Poquelin, père et fils (Ernest D’HERVILLY)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national de l’Odéon, le 15 janvier 1881.
Personnages
MOLIÈRE
JEAN POQUELIN, marchand tapissier
CLABAUD, garçon tapissier
JACQUES ROHAUT, professeur ès mathématiques
LUBIN, moucheur de chandelles
JEANNOT, verdurier
CHIFFONNE, filleule de J. Poquelin
La Scène se passe à Paris, rue Comtesse d’Artois, dans la boutique de maître Jean Poquelin. 1668.
L’intérieur d’une boutique de marchand tapissier. Meubles, sièges, étoffes, çà et là. Au fond, à côté d’un escalier qui donne accès à l’étage supérieur, grand vitrage et porte d’entrée sur la rue. Portes latérales, deux à gauche, une à droite.
C’est sur un fait réel, très longtemps resté inconnu, qu’est basée cette petite comédie fantaisiste.
Dans les papiers de la succession de Molière, dont M. E. Soulié a retrouvé l’inventaire il y a peu d’années, il a été découvert la preuve (une décharge signée du nom du mathématicien Rohaut, ami. intime du grand comique) que celui-ci, instruit de embarras pécuniaires de son père, et n’osant venir directement à son aide, avait usé d’un stratagème filial pour lui faire accepter son argent.
Rohaut, dûment stylé, alla trouver le vieux tapissier et lui demanda à placer dans son commerce la somme de 10 000 livres ; ce qui, aujourd’hui, équivaudrait à près de 50 000 francs.
Le marchand accepta, et les prétendues économies de son feint prêteur le sauvèrent de la ruine.
Molière, délicat, garda dans ses papiers la décharge que Rohaut lui fit pour l’acquit de sa conscience, en cette occasion.
Il l’aurait probablement détruite et l’on n’aurait jamais rien su de ce beau trait du glorieux poète, si la mort n’avait surpris le noble artiste avant qu’il eût pu mettre ordre à ses affaires.
Scène première
CLABAUD, puis CHIFFONNE, puis JEANNOT, J. POQUELIN, hors de scène
Au lever du rideau, l’obscurité règne dans la boutique, les volets étant clos. Les coups pressés d’une canne impatiente, puis une voix grondeuse se font entendre, à l’étage supérieur.
La voix de JEAN POQUELIN.
Clabaud !
Nouveaux coups.
Debout !
CLABAUD entre par la porte de droite, baille à se décrocher la mâchoire.
Voilà.
Il se dirige en chancelant vers la porte d’entrée, en retire les barres, et l’ouvre toute grande. Le jour se fait dans la boutique.
Hélas ! Maudite aurore !
Hormis les coqs, et moi, tout Paris dort encore.
Il regarde dans la rue en bâillant.
Temps splendide !
Il bâille.
Il serait étonnant, après tout,
Qu’il fût vilain et froid au milieu du mois d’août.
Il ôte les volets.
Là, maintenant, ouvrons les yeux à la boutique,
En ôtant les volets...
Il bâille.
Et vienne la pratique !
Il s’installe dans un fauteuil et se dispose à dormir. Nouveaux coups à l’étage supérieur.
JEAN POQUELIN.
Clabaud !
CLABAUD, bondissant.
Présent, patron !
JEAN POQUELIN.
À vos pointes, Clabaud !
CLABAUD, s’arme d’un marteau et en frappe quelques coups indolents sur un meuble quelconque.
Oui, patron !
À part.
On n’a pas le réveil gai, là-haut.
Autres coups de canne à l’étage supérieur.
JEAN POQUELIN.
Chiffonne !
Une jolie fillette montre sa figure fraîche à l’une des portes à gauche.
CHIFFONNE.
Mon parrain ?
JEAN POQUELIN.
À vos surjets, Chiffonne !
CHIFFONNE, s’installe à une table devant Clabaud.
Oui, mon parrain, voilà !... D’ailleurs, l’angélus sonne
À peine, mon parrain ?...
JEAN POQUELIN.
Taisez-vous. Au travail !
CLABAUD, à mi-voix avec emphase.
