Régulus (Nicolas PRADON)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel Guénégaud, le 4 janvier 1688.
Personnages
RÉGULUS ATTILIUS, Consul, commandant l’armée des Romains devant Carthage
MÉTELLUS, Proconsul de l’Afrique, père de Fulvie
FULVIE, fille de Métellus, promise à Régulus
LE JEUNE ATTILIUS, fils de Régulus, amené dans le camp par son père
PRISCUS, chef de deux Légions envoyé à Régulus par le Sénat
MANNIUS, tribun militaire, ennemi caché de Régulus, et son rival
LÉPIDE, gouverneur du jeune Attilius
FAUSTINE, confidente de Fulvie
MARCELLE, autre femme de la suite de Fulvie
La Scène est dans le Camp des Romains devant Carthage.
À MADAME LA DAUPHINE
MADAME,
Souffrez que Régulus paroisse à vos yeux sur le papier, après avoir paru sur le Théâtre avec assez de bonheur. Le caractère de ce fameux Romain ne pouvait pas manquer de frapper une âme comme la vôtre, dont les sentiments sont si grands et si nobles : mais, MADAME, sans vous répéter ici ce que toute la France admire en votre auguste Personne, c’est à vous a qui la Tragédie doit uniquement ses beautés ; c’est par le goût exquis que vous en avez, par ces lumières pénétrantes à qui rien n’échappe, que vous animez encore ceux qui sont capables de faire de ces sortes d’Ouvrages, à en produire de nouveaux ; c’est, MADAME, ce qui va me faire redoubler mes soins, pour me rendre un peu moins indigne de l’honneur de vos applaudissements, et sans vous fatiguer de la lecture d’une plus longue Épître en Prose, permettez-moi d’en ajouter une en Vers, que j’ai eu l’honneur de vous présenter, et de me dire avec le plus profond respect,
MADAME,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
PRADON.
ÉPÎTRE
Toi, dont le sang auguste et fécond à la fois,
Promet à l’Univers des Héros et des Rois ;
Princesse incomparable, écoute, et daigne entendre
Ce que tout l’avenir de ce sang doit attendre.
Que ton sort est heureux ! qu’il te doit être doux ?
Que le plus grand Monarque et le plus digne époux,
L’un et l’autre à l’envie te chérisse, t’honore,
(Eux devant qui tout tremble et que le monde adore.)
Leurs désirs et nos vœux par toi sont accomplis ;
Un premier rejeton de l’Empire des Lys
A comblé les souhaits de l’aïeul et du père :
Il fait tous les plaisirs et l’espoir de sa mère ;
Et déjà sur son front ennemi du repos
Brillent les premiers traits qui forment les Héros.
Ce merveilleux enfant, qui n’a qu’un demi lustre,
Ne marque déjà rien que de grand, que d’illustre.
Ce Prince encor à peine a l’usage des bras,
Qu’il s’en sert pour montrer l’exercice aux soldats.
Déjà pour commander sa langue se dénoue,
Et sa main faible encor d’armes seules se joue :
Préludes dangereux pour nos fiers ennemis,
Si son auguste aïeul ne les avait soumis.
Voilà de sa grandeur l’infaillible présage.
Hercule ainsi jadis se jouait à son âge.
Pour Toi que de plaisirs Monarque trop heureux,
De faire triompher ton fils et tes neveux !
Quand ils suivront grand Roi l’exemple que tu donnes,
Je crains que l’Univers n’ait trop peu de Couronnes.
Princesse, c’est par eux que tu tiens dans tes mains
Le destin de la France, et celui des humains.
Ils auront la grandeur de l’aïeul et du père :
Ils auront les vertus et l’esprit de la mère,
Dont le brillant mérite, et les charmes si doux,
Font toujours un amant de son illustre époux :
Époux cher, qui l’adore, et qui sait toujours plaire,
Affable, libéral, enfin tel que son père.
Ce Prince impatient d’imiter les hauts faits,
Déjà semble gémir des longueurs de la paix :
Attendant que son bras fasse trembler la terre,
La Chasse qui l’occupe au défaut de la guerre,
Et lui fait éviter la molle oisiveté,
Marque dans ses plaisirs sa noble activité.
Des Monstres des Forêts la fureur menaçante
N’est que l’amusement de sa force agissante ;
Sans cesse infatigable il exerce sur eux
Des traits qui deviendront un jour plus dangereux :
Et si nos ennemis irritent sa colère,
Il saura les dompter sur les pas de son père ;
Et son bras à son tour par des faits inouïs
Soutiendra bien la gloire et le nom de Louis.
Toi seule sais charmer ce Prince magnanime.
Mais que dirais-je encor de ton esprit sublime :
Son goût pour les beaux Arts et la solidité,
Qui soutient le brillant de sa vivacité,
De ce charmant esprit l’extrême politesse,
Font dans ses jugements voir sa délicatesse.
Oui, divine Princesse, il faut que les concerts
Des enfants d’Apollon pour toi frappent les airs ;
Et tandis que Louis écarte son tonnerre,
Qu’il impose des lois au reste de la terre ;
Suivant notre devoir et nos justes désirs,
Nous devons travailler du moins à ses plaisirs.
Esprit du grand Corneille anime notre veine,
Toi, qui fus toujours seul le maître de la Scène ;
Dont le savoir profond et les nobles écrits
Touchent toujours les cœurs, enlèvent les esprits.
Tous ces traits immortels en te faisant revivre,
Nous inspirent l’envie et l’ardeur de te suivre.
La mort impitoyable éteignant son flambeau,
Tient Melpomène en pleurs aux pieds de son tombeau.
C’est donc à toi, Princesse, à ton noble génie
Qui des vers épurés distingues l’harmonie,
À le ressusciter par de nouveaux Concerts,
Sois le premier mobile et l’appui de nos vers.
Sur ses traces prenons des desseins magnifiques ;
Faisons renaître encor des Poètes tragiques.
L’ardeur de te servir nous doit seule exciter
À faire nos efforts du moins pour l’imiter.
Pour moi, tout pénétré de tes rares merveilles,
Quoique faible, je veux te consacrer mes veilles,
Bien que depuis un temps dans un profond oubli,
Tranquille j’aie été toujours enseveli.
Sur mes écrits enfin daigne jeter la vue,
Ma muse au Grand Louis ne fut pas inconnue :
Tamerlan et Tisbé par un sort glorieux,
Eurent tous deux l’honneur de paraître à ses yeux :
Phèdre qu’on étouffait même avant que de naître,
Par l’ordre de Louis sut se faire connaître.
Aujourd’hui Régulus malgré les envieux
Vient de frapper ton cœur, vient de plaire à tes yeux :
La grandeur de son âme a su toucher la tienne ;
C’est ce qui fait sa gloire aussi bien que la mienne.
Il faut la soutenir ; et ces beaux mouvements
Qu’inspire la vertu par de grands sentiments,
S’écartant du chemin de ces fades tendresses,
Semblent être formés pour les grandes Princesses.
Heureux si mes héros toujours par leurs vertus
S’attirent ton suffrage ainsi que Régulus.
PRÉFACE
Le succès de Régulus a été si grand, que son titre seul pourrait servir d’Apologie et de Préface pour répondre à quelques Critiques. Cependant sans me prévaloir des beautés que ce sujet m’a fournies, et des larmes que le public y a répandues, j’ose dire que je me sais un peu de gré d’avoir trouvé une route que plusieurs Auteurs avaient vainement cherchée. J’ai changé quelques circonstances à l’Histoire, et j’ai mis la Scène dans le Camp des Romains devant Carthage, et non pas dans Rome, pour conserver l’unité du temps et du lieu. Mais il eût été bien fâcheux de laisser dans un éternel oubli, la plus grande action qui se soit faite dans l’ancienne Rome, faute d’un peu d’invention. J’ai donc renvoyé Régulus dans le Camp des Romains, pour les porter à la guerre, qu’il va payer de sa vie, plutôt qu’à la paix ; et cela a produit un si grand effet, que je voudrais faire souvent de pareilles fautes. On m’a reproché qu’il n’y avait pas assez d’action dans mon second Acte. J’avoue qu’il ne fait que préparer aux trois derniers, sur qui tombe toute l’action et tous les intérêts de la Pièce ; mais les Peintures que fait Fulvie du triomphe de son Amant, ont paru assez belles, et même les plus fins connaisseurs m’ont applaudi d’avoir pu faire cinq Actes complets d’un sujet aussi simple qu’est celui-ci. J’ai tâché de conserver ce caractère de grandeur et de fermeté dans le plus austère Romain qui ait jamais paru, et l’on me flatte de l’avoir fait voir dans toute son étendue. Je n’ai rien imité ni emprunté de personne dans un sujet tout neuf, que les Anciens et les Modernes ont également respecté. J’avoue qu’il y a peu d’amour, mais je n’y en pouvais mettre davantage avec bienséance : et j’ai fait cette réflexion dans les représentations de Régulus, que la grandeur d’âme frappe plus que la tendresse, et que le Spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enlève, que par un fade amour qui languit, et qui fatigue et l’Auditeur et l’Acteur. Quelques uns ont trouvé à redire que j’ai mis un enfant sur la Scène, mais j’ai suivi mot à mot l’histoire, et ce qu’en dit le fameux Horace,
Fertur pudicæ conjugis osculum
Parvosque natos, ut capitis minor
A se removisse, et virilem
Torvus humi posuisse vultum.
Ces Vers me doivent fort justifier de cette nouveauté, qui a produit un si grand effet, et qui a fait dire des choses si touchantes à Régulus, qu’elles font toute la beauté du cinquième Acte. Le caractère de Mannius est fondé dans l’Histoire ; et Florus, dans lequel j’ai pris mon sujet, nous apprend la révolte de ce Tribun qui fit soulever tout le Camp des Romains contre Régulus. Je lui ai donné un intérêt d’amour et de jalousie qui sert à mon action principale. J’avoue que le caractère de Fulvie est entièrement de mon invention, et qu’elle fait l’épisode de ma Pièce : on l’y trouve amenée avec bienséance, et elle a des sentiments assez dignes d’une Romaine, pour ne pas faire rougir Régulus du dessein qu’il a de l’épouser après la prise de Carthage. Enfin sans faire une plus longue discussion, je puis dire que cet Ouvrage a frappé si vivement tout le Public, et les Acteurs en ont rempli si dignement les caractères, que cela me doit encourager à l’avenir à travailler avec plus d’application que jamais, et à chercher des sujets dont la grandeur soutienne celui de Régulus, qui a trompé les Satyriques ; puisqu’il a eu un sort à Paris moins cruel que celui qu’il eut à Carthage.
ACTE I
Scène première
MÉTELLUS, PRISCUS
MÉTELLUS.
Seigneur, je suis charmé de vous voir près de nous.
Régulus considère un Romain tel que vous.
Dans peu vous le verrez : il doit ici se rendre ;
Cependant vous pouvez me parler et l’attendre.
PRISCUS.
Oui, Seigneur, le Sénat qui m’envoie en ces lieux
Croit que de Régulus le bras victorieux,
Secondé par vos soins et par vôtre courage
Doit se rendre bientôt le maître de Carthage :
Et pour mieux asservir ces fières Nations,
J’amène dans ce Camp encore deux Légions.
Nous espérons dans peu voir ce grand Capitaine
Sur ses superbes murs planter l’Aigle Romaine ;
Les Salentins défaits et rangez sous nos lois,
Préludes glorieux de ses autres exploits ;
Tant de peuples soumis, l’Île de Corse prise,
En moins de quinze jours la Sardaigne conquise,
Font croire à l’Univers par ses faits éclatants,
Que Carthage à son tour ne tiendra pas longtemps.
MÉTELLUS.
Jusqu’ici Régulus n’a rien eu de contraire :
Ce qu’il a fait répond de ce qu’il saura faire.
Mais Rome ne sait pas encor par quels combats
Ce Héros dans l’Afrique a signalé son bras :
Pour l’apprendre au Sénat, il faut vous en instruire.
À peine croira-t-on ce que je vais vous dire.
