ;
Et même le présent de l’empire romain
M’est odieux, seigneur, offert d’une autre main.
AURÉLIEN.
Que m’apprenez-vous donc ? et que m’osez-vous dire ?
Sapor !... Si de sa main vous attendez l’empire,
Vos vœux avec les siens vers le ciel adressés
Ne seront pas encor dans ce jour exaucés.
Je crois peu que l’état où le ciel l’abandonne
Soit le plus court chemin pour arriver au trône :
Je pourrais me tromper ; et, pour sortir des fers,
Peut-être que Sapor a cent chemins ouverts.
Mais, sans trop pénétrer, peut-on savoir, madame,
Par quel heureux secret il a touché votre âme ?
Car enfin vous l’aimez.
ISMÈNE.
Seigneur, jusqu’à ce jour
Mon cœur ignore encor ce que c’est que l’amour[10].
J’avouerai seulement qu’en ma plus tendre enfance,
Quand mes jours plus sereins coulaient dans l’innocence,
Une mère, avant moi, formant ces nœuds si doux,
Me choisit, de sa main, ce prince pour époux.
Depuis ce temps, hélas ! source d’inquiétude,
Je me fais de le voir une douce habitude ;
Chaque jour, chaque instant vient irriter l’ardeur
Qui, flattant mes désirs, s’empare de mon cœur.
Quand je le vois, seigneur, une furtive joie
Dans mes yeux indiscrets malgré moi se déploie ;
Mon cœur, en ce moment, de plaisir pénétré,
Vole au-devant de lui, dans mon sein trop serré :
Quand je ne le vois plus, une langueur secrète
Entretient les ennuis d’une flamme, inquiète ;
Et, séduite souvent d’un souvenir flatteur,
Je le cherche et lui parle en secret dans mon cœur.
Mes yeux ne s’ouvrent plus que pour voir ses alarmes,
Que pour le regarder, ou pour verser des larmes :
Plus sensible à ses maux que je ne suis aux miens,
Mes fers sont à mon bras moins pesants que les siens ;
Je le plains plus cent fois qu’il ne se plaint lui-même.
Ah ! si l’on aime ainsi, j’avouerai que je l’aime.
AURÉLIEN.
N’en doutez point, madame, à ces signes secrets
On reconnaît assez l’amour et ses effets ;
Par de plus doux transports il ne saurait paraître.
ISMÈNE.
J’ai donc senti l’amour, seigneur, sans le connaître :
À ce tendre penchant mon cœur accoutumé
De sa naissante ardeur ne s’est point alarmé.
Trouvant dans mon amour mon devoir même à suivre,
J’ai commencé d’aimer en commençant de vivre ;
Et, le temps confirmant mes feux de jour eh jour,
Sapor n’a plus tenu mon cœur que de l’amour.
Je ferais plus encor ; je donnerais ma vie
Pour lui rendre un moment sa liberté ravie.
Oui, prince, je te l’offre, et je meurs à tes yeux ;
Puisse ma mort calmer la colère des dieux !
Trop contente, en mourant, de te le pouvoir dire :
Ayant vécu pour toi, c’est pour toi que j’expire.
Mais ma raison s’égare, et je me sens troubler.
Seigneur, en ce moment, je croyais lui parler.
AURÉLIEN.
À ces égarements, à ces transports, madame,
Vous m’instruisez assez des ardeurs de votre âme ;
Mais apprenez aussi qu’un empereur romain
N’est point accoutumé de soupirer en vain ;
Qu’un amant, couronné de plus d’un diadème,
Prétend être entendu quand il a dit qu’il aime.
Pour ne devoir qu’à vous le don de votre cœur,
J’oubliais tous les noms de maître, de vainqueur ;
Et, m’abandonnant trop aux transports de mon âme,
Je ne me suis paré que de ma seule flamme.
Mais, madame, un moment songez ce que je puis,
Qui vous êtes, quel est Sapor, et qui je suis ;
Songez que, de nommer un rival qui m’offense,
C’est presque de sa mort prononcer la sentence :
Je vous laisse y penser.
Scène IV
ISMÈNE, THÉONE
ISMÈNE.
Théone, qu’ai-je dit ?
Quel trouble, en ce moment, vient saisir mon esprit ?
Quel aveu, quel discours est sorti de ma bouche !
N’as-tu pas remarqué cet air sombre et farouche,
Ces regards incertains, où j’ai lu la fureur
Et les jaloux transports qui déchirent son cœur ?
Il mourra donc, Théone ; et, parce que je l’aime,
Il faudra que ma main l’assassine elle-même !
C’était peu qu’en ces lieux conduit par son amour
Il eût abandonné les grandeurs de sa cour ;
Que, prodiguant pour moi son sang avec sa vie,
Son bras de fers honteux sentît la barbarie ;
Je n’avais pas encore assez rempli son sort,
Et j’étais réservée à lui donner la mort.
Hélas ! tout me trahit ; et toi-même, cruelle !
Voilà, voilà l’effet de ta main criminelle :
C’est toi qui, ce matin, par des soins imprudents,
As voulu me parer de ces vains ornements ;
C’est toi qui, par ces nœuds, dont l’appareil m’offense,
De mes cheveux épars as dompté la licence ;
C’est ce zèle indiscret, que je n’approuvais pas,
Qui rallume l’éclat de mes faibles appas.
Ah ! que tes soins cruels me vont coûter de larmes !
THÉONE.
Madame, quelque temps suspendez vos alarmes ;
Le ciel, en ce moment, touché de vos malheurs,
Se prépare à tarir la source de vos pleurs ;
Il vous ouvre un chemin pour monter à l’empire :
Il ne tient plus qu’à vous.
ISMÈNE.
Ah ! que m’oses-tu dire,
Cruelle ? et jusque-là tu peux donc me haïr ?
Ta bouche, avec ta main, s’emploie à me trahir.
J’irais, du vain éclat d’un empire éblouie,
Aux yeux de l’univers montrer ma perfidie !
Et, pour un faux brillant, je vendrais en un jour
Fierté, haine, parents, gloire, vengeance, amour !
Moi, j’irais, me couvrant d’une honte éternelle,
Justifier les noms d’ingrate, d’infidèle !
Ah ! périsse en mon cœur ce dessein odieux !
Je tremble, je frémis. Que plutôt à tes yeux...
Mais allons l’informer de tout ce qui se passe ;
Tâchons à détourner le coup qui le menace ;
À ses mortels ennuis je vais mêler mes pleurs.
Dieux ! devrait-il s’attendre encore à ces malheurs ?
ACTE III
Scène première
SAPOR, ISMÈNE
SAPOR.
Est-il vrai ? le croirai-je, adorable princesse ?
Quoi ! votre cœur encor dans mon sort s’intéresse !
Trahi de tous côtés, vaincu de toutes parts,
Je puis, sans vous blesser, m’offrir à vos regards !
Vous me voyez sans peine ; et ces yeux pleins de charmes
Daignent pour moi s’ouvrir et répandre des larmes !
Pour moi vous préférez la honte de vos fers
Aux honneurs éclatants de cent sceptres offerts !
Un mot changeait l’état de votre destinée ;
Vous remontiez au trône auquel vous étiez née ;
Et le ciel aujourd’hui, par un juste retour,
Vengeait les coups du sort par les coups de l’amour.
Cependant, plus sensible au feu qui vous inspire,
Vous abandonnez tout, gloire, grandeurs, empire,
Pour qui ? Pour un captif accablé de malheurs,
Qui ne peut désormais vous offrir que des pleurs,
D’un trône abandonné frivole récompense ;
Et, pour comble d’ennui (j’en rougis quand j’y pense),
Ce prince aimé de vous, que vous favorisez,
Ne vous rendra jamais ce que vous refusez.
ISMÈNE.
Ah ! prince, dès longtemps par le sort poursuivie,
J’ai prévu les malheurs qui menaçaient ma vie ;
Et j’ai toujours bien cru qu’il fallait m’exercer
Au mépris des grandeurs où j’allais renoncer.
Je m’en suis déjà fait une longue habitude :
Mais mon cœur à changer n’a point mis son étude,
Et je n’ai jamais cru devoir l’accoutumer
Au malheur imprévu de ne vous point aimer.
Peut-être à mon amour me laissé-je séduire :
Mais, à quelque grandeur où m’élève l’empire,
Le don de votre cœur, cher prince, est, à mes yeux,
Un présent mille fois encor plus précieux.
