Rodogune (Gabriel GILBERT)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour le première fois en 1645.
Personnages
RODOGUNE, veuve d’Hydaspe, Roi de Perse
DARIE, fils d’Hydaspe et de Rodogune
ARTAXERCE, son frère
LIDIE, fille de Tygranne, Roi d’Arménie
ORONTE, satrape
ARGANTE, capitaine des Gardes
La Scène est à Suse, dans le Palais de Rodogune.
À SON ALTESSE ROYALE, MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS
MONSEIGNEUR,
Il y a longtemps que je vous aurais consacré ma plume, si je n’avais craint de faire voir ma témérité en voulant faire paraître mon zèle ; Mais je sais qu’il ne faut rien dire que de grand d’un grand Prince, et que je ne dois pas entretenir de pensées communes, un esprit sur les soins duquel le premier Roi de l’Europe se repose des intérêts de sa Gloire, et du salut de son Peuple. Aussi, MONSEIGNEUR, ce n’est pas moi qui prend la liberté de parler à votre Altesse Royale ; C’est une illustre Princesse qui vient du bout du Monde, rendre hommage à votre vertu ; C’est la généreuse Rodogune, femme et mère des deux plus grands monarques de l’Asie ; C’est cette reine Magnanime, qui non contente des perfections de son sexe, se fit connaître aussi vaillante que belle, et conquit toute la Terre par la douceur de ses yeux et par la force de son bras. Cette héroïne, MONSEIGNEUR, qui demande aujourd’hui votre protection, est celle-là même dont les héros venaient jadis implorer la Grâce. Pour vous persuader de lui accorder la faveur qu’elle vous demande, elle vous assure qu’elle n’a jamais eu la pensée de tremper ses mains dans le sang de son mari, ni dans celui de son fils ; que si elle eût des sentiments si barbares, et si contraires aux inclinations de votre Altesse Royale, elle n’eût jamais osé se présenter devant elle, et n’eût pas eu assez d’audace pour demander à la vertu la protection du vice. Cette auguste mère vous présente aussi le Roi son fils ? C’est pour l’amour de vous, MONSEIGNEUR, qu’il voit une seconde fois la lumière, et qu’il ressuscite après trois mille ans. Ce digne successeur du grand Cyrus, eût toutes les rares qualités qui font les héros : Il se montra courageux, doux et clément ; il fut courtois à tout le monde, pieux envers sa mère, et fidèle à son épouse : Les commencements de sa vie furent traversés ; mais la suite en fut heureuse, et sa constance fut en fin victorieuse de la Fortune. La ressemblance de ses mœurs et de sa destinée, avec celles de votre Altesse Royale lui en font espérer un favorable accueil. S’il a le bonheur de lui plaire, il le préféra à la magnificence de ses triomphes ; et quelque splendeur qu’ait eu sa première vie, il la croira moins glorieuse que la seconde. Quoi qu’il ait eu quelques unes de vos vertus, MONSEIGNEUR, il avoue quelles n’ont pas été si éclatantes ; qu’encore qu’il vous ait devancé ; il n’a pas eu l’honneur de vous servir d’exemple, puisque vous en avez trouvé un plus parfait dans votre illustre race, en la personne de Henri le Grand, dont les actions héroïques ont été au-delà de la vérité des historiens, et de la fiction des poètes. Il n’a point terni la qualité de grand capitaine par celle d’usurpateur ; Il a fait paraître la justice en même temps que sa vaillance, et s’est rendu le vainqueur de ses sujets, et le conquérant de son propre État. C’est sur les pas de ce grand Roi, que marche votre Altesse Royale, en portant les armes victorieuses dans des Provinces qui dépendaient de cette Couronne, et qui ne la reconnaissaient pas. Le Brabant, l’Artois, et la Flandre ; que ses exploits ont fait trembler, et leurs plus fortes places qu’elle a emportées à la face des plus grandes armées des ennemis, en la présence de leurs plus fiers soldats, et de leur plus fameux capitaines, sont des preuves éternelles de sa valeur et de sa conduite. Ce qui rend vos conquêtes plus dignes de louange, MONSEIGNEUR, c’est que vous n’en tirez point d’autre avantage que l’honneur de les avoir faites. La Renommée pour rendre votre nom célèbre, publiera ces vérités parmi toutes les nations ; mais quelque gloire qu’elle vous puisse acquérir, elle sera toujours au-dessous de celle qui vous est due, et de celle que souhaite
MONSEIGNEUR,
À VOTRE ALTESSE ROYALE,
Son très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,
GILBERT.
ACTE I
Scène première
RODOGUNE, DARIE, ARTAXERCE
RODOGUNE.
Magnanime Darie, et vous brave Artaxerce,
Race du grand Cyrus, et l’honneur de la Perse,
D’un père trop barbare, enfants trop généreux,
Qui méritez d’avoir un destin plus heureux ;
Vous qu’en ses chastes flancs a porté Rodogune
Dignes d’un autre père et d’une autre Fortune.
Ah mes fils ! Ah mon sang ! Ah, mon unique espoir !
Faut-il voir obscurcir l’éclat de mon pouvoir.
Hydaspe est sans honneur ; oui sa gloire est ternie,
Et la Perse reçoit des Lois de l’Arménie,
Tygranne voit fleurir ses tragiques projets,
Tous nos fleuves sont teints du sang de nos sujets,
Nos plus belles cités d’habitants sont désertes
Et de moissons de morts les plaines sont couvertes.
ARTAXERCE.
Madame, modérez cet excès de douleur,
N’accusez point mon Père, accusez le malheur ;
Si Bellone en fureur ravagea cette terre,
La Paix éloignera les maux qu’a fait la Guerre.
RODOGUNE.
Quoi que la Guerre ait eu de si sanglants effets,
J’en ai bien moins d’horreur que je n’ai de la Paix,
Elle seule d’Hydaspe obscurcit la mémoire :
On ne perd pas l’honneur pour perdre une victoire.
Et l’aveugle Fortune avec Mars combattant,
La donne au plus heureux, plutôt qu’au plus vaillant :
Mon Époux la perdant conserva mon estime,
Il était malheureux, mais il était sans crime ;
Tout vaincu qu’il était, je lui gardais mon cœur,
Ma haine seulement était pour son vainqueur.
De ma foi n’eut-il pas une preuve assez belle,
Lorsqu’on vint de sa mort m’annoncer la nouvelle,
Qu’Arbas en répandit le faux bruit dans ces lieux,
Ma bouche de soupirs ne troubla point les Cieux ;
Je ne m’amusai point à répandre des larmes,
J’encourageai les miens, je demandai mes armes ;
Et quoi que son trépas mit la Perse en danger,
Au lieu de pleurer, j’allais pour le venger,
J’allais de ce vainqueur forcer les destinées,
Quand celle qui prit soin de mes tendres années,
Toute tremblante au bruit de mes nobles fureurs,
Voulut me retenir par ses timides pleurs,
Voyant de son bonheur, l’Arménie insolente,
Qui jusques dedans Suse apportait l’épouvante ;
Que Tygranne orgueilleux à la tête des siens,
Effrayait dans ses murs nos plus fiers citoyens,
Elle me conseilla de mettre bas les armes,
Pour vaincre ce vainqueur n’employer que mes charmes
Et d’un nouvel Hymen rallumer le flambeau,
Puisque le grand Hydaspe était dans le Tombeau.
À ces mots, mon esprit frémissant de colère,
À ce lâche conseil, donne un juste salaire,
Du fer que j’avais pris pour venger mon Époux,
Le sein qui m’allaita reçut les premiers coups ;
Je tranchai ses discours avec sa destinée,
Disposée à la mort plutôt qu’à l’Hyménée.
Tout mort que je le crus, je lui gardai ma foi,
Le perfide n’a pas même respect pour moi,
Après ce j’ai fait l’ingrat me répudie,
Rodogune vivante il épouse Lidie
La fille de Tygranne et de son ennemi,
Pour ne commettre pas des crimes à demi.
DARIE.
Cette Alliance encore n’est pas bien assurée.
RODOGUNE.
À ces conditions cette paix fut jurée,
Il fait tout ce que veut son insolent vainqueur,
Il donne à ma Rivale, et son Sceptre, et son cœur :
Tout ce qui m’appartient ; et d’une âme insensée
Au camp des ennemis l’a déjà fiancée.
Sans craindre ma colère et la foudre des Dieux,
Il vient pour accomplir cet Hymen dans ces lieux.
Du Trône et de son lit l’infidèle me chasse
Pour y faire monter l’adultère en ma place ;
Et ce dieu qui reçoit nos vœux et nos encens,
Verra deux criminels régner sur les Persans.
Jugez donc si mon sort est triste et déplorable,
Si j’ai sujet de dire en un malheur semblable,
Quoi que la Guerre ait eu de si sanglants effets,
Que j’en ai moins d’horreur que je n’ai de la paix.
ARTAXERCE.
Mon père étant captif de l’injuste Tygranne,
Qui tenait les cités d’Arsace et d’Ecbatane,
La prudence lui fait abaisser son grand cœur,
Et recevoir les lois d’un superbe vainqueur.
Mais il...
RODOGUNE.
N’achevez pas, sa faute est sans excuse,
Il fallait perdre encor et Babylone et Suse,
Son Empire et sa vie avec la liberté,
Plutôt que son honneur par une lâcheté.
Aux fers comme en un Trône on parait magnanime,
Et l’on meurt glorieux en triomphant du crime.
C’est ainsi qu’un Héros témoigne son grand cœur :
C’est ainsi qu’un vaincu surmonte son vainqueur.
DARIE.
Non, mon Père vous garde une foi plus sincère,
Son âme est généreuse, elle n’est point légère ;
Il n’accomplira point étant en liberté,
Ce qu’il promit par force en sa captivité.
On n’est point obligé, quoi qu’un serment nous presse,
D’exécuter jamais une injuste promesse ;
Si l’on commet un crime alors que l’on la fait,
S’en serait un plus grand d’en venir à l’effet.
De mon père la foi peut être dégagée,
Tygranne est criminel de l’avoir exigée.
Je m’étonne comment après les grands exploits
Qui rangeaient la moitié de l’État sous ses Lois,
Plantant dans nos cités l’étendard de sa gloire,
Tout orgueilleux encor d’une grande victoire :
Antée, Oronte, Arbas, de blessures couverts,
Cent Satrapes vaincus, mon père dans les fers ;
Je m’étonne qu’après les fortunes diverses
Qui semblaient l’élever à l’Empire des Perses,
Dont il tenait déjà le gage et les effets,
Il a pu se résoudre à vous donner la Paix.
RODOGUNE.
Votre retour heureux, votre haute vaillance
Arrête son audace et sa vaine espérance.
Non, il n’ose espérer de pouvoir mettre bas
Un Trône soutenu de vos illustres bras.
Vous n’avez point de part à la honte d’Hydaspe,
À celle de ses chefs ni de pas un Satrape ;
Et tout vainqueur qu’il est vous pouvez vous vanter,
Que parmi vos vaincus vous l’avez vu conter :
Les rives de l’Euphrate et les rives du Tigre
L’ont vu perdre les noms de vainqueur et de libre ;
Votre rare valeur la vaincu par deux fois,
Et deux fois vos bontés l’ont remis dans ses droits.
L’ingrat paie un bienfait comme on venge un outrage ;
Ce lâche conquérant a pris son avantage
Pour donner à Cyrus d’indignes successeurs,
Tandis qu’à cet état manquaient ses défenseurs,
Que vos cœurs généreux bien loin de cette terre,
Chez les fils de Memnon avaient porté la guerre,
Accordant la vengeance avec son effroi,
Par la paix il se venge et de vous et de moi.
ARTAXERCE.
De vous.
RODOGUNE.
Oui, mais sachez, ce qu’on vous a pu taire,
Ce satrape fait Roi fut assez téméraire
Pour prétendre autrefois d’engager mes esprits :
Mais je payai ses feux de haine et de mépris.
Bien qu’alors ma beauté fit les âmes captives,
Que mon teint éclata des couleurs les plus vives ;
Je fis de mes vertus mes plus beaux ornements,
Et voulus leur devoir ma gloire et mes Amants.
De mon sexe mon cœur surmontant la faiblesse,
Préparait aux Héros une digne Maîtresse,
Voulait que leur amour naquit au champ de Mars,
Les vaincre par mon bras, et non par mes regards :
Je leur montrais mon sang, sans vouloir voir leurs larmes
Sans les assujettir par la douceur des charmes,
Sans les voir lâchement soupirer et mourir,
Ma générosité les voulait conquérir.
Quoi que de cent captifs les têtes couronnées,
Qui de mes volontés, faisaient leurs destinées,
Par mille beaux combats n’eussent fait voir leur foi.
