La Bague de l'oubli (Jean de ROTROU)
Comédie en cinq actes, en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1628.
Personnages
ALFONSE, roi de Sicile
ALEXANDRE, duc de Terre-Neuve
TANCRÈDE, comte de Tarente
LILIANE, fille du duc Alexandre
LÉONOR, sœur du roi
LÉANDRE, gentilhomme amoureux de Léonor
MÉLITE, suivante de Liliane
FABRICE, plaisant du roi
FILÈNE, serviteur
AGYS, général d’armée
THÉODOSE, amiral
ALCANDRE, magicien
LE BOURREAU
LYSIS, valet du duc
DORAME, capitaine des gardes
La scène est à Palerme en Sicile.
AU ROI
Sire,
Puisqu’enfin la comédie est en un point où les plus honnêtes récréations ne lui peuvent plus causer d’envie, où elle se peut vanter d’être la passion de toute la France et le divertissement même de votre Majesté, je ne trouve plus de honte à paraître, et je fais gloire d’avoir aidé à la rendre belle comme elle est. Les excellentes qualités de votre esprit font assez juger que tout ce que vous estimez est estimable ; et ma Muse serait une fille trop honteuse si elle craignait la vue du peuple, après avoir été caressée par le plus grand Roi de la terre. En effet, Sire, j’ai tant travaillé à la rendre capable de vous plaire, je l’ai rendue si modeste et j’ai pris tant de peine à polir ses mœurs, que si elle n’est belle, au moins elle est sage, et que d’une profane j’en ai fait une religieuse ; ce sont les qualités qui vous la rendent aimable, et qui la font aller aux pieds de votre Majesté témoigner combien elle est sensible à l’honneur que vous lui faites ; le premier abord des grands étonne la plus ferme assurance et les meilleurs esprits font quelquefois de mauvais compliments en ces premières visites, de même elle pourra cette première fois vous dire de mauvaises choses, mais le temps et votre accueil l’enhardiront et la rendront une autre fois plus éloquente. Quoi qu’il en soit, elle sera assez satisfaite de soi-même, si elle vous témoigne sa passion, et si elle me procure la permission de me dire,
Sire,
De V. M.
Le très humble, très obéissant et très affectionné serviteur et sujet,
ROTROU.
AU LECTEUR
Je n’ai pas si peu de connaissance de mes ouvrages que de te donner celui-ci pour une bonne chose. C’est la seconde pièce qui est sortie de mes mains, et les vers dont je l’ai traitée, n’ont pas cette pureté que depuis six ans la lecture, la conversation, et l’exercice m’ont acquise : si elle se peut vanter de quelque éclat, elle l’a pris au théâtre : et en effet je crois que la beauté de son sujet y a contenté jusques aux Allemands. Je ne l’aurais pas toutefois sur cette créance hasardée à ta censure, si je n’avis appris que tous les Comédiens de la campagne en ont des copies, et que beaucoup se sont vantés qu’ils en obligeraient un Imprimeur. L’exemple de Cléagénor m’a fait les prévenir, et je te donne ce que tu tiendrais toujours d’un autre : comme ce présent est forcé, je ne veux point que tu m’en sois obligé, et je te veux seulement avertir que c’est une pure traduction de l’Auteur espagnol de Vega, si quelque chose t’y plaît donnes-en la gloire à ce grand esprit : et les défauts que tu y trouveras, que l’âge où j’étais quand je l’entrepris te les fasse excuser.
ACTE I
Scène première
LÉONOR, LÉANDRE
LÉONOR.
Dieux ! qui résisterait à de si beaux discours ?
Cet arbre et ce rocher sont amoureux ou sourds,
Et je crois qu’à t’ouïr ces fleurs et ces fontaines
Ont quelque souvenir de leurs premières peines.
LÉANDRE.
Dites plutôt qu’à voir vos célestes attraits,
Elles sentent qu’amour possède encor des traits.
Cet œillet se penchant semble vous rendre hommage,
Et n’être plus charmé de son propre visage ;
Écho ne l’aime plus, et le laisse en repos,
Pour répondre, madame, à vos charmants propos ;
Jugez si j’ai trop dit, et si je me dois taire
Où même les rochers ne le peuvent pas faire.
LÉONOR.
Crois-tu que rien aussi me puisse réjouir,
Et captiver mon âme à l’égal de t’ouïr ?
Ton esprit te dictant de si rares merveilles,
Lassera bien plutôt ta voix que mes oreilles.
Que puis-je désirer qui me soit si charmant
Que d’entendre les noms de maîtresse et d’amant ?
Quelques faibles appas dont le ciel m’ait douée,
Léandre, je suis fille, et veux être louée.
J’aime les mots d’attraits, de charmes, de beauté,
De liens, de soupirs, de feux, de cruauté.
J’aime à voir ton humeur en tout point me complaire,
À t’ouïr bégayer, de peur de me déplaire ;
Je me plais à te voir exprimer ton souci,
Jeter les yeux au ciel et faire le transi.
Les fleurs n’ont point l’odeur si douce ni si forte,
Que quand ta belle main sur mon sein les apporte.
Je ne vois point de vers dignes d’être prisés,
Si ton divin esprit ne les a composés ;
Je hais le son du luth, et ne le puis entendre,
S’il est en d’autres mains qu’en celles de Léandre ;
Moi-même, je me hais de parler si longtemps,
Puisque ta seule voix rend mes désirs contents.
LÉANDRE.
Et Léandre se hait de ce que sa naissance
Lui reproche d’aimer avec tant de licence,
Et de hausser les yeux où des rois seulement
Ont droit de s’établir tout leur contentement.
De quelque doux pinceau qu’on figure leur vie,
Jamais leur dignité ne toucha mon envie ;
Et, quel que je sois né, je sais qu’un sceptre est tel,
Qu’il pèse infiniment en la main d’un mortel.
Mais sans le soutenir, posséder une reine,
Voir dessus vos désirs mon âme souveraine,
Être près d’obtenir la qualité d’époux,
C’est bien à notre hymen procurer des jaloux.
Que d’esprits amoureux, que de puissants monarques.
Menacent mon destin de la rigueur des Parques !
Qu’ils emploieront de force à me faire quitter
Un bien que leur grandeur leur fait mieux mériter !
LÉONOR.
Tu couvres, cher amant, d’une vaine contrainte
La même ambition dont mon âme est atteinte,
Et jamais ton esprit ne s’imaginerait
Combien un diadème à ton front me plairait.
Le sceptre m’est bien cher en la main de mon frère,
J’aime à voir que sous lui la Sicile prospère ;
Mais il aurait pour moi des charmes bien plus doux,
Si je le pouvais mettre en la main d’un époux.
LÉANDRE.
Ce bonheur sera joint aux douceurs de notre âge,
Si votre affection seconde mon courage.
LÉONOR.
Ah ! que profiteraient ces périlleux desseins ?
Le ciel présente ici des obstacles trop saints.
Mon frère conservé, j’avouerais ton envie ;
Mais peux-tu lui ravir le sceptre sans la vie ?
LÉANDRE.
Quoi qu’importe sa mort à nos jeunes amours,
Toujours ma passion a respecté ses jours ;
Jamais d’un tel dessein ce cœur ne fut coupable,
De ces extrémités Léandre est incapable.
Reposez-vous, madame, en la foi d’un amant ;
Pour voir tout réussir, aimez-moi seulement.
Je connais un vieillard que le ciel n’a fait naître
Que pour vous faire reine, et pour me rendre maître.
Les magiques secrets me peuvent procurer
Ce bien où votre amour me permet d’aspirer.
Son art aux yeux du roi peut couronner nos têtes,
Et loin de nos destins détourner ses tempêtes.
LÉONOR.
Oui, mon affection consent à ce dessein,
Si ta flamme est égale à celle de mon sein.
Bientôt par nos accords détourne l’hyménée
Où, contre mon désir, le roi m’a destinée.
LÉANDRE.
Rendu par cet aveu le premier des humains,
Que j’égale mes vœux sur les lis de ces mains
Qui m’ont si doucement la franchise ravie,
Qui sous de si beaux fers ont mon âme asservie.
Ils s’en vont.
Scène II
LE ROI, FABRICE, FILÈNE
LE ROI.
Ses beaux yeux vont guérir mon esprit languissant.
Mais es-tu bien certain que le duc soit absent ?
FABRICE.
Autant qu’il est certain que votre cœur soupire,
Que vous êtes esclave en l’amoureux empire,
Qu’un enfant vous surmonte, et que j’appris hier
Que Liliane a fait d’un roi son prisonnier.
LE ROI.
Cher Fabrice, il est vrai que j’adore ses charmes ;
Mais quelle déité n’aurait mis bas les armes,
Et quel esprit si fort aurait vu ses appas,
Et se pourrait vanter de ne les aimer pas ?
FABRICE.
Moi qui m’estime avoir une âme naturelle,
Je la vois tous les jours sans soupirer pour elle ;
Et, quoi que de beaux yeux fassent pour me trahir,
C’est bien aimer, pour moi, que de ne pas haïr ;
Je ne sens cet instinct ni ce dieu qui vous pousse,
Et je n’ai jamais vu ni ses traits ni sa trousse.
Avoir donné son cœur, c’est être en mauvais point :
Moi, j’ai besoin du mien, et ne le donne point.
LE ROI.
Et moi, plus libéral, je ne m’en puis défendre ;
Mais celle qui le tient, un jour me le doit rendre :
Une heure de plaisir, après ces maux soufferts,
Éteindra tous mes feux et rompra tous mes fers.
Voyons ce beau sujet de mes douces furies,
Et donne pour un temps trêve à tes railleries.
Scène III
LILIANE vient au-devant du roi, LE ROI, FABRICE, FILÈNE
LILIANE.
Je vois bien aujourd’hui que l’Amour n’a point d’yeux :
Il pensait vous conduire en de plus nobles lieux.
Connaissant mes défauts, et pesant vos mérites,
Une autre recevrait l’honneur de vos visites.
LE ROI.
Dis plutôt qu’à ce coup il a pris son flambeau,
Consulté la raison, déchiré son bandeau,
Et qu’il n’est point ailleurs de beauté si puissante
Que d’être un digne objet à ma flamme innocente.
LILIANE.
Doutant de vos discours j’offenserais mon roi,
Et je dois beaucoup plus vous épargner que moi.
Je songe, pour nourrir ces flammes que j’enserre,
Que l’on voit bien le ciel amoureux de la terre ;
L’orme prête son ombre aux moindres arbrisseaux ;
Neptune ouvre son sein aux plus petits ruisseaux,
Et parmi tant de fleurs, dont Zéphire dispose,
Il caresse la moindre aussi-bien que la rose.
LE ROI.
Ce respect est contraire à nos contentements,
Et doit être banni d’entre les vrais amants :
Qu’un baiser seulement...
LILIANE.
Ces faveurs sont des crimes,
Que votre affection peut rendre légitimes.
Après tant de serments, un hymen bienheureux
Ne joindra-t-il jamais nos esprits amoureux ?
Et pouvez-vous souffrir que le comte Tancrède
Bientôt à votre su vous brave et me possède ?
Un père injurieux consent à ses désirs,
Et ce consentement ruine vos plaisirs.
LE ROI.
L’effet de cette foi que mon cœur t’a donnée,
Doit être précédé par un autre hyménée.
Acquitté du souci que je dois à ma sœur,
Quand le duc de Calabre en sera possesseur,
Tu n’auras plus alors de craintes qui t’affligent ;
Mais des raisons d’état à cet ordre m’obligent.
LILIANE.
Mais le comte s’avance, et peut-être le jour
Le doit rendre en Sicile, et trahir notre amour.
LE ROI.
Laisse-m’en le souci ; quelque injure forgée
Rendra son espérance en peu de temps changée.
Le duc et lui saisis pour un crime imposé,
Trouves-tu pas, mon cœur, cet artifice aisé ?
Même, pour mieux couvrir notre amoureuse feinte,
Il faut que, comme étant du même crime atteinte,
Pour un temps le palais te serve de prison :
Où la force nuirait la ruse est de saison.
Et cette fausse peur fera tourner en honte
L’aveuglement du duc, et les desseins du comte.