Les Soldats effrayés de notre embarquement
Semblaient nous menacer d’un grand soulèvement ;
Tous les Romains saisis d’une terreur panique
Redoutaient et les Mers et les Monstres d’Afrique :
Le Tribun Mannius autorisait leurs cris.
Régulus s’avança sans paraître surpris,
Et l’épée à la main, et d’un air intrépide
Aborde le Tribun, le saisit, l’intimide,
Jusques sur un Vaisseau l’entraîne, et sur ses pas
On vit sans murmurer marcher tous les Soldats.
Nos Vaisseaux firent voile, et les vents favorables
Faisaient voir sur ses bords nos armes redoutables,
Quand un Serpent affreux, d’une énorme grandeur,
Et dont les sifflement répandaient la terreur,
Parut, étincelant de fureur et de rage,
Et voulut contre nous défendre le rivage.
Le soldat étonné n’ose entrer dans le Port :
Le monstre y fait trouver une infaillible mort :
Le Romain effrayé, redoutant sa colère,
Le croit des Africains le démon tutélaire,
Tout le monde pâlit : Régulus à l’instant,
Avecque un fier souris vers le Monstre avançant,
Lui lance un Javelot dont la mortelle atteinte
Rend bientôt de son sang toute la Plaine teinte :
Il siffle, il se débat, on le voit se rouler
Dans sons sang qui bouillonne et qu’on voit s’écouler ;
Mais d’un dernier effort qui l’élève et l’entraîne,
Il bondit, et demeure étendu dans la Plaine :
Percé du trait fatal qu’il ne peut arracher,
Il meurt ; mais nos Soldats qui n’osaient l’approcher,
Admirent Régulus, et par des cris de joie
Célèbrent le bonheur que le Ciel nous envoie.
PRISCUS.
Ce prodige, Seigneur, ce succès surprenant
À l’Afrique, aux Romains, doit paraître étonnant ;
Mais d’un si grand Héros nous devons tout attendre.
MÉTELLUS.
Oui, contre sa valeur rien n’a pu se défendre :
Contre elle on a tenté d’inutiles secours.
Le Fort de Clypea n’a tenu que trois jours.
Cette rapidité de conquête en conquête,
Sans qu’il ait rien trouvé jusqu’ici qui l’arrête ;
Trois cents villes ou forts en peu de temps conquis,
Dont les uns sont gardés, et les autres détruits,
Ont conduit nos soldats jusques devant Carthage.
Asdrubal, Xantipus, semblent perdre courage :
Leurs Escadrons battus et toujours dispersés,
Et jusques dans leurs murs si souvent repoussés,
N’osent plus contre nous hasarder de sorties.
À l’abri de ces murs leurs Troupes ralenties,
Ayant abandonné déjà tous leurs travaux,
N’attendent que l’effort de nos derniers assauts.
PRISCUS.
Ces nouvelles, Seigneur, font un plaisir extrême :
Mais j’en attends de vous et d’une autre vous-même,
De votre fille enfin, dont le cœur tout Romain
De son père a suivi le généreux dessein.
Seigneur, Rome l’admire, et Régulus l’adore :
Fille de Métellus que le Sénat honore...
MÉTELLUS.
Rome a donc à la fin pénétré mon secret ;
Et j’ose devant vous l’avouer sans regret ;
Lorsque je fus nommé Proconsul de l’Afrique,
Pour maintenir les droits de notre République,
Fulvie avecque ardeur voulut suivre mes pas.
Je l’aime, elle est ma fille, et n’y résiste pas.
Clypea fut d’abord sa première retraite.
Je fus ici blessé : sa tendresse inquiète
L’amena dans ce Camp, et pour me secourir
Partagea les périls où je semblais courir ;
Elle n’a point encore voulu quitter son père.
Régulus qui l’adore et n’en fait plus mystère,
Espère célébrer sur les bords Africains
Un hymen qui fera triompher les Romains.
Je me fais un honneur des feux de ce grand homme,
Qui serviront sans doute à la gloire de Rome.
Le Consul Scipion s’en tient fort honoré :
À peine pour sa fille il se fut déclaré,
Que Régulus dans Rome épousa Thermantie ;
Mais bientôt par la mort elle lui fut ravie :
Vous le savez ; elle eut le jeune Attilius
De qui toute l’Armée admire les vertus.
Il est avec ma fille ; et malgré son jeune âge
Il a voulu venir dans le Camp de Carthage.
À peine a-t-il encor deux lustres accomplis,
Que déjà de son père il est le digne fils.
Scène II
RÉGULUS, MÉTELLUS, PRISCUS
PRISCUS, à Régulus.
Je viens remplir le choix dont Scipion m’honore,
Seigneur, je viens marcher sous un Chef qu’il adore,
Ranger mes Légions sous vos Drapeaux heureux
Et partager enfin vos travaux glorieux.
Mais souffrez que mon cœur fasse éclater sa joie,
Et qu’à vos yeux...
RÉGULUS.
Priscus quand Rome vous envoie,
Je dois vous recevoir comme un de ses enfants
Qu’elle honora toujours d’emplois très importants.
Ici votre valeur va hâter la victoire ;
Vous allez partager nos périls, notre gloire.
Mais parlez-nous de Rome, et du grand Scipion :
A-t-il dans le Sénat rétabli l’union ?
PRISCUS.
Oui, Rome réunie est pour vous sans alarmes :
Scipion attend tout de l’effort de vos armes :
On fait pour leur succès des vœux aux immortels,
Et l’encens en tous lieux fume sur leurs Autels.
RÉGULUS.
Il faudra (s’il se peut) seconder ce beau zèle.
Jusqu’ici la fortune à nos armes fidèle
Prés de nous en esclave a paru s’attacher ;
Mais il est des revers qu’elles peut nous cacher.
C’est aujourd’hui qu’il faut achever cet ouvrage.
Je périrai, Priscus, ou je prendrai Carthage ;
Et je ne puis souffrir que le Peuple Romain
Soit jaloux plus longtemps de l’Empire Africain.
Rome en veut à Carthage où son espoir se fonde :
Rivales toutes deux pour l’Empire du Monde,
L’une a des Amilcars, l’autre des Scipions,
Dont l’Univers a vu les grandes actions,
Et dont les noms fameux au Temple de mémoire
De Rome et de Carthage éternisent la gloire.
MÉTELLUS.
On attend votre nom après de si grands noms :
Régulus peut marcher avec les Scipions.
RÉGULUS.
Un discours si flatteur a de quoi me confondre,
Seigneur, et si j’osais je pourrais vous répondre
Que déjà Métellus par cent exploits fameux
A signalé son nom pour le moins autant qu’eux.
Mais tandis qu’Amilcar est encore en Espagne,
Hâtons-nous de finir cette heureuse Campagne.
Il amène son fils ; c’est le jeune Annibal
Qui doit-être (dit-on) aux Romains si fatal :
Oui, ce jeune Héros éloigné de l’Afrique,
En naissant ennemi de notre République,
Par l’ordre d’Amilcar nous jura dans ces lieux
Une haine éternelle à la face des Dieux ;
Et si l’on croit l’augure, et ce qu’on en publie,
Il fera quelque jour l’effroi de l’Italie.
Prévenons cet augure, et hâtant nos desseins,
Dans Carthage faisons triompher les Romains.
Heureux ! si quelque jour mon fils pouvait prétendre
D’éteindre un feu naissant qui doit tout mettre en cendre ;
Et que l’on vit combattre avec quelques vertus
Contre un jeune Annibal un jeune Attilius.
Près de moi de la guerre il fait l’apprentissage :
Il murmure déjà de la lenteur de l’âge ;
Et le fils d’Amilcar qui sert à l’exciter,
Lui fait prendre le fer qu’il a peine à porter :
Il cherche les périls, il aime les alarmes.
Souvent mes yeux de joie en ont versé des larmes.
Mais, Seigneur, pardonnez ce transport trop humain
D’un père pour un fils digne du nom Romain.
MÉTELLUS.
Seigneur, avec plaisir on voit la noble audace
De ce jeune Héros qui suivra votre trace.
RÉGULUS.
Je ne sais d’où me vient cet importun souci ;
Mais souvent je voudrais qu’il ne fut point ici.
Allez vous reposer, Priscus, dans votre tente,
Nous allons (s’il se peut) rendre Rome contente ;
Et quand il sera temps notre zèle et nos soins
N’en prendront aujourd’hui que vos yeux pour témoins.
Scène III
RÉGULUS, MÉTELLUS
RÉGULUS.
Carthage nous fournit une illustre matière
Pour finir avec gloire une longue carrière :
Seigneur, le monde entier attentif et jaloux
Dans ce Siège fameux fixe les yeux sur nous.
Tout semble maintenant flatter notre espérance :
La moitié de l’Afrique est sous notre puissance :
Préparons à Carthage un assaut général.
Il faut que ce grand jour lui devienne fatal,
Même avant qu’Amilcar puisse revoir ses portes,
Conduisons à ses murs nos plus braves cohortes.
Si nous tardons encor il peut les secourir.
C’est aujourd’hui qu’il faut triompher ou périr.
Mais avant que d’aller ou l’honneur nous convie,
Éloignons de ce Camp et mon fils et Fulvie.
MÉTELLUS.
Il ne tiendra qu’à vous de les faire partir,
Seigneur.
RÉGULUS.
Malgré mes feux il y faut consentir.
Tous les jours votre fille augmente nos alarmes :
À nos moindres périls elle donne des larmes.
Que serait-ce grands Dieux ! si de pressants malheurs
Méritaient quelque jour de plus justes douleurs ?
Mon fils (vous le savez) veut me suivre sans cesse :
L’un et l’autre à son tour m’arrête, m’intéresse ;
Et je sens mon penchant et l’amour paternel
Qui livrent à mon cœur un combat éternel :
J’en rougis, et j’en fais un aveu trop sincère :
J’ai le faible souvent d’un amant et d’un père.
Loin d’eux j’irais tranquille affronter les hasards,
Je n’aurais point pour moi de si tendres égards :
J’ai peut-être pour eux trop de soin de ma vie,
Et Rome, Métellus, n’en est pas mieux servie.
MÉTELLUS.
Hé quoi ? dès qu’au combat on vous voit attacher,
Des murs des ennemis il faut vous arracher !
Seigneur dans notre Camp je n’ai souffert Fulvie
Que pour charger ses yeux du soin de votre vie,
Pour modérer l’ardeur qui vous mène trop loin,
Pour ménager un Chef de qui Rome a besoin ;
Et j’ai crû votre fils près de vous nécessaire
Pour aider aux Romains à conserver le père.
RÉGULUS.
Ah ! Seigneur dés ce jour il faut les écarter :
Ces objets trop touchants pourraient nous arrêter.
Au fort de Clypea renvoyons l’un et l’autre :
C’est l’intérêt de Rome, et le mien, et le vôtre.
MÉTELLUS.
Seigneur, il en est temps, je vois trop qu’il le faut.
Que feraient-ils ici dans le jour d’un assaut ?
Allez trouver Fulvie en ce péril extrême ;
À ce départ, Seigneur, disposez-la vous-même.
Pour résoudre son cœur par l’amour agité,
La douceur fera mieux que mon autorité.
J’irai voir votre fils, et d’un front moins sévère
Je lui veux expliquer les ordres de son père.
Il n’est pas temps encor qu’il hasarde des jours
Qui nous seront dans peu d’un utile secours.
RÉGULUS.
Ainsi, libres, Seigneur, de ce soin domestique
Avec tranquillité servons la République,
Sans qu’aucun intérêt partage notre ardeur :
Que Rome toute entière occupe notre cœur.
Il est temps de finir cette grande entreprise :
Il faut qu’à cet assaut la gloire nous conduise,
Le Tribun Mannius doit marcher aujourd’hui,
Et je veux...
MÉTELLUS.
Gardez-vous de combattre avec lui
Seigneur laissez-moi faire, et n’allez pas vous-même,
Exposer votre tête à quelque stratagème.
Xantipus ne combat qu’en trompant l’ennemi,
On le sait. Mannius n’est à vous qu’à demi :
De ce Tribun encor j’ai quelque défiance :
Je doute de sa foi : si j’en crois l’apparence,
Tous vos plus grands succès il les voit à regret.