Je n’en trouvais qu’un seul qui fut digne de moi :
Changeant de ces rivaux l’amour en jalousie,
Je voulus épouser le grand Roi de l’Asie,
Pour rendre quelque jour mes glorieux enfants
De l’Univers entier vainqueurs et triomphants.
Mon cœur reçut en fin les vœux de votre père,
Tygranne qui le sut, embrasé de colère,
Qui conservais toujours un amour violent,
Tenta de m’enlever avec un camp volant.
Hydaspe revenant des climats de l’Aurore,
Me sauva de ses mains il m’en souvient encore.
Tout perfide qu’il est, quelque affront qu’il m’ait fait,
Je ne saurais pourtant oublier ce bienfait.
Voilà, voilà mes fils, la source de la guerre,
Et des maux éternels qui troublent cette terre.
ARTAXERCE.
Tygranne dont votre âme a rejeté les vœux,
S’est donc voulu venger du mépris de ses feux.
RODOGUNE.
Pour Hydaspe, mon cœur méprisa ce Satrape,
Ce Satrape me perd par le crime d’Hydaspe,
Et pour rompre un lien qui lui fut si fatal,
Le perfide se sert de son lâche rival :
Sa haine me ravit ce que l’amour me donne,
Il m’ôte mon mari, l’honneur et ma couronne,
Et pour mieux satisfaire à son esprit jaloux,
Contre sa propre épouse il emploi un époux.
ARTAXERCE.
Si Tygranne est l’auteur de ce qu’a fait mon père,
Il doit seul attirer votre juste colère.
RODOGUNE.
Après que mes mépris l’ont si fort outragé,
Je ne le puis blâmer de ce qu’il s’est vengé.
Mais mon ingrat époux qui consent à ma peine,
Doit lui seul attirer ma fureur et ma haine ;
Lui qu’à tant de Héros mon cœur a préféré,
Lui que ma chaste amour a toujours révéré,
Pour qui j’eus une ardeur si noble et si fidèle,
Que jusque chez les morts on en sait la nouvelle.
L’oubli, l’ingratitude, et la déloyauté,
Sont les injustes prix de ma fidélité :
S’il est perfide Époux, il n’est pas meilleur Père,
Il veut perdre ses fils en trahissant leur Mère,
En épousant Lidie, en me répudiant,
Il vous ôte des mains l’Empire d’Orient,
Pour les donner aux fils d’une indigne Marâtre,
Dont les yeux l’ont séduit, dont il est idolâtre,
Et ses raisons d’État sont des raisons d’Amour,
Il fut deux fois captifs dans cette infâme Cour ;
Et l’on l’a vu passer par une perfidie,
Des prisons de Tygranne en celles de Lidie.
Antée est le témoin du crime qui nous perd,
Il fut son confident et m’a tout découvert.
ARTAXERCE.
Il l’aime !
DARIE.
Ô justes Dieux !
ARTAXERCE.
Ah Darie !
DARIE.
Ah mon frère !
RODOGUNE.
Voyez si j’ai sujet d’avoir tant de colère.
ARTAXERCE.
Ah que je suis confus !
DARIE.
Que je suis étonné !
ARTAXERCE.
Il y faut donner ordre.
RODOGUNE.
Il est déjà donné ?
Je suis femme d’Hydaspe, il n’en aura point d’autre,
Et je conserverai mon honneur et le votre,
De ce honteux Hymen j’empêcherai l’effet :
Mais Oronte revient, sachons ce qu’il a fait.
Scène II
RODOGUNE, ORONTE, DARIE, ARTAXERCE
RODOGUNE.
Oronte, reviens-tu pour me rendre la vie,
As-tu fait réussir ma généreuse envie,
La fille de Tygranne est-elle en mon pouvoir.
ORONTE.
Oui, Madame, on l’amène.
RODOGUNE.
Ah, je la pourrai voir.
DARIE.
Ô Dieux !
RODOGUNE.
L’aveugle sort enfin me fait justice,
Je récompenserai cet important service.
ORONTE.
Hélas !
RODOGUNE.
Banni bien loin la tristesse et l’effroi,
Ne craint point, ne craint point la colère du Roi,
Oronte avec nous confondant sa fortune,
Aura pour protecteurs les fils de Rodogune,
Et dans notre salut il trouvera le sien.
ARTAXERCE.
Nous te le promettons, n’appréhende donc rien.
RODOGUNE.
Dis comme ta valeur aux ennemis fatale,
A mis entre tes mains ma superbe rivale.
ORONTE.
Ayant reçut votre ordre au milieu de la nuit,
Sans dire mon dessein avec peu de bruit,
Je prends mille chevaux, je sors hors de la ville,
Arbas bientôt après m’en amène cinq mille,
Pour mieux exécuter vos ordres et vos lois,
Nous allons nous cacher dans l’épaisseur d’un bois,
Sur la rive du fleuve à cent stades de Suse,
Joignant à la valeur la surprise et la ruse.
L’Aurore à peine encore rendant le Ciel vermeil,
Venait nous annoncer le retour du Soleil,
Alors qu’à la clarté de sa faible lumière,
Je vois d’une éminence un amas de poussière,
Qu’élève un escadron de deux mille chevaux,
Qui du Dieu des combats respiraient les travaux :
Et tous fiers de leur noble et pompeux équipage,
De leurs hennissements étonnent le rivage,
Je les laisse passer et peu de temps après,
Je vois deux mille Archers couverts d’arcs et de traits,
Dont les armes étaient richement étoffées,
Et semblaient à l’Amour élever des Trophées ;
Au milieu d’eux roulaient deux chariots dorés,
Par quatre chevaux blancs superbement tirés :
En l’un était Lidie en l’autre Pasithée,
Dont le jour semble avoir sa lumière empruntée,
Tant elles répandaient et de feux et d’éclat :
À leur vu aussitôt le cœur au sein me bat ;
Comme elles m’approchaient environ d’une stade,
Je prends l’occasion, je sors de l’embuscade,
Couvrant les champs d’horreur et d’escadron épais,
Je vais porter la guerre où l’on attend la paix.
L’Arménien surpris par ces rudes alarmes,
Tourne contre les miens la pointe de ses armes,
Et pour défendre mieux ces illustres beautés,
Il se campe à l’entour fait front de tous côtés :
Ceux qui marchaient devant, voyant fondre l’orage,
Pour se rejoindre à lui tournent soudain visage.
Le fier Arbas voyant qui venaient me choquer,
Prend trois mille chevaux et va les attaquer.
Pour exciter les siens il invente une ruse,
Dit que c’est l’ennemi qui veut surprendre Suse,
Que son Roi de la paix viole les traités :
À ces mots leurs esprits se montre irrités,
Et ce gros escadron partant comme la foudre,
Fait gémir la campagne et noircit l’air de poudre :
Tandis de mon coté je faisais mon devoir ;
Mais devant le combat j’usai de mon pouvoir ;
Je commandai surtout qu’on respecta les Dames,
Pour ne pas avoir part à des lauriers infâmes :
L’ennemi combattant pour l’Amour et l’Honneur,
Témoigne son courage et sa haute valeur.
Il laisse quelque temps la victoire douteuse,
Sa longue résistance étant pour nous honteuse :
Nous faisons redoublant nos furieux efforts,
Sur la plaine élever des montagnes de morts.
La Princesse à leur sang mêle ses tristes larmes,
Et le bruit de ses cris à celui de nos armes :
À ces cris je m’avance, elle qui m’aperçoit
Demande si c’est là le respect qu’on lui doit.
Si l’on célèbre ainsi son funeste Hyménée,
Si l’on veut achever sa triste destinée,
Si c’est de la façon qu’en Perse on tient sa foi.
Je fais ce que je pus pour vaincre son effroi,
Et je la laisse après en la garde d’Antée,
Pour la conduire à Suse avec Pasithée.
Tandis pour terminer de sanglants combats,
Je m’en vais seconder le généreux Arbas,
Et mène pour porter la mort ou l’épouvante,
Contre les ennemis ma troupe triomphante ;
J’arrive sur la place ; Ah que vis-je ! ô bon Dieux !
Un spectacle sanglant se présente à mes yeux ?
Je ne peux discerner leur escadron du notre,
Presque tous était mort, et d’une part et d’autre,
Ils étaient tout ensemble, et vainqueurs et vaincus,
Armes, cuirasses, dards, hommes, chevaux, écus,
Et le sang des guerriers qui rougissait les ondes,
Faisait du large Eulée enfler les eaux profondes.
Ce fleuve ressemblait au fleuve des enfers,
Et ces funestes bords de tant d’horreur couverts,
En offraient à nos yeux l’épouvantable image,
On ne voyait que morts sur cet affreux rivage :
J’y vis Arbas gisant de mille coups percés,
Et quelque homme de marque à ses pieds terrassé.
Comme lui succombé sous l’effort des alarmes ;
Un funeste soupçon en regardant ses armes,
Se glisse en mon esprit, me donne de l’effroi,
Je lève sa visière et reconnaît le Roi.
DARIE.
Ah Dieux mon Père est mort !
ARTAXERCE.
Ah fatale journée !
RODOGUNE.
Ah trop chère Victoire ! Ah femme infortunée !
DARIE.
Oronte, est-il bien vrai, qu’Hydaspe est chez les morts ?
ORONTE.
Il n’est que trop certain, l’on apporte son corps.
RODOGUNE.
En me répudiant il m’avait outragée,
Mais ô sévères Dieux vous m’avez trop vengée !
Alors que j’excitais votre juste courroux,
C’était pour ma Rivale, et non pour mon Époux.
Sa mort contre-elle encore irrite ma colère :
Mais avant que la perdre et que me satisfaire,
Avant qu’avoir son sang, Hydaspe aura mes pleurs,
Je veux que mon Époux ait les derniers honneurs,
Je veux que le devoir l’emporte sur l’offense,
Et que la piété précède la vengeance,
Devant que le Soleil éteigne son flambeau,
Allons au grand Hydaspe élever un Tombeau.
ACTE II
Scène première
RODOGUNE
Hydaspe est au cercueil, son ombre satisfaite,
Doit seulement au sort imputer sa défaite ;
Je souffre avec regret ses tragiques malheurs,
Cette ombre désolée a vu couler mes pleurs,
Mais et pour son repos et pour mon allégeance,
Il me faut promptement songer à la vengeance.
Du fait des grandeurs, du trône de Cyrus,
Je veux voir aujourd’hui mes ennemis confus,
Je veux voir la beauté de qui l’orgueil me brave
Non plus pour m’en chasser, mais comme mon esclave,
Non pour me commander, mais pour subir ma Loi,
Mais la voici qui vient, mon cœur réjouis-toi.
Scène II
RODOGUNE, LIDIE
RODOGUNE.
Venez-vous en ces lieux comme une Souveraine,
Faut-il qu’on vous adore, et qu’on vous traite en Reine,
Qu’attendez-vous de nous, quel hommage et quel rang ?
LIDIE.
Ce qui rend la justice à celles de mon sang.
RODOGUNE.
Vous ne vous flattez point d’une espérance vaine,
Oui, l’on vous la rendra n’en soyez point en peine,
Si j’ai quelque pouvoir, votre illustre beauté
Recevra dans mon cœur ce qu’elle a mérité.
Hydaspe a désormais votre joie étouffée,
Et ne pensez plus à ce fameux trophée,
À ce pompeux hymen, à tous ces grands honneurs.
LIDIE.
Son sang qu’on a versé me demande des pleurs,
J’en veux mouiller sa cendre et sa tombe funeste,
De ce fameux héros c’est tout ce qu’il me reste.
RODOGUNE.
C’est tout ce qu’il vous reste, ô Dieux qu’ai-je entendu
Comment ! à son Hymen vous avez prétendu ?
Votre orgueil vous a mis dedans la fantaisie,
Que vous épouseriez le grand Roi de l’Asie,
Sur quoi vous fondiez-vous ; enfin répondez-moi ?
LIDIE.
Sur mon illustre Race, et sur la foi d’un Roi.
RODOGUNE.
Un Monarque si grand, le glorieux Hydaspe
N’eut jamais épousé la fille d’un Satrape ;
Un roi faire alliance avec son Vassal !
Cet Hymen à sa gloire eut été trop fatal,
En perdant ses États il l’aurait moins ternie.
LIDIE.
Mon Père est Souverain, il est Roi d’Arménie
Et n’est point son Vassal.
RODOGUNE.
Il le fut autrefois.
LIDIE.