SAPOR.
Songez-vous qui je suis ? Ah ! princesse charmante,
Mon âme en ce moment sur mes lèvres errante,
Pour s’échapper de moi, n’attend plus qu’un soupir ?
C’est trop pour un mortel ressentir de plaisir :
Arrêtez ces torrents où mon âme se noie,
Et Sapor n’est pas fait pour expirer de joie.
ISMÈNE.
Hélas ! que ces plaisirs vous coûteront de pleurs !
Mon amour est pour vous le dernier des malheurs ;
Craignez que l’empereur...
SAPOR.
Hé ! que pourrais-je craindre ?
Est-il quelque revers dont je puisse me plaindre ?
Hélas ! quand une fois on a vu vos appas[11],
Il n’est plus d’autre mal que de ne vous voir pas,
Plus de bien que d’avoir un cœur tendre, et capable
De vous aimer autant que vous êtes aimable.
ISMÈNE.
Hélas ! pour tant d’ardeur, pour prix de tant d’amour,
Que fais-je ? Je conspire à vous ravir le jour ;
D’un dangereux rival j’aigris la jalousie,
J’allume ses transports, j’excite sa furie :
Irrité d’un refus qu’il croit injurieux,
Il vengera sur vous le crime de mes yeux.
D’une secrète horreur mon âme prévenue,
Ne jouit qu’en tremblant du bien de votre vue :
Je crains pour moi, pour vous ; et, lorsque je vous vois,
Je crois toujours vous voir pour la dernière fois.
SAPOR.
Pour la dernière fois ! Trop de bonté, madame,
Vous presse à partager les ennuis de mon âme.
Un prince qui n’a pu détourner vos malheurs
Mérite-t-il encor de causer vos frayeurs ?
L’univers me verra, victime toujours prête,
Attendre les couteaux suspendus sur ma tête :
Un mot de votre bouche, un regard de vos yeux,
Réparent pour toujours un sort injurieux ;
Et l’on oublie assez son injustice extrême,
Lorsque l’on se souvient seulement qu’on vous aime.
ISMÈNE.
Pour détourner les maux prêts à vous opprimer,
Souvenez-vous, hélas ! de ne me plus aimer.
SAPOR.
Moi, ne plus vous aimer ! Ma tendresse offensée
Ne soutient point l’horreur d’une telle pensée.
Moi, ne plus vous aimer ! Et quel affreux démon
Verserait dans mon cœur ce funeste poison ?
Pourrais-je imaginer un revers plus funeste ?
Je vous aime, et c’est là le seul bien qui me reste.
Hélas ! j’ai tout perdu ; prêt à perdre le jour,
Permettez-moi du moins de garder mon amour.
Mon cœur, en vous faisant un ardent sacrifice,
Du destin courroucé peut braver la malice :
Pénétré de vos feux, c’est vous qui m’animez,
Et je ne vis enfin qu’autant que vous m’aimez.
Heureux, s’il m’est permis, en dépit de l’envie,
De finir à vos pieds ma déplorable vie !
ISMÈNE.
Hélas ! qu’avez-vous fait ?
Scène II
AURÉLIEN, SAPOR, ISMÈNE, FIRMIN, THÉONE
ISMÈNE.
J’aperçois l’empereur.
Ciel, détourne les maux que présage mon cœur !
AURÉLIEN.
Je vois avec chagrin qu’en ces lieux ma présence
De vos ardents transports calme la violence ;
Si j’avais cru troubler des entretiens si doux,
Je me serais gardé de m’offrir devant vous.
Si j’en crois mes regards, dans l’excès de ce zèle,
Vous lui juriez, madame, une amour éternelle ;
Et, plein du même feu, je crois qu’à votre tour,
Prince, vous lui juriez une éternelle amour.
SAPOR.
Vos yeux, en ce moment, n’ont point su vous séduire ;
Tout ce que sa bonté me permet de lui dire,
Ce que pense un amant de ses feux pénétré,
Ma bouche lui disait, quand vous êtes entré.
AURÉLIEN.
Mais vous ne deviez pas, prince, sitôt suspendre
Le cours impétueux d’un entretien si tendre ;
J’aurais été témoin de vos ardents discours.
SAPOR.
Si j’en crois votre bouche, elle use de détours.
AURÉLIEN.
Je n’en ai pas besoin ; je sais ce que peut dire
L’amour le plus puissant, quand le malheur l’inspire :
Mais, prince, je ne sais si vous êtes instruit
Quel dangereux rival vous traverse et vous nuit.
Vous a-t-on fait savoir qu’il fallait dans votre âme
Étouffer les ardeurs d’une indiscrète flamme ;
Que l’empire d’un cœur que le sort m’a donné
Est un bien qu’en secret je me suis destiné ;
Qu’aucun autre que moi ne doit plus y prétendre ?
SAPOR.
Oui, prince, je le sais ; on vient de me l’apprendre :
Mais j’ignorais encor que le sort des combats
Pût disposer d’un cœur, ainsi qu’il fait d’un bras ;
Et que les mêmes fers dont on charge une tête
Dussent toujours d’une âme assurer la conquête.
Il est vrai qu’en tout temps un puissant empereur
À travers cent rivaux se fait jour dans un cœur :
Tout fléchit devant lui, tout cède, tout fait place ;
C’est pour une mortelle encore trop de grâce
De recueillir l’honneur d’un sévère regard
Que sa bonté sur elle a jeté par hasard :
Mais il est certains cœurs, si j’ose ici le dire,
Qu’on n’éblouirait pas de l’offre d’un empire,
Et qui, dès leur naissance au trône accoutumés,
Même à des empereurs pourraient être fermés.
AURÉLIEN.
S’il s’en trouvait quelqu’un, une juste puissance
M’assurerait toujours de son obéissance :
Un pouvoir redoutable entraîne à soi l’amour.
SAPOR.
C’est ainsi qu’on emporte un cœur en cette cour ?
AURÉLIEN.
D’une esclave orgueilleuse on sait tirer vengeance ;
Et l’on y sait, de plus, réprimer l’insolence.
SAPOR.
Insultez, triomphez : peut-être en d’autres temps
Vous m’eussiez épargné ces discours insultants ;
Avant qu’aux champs fumants d’Émesse et de Larisse
Le ciel de mes malheurs se fût rendu complice,
Lorsque vos bataillons étonnés n’osaient pas
Soutenir les éclairs du fer de mes soldats,
Incertains du succès que nous devions attendre,
Ces mots dans votre bouche auraient pu se suspendre ;
Ce temps, dont vous pourriez encor vous souvenir,
Peut-être malgré vous pourrait-il revenir.
AURÉLIEN.
En tout temps, en tous lieux, en me voyant paraître,
Prince, vous avez dû respecter votre maître ;
Et, d’un mot, je vous puis empêcher de revoir
Ce temps qui vainement flatte encor votre espoir.
SAPOR.
Le coup devrait avoir prévenu la menace.
AURÉLIEN.
Le coup devrait avoir humilié l’audace
D’un esclave orgueilleux.
SAPOR.
Dites mieux, d’un rival.
AURÉLIEN.
L’un et l’autre en ce jour mérite un sort égal,
Et tous deux à mes yeux ne sont que trop coupables.
SAPOR.
Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.
AURÉLIEN.
Redoutez leur faveur.
SAPOR.
Je crains plus leur courroux.
AURÉLIEN.
Je vous trouve bien vain.
SAPOR.
Mais du moins peu jaloux.
AURÉLIEN.
Prince, si vous l’étiez, vous seriez moins à plaindre.
SAPOR.
D’un rival tel que vous je sais ce qu’on doit craindre ;
Et je demanderais, pour être satisfait,
D’être aimé seulement autant que l’on vous hait.
Il sort.
ISMÈNE, à Sapor, qui sort.
Prince, que dites-vous ?
Scène III
AURÉLIEN, ISMÈNE, FIRMIN, THÉONE
AURÉLIEN.
Ah ! c’est trop de licence ;
C’est trop par des raisons fatiguer ma constance :
Laissons de mon courroux ralentir les éclats.
Autant que l’on me hait !...
ISMÈNE.
Ah ! ne le croyez pas.
AURÉLIEN.
Je ne le crois que trop : mais si l’on me dédaigne,
Par de plus sûrs moyens j’obtiendrai qu’on me craigne.
Redoutez les transports d’un aveugle courroux ;
Tremblez pour lui, madame, et peut-être pour vous.