Rien n’est plus dangereux qu’un ennemi secret.
L’affront que votre bras lui fit sur le rivage,
Avant l’embarquement destiné pour Carthage,
Peut encor dans son cœur n’être pas oublié.
RÉGULUS.
Il me semble depuis qu’il s’est justifié.
J’avais un sentiment, Seigneur, pareil au vôtre ;
Mais il fait tous les jours son devoir comme un autre.
Il vient, et son ardeur rassure mes esprits.
Je verrai votre fille, allez trouver mon fils.
Scène IV
MANNIUS, RÉGULUS
MANNIUS.
Tout flatte vos desseins, et tout vous favorise,
Seigneur dans peu de temps Carthage sera prise.
Je viens pour vos donner cet avis important :
Vous devez ménager ce précieux instant :
Vous allez triompher, et je viens vous l’apprendre.
L’endroit que Xantipus prenait soin de défendre
Vient tout d’un coup, Seigneur, de tomber à nos yeux
Bien moins par nos efforts que par l’ordre des Dieux :
Oui, sans aucun secours de nos fortes machines
Il s’est enseveli sous ses propres ruines.
Avant que l’ennemi le remette en état
Allons, Seigneur, courons l’engager au combat.
Ce poste sera pris si vous voulez paraître.
RÉGULUS.
Avant que l’attaquer il faut le reconnaître,
Mannius, et je veux que ce soit avec vous,
Malgré tous les soupçons...
MANNIUS.
Seigneur, quelque jaloux
M’aurait-il près de vous noirci ?...
RÉGULUS.
Pour les détruire
Combattez près de moi, c’est assez vous en dire.
Quand de nous dans un Camp on peut se défier,
Une grande action sait nous justifier.
Sur vous d’aucun soupçon je n’ai plus l’âme atteinte ;
D’ailleurs la défiance est l’effet de la crainte.
Je ne puis un moment douter de votre foi,
Et crois que tout Romain est Romain comme moi.
Remplissez dignement une si belle attente :
Dans peu vous reviendrez me trouver dans ma tente.
Que la gloire de Rome anime votre espoir :
Vous m’entendez, Tribun, faites votre devoir.
Scène V
MANNIUS
Qu’entends-je Régulus en moi seul se confie ;
Et je pourrai trahir mon Chef et ma patrie !
Il ne veut plus douter, m’a-t-il dit, de ma foi ;
Cependant Xantipus est d’accord avec moi.
Si Régulus me suit sa perte est infaillible ;
Avec l’Afrique il perd le titre d’invincible ;
Tous ses plus grands succès deviennent superflus :
Mais Dieux ! perdant Fulvie, il perd encore plus.
Pardonnez-moi grands Dieux ! une telle vengeance.
Fulvie a corrompu mon cœur, mon innocence.
Par toutes les fureurs ce cœur est déchiré.
Je suis Amant jaloux, Rival désespéré.
Je sais trop qu’un secret d’une telle importance
N’admet point en ce Camp la moindre confidence ;
Je ne l’ai jusqu’ici confié qu’à ma foi,
Et mon secret demeure entre les Dieux et moi.
C’est donc vous justes Dieux ! à qui je le confie :
C’est à vous seuls aussi que je me justifie.
Vous avez vu l’affront que Régulus m’a fait ;
Et si pour m’en venger je commets un forfait,
Il osa m’insulter et menacer ma tête.
Sur la sienne je fais retomber la tempête.
Cet affront est gravé trop avant dans mon cœur.
Le sang des Manlius ne connaît point la peur.
Régulus, ne crois pas qu’une terreur panique
M’écartât lâchement des rives de l’Afrique ;
Mais je ne voulais pas que mon amour caché
Te suivit en triomphe à ton Char attaché :
Que dis-je ? dans ce jour si tu prenais Carthage,
L’Hymen serait le prix de ce fameux Ouvrage.
Fulvie, ah Dieux !... Non, non, je n’ai plus de remords.
Cet hymen à mes yeux présente mille morts.
Détruisons (s’il se peut) cette belle espérance :
Je le dois à ma flamme autant qu’à ma vengeance.
Allons sans balancer servir nos ennemis,
Et leur tenir enfin tout ce que j’ai promis.
ACTE II
Scène première
FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE
FULVIE.
Priscus est dans ce Camp ; enfin Rome est instruite
Du dessein de mon père et de notre conduite.
De la part du Sénat il a vu Métellus.
Rome connaît pour moi l’amour de Régulus :
Pardonne, jusqu’ici si je l’ai voulu taire ;
Mais Faustine, l’amour se plaît dans le mystère.
Je t’ai caché longtemps que mon cœur en secret
A prévenu le choix que mon père en a fait :
Je n’en dois point rougir, il est temps qu’il éclate :
À Régulus, à toi, je deviendrais ingrate.
Je puis te découvrir mes mouvements divers,
Quand Rome les approuve avec tout l’Univers.
Tu sais que premier Chef de la guerre Punique
Il défit Amilcar sur les côtes d’Afrique ;
Que Régulus obtint par l’ordre du Sénat
Les honneurs du triomphe avec le Consulat.
Tu n’étais pas à Rome où je fus amenée :
Je veux te rappeler cette grande journée,
Où je vis ce Héros pour la première fois
Vainqueur des Africains et digne de mon choix.
Ce brillant appareil, cette pompe de guerre,
Ce débris de Vaisseaux qu’on traînait sur la terre ;
Spectacle à nos regards surprenant et nouveau,
Où la terre portait les dépouilles de l’eau ;
Ces Lions enchaînés, ces Monstres de l’Afrique,
Dont la férocité dans Rome pacifique
Semblait s’être adoucie en quittant leurs déserts,
De leurs rugissements n’osaient frapper les airs ;
Mille et mille Captifs dans un triste silence
Précédaient le vainqueur, annonçaient sa vaillance :
D’Aigles et de Faisceaux un mélange confus
Dans toute sa splendeur nous fit voir Régulus.
Ce front majestueux, cet air grand et modeste
Soudain de ma mémoire effaça tout le reste.
L’applaudir, l’admirer, fut mon unique emploi ;
Enfin, il triompha de l’Afrique et de moi.
FAUSTINE.
Madame, il me souvient qu’une grande tempête
Déroba la moitié d’une telle conquête ;
Et qu’en l’Île de Corse où j’abordais alors
Tant de Vaisseaux brisés parurent dans nos Ports...
FULVIE.
Tu te trompes, la mer jalouse de sa gloire
Ne fit que rehausser l’éclat de sa victoire :
La tempête parut favorable aux Romains,
Utile à Régulus, honteuse aux Africains ;
Car de tant de Vaisseaux toute la mer couverte
Augmentait son triomphe, et redoublait leur perte ;
Et ce vaste débris flottant de mers en mers,
En étalait la pompe aux yeux de l’Univers.
Voilà, comme je vis ce vainqueur de l’Afrique,
Ce fameux défenseur de notre République ;
J’arrêtai sur lui seul mes regards curieux,
Et mon cœur paya cher le plaisir de mes yeux.
Non, il faut l’avouer à la gloire des armes,
Faustine, les guerriers ont pour nous plus de charmes ;
Leur mérite à nos yeux brille avec plus d’éclat
Que ceux de qui la pourpre est toujours au Sénat.
On veut voir un Héros qui commande une Armée,
Qui de mille hauts faits remplit la Renommée :
Tout parle en sa faveur, notre esprit prévenu
Nous donne de lui plaire un désir inconnu :
Mais lorsqu’un air si grand brille sur son visage,
Que toute sa personne égale son courage ;
Qu’un mortel si parfait, comblé de tant d’honneurs,
Trouve facilement le chemin de nos cœurs !
FAUSTINE.
Madame, ce Héros répond à votre attente ;
Votre âme de ses feux doit paraître contente.
FULVIE.
Te vanter Régulus, t’avouer mon ardeur,
Puis-je mieux t’expliquer que je règne en son cœur ?
Oui, ma main est le prix de Carthage conquise :
On couronne nos feux après cette entreprise.
Je veux donc que mes yeux allument tour à tour
Le flambeau de la guerre et les feux de l’amour ;
Que mes tendres regards témoins de sa victoire
Animent ce Héros et partagent sa gloire.
FAUSTINE.
On le connaît, Madame, et l’on doit à vos yeux
La moitié de ses faits si grands, si glorieux.
Mais pourquoi les frayeurs dont votre âme est atteinte ?
J’ai connu votre amour en voyant votre crainte :
Toujours pour Régulus votre esprit alarmé...
FULVIE.
Ne craint-on pas toujours pour un Héros aimé ?
Quand je vois les périls qu’il affronte sans cesse,
Faustine en rougissant j’avouerai ma faiblesse ;
Je voudrais que sensible à mes empressements
Il modérât l’ardeur de ses grands sentiments ;
Qu’après avoir tout fait pour lui, pour sa patrie,
Pour moi, pour ma tendresse, il ménageât sa vie.
Hé, que veut-il de plus ? son nom vole en tous lieux ;
Régulus est connu presque autant que les Dieux :
Il est craint, révéré, l’Afrique, l’Italie
Admirent ses exploits ; l’Univers les publie.
Tant de monstres défaits, tant de Peuples soumis,
Le rendent la terreur de tous nos Ennemis.
Il va prendre Carthage et remplir notre attente.
Après cela sa gloire en doit être contente.
Régulus est trop sûr de l’immortalité,
Et n’en a que trop fait pour la postérité.
Scène II
RÉGULUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE
RÉGULUS.
Non, non, je n’ai rien fait si je ne prends Carthage ;
C’est par là que je dois couronner mon Ouvrage.
Ce jour va décider, Madame, de mon sort ;
Ces murs vont éprouver notre dernier effort :
Mais dans une action d’une telle importance,
Souffrez que je vous dise ici ce que je pense,
Madame : il faut du Camp vous résoudre à partir :
Pour moi, pour vous, pour Rome, il y faut consentir.
FULVIE.
Moi, partir ? moi Seigneur ? un tel discours m’étonne !
RÉGULUS.
Votre père le veut, la gloire nous l’ordonne.
L’amour s’accorde mal avec de grands desseins,
Et cette austérité de nos premiers Romains.
Vous ne pouvez au Camp demeurer d’avantage.
On va bientôt donner un assaut à Carthage :
Le tumulte, les cris, et l’horreur des combats,
Ce mélange confus d’armes et de Soldats,
Ce terrible appareil vous rendrait trop timide.
Souffrez malgré l’amour que la gloire vous guide,
Madame, au nom des Dieux, partez avec mon fils.
FULVIE.
Quoi ? Seigneur, vous allez joindre les Ennemis ?
Ah ! je ne croyais pas que l’heure en fût si proche.
Que je crains pour mon cœur cette fatale approche !
Mon père et mon Amant vont s’exposer tous deux ;
Que serait-ce grands Dieux ! si ce jour malheureux
Allait dans ce combat me ravir l’un ou l’autre !
Différez-le, Seigneur ; mon intérêt... le vôtre...
Non... Carthage ne peut tenir encor longtemps ;
Et sans vous exposer tous deux...
RÉGULUS.
Je vous entends ;
Mais, Madame, est-il temps de parler de tendresse ?
De grâce cachez-moi toute votre faiblesse.
Votre cœur me tient mal ce qu’il m’avait promis :
Il devrait me presser d’aller aux ennemis,
S’il m’aimait en effet prendre soin de ma gloire,
Et hâter aujourd’hui ma dernière victoire.
FULVIE.
Hé ? ne craignez-vous point Seigneur de trop oser ?
Est-ce qu’un Général doit ainsi s’exposer ?
Que dis-je ! en ce moment une nouvelle crainte,
De noirs pressentiments dont mon âme est atteinte
Me font pâlir pour vous ; c’en est assez Seigneur ;
Vous devez vous fier aux troubles de mon cœur :
Des volontés du Ciel ces muets Interprètes
Présagent nos malheurs par des craintes secrètes ;
Et ces pressentiments plus sûrs que nos Devins,
Nous marquent quelquefois les Arrêts des destins.
RÉGULUS.