La Perse le pourrait compter entre ses Rois,
À sa haute valeur Tygranne la soumise,
Il pouvait y régner après l’avoir conquise,
Du Trône qu’il fit choir se rendre possesseur
Donner aux Rois de Perse un fatal successeur,
Se rendre fondateur de ce troisième Empire,
Augmenter son État que l’on pensait détruire,
Rendre ses ennemis de son bonheur confus,
Et marcher à côté du glorieux Cyrus.
Mais il aima mieux faire acte de justice,
Que se rendre fameux par un illustre vice :
Hydaspe n’a donc pas abaissé son grand cœur,
S’alliant d’un Roi juste et d’un Roi son vainqueur.
RODOGUNE.
Ce fondateur d’Empire et ce vainqueur d’Hydaspe,
Serait bien moins qu’un Roi, ferait moins qu’un Satrape,
Et n’eût pas fait dessein de nous donner des Lois,
Si mes généreux fils qui l’ont vaincu deux fois,
Lui rendant ses États, sa gloire, et sa puissance,
Aux crimes d’un ingrat n’eussent donné naissance.
Et laissé les moyens à cet audacieux,
D’être tout à la fois lâche et victorieux.
LIDIE.
Il fit ce que l’honneur lui conseilla de faire,
S’il fut vaincu des fils, il fut vainqueur du Père.
De juste et de vaillant les noms il s’est acquis,
Comme eux il a rendu ce qu’il avait conquis,
Son illustre action n’a pas moins de merveille,
Et n’est pas un ingrat puisqu’il rend la pareille.
RODOGUNE.
En lui rendant le Sceptre avec la liberté,
Mes fils l’ont-ils contraint à quelque lâcheté,
Et l’ont-ils obligé par une paix infâme,
D’être perfide aux siens et de haïr sa femme :
D’un crime obscurcissant ses exploits triomphants,
Pensait-il imiter mes glorieux enfants ?
LIDIE.
Hydaspe le premier chercha son alliance,
Et mon Père n’usa d’aucune violence.
RODOGUNE.
C’est donc vous, c’est donc vous qui me l’avez séduit,
Je vois ce qui vous perd, voyant ce qui me nuit,
Votre esprit aux attraits ajoutant l’artifice,
La vaincu lâchement sous les armes du vice.
LIDIE.
Que votre cœur s’irrite et qu’il en soit jaloux,
Oui, je l’ai surmonté ce généreux Époux ;
Mais j’en ai triomphé sans être criminelle,
Et ma vertu retient ce que mon œil appelle.
RODOGUNE.
Ce cœur qu’il vous donna fut demeuré chez moi,
Si de la vertu seule il eut reçut la Loi.
La vôtre au champ de Mars excite des tempêtes.
LIDIE.
Sans peine et sans effort elle fait des conquêtes.
RODOGUNE.
Vivre honteusement dans un lâche repos,
Au sein des voluptés endormir les Héros,
Se servir de ses yeux pour embraser les âmes,
Allumer dans les cœurs des adultères flammes,
Corrompre le plus grand des Rois de l’Univers,
Accabler un captif avec de nouveaux fers,
Épouser un mari sa femme encore vivante,
Chasser des successeurs, s’en venir Triomphante,
Donner insolemment à sa Reine des Lois ;
Ce sont là vos vertus, ce sont vos grands exploits.
LIDIE.
Tous ces crimes sont grands ils vous ont su déplaire,
La raison est pour moi contre votre colère,
Mon Sexe étant sujet, et non pas absolu,
J’ai fait ce qu’un Époux, et qu’un Père ont voulu ;
Mais sans faire dessein de chasser de la Perse,
Le Généreux Darie et l’illustre Artaxerce,
Je laissais sans avoir ni haine ni douceur
À leur père prudent le soin d’un successeur :
C’est comme sagement font les Arméniens :
Mais voyons vos vertus ayant parlé des miennes.
RODOGUNE.
Elles passent les monts, les fleuves et les mers,
Et leur bruit immortel s’étend par l’Univers.
LIDIE.
Au lieu d’aimer la paix, porter par tout la Guerre,
Une femme, de sang rougir l’Onde et la Terre,
Dans un affreux désordre établir son bonheur,
Pour trouver de la gloire, hasarder son honneur,
Devenir vagabonde afin qu’on la renomme,
Oublier la pudeur et vouloir paraître homme,
Couvrir son front d’horreur, armer d’un fer sa main,
Déshonorer son Sexe, et n’avoir rien d’humain,
Voir mourir d’un œil sec son Époux et son Père,
Tuer barbarement une seconde mère,
Violer la nature et ses plus saintes Lois,
Ce sont là vos vertus, ce sont vos grands exploits.
RODOGUNE.
Oui, ce sont mes vertus, et je les rends publiques ;
Mais d’illustres vertus, des vertus héroïques,
Que votre lâcheté ne connaît pas encor,
Parez-vous de rubis et de perles et d’or,
Pour inspirer aux cœurs l’adultère et le vice,
Moi je me parerai, de valeur, de justice ;
Je veux suivre les pas des hommes plus fameux,
Pour m’immortaliser je veux agir comme eux ;
Je rougis quand ils font des actions Divines,
De voir tant de héros, et si peu d’héroïnes.
Que leur justice enfin et leurs vaillants exploits,
De leur sexe ont tiré nos Juges et nos Rois,
Que lui seul des vertus entrant dans la carrière,
En remporte les prix, et nous laissent derrière :
C’est ce qui rend mon cœur de leur gloire jaloux :
Mais ces hauts sentiments ne vont pas jusqu’à vous.
LIDIE.
Pour n’aimer pas le sang, le meurtre et le carnage,
L’on n’est pas sans vertu, l’on n’est pas sans courage ;
Chaque sexe ici bas a sa perfection,
Qui doit régler la vie et l’inclination :
L’homme imitant la femme en perd sa renommée,
La femme imitant l’homme est aussi diffamée,
À lui sied bien l’audace, et la bouillante ardeur,
À nous la retenue et la chaste pudeur ;
Connaissant les vertus à mon sexe prescrites,
Je demeure toujours dans ces sacrées limites,
Et je n’ai pas l’esprit assez audacieux,
Pour vouloir comme vous changer l’ordre des Cieux.
RODOGUNE.
C’est agir prudemment que de savoir s’astreindre,
D’aspirer au sommet où l’on ne peut atteindre.
Bellone et ses exploits ne vous sont pas connus,
Et vous suivez le char de la douce Vénus.
Avez-vous cru fondant votre heur sur ma ruine,
Que pour vous un héros quittât une héroïne,
Pour sa maîtresse encore, il pouvait y penser,
Mais non pour son épouse.
LIDIE.
Ah ! c’est trop m’offenser,
Sans penser à mon rang, sans respect Rodogune,
Abuse en m’outrageant de sa bonne fortune,
Lidie en même état ne saurait mieux user ;
Vouloir m’ôter l’honneur, c’est vouloir trop oser ;
Mais Hydaspe en cherchant mon illustre alliance,
A su de nos vertus faire la différence,
Il me croit sans soupçon en me donnant sa foi,
Et fait voir ce qu’il pense et de vous et de moi.
Lorsqu’il veut m’épouser et qu’il vous répudie.
RODOGUNE.
Insolente, ces mots te coûteront la vie,
Du Trône où tu pensais élever ton orgueil,
Rodogune irritée en fera ton cercueil.
LIDIE.
Je devais outrager qui m’avait outragée :
Mais si l’on voit ma mort on la verra vengée,
Et sans appréhender un injuste courroux ;
Avec joie au Tombeau, je suivrai mon Époux.
Elle s’en va.
RODOGUNE, seule.
Dieux qu’aurait-elle fait m’ayant en sa puissance !
Si même dans les fers l’orgueilleuse m’offense,
Jusque dessus mon Trône elle vient m’outrager :
Mais je la veux punir, et je me veux venger.
Scène III
RODOGUNE, ARTAXERCE, DARIE
RODOGUNE.
Venez, venez mes fils, fécondez ma colère,
Venez venger l’honneur de votre Illustre Mère,
Dans un perfide sang venez tremper vos mains,
Et pour être pieux montrez-vous inhumains.
ARTAXERCE.
Mais qui peut contre vous user de perfidie,
Qui vous ose irriter, Madame ?
RODOGUNE.
C’est Lidie ;
Oui son perfide esprit d’un Époux suborneur,
Par des mots insolents a blessé mon honneur,
J’ai généreusement l’injure repoussée,
Et d’une prompte mort ma voix l’a menacée,
Mais je veux des discours passer jusqu’aux effets,
D’un poignard dans son sein je veux signer la paix.
DARIE.
Modérez ce courroux.
RODOGUNE.
Mon âme est trop outrée.
ARTAXERCE.
Elle est la fille d’un Roi sa personne est sacrée,
En la faisant mourir vous violez les Lois,
Et les Dieux seulement sont les juges des Rois.
RODOGUNE.
Elle en fait mourir un, sa mort est légitime,
Et je me veux venger.
DARIE.
Un esprit magnanime
Ne perd jamais celui qu’il tient en son pouvoir.
RODOGUNE.
Hydaspe du cercueil m’enseigne mon devoir,
Et son sang répandu me demande justice,
À ses Mânes sacrées je dois ce sacrifice,
Sa mort apaisera l’ombre de mon Époux,
Si vous ne voulez pas féconder mon courroux :
Laissez-le donc agir, et souffrez que ma haine,
Sur le Tombeau d’Achille immole Polyxène.
Scène IV
DARIE, ARTAXERCE
DARIE.
Ô Dieux ! qu’elle a de haine et qu’elle a de fureur,
Le dessein qu’elle prend me fait frémir d’horreur,
Quoi, verrons-nous verser le beau sang de Lidie ?
ARTAXERCE.
Non, perdons tout respect pour lui sauver la vie,
Pour garantir ses jours de ce mortel danger,
Contre une Mère propre il l’a faut protéger,
Cette belle Princesse, et sa sœur Pasithée
Sont dedans ce Palais en la garde d’Anthée ;
Il ne nous est suspect d’aucune trahison,
Il l’a préservera du fer et du poison,
Et comme il tient de nous son rang et sa fortune,
Il nous obéira plutôt qu’à Rodogune.
DARIE.
Pour sauver de ses mains cette illustre Beauté,
Outre le droit des gens, la générosité,
La justice, et l’honneur, mon propre intérêt même
M’y doit porter encor.
ARTAXERCE.
Ah ! ma crainte est extrême,
Le nom de la Princesse a-t-il pu vous troubler ;
Je vous ai vu passer, je vous ai vu trembler.
DARIE.
Je l’avoue.
ARTAXERCE.
Ah ! souffrez qu’un autre vous surmonte.
DARIE.
Avecque tant d’appas je puis l’aimer sans honte.
ARTAXERCE.
Quoi ! vous aimez Lidie ?
DARIE.
En êtes-vous jaloux ?
L’aimeriez vous aussi ?
ARTAXERCE.
Je l’aime comme vous.
DARIE.
Quoi, sommes-nous Rivaux !
ARTAXERCE.
Nous le sommes mon frère,
Mes soupirs le diraient quand je le voudrais taire.
DARIE.
Mais depuis quand l’Amour vous rend-il mon Rival ?
Depuis quand l’aimez-vous ?
ARTAXERCE.
Depuis ce jour fatal
Qu’elle nous vint trouver pour nous ôter la gloire
Que nous avait acquise une illustre victoire,
En voyant à nos pieds cette rare Beauté,
Qui d’un Père captif voulait la liberté,
Je sentis que ses yeux me ravissaient la mienne,
Je plaignais ma douleur pensant plaindre la sienne,
La fille du captif enchaîna le vainqueur.
DARIE.
Ce fut au même temps qu’elle surprit mon cœur,
La pitié me toucha, ses beaux yeux me charmèrent,
Et des victorieux les vaincus triomphèrent,
Ainsi Tygranne, ainsi sortit de nos liens,
Lidie en l’en tirant nous mis dedans les siens.
ARTAXERCE.
Notre flamme avec nous a de la ressemblance,
Même heure et même objet lui donnent la naissance,
Formez en même temps, tous deux frères jumeaux,
Amour n’a point pour nous fait luire deux flambeaux,
Nous n’avons vous et moi qu’une seule Maîtresse,
La Beauté qui vous brûle, et celle qui me blesse,
Et ce Dieu si subtile à vaincre les vainqueurs,
N’a tiré qu’un seul trait pour percer nos deux cœurs.
DARIE.
Amour nous fit céder au pouvoir de ses charmes,
De nos bras triomphants il fit tomber les armes,
Sur son Trône par lui Tygranne remonté,
Recouvre son État avec sa liberté,
Il lui rend sa Couronne, et son Sceptre et sa Gloire,
Et nous ôte des mains le prix de la Victoire,
Nous empêche de rendre un Prince malheureux,
Et nous faisant Amants il nous fit généreux.