L’un et l’autre à mes yeux est déjà trop coupable,
Lui de vous trop aimer, vous d’être trop aimable.
Je ne vois en Sapor qu’un criminel d’État ;
Tout demande sa mort, l’armée et le sénat ;
Ce n’est plus un rival que mon courroux opprime,
Je dois à l’univers cette grande victime ;
Et je rends grâce au ciel de pouvoir, en un jour,
Satisfaire ma gloire, et venger mon amour.
ISMÈNE.
Non, le ciel ne veut point une telle injustice :
S’il vous demande encore un nouveau sacrifice,
Qui retient votre bras ? Frappez, qu’attendez-vous ?
Voilà le cœur qui doit expirer de vos coups.
AURÉLIEN.
Déjà Sapor devrait être réduit en poudre ;
Mais je veux quelque temps suspendre encor la foudre :
Je fais plus, je vous fais arbitre de son sort ;
Vous tenez dans vos mains et sa vie, et sa mort :
Allez le voir, madame, et lui faites entendre
Qu’aux droits de votre cœur il ne doit plus prétendre,
Que vos feux à jamais pour lui sont consumés,
Et qu’enfin aujourd’hui c’est moi que vous aimez.
ISMÈNE.
Il mourra donc, grands dieux ! Quoi ! ma bouche perfide
Pourra lui proférer ce discours parricide !
Et, quand je le pourrais, ah ! ne serait-ce pas,
Loin de sauver ses jours, avancer son trépas ?
Puisque vous et les dieux voulez cette victime,
Vous l’avez commencé, finissez votre crime :
Si la mort est l’objet de vos lâches desseins,
Qu’il meure par vos coups, et non pas parles miens.
AURÉLIEN.
Enfin par la pitié ma haine retenue
Peut avoir désormais toute son étendue.
Vous le voulez, madame ; et je vous ferais tort,
Si je m’intéressais plus que vous à son sort.
Je puis donner l’essor à ma juste vengeance ;
Armons-nous, punissons un rival qui m’offense ;
Qu’il meure. En le voyant sans vie à vos genoux,
Madame, en ce moment n’en accusez que vous.
Il va pour sortir.
ISMÈNE, l’arrêtant.
Ah ! seigneur, arrêtez ; je suis prête à tout faire :
J’immolerai l’amour et l’amant, pour vous plaire ;
Je vais lui prononcer l’arrêt de son trépas ;
J’y cours ; je lui dirai que je ne l’aime pas.
Que je ne l’aime pas ! Eh ! le pourra-t-il croire ?
Peut-être dans mes yeux il lira le contraire.
Mais n’importe ; ma bouche, arrêtant leurs effets,
Lui dira, s’il le faut encor, que je le hais.
Que ne ferais-je point pour lui sauver la vie !
AURÉLIEN.
Ne vous figurez pas que mon âme éblouie
Parmi ces sentiments n’aille se faire jour ;
À travers cette haine on verra votre amour.
C’est pour moi, je l’avoue, une faible victoire ;
Je sais d’un tel discours ce que je[12] devrai croire ;
Dans cet aveu contraint, source de votre ennui,
Votre bouche est pour moi, votre cœur est pour lui.
Mais enfin je vaincrai l’orgueil d’un téméraire ;
Et, puisque vous m’ôtez tout espoir de vous plaire,
Je le dirai, cruelle, il m’est presque aussi doux
D’être haï de lui, que d’être aimé de vous.
Scène IV
ZÉNOBIE, AURÉLIEN, ISMÈNE, FIRMIN, THÉONE
ZÉNOBIE, à Aurélien.
Il se répand un bruit que je ne crois qu’à peine ;
On dit que dans ce jour vous épousez Ismène :
Ce bruit de bouche en bouche est jusqu’à moi venu,
Et dans tout ce palais se trouve répandu.
D’un doute qui m’outrage éclaircissez mon âme,
Épousez-vous Ismène ?
AURÉLIEN.
Oui, dès ce jour, madame.
ZÉNOBIE.
Et ma fille pourrait jusque-là s’oublier ?
AURÉLIEN.
Elle veut bien plutôt noblement s’allier.
ZÉNOBIE.
Elle y consentirait ! Non, je ne le puis croire ;
Ma fille n’ira point, insensible à sa gloire,
Immoler sa vengeance, et, vous donnant la main,
Vendre le sang d’un père à son lâche assassin.
À Ismène.
Monterait-elle au trône où le corps de son père
Fait le premier degré ? Que prétend-elle faire ?
Depuis quand, en quel lieu, comment, et par quels droits
Est-elle devenue arbitre de son choix ?
Sapor y consent-il ? M’avez-vous consultée ?
La voix de mon époux, l’avez-vous écoutée,
Cette plaintive voix qui suit partout mes pas,
Et vous reproche un sang que-vous ne vengez pas ?
ISMÈNE.
Et vous aussi, madame ? Hélas ! c’est trop de peines.
ZÉNOBIE.
Non, ce n’est point mon sang qui coule dans tes veines ;
Je ne t’ai point portée, ingrate, dans ce sein,
Et tu n’as, en naissant, sucé qu’un sang romain.
Sont-ce là ces transports de haine et de vengeance
Dont j’ai toujours pris soin de nourrir ton enfance ?
Est-ce moi qui t’appris à trahir en un jour
Les intérêts du sang et les droits de l’amour ?
Réponds-moi ; parle.
ISMÈNE.
Hélas !
ZÉNOBIE.
Insensible ! inhumaine !
Tu soupires ! Voilà les transports de ta haine,
Fille indigne d’un nom que tu ne peux porter !
AURÉLIEN.
Madame, jusqu’à quand voulez-vous m’insulter ?
N’avez-vous pas assez lassé ma patience ?
Dois-je encor porter loin l’excès de ma constance ?
Mais parmi ces discours, dont je dois être las,
Vous m’instruisez, madame ; et je ne savais pas
Qu’en répandant sur vous un rayon de ma gloire,
Je misse à votre front une tache si noire ;
Et qu’un sceptre romain, par ma main présenté,
Fût un crime pour vous à la postérité :
S’il faut même le dire, avec un œil sévère
Ma fierté dès longtemps avait vu le contraire ;
Et, soigneux démon nom, j’ai craint jusqu’à ce jour
D’intéresser ma gloire en ce fatal amour.
Mais, madame, aujourd’hui plus sensible à ma flamme,
L’amour, de son côté, vient entraîner mon âme.
Je n’examine point ici qui de nous deux
Hasarde plus sa gloire un jour chez nos neveux :
Quoi qu’il en soit enfin, quoi qu’on en puisse dire,
Je le veux, je l’ordonne, et cela doit suffire ;
Dussé-je me couvrir d’un affront éternel,
Je conduis dans ce jour votre fille à l’autel.
À Ismène.
Vous, madame, arrêtez l’effet de ma puissance ;
Mon amour est encor plus fort que ma vengeance.
Tenez votre promesse : ici tout m’obéit ;
Ces murs me rediront ce que vous aurez dit.
Scène V
ZÉNOBIE, ISMÈNE, THÉONE
ZÉNOBIE.
Enfin voilà l’abîme où j’étais attendue !
Dieux cruels, voyez-moi, suis-je assez confondue ?
Je verrai donc ma fille, amenée aux autels,
Avouer sa faiblesse aux pieds des immortels !
Mes yeux seront témoins...
ISMÈNE.
Ah ! de grâce, madame,
De reproches affreux n’accablez point mon âme ;
Victime infortunée, un destin malheureux,
M’entraînant à l’autel, triomphe de mes vœux :
Plaignez plutôt mon sort ; pour sauver ce que j’aime,
J’immole mon amour, je m’immole moi-même ;
Sans ce dur sacrifice et cet hymen, hélas !
Ce jour est pour Sapor celui de son trépas.
ZÉNOBIE.
Le jour de son trépas ! dieux ! quelle tyrannie !
ISMÈNE.
Aux dépens de l’amour, il faut sauver sa vie.
ZÉNOBIE.
Le barbare !
ISMÈNE.
Ah ! madame, arrêtons son courroux.
ZÉNOBIE.
Ah ! périssons, ma fille, et Sapor avec nous.
D’un indigne attentat sauvons notre mémoire ;
Nous ne vivons que trop déjà pour notre gloire[13].