Je crains peu du destin le caprice funeste :
Je ferai mon devoir, les Dieux feront le reste,
Madame, et je rougis de tarder si longtemps
À remplir des devoirs à ma gloire importants.
Carthage sera prise, ou bien mes funérailles
Se feront aujourd’hui sur ses propres murailles.
Plaise aux Dieux que ma mort en cause le débris !
FULVIE.
Grands Dieux ! ne payez pas l’Afrique d’un tel prix.
Y dussiez-vous encore joindre la terre et l’onde,
Ce serait trop payer la conquête du monde.
RÉGULUS.
Au nom des Dieux, partez, éloignez-vous de nous :
Le fort de Clypea sera plus sûr pour vous ;
Retournez-y, Madame, et par l’ordre d’un père,
Par les vœux d’un Romain à qui vous êtes chère :
Vos jours sont exposés dans un Camp.
FULVIE.
Non, Seigneur,
Dissipez pour mes jours cette injuste terreur :
Auprès de Régulus je n’ai point ces faiblesses.
Votre Camp est plus sûr que mille forteresses.
Je serai plus tranquille auprès de votre bras
Que dans Rome, Seigneur, où vous ne serez pas.
RÉGULUS.
Madame...
FULVIE.
Si ma crainte a trop osé paraître,
D’un premier mouvement un cœur n’est pas le maître ;
Faible comme je suis dans ces périls pressants,
Si je n’ai pas gardé d’empire sur mes sens,
Pardonnez-moi, Seigneur. Courez à la victoire,
J’ai de quelques moments retardé votre gloire :
C’est un crime, il est vrai, que mon cœur a commis ;
Il était le plus grand de tous vos ennemis :
Pour l’en punir partez, oubliez sa tendresse,
Et que la gloire soit votre unique maîtresse.
Scène III
MÉTELLUS, RÉGULUS, FULVIE, FAUSTINE, LÉPIDE
RÉGULUS.
Ah ! Seigneur, servez-vous de votre autorité :
Je ne puis rien gagner sur son cœur agité,
Mon fils partira seul ; et malgré notre envie...
MÉTELLUS.
Votre fils veut partir encor moins que Fulvie.
J’ai parlé, mais en vain j’ai voulu préparer
Son cœur à ce départ qui l’a fait soupirer ;
Protestant que plutôt il cessera de vivre,
Loin de partir, Seigneur, il s’apprête à vous suivre.
RÉGULUS.
Il ne veut point partir, je l’avais pressenti ;
Et son cœur, grâce au Ciel, ne s’est point démenti.
Puisqu’il veut demeurer, Seigneur, je vous avoue
Qu’un pareil sentiment mérite qu’on le loue :
Il est digne de moi : qu’il demeure ; mais Dieux !
Conjurez-la, Seigneur, d’abandonner ces lieux.
J’adore sa vertu, je chéris sa tendresse ;
Je cours où mon devoir m’appelle, et je vous laisse,
À Lépide.
Adieu, Madame : vous prenez soin de mon fils.
Scène IV
MÉTELLUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE
MÉTELLUS.
Hé quoi donc ? nous serons tous deux désobéis ?
Régulus vous parlait à ma seule prière,
Ma fille, et vous dictait l’ordre de votre père ;
Mais je veux qu’en ce jour mes ordres soient suivis :
Ne prenez pas pour vous d’exemple sur son fils :
Il a charmé mon cœur osant me contredire ;
Nous devons de bonne heure à la guerre l’instruire ;
Et lorsque dans ce Camp tout doit le retenir,
De contraires raisons vous en doivent bannir.
FULVIE.
Le fils de Régulus ne quitte point son père ;
Je suis auprès de vous, Seigneur ; puis-je mieux faire ?
Et quand Attilius fait voir un cœur si grand,
Me croyez-vous, Seigneur, plus faible qu’un enfant ?
MÉTELLUS.
Ne soyez plus ma fille à mes desseins contraire :
Partez dès ce moment si vous voulez me plaire.
Le Tribun Mannius s’offre à vous escorter :
De l’armée aujourd’hui je voudrais l’écarter :
J’ai mes raisons. Allez, je vous donne ma Garde ;
Et sans plus réfléchir sur ce qui vous regarde,
Croyez que je travaille à votre sûreté.
FULVIE.
Seigneur, je sais pour moi quelle est votre bonté :
Mais si j’osais encor vous faire une prière,
Sans blesser le respect que je dois à mon père,
Sensible à mes désirs souffrez au nom des Dieux,
Pour admirer vos faits que je sois dans ces lieux :
D’ailleurs, à ce refus Mannius m’autorise,
Veut-on qu’à Clypea ce tribun me conduise ?
Lui que j’ai vu toujours envieux et jaloux...
MÉTELLUS.
Si vous le haïssez, nous le haïssons tous ;
Je l’honore, il est vrai, mais c’est par politique.
Ah ! que n’est-il plutôt à Rome qu’en Afrique !
Sous l’appas spécieux de conduire vos pas,
Je voudrais qu’en ce Camp Mannius ne fût pas ;
Qu’il fût à Clypea quand nous prendrons Carthage,
Je l’ai même tantôt fondé sur ce voyage ;
Et bien qu’il m’ait paru quelque temps agité,
Il a reçu cette offre avecque avidité.
FULVIE.
Seigneur, si vous m’aimez épargnez-moi des larmes.
MÉTELLUS.
Ma fille, ignorez-vous le caprice des armes ?
Sans attendre du sort l’événement douteux,
Allez à Clypea pour nous faire des vœux.
FULVIE.
Exilée, incertaine, importune à moi-même,
Quel Dieu puis-je implorer dans ce désordre extrême ?
Ce n’est point par des vœux qu’il faut vous secourir :
Je dois près de vous vivre, ou près de vous mourir.
MÉTELLUS.
Puisque vous faites voir un si noble courage,
Demeurez : vous verrez l’attaque de Carthage ;
Mais de cette vertu ne vous démentez pas :
Encore un coup, songez au destin des combats :
De ses événements le caprice est extrême
Quoi qu’il arrive enfin soyez toujours la même.
Mannius doit venir pour vous prêter la main :
Dites-lui que pour vous j’ai changé de dessein.
Adieu ; mais oubliez toute votre faiblesse.
Scène V
FULVIE, FAUSTINE
FULVIE.
Ciel ! que ne dois-je point à sa juste tendresse !
Nous ne partirons point, nous serons les témoins...
Mais pourquoi Mannius prend-il de nouveaux soins ?
Pourquoi pour m’escorter s’offre-t-il à mon père ?
Pourquoi ?... mais j’en sais trop pénétrer le mystère.
Scène VI
MANNIUS, FULVIE, FAUSTINE
MANNIUS.
Madame, tout est prêt si vous voulez partir.
À ce juste départ vous devez consentir.
Les crainte, les périls... surtout l’amour d’un père
M’ont honoré d’un choix...
FULVIE.
Il n’est pas nécessaire.
Je demeure en ce Camp, et n’en veux point partir ;
Mon père a la bonté d’y vouloir consentir.
Mais vous, quand tout s’apprête, et que pour la Patrie
Chacun avecque ardeur court exposer sa vie,
Par quel motif, Seigneur, bizarre ou généreux
Prenez-vous un dessein si contraire à mes vœux ?
Lorsque de tous côtés le fer commence à luire,
Vous voulez vous charger du soin de me conduire.
Certes, un tel emploi qui cherche le repos
Dans cette occasion sied mal au grands Héros.
Que vos empressements cessent de me contraindre :
Où mon père est, Seigneur, je ne vois rien à craindre :
Je saurai partager les périls avec lui.
Allez à Clypea nous attendre aujourd’hui.
Scène VII
MANNIUS
Ah ! sans aller si loin, vous iriez à Carthage,
Vous qui m’osez tenir ce superbe langage.
Justes Dieux ! je touchais au bienheureux moment,
Où j’allais enlever la maîtresse et l’Amant ;
Du jaloux Métellus la haine et la prudence,
Avecque mon amour étaient d’intelligence :
Il me livrait Fulvie en voulant m’éloigner ;
Et j’allais mettre aux fers qui m’ose dédaigner.
Mais du moins assurons ma première entreprise :
Régulus qui m’attend la flatte et l’autorise.
Tandis que pour l’assaut il donne ordre aux Soldats,
Il faut vers Xantipus que je guide ses pas.
Oui, ce poste qu’il veut avec moi reconnaître,
Lui va coûter le jour, ou lui donner un maître.
ACTE III
Scène première
MÉTELLUS, PRISCUS
MÉTELLUS.
Est-il donc vrai, Priscus ?
PRISCUS.
Vous en êtes surpris ;
Mais il n’est que trop vrai que Régulus est pris.
Xantipus est vainqueur, et par son artifice
Il a fait à Carthage un si grand sacrifice.
J’ai peine à rassurer tout le Camp étonné :
Le soldat est confus, abattu, consterné.
Xantipus laissait voir un endroit de Carthage,
Dont il avait exprès fait tomber tout l’ouvrage ;
Il était découvert, facile et mal gardé :
Régulus pour le voir de près s’est hasardé,
(Vous savez que lui-même il veut tout reconnaître)
Il défend qu’on le suive, et l’on n’ose paraître ;
Enfin par le conseil du Tribun qui le perd,
Il avance pour voir ce poste à découvert.
À peine ont-ils marché, que la terre s’entrouvre ;
Par des lieux souterrains l’ennemi se découvre ;
À chaque instant la terre enfante des Soldats,
Qui courent tous en foule au devant de ses pas.
Régulus est surpris du nombre qui l’accable :
C’est en vain qu’il se sert de son bras redoutable,
Quand le destin jaloux contraire à son grand cœur,
Fait briser son épée et trahit sa valeur.
(À combien d’Africains eut elle été funeste ?)
Seigneur, il est aisé de deviner le reste.
Au cri des ennemis nous avons fait alors,
Pour sauver Régulus d’inutiles efforts ;
Mais enfin on connaît leur fatal artifice :
Aussitôt qu’on avance on trouve un précipice ;
Tout s’ébranle, tout tombe, et s’ouvre sous nos pas ;
Et nous aurions trouvé mille et mille trépas,
N’était que pour garder ce qu’il venait de prendre,
Xantipus a gagné ces murs sans nous attendre.
Cependant Mannius s’est sauvé de ses mains,
Et seul est revenu dans le Camp des Romains.
MÉTELLUS.
Qu’entends-je Dieux cruels ! la prise d’un tel homme
Va faire le destin de Carthage et de Rome.
J’attendais nouvel ordre à marcher sur ses pas ;
J’y disposais les cœurs des Chefs et des Soldats.
Quand je me préparais à combattre, à le suivre,
Aux mains des Ennemis la Fortune le livre !
Pour ce Héros, pour nous, quel étrange revers !
Sa chute entraînera celle de l’Univers.
Toi, démon des combats qui des armes décides,
Dans un abîme affreux toi-même tu le guides !
Carthage est aux abois, et tu veux la sauver,
Abaisser les Romains pour la mieux relever !
Quel retour imprévu pour nous, pour sa famille ?
Que deviendra son fils ? que deviendra ma fille ?
Et quand ils apprendront cet accident affreux...
Ah ! Priscus j’en soupire et pour nous et pour eux.
PRISCUS.
Seigneur, j’ai défendu, sur peine de la vie,
Qu’aucun n’en annonçât la nouvelle à Fulvie.
Elle est triste, inquiète, et semble pressentir
Les malheurs que son cœur saura trop ressentir.
MÉTELLUS.
De quels maux sa douleur va-t-elle être suivie ?
Mais Dieux ? j’en entrevois de grands pour la Patrie.
Que ferons-nous, Priscus ? tentons un autre assaut,
Pour venger cet affront tout est prêt, il le faut ;
Ranimons les Soldats, et courons à leur tête,
Pour chasser loin de nous la prochaine tempête ;
Et l’Épée à la main, bien loin d’être vaincus,
Mourons devant Carthage ou sauvons Régulus.
PRISCUS.
Seigneur, voici Fulvie : ah ! cachons lui de grâce
Du sort de Régulus la cruelle disgrâce ;
D’un funeste récit épargnons lui l’éclat.