Hydaspe hautement loua notre vaillance,
Mais il nous accusa de manquer de prudence,
De n’avoir pas gardé cet État fleurissant,
De n’avoir pas détruit un ennemi puissant,
D’avoir contre nous même usé de perfidie ;
Mais il nous accusa sans avoir vu Lidie.
Aussitôt qu’il eut vu ses charmantes beautés,
Ses sens comme nos sens en furent enchantés,
Il oublia sa femme, il s’oublia soi-même,
Il lui promit son cœur avec son Diadème,
Sans que d’aucun remords il se vit combattu,
Il crut qu’aimant Lidie il aimait la Vertu,
Qu’il était inspiré d’une divine flamme,
Qu’il pouvait injustement abandonner sa femme,
Cet heureux criminel devenant son Époux,
Rendait les vertueux de ses crimes jaloux.
ARTAXERCE.
Sa gloire est au dessus de ce qu’on imagine,
Elle est incomparable, elle est toute divine,
Rien n’est si justement en terre révéré,
Et ce Dieu si brillant des Perses adoré,
Qui répand dans les Cieux sa lumière éternelle,
N’a pas plus de splendeur et n’est pas plus beau qu’elle,
Si nous jugeons Lidie égale aux immortels,
Qu’elle ait du moins un Trône auprès de leurs Autels,
Adorons ses appas en imitant mon Père,
Et n’appréhendons point les fureurs d’une mère.
DARIE.
Non, ne le craignez point, mais plutôt craignons nous,
Nous ne pouvons tous deux devenir son Époux,
Cette Beauté divine et de l’Empire d’Asie,
Peuvent mettre en nos cœurs plus d’une jalousie.
ARTAXERCE.
Si quelque autre voulait traverser mes amours,
J’éteindrai dans son sang son audace et ses jours.
DARIE.
Si j’avais pour rival un autre que mon frère,
Il sentirait les traits de ma juste colère,
J’en ferais triompher l’amour avecque moi :
Mais hélas ! C’est mon frère, et peut-être mon Roi.
ARTAXERCE.
Encor que le respect et que le sang nous lient,
Je crains que pour l’amour ces sacrés nœuds s’oublient.
Que je prévois d’ennuis.
DARIE.
Que je prévois de maux.
ARTAXERCE.
Nous ne pouvons ensemble être amis et rivaux,
L’un peut désirer ce que l’autre désire,
Faire tous deux des vœux pour Lidie et l’Empire,
Avoir et même amour et même ambition
Sans que notre amitié change en aversion.
DARIE.
Tâchons donc à trouver des moyens salutaires,
Pour demeurer amis et pour agir en frères.
ARTAXERCE.
Montez dessus le Trône, et que votre valeur
Trouve sa récompense en ce haut rang d’honneur,
Régnez dedans ces lieux, succédez à mon Père,
Et parmi vos sujets contez-y votre Frère ;
Quoique l’éclat soit grand qui reluira sur vous,
Mes yeux en les voyant n’en seront point jaloux,
Lidie est le seul bien pour qui mon cœur soupire,
Cédez moi sa Beauté je vous cède l’Empire.
DARIE.
Vous même remplissez ce Trône Glorieux,
Qui rend ici bas le plus proche des Dieux ;
Régnez paisiblement dans ces vastes Provinces,
Régnez dessus Darie et sur tant de grands Princes,
Que vos rares vertus reçoivent des Persans,
Le Sceptre de Cyrus, la Tiare et l’encens ;
Pourvu qu’en vous cédant une gloire si grande,
Artaxerce m’accorde un bien qu’il me demande,
Lidie est dans mon cœur et lui donne des Lois,
Qui ne me laissent plus la liberté du choix,
Elle est le seul objet pour qui mon cœur soupire
Cédez moi sa Beauté je vous cède l’Empire.
ARTAXERCE.
De cent peuples fameux il faut être vainqueur,
Avant que de prétendre une place en son cœur,
Quoi que vous me disiez et quoi que je vous die,
L’on ne peut séparer l’Empire de Lidie ;
Cette illustre Beauté veut une illustre Cour,
Ici l’ambition s’accorde avec l’Amour,
En vain nous opposons ces passions diverses,
Il faut que son Époux soit Monarque des Perses.
Et puis que la Couronne appartient à l’aîné,
Il faut qu’un seul l’obtienne et soit seul fortuné,
Et sans que le plus jeune en prenne jalousie,
Qu’il ait seul la Princesse et l’Empire d’Asie.
DARIE.
J’approuve cet avis et le crois généreux,
Allons voir qui de nous le Ciel fit naître heureux.
ACTE III
Scène première
RODOGUNE, ORONTE
RODOGUNE.
Quoi ! Tu me dis qu’Antée use de perfidie ?
Personne de ma part ne peut plus vois Lidie,
Et comme si Darie ou son frère était Roi,
Il méprise mon ordre et les sert contre moi.
ORONTE.
Oui, contre vous, Madame, il veut servir les Princes
Qui l’ont fait Gouverneur d’une de vos Provinces,
Il est reconnaissant par ce crime odieux.
RODOGUNE.
Tu ne devais fier qu’à tes mains, qu’à tes yeux,
Ce que tu confias à cette âme traîtresse.
ORONTE.
Alors qu’entre ses mains je remis la Princesse,
Les deux Princes avaient même intérêt que vous.
RODOGUNE.
Quoi ! mes fils voudraient-ils imiter mon Époux ?
Non, je connais leur âme elle est trop généreuse :
Mais elle est pitoyable et peut-être amoureuse.
Ma Rivale aujourd’hui plairait-elle à leurs yeux ?
Non, puis qu’ils sont mes fils ils sont ambitieux,
Je connais trop mon sang, je lui fais une offense
Et je sais les moyens d’assurer ma vengeance ;
Afin de contenter ma forte passion,
Je n’ai qu’à satisfaire à leur ambition,
Je n’ai qu’à leur offrir une gloire suprême,
Je n’ai qu’à leur donner le Royal Diadème,
Et les faire monter au Trône de Cyrus ;
Ils viennent à propos ne différons donc plus.
Scène II
RODOGUNE, ARTAXERCE, DARIE
RODOGUNE.
Je veux entre vos mains remettre ma puissance,
Commencer votre règne et finir ma régence,
Et faire que la Reine en le cédant au Roi,
Élève l’un de vous au Trône où je me vois ;
Afin que d’un lieu haut Maître de la fortune,
Il donne à tous des Lois et même à Rodogune.
ARTAXERCE.
Vos sublimes vertus, la raison, le devoir,
Nous obligent plutôt d’en venir recevoir ;
Et de laisser toujours à notre Auguste Mère,
L’éclat de nos aïeuls et le Trône d’un Père.
RODOGUNE.
Mon Sexe délicat inhabile à régner,
Conserve mal un Sceptre et n’en sait pas gagner.
DARIE.
Il a dès sa naissance un Souverain Empire,
Et sans Sceptre il commande à tout ce qui respire ;
En lui la douceur règne avecque la Majesté,
Et toujours le bonheur suit son autorité ;
Des exemples fameux nous forcent à la croire,
L’Assyrien accrut son Empire et sa gloire,
Sous le Règne éclatant d’une Sémiramis ;
L’on vit le Scythe obscur fleurir sous Thomiris,
Ces illustres beautés, ces deux vaillantes Reines,
Qui de cent nations se firent souveraines,
Acquirent plus d’honneur par leur bras triomphants,
Que leurs vaillants Époux et leurs fameux enfants,
Mais quoique leur valeur enchaîna la Fortune,
Des vertus leur manquaient qu’on voit en Rodogune.
Vous avez triomphé dedans l’adversité,
Durant qu’Hydaspe était dans la captivité,
Que la Médie était au pouvoir de Tygranne,
Pour conserver la Perse avec la Susiane ;
Votre cœur généreux armant de toutes parts,
Fit luire le Soleil dessus mille étendards.
Notre valeur était sans la votre inutile,
Vous sauvâtes l’Empire en sauvant cette ville.
Qui mérite donc mieux de régner dans l’État,
Que celle qui le sauve avecque tant d’éclat.
Aussi vos fils contents de vous voir Souveraine,
Viendraient prendre les Lois d’une si digne Reine,
Si le peuple aveuglé malgré lui, malgré moi,
Ne suivait la coutume et ne voulait un Roi ;
Nous tenons la clarté d’une illustre personne,
Nous voulons d’elle encor tenir cette Couronne ;
Et puis qu’un seul de nous doit être Couronné,
Rendez nous la justice et nous montrez l’aîné.
RODOGUNE.
Pour de grandes raisons le feu Roi votre Père,
N’a qu’à moi seulement découvert ce mystère,
Et traitant ses deux fils avec même douceur,
Il n’a jamais voulu montrer son successeur,
Afin de vous ôter toute la jalousie,
Que vous pouvait causer l’Empire de l’Asie,
Et nourrir vous donnant, même espoir, même éclat,
La concorde entre vous et la paix dans l’État.
Pour le bien de mes fils et de cette Couronne,
Je n’ai point déclaré ce mystère à personne,
Ayant même amitié pour mon peuple et pour vous,
J’ai gardé jusqu’ici le secret d’un Époux.
DARIE.
D’un Père si prudent nous louons la sagesse,
Et la discrétion d’une grande Princesse.
RODOGUNE.
Mais j’appréhende encor que l’amour des honneurs,
Ne divise mon sang en divisant vos cœurs ;
Hydaspe dont la mort fait que mon cœur soupire,
Laissant deux successeurs n’a laissé qu’un Empire,
On ne peut partager cet absolu pouvoir,
Tous deux l’ont mérité, mais un seul doit l’avoir.
ARTAXERCE.
Quoique chacun de nous aspire au diadème,
Et désire pour soi cette gloire suprême,
Qu’à mon frère et qu’à moi le nom de Roi soit doux,
L’on verra l’autre heureux, sans en être jaloux.
RODOGUNE.
Quoi ! l’un de vous verra d’un œil d’indifférence
Tant d’éclat, tant de gloire et de magnificence,
Il verra sans douleur passer en d’autres mains,
Le Sceptre le plus beau qui soit chez les humains.
Quoi ! le fameux Darie ou le grand Artaxerce,
Pourra vivre un moment sans être Roi de Perse,
Ce beau Trône pour vous n’a pas assez d’appas,
Ah ! qui le peut excéder ne le mérite pas.
ARTAXERCE.
Si le désir ardent du Sceptre nous rend dignes,
S’il faut le mériter par des transports indignes,
Qui ravissent l’esprit tout entier hors de soi,
Nul n’en est plus capable et plus digne que moi.
Jamais un jeune Amant brûlant pour son Amante,
Qui voit cette beauté pompeuse et triomphante,
Qui l’emmène captif et lui ravit son cœur,
N’a sentit dans son âme une pareille ardeur.
DARIE.
Jamais un Conquérant avide de la gloire,
Désirant d’emporter une grande victoire,
Dont ce large Univers est l’objet et le prix,
D’un désir plus ardent n’échauffa les esprits.
C’est peu que la Tiare éclate sur ma tête,
Si je ne fais encore une illustre conquête,
Pour remplir la grandeur de mon ambition :
Madame, c’est d’avoir assez de passion,
C’est répondre à l’éclat d’une haute fortune.
RODOGUNE.
Oui, vous êtes tous deux tels que veut Rodogune,
Ainsi parlent mes fils, c’est la voix de mon sang,
Puisque je vous connais dignes de ce haut rang,
Avant que le Soleil passe a l’autre Hémisphère,
On verra sur le Trône Artaxerce ou son Frère.
Scène III
RODOGUNE, DARIE
RODOGUNE.
Darie, approchez-vous.
DARIE.
Madame.
RODOGUNE.
Écoutez-moi ;
Vous avez des vertus qui sont dignes d’un Roi,
Dignes d’un fils d’Hydaspe et du sang d’Astiage,
Vous venez de montrer l’ardeur d’un grand courage,
J’ai vu dedans vos yeux et dedans vos propos,
Luire ce noble feu des antiques Héros ;
En vos rares vertus j’ai mis mon espérance :
Mais ces rares vertus auront leur récompense,
Et vous seul obtiendrez ce qu’un autre prétend,
Sur un Trône fameux la gloire vous attend.
Je vous aime mon fils, je vous ferai Monarque,
Mais je voudrais devant par une illustre marque,
Vous en connaître digne et voir votre grand cœur.
DARIE.