Tout est ici soumis à la loi du trépas :
Nous vivons pour mourir, mais nous ne naissons pas
Avec un cœur exempt et de tache et d’offense,
Pour en trahir jamais la sévère innocence :
C’est pour tous les mortels un dépôt précieux,
Qu’ils doivent rendre tel qu’ils l’ont reçu des dieux.
ISMÈNE.
Quels combats !
Scène VI
ZÉNOBIE, SABINUS, ISMÈNE, THÉONE
SABINUS, à Zénobie.
Je vous cherche, et ma flamme outragée
Vous promet tout, madame ; oui, vous serez vengée ;
Un mouvement secret dans le fond de mon cœur
Accuse ma faiblesse et blâme ma lenteur :
Je venge mes délais par mon impatience ;
Vos beaux yeux dans mon cœur excitent la vengeance ;
Ce cœur d’aucun remords ne se sent combattu ;
Et vous servir, madame, est servir la vertu.
ZÉNOBIE.
Quel changement soudain ! Qui cause dans votre âme
Ce retour dans mon cœur ?...
SABINUS.
L’ignorez-vous, madame ?
On vous aime, on me tue aujourd’hui dans ces lieux.
J’en frémis ; l’empereur vous épouse à mes yeux ;
Lui-même il m’a chargé de l’éclat de la fête :
Détournons les éclats de ce coup sur sa tête,
Prévenons ses desseins, détruisons ses projets ;
Changeons, par un seul coup, ses lauriers en cyprès ;
Que les flambeaux ardents de cet hymen célèbre
Éclairent les moments de sa pompe funèbre ;
Qu’il périsse à vos yeux.
ZÉNOBIE.
Prince, je vous entends ;
Ce soin de me venger, ces nobles sentiments,
Ces transports, ces fureurs dont votre âme est saisie,
Je les dois à l’amour moins qu’à la jalousie.
SABINUS.
Et qu’importe, madame, à qui vous les deviez,
Pourvu que le tyran tombe mort à vos pieds ?
Ce généreux courroux, confondu dans mon âme
Avec l’emportement de l’ardeur qui m’enflamme,
Ne vous marque que trop l’amour que j’ai pour vous :
Mon cœur est amoureux autant qu’il est jaloux.
ZÉNOBIE.
Il faut vous détromper ; l’éclat de cette fête,
L’hymen que dans ces lieux par votre ordre on apprête,
Ces flambeaux dont votre âme a conçu tant d’effroi,
Tout ce que vous voyez, ne se fait pas pour moi.
SABINUS.
Ne se fait pas pour vous ? Et pour qui donc, madame ?
Quel autre objet ici peut exciter sa flamme ?
ZÉNOBIE.
Voilà l’objet fatal, et les coupables yeux
Où l’empereur a pris cet amour odieux ;
Amour, plus que mes fers, dangereux à ma gloire.
SABINUS.
Vous voulez m’abuser ; non, je ne puis vous croire :
Je vous écoute moins que mes transports jaloux ;
Et qui vous voit enfin ne peut aimer que vous.
Quoi qu’il en soit, madame, il faut vous satisfaire ;
Le dessein en est pris, rien ne m’en peut distraire.
Déjà par tout le camp mes fidèles soldats
Sont, au premier signal, prêts à suivre mes pas.
Le bruit de cet hymen, qui vient de se répandre,
Me fait trouver des cœurs prompts à tout entreprendre :
Sévère, Albin, Plautus, pleins d’une noble ardeur,
Des moments retardés accusent la lenteur.
Allons, madame, allons, volons à la vengeance.
Déjà plein des transports de mon impatience,
J’ai couru chez Sapor en venant dans ces lieux ;
Le succès du complot est écrit dans ses yeux.
Je vais tout préparer pour ce grand sacrifice,
Et contraindre le ciel à nous être propice.
ZÉNOBIE.
Ah ! suivez les transports dont vous êtes épris,
Et songez que mon cœur en doit être le prix.
ACTE IV
Scène première
ISMÈNE, THÉONE
ISMÈNE.
Où vais-je ? où suis-je ? Hélas ! où courons-nous, Théone ?
Ma raison me trahit, ma vertu m’abandonne ;
Mon cœur est dévoré des plus cruels ennuis ;
Je cours dans ce palais sans savoir où je suis ;
Je crains d’y rencontrer un malheureux que j’aime ;
Je me dérobe au jour ; je me cache à moi-même ;
Je me fuis, mais en vain ; et tout ce que je voi
Me reproche mon crime et s’arme contre moi.
De quel front, de Sapor soutiendrai-je la vue,
Si, de ma trahison déjà trop confondue,
Je n’ose regarder ce palais odieux,
Où le sang de mon père est fumant à mes yeux ?
Dieux ! que deviendra-t-il, quand ma bouche cruelle
Lui marquera l’état de mon cœur infidèle ?
Quand il m’entendra dire, interdit et confus,
« Prince, je vous aimais, je ne vous aime plus ;
« Je ne suis plus à vous : à l’autel entraînée,
« Avec votre rival j’unis ma destinée ;
« Cet hymen se célèbre à vos yeux dans ce jour,
« Et je vais vous trahir par un effort d’amour. »
Ah ! plutôt que lui faire un aveu si terrible,
Fuyons, fuyons, Théone, au sein d’un antre horrible ;
Cachons-nous dans l’horreur des plus sauvages lieux ;
Renonçons pour jamais à la clarté des cieux :
Viens, Théone, suis-moi. Mais quelle horreur m’emporte !
Ne me souvient-il plus de ces fers que je porte ?
Où puis-je aller, grands dieux ? quels chemins sont ouverts ?
Hélas ! je ne peux plus me cacher qu’aux enfers.
THÉONE.
Madame, à quelques maux que le destin me livre,
Ordonnez de mon sort, je suis prête à vous suivre :
Prompte à briser mes fers, je marche sur vos pas,
Sous un climat brûlant, ou sous de froids climats ;
Soit qu’en ce jour fatal votre ombre fugitive
Descende pour jamais sur la funeste rive[14],
J’irai...
ISMÈNE.
Non, demeurons. En quel affreux séjour
Ne porterais-je pas ma honte et mon amour,
Après avoir conçu le dessein téméraire
D’épouser en ce jour l’assassin de mon père ?
Il suffit que mon crime étonne l’univers,
Sans en aller sitôt infecter les enfers.
THÉONE.
Madame, jusqu’ici votre innocente vie
D’aucune tache encor ne se trouve ternie ;
Et frustrant l’empereur du don de votre main,
Qui peut vous reprocher...
ISMÈNE.
Quel horrible dessein !
Voilà de tes conseils l’ordinaire injustice.
Et que t’a fait Sapor pour vouloir qu’il périsse ?
Que t’ai-je fait ? grands dieux ! par quel affreux courroux
Veux-tu que contre lui je tourne encor mes coups ?
C’est donc peu contre lui que la rage et l’envie ;
L’amour, pour l’opprimer, se met de la partie.
Scène II
SAPOR, ISMÈNE, THÉONE
ISMÈNE.
Mais, dieux ! je l’aperçois ; il tourne ici ses pas.
Dans le trouble où je suis ne m’abandonne pas.
SAPOR.
Enfin le ciel, madame, à mes vœux moins contraire,
Luit d’un rayon plus pur ; il permet que j’espère,
Il va m’ouvrir bientôt, en signalant mes coups,
Le moyen de mourir ou de vivre pour vous.
Sabinus, dans l’armée excitant sa puissance,
Des Romains courroucés irrite la vengeance ;
Tout le camp mutiné s’arme en notre faveur,
Et mon cœur tout entier se livre à la fureur.
Mais que vois-je, grands dieux ! et quel sombre nuage
Vient obscurcir l’éclat de votre beau visage !
Quel changement ! Pourquoi détournez-vous vos yeux ?
Depuis quel temps vous suis-je un objet odieux ?
C’est Sapor qui vous parle. Ah ! ma chère princesse,
Jetez les yeux sur moi. Quel sombre ennui vous presse ?
Vous ne me dites rien ? Ciel ! que je sens d’effroi !
Serais-je donc trahi ? par qui ? comment ? pourquoi ?
L’aurais-je pu penser ? Quel amour ! quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux enflamment mon audace,
Ces yeux où je venais prendre toute l’ardeur
Qui devait animer et mon bras et mon cœur !
Je vais vous arracher...
ISMÈNE.
Hélas ! qu’allez-vous faire ?
SAPOR.