Mais qu’inespérément je me trouve surpris !
Quelle crainte, mon cœur, altère tes esprits ?
Scène IV
LE DUC, revenu de la chasse, LE ROI, LILIANE, DES VALETS
LE DUC.
Sire, usez en ce lieu de la même licence
Que votre majesté s’y donne en mon absence.
Je sais bien que l’amour est un enfant honteux
Qui fuit ceux de mon âge et rougit devant eux ;
Des secrets de ce dieu la vieillesse est bannie,
Et déjà l’on me hait en cette compagnie.
LE ROI.
Vous jugerez beaucoup, mais nous savons au moins
Que notre amour ne craint ni juges, ni témoins :
Comme la vertu seule a nos âmes blessées,
La vertu seulement gouverne nos pensées ;
Et Liliane vit avec tant de candeur,
Qu’on ne peut l’accuser que de trop de froideur.
Mais une expresse affaire au logis me rappelle,
Qui m’allait éloigner des yeux de cette belle ;
Puis je sais qu’un chasseur chérit tant le repos,
Que je vous nuis beaucoup par de si longs propos.
Il sort.
LE DUC.
Il est vrai, j’ai couru jusqu’à perdre l’haleine,
Et deux cerfs abattus sont le fruit de ma peine.
Le roi étant sorti.
Mais, quoi que j’aie atteint et chassé dans les bois,
Je fais plus en ce lieu, car j’en chasse les rois.
À Liliane.
Ah ! fille sans esprit, dont l’humeur imprudente
À qui ne la veut voir se rend trop évidente,
N’épargnez point le fard, frisez ces beaux cheveux.
Allez à ses genoux solliciter ses vœux :
Il le faut appeler vos yeux, votre lumière,
Et, s’il vous tend les bras, les ouvrir la première.
Peignez sur mon visage un éternel affront ;
Ce moyen vous mettra le diadème au front.
Elle sort.
Ah ! que depuis longtemps ton humeur sotte et vaine
T’apporte peu de fruit et me coûte de peine !
Combien ma prévoyance est juste en ses soupçons,
Et qu’inutilement on t’a fait des leçons !
Mais de quelque façon que le roi te possède,
Ce malheur est encor capable de remède.
Lysis, allez au port préparer des vaisseaux,
Et qu’elle y soit conduite en l’un de mes châteaux ;
Dans ce lieu solitaire elle attendra le comte,
Qui doit, en l’épousant, nous affranchir de honte ;
Je sais qu’elle est facile, et que l’honnêteté
S’accorde rarement avecque la beauté.
Scène V
LÉANDRE, ALCANDRE, magicien
ALCANDRE.
Par cette invention si rare et si facile,
Vous pourrez à ses yeux régner dans la Sicile.
Lui-même rangera les siens sous votre loi,
Et vous honorera du nom de vice-roi.
LÉANDRE.
Je ne puis concevoir qu’avec impatience
L’effet de mon désir et de votre science.
Que je vous dois de vœux pour un secret si beau !
Mais la peine, mon père, est de changer l’anneau.
ALCANDRE.
J’ai cette invention pareillement prévue.
Le matin, tenez prompte et la main et la vue,
Pour recevoir le sien, que j’ai pris mille fois
Alors que pour laver il l’ôte de ses doigts ;
Lors, vous pourrez lui rendre ou mettre sur la table
Celui que votre orfèvre aura fait tout semblable,
Et qui dessous la pierre aura l’enchantement
Qui doit à ce monarque ôter le jugement :
Ne lui voyant alors ni raison, ni mémoire,
Vous saurez si mon art mérite de la gloire.
LÉANDRE.
Si j’en vois provenir de si rares effets,
Et s’il est favorable au dessein que je fais,
Si ce coup réussit, vous en devez attendre
Un avantage égal à celui de Léandre.
ALCANDRE.
Pour tout prix de ma peine, aimez-moi seulement ;
Mais faites commander cet anneau promptement.
Scène VI
LE ROI, LÉONOR, sa sœur
LE ROI.
Ne dissimulez point ; des passions secrètes
Tiennent ces yeux baissés et ces lèvres muettes.
Léandre en votre estime est un objet divin ;
Si vous le haïssez, je suis mauvais devin.
Les bonnes qualités dont vous êtes pourvue
M’ont obligé, ma sœur, à vous souffrir sa vue ;
Et votre esprit vaut trop pour former un dessein
Qui ne puisse partir d’un jugement bien sain.
Je vous ai toujours crue et plus noble et mieux née,
Que d’aspirer au joug d’un honteux hyménée.
Ce mignon qui vous plaît est bon pour favori ;
Mais le duc de Calabre est meilleur pour mari :
Il tient sur ce sujet ma parole engagée,
Et j’attends de vous voir à ce dessein rangée.
LÉONOR.
Je ne me trouve point coupable d’action
Qui montre pour Léandre aucune intention ;
Si Léandre m’est cher, c’est sa vertu que j’aime ;
Partout où je la vois, je la chéris de même ;
Et de tous les mortels le plus défectueux
Me plairait à l’égal, s’il était vertueux.
LE ROI.
Si d’autres sentiments m’avaient l’âme blessée,
De si sages discours confondraient ma pensée ;
J’accuserais à tort un vertueux amour
Fabrice arrive.
Dont l’objet... Mais Fabrice est déjà de retour ;
Souffrez qu’en liberté cet homme se décharge
De quelques soins légers dont il a pris la charge.
Elle sort.
Scène VII
LE ROI, FABRICE
FABRICE, courant.
Sire, heureuse nouvelle !
LE ROI.
Agréable transport !
FABRICE.
Votre maîtresse est seule, et vous désire fort.
LE ROI.
Ô céleste discours ! réponse favorable !
Ne perdons point, Fabrice, un temps si désirable,
Je vois qu’elle a l’esprit, comme le teint, sans fard ;
Allons, marchons ! courons !
FABRICE.
Mais, sire, il est bien tard ;
Et c’est bien à regret qu’il faut que je vous voie,
Par un autre discours, modérer votre joie.
Celle que vous servez n’est plus si près de vous :
Tantôt vos entretiens nous ont fait un jaloux.
Aux lieux où l’a son père aujourd’hui fait conduire,
Je doute si le jour seulement y peut luire ;
Tant vos jeunes ardeurs lui causent de glaçons,
Et tant votre visite augmente ses soupçons !
LE ROI.
Le traître avance peu par cette humeur craintive
Qui lui fait captiver l’objet qui me captive.
Bientôt ce faible esprit saura qu’on peut encor
Forcer des murs d’airain avecque des flots d’or ;
Et, puisque Liliane à mes vœux est propice,
Nous saurons bien par l’art réprimer l’artifice.
Il sort.
FABRICE, seul.
Quel avantage, ô dieux ! Fabrice a sur des rois,
Et combien je me ris d’amour et de ses lois !
Ce prince à cet enfant voit son âme asservie ;
Il forme ses desseins, il gouverne sa vie,
Il trouble sa raison, il engage sa foi,
Et peut autant sur lui que Bacchus peut sur moi.
ACTE II
Scène première
LE COMTE TANCRÈDE, avec des SERVITEURS du duc, MÉLITE, arrivant de la campagne
LE COMTE.
En l’espoir d’adorer cette divine aurore,
Je sens un nouveau jour en mon âme s’éclore ;
Que je brûle de voir de si charmants appas !
La terre à mon avis s’allonge sous mes pas,
Et le soleil, jaloux du feu qui me consume,
Fait, ce me semble, un tour plus long que de coutume.
Le château qui conserve un si rare trésor
Recule pour me nuire ; est-il bien loin encor ?
LYSIS.
Une heure, ou moins de temps vous procure sa vue.
LE COMTE.
Cette prompte arrivée a-t-elle été prévue ?
Le duc espérait-il me voir sitôt ici ?
LYSIS.
Non ; que dans quelques jours.
LE COMTE.
Je le croyais aussi ;
Mais le désir de voir cet aimable visage
A contre mon attente avancé mon voyage.
Nos voiles recevaient un favorable vent.
Si bien... Mais quelles gens nous viennent au-devant ?
LYSIS.
Liliane et le duc.
LE COMTE.
Dieux ! à cette parole,
Mon cœur se fend de joie, et mon âme s’envole.
Scène II
LE COMTE TANCRÈDE, MÉLITE, LE DUC, LILIANE, VALETS
LE DUC.
Que j’ai d’occasion de bénir ce beau jour
Où le ciel m’a si bien signalé son amour !
Que je lui dois de vœux ! Que mon âme est contente
De me voir à la fin d’une si douce attente !
Après tant de soucis, enfin, je trouve en vous
Le gendre que je veux, et ma fille un époux.
LE COMTE.
Vous trouvez un sujet, et madame un esclave
Dont un enfant se joue, et qu’une fille brave :
Mais que ce prisonnier, adorable beauté,
Soit un objet d’amour plus que de cruauté ;
Qu’il ne soit point puni, puisqu’il n’est point coupable.
Il la baise avec peine.
Cruelle, qui vous rend à mes vœux intraitable ?
Pourquoi défendez-vous qu’en l’état où je suis,
Un baiser seulement allège mes ennuis ?
LE DUC.
Votre œil peut aisément lire sur son visage
Les effets d’une honte ordinaire à son âge :
Mais bientôt vous serez au point de vous venger,
Et la première nuit la saura bien ranger.
Scène III
LE COMTE TANCRÈDE, MÉLITE, LE DUC, LILIANE, LE CAPITAINE DES GARDES, QUATRE ARCHERS
LE CAPITAINE.
Plus sujet de mon roi que de votre mérite,
D’une charge fâcheuse à regret je m’acquitte.
Pardonnez, monseigneur, le roi m’a fait hâter
Avec commandement de vous faire arrêter.
LE DUC.
Quel sujet a rendu ce dessein légitime ?
LE CAPITAINE.
Son courroux prouve assez l’énormité du crime ;
Il a cru que le comte y participe aussi :
C’est le triste sujet qui nous amène ici.
TANCRÈDE.
Moi ? que je sois d’humeur capable de ce blâme !
Qu’un sentiment si faux puisse entrer en son âme !
Qu’étranger j’aie ici rien de tel entrepris !
Je m’ignore moi-même, ou le roi s’est mépris :
Je n’ai que cette belle ici qui me retienne,
Et ne mérite point de prison que la sienne.
Sa beauté seulement a droit de me blâmer,
Quoique, si j’ai failli, c’est pour la trop aimer.
LE CAPITAINE, mettant l’épée à la main.
Quoique vous ne fussiez d’aucun forfait capable,
Cette défense est vaine, et vous rendrait coupable :
L’innocent ne doit point souffrir d’être contraint,
Et qui n’a point failli s’accuse quand il craint.
Jamais un roi si bon n’usurpa de licence
Qui doive seulement étonner l’innocence :
La vérité saura sa colère amortir,
Et de ses faux soupçons faire un vrai repentir.
LE DUC.
Au moins que ce seigneur soit exempt de l’injure
Que par vous mon devoir innocemment endure ;
Que je reçoive ailleurs que dans une prison
Celui dont l’alliance honore ma maison.
LE COMTE.
Non, puisque sans sujet ce prince nous soupçonne,
C’est sans sujet aussi que notre âme s’étonne :
À Liliane.
Adieu, divin sujet de mon plus doux souci.
LE CAPITAINE.
Vous les devez, madame, accompagner aussi.
LE DUC, tout bas à sa fille.
Seule tu mets et nous et ton estime en proie,
Et nous veux décevoir par ces larmes de joie.
LILIANE.
Vous me verriez le cœur et plus noble et plus sain,
S’il vous était permis de lire dans mon sein.
LE DUC, au comte.
Puisqu’à votre repos ma honte est nécessaire,
Je vous dirai, monsieur, mon sens sur cette affaire.
LILIANE, à Mélite, tout bas.
Enfin vois-tu quel soin ce prince prend de moi,
Et combien il est doux de vivre sous sa loi ?
Cette fourbe peut-elle assez être prisée,
Que mon consentement avait autorisée ?
MÉLITE.