De l’Occident entier faut-il être vainqueur,
Ou d’un pas glorieux faut-il aller encore
Ranger dessous mes Lois les peuples de l’Aurore,
Et retourner après ainsi qu’un jeune Mars,
Avec des Rois captifs attachés à des Chars ;
Mériterai-je un Sceptre après cette victoire ?
RODOGUNE.
Je ne veux pas mon fils retarder votre gloire,
Sans faire tant d’effort, sans courre de dangers,
Sans allumer la guerre aux Climats étrangers,
Sans attirer sur vous une haine publique
Vous pouvez achever cet ouvrage héroïque,
Être digne du Sceptre et de mon amitié.
DARIE.
Que faut-il faire donc ?
RODOGUNE.
Se montrer sans pitié,
Venger ses chers parents, punir la perfidie,
Enfin mettre un poignard dans le sein de Lidie,
L’envoyer chez les morts et qu’on en parle plus :
C’est par là que l’on monte au Trône de Cyrus,
C’est par là seulement qu’on devient Roi de Perse ;
Encore que vous soyez plus jeune qu’Artaxerce,
Je dirai toutefois que vous êtes l’aîné,
Ainsi vous régnerez ; vous serez couronné,
Pour monter sur le Trône on doit tout entreprendre.
DARIE.
Puisqu’il ne m’est pas dû je n’y dois plus prétendre.
RODOGUNE.
Je donnerai le Sceptre à qui me vengera,
Si vous le méritez il vous appartiendra,
Je puis vous élever au dessus d’Artaxerce,
Et qui fait des héros peut faire un Roi de Perse.
DARIE.
Mais n’étant pas l’aîné je ne puis être Roi,
Sans être criminel et violer la Loi.
RODOGUNE.
Opposant vos vertus aux droits de la naissance,
Faites que vos vertus emportent la balance,
Oui, faites qu’elles soient les degrés glorieux,
Pour monter sur le Trône où régnaient vos aïeux,
Faites-vous Roi de Perse en vengeant votre Mère.
DARIE.
J’offenserais les Dieux, la Justice, et mon frère.
RODOGUNE.
Ingrat qui me doit tout en me devant le jour,
De tous les Dieux du Ciel tu ne crains que l’Amour,
Je reconnais ta flamme et vois ta perfidie,
La Justice, ton frère et tes Dieux, c’est Lidie,
C’est sa beauté fatale et ses perfides yeux,
Qui t’empêchent de faire un acte glorieux,
C’est-elle qui suspend tes actions fameuses,
Et retient tes vertus en des chaînes honteuses.
Est-ce là ce Héros, est-ce là ce grand cœur ?
Qui de cent nations devait être vainqueur,
Qui devait témoigner une si belle audace,
Qui devait imiter le fier Dieu de la Thrace,
Du couchant au Levant passer comme un Torrent,
Et marcher en triomphe ainsi qu’un Conquérant.
Qui défend lâchement l’honneur de sa famille,
Qu’un enfant à sut vaincre et qui craint une fille,
Qui veut s’assujettir à l’Amour, à la Loi,
Qui se plaît d’être esclave et qui n’ose être Roi.
DARIE.
Madame, j’ose tout, mais ce bras magnanime,
Est toujours impuissant quand il faut faire un crime.
RODOGUNE.
Est-ce un crime que perdre une ingrate Beauté,
Qui paie vos bienfaits d’une déloyauté,
Qui croit qu’impunément on lui doit tout permettre,
Qui veut m’ôter l’honneur et vous priver du Sceptre,
Qui corrompt mon Époux et cause son trépas,
Et qui rend ennemis par ses cruels appas,
La Femme et le Mari, les Enfants et le Père,
Et peut mettre encore mal le Frère avec son Frère.
Artaxerce sera plus courageux que vous,
De l’honneur de sa race il sera plus jaloux,
Il fera voir une âme exempte de faiblesse,
Il saura préférer sa mère à sa Maîtresse,
La Gloire aux Voluptés et l’Empire à l’Amour,
Voyant jusqu’à des Rois qui lui feront la Cour,
Voyant entre ses mains le Sceptre de l’Asie,
D’un esprit irrité, d’un œil de jalousie,
Vous le verrez jouir de ces biens éclatant,
Vous vous repentirez il n’en sera plus temps.
DARIE.
Jamais d’un repentir la Vertu n’est suivie.
RODOGUNE.
Quoi ! ne voulez vous pas contenter mon ennuie ?
Et mes raisons sur vous ne peuvent rien gagner ;
Vous ne fûtes jamais capable de régner,
Vous ne méritez pas d’être fait Roi de Perse,
Allez, retirez vous, qu’on m’appelle Artaxerce.
Darie s’en va.
Je veux que de son Père il soit le successeur,
Darie a l’esprit lâche il a trop de douceur,
Artaxerce est plus fier et vaut mieux que son frère,
De tout temps il a pris plus de soin de me plaire,
Je crois que pour régner ce fils m’obéira,
Qu’il perdra ma Rivale et qu’il me vengera.
Scène IV
RODOGUNE, ARTAXERCE
RODOGUNE.
Je vous ai fais venir avecque diligence,
Pour chose qui vous touche et de grande importance,
Je vous aime mon fils, pour vous le témoigner,
Je vous veux rendre heureux et vous faire régner,
Je veux sur votre front mettre le Diadème :
Mais m’aimez vous mon fils autant que je vous aime ;
Si d’un si grand État je vous Couronne Roi,
Si je fais tout pour vous, ferez vous tout pour moi.
ARTAXERCE.
Madame, vous verrez mon respect et mon zèle.
RODOGUNE.
Me le promettez-vous, me serez-vous fidèle ?
ARTAXERCE.
Madame, en doutez vous, et vous suis-je suspect ?
Oui, je vous ferais voir mon zèle et mon respect,
Ordonnez comme Mère, ordonnez comme Reine,
En ces deux qualités vous êtes Souveraine,
Et moi j’obéirai comme Fils et Sujet.
RODOGUNE.
Faites donc réussir mon généreux projet ;
Mais pensez que devant que penser à me plaire,
Que l’Empire est si grand qui fait votre salaire,
Que le Soleil y fait la moitié de son cours,
Obéissez un jour, pour commander toujours :
De ma fière Rivale apportez-moi la tête.
Je sais qu’en votre cœur s’élève une tempête,
Je sais que sa Beauté règne sur vos esprits,
Détournez-en vos yeux et voyez votre prix,
Et ne permettez pas que votre cœur soupire,
Après des voluptés pour perdre un grand Empire,
D’une main généreuse éteignez ce flambeau,
Vengez ceux que son père a mis dans le Tombeau ;
Vengez en la perdant le sac de vos Provinces,
Le sang de vos sujets, celui de tant de Princes,
Vengez un père mort, vengez-vous, vengez-moi,
Faites des actions qui soient dignes d’un Roi,
Emportez sur vous-même une grande Victoire,
Et soyez seulement amoureux de la Gloire,
Je dirai que Darie est plus jeune que vous,
Et de votre bonheur je le rendrai jaloux,
Sur votre illustre font je mettrai la Tiare.
ARTAXERCE.
Mon cœur est généreux, mais il n’est point barbare,
Ce dessein est cruel et fait que je frémis.
RODOGUNE.
Est-ce-là le respect que l’on m’avait promis,
Lidie est-elle enfin si charmante et si belle,
Pour rendre un Héros lâche et mon sang infidèle,
Je veux que son éclat ait droit de vous charmer,
Pensez-vous la fléchir et qu’elle puisse aimer ?
Celui qu’elle ne voit que d’un œil de colère,
Le fils de Rodogune et le Vainqueur d’un Père ;
Vous vous perdez mon fils en prolongeant son sort,
Avecque elle l’Amour conspire votre mort :
Quand vous la chéririez cent fois plus que vous même,
Quand vous lui feriez part du Royal Diadème,
Elle se vengerait après tous vos bienfaits,
Et mon Sexe offensé ne pardonne jamais.
Prévenez cette ingrate en faisant qu’elle expire,
Conservez-vous mon fils et le jour et l’Empire.
ARTAXERCE.
J’aurais le jour en haine et l’Empire à mépris,
Si l’empire et le jour d’un crime étaient le prix.
RODOGUNE.
Sous de fausses vertus c’est couvrir sa faiblesse,
À sa mère un ingrat préfère sa Maîtresse,
Comme si mon honneur ne le regardait pas,
Qui voulut me l’ôter a pour lui des appas.
Ô Dieux ! ô Justes Dieux ! je me suis abusée,
Quand je me figurais une vengeance aisée,
Quand j’ai cru que j’avais des enfants généreux,
Ils marchent sur les pas d’un Époux malheureux,
Comme il trahit sa femme ils trahissent leur Mère,
Ils succèdent tous deux aux crimes de leur Père,
Ils en font héritiers et de sa passion :
Mais même crime aura même punition,
La Justice du Ciel a toujours un Tonnerre,
Et peut encor donner un exemple à la Terre.
ARTAXERCE.
Madame, modérez ce violent courroux,
Et croyez que vos fils ont du respect pour vous.
RODOGUNE.
Allez tout deux porter vos respects à Lidie,
Contez-lui les vertus de votre perfidie,
Tandis que mon esprit injustement furieux,
Attirera sur vous la colère des Dieux ;
Et ces Dieux irrités tireront ma vengeance,
De ces mêmes objets qui font que l’on m’offense :
Déjà votre amour même a commencé vos maux,
Pour vous faire ennemis il vous a fait Rivaux,
Et l’Empire aussi bien que l’objet de vos flammes,
Qu’on ne peut partager, désunira vos Âmes :
Tous deux voulant régner, ou tous deux être Époux,
Et le Sceptre et Lidie en vous rendant jaloux
De votre propre sang, vous deviendrez avides,
Tous deux souhaiterez d’être vos parricides,
Et le Ciel bénissant de si pieux desseins,
Vous donnera le sort des deux frères Thébains ;
Vous jouirez tous deux d’une gloire parfaite,
Vous l’avez méritée et je vous l’a souhaite.
Scène V
ARTAXERCE, seul
Sont-ce-là les souhaits d’une amitié,
Ah ! femme trop barbare, Ah ! Mère sans pitié,
Je ne désire plus l’Empire ni Lidie,
Ne m’accuse donc plus de perfidie,
Loin de me détester plains mon sort rigoureux,
Et souhaite des maux à ceux qui sont heureux.
ACTE IV
Scène première
ARTAXERCE, seul
Je vois la malheureuse et l’heureuse journée,
Qui fait à deux jumeaux diverse destinée,
L’un accablé d’ennuis s’en va finir ses jours,
L’autre va posséder l’objet de ses Amours,
Darie aura Lidie et le Sceptre de Perse,
Et le seul désespoir est la part d’Artaxerce.
Il vient quelque amitié qui règne parmi nous,
Je ne le saurais voir qu’avec un œil jaloux.
Scène II
DARIE, ARTAXERCE
DARIE.
Et bien mon frère, et bien, que vous a dit la Reine.
Je vous cherchais par tout, tirez moi donc la peine.
ARTAXERCE.
Faut-il dire un secret qui me sera fatal,
Moi même, me faut-il couronner mon Rival.
DARIE.
Mon frère parlez donc sans tarder davantage ?
ARTAXERCE.
Lisez ce qu’elle a dit sur mon triste visage,
Je fuis le malheureux et vous le fortuné,
Rodogune m’a dit que vous êtes l’aîné,
Possédez en repos et Lidie et l’Empire,
Vivez, vivez content, mais souffrez que j’expire.
DARIE.
Le sort me comble assez et de honte et d’ennui,
Sans me railler encore en l’état où je suis,
Sans exciter ma haine avecque ma jalousie,
Possédez la Princesse et l’Empire d’Asie,
Je suis le malheureux et vous le fortuné,
Rodogune m’a dit que vous êtes l’aîné.
ARTAXERCE.
La Reine vous l’a dit : ô Dieux est il possible !
Aurait-elle avancé ce mensonge visible ?
Mon frère, elle m’a dit que vous l’étiez aussi,
Et c’est pour se venger qu’elle nous trompe ainsi,
Sa jalouse fureur qui la rend violente,
Veut forcer un Amant à tuer son Amante,
Sa charmante Rivale irrite ses esprits,
Et de sa belle Tête un Empire est le prix ;
Par ce crime mon frère y pourriez-vous prétendre ?
DARIE.
Ah ! plutôt aux Enfers on me verra descendre,
Mon esprit en frémit lors que j’ose y penser ;
Ah ! quand pour me punir ou me récompenser,
En l’une de ses mains elle aurait le Tonnerre,
Et de l’autre tiendrait l’Empire de la Terre,
Respectant la beauté qui seule fait mon sort,
Je laisserais l’Empire et choisirais la mort.
ARTAXERCE.