Pour vous dans les hasards je cours en téméraire ;
Je me livre au destin ; quel que soit le danger,
Sur les pas de la mort je vole vous venger.
Mon courage inquiet depuis longtemps murmure
De n’avoir du destin pu réparer l’injure,
Et je suis criminel aux yeux de l’univers,
De vous avoir laissée un moment dans les fers ;
Cet univers saura que ce temps, ce silence,
Servaient à méditer une illustre vengeance,
Et que tout malheureux et tout abandonné,
J’étais digne du cœur que vous m’avez donné.
ISMÈNE.
Hélas !
SAPOR.
Vous soupirez, je vois couler vos larmes.
Et pourquoi verse-t-on du sang avec ces armes ?
Cédons à la fureur.
ISMÈNE.
Tournez vos premiers coups
Contre ce cœur ingrat qui ne peut être à vous.
SAPOR.
Qui ne peut être à moi ! Ciel ! que viens-je d’entendre ?
Quelle secrète horreur dans moi va se répandre !
L’ai-je bien entendu, grands dieux ? j’en doute encor.
Est-ce Ismène qui parle ou bien suis-je Sapor ?
Qui ne peut être à moi ! C’en est donc fait, madame ?
L’amour, ce tendre amour, est banni de votre âme ;
Vos sens d’une autre ardeur sont enfin prévenus ;
Vous m’aimiez autrefois, et vous ne m’aimez plus.
Ne craignez point ici que ma bouche rebelle
Vous accable des noms d’ingrate, d’infidèle,
Vous fasse souvenir des serments et des pleurs
Dont il vous plut jadis irriter mes ardeurs :
Non, pour vous reprocher votre injustice extrême,
Je ne veux exciter contre vous que vous-même ;
Au lieu de condamner votre esprit inconstant,
Je vous pardonne tout, si j’en puis faire autant.
Vous me quittez, madame, et je me[15] rends justice,
De mes cruels malheurs je suis le seul complice ;
Indigne de vous plaire et de vous posséder,
Méritais-je ce cœur que je n’ai pu garder ?
Devais-je me flatter, puisqu’il faut vous le dire,
Que toujours insensible au charme d’un empire,
Votre amour s’irritant au milieu des malheurs,
Vous oublieriez pour moi le trône et ses grandeurs ?
Espérais-je en effet que, malgré mille obstacles,
Le ciel en ma faveur prodiguât des miracles ?
Croyais-je que toujours... Ah ! trop longtemps déçu,
Malheureux que je suis ! je ne l’ai que trop cru ;
Je me suis trop flatté d’une fausse promesse,
Et du charme imposteur d’une feinte tendresse ;
Ma raison prévenue et mon cœur enchanté...
Non, je n’étais point fait pour tant de cruauté.
ISMÈNE.
Étais-je faite aussi pour être si cruelle ?
SAPOR.
Vous étiez faite, hélas ! pour n’être pas fidèle :
Vous m’avez abusé d’un espoir trop flatteur ;
Je me croyais aimé, j’adorais mon erreur :
Ne pouviez vous encor quelque temps vous contraindre ?
ISMÈNE.
Hélas ! connaissez mieux en quel temps je veux feindre.
SAPOR.
Je ne veux rien connaître ; assuré de mon sort,
Mes vœux les plus ardents m’entraînent à la mort ;
J’y vais avec plaisir : il faut du sang, madame,
Pour achever d’éteindre une importune flamme ;
J’y cours...
ISMÈNE.
Que dites-vous ? Ah ! quelle aveugle erreur
Vous fait chercher la mort avec tant de fureur ?
Vivez : si vous mourez, il faut que je vous suive.
SAPOR.
Hé ! pourquoi voulez-vous maintenant que je vive ?
Abandonné, trahi, désespéré, vaincu,
Madame, en cet état j’ai déjà trop vécu.
ISMÈNE.
Quel trouble me saisit ! Je tremble, je frissonne.
Ah ! Théone, fuyons. La force m’abandonne.
Fuyons...
SAPOR.
Vous me fuyez dans ce moment fatal ;
Vous courez vous jeter dans les bras d’un rival !
Est-ce ainsi qu’autrefois, sensible à mes alarmes,
Vous me voyiez courir dans les périls des armes,
Lorsque, nous séparant par de tendres adieux,
Vous me suiviez longtemps et du cœur et des yeux ?
Me fuyiez-vous ainsi, quand ma main fortunée
Tenait à mes drapeaux la victoire enchaînée ;
Quand ; revenant vainqueur, j’étalais à vos pieds
Les débris de l’orgueil des rois humiliés.
Des javelots brisés, des aigles menaçantes,
Du sang des ennemis encore dégoutantes,
Des faisceaux arrachés, mille et mille étendards,
Dignes fruits d’un héros, cueillis au champ de Mars ?
Tout couvert de lauriers, et tout brillant de gloire,
Je ne me réservais, pour prix de la victoire,
Que le plaisir charmant de vous la raconter,
Et vous, madame, et vous, celui de l’écouter.
Pour qui donc ai-je mis tant de villes en cendre ?
Pour qui coulait le sang que l’on m’a vu répandre ?
Vous ne l’ignorez pas, j’allais de vos parents
Apaiser, par mon sang, les mânes murmurants.
Ce n’était pas assez qu’aux plaines de Larisse
Mon bras leur eût offert un sanglant sacrifice,
Et que vous eussiez vu leurs sillons désolés
Blanchir des ossements dont ils étaient comblés :
C’était peu que, traînant les horreurs de la guerre,
De vastes flots de sang j’eusse inondé la terre ;
Il me fallait encor, par de plus grands travaux,
Changer l’ordre du ciel, faire rougir les eaux,
Leur apprendre à couler par des routes nouvelles.
Vous le savez ; vos yeux sont des témoins fidèles :
L’Oronte a vu deux fois ses flots précipités,
De cadavres romains dans leur cours arrêtés,
Remonter vers leur source, et cherchant un passage,
S’égarer dans les champs voisins de son rivage.
Quel fruit de mes travaux, grands dieux ! N’en parlons plus ;
Mes regrets aussi bien seraient-ils superflus.
Ô ciel ! tu me devais un destin moins barbare.
Mais calmons la fureur qui de mon cœur s’empare.
Oui, madame, trahi, percé de mille traits,
Je sens que je vous aime encor plus que jamais.
ISMÈNE.
Vous m’aimeriez encor ! Non, je suis trop coupable.
SAPOR.
Pour ne me plus aimer, êtes-vous moins aimable ?
ISMÈNE.
Vengez-vous par la haine, armez votre courroux.
SAPOR.
Pour me venger, hélas ! quel chemin m’ouvrez-vous ?
ISMÈNE.
Je le dirai pourtant : du destin poursuivie,
Je devrais être plainte, et non être haïe.
Vous le saurez un jour.
SAPOR.
Ah ! dans mon désespoir,
Votre bouche déjà m’en a trop fait savoir ;
Ne m’apprenez plus rien : je n’ai rien à vous dire,
Je ne vous retiens plus, allez chercher l’empire ;
Tandis que d’autre part, en proie à ma fureur,
Je vais, pour me venger, chercher un empereur.
Qu’il me tarde de voir mon bras, de sang avide,
Se perdre dans le sein du traître, du perfide !
Lorsque dans les combats je signalais mes coups,
Je n’étais qu’amoureux, je n’étais point jaloux ;
Par les coups de l’amour j’ai commencé ma vie,
Faisons sentir ici ceux de la jalousie ;
Le champ nous est ouvert, il faut s’y signaler.
Cruel ! tu périras, et ton sang va couler.
ISMÈNE.
Ah dieux ! que dites-vous ?
SAPOR.
En vain votre tendresse,
Tremblante pour ses jours, dans son sort s’intéresse ;
Il mourra de mes coups ; j’irai chercher son cœur.
Mais, hélas ! pardonnez à ma juste fureur,
Si, pressé du transport d’une jalouse rage,
Je ne respecte point votre divine image ;
Si je perce ce cœur pour effacer des traits,
Ailleurs que dans le mien, infidels[16], imparfaits,
Et si, l’amour rendant ma fureur légitime,
J’immole, en me frappant, une double victime.
ISMÈNE.
Sortons d’ici, Théone ; je me sens accabler[17] ;
Je tremble, je chancelle, et je ne puis parler.