Avisez toutefois à marcher comme il faut,
À monter sur le trône, et non sur l’échafaud.
Il n’est point de prison si belle, ni si bonne,
Qu’elle soit un chemin d’aller à la couronne.
Scène IV
LÉANDRE seul, tenant l’anneau enchanté
Anneau plus précieux par ton enchantement,
Que par le prix de l’or, ni par ce diamant,
Si ta vertu me donne un succès favorable,
Que tu vaux de trésors, que tu m’es adorable !
Ma mémoire à jamais me parlera de toi,
Si tu m’obliges tant que de l’ôter au roi :
Voilà sa même bague, au moins en apparence,
Et son œil n’en saurait faire la différence :
Pouvant à son lever supposer celle-ci,
Je vois heureusement mon dessein réussi,
Et le sens qu’il perdra m’acquiert un diadème,
Et les chastes faveurs de la beauté que j’aime.
Mais, dieux ! comme à propos j’arrive à son lever,
Et justement au point qu’il est prêt à laver.
Scène V
LE ROI vient en la garde-robe où est LÉANDRE, et autres SERVITEURS
LE ROI, s’habillant.
Enfin je vois ma sœur un peu mieux disposée
À cette affection qu’elle a tant refusée.
Le prince que je veux doit posséder ce fruit,
Et les autres n’ont fait qu’un inutile bruit :
Quoi qu’on puisse juger des actions des dames,
L’apparence souvent est autre que leurs âmes ;
Elles ont su nos maux contre nous convertir,
Et par nos fictions ont appris à mentir.
Quoi qu’on ait estimé, ma sœur n’est pas de glace,
Et quelque trait d’amour en son cœur trouve place.
Je sais que depuis peu ce seigneur est parti,
Et qu’il vient à grands jours s’acquérir ce parti.
J’entends que l’on prépare en toute la province
Une réception capable de ce prince.
Scène VI
LE ROI, LÉANDRE, SERVITEURS, FABRICE accourt échauffé
LE ROI.
Où court Fabrice, ô dieux ?
FABRICE.
Vous demander pardon.
LE ROI.
Quel crime as-tu commis pour implorer ce don ?
FABRICE.
Rien que vous ne voyez, et c’est assez d’offense,
Que de vous aborder avec tant de licence ;
Mais j’ai bien d’autre part de quoi vous réjouir :
Si votre humeur se plut autrefois à m’ouïr,
Par le commandement qu’hier vous fîtes faire,
Beaucoup sont en état de ne vous pas déplaire.
Tancrède est prisonnier, Alexandre arrêté,
Et cet objet meurtrier de votre liberté.
Quoi, sire, vous traitez vos rivaux de la sorte !
Si quelque passion désormais me transporte,
La peur d’un tel affront éteindra mes amours ;
Où nous serons rivaux, je céderai toujours.
LE ROI.
Ne porte plus, Amour, ton bandeau que de honte,
Puisqu’un de tes sujets aujourd’hui te surmonte,
Et ne te vante plus du pouvoir que Cypris
T’avait pour apanage acquis sur les esprits :
Ne me reproche plus que ces chaînes sont fortes,
Puisque pour mon sujet aujourd’hui tu les portes ;
Ton arc est défendu, ma maîtresse est aux fers,
Et vous souffrez tous deux les maux que j’ai soufferts.
À Fabrice.
Ami, cher confident, où mon espoir se fonde,
Pour un si doux rapport te dois-je moins qu’un monde ?
FABRICE.
Quoi que votre bonté me daigne présenter,
Vous me verrez d’humeur facile à contenter ;
Me donnant seulement un royaume, un empire,
Je n’importune plus votre majesté, sire.
LE ROI.
Je trouve tes désirs un peu trop délicats,
Et rabaisse le don à deux mille ducats.
FABRICE.
Ô combien j’aime en vous cette noble coutume !
Sire, tout de ce pas j’apporte ici la plume :
Car nous ne voyons plus, parmi vos financiers,
La candeur qui parut dessous vos devanciers :
Et je n’obtiendrai d’eux ni faveur, ni finance,
Si votre majesté n’en signe l’ordonnance.
LE ROI.
Il est vrai qu’ils ont tort, si Fabrice a raison :
Filène, cependant, courez à la prison,
Que là ces deux captifs sûrement on conserve.
Qu’on explique leurs pas, que leurs yeux on observe,
Qu’on n’y laisse aborder ni parents, ni valets,
Et faites amener Liliane au Palais.
Filène sort.
Qu’on apporte à laver.
LÉANDRE.
Ah ! parole opportune !
Ne laisse pas, Léandre, échapper la Fortune ;
C’est ici qu’il te faut être prudent et prompt :
Il prend le bassin.
Mais tenant ce bassin, je la tiens par le front,
Et, si je puis changer l’anneau qu’il y va mettre,
Le ciel ne me pouvait davantage promettre.
LE ROI, lavant, et ayant mis l’anneau sur le bassin.
Amants, qu’on ne verse plus d’eau,
Qu’on ne se plaigne ni soupire ;
Par la prison d’un œil si beau,
L’amour a perdu son empire.
LÉANDRE, prenant l’anneau, et tout bas.
Léandre, ne verse plus d’eau,
Ne crains désormais, ni soupire ;
Car, pouvant changer cet anneau,
Le roi va perdre son empire.
LE ROI.
Je tiens cet objet précieux,
Je ne répandrai plus de larmes,
Et, malgré tous mes envieux,
Je serai maître de ses charmes.
LÉANDRE, lui ayant rendu l’anneau enchanté.
Il tient cet anneau précieux,
Je ne répandrai plus de larmes ;
Et, malgré tous mes envieux,
Je serai maître par ses charmes.
LE ROI, en sa chambre, et s’appuyant sur le bras.
Mais d’où m’arrive, ô dieux ! ce soudain changement ?
Quelle altération ? quel assoupissement !
Ici l’amour se venge, et le sommeil, complice
De son intention, dessous mes yeux se glisse.
LÉANDRE.
Ce charme le va mettre en l’état que je veux.
Alcandre, esprit divin, que je te dois de vœux !
Scène VII
LE ROI, LÉANDRE, LE CAPITAINE DES GARDES, aux pieds du roi
LE CAPITAINE.
Sire, j’ai de tout point l’affaire exécutée.
Avec ces deux seigneurs la fille est arrêtée.
Ils s’y sont disposés après quelques refus.
Que vous plaît-il ici me commander de plus ?
LE ROI.
À ces propos obscurs mes lèvres sont muettes :
Parlez plus clairement, ou dites qui vous êtes.
LÉANDRE.
Quel homme maintenant est plus heureux que moi ?
LE CAPITAINE.
Sire, je suis Dorame.
LE ROI.
Ah ! je vous reconnoi :
Les soucis attachés à l’état de ma vie,
M’ont presque entièrement la mémoire ravie.
Que voulez-vous de moi ?
LE CAPITAINE.
Vous dire seulement
Que j’ai mis en effet votre commandement ;
Qu’Alexandre, sa fille, et le comte son gendre,
Sont ici prisonniers.
LE ROI.
Dieux ! que viens-je d’entendre ?
Prisonniers ! et pourquoi, s’ils étaient innocents ?
Alexandre et les siens me sont obéissants.
LE CAPITAINE.
Sire, à cette action nul objet ne me presse ;
J’ai reçu là-dessus votre parole expresse.
LE ROI.
De quoi l’accuse-t-on ?
LE CAPITAINE.
D’avoir, je crois, jeté
Les yeux et le désir sur votre autorité.
LE ROI.
Dieux ! que l’ambition est forte, et que ce vice
Par des subtils appas dans les âmes se glisse !
L’orgueil, ce doux poison, trouve lieu dans les cœurs
Qui de tout autre crime ont été les vainqueurs.
Que nous prenons à tort, abusés que nous sommes,
Les qualités de rois et de maîtres des hommes !
Ces titres ne sont dus qu’à leurs affections ;
Les rois ne peuvent rien dessus leurs passions.
Dorame, si le duc est chargé de ce crime,
Je trouve et sa prison et sa mort légitime.
Tandis que nous ferons informer plus avant,
Qu’on le tienne à l’abri du soleil et du vent.
Sa fille, que je crois de ce crime innocente,
Pour garde aura, sans plus, la chambre de l’infante.
DORAME.
Tous vos commandements ont pour moi des appas :
Et nous vous allons, sire, obéir de ce pas.
Dieux ! qu’il faut que ce prince ait de mélancolie !
Ce qu’il dit en un jour, le suivant il l’oublie.
LE ROI, parlant à Léandre.
Que ce rapport, ami, rend mon esprit confus !
Ici je suis trompé, si jamais je le fus ;
Et jamais action ne m’avait fait paraître
Qu’en lui je puisse avoir un serviteur si traître.
LÉANDRE.
Sire, le plus fidèle est parfois combattu ;
Jamais les envieux n’épargnent la vertu,
Et souvent on a vu dans un sujet semblable
Que tel est accusé, qui n’est pas condamnable.
LE ROI.
Je veux que sagement on procède en ceci.
Scène VIII
LE ROI, FABRICE, apportant de l’encre, une plume et du papier
FABRICE.
Sire, voici la plume, et l’ordonnance aussi.
LE ROI.
Quel écrit ? quelle plume ici m’as-tu donnée ?
FABRICE.
Je meure, si j’ai rien qu’elle ne soit signée.
Sire, j’aurais déjà les deux mille ducats.
LE ROI.
Qu’espères-tu de moi, qui ne te connais pas ?
FABRICE.
On ne me connaît pas ? moi ? ce Fabrice, sire ?
Si faut-il me connaître, ou ne savoir pas rire,
Et la bile chez vous n’a pas fort arrêté
Depuis que j’appartiens à votre majesté.
LE ROI.
Dieux ! en tant de soucis le sort des rois abonde,
Qu’en moins que d’un moment je méconnais le monde !
Pardonne, cher ami.
FABRICE.
Sire, point de pardon,
Si votre majesté ne veut signer ce don.
LE ROI.
Quel don ? pourquoi ce don ?
FABRICE.
Pour l’heureuse nouvelle
De l’emprisonnement du duc et de la belle.
LE ROI.
Je le tiens de Dorame, et nul autre que lui
Ne m’avait jusqu’ici fait part de cet ennui.
Me venant attrister, penses-tu qu’on m’oblige,
Et que j’aille donner des prix à qui m’afflige ?
FABRICE.
Sire, à m’expédier soyez plus diligent,
Et ne m’éprouvez point en matière d’argent.
LE ROI, déchirant l’ordonnance, et s’en allant.
Cherche d’autres objets à tes cajoleries,
Tu me contes ici de froides rêveries.
FABRICE, seul, le regardant.
Que des présents pareils soient pour d’autres que moi !
Sire, cet argent-là n’est pas de bon aloi.
N’appréhendez-vous point de vous tromper au compte ?
Ô ciel ! qui vit jamais un homme plus déçu ?
Qui prendrait maintenant la moitié de ma honte,
Il aurait bonne part en ce que j’ai reçu.
ACTE III
Scène première
LILIANE, MÉLITE
LILIANE.
Enfin reconnais-tu l’infaillible dessein
Que ce prince amoureux a pour moi dans le sein,
Et que cette prison de mon père et du comte
Est le chemin du trône où ma fortune monte ?
Mélite, observe un peu ses yeux à mon abord,
Juge par leur douceur de celle de mon sort :
Eût-il dans la pensée un projet difficile,
Eût-il dessus le point de perdre la Sicile,
Vît-il les étrangers entrer de tous côtés,
Mon abord changerait ses soins en voluptés,
Et quelques ennemis qu’il lui fallût combattre...
MÉLITE.
Vous seriez le premier qu’il tâcherait d’abattre.
LILIANE.
Tu ne sauras jamais parler discrètement.
MÉLITE.
Vous croyez, ce me semble, un peu légèrement,
Et je soupçonne fort les moyens dont il use.
D’un mystère si saint il faut bannir la ruse :
D’un roi comme d’un autre on peut être trompé ;
Il a déjà beaucoup dessus vous usurpé,
Et je crains bien pour vous qu’enfin il ne dérobe
Ce qui ne ferait pas étrécir votre robe ;
Que ce jeune monarque, à ces larcins instruit,
Ne vous ôte une fleur pour vous donner un fruit.