Bonjour, Chiffonne, idole aux lèvres de corail !
CHIFFONNE, froidement.
Bonjour, bonjour, Clabaud...
CLABAUD, gaiement.
Quel ton ? Pourquoi, madame,
Le garçon tapissier qui vous donna son âme
Obtient-il ce bonjour dont son cœur est transi ?
Quoi ! C’est un fiancé que vous traitez ainsi !
Et ne devons-nous plus voler à l’hyménée
Aussitôt que – selon la parole donnée
Par maître Poquelin – le commerce ira mieux ?...
CHIFFONNE.
Il faudra pour cela qu’on ait repeint le vieux
Saint Christophe, là-bas...
CLABAUD.
Oui, je le sais !... l’enseigne
De l’antique maison des Halles...
Hochant la tête.
Pour qu’on peigne
À neuf le saint, il faut d’abord que la maison
À présent si malade arrive à guérison
Et qu’on la traite enfin des combles à la cave !
Or le remède manque ici : l’argent !... fait grave !
CHIFFONNE, avec ironie.
Donc voilà reculés, loin, les instants bénis
Où nous devons, Chabaud, être à jamais unis !...
CLABAUD.
Cruelle ! Vous riez ! – L’amour, c’est son usage,
Blesse et puis rit...
Apparition, à la porte d’entrée, de Jeannot en costume de marchand d’herbes. Il crie à tue-tête.
JEANNOT.
Holà !
CLABAUD.
Pourquoi ces cris, visage
Bourgeonné ?
JEANNOT.
Hé ! – les gens !
CLABAUD.
Butor ! criez plus bas.
JEANNOT.
Maître Jean Poquelin !
CHIFFONNE.
Il dort !...
JEAN POQUELIN, toujours hors de scène, avec colère.
Je ne dors pas !
À vos pointes, Clabaud ! – À vos surjets, Chiffonne !
Quel tapage ! – Clabaud, offrez à la personne
Qui me demande un siège. – Attendez, je descends.
Clabaud offre, naturellement, un siège sans fond à Jeannot qui manque de passer à travers.
JEANNOT.
Aïe !
CLABAUD et CHIFFONNE, riant.
Ah ! ah !
JEAN POQUELIN.
Pourquoi ces rires indécents !
Maître Jean Poquelin se montre au haut de l’escalier.
Scène II
CLABAUD, CHIFFONNE, JEANNOT, JEAN POQUELIN
JEAN POQUELIN, à Clabaud.
Misérables enfants !
À Jeannot.
Que voulez-vous, brave homme !
Hein ?...
JEANNOT, criant, tout en se frottant les côtes.
Je suis verdurier ; c’est Jeannot qu’on me nomme
À la Halle, où mes traits à tous sont familiers...
JEAN POQUELIN, lui faisant signe de parler plus bas.
Après ?
JEANNOT.
Votre maison sise aux Petits-Piliers,
Le vent à son vieux toit ayant cherché des noises,
A perdu cette nuit un grand nombre d’ardoises,
Dont l’une par malheur – ô hasard infernal !
A fêlé l’occiput d’un juge matinal
Qui flairait mes melons d’un nez que rien ne trompe...
CLABAUD, d’un air bon.
Pauvres melons !
JEAN POQUELIN, furieux.
Clabaud ! faut-il que je vous rompe
Une aune sur le dos !
À Chiffonne qui rit.
Chiffonne, à vos surjets !
À Jeannot.
Achevez.
JEANNOT.
Ma venue enfin a pour objets
Les réclamations de votre locataire
Que le crâne fendu d’un magistrat atterre,
Et qui veut, m’a-t-il dit en frémissant d’horreur,
Qu’on envoie, à l’instant, sur le toit un couvreur,
Afin de prévenir d’autres affreux grabuges !
Et pour qu’en sûreté puissent errer les juges !...
J’ai dit.
JEAN POQUELIN, avec désespoir.
Encor ce toit ! – Me voilà bien loti !
André Boudet, mon gendre, est hier soir parti
En voyage, et je suis seul avec ces deux drôles...