Scène II
FULVIE, FAUSTINE, MÉTELLUS, PRISCUS
FULVIE.
Seigneur, apprenez-moi le succès du combat.
Je cours pour m’en instruire, et n’en puis rien apprendre :
Le Soldat interdit refuse de m’entendre :
Ma voix impose à tous le silence et l’effroi :
On n’ose me répondre, on s’éloigne de moi.
Mais quoi ! mon père même évite ma présence !
Seigneur de tant d’horreurs que faut-il que je pense ?
Qu’est-il donc arrivé de funeste pour nous ?
Et pourquoi Régulus n’est-il pas avec vous ?
MÉTELLUS.
Ne me demandez rien ; cessez de nous contraindre ;
Laissez-nous : pour ses jours vous ne devez rien craindre.
Allons Priscus.
FULVIE.
Souffrez que je suive vos pas,
Seigneur.
MÉTELLUS.
Non, demeurez, et ne me suivez pas.
Ce qu’exige aujourd’hui le sort de ce grand homme,
Tout ce qu’attend de nous et le Sénat et Rome
Demande un prompt conseil à nous seuls réservé,
Ma fille, où le secret sur tout soit observé.
FULVIE.
Ah ! je n’entends que trop ce secret qu’on veut taire :
Il ne l’est que pour moi, j’en perce le mystère :
En vain vous rassurez mes timides esprits ;
Je vois la vérité sur vos fronts interdits.
Pour m’épargner des pleurs votre tendresse exige...
Ah ! Régulus est mort ?
MÉTELLUS.
Il est vivant, vous dis-je :
Rassurez-vous, ma fille.
FULVIE.
Il est vivant Seigneur ;
Devant moi, cependant, vous changez de couleur.
Si vous me dites vrai, s’il faut que je vous croie,
Dès ce même moment souffrez que je le voie.
N’attestez point ici les hommes et les Dieux ;
Mon cœur n’en croira plus désormais que mes yeux.
MÉTELLUS.
Vous le verrez dans peu : nous allons dans sa tente.
Soyez moins inquiète, ou soyez plus constante.
Ayez pour Régulus moins de crainte et d’ennui :
Montrez-vous à nos yeux aussi ferme que lui.
Il est quelques périls où la guerre nous livre.
Je sors, et vous défends, ma fille, de nous suivre.
Scène III
FULVIE, FAUSTINE
FULVIE.
Mon père de ces lieux me défend de sortir !
De cet ordre cruel que dois-je pressentir ?
Fortune, je ne vois aux lieux où tu me guides
Que des yeux égarés, des visages timides
Où règne la pâleur, le silence, et l’effroi :
Tu trahis Régulus, c’en est fait, je le vois.
Mon père affecte en vain des dehors de Constance ;
Et Priscus a paru moins ferme en ma présence.
Pour épargner mes pleurs, ah ! mortels déplaisirs,
On me cache ou sa mort ou ses derniers soupirs.
Mais on m’ordonne en vain de paraître constante,
Faustine, allons, suivons mon père dans sa tente,
Le respect ne peut rien sur un cœur plein d’effroi ;
Si Régulus est mort tout est perdu pour moi.
FAUSTINE.
Non, de trop de douleur votre crainte est suivie.
Métellus et Priscus répondent de sa vie :
À cette vaine erreur pourquoi vous attacher ?
FULVIE.
Et s’il était vivant pourquoi me le cacher ?
On nous trompe, te dis-je : allons, courons nous rendre...
Mais je vois Mannius. Que venez-vous m’apprendre,
Mannius ?
Scène IV
MANNIUS, FULVIE, FAUSTINE
MANNIUS.
Des malheurs où je n’ose penser ;
Et je tremble, Madame, à vous les annoncer.
Pour Régulus enfin votre tendresse est vaine ;
Et nous venons de perdre un si grand Capitaine.
FULVIE.
Il est mort ! me trompais-je, hélas !
MANNIUS.
Il n’est pas mort,
Madame.
FULVIE.
Où donc est-il, parlez, quel est son sort ?
MANNIUS.
Guidé par son grand cœur, il allait reconnaître
L’endroit qui de Carthage eut pût le rendre maître,
Quand un piège fatal dont il s’est vu surpris,
L’a fait tomber vivant aux mains des ennemis.
FULVIE.
Régulus n’est pas mort, Faustine, je respire :
Il est vivant encor pour nous, et pour l’Empire ?
MANNIUS.
Cessez de vous flatter : malgré tous nos souhaits,
Nos cruels ennemis ne le rendront jamais.
De la prise, Madame, ils savent l’importance :
Pour le rendre aux Romains ils ont trop de prudence ;
Et vos vœux et vos pleurs pour lui sont superflus.
Il n’y faut plus penser.
FULVIE.
Je ne le verrai plus !
Ah juste Dieux !
MANNIUS.
Je sens le coup qui vous accable ;
Mais sa perte pour vous n’est pas irréparable :
Il est tant de Romains dont le sang, les vertus,
Pourraient encor, Madame...
FULVIE.
Arrêtez Mannius ;
Qu’osez vous avancer, d’où vous vient tant d’audace ?
Hé quoi ? sans respecter sa nouvelle disgrâce,
Couvrant adroitement vos insolents propos,
Vous osez comparer quelqu’un à ce Héros.
Je sais que de tout temps une maligne envie
A tâché de noircir tout l’éclat de sa vie ;
Qu’il est quelques Romains jaloux de sa grandeur,
Sans être compagnons de sa haute valeur...
Mais où sont ces Romains dont le nom peut me plaire ?
MANNIUS.
Oui, Madame, il en est de race Consulaire,
Du sang des Scipions, du sang des Manlius,
Qui ne céderaient pas au sang d’Attilius.
FULVIE.
Je vous entends, Seigneur : il est d’illustres races ;
Mais quand leurs descendants s’écartent de leurs traces,
Que du sein du repos il faut les arracher,
Qu’il faut dans le péril les contraindre à marcher,
(Pardonnez-moi, Seigneur, si ma juste mémoire
De semblables Romains me rappelle l’histoire ;)
Mais quand de ses aïeux on n’a pas les vertus,
C’est en vain que l’on sort du sang des Manlius ;
En vain vous vous parez de cet honneur suprême !
Non, Tribun, il faut être illustre par soi-même :
Sans se mettre à l’abri de ces noms glorieux,
Il faut compter ses faits, et non pas ses aïeux.
MANNIUS.
Madame, c’en est trop, et mon âme agitée...
Mais on doit excuser une Amante irritée,
Dont les premiers transports toujours impétueux
Forment ces sentiments fiers et tumultueux.
Ainsi, sans repousser un si sanglant outrage,
J’en remets la vengeance aux armes de Carthage.
Je sens, comme je dois ces mépris éclatants ;
Et vous me connaîtrez, Madame, avec le temps.
Scène V
FULVIE, FAUSTINE
FULVIE.
Lâche, pour te punir d’une telle insolence,
Les plus sanglants mépris serviront ma vengeance.
Quand tu vois Régulus des Dieux abandonné,
Aux fers des Africains ce Héros enchaîné ;
Perfide, tu prétends en tirer avantage,
Quand pour lui la fortune a changé de visage.
Sa disgrâce affermit mes serments et ma foi,
Et redouble aujourd’hui l’horreur que j’ai pour toi,
Ah ! Lépide, parlez, dites, que fait mon père ?
Que dois-je craindre, hélas ! que faut-il que j’espère ?
Scène VI
LÉPIDE, FULVIE, FAUSTINE
LÉPIDE.
Ah ! Madame, espérez que dans peu les Romains
Reprendront Régulus des mains des Africains.
On va mettre en usage et le fer et la flamme :
Nous entreprendrons tout. Mais apprenez, Madame,
Qu’un Héraut est venu de la part d’Asdrubal ;
Qu’on l’a fait avancer en suite du signal ;
Qu’il est dans le Conseil.
FULVIE.
Ah ! je tremble, et je n’ose
Espérer...
LÉPIDE.
On ne sait encor ce qu’il propose.
FULVIE.
Plaise aux Dieux qu’en ce jour il propose la paix !
Lépide, ce sont là mes plus ardents souhaits.
Scène VII
MÉTELLUS, PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE, LÉPIDE
MÉTELLUS.
Pour épargner vos pleurs et votre âme étonnée,
J’avais de Régulus caché la destinée :
Ma fille, il était pris, mais calmez votre effroi :
Régulus est vivant et revient sur sa foi.
FULVIE.
Il revient ? pour son fils, et pour nous que de joie !
MÉTELLUS.
Asdrubal près de nous dans ce Camp le renvoie :
Dans peu nous l’y verrons : rassurez vos esprits.
Allez, et portez en la nouvelle à son fils.
FULVIE.
J’obéis.
MÉTELLUS, à Lépide.
Laissez-nous.
Scène VIII
MÉTELLUS, PRISCUS
MÉTELLUS.
Mon âme est alarmée :
Régulus sur sa foi vient rejoindre l’armée :
Mon cœur en est content et chagrin tour à tour :
J’ai pleuré de sa prise, et je crains son retour.
Tout le Camp est charmé de revoir ce grand homme ;
Mais il en va coûter à la gloire de Rome ;
Et sans plus réfléchir sur mon premier dessein,
J’estime Régulus, mais je parle en Romain.
Oui, malgré nos projets et le nœud qui nous lie,
Que faudra-t-il donner pour le prix de sa vie ?
Et bien qu’il ait pour lui mes plus tendres souhaits.
Il faudra la payer d’une honteuse paix ;
Il faudra qu’il en coûte à notre République
Pour prix de sa rançon la perte de l’Afrique.
Asdrubal en vainqueur ne nous doit imposer
Que des conditions qu’on ne peut refuser.
Ah ! Seigneur, aujourd’hui que de prises de Villes,
Que des combats donnés, que d’assauts inutiles ?
Xantipus à son gré va nous donner des lois :
Et l’on perd en un jour l’ouvrage de six mois.
Ainsi, sans regarder ni moi, ni ma famille,
Ni mon propre penchant, ni celui de ma fille,
J’avoue en ce moment que je suis combattu
Par ces grands intérêts et ceux de ma vertu.
Je paierais de mon sang une si belle vie,
Pourvu qu’elle coutât moins cher à ma Patrie.
PRISCUS.
Ces sentiments, Seigneur, dignes de Métellus,
Me font vous admirer et plaindre Régulus.
Pardonnez si je suis d’un sentiment contraire.
Quoi qu’on fasse pour lui, l’on n’en saurait trop faire :
Rome pour sa rançon ne doit rien refuser.
Si l’Afrique est son bien, il en peut disposer.
S’il faut aux ennemis remettre quelques Villes,
Quelques Forts, leurs desseins par là sont inutiles :
Renvoyant dans ce Camp Régulus à ce prix,
Ils nous rendent le bras qui les avait conquis.
De leur tout accorder, on ne peut se défendre :
Et si nous rendons tout, il saura tout reprendre.
MÉTELLUS.
Non, je ne doute point de ses faits éclatants ;
Mais il faut du bonheur, des Troupes et du temps.
J’ai le même penchant pour lui qui vous entraîne.
Vous parlez en Soldat, je parle en Capitaine ;
Mais dans l’art de la Guerre, il faut tout déférer
À l’intérêt public que l’on doit révérer.
Je chéris ses vertus, et je parle pour Rome.
Quelque soit ce Héros, un Héros n’est qu’un homme,
Priscus ; et quelques soient ses généreux desseins,
Le doit-on préférer au reste des Romains ?
J’ignore cependant le dessein qui l’amène ;
Mais s’il parle de Paix notre honte est certaine :
Il faut rendre l’Afrique, et recevoir des lois
De Xantipus vaincu, de Carthage aux abois ;
Voir triompher de nous la fortune et l’envie,
Céder au temps, et voir notre gloire flétrie.
PRISCUS.
Ah ! pour la relever, Seigneur, avecque éclat,
Souffrez-moi de parler et d’agir en Soldat :
Enfin sans balancer ranimons notre audace :
Par un dernier effort emportons cette Place :
Attaquons à l’instant ses plus forts Bastions.