Lors ses intentions ne seraient plus douteuses.
Vous seriez reine alors, mais des filles honteuses.
LILIANE.
Sotte, faites ailleurs de semblables devis,
Et conservez pour vous ce salutaire avis :
Ne donnez point la main à qui sait se conduire,
Mêlez-vous de servir, et non pas de m’instruire.
MÉLITE.
Puisque je reconnais que je travaille en vain,
Je vous verrais tomber sans vous donner la main ;
C’est assez de savoir que votre humeur est telle,
Et que c’est vous fâcher que vous être fidèle.
LILIANE.
Voici le roi qui vient : lis dans son action
Combien pour mon sujet il a de passion.
Scène II
LE ROI, FABRICE, LILIANE, MÉLITE
LE ROI, parlant à ses serviteurs.
Nulle charge ne rend leur prison légitime :
Qu’ils soient exempts de fers, étant exempts de crime ;
Qu’en leurs possessions ces seigneurs soient remis,
Et qu’ils tiennent le rang de mes meilleurs amis.
FABRICE.
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? sire, que sert de feindre ?
On sait que d’aucun crime on ne les peut atteindre,
Qu’ils sont moins criminels que seigneurs de la cour,
Et qu’ils ne sont aux fers que par raison d’amour.
Mais vous le commandez, et il vous est fidèle :
Hier je vous en vins apporter la nouvelle ;
Il vous plut me nommer l’auteur de votre bien.
Vous promîtes assez, et vous ne tenez rien.
Que votre bonne humeur fut de peu de durée !
Vous avez l’ordonnance à mes yeux déchirée.
Et vous semblez encor ne me connaître pas ;
Mais votre oubli provient des deux mille ducats.
LE ROI.
Où va cet impudent me forger ces mensonges ?
Où s’imagine-t-il ces chimères, ces songes ?
Dieux ! avec quelles gens me vois-je désormais,
Et que veut-il de moi qui ne le vis jamais ?
FABRICE.
C’est un miroir bien faux que l’humeur d’avarice :
Si je ne voulais rien, lors je serais Fabrice :
Bien, sire, brisons-là ces discours superflus,
Et me reconnaissez ; je ne demande plus.
Il voit Liliane.
Vous reconnaîtrez bien cette belle maîtresse ;
Un violent désir de la baiser vous presse.
LILIANE parle au roi.
Sire, quel changement cause tant de froideur ?
D’où peut être alentie une si douce ardeur ?
Ne vous parais-je plus avec tant de lumière ?
Vous agréé-je moins pour être prisonnière ?
La qualité des lieux où vous nous avez mis,
Nous ferait-elle bien croire vos ennemis ?
LE ROI.
Quels lieux ? Quels ennemis le ciel m’a-t-il fait naître ?
FABRICE.
Ne feint-il point aussi de ne les point connaître ?
LILIANE.
Ah ! sire, commandez qu’on m’ouvre le cercueil,
Ou daignez m’honorer d’un plus joyeux accueil :
Devant ces confidents rien ne vous sert de feindre,
Et nous n’avons ici personne à nous contraindre.
LE ROI.
Gardez ces vains discours pour un esprit blessé :
Me veut-on faire ici tenir pour insensé ?
Vous me connaissez mal, et j’ai l’âme trop saine
Pour que ces entretiens me puissent mettre en peine.
Quelle raison, m’amie, adresse ici vos pas ?
Qui laisse entrer ces fous que je ne connais pas ?
FABRICE.
Comme de son esprit la raison est bannie !
Oh ! je ne me plains plus, j’ai de la compagnie.
LILIANE.
Ne vous parais-je plus avec ces mêmes yeux
Qu’il vous plut de nommer vos soleils et vos dieux ?
Un jour m’a-t-il ravi la douceur de ces charmes
Qui vous ont arraché tant de vœux et de larmes ?
Votre corps n’est-il pas pourvu des mêmes sens
Qui nourrissaient pour moi tant de feux innocents ?
Quel sort de tant de flamme en a fait tant de glace ?
Liliane chez vous ne trouve plus de place ?
LE ROI.
Êtes-vous Liliane ?
LILIANE.
Ah ! sire, confessez,
Si vous m’aimez encor, le cœur que vous portez ;
N’apprenez que de lui si je suis pas la même
Qui fus toujours l’objet de son amour extrême.
LE ROI.
Où tend cet entretien ? Que voulez-vous de moi ?
LILIANE.
Quoi ! ce prompt changement est le prix de ma foi !
Sur quoi faut-il fonder des attentes certaines,
Si les rois ne nous font que des promesses vaines ?
FABRICE.
Ô qu’elle parle bien ! ne jugerait-on pas
Qu’elle aurait eu le vent des deux mille ducats ?
LE ROI.
Ma sœur, n’est-ce pas vous ?
LILIANE.
Qui suis-je devenue,
Que votre majesté m’ait sitôt méconnue ?
Quelque démon, pour voir mes desseins à l’envers,
Me fait-il prendre ici des visages divers,
Et me peut-il donner quelque forme qui semble
Liliane une folle, et votre sœur ensemble ?
LE ROI.
Liliane, est-ce vous ?
LILIANE.
Oui, cet objet d’ennuis,
Et que vous destiniez à tant d’heureuses nuits,
Celle que vous nommiez votre âme et votre vie,
Celle qui vous avait la franchise ravie.
LE ROI.
Que votre vanité nourrit un faux espoir !
Comment aurais-je pu vous aimer sans vous voir,
Quel amour vos beautés auraient-elles fait naître
En moi, qui ne vous puis qu’à peine reconnaître ?
LILIANE.
Donc si jusqu’à ce point votre esprit est changé,
Si dessous d’autres lois mon amour l’a rangé,
Que votre majesté consente à l’hyménée
Qui doit ailleurs aussi ranger ma destinée.
LE ROI.
Ma fille, que vos vœux succèdent en tout point.
Qu’ai-je à voir en un fait qui ne me touche point ?
LILIANE.
Ainsi, je ne devais tirer que de la honte
De l’emprisonnement de mon père et du comte.
Léandre arrive.
LE ROI.
Je crois qu’innocemment ils furent arrêtés,
Et je consens aussi qu’ils aient leurs libertés :
Faites voir de ma part cette bague à Dorame ;
Tirant l’anneau de son doigt.
Qu’il tire ces seigneurs de servage et de blâme.
Allez, ôtez des fers l’objet de vos amours,
Et ne m’ennuyez plus par de si vains discours.
LILIANE, tenant la bague, et s’en allant.
D’où peut lui provenir cette mélancolie ?
Que ce prince eut de feinte, ou qu’il a de folie !
Qu’un étrange accident a troublé sa raison !
Allons, Mélite, ouvrir leur honteuse prison.
MÉLITE.
Eh bien ! que voyons-nous d’un si beau mariage ?
Cette bague le rompt au lieu d’en être un gage.
Elles sortent.
LÉANDRE, tout bas.
Qu’en ces effets divers mes désirs sont contents !
Il est bon qu’il repose, et soit sain quelque temps :
Ce mal n’aurait déjà que trop de violence,
Et son allégement paraît en son silence :
Quand cette belle fille aura rendu l’anneau,
Nous verrons cet esprit s’altérer de nouveau.
LE ROI, avec d’autres contenances et d’un esprit rassis.
Que nos tempéraments se changent en peu d’heure !
Je sens et mon humeur et ma santé meilleure ;
Je vois dans ce moment tous mes soins s’arrêter.
Fabrice ne dit mot ; n’as-tu rien à conter ?
FABRICE.
Que vous trouvez à rire au sujet de ma honte !
Si je n’ai rien reçu, que faut-il que je compte ?
LE ROI.
Quoi ! n’as-tu pas touché les deux mille ducats ?
FABRICE.
Sire, ces vains discours ne me contentent pas :
Qui, sans votre ordonnance, eût la somme tirée ?
LE ROI.
Et ne l’avais-tu pas ?
FABRICE.
Vous l’avez déchirée.
Ah ! qu’il vous est aisé de rire et de railler,
De promettre beaucoup et de ne rien bailler !
Que deux mille ducats sont des termes frivoles,
Et qu’ils vaudraient bien mieux en effet qu’en paroles !
LE ROI.
Tu méprises plutôt ce que je t’ai donné ;
Si tu l’avais voulu, je te l’aurais signé.
FABRICE.
Si cette bonne humeur longtemps vous continue,
Ma bonne volonté vous sera mieux connue ;
Et, si dans un moment je vous retrouve ici,
J’apporterai la plume et l’ordonnance aussi.
LE ROI.
Nous saurons aisément modérer ta tristesse,
S’il ne faut que tenir cette juste promesse.
Fabrice sort. À Léandre.
Le prince qui dans peu doit épouser ma sœur,
Vient avec passion d’en être possesseur :
Soignez aux appareils, et n’épargnez, Léandre,
Les devoirs que son rang nous oblige à lui rendre.
LÉANDRE, tout bas.
Tout sera bien contraire à mon intention,
Si je mets en effet cette commission.
Il sort.
Scène III
LÉANDRE, LÉONOR
LÉONOR.
Que fait ici l’objet de mes douces pensées ?
LÉANDRE.
Je songe au payement de mes peines passées :
Tant d’effets sont déjà par la bague arrivés,
Que j’ai peine à savoir combien vous me devez.
LÉONOR.
La ruse toutefois est un peu languissante,
Et borne lentement notre commune attente.
Cet anneau dût agir par des effets plus prompts,
Assembler nos destins, et couronner nos fronts.
LÉANDRE.
Que loin de votre esprit ces craintes soient bannies ;
Sa force aura dans peu nos deux moitiés unies.
Vous avez vu le roi perdre tout jugement ;
Et, s’il a maintenant quelque soulagement,
C’est qu’il n’a plus l’anneau pour nous si salutaire ;
Liliane s’en sert à délivrer son père.
Mais elle vient ici, suivons un peu ses pas ;
Vous verrez des effets que vous n’espérez pas.
Scène IV
LÉONOR, LILIANE, LÉANDRE, MÉLITE
LÉONOR.
Où courez-vous, madame ?
LILIANE, ayant l’anneau au doigt.
Et d’où vous naît l’envie
Qui vous fait informer des raisons de ma vie ?
LÉONOR.
Votre intérêt m’oblige à semblable souci.
LILIANE.
Mon intérêt m’oblige à ne rien dire aussi.
LÉONOR.
Votre humeur autrefois eut plus de courtoisie.
LILIANE.
Un autre objet que vous me tient en fantaisie.
LÉANDRE.
Voyez qu’elle a l’anneau.
LÉONOR.
Tous mes sens sont ravis.
LILIANE.
Que voulez-vous de moi, qui jamais ne vous vis ?
Scène V
LÉONOR, LILIANE, LÉANDRE, MÉLITE, LE ROI, FILÈNE
LE ROI court embrasser Liliane.
Liliane, est-ce toi, ma déesse, ma vie ?
Eh ! quel destin m’avait ta présence ravie ?
D’où me vient éclairer ce bel astre d’amour ?
En quel lieu de la terre as-tu porté le jour ?
Que je baise cent fois cette agréable bouche ;
Mais une avare main défend que je la touche.
Cruelle, d’où provient ce soudain changement ?
Ordonnez ou ma mort ou mon allégement.
LILIANE.
Effronté, quelle humeur à ce dessein vous porte,
Et vous fait outrager les filles de ma sorte ?
LÉONOR.
Le divertissement a de charmants appas !
Comme elle parle au roi, qu’elle ne connaît pas ?
LE ROI.
D’où vous naît cette humeur ? et quelle frénésie
Depuis si peu de temps a votre âme saisie ?
Madame, savez-vous que vous parlez au roi,
Et que nous respirons sous une même loi ?
LILIANE.
Quoi ! me serais-je, ô dieux ! si lourdement méprise !
Sire, mon ignorance a ma faute commise :
Mais je n’ai point dessein d’excuser mon péché ;
N’épargnez point mes jours, si je vous ai fâché.
LE ROI.