Sans peine comme vous on me verrait résoudre,
Je m’enfuirais du Trône et j’attendrais la foudre.
DARIE.
Lidie un feu si beau, de si nobles ardeurs,
Vous devraient émouvoir et vaincre vos froideurs.
ARTAXERCE.
Tandis que notre Mère est pour elle implacable,
Nous pourra-elle aimer ?
DARIE.
Ah ! Mère impitoyable.
ARTAXERCE.
Elle fait contre nous d’exécrables souhaits,
Et se conservera l’Empire désormais :
Pour voir qui doit régner que ferons nous mon frère ?
DARIE.
Puisque l’on ne peut rien obtenir de ma Mère,
Allons voir la Princesse, allons à ses Beautés
Offrir le Diadème avecque nos libertés,
Si nous voulons un Roi sa Beauté doit l’élire,
Quiconque est digne d’elle est digne de l’Empire :
Consentons que celui qui plaît à ses beaux yeux,
Devienne son Époux et règne dans ces lieux,
Amour veut que Lidie au lieu de Rodogune,
Des deux frères jumeaux décide la Fortune.
ARTAXERCE.
Oui, finissons ainsi notre sort rigoureux,
Allons voir qui de nous ce Dieu doit rendre heureux :
Mais la Princesse sort abordons là mon frère.
DARIE.
Dieux que son front est triste et son regard sévère.
Scène III
LIDIE, ARTAXERCE, DARIE
LIDIE.
Venez-vous dans ces lieux pour abréger mon sort,
Je vais en vous cherchant au devant de la mort,
Suivez comme bon fils les ordres d’une Mère,
Pour cet acte pieux, elle offre un grand salaire,
De mes jours malheureux éteignez le flambeau,
Pour monter sur le Trône ouvrez-moi le Tombeau,
Contentez vos désirs et ceux de ma Rivale,
Venez teindre en mon sang votre pourpre Royale,
Que le plus généreux achève ce dessein,
Et qui veut être Roi vienne percer mon sein.
ARTAXERCE.
Ah ! Madame.
LIDIE.
Venez sans tarder davantage :
Vous n’osez, quoi ! faut-il que je vous encourage,
Moi-même contre moi, faut-il armer vos mains.
DARIE.
Et quoi ? nous croyez vous barbares inhumains,
Généreuse Lidie, Adorable Princesse,
Est-ce à nous, est-ce à nous que ce discours s’adresse ?
Nous croyez vous sans cœur, nous croyez vous sans yeux ?
Sans honneur, sans vertu, sans piété, sans Dieux ?
Et nous avez-vous vu par d’horribles exemples
Profaner les Autels et démolir les Temples ?
Pour croire nos esprits si plains de cruautés,
Qui puissent outrager vos célestes Beautés,
Et sur votre cercueil bâtir notre Fortune.
LIDIE.
Je connais vos vertus, mais je crains Rodogune,
La Barbare à ses fils imprime des terreurs ;
Elle fait tout frémir du bruit de ses fureurs,
Son esprit furieux brûle de jalousie,
Et ma Tête est le prix de l’Empire d’Asie ;
Argante me l’a dit sur le bord du cercueil,
Je sens mon triste esprit flatté d’un noble orgueil ;
La grandeur du salaire apprêtée pour ce crime,
M’apprend jusqu’à quel point ma Rivale m’estime,
Son cœur vindicatif méditant mon trépas,
À la moitié du Monde égale mes appas ;
En me donnant la mort couronnez moi de Gloire,
Et montez sur le Trône après cette Victoire.
ARTAXERCE.
En vain votre Rivale a tenté nos esprits :
Quand votre mort aurait l’Univers pour son prix,
Nous ne ferions pas cette sanglante injure.
DARIE.
Quand la voix d’une Mère et la Loi de Nature,
Voudrait nous obliger à cet acte inhumain,
Un secret sentiment nous retiendrait la main ;
Vous avez sur nos cœurs une entière puissance,
Et des devoirs plus grands que ceux de la naissance,
Des liens plus puissants et de plus sacrés nœuds,
À vos rares Beautés nous attachent tous deux.
Un Dieu joint nos destins avec vos destinées,
Ainsi tranchant le fil de vos belles années,
De vos Adorateurs le couple infortuné,
Fût mort du même coup qu’il vous aurait donné.
ARTAXERCE.
Oui, si nous concevions cette cruelle envie,
Même heure finirait vos jours et notre vie,
Et l’Amour pour punir un si barbare effort
Percerait nos deux cœurs du noir trait de la mort,
Loin d’attendre de nous des fureurs, des outrages,
Attendez des honneurs, attendez des hommages.
Et pour connaître mieux où tendent nos désirs,
Voyez couler nos pleurs, écoutez nos soupirs ;
Croyez que des Amants n’ont point l’âme inhumaine,
Et que jamais l’Amour n’est semblable à la haine.
DARIE.
Madame, pouvez vous douter de nos respects ;
Pour vous mieux empêcher de nous tenir suspects,
Au lieu d’un si beau sang nous verserions le notre,
S’il n’était nécessaire à conserver le votre ;
Et nous mourions contents près de votre Beauté ;
Mais notre vie importe à votre sûreté,
Pour votre seul repos notre esprit s’intéresse :
Quittez donc vos soupçons trop aimable Princesse,
Et si nous avons place en votre souvenir,
Regardant le passé jugez de l’avenir.
LIDIE.
Je l’ai devant les yeux, et n’en suis point ingrate,
Il me souvient encore du Tigre, et de L’Euphrate,
De mon Père vaincu, de sa captivité,
Et qu’il vous doit le Sceptre avec la liberté :
Mais si vos bras vainqueurs, vos triomphantes armes,
Pour mon Père captif m’ont fait verser des larmes,
Dedans le champ de Mars je répandis des pleurs,
Quand le votre tomba dans les mêmes malheurs,
Que la Médie était au pouvoir de Tygranne,
Qu’il faisait tout trembler dedans la Susiane,
Qu’à vos sujets vaincus il imposait la Loi,
Menant par leurs cités en triomphe leur Roi,
Que cent mil Vainqueurs qui l’avaient à la Tête,
Lui faisaient de la Perse espérer la Conquête,
Je m’en allai pour vous lui demander la paix ;
Pour faire réussir mes généreux souhaits,
Je mis devant ses yeux, et L’Euphrate et le Tigre,
Qu’il vous devait les noms de Monarque et de libre,
Qu’il vous égalerait en générosité,
Rendant à son captif et Sceptre et liberté,
Que par une action et si noble et si belle,
Il se couronnerait d’une gloire immortelle :
Mes pleurs et mes raisons arrêtant ses desseins,
Firent tomber l’Empire et le fer de ses mains.
DARIE.
Généreuse beauté que tout le monde admire,
C’est donc à vos bontés que nous devons l’Empire ;
Vos beaux yeux ont plus fait que n’auraient fait nos Bras,
Que la Perse n’a fait par ses sanglants Combats,
Votre divin secours vos généreuses larmes,
Conservent un État qu’auraient perdu nos armes,
Nous vous devons l’honneur, et le Trône et la Paix.
ARTAXERCE.
Ah ! que vous rendrons-nous pour de si grands bienfaits ?
LIDIE.
Hydaspe ce Héros, ce généreux Monarque,
En fut reconnaissant par une illustre marque,
En voulant que de moi la Perse prit des Lois,
En voulant m’élever au Trône de ses Rois,
Et me rendre à jamais par un saint Hyménée,
Compagne de sa couche et de sa destinée.
En vain à ce lien qui me fut si fatal,
J’opposai Rodogune et le nœud conjugal,
Et de mes bienfaiteurs je respectai la Mère,
Il me fallut enfin obéir à mon Père,
Et mon obéissance a causé mes malheurs.
DARIE.
Madame, nous venons pour essuyer vos pleurs,
Ces Gardes qui partout servent à vous conduire,
Sont pour vous protéger et non pas pour vous nuire,
Notre ardeur qui s’accorde avec la raison,
Vient vous offrir un Trône au lieu d’une prison.
Pour mieux vous garantir des fureurs d’une Mère,
Nous venons accomplir les desseins de mon Père ;
Si cet excès d’honneur n’est point trop grand pour nous,
De vouloir aujourd’hui vous donner un Époux.
Vous régnez dans nos cœurs, régnez dedans la Perse,
Darie est à vos pieds aussi bien qu’Artaxerce,
Nous réglerons nos vœux par votre intention,
D’un Époux et d’un Roi faites l’élection.
ARTAXERCE.
Oui, nous mettons aux pieds d’une illustre Princesse,
Ce qu’une Mère tient et qu’un Père nous laisse,
Un Empire étendu du couchant au matin,
Des deux fils du grand Roi prononcez le destin.
LIDIE.
Je ne dois point prétendre à cette Gloire insigne.
DARIE.
Hydaspe devant nous vous en reconnut digne,
Choisissez l’un des deux et nous suivrons vos Lois.
LIDIE.
Entre deux grands Héros difficile est le choix.
Puisque vous le voulez je vous veux satisfaire.
Vous et moi nous pleurons la mort de votre Père,
De parricides mains l’ont mis dans le Tombeau,
Avant que notre Hymen fit luire son flambeau :
Je veux de mon Amour lui donner une preuve ;
Ayant reçu sa foi je dois agir en Veuve,
Soyez dignes de moi, je veux l’être de vous :
Perdez les assassins d’un père et d’un Époux,
Lavez dedans leur sang leur noire perfidie,
C’est par là seulement qu’on peut avoir Lidie,
Elle n’épousera quoi qu’ordonne le fort,
Que celui de ses fils qui vengera sa mort.
Scène IV
ARTAXERCE, DARIE
ARTAXERCE.
Ah ! réponse cruelle ! Ah Darie !
DARIE.
Ah mon frère !
ARTAXERCE.
De notre ardente amour est-ce-là le salaire ?
Elle n’épousera quoi qu’ordonne le sort,
Que celui de ses fils qui vengera sa mort :
Rodogune a causé le trépas de mon Père,
Nous veut-elle obliger à tuer notre Mère ?
Ah barbare Maîtresse ! Ah cruelle Beauté !
Tu passes Rodogune en inhumanité.
DARIE.
Je mets en doute encore ce que je viens d’entendre,
Plus le sens en est clair, moins je le puis comprendre :
Non, non, ce que Lidie ose nous demander,
Avecque ses vertus ne se peut accorder ;
Veut-elle pour Époux choisir un parricide.
ARTAXERCE.
Elle s’explique assez, elle n’est point timide.
Une fatale paix flattait notre retour :
Mais quels maux souffrons nous en l’espace d’un jour ;
D’Hydaspe nous plaignons les destins déplorables,
Et nous trouvons après deux femmes implacables,
Qui forment dans les cœurs d’exécrables desseins ;
Contre-elles toutes deux veulent armer nos mains :
Ma Mère furieuse ainsi qu’une Tigresse,
Demande à deux Amants le sang de leur Maîtresse,
Nous veut faire exercer un acte plein d’horreur.
Notre ingrate Maîtresse avec plus de fureur,
Sous ombre de venger l’assassinat d’un Père,
Veut obliger deux fils à massacrer leur Mère.
DARIE.
Contre-elle n’ayons point des esprits irrités.
ARTAXERCE.
Nous les pouvons blâmer après leurs cruautés.
DARIE.
Non, non, n’accusons point Lidie et Rodogune,
Accusons seulement l’Amour et la Fortune,
Ces deux Divinités, sans raison et sans yeux,
Causent tous les malheurs que l’on voit sous les Cieux.
ARTAXERCE.
Imputons tous nos maux à ces fières Rivales,
À notre triste sort toutes deux sont fatales,
Et sacrifiant tout à leurs ressentiments,
Veulent faire périr leurs fils et leurs Amants.
Mais sans que désormais leur orgueil nous traverse,
Allons faire assembler les États de la Perse,
Les États assemblés et pour vous et pour moi,
Forceront Rodogune à leur donner un Roi.
DARIE.
Ce n’est pas à ce bien que notre esprit aspire,
Mon frère, sans Lidie, à quoi nous sert l’Empire,
Nous ne le souhaitons que pour avoir son cœur,
Remontrons lui plutôt pour fléchir sa rigueur,
Que c’est un crime affreux que plaire à son envie,
Que nous perdrons tous deux et le Sceptre et la vie,
Avant que d’exercer cet acte plein d’horreur ;
Tâchons par la raison d’apaiser sa fureur,
Par notre piété montrons nous dignes d’elle ;
Et si notre malheur la rend toujours cruelle,
Puisque dedans ses mains elle tient notre sort,
Mourons si sa Beauté demande notre mort :
Mais Rodogune vient, allons en diligence.