Pauvre propriétaire ! – Ah ! quels atroces rôles
Nous fait jouer, hélas ! pendant douze longs mois,
Chaque année, un monceau de plâtras et de bois !
Ô maison ! ô vautour qui me ronge la bourse !
Avec douleur.
Enfin, j’y vais aller, aux Halles !... triste course !
À Jeannot.
Suivez-moi, verdurier ?
À Clabaud et à Chiffonne.
Je reviendrai bientôt.
À Chiffonne qui lui présente son chapeau.
À vos surjets, Chiffonne !
À Clabaud qui lui tend sa canne.
À vos pointes, Clabaud !
Il sort suivi de Jeannot.
Scène III
CLABAUD, CHIFFONNE
CLABAUD, sautant en l’air.
Vacances !
CHIFFONNE, d’un petit air indifférent.
Prenons l’air sur le pas de la porte.
CLABAUD s’arrête au milieu de ses gambades.
Ah ! Chiffonne... c’est mal !
Un bruit cadencé se fait entendre dans la rue.
Que le diable l’emporte !
CHIFFONNE, se retournant avec surprise.
Êtes-vous fou ? – Comment ! Parce que je prends l’air,
Vous envoyez quelqu’un aussitôt en enfer ?
CLABAUD, solennel.
Écoutez...
Le bruit cadencé se fait entendre plus distinctement.
CHIFFONNE, riant.
Bon, j’entends la bruyante cadence
D’un pilon, qu’on manœuvre avec art et prudence
Dans un mortier de bronze... et c’est notre voisin
Le droguiste qui bat...
CLABAUD, amer.
Oui, c’est votre cousin !
Le droguiste ! Ah ! Chiffonne ! – Et voilà le système
Qu’il a trouvé tout seul ! – pour vous dire : Je t’aime !
CHIFFONNE, un peu piquée.
Tout le monde n’a pas la lyre d’Apollon
Pour exprimer ses feux...
CLABAUD.
Oui, mais prendre un pilon !...
CHIFFONNE, froidement.
Il est vrai, c’est fort drôle... – Un instrument plus tendre,
Certes, c’est l’instrument que l’on vous fait entendre
Ici près...
Geste de surprise de Clabaud.
Oui, Clabaud !... Il est loin de blesser
Votre oreille, le bruit du fer à repasser
De Rose la lingère.. à côté du droguiste...
Écoutez !...
On entend les battements d’un fer à repasser.
CLABAUD.
Imposture ! Allez, ce bruit n’existe
Que dans votre cerveau par un pilon hanté !...
Avec abattement.
Et voilà donc pourquoi, madame, on m’a jeté,
Tout à l’heure, un bonjour que même en Laponie,
On eût trouvé très froid ?
CHIFFONNE, gracieusement.
Nulle ici ne le nie...
CLABAUD.
Et moi qui l’aime tant !
CHIFFONNE, avec ironie.
Oui, les jours de congé,
Cet amour, par exemple, est fort peu négligé ?...
CLABAUD.
Que dites-vous, Chiffonne ?
CHIFFONNE.
Oui, ces jours-là, je reste
Toute seule, et monsieur, tout brave dans sa veste,
Court la ville, joyeux et va jusqu’aux faubourgs,
Ayant sans doute au bras – tout en m’aimant toujours,
Avec dédain et montrant la rue.
Ce... fer à repasser... à la mine hardie !
CLABAUD, avec mystère.
Moi ! Chiffonne !... Ah ! Je vais... chut !... à la Comédie...
Voir Molière !...
CHIFFONNE.
Le fils de maître Poquelin ?
CLABAUD.
Plus bas ! – Si le patron m’entendait ! – Quel vilain
Quart d’heure passerait ton Clabaud ! – Oui, ma chère,
Oui, je vais me glisser dans un coin de parterre,
Quand le patron me donne un jour de liberté,
Et j’applaudis son fils d’un rire... illimité !
Quel auteur ! Quel acteur en outre, amie, et comme
Il sait prendre les traits, l’air et la voix d’un homme !
C’est surprenant, chiffonne ! Il contrefait les gens
À confondre l’esprit des plus intelligents ;
Malin comme Protée...