Tu ne le peux, ma reine, et cette repentance
Pourrait plus m’affliger que n’a fait ton offense ;
Car je ne trouve point de tourments ennuyeux,
Comme de voir couler les larmes de tes yeux.
Mais ce regret te livre une légère atteinte,
Et, comme ton péché, ta repentance est feinte.
LILIANE.
Quel charme, quel démon m’avait l’œil enchanté ?
En quoi puis-je obéir à votre majesté ?
LE ROI.
Étant plus indulgent à mon âme asservie,
Disposant de mes soins, de mes droits, de ma vie !
Enfin, tu m’obéis : si ton cœur se ressent
De voir à tes genoux un prince obéissant,
Qui cède à tes beaux yeux l’éclat qui l’environne,
Et qui met à tes pieds son sceptre et sa couronne ;
Daigne d’un seul regard alléger mon tourment.
Tu m’as fait, ma déesse, un meilleur traitement.
LILIANE.
Dois-je croire aujourd’hui mes yeux et mes oreilles ?
Ah ! sire, voilà trop honorer mes pareilles.
Moi, comment vous pourrais-je obliger à l’amour,
Qui n’eus jamais l’honneur de vous voir qu’à ce jour ?
MÉLITE.
Bons dieux ! comme elle ment d’une façon hardie !
On dirait que ces jeux sont une comédie.
LE ROI, parlant à Filène.
Filène, quel avis suivrai-je désormais ?
Je me trouve confus, si je le fus jamais.
FILÈNE.
J’estime, après l’affront qu’a reçu cette belle,
Que vous méritez bien ce traitement-là d’elle.
LE ROI.
Tient-elle pour affront cette heureuse prison
Où j’ai fait pour son bien consentir sa raison ?
FILÈNE.
Sire, ce n’est pas tout ; car, la voyant paraître,
Vous témoigniez tantôt de ne la pas connaître ;
Vous avez rudement son discours rejeté,
Accusé son esprit de trop de vanité :
Si bien qu’elle se venge ; et, quoiqu’elle vous aime,
Je tiens qu’elle a raison de vous traiter de même.
Scène VI
LÉONOR, LILIANE, LÉANDRE, MÉLITE, LE ROI, FILÈNE, LE DUC ALEXANDRE, TANCRÈDE, LE CAPITAINE DES GARDES, tous aux pieds du roi
LE DUC.
Quelles grâces rendrai-je au plus juste des rois ?
Perdant la liberté, nous perdîmes la voix ;
Notre âme dans nos fers fut de sorte surprise,
Que cette délivrance à peine l’a rassise :
Nous demeurons muets. Que dirions-nous aussi,
Puisque notre innocence en a pris le souci ?
Qu’un muet innocent est, chez vous, plus capable
De se justifier qu’un éloquent coupable.
TANCRÈDE.
Sire, daignez souffrir que je baise les mains
Du plus puissant des rois qu’honorent les humains ;
Que votre majesté dispose d’une vie
Que sans prison ni fers elle tient asservie.
Avecque mon devoir, mon inclination
Rend et rendra toujours cette soumission.
LE ROI.
Qui s’est donné le droit de délivrer ces traîtres ?
Quoi ! jusque dans ma cour mes sujets sont mes maîtres !
Tout bas à Liliane.
Ne sois point en souci, chère âme de mes jours,
Cette feinte est requise au bien de nos amours.
Haut.
Quel ennemi, quel charme a leurs chaînes brisées ?
De qui cette sortie est-elle autorisée ?
Viennent-ils achever la sanglante action
Qu’ils ont déjà commise en leur intention ?
LE CAPITAINE DES GARDES.
Dieux ! qu’est-ce que je vois ? Sire, aucune licence
Ne m’a fait rien tenter contre votre défense ;
Ils m’auraient sans effet tous leurs moyens offerts :
L’anneau seul que j’ai vu m’a fait rompre leurs fers.
LE ROI, regardant à son doigt.
Il faut que d’autres qu’eux trempent en l’entreprise
Qui m’ont ce diamant détourné par surprise.
Qui donc te l’a fait voir ?
LE CAPITAINE, montrant Liliane.
Cette jeune beauté
Qui m’a dit le tenir de votre majesté.
LE ROI.
Lorsque je l’obligeai de cette courtoisie.
De violents soucis m’avaient l’âme saisie :
Donnez-moi cet anneau ; toi, ne diffère plus ;
Il l’ôte à Liliane.
Exempte-moi d’ouïr leurs regrets superflus,
Va remettre en l’horreur d’une prison plus noire
Ces lâches ennemis des lois et de ma gloire.
LE DUC.
Sire, souvenez-vous que le ciel a des yeux.
LE ROI remet sa bague.
Oui, pour voir et punir ton forfait odieux ;
Qu’ils sortent promptement. Tu ne saurais, ma reine,
Si tu m’aimes encor, t’affliger de leur peine,
Puisque la même nuit qui doit joindre nos corps,
Les doit tirer des fers et faire nos accords.
Hélas ! que cette nuit fait languir mon attente !
Que mon désir est prompt, et que sa fin est lente !
Les fers de notre hymen pourront bien être forts,
Puisque le ciel y met tant de temps et d’efforts.
Avec des contenances toutes changées.
Triste, lent, assoupi, froid comme est une souche,
Faible, et qui ne saurais qu’à peine ouvrir la bouche,
De qui le changement en ma pâleur se lit,
Je réclame vos soins ; qu’on me conduise au lit.
LÉANDRE, à Léonor, tout bas.
Voyez quel prompt effet a changé son visage.
LILIANE.
Si près de votre cœur perdez-vous le courage ?
Ce mal qui ne provient que de trop de souci,
Comme il est tôt venu, s’en ira tôt aussi.
LE ROI.
Adieu, laissez un peu durer mes rêveries,
Et ne m’ennuyez plus de vos cajoleries.
Je m’ignore moi-même, et, réduit à ce point,
J’entends, je vois, je parle, et ne vous connais point.
LÉANDRE, à Léonor.
Voyez l’étrange effet.
LILIANE.
Hélas ! en cette peine,
À quoi se résoudra ma croyance incertaine ?
Scène VII
LÉONOR, LILIANE, LÉANDRE, MÉLITE, LE ROI, FILÈNE, LE DUC ALEXANDRE, TANCRÈDE, LE CAPITAINE DES GARDES, FABRICE, échauffé
FABRICE.
Voici l’autre ordonnance, il n’y faut que le seing.
LE ROI.
As-tu si promptement pu voir le médecin ?
Quel lui semble mon mal, et quel en est la source ?
FABRICE.
Cette ordonnance n’est que pour un mal de bourse,
Où le bien qu’elle prend ne saurait arrêter ;
Mais deux mille ducats y pourront profiter.
LE ROI, déchirant encore l’ordonnance.
Si l’ordonnance n’est que d’un peu d’ellébore
Pour ta prompte santé, mets-en une once encore ;
Ton mal sera puissant si tu n’en guéris pas.
Que nous conte ce fol avecque ses ducats ?
Tous sortent.
FABRICE, seul, tout interdit.
Encore une autre fois ! Ah ! malheureux Fabrice,
Toi qui le connais tant, qui sais son avarice,
Qui vois qu’il se parjure à moins que d’un denier,
Qui sais comme il te gausse, et qui le vis hier,
Tu fais de ton honneur encor si peu de compte,
Que de venir ici t’acquérir de la honte !
Ah ! qu’il est libéral ! Pour tout prix de mes pas,
J’ai du feu sur le front pour deux mille ducats.
Faisons sur ce papier des vers à la Fortune ;
Qu’elle se lasse d’être à mes vœux importune,
Qu’elle me rende enfin ce monarque indulgent.
Mais la Fortune est femme, et je n’ai point d’argent.
ACTE IV
Scène première
LÉANDRE, LÉONOR
LÉANDRE.
Voyez où peut aller le cours de nos affaires,
Combien pour nous ce charme a d’effets salutaires,
Que l’aveugle déesse est propice à nos vœux,
Si jamais à personne elle offrit ses cheveux ;
Que ce prince n’a rien de l’humaine nature,
Qu’il a moins de raison que n’aurait sa peinture ;
Enfin, que le voyant en cet étrange état,
On souhaite en vos mains les rênes de l’état.
Mon rival désormais ne doit rien se promettre.
Le roi dans cet oubli vient de signer la lettre
Où le duc apprendra qu’on rompt tous les traités
Qui dévoient par l’hymen joindre vos libertés :
Cet accord dénoué rend le nôtre facile,
Nous peut rendre absolus dans toute la Sicile,
Vous en titre de reine, et moi de vice-roi,
Qui recevrai de vous une éternelle loi.
Mais la perte du duc me semble nécessaire
Pour la perfection de cette heureuse affaire ;
Il peut à nos desseins opposer son effort,
Et notre sûreté s’établit par sa mort.
LÉONOR.
Si ce charme a rendu son esprit si traitable,
S’il est en cet état de vos avis capable,
Que différons-nous plus ? achevons ce dessein,
Qui me rend bienheureuse, et qui t’ouvre mon sein.
Scène II
LE ROI avec des contenances extravagantes, LÉANDRE, LÉONOR, FILÈNE
LE ROI.
Quel destin m’a tiré des lieux de ma naissance,
Sans force, sans appui, sans bien, sans connaissance ?
À me voir en ce point, tel autrefois véquit
Le premier des humains quand le monde naquit.
Il voyait, étonné, sur cette masse ronde,
Que tout seul qu’il était, il était tout le monde :
Ainsi je me vois seul, et l’horreur de ces lieux
N’a rien que des objets inconnus âmes yeux.
FILÈNE.
Dieux ! qu’un mal violent a son âme blessée !
Qu’un accident étrange a troublé sa pensée !
De quel astre inclément est ce mal provenu,
Qu’il soit si furieux, et qu’il soit inconnu ?
LE ROI.
Ami, quelle personne à mes yeux se présente ?
FILÈNE.
L’infante votre sœur.
LE ROI.
Quelle sœur ? quelle infante ?
LÉONOR.
Vous tenez tous objets pour bien indifférents,
Si vous méconnaissez vos plus proches parents.
Ne suis-je plus la sœur que vous eûtes si chère ?
Monsieur, vous lassez-vous d’ouïr le nom de frère ?
LE ROI.
Au pitoyable état où mes jours sont réduits,
Je n’ose m’assurer si moi-même je suis :
En quels lieux sommes-nous ? depuis quand, et quel prince,
Si vous le connaissez, règne en cette province ?
LÉANDRE.
Ce pays se maintient sous un règne si doux,
Qu’on n’y souhaite point de souverain que vous.
Il est vrai que, depuis le mal qui vous possède,
À qui nous ne pouvons apporter de remède,
Un vice-roi vous dût affranchir de souci.
Un monarque souffrant, son état souffre aussi ;
Même on juge fort mal de vos villes frontières,
Qu’elles pratiqueront des provinces entières,
Et secoueront le joug de vos commandements,
Si d’autres n’ont le soin de ces gouvernements :
Au mal que vous sentez, si vous aimez à vivre,
Il faut qu’un vice-roi de ces soins vous délivre.
LE ROI.
Votre conseil, ma sœur, m’est important ici.
Qui pourrai-je charger d’un si noble souci ?
LÉONOR.
J’approuve cet avis, et ne connais personne
Qui l’exécutât mieux que celui qui le donne.
Ce Léandre, qui parle à votre majesté,
A du mérite autant que de fidélité.
Ses deux frères pourront commander vos armées,
Au dessein d’augmenter ce royaume animées ;
L’un gouverner les forts, et l’autre les vaisseaux ;
L’un vous servir sur terre, et l’autre sur les eaux.
LE ROI.
Ordonnez de l’état de toutes ces affaires,
Et des provisions qui leur sont nécessaires.
Je donnerai mon seing, pour me mettre en repos,
À tout ce que vous deux jugerez à propos.
LÉONOR.
Si votre majesté jusqu’à ce point m’honore,
Monsieur, j’ai deux avis à lui donner encore :
Alexandre a beaucoup sur le sceptre attenté ;
Sa mort est nécessaire à votre sûreté.