Scène III
SAPOR, seul
Enfin dépouillons-nous d’une feinte apparence ;
Déchirons maintenant ce voile de constance
Où ma faiblesse a su si longtemps se cacher ;
Il n’est plus de témoins pour nous la reprocher :
Ouvrons enfin la Scène, exposons à la vue
Les sentiments secrets d’une âme toute nue
Éclatez, mes regrets trop longtemps retenus ;
Je vais mourir bientôt, je ne me plaindrai plus.
Voilà pour quel usage on me laissait la vie !
Ciel, tu me réservais à cette perfidie !
Eh bien ! es-tu content ? La fortune et l’amour
M’ont-ils assez joué l’une et l’autre à leur tour ?
Ô trop flatteur espoir, détruit dans sa naissance !
À quel point se réduit toute mon espérance !
Je vais mourir ; et, pour comble d’horreur, hélas !
Ismène est infidèle et ne me plaindra pas !
Je ne vous verrai plus, ingrate, encore aimable ;
Je ne vous verrai plus ! Quel mot épouvantable !
Je tremble, je frémis, je sens couler mes pleurs !
Ah ! qui peut exciter ces indignes terreurs ?
Est-ce la mort, grands dieux ! qui cause mes alarmes ?
Est-ce l’amour trahi qui m’arrache des larmes ?
Je ne sais : mais, hélas ! renonce-t-on au jour,
Quand on ne peut encor renoncer à l’amour ?
Qui pourra vous aimer autant que je vous aime,
Quand, de vos cruautés m’étant puni moi-même,
Je serai descendu dans l’infernale horreur ?
Mais quel transport jaloux s’élève dans mon cœur ?
Quoi ! l’on vous aimera (j’en frémis quand j’y pense),
Et je ne vivrai plus pour venger cette offense !
Ah ! de quels soins cruels viens-je ici m’affliger ?
Ismène encor vivra, c’est trop pour me venger.
Elle a pu me trahir, l’ingrate ! sera-t-elle
Pour un nouvel amant plus que pour moi fidèle ?
Non, je serai vengé dans le sein du trépas.
Mais, tandis que je vis, vengeons-nous par mon bras.
Quel autre mieux que moi punirait cet outrage ?
Que l’amour dans mon cœur se convertisse en rage :
D’un orgueilleux rival allons percer le flanc,
Et noyons son amour dans les flots de son sang.
Courons, qu’attendons-nous ? qu’il périsse...
Scène IV
SAPOR, ZÉNOBIE
SAPOR.
Ah ! madame,
Venez voir le désordre et l’horreur de mon âme ;
Venez, considérez l’état où l’on m’a mis :
Vous ne direz jamais quels sont mes ennemis.
Le jour m’est à présent une peine cruelle ;
Je suis trahi, madame ; Ismène est infidèle,
Ismène, votre fille ! et dans quel temps, grands dieux !
Lorsque je vais verser tout mon sang à ses yeux ;
Et que mon bras, armé pour se rendre justice,
Des destins ennemis va dompter la malice.
Ah ! que ne suivait-elle encor quelques moments
Le cours toujours trompeur de ses déguisements ?
Par pitié, pour le moins, que ne me laissait-elle
Dans l’erreur où j’étais de la croire fidèle ?
Que ne se faisait-elle encore un peu d’effort ?
Les dieux n’allaient-ils pas ordonner de ma mort ?
J’aurais abandonné ma languissante vie
Avecque plus d’amour et moins d’ignominie.
ZÉNOBIE.
Prince, calmez l’excès de vos ressentiments ;
Le temps attend de vous d’autres emportements.
D’un tyrannique amour déplorable victime,
Ma fille est malheureuse, et voilà tout son crime :
Son infidélité, dans ce jour malheureux,
Rien plus que sa constance a fait briller ses feux.
D’amour et de terreur son âme combattue
À de tendres frayeurs s’est à la fin rendue ;
Une loi trop cruelle arrachait un discours
Qu’elle ne prononçait que pour sauver vos jours.
Non que je veuille ici, trop pleine de tendresse,
Faire grâce à l’amour, et cacher sa faiblesse :
Si de meilleurs conseils avaient été suivis,
Ma fille, vous et moi, nous serions tous péris,
Plutôt qu’un lâche aveu fût sorti de sa bouche ;
Mais enfin, plus sensible à l’ardeur qui la touche,
Ismène a consenti, dans ce funeste jour,
Pour sauver son amant, d’immoler son amour !
SAPOR.
Ah ! que me dites-vous ? Est-il bien vrai, madame ?
À ce flatteur espoir puis-je livrer mon âme ?
Quoi ! malgré ses froideurs, Ismène, dans son cœur,
Aurait désavoué ce discours imposteur ?
Ces sentiments trompeurs, arrachés par la feinte,
N’étaient que des effets d’amour et de contrainte ?
Ah ! pardonnez, Ismène, à mon aveuglement ;
Pardonnez aux transports d’un trop crédule amant ;
Je vous crois criminelle, et je suis seul coupable.
Vous ne serez jamais à mes yeux plus aimable,
Maintenant que je sais le prix de vos combats,
Que quand vous me direz que vous ne m’aimez pas.
Mais peut-être, madame, une pitié secrète,
Plus que la vérité, dans mon malheur vous jette :
Car enfin deux amants, en cette extrémité,
De la feinte aisément percent l’obscurité.
Hélas ! d’un seul soupir elle eût calmé l’orage,
Dissipé mes frayeurs, rassuré mon courage.
Eh ! contrainte à tenir un discours odieux,
Son cœur ne pouvait-il s’exprimer par ses yeux ?
ZÉNOBIE.
Tout mentait dans Ismène ; et ses regards timides
Craignaient d’en trop apprendre à des témoins perfides :
On l’observait.
SAPOR.
Madame, ah ! que m’apprenez-vous ?
On l’observait, grands dieux ! Ah ! courons, hâtons-nous :
Nos projets sont détruits ; tout est perdu, madame.
Hélas ! dans les transports qui déchiraient mon âme,
Je n’aurai pu me taire ; on saura... j’aurai dit...
Je sens que dans mon cœur l’espoir s’évanouit.
Tout est perdu, madame, et je vous ai trahie.
Quel malheur ! quel revers ! dieux ! quelle est donc ma vie ?
Tous mes moments ne sont qu’un éternel retour
De la crainte au dépit, de la rage à l’amour.
Allons, courons finir mes jours et ma misère.
Ciel, je ne serai plus l’objet de ta colère :
Il ne te reste plus contre moi qu’un seul trait ;
Je l’attends : tonne, frappe, et je suis satisfait.
ZÉNOBIE.
Il n’est plus temps ici de se répandre en plaintes ;
Défendez votre cœur contre ces vaines craintes ;
Que ce nouveau malheur, et peut-être incertain,
Ne serve qu’à hâter les coups de votre main.
Dans mon appartement Sabinus va se rendre ;
De ses soins empressés nous devons tout attendre.
Nous avons des amis touchés de nos malheurs,
Et la pitié n’est pas éteinte en tous les cœurs.
Enflammé par l’amour, animé par la gloire,
Prince, je crois vous voir voler à la victoire.
SAPOR.
Allons, madame, allons ; le succès est certain,
Si je puis seulement avoir le fer en main.
ACTE V
Scène première
ZÉNOBIE, ISMÈNE, THÉONE
ZÉNOBIE.
Non, non, vous n’irez point : qu’il vienne ici, s’il l’ose,
Achever cet hymen que son cœur se propose,
Vous arracher des bras d’une mère en fureur.
Il est plus d’un chemin pour aller à son cœur ;
Mon bras, mieux que vos yeux...
ISMÈNE.
L’ardeur de la vengeance
Est un faible secours contre tant de puissance.
Que pourront nos efforts ?
ZÉNOBIE.
Eh bien ! cours à l’autel,
Va verser sur ton front un opprobre éternel ;
Mais, avant départir, vois ces voûtes sanglantes,
Du meurtre de ton père encor toutes fumantes ;
Vois ce palais rempli du nom de tes aïeux :
Tout reproche ton crime à tes perfides yeux.
Si de ces monuments exposés à ta vue,
Ton âme, en ce moment, n’est assez confondue,
S’il te faut des objets empruntés chez les morts
Pour aller dans ton cœur exciter des remords,
Ombre de mon époux[18]...
...
Scène II
ZÉNOBIE, ISMÈNE, SAPOR, THÉONE
SAPOR.