J’entreprends cette attaque avec mes Légions :
C’était votre dessein, il en est temps encore.
Le Soldat fera tout pour un Chef qu’il adore.
Remplissons les destins qui nous furent promis ;
Arrachons Régulus des mains des Ennemis.
Il faut ne rendre rien, et hasardant nos têtes,
Conquérir ce Héros pour garder ses conquêtes.
MÉTELLUS.
J’y souscrirais, Seigneur, vos généreux avis,
Secondez par nos bras seraient bientôt suivis ;
Mais j’ai donné parole, et la Trêve est conclue,
Il nous faut dans ce Camp en attendre l’issue :
Régulus la demande et l’exige de nous.
Il faut le voir, l’entendre, et suspendre nos coups.
De mille mouvements je sens mon âme atteinte,
De joie et de douleur, d’espérance et de crainte.
Je crains pour lui, pour Rome, et j’aime tous les deux :
Pour l’un et l’autre enfin je partage mes vœux.
Mon sentiment, Seigneur, s’accorde avec le vôtre ;
Et je voudrais donner mes jours pour l’un et l’autre.
Scène IX
LÉPIDE, MÉTELLUS, PRISCUS
LÉPIDE.
Seigneur, Régulus vient : j’ai dû vous avertir
Que des murs de Carthage on l’avait vu sortir.
Sur sa foi l’Africain prend tant de confiance,
Que seul et sans escorte on le voit qui s’avance :
Il marche vers ces lieux.
MÉTELLUS.
Faisons notre devoir :
À la tête du Camp allons le recevoir.
ACTE IV
Scène première
MANNIUS
Quel retour imprévu ? j’ai peine à me connaître :
Devant moi dans ces lieux Régulus va paraître.
Quel destin le ramène ? Et d’où vient qu’Asdrubal
Renvoie en notre Camp son ennemi fatal ?
On va tenir conseil : il faut que je m’y rende.
J’y verrai Régulus. Dieux ! que je l’appréhende !
N’aura-t-il point sur moi jeté quelque soupçon
Du trait de Xantipus et de ma trahison ?
Abandonnons le Camp et fuyons dans Carthage.
Non... il faut demeurer sans changer de visage.
Je découvrirais tout à mon fier ennemi :
Ce serait le sauver que le perdre à demi.
Xantipus me rassure, et me sera fidèle.
Hé ! Qui pourrait douter de ma foi, de mon zèle ?
Il faut m’abandonner en aveugle à mon sort.
Je perds Fulvie, hélas ! et je cherche la mort.
Scène II
LÉPIDE, MANNIUS
LÉPIDE.
Seigneur, quand tout le Camp marque tant d’allégresse,
Qu’à revoir Régulus tout le monde s’empresse,
Que le moindre Soldat de chaque Légion
Court lui marquer son zèle en cette occasion ;
Je vous trouve vous seul, triste et mélancolique,
Qui semblez dédaigner l’allégresse publique.
MANNIUS.
Chacun a ses raisons, ainsi que ses chagrins.
Mais quoi ! de son retour que pensent les Romains ?
LÉPIDE.
De son retour, Seigneur, c’est la paix qu’on espère.
MANNIUS.
La paix ? ah justes Dieux !...
À part.
mais non, je dois me taire.
Vous êtes peu Romain, Lépide, je le vois ;
Vous n’en pénétrez pas les suites comme moi :
Et c’est être ennemi de notre République,
De parler d’une paix qui coûterait l’Afrique.
LÉPIDE.
Pour sauver Régulus nous la souhaitons tous ;
Et nous sommes Romains, Seigneur, autant que vous.
MANNIUS.
Quoi ? Souhaiter à Rome une paix si honteuse ?
LÉPIDE.
À Rome elle ne peut-être que glorieuse,
Puisqu’une telle paix va lui rendre aujourd’hui
Son plus grand défenseur, et son plus ferme appui ;
Le bras qui l’agrandit par plus d’une victoire ;
L’auteur de son triomphe, et celui de sa gloire.
MANNIUS.
Vous êtes bien zélé, mais tous les vrais Romains
Auront peine à souscrire à de pareils desseins.
LÉPIDE.
Seigneur toute l’armée est prête d’y souscrire ;
Et vous serez le seul qui l’ose contredire.
Nous le verrons bientôt, et déjà Métellus...
MANNIUS.
Juste Ciel ! il avance avecque Régulus.
Scène III
RÉGULUS, MÉTELLUS, PRISCUS, LÉPIDE, MANNIUS
RÉGULUS.
La Fortune, Romains, vient de changer de face :
On en doit fièrement soutenir la disgrâce.
Si vous voyez en moi par un bizarre effort,
Un exemple fameux des caprices du sort :
Si mon bras a manqué la prise de Carthage,
C’est dans un grand revers qu’on voit un grand courage...
Mille et mille succès semblaient m’avoir promis
Que je devais dompter tant de fiers ennemis,
Les entraîner un jour au pied du Capitole.
Vous me voyez Captif ; mais ce qui me console,
J’ai rempli mon devoir, et si je suis vaincu,
C’est la faute du sort et non de ma vertu.
Apprenez donc ici le sujet qui m’amène :
Si l’on ne fait la paix ma disgrâce est certaine :
Xantipus la demande et l’exige de moi.
Asdrubal me renvoie en ce Camp sur ma foi ;
Si la paix dans ce jour avecque eux n’est conclue,
Par eux à mon retour ma mort est résolue :
Il n’en faut point douter, j’en ai vu les apprêts ;
Mais sachez à quel prix ils veulent cette paix.
D’un coup d’œil vous voyez tout ce qu’ils nous demandent,
Et vous ne doutez pas de tout ce qu’ils prétendent.
Le Fort de Clypea par nos armes conquis,
De mes jours malheureux doit devenir le prix :
Que dis-je ? ils reprendront, pour garantir ma tête,
L’Afrique qui se voit déjà notre conquête ;
Ils demandent encor pour fruit de cette paix
Tant d’illustres Captifs que sur eux on a faits.
En vain j’ai demandé qu’on députât un homme
Pour avoir les avis du Sénat et de Rome ;
Ils veulent que le Camp, et non pas le Sénat,
Décide en cet instant d’un point si délicat ;
Et comme ils étaient prêts d’entrer dans l’esclavage,
Ils veulent que l’armée abandonne Carthage.
Voilà ce qu’on propose, et ce qu’on veut de nous :
Que pensez-vous Romains que j’exige de vous ?
Ils demandent la paix, qu’on leur fasse la guerre :
Que la flamme et le fer désolent cette terre ;
Et quoi qu’à Régulus il en puisse coûter,
Continuez la guerre, il vient vous y porter.
Romains, je vous l’avoue en ce péril extrême,
Pour vous persuader je suis venu moi-même.
La paix plus que la mort m’a donné de l’effroi,
J’ai tremblé des bontés que vous auriez pour moi.
Ainsi, je vous défens de racheter ma vie
Par cette paix honteuse et pleine d’infamie.
MÉTELLUS.
Je ne suis point surpris de cette fermeté
Qui vous fait voir la mort avec tant de fierté,
Seigneur : depuis longtemps votre âme accoutumée
À soutenir l’éclat de votre renommé,
Vous imposa toujours les plus austères lois ;
Et c’est un vrai Romain qu’en vous je reconnais.
Mais, Seigneur, il y va de l’intérêt de Rome,
De conserver toujours pour elle un si grand homme.
Je ne puis, sans frémir, seulement écouter.
La perte qu’aux Romains l’Afrique doit coûter
J’en réponds ; le Sénat malgré la noire envie,
Ne veut point la payer d’une si belle vie.
Je suis sûr de la paix.
RÉGULUS.
Métellus, arrêtez,
Et parlez autrement si vous vous consultez :
Un homme tel que vous, un homme Consulaire
Doit parler en Romain sans fard et sans mystère.
L’amitié sur l’État ne doit point prévaloir :
Vous savez en secret que je fais mon devoir :
Vous m’en applaudissez dans le fonds de votre âme ;
Et sans donner les mains à cette paix infâme,
Quoique vous m’imposiez une contraire loi,
Métellus, j’en suis sûr, vous feriez comme moi.
MÉTELLUS.
Rendons les prisonniers, ou qu’ils soient votre otage :
Tant d’illustres Captifs sont la fleur de Carthage.
Ces braves Africains...
RÉGULUS.
Non, je vous le défends ;
Ce serait leur laisser de braves combattants,
Des Chefs dont la valeur peut servir contre Rome :
Et perdant Régulus, vous ne perdez qu’un homme.
PRISCUS.
Un homme tel que vous dans l’ardeur des combats,
Sait conduire, animer plus de cent mille bras.
Enfin nous périrons plutôt que de vous rendre.
Que l’adroit Xantipus vienne ici vous reprendre.
Qu’Asdrubal de nos mains vienne vous arracher.
Cette prise, Seigneur, leur pourra coûter cher.
RÉGULUS.
Non, je retournerai malgré vous dans Carthage :
J’ai donné ma parole, elle est mon seul otage ;
Je la tiendrai, Priscus, ainsi que j’ai promis,
Et je vais me livrer aux mains des ennemis.
LÉPIDE.
Quoi ! De tant de vertus, même en notre présence,
Une cruelle mort serait la récompense !
RÉGULUS.
Il faut tranquillement obéir à son sort,
Voir d’un visage égal et la vie et la mort ;
Et l’on doit préférer le trépas à la vie,
Aussitôt qu’il devient utile à la Patrie.
PRISCUS.
Hé quoi ? Seigneur, faut-il qu’un lâche Xantipus...
RÉGULUS.
Parlez-en mieux : sans doute il a quelques vertus :
Oui, la finesse et l’art de ce grand Capitaine
Égalent la valeur et la force Romaine.
Une ruse est permise, on doit en profiter :
Il s’en est pu servir ; je devais l’éviter.
Et me voyant surpris avec tant d’avantage,
J’ai cédé sans murmure au destin de Carthage.
MÉTELLUS.
Ah ! Seigneur, demeurez, commandez les Romains.
RÉGULUS.
Non : le Commandement a passé dans vos mains :
Dans ces fidèles mains Régulus le dépose.
C’est sur votre valeur que mon cœur se repose :
Continuez la guerre, et remplissez mon rang :
Je vais en cimenter la gloire de mon sang ;
Et puisque je ne puis achever cet ouvrage,
De servir ma Patrie, et de prendre Carthage,
Du moins par mes conseils et votre noble effort,
Je détruirai Carthage encor après ma mort.
MÉTELLUS.
Ô vertu sans exemple ! ô courage héroïque !
RÉGULUS.
Il n’en coûtera pas la perte de l’Afrique.
Sans vous embarrasser du sort de Régulus,
Pressez, pressez Carthage, et ne différez plus :
Je l’ordonne en Consul pour servir ma Patrie,
C’est le Commandement, le dernier de ma vie.
LÉPIDE.
Nous n’obéirons point à ce Commandement,
Seigneur, nous périrons...
RÉGULUS.
Écoutez un moment,
Qu’on cache mon départ surtout, et que l’Armée
De mes secrets desseins ne soit pas informée.
Servez toujours bien Rome, et laissons faire aux Dieux :
Enfin, en vrais Romains recevez mes adieux.
À Mannius.
Pour vous Tribun, dont l’art, l’esprit, et la prudence
Gardent dans ces moments un si profond silence,
Vous étiez comme moi par tout enveloppé,
Comment des ennemis êtes-vous échappé ?
MANNIUS.
J’ai longtemps combattu, Seigneur, par un miracle,
Contre un nombre inégal... mais trouvant peu d’obstacle,
Ils vous ont reconnu, tous sont tombés sur vous,
Et mon bonheur a su me soustraire à leurs coups.
RÉGULUS.
Dans un pareil discours qu’on a peine à comprendre,
On s’accuse souvent en voulant se défendre.
MANNIUS.
Quoi ? Seigneur...
RÉGULUS.
Mannius, soyez un peu moins fier,
Il serait dangereux de vous justifier.