Pour le comte étranger, qui lui tient compagnie,
On dût avoir d’ici sa présence bannie.
LE ROI.
Conserve, chère sœur, le souci de mon sort :
Il suffit, ton conseil est l’arrêt de sa mort.
Qu’on punisse aujourd’hui ce sujet infidèle,
Qu’on sépare du corps sa tête criminelle.
Ami, porte à nos gens cet arrêt de ma part,
Et dis-leur qu’on ne peut le dépêcher que tard,
Que l’intérêt public défend qu’on lui pardonne,
Et que son châtiment importe à ma couronne.
FILÈNE.
Ah ! sire, que l’on tient ce seigneur innocent !
LÉANDRE.
Tu trames ta disgrâce en désobéissant.
Hâte-toi seulement, ou cesse de paraître,
Si tu ne veux là-bas accompagner ce traître.
Scène III
FABRICE, seul
Ce prince n’a pour moi que trop de volonté,
Et son mal seulement fait ma nécessité :
Je ne le puis qu’à tort accuser d’avarice ;
Sa seule infirmité me nuit, et non son vice ;
Et ce mal inconnu le presse tellement,
Qu’en tout un mauvais jour il n’a qu’un bon moment.
Bons dieux ! que j’ai de part en cette maladie,
Et que je dois prier que l’on y remédie !
Si cet esprit léger était longtemps ainsi,
Ma bourse pourrit bien l’être longtemps aussi.
Du plomb mis en sa tête, où ce mal prend sa source,
Vaudrait assurément bien de l’or dans ma bourse.
Si faut-il, s’il demeure en cette extrémité,
Tirer quelque profit de son infirmité,
Et, comme il est crédule, en ce point de misère,
De quelques faux avis tirer un vrai salaire.
Le voici, je le vois.
Scène IV
LE ROI, FABRICE
LE ROI.
Qui vient ? que vois-je ici ?
FABRICE.
Fabrice.
LE ROI.
J’en connais que l’on appelle ainsi.
FABRICE.
Sire, on ne peut plus voir deux mille écus ensemble,
Sans se ressouvenir de mon nom, ce me semble.
LE ROI.
Quel nom ? Si vous n’avez autre occupation,
Que j’apprenne deux mots de votre extraction ;
Et, nous promenant seuls dessous ces galeries,
Divertissez un peu mes tristes rêveries.
FABRICE.
J’aurai bien de la peine à répondre à ce point.
Pour mon père, déjà je ne le connais point ;
Et, d’un autre coté, ma mère est si connue,
Que tous les crocheteurs la montrent par la rue.
Mais c’est trop différer, faisons ce qui lui plaît :
Que ne croira-t-il point, insensé comme il est ?
Sire, tous les auteurs parlent de ces Fabrices
De qui Rome a tiré de si nobles services :
Un seul de mes aïeux, sans peine et sans rival,
Conquit toute l’Espagne, et défît Annibal.
Son fils, pour des exploits que ne fît jamais homme,
Parut si glorieux dans un marché de Rome,
Qu’il se vit, au milieu de mille bataillons,
Élevé de quatorze ou de quinze échelons :
Ah ! qu’un de ses enfants s’est acquis de mémoire,
Et combien de Césars ont envié sa gloire !
Lui seul, en son bas âge, a défait plus de rois
Que ni Roland sans peur, ni qu’Oger le Danois ;
Que mon père, son fils, a fait de belles choses,
Et qu’il en est parlé dans les métamorphoses !
En ses moindres efforts, son bras plus que divin
Répandit plus de sang que je ne bois de vin.
LE ROI.
Valeureux chevalier, que l’on vous doit de gloire !
FABRICE.
Chevalier, ô bons dieux, comme il m’en fait accroire !
Je ne montai jamais qu’un seul cheval de bâts,
Encor ne cessa-t-il qu’il ne m’eût mis à bas.
Haut.
Ce généreux héros, sire, m’a fait un frère,
Qui surtout s’est acquis les secrets de la sphère.
Ah ! sire, qui croirait les étranges effets
Que moi-même j’ai lus aux écrits qu’il a faits ?
Qu’il connaît une étoile à nous nuire obstinée,
Et qu’il nous a prédit une funeste année !
LE ROI.
Puis-je, brave héros, sans paraître indiscret,
Vous prier de m’apprendre, un si rare secret ?
FABRICE.
Quoi, ce qu’on sait déjà par toute la province,
N’a pas encor gagné les oreilles du prince !
Vous seul, en ce royaume, ignorez-vous ce mal,
Et combien à nos jours l’or doit être fatal ?
LE ROI.
Je sais que l’or peut tout dans le siècle où nous sommes ;
Il est le seul sujet de tous les maux des hommes.
FABRICE.
Ah ! sire, je l’entends tout autrement encor :
Qui veut bientôt mourir n’a qu’à porter de l’or.
Ce métal, cette année, a la vertu si forte,
Qu’il fait perdre la vie à celui qui le porte.
Chacun fuit ce qui fut jadis si précieux,
Et je ne cite point de témoins que mes yeux.
LE ROI, ôtant et jetant son diamant et sa chaîne d’or.
Ô ciel ! que ce discours met mon esprit en peine !
Jetons ce diamant, et quittons cette chaîne ;
Pourquoi m’a-t-on celé cette prédiction ?
Dieux ! je meurs de colère et d’appréhension.
FABRICE, les ramassant.
Puisque cette aventure à tout homme est commune,
Sire, il les faut cacher de peur d’autre infortune.
LE ROI.
Qu’on jette dans la mer ce malheureux métal,
Qui, trouvé, pourrait être à quelque autre fatal.
FABRICE, s’en allant avec l’or.
La belle occasion que la Fortune m’offre !
Que je vais de bon gré le jeter dans mon coffre !
LE ROI, seul, avec des actions toutes différentes.
Dieux ! comme nos humeurs changent en un moment !
Qu’en moins que d’un trait d’œil je sens d’allégement !
Mes soins avaient si bien mon humeur refroidie,
Qu’il me semble sortir de quelque maladie.
Mais où sont tous mes gens ?
FILÈNE, vient et dit.
Sire, le général
De vos pays frontiers, avecque l’amiral.
Viennent baiser vos mains.
LE ROI.
Et qui sont-ils, Filène ?
FILÈNE.
Agys et Théodose.
LE ROI.
As-tu l’âme bien saine ?
M’apportant de l’état de fidèles papiers,
Où rencontreras-tu ces nouveaux officiers ?
Scène V
AGYS, THÉODOSE, LE ROI, FILÈNE
AGYS, général, aux pieds du roi.
Quel hommage vous doit, en sa charge nouvelle,
Un qui n’a mérité que le nom de fidèle ;
À qui votre bonté donne un commandement
Dont tant d’autres pourraient s’acquitter dignement ?
Sire, une telle charge eût mon âme étonnée,
Si telle que les dieux la vôtre n’était née,
Qui n’obligent jamais à prendre de souci
Sans donner les moyens d’exécuter aussi.
Vous régnerez en paix, ou vos villes frontières
De tous vos ennemis seront les cimetières.
THÉODOSE, amiral.
Et moi, quelque mutin que soit cet élément
Qu’a soumis à ma loi votre commandement,
Je le veux asservir avec tant de puissance,
Qu’il ne respirera que votre obéissance,
Qu’il rendra sous vos gens tous ses flots endormis,
Et n’ouvrira son sein qu’aux vaisseaux ennemis.
LE ROI.
Dois-je croire aujourd’hui mes yeux et mes oreilles ?
Qui se trouva jamais en des peines pareilles ?
Qui change mon état en si peu de moments ?
Et qui vous a pourvus de ces commandements ?
AGYS.
Nos deux provisions nous ont été données :
Avec le vice-roi vous les avez signées
Tout fraîchement : Léandre a nos serments reçus.
Sire, que nous peut-on reprocher là-dessus ?
LE ROI.
Que prétend ce Léandre, et quel droit lui suggère
Ces grands soins pour l’état dont son esprit s’ingère ?
Qui le fait sans aveu gouverner mes sujets,
Et faire à mon déçu de semblables projets ?
FILÈNE.
Sire, si l’on me doit recevoir pour arbitre,
Vous-même vous l’avez honoré de ce titre ;
Et j’ai, durant ce mal qui troublait votre esprit,
Vu ses provisions, oui vous avez souscrit.
LE ROI, mettant l’épée à la main.
Traîtres, vous trempez tous en même intelligence,
Et je prendrai de tous une égale vengeance.
Il les poursuit tous l’épée à la main.
Quoique, pour éviter mon courroux sans pareil,
Vous fussiez élevés dans le char du soleil,
Ce vif ressentiment me fournirait des ailes
Pour atteindre et punir vos têtes infidèles.
AGYS.
Sire, miséricorde !
FILÈNE.
Ô dieux ! qu’ai-je commis ?
LE ROI.
Tu réclames en eux tes plus grands ennemis,
Et les dieux les premiers ordonnent ton supplice,
Et conservent les rois s’ils aiment la justice.
Ils s’enfuient hors du palais, et le roi continue.
Vous fuyez vainement, les bras victorieux
Des rois et de la mort s’étendent en tous lieux.
Scène VI
FABRICE, LE ROI
FABRICE.
Il faut user du temps quand la Fortune l’offre !
LE ROI.
Où sont-ils ?
FABRICE.
Ah ! pardon, sire, ils sont dans mon coffre.
Ne me punissez pas avant que de m’ouïr ;
Cette fourbe ne fut que pour vous réjouir.
LE ROI.
Réjouir, impudent ! Ah ! ces âmes hardies
Iront dans les enfers faire leurs comédies.
Leurs jeux auront là-bas de plus charmants attraits,
Et Léandre et beaucoup suivront leurs pas de près.
FABRICE.
Le silence et la feinte ici sont nécessaires :
Dieux ! que j’ai bien pensé découvrir des affaires !
LE ROI.
Que fait donc Liliane ?
FABRICE, tout bas.
Ah ! ne craignons plus rien.
Au roi.
Sire, c’est un esprit bien troublé que le sien,
Et je crois que l’amour touche peu son envie,
Voyant le duc si près de terminer sa vie.
LE ROI.
Quel si prompt accident doit terminer son sort ?
FABRICE.
Sire, on sait que vous-même avez signé sa mort,
Et sa fille a reçu de votre bonté même
Le conseil d’épouser ce Tancrède qui l’aime.
Il est bien vrai qu’alors que cet humeur vous prit,
Un mal bien violent altérait votre esprit.
LE ROI, tenant encore son épée nue.
M’a-t-il effrontément forgé cette chimère ?
Seul, tu seras l’objet de toute ma colère.
FABRICE, tout bas, s’enfuyant.
Oui, si je vous attends. Quel sort injurieux,
A fait d’un mal si doux un mal si furieux ?
LE ROI, seul.
Liliane épousée, ô ciel ! est-il un foudre,
Que tu n’as pas réduit tous ces traîtres en poudre ?
Liliane épousée, et son père être au point
De souffrir un trépas qu’il ne mérite point !
Traîtres ! s’il est ainsi, ni mer, ni cieux, ni terres,
Ne vous affranchiront des coups de mes tonnerres ;
J’immolerai vos jours avec ces propres mains,
Et contre mes efforts les vôtres seront vains.
ACTE V
Scène première
LE DUC ALEXANDRE, conduit par le CAPITAINE DES GARDES à l’échafaud, LE COMTE TANCRÈDE, LILIANE, LE BOURREAU, MÉLITE
LE DUC, à sa fille.
Arrête de tes pleurs la course vagabonde,
Puisqu’ils ne peuvent rien pour m’arrêter au monde ;
Et plutôt bénissons la faveur de nos dieux
Qui m’ôte de la terre et qui m’appelle aux cieux.
Il est vrai, justes dieux ! que souffrir mon supplice,
C’est pour un juste effet permettre une injustice,
C’est vouloir par la mort m’exempter de mourir ;
Enfin, c’est me blesser afin de me guérir.
Mais, de quelque façon que la force en dispose,
L’espoir du bon effet me fait aimer la cause ;
Et je ne me plains point en mon sort rigoureux,
De mourir innocent, afin de vivre heureux.