Scène V
RODOGUNE, ORONTE
RODOGUNE.
Artaxerce et Darie évitent ma présence !
Sans doute ces ingrats qui me doivent le jour,
Vont à ce que je hais, témoigner leur Amour.
ORONTE.
Ils en viennent, Madame.
RODOGUNE.
Ah fatale nouvelle !
Je n’en dois plus douter mon sang est infidèle,
Mes fils à ma Rivale ont rendu ces respects.
ORONTE.
J’ai fait ce que j’ai pu pour les rendre suspects,
À l’esprit soupçonneux de leur superbe Amante,
Pour la mieux abuser j’ai su gagner Argante,
Un de ceux qui la garde et la suit en tous lieux :
C’est de lui qu’elle a su que vos fils furieux,
Étaient prêts d’accomplir votre grande vengeance,
Que du vengeur le Trône était la récompense ;
Son cœur de ce discours n’a point été surpris,
Elle sait le pouvoir qu’elle a sur leurs esprits,
Et voulant dessus vous détourner la tempête,
La cruelle à vos fils demande votre Tête,
Et le plus détestable aura place en son lit.
RODOGUNE.
Mais comment le sais-tu ?
ORONTE.
Argante me l’a dit.
RODOGUNE.
Elle promet son cœur à l’un ou l’autre frère,
Qui pourra se résoudre à massacrer sa Mère ?
Veut que le plus impie et le plus inhumain,
Lui donne au nom d’hymen sa parricide main ;
Et mes barbares fils peuvent bien si résoudre.
Ô Ciel ! ô Juste Ciel que fais-tu de ta foudre !
Que faut-il faire Oronte en cette extrémité
Pour conserver mes jours et mon autorité ?
ORONTE.
Perdre ce qui vous perd.
RODOGUNE.
Quoi ! Darie et son Frère,
Ce conseil est cruel.
ORONTE.
Mais il est salutaire ;
Choisissez dans le temps que vous laissent les Dieux,
De vous ou de vos fils qui vous aimez le mieux.
RODOGUNE.
Providence du Ciel quelle est votre conduite,
En quelle extrémité me trouvai-je réduite,
Quoi ! faut-il que mes fils viennent m’ouvrir le flanc,
Où me faut-il moi même aller verser leur sang,
Faut-il que deux héros brillants de tant de gloire,
Tant de fois couronnés des mains de la victoire,
Qui parmi leurs captifs ont compté tant de Rois,
Qui du Cambyse au Gange ont porté leurs exploits,
Et dont la Renommée et commence et s’achève,
Où le Dieu de la Perse et se couche et se lève.
Quoi ! faut-il que deux fils dont le sort est si beau
Par la main de leur Mère entrent dans le Tombeau ?
Oronte je ne puis consentir à leur perte,
Qu’à leur Mère plutôt la tombe soit ouverte,
Et que dessus le Trône on les voit éclater :
Mais Lidie avec eux on y verrait monter,
Et femme de Darie ou femme d’Artaxerce,
L’orgueilleuse après moi régnerait dans la Perse,
Le Diadème au front dans un glorieux sort,
Elle m’aurait vaincue et rirait de ma mort ;
Elle se vanterait de m’avoir outragée,
Et j’irais aux Enfers sans en être vengée,
Mais jours seraient éteints, et les siens triomphants ?
Non, non, perdons plutôt mes perfides enfants.
Mais ce seul nom m’apaise en ma fureur extrême,
Tous perfides qu’ils sont je sens que je les aime,
Et mon cœur en suspend douteux irrésolu,
Voudrait et ne veux plus si tôt qu’il a voulu.
Je combats pour autrui, je combats pour moi même,
Ma Rivale, mes Fils, l’Honneur, le Diadème,
L’amitié, la colère, et la vie, et la mort,
Sur mon esprit troublé font un puissant effort ;
Deux désirs opposés le tiennent en balance,
La piété l’emporte, et tantôt la vengeance ;
Mais malgré ce combat viens me résoudre enfin,
De la Mère et des fils viens faire le destin.
ACTE V
Scène première
RODOGUNE, accompagnée d’Argante
Mes esprits agités brûlent d’impatience,
Argante, va trouver Oronte en diligence,
Dis lui que sans tarder et sans être étonné,
Argante s’en va.
Il aille exécuter l’ordre que j’ai donné,
Voici le jour vengeur, voici l’heure fatale,
Qui rétablit ma gloire et punit ma Rivale,
La Parque qui féconde un si juste courroux,
Va ravir la Beauté qui m’ôta mon Époux,
Déjà la mort l’attend, et sa tombe est ouverte,
Le généreux Oronte est armé pour sa perte,
Il doit tout employer pour m’en faire raison,
Mon nom et mon pouvoir, le fer et le poison.
Pour elle en vain Darie a répandu des larmes,
Plus il parait touché, plus j’abhorre ses charmes,
Plus il parle pour elle et témoigne d’amour,
Plus ma fureur s’obstine à la priver du jour,
Et sa flamme insensée allumant ma colère,
Rappelle en mon esprit le crime de son Père.
Pour mieux cacher ma haine et mon ressentiment,
J’ai couronnant mon Fils, couronné son Amant,
Darie est élu Roi sa gloire est éclatante ;
Mais cette gloire est chère, et lui coûte une Amante,
Dans ce moment fatal on verse tout le sang,
De celle qui voulait s’élever en mon rang,
Entre mon fils et moi la joie est partagée,
Il a le Diadème, et je serai vengée ;
Mais ici mes plaisirs sont plus grands que les siens,
Perdre ses ennemis est le plus grand des biens.
Scène II
RODOGUNE, ORONTE
RODOGUNE.
Et bien Oronte, as-tu contenté mon ennuie ?
Par la mort de Lidie assures-tu ma vie ?
Dis-moi, suis-je vengée, et ne vit-elle plus ?
D’où vient que tu parais si triste et si confus,
Aurais-tu pu manquer de force ou de courage ?
ORONTE.
Non, Madame, et j’ai fait la moitié de l’ouvrage.
Vous verrez dedans peu réussir vos souhaits,
Vos Gardes désormais sont maîtres du Palais,
Et la fière Lidie est en votre puissance.
RODOGUNE.
Pourquoi n’as-tu donc pas accompli ma vengeance.
ORONTE.
Un tragique accident a prolongé son sort.
RODOGUNE.
Dis, quel cruel Démon a retardé sa mort ?
ORONTE.
Il faut pour supporter ce coup de la Fortune,
Cette mâle vertu qu’on voit en Rodogune.
Il faut dedans son cœur ses forces rassembler,
Contre un si grand malheur qui pourrait l’accabler.
RODOGUNE.
Parle.
ORONTE.
J’allais pour vous remporter la victoire,
J’allais pour immoler Lidie à votre gloire,
Quant le Roi votre fils ayant sut mon dessein,
Est venu l’empêcher les armes à la main.
Ce jeune Amant venant pour sauver son Amante,
Dans sa fureur subite, injuste et violente,
Surpris, ému, troublé, sans yeux, et sans raison,
Nous imputant à tous d’user de trahison,
Accusant ses sujets et détestant sa Mère,
Doublement aveuglé d’amour et de colère,
Pour défendre l’objet qu’il a trop révéré,
Dans nos armes, hélas ! s’est lui-même enferré,
De tout son sacré sang il a rougi la place,
Son corps est demeuré pâle et froid comme la glace,
Et ses tristes sujets affligés de son sort,
Ont vu couvrir ses yeux des ombres de la mort.
RODOGUNE.
Ah ! mon Fils ne vit plus.
ORONTE.
Consolez vous, Madame,
Dans ce triste accident montrez cette grande Âme
Qui n’a jamais ployé sous le faix des malheurs,
Si le trépas d’un fils vous fait verser des pleurs,
Et s’il met votre cœur à la douleur en proie,
Son Amante bientôt vous doit combler de joie,
Elle suivra Darie.
RODOGUNE.
Ah barbare ! Ah cruel !
ORONTE.
Ce jour pour votre gloire est un jour solennel,
Oronte n’a rien fait qui tache votre vie,
Vous avouerez enfin qu’il vous a bien servie,
Quand le bien qu’il a fait vous sera mieux connu.
RODOGUNE.
Ah traître ! oses-tu bien ; mais qu’est-il devenu ?
Ce perfide sujet redoute ma colère,
Il craint d’être l’objet des fureurs d’une mère,
Que ma juste douleur ayant armé mon bras,
De son Roi massacré ne venge le trépas.
Ce cruel assassin évitant ma présence,
Ne fait que retarder sa peine et ma vengeance ;
Mais quand son sang serait par ma main répandu,
Il ne me rendrait pas le fils que j’ai perdu,
Il perd ce que j’aimais au lieu d’une ennemie,
Où je cherche l’honneur je trouve l’infamie,
Et les Temples fameux dressés à mes vertus,
Sont malheureusement par ce monstre abattus.
Je suis vaincue enfin, je te cède Fortune ;
À ton Char triomphant attache Rodogune,
Ta puissance trop grande à forger des malheurs,
Arrache à ma vertu des soupirs et des pleurs.
Mais ma Rivale vient cet objet de ma haine,
Vient-elle encore ici pour augmenter ma peine ?
Aurai-je la douleur de m’en voir outrager,
Sans avoir le plaisir de m’en pouvoir venger ?
Scène III
LIDIE, RODOGUNE
LIDIE.
Je viens pour m’exposer aux traits de votre rage,
Achevez, achevez votre sanglant ouvrage.
Darie enfin est mort, vos tragiques fureurs
Ont rempli le Palais de sang et de clameurs.
Votre main a voulu couronner sa victime,
Et faire un Prince Roi pour faire un plus grand crime ;
Votre fureur aveugle, et votre noir courroux,
Immole avec plaisir le fils après l’Époux,
Et je suis ô bons Dieux ! par un sort trop funeste,
Le sujet innocent des maux que je déteste.
Hydaspe m’estimait, vous l’avez fait périr,
Darie aussi m’aimait, vous l’avez fait mourir ;
Du sang du grand Cyrus qui doit régner en Perse,
Il ne reste plus rien que le seul Artaxerce :
Comme Hydaspe et Darie il court au monument,
Comme eux il est coupable, et se dit mon Amant,
De peur que son Amour irrite encore sa Mère,
Qu’il n’éprouve le sort et d’un Frère et d’un Père :
Que sa flamme vous force à le perdre à son tour,
Je veux par mon trépas lui conserver le jour :
Rendez donc par ma mort votre haine assouvie,
Et sauvez votre race en abrégeant ma vie,
Sans être parricide une troisième fois,
Sauvez en me perdant le dernier de ses Rois.
RODOGUNE.
Oui, oui, je te perdrai criminelle Rivale,
Ta vie à mon bonheur ne fut que trop fatale,
Si je t’avais plutôt fait descendre au cercueil,
La Perse maintenant ne serait pas en deuil,
Ta funeste Beauté qui fit ma jalousie,
A fait deux fois périr les Monarques d’Asie ;
Ainsi qu’une autre Hélène, elle en est le flambeau,
Qui met avec ses Rois leurs sujets au Tombeau
Couvre ses champs de morts, met ses Cités en proie,
Et veut faire de Suse une seconde Troie.
Mon bras empêcherait cette calamité,
Et tes yeux pour toujours couverts d’obscurité,
N’embraseraient jamais mon fils ni ma patrie,
Si je ne m’arrêtais par la mort de Darie,
Et si je ne craignais qu’on crût injustement,
Que même bras perdis et l’Amante et l’Amant,
Et qu’on pût m’imputer malgré mon innocence,
D’avoir perdu celui dont je prendrais vengeance ;
Pour la faire exalter avec ma piété,
J’attendrai que le temps montre la vérité.
LIDIE.
Ma vertu que jamais nul crime n’a noircie,
De l’ombre d’un soupçon ne peut être obscurcie,
Elle répand par tout des rayons éclatants,
Qui ne redoutent point les hommes ni le temps.
Je n’appréhende point qu’on me juge coupable ;
Mais la plus prompte mort m’est la plus agréable,
Je ne puis demeurer dans ces funestes lieux,
D’où le crime a chassé le Justice et les Dieux ;
Je vois avec horreur la détestable Suse,
Où le plus grand forfait trouve une illustre excuse,
Où des traîtres sujets en violant les Lois,
Osent tremper leurs mains dans le sang de leurs Rois ;
Où la Mère en fureur déchire ses entrailles ;
Où l’épouse à l’Époux hâte les funérailles ;
Où l’on n’a nul respect d’alliance et de rang ;
Où le Trône et le lit sont arrosés de sang ;
Où l’on ne voit que morts, qu’horreurs, que carnages ;
Où le plus innocent reçoit le plus d’outrages ;
Où la vertu succombe et gémit dans les fers ;
Où les Démons enfin règnent comme aux enfers.