C’est vous... quoiqu’il en soit, allez, je vous pardonne :
À vos propres remords mon cœur vous abandonne.
MANNIUS.
Moi, Seigneur ? je pourrais...
RÉGULUS.
Ne me répondez plus :
Allez, et qu’on me laisse avecque Métellus.
Scène IV
RÉGULUS, MÉTELLUS
RÉGULUS.
Seigneur, nous sommes seuls ; et je puis sans contrainte
Vous confier les maux dont mon âme est atteinte.
J’ai fait ce que j’ai dû pour Rome, et pour l’État :
Vous en pourrez un jour rendre compte au Sénat ;
Je puis donc maintenant vous parler de Fulvie,
Lui donner les moments les derniers de ma vie,
Et sans vous déguiser le désordre où je suis,
Donner en même temps quelques pleurs à mon fils.
De Fulvie aujourd’hui, les craintes véritables
M’avaient marqué des Dieux les ordres redoutables :
Elle a tout pressenti, quoique l’on fasse enfin,
On ne peut éluder les Arrêts du Destin.
De mon fils, de Fulvie, évitons la rencontre :
Ce n’est point à leurs yeux qu’il faut que je me montre.
Leurs soupirs et leurs pleurs ne pourront m’arrêter ;
Et j’en verse pour ceux que je leur vais coûter.
MÉTELLUS.
Seigneur, dans cet état je ne sais que vous dire.
Père, Amant, je vous plains, Romain je vous admire ;
Je suis charmé, je pleure, et je sens dans mon cœur
Un mélange confus de joie et de douleur.
Vous allez acquérir une immortelle gloire :
Vaincu vous remportez une illustre victoire.
Je ferais comme vous ; et tant de fermeté
Consacre votre nom à la postérité ;
Mais lorsque je regarde et vous et ma famille ;
Que je vois votre fils aussi bien que ma fille ;
Que je sais à présent votre fatal dessein ;
Je ne suis plus Consul, je ne suis plus Romain.
Pour vous, pour eux, pour moi, je sens mon âme atteinte,
Du moins autant que vous de douleur et de crainte ;
Et connaissant que rien ne peut vous détourner,
Je n’ai que des regrets, Seigneur, à leur donner.
RÉGULUS.
Évitons-les, partons, fuyons cette entrevue.
Mon âme en ces moments paraîtrait trop émue.
Mais dois-je m’imposer de si barbares lois ?
Pourquoi ne les pas voir pour la dernière fois ?
Non, pour leur épargner de mortelles alarmes,
Il faut fuir, ne point voir leurs soupirs, et leurs larmes.
Qu’on ne leur parle point de départ, ni de mort ;
Et vous-même ayez soin de leur cacher mon sort.
MÉTELLUS.
Hé Seigneur ! ils verront sur mon triste visage
De quelque grand malheur l’infaillible présage.
Retiendrais-je des pleurs qu’ils viendront m’arracher ?
Et je devrais songer moi-même à me cacher.
RÉGULUS.
Seigneur, déguisons mieux toute notre tristesse,
Et tâchons d’épuiser ici notre faiblesse.
Il faut pour achever un si noble dessein
Reprendre le visage et le cœur d’un Romain.
Votre fille pourrait disputer la victoire.
Je craindrais d’oublier ma Patrie et ma gloire :
Je dois la fuir, Seigneur, aussi bien que mon fils,
Elle paraît : tâchez de calmer ses esprits.
Il sort.
Scène V
FULVIE, FAUSTINE, MÉTELLUS
FULVIE.
Où donc est Régulus, Seigneur ? toute l’Armée,
De son heureux retour et surprise et charmée,
Avecque impatience espère de le voir.
Pourquoi tarde-t-il tant à remplir cet espoir ?
Aux Dieux de Rome, hélas ! que de grâces à rendre,
Que des larmes sans eux nous allions tous répandre !
Si notre heureux destin ne nous l’avait rendu,
Ou s’il avait été plus longtemps attendu,
D’une infaillible mort je devenais la proie ;
Mais je ne dois verser que des larmes de joie.
Pardonnez-moi, Seigneur, ces transports innocents.
Vous daignez partager les plaisirs que je sens.
Mais je lis dans vos yeux de nouvelles alarmes ;
Vous poussez des soupirs, vous me cachez vos larmes.
MÉTELLUS.
Non, je n’en verse point ; et qu’aurais-je à pleurer ?
Je suis tranquille, et rien ne me fait soupirer.
Régulus à vos yeux ne peut encor paraître :
J’en connais les raisons.
FULVIE.
Faites-les moi connaître,
Ces raisons... ah ! Seigneur, ne me déguisez rien :
Ciel ! que dois-je augurer de ce triste entretien.
Parlez, expliquez-vous.
MÉTELLUS.
Les intérêts de Rome,
Avec ceux de Carthage, occupent ce grand homme.
Il médite un dessein si grand, si généreux...
Non, jamais il ne fut plus digne de vos feux.
Aujourd’hui ce Héros met le comble à sa gloire.
Qu’à jamais l’avenir en garde la mémoire.
FULVIE.
Quelle gloire Seigneur ? De grâce apprenez-moi...
MÉTELLUS.
Quelle grande victoire il remporte sur soi !
FULVIE.
Ah ! j’y dois prendre part, et quand sa gloire brille...
MÉTELLUS.
Hélas ! vous n’y prendrez que trop de part ma fille :
Mais si vous m’en croyez, faites-vous cet effort ;
Ne vous informez plus, ma fille, de son sort.
Scène VI
FULVIE, FAUSTINE
FULVIE.
Que veut-il dire ? ah Ciel ! je passe de la joie
À de mortels chagrins où mon âme est en proie.
Je crois voir Régulus au devant de mes pas ;
Et lorsque je le cherche, il ne me cherche pas.
Mon père est interdit, son discours nous menace :
Il veut me préparer à quelque autre disgrâce.
De quoi me parle-t-il ? quel projet aujourd’hui
A conçu Régulus de si digne de lui ?
Quelle victoire ? ah Dieux ! quelle gloire nouvelle
Redouble dans mon cœur une crainte mortelle ?
Faustine, explique-moi les pleurs de Métellus.
Pourquoi dans ces moments se cache Régulus ?
Mais que me veut Priscus qui paraît tout en larmes ?
Scène VII
PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE
PRISCUS.
Ah ! Madame, je viens augmenter vos alarmes.
De Régulus peut-être ignorez-vous le sort :
Il veut partir, Madame, et courir à la mort.
FULVIE.
Quoi ? Seigneur, Régulus...
PRISCUS.
Il veut quitter l’Armée,
Sa vertu va remplir toute la renommée.
Il retourne à Carthage ; et malgré nos souhaits,
Victime de la guerre, il refuse la paix :
Il fuit son fils et vous, partout il nous évite ;
Et tâchant de cacher le moment de sa fuite,
Il a voulu sortir du Camp ; mais les Soldats
Malgré lui sont venus au devant de ses pas :
Instruits de son dessein par le brave Lépide,
Tous se sont opposés à l’ardeur qui le guide :
En bataillons serrés sans observer de rang,
Ils ont alors fermé le passage du Camp.
Ce spectacle nouveau le surprend et nous touche.
Il nous a regardés avecque un œil farouche ;
Et d’un visage austère, en s’adressant à moi,
Quoi ! vous voulez d’un Chef sans honneur et sans foi ?
(M’a t’il dit) laissez-moi dégager ma parole,
Priscus, soutenons mieux l’honneur du Capitole.
Mais tous l’interrompant par des cris douloureux,
Ont protesté cent fois de mourir à ses yeux,
Plutôt que de souffrir son retour dans Carthage.
Alors il est rentré, mais son air, son visage
Nous menace... Empêchez ce funeste retour :
Parlez, faites agir la nature et l’amour.
Allez trouver son fils, unissez-vous ensemble.
Peut-être en vous voyant tous deux...
FULVIE.
Hélas ! je tremble,
Pourrons-nous empêcher un si cruel départ ?
Allons... mais que je crains de lui parler trop tard.
ACTE V
Scène première
RÉGULUS, LÉPIDE
RÉGULUS.
Quoi ? l’on me veut livrer à la noire infamie,
Qui pourra démentir tout le cours de ma vie !
Je trouve notre Camp soulevé contre moi !
On veut aux Africains que je manque de foi !
On s’oppose à mes pas, on veut ternir ma gloire !
On m’arrache en un mot ma plus grande victoire !
Et leur fausse tendresse, et leur fausse pitié,
Des transports que je sens redouble la moitié !
Ah Dieux ! si de ce Camp on ne m’ouvre un passage,
Si dans quelque moments je ne suis dans Carthage,
Je périrai sans doute, et de mes propres mains
J’irai venger ma gloire aux yeux des Africains.
Mais c’en est trop, Lépide, il faut nommer le traître
Qui doit avoir instruit...
LÉPIDE.
Vous voulez le connaître ;
C’est moi, Seigneur, c’est moi, qui viens de vous trahir,
Et qui jure à vos yeux de vous désobéir.
Pour vos précieux jours ayant l’âme alarmée,
J’ai pris soin contre vous de soulever l’Armée :
Mais votre fils en pleurs est venu me trouver ;
Et je n’ai plus songé, Seigneur, qu’à vous sauver.
Après m’avoir commis le soin de son enfance,
J’ai dû sauver en vous son unique espérance.
Traitez mon zèle ardent du plus noir des forfaits :
D’un tel crime mon front ne rougira jamais.
Pour ne pas révéler votre cruel mystère,
Aurais-je vu périr et le fils et le père ?
Non, et si je savais quelque secours plus fort
Pour attendrir votre âme ou changer votre sort,
Ma foi s’en servirait ; et si je suis un traître,
Ah ! Seigneur, à ce prix je fais gloire de l’être.
RÉGULUS.
Après t’avoir comblé de biens, d’honneurs, d’emplois,
Est-ce là donc ingrat le prix que j’en reçois ?
Lorsque j’ai confié mon fils à ta prudence,
Et quand tu dois l’armer d’une noble constance,
Tu l’instruis à gémir, à craindre, à s’étonner !
Sont-ce là les leçons que tu dois lui donner ?
Mais enfin Métellus me sera plus fidèle,
Il saura ramener tout ce Camp si rebelle,
Et par mon artifice... ah ! qu’il tarde longtemps.
Carthage attend la paix, c’est la mort que j’attends.
Dieux ! lorsque Mannius fit soulever l’Armée,
Qu’elle était contre moi de fureur animée
Un coup d’œil me fit craindre et me fit obéir,
Et pour sauver mes jours vous osez me trahir,
Cruels, qui m’empêchez de courir à Carthage,
Vous vous repentirez d’un si sanglant outrage :
Vous attaquez ma gloire empêchant mon retour.
Je vous pardonnerais si vous m’ôtiez le jour.
Scène II
PRISCUS, RÉGULUS, LÉPIDE
PRISCUS.
Seigneur, ayez pitié de la triste Fulvie :
Votre cruel départ lui va coûter la vie.
Un mortel désespoir sur son visage est peint :
Une sombre pâleur qui règne sur son teint,
Nous fait trembler, Seigneur, et pour vous et pour elle.
RÉGULUS.
Que dites-vous Priscus ?
PRISCUS.
Que sa frayeur mortelle
Par des pleurs, des sanglots souvent entrecoupés,
Nous marque la douleur dont ses sens sont frappés.
Interdite, tremblante, elle marche avec peine :
Elle vous cherche.
RÉGULUS.
Ah Dieux ! fuyons. Mais on l’amène.
Lépide sort.
Scène III
FULVIE, FAUSTINE, RÉGULUS, PRISCUS
FULVIE.
Ne croyez pas, Seigneur, que pour vous attendrir,
Je pousse devant vous quelque indigne soupir.
Je connais votre cœur, votre vertu farouche :
Je sais que les soupirs, les pleurs, rien ne vous touche.
Je viens vous applaudir de votre grand dessein.
Vous êtes, il est vrai, véritable Romain ;
Je serai comme vous véritable Romaine.
Partez, Seigneur ; allez où la gloire vous mène.
Vous aurez à mes yeux un cœur prêt à percer ;
Et j’aurai comme vous du sang prêt à verser.