Un tyran peut beaucoup, mais il est incapable,
Avec tout son pouvoir, de me rendre coupable ;
Il peut forger un crime, et non le maintenir ;
Il me peut outrager, et non pas me punir.
Ainsi, puisqu’il ne peut me reprocher de vice,
Si vous devez pleurer, pleurez son injustice ;
Voyez-moi d’un œil sec souffrir injustement,
Et pleurez son futur et juste châtiment.
LE COMTE.
Que ne suis-je sans yeux comme vous sans offense,
Pour ne voir ni pleurer cette injuste licence !
Le coupable est ouï sur le point du trépas,
Et pourquoi l’innocent ne le sera-t-il pas ?
LE DUC.
Ne vous étonnez point des droits dont on me prive :
On n’entend point celui qu’on ne veut pas qui vive.
Le voleur qui de nuit nous traverse le sein
Ne nous avertit pas qu’il en a le dessein,
Et ne demande pas, avant qu’ôter la vie,
Les raisons qui pourraient divertir son envie.
LE BOURREAU.
Depuis qu’on a perdu les moyens d’espérer,
C’est une lâcheté que de tant différer.
LILIANE.
Cruel, que sur mon chef cet orage s’épanche ;
Pour abattre le tronc, commence par la branche,
S’il meurt, dois-je rester en nombre des humains ?
Non, non, j’offre mon col à tes barbares mains.
LE DUC.
Ne me pouvant, ma fille, apporter d’assistance,
Au moins ne tâche point d’ébranler ma constance ;
Ces transports ne font rien qu’augmenter mon tourment,
Et tu me peux aider en un point seulement ;
C’est que je rende l’âme avec cette assurance
Qu’en ce jeune seigneur tu mets ton espérance,
Que tu n’auras jamais d’autres affections,
Et qu’un heureux hymen joindra vos passions ;
Suis partout la fortune et les pas de ce prince,
Et, puisqu’on le bannit, sors de cette province.
Je sais ton naturel, et tu ne pourrais pas
Vivre sans déplaisir au lieu de mon trépas.
Je me plaindrais à tort de cette main infâme :
Ton unique beauté, ma fille, m’ôte l’âme.
C’est de l’amour du roi le furieux effet.
Enfin j’ai fait les traits par qui je suis défait :
Pleurant.
Mais contre leurs douleurs ma constance est sans armes.
Au bourreau.
Me voilà prêt, achève et ma vie et leurs larmes.
Ôte-moi le bandeau, porte-le sur leurs yeux,
Ou veuille pour le moins les chasser de ces lieux.
Cruel, exempte-les de voir mon infortune,
Et n’assassine pas trois personnes pour une.
Scène II
LE DUC ALEXANDRE, LE CAPITAINE DES GARDES, LE COMTE TANCRÈDE, LILIANE, LE BOURREAU, MÉLITE, LE ROI, et quelques autres SERVITEURS
LE ROI.
Quel objet de frayeur se présente à mes yeux ?
Et qui cause les pleurs qu’on répand en ces lieux ?
DORAME.
Sire, voyant enfin cette main préparée
À l’exécution si longtemps différée,
Vous devez condamner leurs regrets seulement,
Qui sont le seul sujet de ce retardement.
LE ROI.
Ne me continu point ces raisons dont tu m’uses,
Ce serait de sa mort qu’il faudrait des excuses ;
Tu m’aurais affligé de m’être obéissant,
Et ces retardements sauvent un innocent.
Au duc, en le faisant lever.
Sujet vraiment loyal, si j’en ai de fidèles,
Cher duc, à qui je dois des grâces éternelles,
Bon entre les mortels, s’il en peut être un bon,
Prisonnier dont je viens implorer le pardon,
Asile où maintenant je cherche du refuge,
Après tant de travaux, sois juge de ton juge.
Depuis peu, tous mes gens ont en moi reconnu
Un mal dont toutefois le genre est inconnu ;
Et j’atteste le ciel qui partout remédie,
Si je me ressouviens de cette maladie,
Et si, comme ils m’ont dit, je sache avoir songé
À causer la misère où je te vois plongé,
Si je pus consentir à pareille injustice,
Et si de cet arrêt ma raison fut complice :
Puisque j’étais réduit à ce terme fatal,
Pardonne cette injure ou condamne ce mal.
À Liliane.
Toi, reine de mes vœux, mon unique pensée,
Songe à la guérison de mon âme blessée.
Cesse de t’informer si mes désirs sont saints,
Car je n’ai plus pour toi que de chastes desseins.
Il est vrai qu’autrefois te vouant mon service,
La vertu me fut moins en objet que le vice ;
Mais aujourd’hui le ciel en dispose autrement,
Et j’ai des passions pour l’hymen seulement.
Je ne dois pas souffrir qu’on accorde à ce prince
Le plus rare ornement de toute ma province ;
Mais si le ciel consent au dessein que j’ai fait,
Si nous sommes contents, il sera satisfait.
MÉLITE, tout bas.
En l’aimable transport que ce plaisir m’excite,
Je doute si je vis et si je suis Mélite.
LE DUC.
Pour un baiser si doux, que je baise vos pas.
LE ROI, le relevant.
Allons voir, mes amis, ce qu’on n’espère pas ;
Des soucis diligents sont ici nécessaires,
Et vous serez témoins de nouvelles affaires.
LILIANE.
Au moins en ces transports...
LE ROI.
Accordez-moi ce point,
De suivre seulement et de ne parler point.
Au capitaine des gardes.
Dorame, c’est ici qu’il faut paraître agile
À fermer promptement les portes de la ville.
On connaîtra dans peu le juste soin des dieux,
Et combien devant eux les rois sont précieux.
Scène III
FABRICE, seul
En l’état où je suis, qui ne serait en peine ?
Il a, s’il eut jamais, la vue et l’âme saine ;
Et si sa majesté sait l’auteur de ce vol,
Je crois que peu de gens répondraient de mon col.
Que j’ai mal à propos cette fourbe donnée,
Que qui porte de l’or doit mourir cette année !
Car, si l’on voit cet or dont je suis le porteur,
La fausse invention sera vraie à l’auteur.
En ce fâcheux état, je crains de voir mon ombre ;
Je m’imagine avoir des espions sans nombre.
Mais cachons promptement... Voici le vice-roi.
Scène IV
LÉANDRE, FABRICE
LÉANDRE.
Quel homme est aujourd’hui plus malheureux que moi ?
Destins injurieux et sourds à ma prière,
Ôtez-moi pour jamais le bien de la lumière :
Voyant l’état du roi prévenez son dessein,
Avancez mon trépas, s’il est vrai qu’il est sain.
À Fabrice.
Le roi vit-il encore en cette rêverie ?
FABRICE.
Le ciel depuis une heure a son âme guérie.
Et beaucoup sont en peine en ce prompt changement.
LÉANDRE, tout bas.
Ô ciel ! qu’est devenu ce fatal diamant ?
FABRICE, tout bas.
Ce mot de diamant est l’arrêt de leur perte.
C’en est fait, je suis mort ; ma fourbe est découverte.
LÉANDRE.
A-t-il encore au doigt son anneau précieux ?
Contente là-dessus mon désir curieux.
FABRICE, tout bas.
Que mon sens est troublé, que mon âme est émue !
Haut.
Je n’ai point aujourd’hui cette bague aperçue.
LÉANDRE, tout bas.
Dur arrêt de ma mort ! tous mes soins sont déçus !
Mais voyons promptement l’infante là-dessus.
Que me profite, hélas ! qu’un heureux hyménée
Ait enfin à son sort uni ma destinée,
Si le fruit le plus doux que j’en puisse espérer
Est ma mort, que ce bras ne dût plus différer ?
Il sort.
FABRICE, seul.
Quelle altération paraît en son visage,
Et que dois-je estimer de ce confus langage ?
Quelle peine lui peut apporter cet anneau ?
Je conçois là-dessous quelque secret nouveau.
Voyons-le de plus près ; dieux ! il faut que je sache
Si ce n’est point un sort que cette pierre cache,
Et si de cet anneau, le mal si peu connu,
Que ce prince a souffert, ne serait point venu.
Mais qu’il est malaisé d’y voir aucune marque,
Dont on ait pu troubler l’esprit de ce monarque !
Scène V
LE ROI, FABRICE
LE ROI, le surprenant.
En l’état où je suis tout objet m’est suspect ;
Fabrice, qui te fait trembler à mon aspect ?
Que tiens-tu ? que vois-tu, l’œil hâve et le teint blême ?
Et que t’entends-je ici murmurer en toi-même ?
FABRICE.
Ah ! si vous permettez à mon cœur agité
D’avouer ce qu’il pense à votre majesté,
Que je vous vais apprendre un accident étrange,
Et qu’un vol que j’ai fait me vaudra de louange !
LE ROI.
Achève promptement, tire-moi de souci,
Rassure tes esprits ; mais que te vois-je ici ?
FABRICE.
Sire, durant l’état de cette maladie,
Où l’astre de vos jours à la fin remédie,
J’ai vu, la larme à l’œil, que mille ont profité
Avantageusement de votre infirmité.
Je dois tout avouer, quoi que je me propose,
J’eus le dessein aussi d’en tirer quelque chose.
J’obtins ce que je tiens, par ce mensonge exprès,
Que qui portait de l’or mourait bientôt après.
Vous n’eûtes pas sitôt cette bague tirée,
Que je ne vous vis plus avoir l’âme altérée :
Et j’ai depuis jugé que quelque enchantement
Avait été caché dessous ce diamant.
LE ROI, embrassant Fabrice.
Ô ciel ! que ce discours a mon âme ravie !
Ta seule invention me conserve la vie :
Mais voyons en ton doigt s’il aura quelque effet.
Ami, rends là-dessus mon esprit satisfait.
FABRICE, le mettant à son doigt.
Où me réduira-t-il, s’il faut que je l’oublie,
Moi, qui déjà sans art n’ai que trop de folie ?
Sire, prenez le soin... Mais le mal que je sens
En moins que d’un trait d’œil assoupit tous mes sens.
LE ROI.
Ô dieux ! l’étrange effet !
FABRICE, se couchant à terre.
Quelle humeur importune
Te porte, malheureux, à troubler ma fortune ?
Souffre que je sois seul, et qu’un peu de repos
Succède à tant de peine.
LE ROI.
Ô le plaisant propos !
Ne me connais-tu pas ?
FABRICE.
Je m’ignore moi-même.
Où suis-je ?
LE ROI.
Que ce charme est d’une force extrême !
Donne-moi cet anneau qui trouble ta raison.
Fabrice remet l’anneau au roi.
Où saurons-nous l’auteur de cette trahison ?
FABRICE.
Je pourrai là-dessus aussi vous satisfaire,
Léandre et Léon or trempent en cette affaire :
Eux seuls, quand vous étiez en ce fâcheux état,
Après leur mariage ont changé tout l’état.
Depuis, votre santé leur ôte le courage,
Et Léandre naguère a changé de visage
Pour m’avoir entendu répondre seulement
Que quelqu’autre que vous avait le diamant.
LE ROI.
Tu n’en as que trop dit : leur âme ambitieuse
Saura combien au ciel la mienne est précieuse.
Tâche à lever la pierre.
Scène VI
LILIANE, LE ROI, FABRICE, MÉLITE
LE ROI.
Approche, mon soleil.
Que j’égare mes vœux dessus ce teint vermeil ;
Mon âme, par un sort si longtemps altérée,
Ne sera qu’en ces fleurs désormais égarée ;
Mes maux trouvent leur fin en cet heureux moment,
Et, s’il m’en reste aucun, c’est l’amour seulement.
Léandre et Léonor, d’une cage commune,
Ont voulu sur ma perte établir leur fortune.
Vois-tu ce diamant ?
FABRICE.
Enfin je l’ai défait.
LE ROI, tenant des caractères sous la pierre en un petit morceau de papier.
Ces lettres ont causé ce malheureux effet ;
Efface cet écrit et le remets en sorte
Que sans aucun danger désormais je le porte :
Je veux un peu flatter leurs esprits languissants,
En témoignant encor d’avoir perdu le sens.