RODOGUNE.
Vous sortirez de Suze en sortant de la vie.
LIDIE.
Je suivrai votre fils.
RODOGUNE.
Quoi ! Vous aimez Darie ?
Avec tant de vertus, avec tant de pudeur,
Pour un homme, osez-vous témoigner de l’ardeur ?
LIDIE.
À sa couche Royale il m’avait destinée,
Et la pudeur s’accorde avec l’Hyménée,
Mon cœur sans être ingrat ne saurait aujourd’hui,
Cacher les sacrés feux dont je brûlais pour lui,
Et quoi que ce Héros fût digne de ma flamme,
Il n’a point su pourtant qu’il régnait dans mon Âme,
Et mon Sexe peut bien sans se faire de tort,
Avouer son Amour en allant à la mort.
RODOGUNE.
Dans son triste Palais, dans les nuits éternelles,
Vous irez célébrer vos noces criminelles.
LIDIE.
Qui souhaite la mort n’en peut avoir d’horreur.
Scène IV
ARTAXERCE, LIDIE, RODOGUNE
ARTAXERCE.
Je viens vous garantir des traits de sa fureur,
Accablé comme vous d’horreur et de tristesse,
Je viens vous secourir adorable Princesse,
Et n’ayant pu sauver mon frère du trépas,
Je viens contre la mort défendre vos appas ;
Je viens vous délivrer de la main d’une Mère,
Bien que votre Beauté m’ait préféré mon Frère,
Et que tout mort qu’il est, je sois encore jaloux,
Qu’il emporte au Tombeau le nom de votre Époux,
Malgré votre rigueur et ma flamme jalouse,
Je viens en vous sauvant, pour sauver son épouse,
Employer tout pour vous, ma vie et mon pouvoir,
Et nourrir vous servant un amour sans espoir.
LIDIE.
Au lieu de me chérir soyez pour moi de glace,
Cette ardeur est fatale à votre illustre race,
Quiconque ose m’aimer perd aussitôt le jour,
Et la mort est le fruit de ce funeste Amour ;
Fuyez le triste sort et d’un frère et d’un Père,
Et veuillez épargner un crime à votre Mère.
ARTAXERCE.
Après tant de malheurs, après tant de forfaits,
Vos désirs furieux sont-ils pas satisfaits.
RODOGUNE.
Je veux rendre en sa mort ma vengeance assouvie.
ARTAXERCE.
Moi, je veux malgré vous lui conserver la vie,
Vous avez mis mon frère et mon Père au Tombeau,
Pour la priver après du céleste flambeau ;
Mais je veux pour punir ce détestable vice,
Que la Princesse vive et soit votre supplice,
Prolonger votre peine en prolongeant ses jours.
RODOGUNE.
Lâche fils oses-tu me tenir ce discours.
ARTAXERCE.
Du trépas de mon Père on vous crut excusable ;
Mais mon frère en mourant vous rend deux fois coupables,
Et ce crime nouveau fait voir aux yeux de tous,
Que qui massacre un fils a pu perdre un Époux.
RODOGUNE.
Je n’ai point fait périr Hydaspe ni Darie,
Ma gloire par leur mort ne peut être flétrie,
Et l’on m’impute à tort de tragiques malheurs,
Qui m’ôtent la Couronne et me coûtent des pleurs.
Perdre en un même jour deux personnes si chères,
Mon Fils et mon Époux sont d’extrêmes misères :
Mais un fils m’accusez d’avoir causé leur mort,
C’est le trait le plus noir que m’ait lancé le sort.
Cruel, console ou perds ta malheureuse Mère,
Crois qu’elle est innocente ou viens venger ton Père,
Sois juste en apparence ou pieux en effet,
Cesse de m’accusez ou punis mon forfait.
ARTAXERCE.
D’Oreste et d’Aléméon, j’abhorre la mémoire,
Par la mort de leur Mère ils ont souillé leur gloire,
Votre crime exécrable est digne du trépas,
Mais vous ne devez pas le souffrir par mon bras :
Vengeant mes chers parents je me rendrais impie,
Je serais parricide en vous ôtant la vie,
Votre fils imitant votre injuste courroux,
En voulant vous punir serait semblable à vous.
RODOGUNE.
Ah fils dénaturé ! Barbare impitoyable,
En me déshonorant tu n’es que trop coupable,
Mais je vois où tu tends par cette lâcheté,
Tu taches de fléchir cette fière Beauté,
Qui pour prix de son cœur ose bien elle même,
Te demander ma vie avec mon Diadème,
Et cette aveugle Amour qui règne dedans toi,
Te fais prendre aujourd’hui son parti contre moi :
D’elle naissent les biens, elle est seule adorable,
J’ai causé tous les maux, et suis seule exécrable.
ARTAXERCE.
Non, non, de toutes deux j’ai blâmé la fureur,
Vous m’avez toutes deux excité de l’horreur,
Lorsque vos deux esprits de votre sang avides,
Voulaient nous obliger d’être vos homicides :
Mon cœur vous condamnait chacune également,
Sans cesser d’être fils, sans cesser d’être Amant,
Si Lidie eût rempli le Trône de mon Père,
J’aurais armé mon bras pour défendre ma Mère ;
Aujourd’hui que ma Mère a le pouvoir en main,
Et qu’elle fait paraître un courage inhumain,
Que rien ne retient plus sa fureur violente,
Je viens contre elle aussi pour défendre une Amante ;
C’est ainsi que j’agis et mon cœur généreux
Est toujours du parti d’où sont les malheureux.
LIDIE.
En prenant mon parti c’est me faire un outrage,
Au lieu de ma fureur j’ai montré mon courage,
Je n’ai jamais conçu d’exécrables desseins,
La Reine contre moi voulue armer vos mains :
Mais je n’ai point voulu pour venger votre Père,
Obliger des enfants à massacrer leur Mère,
Je voulais seulement qu’on soumit à la Loi,
Ceux dont la main impie a fait périr leur Roi.
RODOGUNE.
Mais si vous n’avez pas attenté sur ma vie,
N’avez-vous pas voulu par une injuste envie,
Chasser de cette Cour la Mère et les Enfants,
Et rendre dans ces lieux les crimes triomphants.
LIDIE.
À ce funeste Hymen un Père m’a forcée.
ARTAXERCE.
Oui, Madame, cessez d’en paraître offensé,
Sa générosité versa des pleurs pour vous,
Lorsqu’on la contraignit d’épouser votre Époux.
RODOGUNE.
S’il est vrai que Lidie ait répandu des larmes,
Et n’ait point abusé du pouvoir de ses charmes,
Que n’ai-je sut plutôt ce que j’apprends trop tard !
La haine ne me perçant de ce funeste dard,
N’eut pas percé le cœur et du fils et du Père,
Et mis deux fois en deuil ta misérable Mère ;
De jalouses fureurs mon esprit combattu,
N’eut jamais fait dessein d’outrager sa vertu.
Mais comme elle je veux montrer mon innocence,
De la mort de mon fils, je veux prendre vengeance,
Et pour mieux témoigner que je n’y pense pas,
Contre son assassin je veux armer mon bras,
Je veux qu’à ma fureur il serve de victime,
Et rétablir ma gloire en punissant son crime :
Ce fer que je gardais pour la nécessité,
Lavera dans son sang sa noire impiété,
Imitez moi tous deux si vous aimiez Darie.
ARTAXERCE, montrant son épée.
Voici de quoi venger mon frère et ma Patrie.
RODOGUNE.
Ce perfide sujet qui a fait périr son Roi,
Doit venir dans ces lieux prendre l’ordre de moi,
Le voici, de son crime il aura le salaire,
Mon fils viens seconder ta généreuse Mère.
Scène V
RODOGUNE, DARIE, ARTAXERCE, LIDIE
RODOGUNE, tenant un poignard à la main, dit à Oronte.
Ah perfide !
DARIE.
Arrêtez.
RODOGUNE.
Mon fils !
ARTAXERCE.
Mon frère !
LIDIE.
Ô Dieux !
DARIE.
Vous me voyez vivant.
RODOGUNE.
Dois-je croire à mes yeux ?
ARTAXERCE.
Si la clarté du jour vous vient d’être ravie,
Quel miracle, quel Dieu vous redonne la vie ?
LIDIE.
Nos pleurs et nos soupirs vous rendent il le jour,
La mort a-t-elle été moins forte que l’Amour,
Arriva-il jamais d’aventure pareille ?
DARIE.
Cessez d’être étonné d’une telle merveille,
Quant par le soin des Dieux qui m’ont toujours aimé,
Le faux bruit de ma mort dans ces lieux fut semé,
Je venais de prier leur bonté souveraine,
De bannir de vos cœurs votre implacable haine :
Mais j’ai cru qu’ils avaient rejeté mes souhaits,
Lorsque tout frémissant j’entrai dans ce Palais,
Où j’appris transporté d’une fureur jalouse,
Qu’on voulait faire outrage à mon illustre épouse,
Qu’Oronte était allé dans son appartement ;
En Amant furieux j’y cours aveuglement,
Et mon aveuglement m’enferrant dans ses armes,
Pour elle je répands et du sang et des larmes,
Et ce sang qui s’écoule et qui partait du cœur,
Laisse mon corps sans force et mon front sans couleur :
Cette perte et la peur de perdre ma Princesse,
Me font tomber pâmé d’Amour et de faiblesse.
Lors mes tristes sujets pleins d’horreur et d’effroi,
Croient que le destin leur a ravi leur Roi :
Oronte tout troublé le vient dire à la Reine,
Et par tout le Palais l’on croit ma mort certaine.
Tandis que mes amis regardaient sur mon bras,
Le coup qu’ils avaient cru qui causait mon trépas ;
Étant encore vivant par cette belle flamme,
Que sa Beauté divine alluma dans mon Âme,
Je fais connaître à ceux qui regrettaient mon sort,
Par un soupir d’Amour que je n’étais pas mort.
Avec un faible effort j’entrouvre la paupière,
Et l’œil encore en pleurs regardant la lumière,
Songeant moins à la vie, enfin qu’à mon Amour,
Je demande en tremblant si vous voyez le jour,
Si l’on a respecté la Beauté que j’adore.
J’apprends au même instant que vous viviez encore ;
Cet excès de plaisirs dont mon cœur est surpris,
Dans les sens affaiblis rappelle mes esprits.
Oronte m’annonça cette heureuse nouvelle,
Pour me faire oublier sa faute criminelle,
Et je ne devais pas après un tel secours,
Faire mourir celui qui prolongeait mes jours,
Quelque énorme forfait qu’ait tramé son audace,
Je lui fis espérer que vous lui feriez grâce,
Et que votre pardon suivrait son repentir.
Antée en même temps est venu m’avertir,
Que la Reine me Mère, et ma belle Princesse,
Bannissaient de leurs cœurs leur fureur vengeresse,
Et que ma fausse mort excitant la pitié,
Changeait de toutes deux la haine en amitié :
Ainsi je n’ai point fait en vain un sacrifice,
Et le Ciel a mes vœux s’est montré si propice,
Que pour combler de biens ceux qu’il comblait de maux,
Il accorde aujourd’hui Rivales et Rivaux.
Par là j’ai reconnu la bonté d’une Mère,
Le zèle d’une Amante et l’amitié d’un Frère.
RODOGUNE.
Oui, notre haine meurt par cette fausse mort.
LIDIE.
Nos esprits divisez désormais sont d’accord.
RODOGUNE.
Je ne puis exprimer la grandeur de ma joie,
Ni trop louer le Ciel du bonheur qu’il m’envoie ;
L’excès de mes plaisirs surpasse mes tourments,
Que chacun prenne part à mes contentements,
Des Perses viennent ici la troupe triomphante,
Pour voir son Roi vivant et sa Mère innocente.
Je serais exécrable à la postérité,
Si ce crime eût passé pour une vérité,
Les Dieux n’ont pas permis pour conserver ma gloire,
Que l’on pût m’imputer une action si noire.
DARIE.
Oublions, oublions, tous les ennuis passés,
Qu’ils soient de notre esprit pour jamais effacés,
Régnez avecque moi toutes deux dans la Perse,
Qu’une Couronne aussi récompense Artaxerce,
Et que de la Princesse il épouse la sœur,
Ainsi d’un grand Monarque il sera successeur :
Tygranne en approuvant nos heureux Hyménée,
Un bonheur sans pareil suivra nos destinées,
Nos états comme nous alliés désormais,
Les sacrés nœuds d’Hymen seront ceux de la Paix.