RÉGULUS.
Dieux ! que me dites-vous ? je frémis : ah ! Madame,
Quel chemin prenez-vous pour ébranler mon âme !
N’était-ce pas assez...
FULVIE.
Non, j’ai pris mon parti,
Et mon cœur à vos yeux ne s’est point démenti.
Je marche sur vos pas : l’Amour et la Patrie
Feront verser le sang de la triste Fulvie.
Ce seul nœud vous retient sans doute, allez, Seigneur :
Je réponds de mon bras, je réponds de mon cœur.
RÉGULUS.
Et moi, je ne réponds de rien. Qu’allez-vous faire ?
Épargnez une vie, hélas ! qui m’est si chère.
Pourquoi me cherchez-vous ? qui vous amène ici ?
Et que vous ai-je fait pour me traiter ainsi ?
Mais quoi ? consolez-vous, généreuse Fulvie.
Avant que d’être à vous, je suis à ma Patrie.
J’ai donné ma parole, et je dois la tenir.
Regardez d’un œil ferme un illustre avenir.
FULVIE.
Fidèle aux Africains, à Fulvie infidèle,
Vous osez la quitter, et vous brûlez pour elle ?
Vous m’abandonnez donc et gardez votre foi
À nos fiers ennemis, Seigneur, plutôt qu’à moi.
RÉGULUS.
Il fallait servir Rome, et je la sers, Madame :
Elle a dû l’emporter sur vous et sur ma flamme ;
Ne me regardez plus comme Amant, comme Époux,
Un malheureux esclave est indigne de vous.
Aujourd’hui cependant envisagez ma gloire :
Esclave, je remporte une grande victoire ;
Et je mourrai content en songeant que mes fers
Pourront après Carthage enchaîner l’Univers.
Mais, Madame, vos pleurs ébranlent ma constance :
Je tâchais d’éviter vos yeux, votre présence.
Je sens que ma vertu dans le trouble où je suis,
Pourrait... sortons ; mais Dieux ! l’on m’amène mon fils :
Voilà le dernier trait que me gardait Lépide.
Scène IV
LE JEUNE ATTILIUS, LÉPIDE, RÉGULUS, PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE
LE JEUNE ATTILIUS.
Seigneur, où courez-vous ? quel dessein parricide
Vous fait fuir sans pitié, vous fait m’abandonner,
Et chercher une mort que vous m’allez donner ?
Avez-vous oublié pour moi votre tendresse ?
Et qui prendra le soin d’élever ma jeunesse ?
Que ferais-je sans vous ? Si je ne vous vois pas,
Qui saura donc m’instruire à marcher sur vos pas ?
Qui pourra me tracer le chemin de la gloire ?
Vous ne partirez point ; non, je ne le puis croire,
Mon père... mais hélas ! vous détournez les yeux ;
Et j’attendais de vous de plus tendres adieux.
Pourquoi me cachez-vous votre auguste visage ?
Mon père au nom des Dieux n’allez point à Carthage.
Vous refusez d’entendre une timide voix.
Du moins embrassez-moi pour la dernière fois.
RÉGULUS.
Éloignez cet enfant, Lépide, et qu’on me laisse.
Justes Dieux ! ah ! mon fils !
FULVIE.
Seigneur, tant de tendresse
Ne peut-elle toucher ?...
Scène V
MÉTELLUS, RÉGULUS, FULVIE, PRISCUS, LÉPIDE, LE JEUNE ATTILIUS, FAUSTINE
RÉGULUS.
Ciel ! Je vois Métellus,
Je respire, Seigneur, ne me retient-on plus ?
L’artifice ?...
MÉTELLUS.
Oui, Seigneur, et tout vous est propice.
Je vous rends à regret ce funeste service.
Vous pouvez retourner.
RÉGULUS.
Ah ! que ne dois-je-pas
À ces soins généreux ? quel funeste embarras ?
Un peu plus tard... ah Dieux ! auriez-vous pu le croire ?
Vous me rendez la vie en me rendant la gloire.
Maîtresse, fils, Romains je ne vous connais plus,
Et ne vois de Romain ici que Métellus.
LE JEUNE ATTILIUS.
Mon père ?
FULVIE.
Vous partez ?
RÉGULUS.
Il en est temps Madame :
Il est temps de marquer la grandeur de votre âme.
Armez-vous de vertu, sans plaindre Régulus :
Montrez-vous aujourd’hui fille de Métellus :
Imitez sa constance, et si je perds la vie,
Songez qu’il me regarde avec des yeux d’envie.
À son fils.
Mon fils, rassurez-vous : soyez digne de moi :
Faites-moi voir un cœur incapable d’effroi.
Sans vous accoutumer à répandre des larmes,
Dissipez devant moi ces indignes alarmes,
À Métellus.
Je mets entre vos mains sa jeunesse, Seigneur :
Dés ce jour servez-lui de père, de tuteur :
Ce gage m’était cher, et je vous le confie.
Qu’il demeure toujours fidèle à sa Patrie ;
Et qu’il songe avec vous, remplissant mes desseins,
Bien moins à me venger qu’à servir les Romains.
À son fils.
Respectez Métellus. Puissent les destinées
Vous accorder, mon fils, de plus longues années ;
Ou s’il les doit finir par quelque coup du sort,
Qu’il prenne pour modèle et ma vie et ma mort.
Il sort avec Priscus.
FULVIE.
Faustine, soutiens-moi.
LE JEUNE ATTILIUS.
Mon père, il faut vous suivre.
Je vous perds pour jamais ; pourrais-je vous survivre ?
MÉTELLUS.
Lépide, retenez cet enfant dans ces lieux.
Demeurez, attendez la volonté des Dieux.
Je ressens vivement ma douleur et la vôtre.
Il court où son devoir l’appelle, et nous au nôtre.
Espérez cependant ; Priscus, moi, les Romains,
Nous allons l’arracher aux cruels Africains.
Scène VI
FULVIE, FAUSTINE, LE JEUNE ATTILIUS, LÉPIDE
FULVIE.
Quel espoir justes Dieux !
LE JEUNE ATTILIUS.
Ah ! sans verser des larmes,
Le fils de Régulus doit recourir aux armes.
Pourquoi m’arrêtez-vous ? un Romain, quoiqu’enfant,
Ne doit-il pas apprendre à combattre en naissant ?
LÉPIDE.
Ah ! Seigneur.
LE JEUNE ATTILIUS.
Est-ce ainsi que vous devez m’instruire ?
Vous devez au combat vous-même me conduire.
Je suivrai Métellus, marchant à son côté,
À Fulvie.
Je combattrai, Madame, en pleine sûreté.
Mais hélas ! vous pleurez. Ah ! généreux Lépide,
Hé quoi ? n’est-il pas temps que la vertu me guide ?
Et que mon père enfin puisse voir aujourd’hui,
Qu’il laisse à sa Patrie un fils digne de lui ?
LÉPIDE.
Hé bien ? Seigneur, allons ; il faut vous satisfaire.
Ah ! trop généreux fils d’un trop malheureux père !
Scène VII
FULVIE, FAUSTINE
FULVIE.
Mon père et Régulus me quittent : quel effroi !
Il retourne à Carthage et lui garde sa foi.
Pour conserver à Rome une fatale terre,
Par le prix de sa vie il achète la guerre ;
Et refusant la paix qu’il arrache à mon cœur,
De l’Afrique en mourant il veut être vainqueur.
FAUSTINE.
Rassurez-vous, Madame, on va tout entreprendre :
Du bras de Métellus vous devez tout attendre.
Priscus et les Romains, le jeune Attilius,
Tous veulent s’immoler pour sauver Régulus,
Vous devez espérer...
FULVIE.
Que veux-tu que j’espère ?
Tu connais Régulus, et tu connais mon père.
Scène VIII
MARCELLE, FULVIE, FAUSTINE
MARCELLE.
Ah ! Madame, apprenez le plus grand des forfaits
Que l’on vient de punir au gré de nos souhaits.
Le traître Mannius voulait fuir dans Carthage :
On a vu son dessein sur son triste visage ;
Et les yeux égarés, et le cœur agité
Il sortait ; nos Soldats l’ont soudain arrêté.
Voyant que son départ faisait tout reconnaître,
Hé bien, leur a-t-il dit, venez punir un traître :
Par mon funeste amour j’ai trahi Régulus,
Et livré ce Héros au cruel Xantipus.
FULVIE.
Qu’entends-je ? justes Dieux ! Faustine, le perfide
A-t-il pu concevoir ce dessein parricide ?
MARCELLE.
À ces mots mille bras lui servant de bourreaux,
L’ont presque en un moment déchiré par morceaux :
Pour venger Régulus chaque Soldat avide
Voulait teindre son bras du sang de ce perfide.
Ils ont marqué leur joie et leur juste douleur,
De connaître le crime, et d’en punir l’auteur.
FULVIE.
Ce n’est point Mannius qui trahit sa Patrie,
C’est le fatal amour de la triste Fulvie :
Ah ! Seigneur, qu’a-t-on fait ? Et Régulus enfin...
Scène IX
PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE
PRISCUS.
Du plus grand des Héros apprenez le destin.
Voyant que tout le Camp lui fermait le passage,
Métellus pour servir sa gloire et son courage,
Vient par son ordre apprendre au Soldat mutiné
Que Régulus enfin était empoisonné ;
Qu’Asdrubal, Xantipus redoutant ce grand homme,
Pour le rendre inutile au service de Rome,
S’il manquait une paix utile aux Africains,
Avaient d’un poison lent avancé ses destins ;
Que leur zèle par là demeurait inutile.
Alors toute l’Armée interdite, immobile,
Par un triste silence accompagné de pleurs,
Promet en soupirant de venger ses malheurs.
Régulus s’est servi de ce noble artifice.
D’un crime glorieux votre père complice
Trompe toute l’Armée, et conduit Régulus
Jusqu’aux murs de Carthage auprès de Xantipus.
À peine ce Héros a-t-il gagné leurs portes,
Que se tournant alors vers nos tristes cohortes :
J’ai dégagé ma foi, Romains, c’en est assez,
Achevez les projets que je vous ai tracés,
(A-t-il dit.) Aussitôt nous plantons des échelles,
Chacun prend de l’ardeur et des forces nouvelles,
On saute sur les murs, et l’épée à la main
On presse, et l’on est prêt de forcer l’Africain :
Le jeune Attilius amené par Lépide,
Porté par des Soldats montre un air intrépide ;
Et pour sauver son père, affrontant les hasards,
Sait nous servir de Chef, d’Aigles, et d’Étendards.
Mais Ciel ! dans cet instant Xantipus l’âme émue,
Présente Régulus mourant à notre vue ;
Il fait voir ce Héros déchiré, tout sanglant.
Tout le Camp est frappé d’un long saisissement ;
L’horreur et la pitié nous glace, nous arrête ;
Nous ressentons les coups qui tombent sur sa tête ;
Et ces cruels lassés de le percer de coups,
Semblent dans leur fureur moins le frapper que nous.
De nos tremblantes mains on voit tomber les armes ;
Loin de verser du sang nous répandons des larmes.
Cependant ce grand homme en ces derniers moments,
Semblait nous animer par ses regards mourants ;
Et prodiguant pour Rome et son sang et sa vie,
Il meurt tranquillement pour sa chère Patrie.
FULVIE.
Hélas !
PRISCUS.
Dans cet instant tout le Camp des Romains,
Pousse des cris affreux contre les Africains ;
Les Soldats animés par ce touchant spectacle,
À leur premier effort ne trouvent point d’obstacle ;
Et du haut des remparts le cruel Xantipus
Est tombé sous les traits du brave Métellus :
Carthage est aux abois. Votre père, Madame,
M’a confié le soin de rassurer votre âme,
Craignant un désespoir... Mais venez, qu’à vos yeux
Nous vengions Régulus à la face des Dieux.
FULVIE.
Hé bien ! cruel Destin achève ton ouvrage.
Je cours m’ensevelir sous les murs de Carthage.
La mort de Régulus lui pourra coûter cher :
Qu’elle nous serve, au moins, à tous deux de bûcher.