Le roi remet l’anneau.
Est-il rejoint ? apporte ; et cours en diligence
Leur dire que le roi désire leur présence.
Fabrice va quérir Léandre et Léonor.
LILIANE.
Ô ciel ! qui vit jamais un accident pareil,
Je doute en cet état si je vois le soleil.
LE ROI.
Tu vois, chaste beauté, le soleil que j’adore,
En regardant mes yeux où tu le peins encore.
Dieux ! que de modestie en ce beau front se lit !
Quand aurai-je, mon cœur, ce soleil dans mon lit ?
Mais j’aperçois nos gens, prends plaisir à ma feinte,
Et vois combien leur face témoigne une âme atteinte.
Scène VII
LE ROI, LILIANE, LÉANDRE, LÉONOR, FABRICE, LE DUC ALEXANDRE, LE COMTE TANCRÈDE, MÉLITE
LÉONOR.
Monsieur, que vous plaît-il ? on nous a fait savoir
Que votre majesté désirait de nous voir.
LÉANDRE.
Vous me voyez la main et l’âme disposée
À quelque intention qui me soit proposée.
LE ROI, feignant de le prendre pour Fabrice.
Ah ! Fabrice, est-ce toi ? que mes yeux sont contents !
Quel sort à mes regards t’a caché si longtemps ?
LÉANDRE.
Sire, je suis Léandre.
FABRICE.
Et moi je suis Fabrice ;
Voyez bien mon visage, il est sans artifice ;
Cette erreur me déplaît, et surtout aujourd’hui
Je crains fort d’être pris et jugé pour autrui.
LE DUC.
Sire, le comte et moi, devant votre puissance
Venons sacrifier notre humble obéissance.
LE ROI.
La fortune des rois abonde en tant d’ennuis,
Qu’à peine vous connais-je en l’état où je suis.
LÉONOR, tout bas à Léandre.
Le ciel est favorable à notre humble prière,
Cet anneau l’a remis en son erreur première.
Scène VIII
LE ROI, LILIANE, LÉANDRE, LÉONOR, FABRICE, LE DUC ALEXANDRE, LE COMTE TANCRÈDE, MÉLITE, LE CAPITAINE DES GARDES, FILÈNE
LE CAPITAINE.
Sire, tout est fermé, les pont-levis haussés,
Les râteaux abattus ; avons-nous fait assez ?
J’oubliais d’ajouter que j’ai fait mettre aux portes
Des gardes qui seront et fidèles et fortes.
FILÈNE, parlant à Fabrice.
Dieux ! qu’est-ce que je vois ? que ses yeux ont d’horreur !
Serait-il retourné dans sa première erreur ?
FABRICE.
Ouvre attentivement les yeux et les oreilles,
Observe le silence, et tu verras merveilles.
LE ROI, assis en son trône.
Chers parents dont les dieux m’ont donné le support,
Vous, amis, que le ciel a conduits à mon sort,
Fidèles nourrissons d’une heureuse province
Qui n’a d’affection que celle de son prince,
Vous savez l’infortune où mes jours sont réduits :
On me doit le repos en l’état où je suis.
La qualité du mal m’est encore incertaine,
J’en ignore la cause et j’en souffre la peine ;
Et, puisque je reçois si peu d’allégement,
Elle est même cachée à votre jugement.
Enfin ma guérison semblant sans apparences,
J’ai pour un bien commun désiré vos présences.
Écoutez, chers amis, le dessein que je fais :
Un sceptre dans mes mains est un trop rude faix ;
Je connais mes défauts, et vois qu’il est facile
De pourvoir toutefois au bien de la Sicile.
Pour achever mes jours avec plus de douceur,
Je cède mes soucis et mon sceptre à ma sœur.
Sa naissance et mes vœux la rendent souveraine ;
Reconnaissez-la tous en qualité de reine.
Mais, pour ce qu’une femme est faible en tant de soin,
Un roi secondera sa peine en ce besoin ;
Léandre, que le bien de ce royaume touche,
Partagera son sceptre aussi-bien que sa couche.
Offrez à leurs genoux vos armes et vos vœux,
Et ne résistez point au dessein que je veux.
LÉONOR.
En ce fâcheux état que sa voix a de charmes !
Mais feignons à propos, et lâchons quelques larmes.
Ah ! révoquez, monsieur, cet arrêt rigoureux,
Nous aurons sous vos lois un destin plus heureux.
LE ROI, la faisant asseoir près de lui.
Ma sœur, prenez ce lieu, les répliques sont vaines.
Quoi, vous défendez-vous de soulager mes peines ?
LÉONOR.
Monsieur, dispensez-moi...
LE ROI.
Que servent ces propos ?
Ou l’on doit m’obéir, ou l’on hait mon repos.
Il fait asseoir Léandre à sa place.
Et vous, si vous m’aimez, prenez place auprès d’elle,
Et soyez à ces gens un monarque fidèle.
Vous, conspirez ensemble à finir mes travaux,
Et ne reconnaissez que ces princes nouveaux.
LÉANDRE.
Sire, dispensez-moi d’une pareille gloire,
Dont je me sens indigne et que je ne puis croire.
LE ROI.
Tenez-vous en ce lieu, ne me répliquez point ;
Beaucoup d’autres voudraient m’obéir en ce point.
LÉANDRE.
Bien que de ces honneurs je me sente incapable,
Je vous obéirai pour n’être point coupable.
LE DUC, au comte.
Ces accidents, mon fils, me donnent de l’effroi,
Et je crains de nouveau la colère du roi.
LE COMTE.
À voir ce changement les cheveux me redressent,
Mais ce n’est pas à nous que les choses s’adressent.
LE ROI, debout.
Puisqu’enfin vous régnez absolus en ces lieux,
Où vous ne relevez que du pouvoir des cieux,
Et qu’il faut désormais employer vos puissances
À rendre les bienfaits et punir les offenses ;
En ce premier éclat de votre dignité,
Faites, sire, à nos yeux briller votre équité ;
Jugeant sans passion d’un procès d’importance,
Digne de votre oreille et de votre assistance.
LÉANDRE, à Léonor.
Je tremble à voir l’horreur qui sur son front se lit.
LÉONOR.
Que d’un prompt changement son visage pâlit !
LE ROI, debout, le chapeau à la main.
Sire, le cas est tel : un vassal infidèle
Aime la sœur d’un prince et se fait aimer d’elle ;
Ce prince, qui ne craint ni prévoit ce danger,
La promet à l’amour d’un monarque étranger ;
Elle y semble portée, et toutefois en l’âme
Elle garde toujours cette première flamme.
Enfin, elle conspire avecque son amant
D’ôter le sceptre au roi par un enchantement ;
Ils cherchent un secret : là-dessus on déploie
Tout ce que la magie en ses crimes emploie.
Ils trouvent celui-ci propre à leur trahison,
Par un anneau charmé le roi perd la raison.
Le voyant en ce point, toutes craintes bannies,
Ils ont à son déçu leurs deux moitiés unies,
Disposé de l’état, changé les généraux,
Enfin du bien d’un autre ont fait les libéraux.
À voir ce changement tout le peuple soupire ;
Qu’ordonne là-dessus votre majesté, sire ?
LÉANDRE, tout bas à Léonor.
Nous sommes découverts, le sort nous a trahis ;
Mais redonnez le calme à vos sens ébahis,
Haut.
Et me laissez répondre. Il est vrai que l’offense
Est d’une qualité qui paraît sans défense ;
Que je plains les travaux que ce prince a reçus ;
Mais il faut plus longtemps consulter là-dessus ;
Devant que de vider cette première cause,
Sire, daignez ouïr celle que je propose.
Un monarque, amoureux d’une jeune beauté,
Dresse des rets honteux à sa pudicité,
Et, par les doux appas d’une fausse promesse,
Attire à son amour les vœux de sa maîtresse.
Son père, plus prudent, qui la voit s’engager,
La destine à l’amour d’un seigneur étranger.
Le roi par elle-même apprend cette nouvelle,
Et fait saisir le père et l’amant de la belle.
Pour éteindre à souhait ses lascives amours,
Il met ces deux seigneurs en danger de leurs jours,
Et devant ses états les déclare coupables
D’un crime supposé dont ils sont incapables.
Sire, vous dépouillant de toute passion,
Qu’auriez-vous estimé de semblable action ?
Pour moi, je n’y vois point d’excuses légitimes,
Si ce n’est que l’amour est auteur de ces crimes.
À juger sainement, ses aveugles accès
Ont causé le premier et le second procès ;
Que peut-on d’un enfant désirer de vengeance ?
Avec lui la raison n’a point d’intelligence.
Je pardonne leur faute à leur aveuglement ;
D’autant plus juste arrêt qu’en la première offense,
On n’a point secoué le joug d’obéissance ;
Que cet humble sujet n’a point affection
Que de cueillir les fruits de son ambition.
Ils se jettent à genoux, et Léandre continue.
Sire, devant les dieux ce criminel le jure,
Attendant à vos pieds pardon de son injure.
LE ROI, en colère.
Traîtres, c’est vainement que vous m’avez surpris,
Une honteuse mort vous servira de prix.
Alexandre, il est vrai, cette rare merveille
Fait des coups sans pareils comme elle est sans pareille.
Une lascive ardeur étouffait ma raison,
Mon crime et non le vôtre a fait votre prison ;
Je n’avais résolu votre injuste servage,
Qu’afin de différer un si prompt mariage,
Et cueillir cependant les fruits délicieux
Que m’a toujours niés cet objet précieux.
Mais je soupire enfin d’une flamme plus sainte,
Pour l’hymen seulement je sens mon âme atteinte,
Une autre de ce prince enchantera les sens,
Et j’offre ma cousine à ses vœux innocents.
LE DUC.
Je doute qui je suis, et mon âme est troublée
À voir de tant de biens ma fortune comblée.
Après cette faveur, que je baise les pas
Du roi le plus divin qui préside ici-bas !
LE COMTE.
Et moi, puis-je montrer par des vœux assez dignes,
Combien je suis sensible à ces faveurs insignes.
LE ROI, au duc Alexandre.
Soyez juge du reste, et que votre équité
Donne un juste supplice à leur témérité,
Afin que désormais ils vous doivent la vie,
Ou que par votre arrêt elle leur soit ravie.
LE DUC.
Si cet honneur est joint à ceux que j’ai reçus,
Je vous puis en deux mots contenter là-dessus :
Nous éprouvons pour nous votre humeur trop humaine,
Pour croire qu’elle puisse incliner à leur peine ;
Voyant en leur trépas votre sang assailli,
Vous souffririez comme eux, et n’avez point failli.
Ce malheur troublerait nos voluptés divines :
Cueillons, sire, cueillons des roses sans épines ;
Et, puisqu’un chaste hymen a conjoint leurs esprits,
N’accusez que l’amour de ce droit qu’ils ont pris ;
Qu’aux traits de la pitié votre passion cède,
Et permettez un mal qui n’a point de remède.
Si vous les désirez éloignés de la cour,
Offrez-leur quelque lieu jusques à leur retour.
LE ROI.
Mon pieux naturel confirme la sentence.
J’accorde votre grâce à votre repentance ;
J’autorise l’hymen dont vous êtes unis,
Et souhaite à vos jours des bonheurs infinis ;
Avec condition pourtant que, dans une heure,
Vous vous disposerez à changer de demeure.
Saragoce est le lieu de ce bannissement,
Qui ne finira point qu’à mon commandement.
LÉONOR.
Voilà trop obliger nos âmes criminelles ;
Nous vous devons, monsieur, des grâces éternelles.
LE ROI, à Fabrice.
Et toi, qui m’es plus cher que tu ne peux penser,
Crois que je t’aime assez pour te récompenser.
Cher démon des plaisirs, sors du sein de ta mère,
N’habite plus, Amour ! ni Paphe, ni Cythère ;
Rends nos cœurs fortunés entre tous les humains,
Épanche sur nos lits des fleurs à pleines mains ;
Fais des arcs tout de soie, et détache la corde,
Dont avecque l’amour tu pousses la discorde ;
N’établis dans ces lieux que tes plus douces lois,
Et peuple par nous deux la Sicile de rois.