Je cède enfin, madame, à mon impatience ;
Les moments sont trop lents, je cours à la vengeance.
Sabinus ne vient point, il faut l’aller chercher ;
C’est trop longtemps ici l’attendre et se cacher ;
Il est temps maintenant que le ciel se déclare.
Quel que soit le trépas que le sort me prépare,
Je mourrai satisfait, si d’un coupable cœur,
En versant tout mon sang, je puis laver l’erreur.
Dans le temps que pour moi votre tendresse éclate,
Je vous crois infidèle, et je vous nomme ingrate :
Dans ce moment pourtant, vos yeux en sont témoins,
J’étais plus malheureux, je n’en aimais pas moins ;
Et, n’accusant que moi d’une fausse inconstance,
Je vous gardais toujours un reste d’innocence ;
Non que par ces raisons je veuille m’excuser ;
Peut-être qu’un moment j’ai pu vous accuser ;
Et ce cruel moment, dont le retour m’accable,
À vos yeux pour toujours doit me rendre coupable.
Ah ! périsse un soupçon né de mon désespoir,
Et le crédule cœur qui le peut concevoir !
Je vole l’en punir. Vous m’aimez, je vous aime ;
Rien ne peut mieux venger l’amour que l’amour même :
Je m’arrache à vos yeux, vous ne me reverrez
Que triomphant, ou mort.
ISMÈNE.
Ah ! prince, demeurez ;
Je tremble pour vos jours. Aux coups de la tempête
Laissez-moi présenter une moins chère tête.
Si je vous exposais aux horreurs du danger,
Ce serait me punir bien plus que me venger ;
Et, quoique vos périls m’apportassent[19] des charmes,
Je serais mal payée encor de mes alarmes ;
D’autres me vengeront.
SAPOR.
Madame, à cet emploi
Que vous me refusez, qui destinez-vous ?
ISMÈNE.
Moi.
Dans les nobles transports du courroux qui m’anime,
Si je vais à l’autel, ce n’est plus en victime ;
J’y cours pour immoler un tyran odieux ;
Et mon bras va venger le crime de mes yeux.
SAPOR.
Je renonce à ce prix, madame, à la vengeance :
Vous allez à l’autel flatter son espérance ;
Ah ! quand il y devrait expirer de vos coups,
Mon cœur de son bonheur serait encor jaloux.
Non ; laissez-moi, madame, achever mon ouvrage :
Moi seul j’espère tout du feu de mon courage ;
Et, si je ne remets l’Orient sous vos lois,
Je dispense les dieux d’appuyer mes exploits.
Scène III
AURÉLIEN, ZÉNORIE, ISMÈNE, SAPOR, THÉONE, FIRMIN, GARDES
ZÉNOBIE.
Quel coup de foudre affreux ! dieux ! quel revers funeste !
ISMÈNE.
Ciel ! conservez Sapor, j’abandonne le reste.
AURÉLIEN.
Non, prince, il n’est pas temps encore de partir,
Sabinus doit ici vous venir avertir :
Je viens vous en porter les dernières nouvelles ;
Son supplice déjà sert d’exemple aux rebelles,
Et le vôtre bientôt instruira l’univers
Qu’il n’est que ce chemin pour sortir de mes fers.
Et vous, madame, et vous, l’objet de ma faiblesse,
Voilà donc de quel prix vous payez ma tendresse !
À cet illustre emploi vous destiniez ses jours,
Quand vos larmes tantôt m’en demandaient le[20] cours.
Ah ! c’est trop sous l’amour faire gémir la gloire.
SAPOR.
Par quel aveuglement aurais-tu donc pu croire
Que Sapor pût jamais former d’autre dessein
Que de briser ses fers et te percer le sein ?
Je te le dis encor : pour assurer ta vie,
Il faut qu’auparavant la mienne soit ravie.
Quels que soient mes destins, libre ou chargé de fers,
Je prétends te haïr même au fond des enfers.
Que tardes-tu, barbare, à m’y faire descendre ?
Tes bourreaux sont-ils prêts ? Tu risques trop d’attendre :
Crains, tant que je respire, un coup mal arrêté.
AURÉLIEN.
Ainsi bientôt mes jours seront en sûreté.
SAPOR.
Le plus affreux trépas n’a rien dont je pâlisse.
ISMÈNE.
Et vous pouvez, seigneur, commander qu’il périsse ?
Il n’est point criminel, c’est moi qui dois périr.
SAPOR.
Pourquoi m’enviez-vous la gloire de mourir ?
Accordez à mes vœux cette grâce, madame ;
C’est tout ce que j’attends pour le prix de ma flamme :
En mourant, en ce jour, à vos yeux et pour vous,
Quel autre sort ailleurs pourrait m’être plus doux ?
Je triomphe : un rival à mon sort porte envie.
Tout le regret que j’ai d’abandonner la vie
Vient de t’y voir encor : c’est un crime pour moi
D’en sortir sans punir un tyran tel que toi.
AURÉLIEN.
C’est trop d’un orgueilleux suspendre le supplice.
Tes jours sont à leur fin. Gardes, qu’on le saisisse.
Firmin, obéissez.
ISMÈNE.
Ah ! s’il meurt aujourd’hui,
Seigneur, ordonnez donc que je meure avec lui.
Sapor... Mais il me quitte, hélas !
SAPOR.
Vous soupirez !
Vous m’aimez, et je meurs ; je meurs, et vous pleurez.
Trop heureux en mourant de causer vos alarmes !
Et mon sang est cent fois trop payé de vos larmes.
Adieu, belle princesse, adieu.
Scène IV
AURÉLIEN, ZÉNOBIE, ISMÈNE, THÉONE, SUITE
ISMÈNE.
Quelle injustice !
Sapor, vous me quittez pour courir au supplice.
Arrête, cher amant, je vole sur tes pas,
M’unir à toi du moins dans le sein du trépas :
Tu ne mourras pas seul. Retirez-vous, perfides ;
Laissez-moi l’arracher à des mains parricides,
Et vous offrir un cœur que vous puissiez percer.
Traîtres, éloignez-vous. Mais je ne puis passer.
Ce n’est donc que pour moi qu’on devient pitoyable :
On punit l’innocent, on pardonne au coupable.
Ah ! seigneur, suspendez un arrêt plein d’horreur :
Ordonnez de ma main, disposez de mon cœur.
Par ces sacrés genoux que je tiens, que j’embrasse,
Détournez sur moi seule un coup qui le menace ;
Au nom de ce qui fut le plus cher à vos yeux,
Au nom de notre hymen, seigneur, au nom des dieux !
ZÉNOBIE.
Finissez un discours dont ma fierté murmure,
Ma fille : une faveur est pour nous une injure,
Lorsque notre ennemi la dispense à nos soins ;
Nous pourrions, vous et moi, l’en haïr un peu moins,
Et les jours de Sapor, quelque amour qui nous presse,
Seraient trop achetés d’une telle faiblesse.
ISMÈNE.
Madame, en ce moment, peut-être ce héros
Rend les derniers soupirs sous le fer des bourreaux.
Ah ! cruels, de quel sang arrosez-vous la terre !
Barbares, redoutez les éclats du tonnerre ;
Suspendez vos couteaux, désarmez vos fureurs.
Ah ! seigneur ! Mais je vois vos secrètes horreurs.
Non, vous ne voulez point que ce héros périsse ;
Votre cœur désavoue une telle injustice :
Je le sais, je le vois. Ah ! partez, courez tous,
Allez vous opposer à ces indignes coups ;
L’empereur vous l’ordonne, allez ; j’y cours moi-même.
Seigneur...
Scène V
FIRMIN, AURÉLIEN, ZÉNOBIE, ISMÈNE, THÉONE
ISMÈNE.
Mais, dieux ! Firmin... Mon horreur est extrême.
À Firmin.
Ah ! barbare, c’est vous dont les secours trop lents...
C’est vous... Sapor est mort ! Ô ciel ! il n’est plus temps[21] !
Hélas !
AURÉLIEN.
Quelle raison près de moi te rappelle ?
Le camp a-t-il déjà vu le sang d’un rebelle ?
Sapor vit-il encor ? Quelqu’un m’a-t-il trahi ?
Explique-toi.
FIRMIN.
Seigneur, vous êtes obéi ;
Et sa mort dans ces lieux est déjà répandue.
Sapor s’était soustrait à peine à votre vue,
Que, brûlant d’arriver au lieu de son trépas,
Son ardeur devant nous précipitait ses pas ;
Quand, bientôt parvenu sous ces pompeux portiques
Où des rois ses aïeux sont les bustes antiques :
« Arrêtons-nous ici, dit-il ; c’est dans ces lieux
« Qu’à ces bustes chéris j’expose mes adieux.
« Vous, héros, qui, couverts d’une éternelle gloire,
« M’avez vu, comme vous, suivi de la victoire ;
« Offert à vos regards, il doit m’être bien doux
« De répandre le sang que j’ai reçu de vous,
« Ne l’ayant pu verser dans le sein de la guerre. »
Aussitôt, d’un effort plus prompt que le tonnerre,
Nous le voyons saisi du fer d’un des soldats.
« Lâches, retirez-vous ; qu’on ne m’approche pas,
« Dit-il ; je veux ici vous épargner un crime,
« Et porter seul des coups dignes de la victime. »
À ces mots se taisant, d’une intrépide main,
Il enfonce le fer promptement dans son sein ;
Il se perce, son sang par deux canaux bouillonne ;
Ce spectacle sanglant n’offre rien qui l’étonné ;
Il sent glisser en lui la mort sans se troubler,
Et lui seul sans effroi voit tout son sang couler :
Mais bientôt, d’un visage où la mort était peinte,
Le regard languissant, et la voix presque éteinte :
« Je meurs, enfin, dit-il, et les dieux l’ont permis ;
« Aurélien peut vivre, il n’a plus d’ennemis.
« Vous, Ismène... » À ce mot, qu’à peine il a pu dire,
Ce prince s’affaiblit, chancelle, tombe, expire :
Je l’ai laissé, seigneur, sans forces étendu,
Parmi les flots de sang qu’il avait répandu ;
Il ne vit plus enfin.
AURÉLIEN.
Le trépas d’un seul homme
Affermit pour jamais la puissance de Rome :
Je n’ai plus rien à craindre enfin ; et, dans ce jour,
J’assure, d’un seul coup, mon trône et mon amour.
ISMÈNE.
Il est mort ; et je vis, et je respire encore !
Et je te vois, cruel ! Tu m’aimes, je t’abhorre.
Ce n’est qu’avec le fer que tu touches un cœur,
Monstre que les enfers ont produit en fureur !
Éloigne-toi, barbare ; évite ma présence ;
Crains que Sapor encor ne vive en ma vengeance[22] :
J’aurais déjà puni tes lâches attentats,
Si de ton sang impur j’osais souiller mon bras :
Dans les frémissements de mon horreur extrême,
Je n’ose t’approcher pour te percer moi-même ;
Je réserve ma main pour un plus noble emploi :
Lâche, voilà le coup que je gardais pour toi.
Elle se tue.
ZÉNOBIE.
Que vois-je ? juste ciel !
AURÉLIEN.
Quel spectacle effroyable !
ZÉNOBIE.
L’aurais-je dû penser ? Quel coup épouvantable !
AURÉLIEN.
Ismène, hélas ! Ismène...
ISMÈNE.
Ah ! ne m’approche pas ;
J’irai, sans ton secours, dans la nuit du trépas ;
Je te laisse, en mourant, un noble exemple à suivre.
J’aimais, j’aimais Sapor, je n’ai pu lui survivre :
Si tu m’aimes, suis-moi dans le séjour affreux ;
Viens m’y voir dans les bras de ton rival heureux.
Mais que dis-je ? grands dieux ! égarée, éperdue...
Ah ! n’y suis point mes pas, n’y souille point ma vue ;
Si tu t’y présentais, je voudrais le quitter[23] :
Barbare, je ne meurs qu’afin de t’éviter.
ZÉNOBIE.
Ma fille, vous mourez ! Ce coup est mon ouvrage.
Ô mort infortunée ! était-ce à cet usage
Que ce fer malheureux dans vos mains était mis[24] ?
ISMÈNE.
Madame, je fais plus que je n’avais promis.
Je meurs.
AURÉLIEN.
Ô coup fatal !
ZÉNOBIE.
Ô ma fille !
THÉONE.
Elle expire.
Elle emporte Ismène.
Scène VI
AURÉLIEN, ZÉNOBIE, FIRMIN
ZÉNOBIE.
Oui, barbare, à tes yeux, je veux bien te le dire,
C’est moi, c’est ma fureur qui lui mit dans la main
Ce poignard tout sanglant pour t’en percer le sein.
Elle est morte, et son bras a trahi son courage :
Mais je vis, et le mien achèvera l’ouvrage.
Tu m’as ravi, perfide, empire, enfants, époux ;
Mais il me reste un bien, et plus cher et plus doux
Que ne furent jamais époux, enfants, empire :
C’est une horreur de toi que je ne saurais dire.
J’aime mieux voir ma fille, avançant son trépas,
Dans le sein de la mort, cruel ! que dans tes bras.
Elle sort.
Scène VII
AURÉLIEN
Je saurai prévenir les effets de sa haine ;
Je crains peu son courroux. Firmin, suivez la reine :
Qu’on la garde. Je perds le fruit de mes exploits,
Si Rome ne la voit avec les autres rois ;
C’est le seul prix qui reste à marquer ma victoire.
Un amour outragé rend l’éclat à ma gloire ;
Et l’honneur d’un triomphe offert à mon retour
Me récompense assez des pertes de l’amour.
[1] Du est conforme, à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit le.
[2] Consentit ne rime point avec fils.
[3] Ce vers et le précédent sont conformes à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Il souffre avec regret que Firmin aujourd’hui
De bienfaits e ! d’honneurs soit plus chargé que lui.
[4] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Tous ces peuples armés sauront, dessous vos lois, etc.
[5] Il faudrait vengée ; mais le vers serait trop long.
[6] Ce vers et le précédent sont omis dans la plupart des éditions ; mais on les trouve dans l’édition de 1731.
[7] Ce vers est conforme à l’édition de 1731 et à celle de 1750. Dans la plupart des autres éditions, on lit :
Vous savez que l’empire est commis à vos soins.
[8] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans l’édition de 1750 et dans tontes les éditions faites depuis, on lit :
Ne pas vous en remettre à vos neveux déçus.
[9] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Si c’est assez pour vous que l’empire romain.
[10] Ce vers est omis dans plusieurs éditions.
[11] On lit, dans l’édition de 1731 :
Hélas ! quand on a vu une fois vos appas.
[12] On lit, dans l’édition de 1731 :
Je sais d’un tel discours ce que j’en devrai croire.
[13] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Nous ne vivons déjà que trop pour notre gloire.
[14] Ces quatre vers sont conformes à l’édition de 1750 et à toutes les éditions modernes. Il était impossible de suivre l’édition de 1731, dans laquelle on lit :
Prompte à briser mes fers, je marche sur vos pas,
Soit un climat brûlant, ou sous de froids climats ;
Soit que l’astre du jour votre ombre fugitive
Descende pour jamais sur la funeste rive,
J’irai...
[15] On a cru devoir conserver la leçon de l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Vous me quittez, madame, et je vous rends justice.
[16] Il fallait infidèles.
[17] Ce vers est trop long.
[18] On a cherché vainement dans les ouvrages manuscrits de Regnard ce qui manque en cet endroit ; et, ne l’ayant pu recouvrer, on a été obligé de laisser la Scène telle qu’elle est.
[19] Dans l’édition de 1731, on lit :
Et quoique vos périls m’apportassent de charmes.
En admettant cette leçon, il faudrait préférer quoi que, en deux mots, au commencement du vers.
[20] On lit, dans l’édition de 1731 :
Quand vos larmes tantôt m’en demandaient leur cours.
[21] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
C’est vous... Sapor est mort. Ciel ! il n’en est plus temps !
[22] Ce vers est conforme à l’édition de 1731. Dans les autres éditions, on lit :
Crains que Sapor ne vive encore en ma vengeance.
[23] Ce vers est conforme à toutes les éditions modernes. Le pronom le se rapporte à séjour. Dans l’édition de 1731, et dans celle de 1750, on lit :
Si tu t’y présentais, je voudrais les quitter.
En admettant cette leçon, le pronom les ne peut se rapporter qu’à bras.
[24] Ces deux vers sont conformes à l’édition de 1750 et à toutes les éditions modernes. Dans l’édition de 1731, on lit :
Ô mère infortunée ! était-ce à cet usage
Que ce fer malheureux dans nos mains était mis ?