Chiffonne fait un geste interrogatif.
Un vieux gardeur de phoques...
Il se fait ce qu’il veut, et, selon les époques,
Est basque – ou Grec – parfait. – Tiens, s’il venait ici,
Le patron ne pourrait le reconnaître... ainsi !
Et moi-même, parfois, bien que n’étant pas bête...
CHIFFONNE, railleuse.
Allez toujours, Clabaud.
CLABAUD.
Eh bien ! j’en perds la tête...
Lubin vient en cet instant, se planter devant la boutique, et cherche à en examiner l’intérieur d’un air impudent.
CHIFFONNE, l’apercevant.
Clabaud !... Mais quel est donc cet être curieux,
Avec ses gros sourcils perchés sur ses gros yeux,
Qui louche et s’aplatit le nez contre les vitres,
Pour regarder ici...
CLABAUD, allant à la porte.
C’est le roi des bélîtres
Ou je me trompe fort.
Appelant.
Hé ! là ! que voulez-vous.
Monsieur le drôle, avec vos airs pris chez les fous ?
Scène IV
CLABAUD, CHIFFONNE, LUBIN
LUBIN.
Monsieur Jean Poquelin ?
CLABAUD, d’un ton bref.
Pour l’heure il est aux Halles ;
Il constate l’effet des dernières rafales
Sur sa vieille maison.
LUBIN.
Son gendre est-il céans ?
CLABAUD.
Non. Il est hier soir parti pour Orléans.
Mais vous pouvez me dire, et je saurai transmettre
À mon patron...
LUBIN.
Non pas ! C’est affaire à mon maître.
Je vais l’avertir...
CLABAUD, avec un léger dédain.
Ah ! vous êtes le valet ?...
LUBIN.
Oui, le valet d’un homme illustre, s’il vous plaît ;
Fort riche, et qui se veut passer la fantaisie
De meubler avec luxe et de façon choisie
Une chambre à coucher...
CLABAUD, avec empressement.
Oh ! c’est bien différent !
Asseyez-vous, monsieur...
CHIFFONNE, à part, de sa table de travail.
Un client de haut rang !
Quel bonheur !
LUBIN.
Monsieur va venir ici lui-même.
CLABAUD.
Alors, je vais chercher en diligence extrême,
Mon patron... – À propos, et ce maître de goût,
Vous l’appelez ?...
LUBIN.
Rohaut.
CLABAUD.
Rohaut ? – et voilà tout ?
LUBIN.
Oui, Jacques Rohaut. – Mais sa valeur n’est pas mince.
C’est un génie, un rare !... en un mot c’est un prince...
CLABAUD, lui coupant la parole.
Un prince ! – Plus un mot. – Je cours jusqu’aux Piliers,
Tel un Mercure ayant des ailes aux souliers,
Et je reviens avec mon patron en personne !
Il s’élance dans la rue en criant.
Faites patienter ce bon garçon, Chiffonne !
Scène V
CHIFFONNE, LUBIN
LUBIN, sur le devant de la scène, à part.
Pour quel motif Monsieur, qui m’envoie en héraut,
Me fait-il l’annoncer sous le nom de Rohaut ?
Ce Rohaut n’est que l’un de ses amis fidèles ;
Et moi je suis Lubin, le moucheur de chandelles
De la Comédie, et je ne suis point valet...
Enfin, j’ai fait ici ce que Monsieur voulait
Que j’y fisse, et je vais l’assurer que le gendre
(Mais quel gendre ?) est absent ; or Monsieur doit m’attendre
Aux environs. Allons vite le prévenir
Qu’il peut, pour ce qu’il veut, quand il voudra, venir.
Haut à Chiffonne.
Monsieur n’arrivant pas, ma foi, mademoiselle,
Je vais l’aller chercher pour lui prouver mon zèle.
Avec importance.
Ah ! ce Jacques Rohaut n’est pas homme de rien !
C’est un prince, ai-je dit, mais entendons-nous bien,
C’est un de nos plus grands princes... de la science !
Un esprit très profond, trésor d’expérience,
Le premier professeur de Paris.
CHIFFONNE.
Et pourtant
Il est riche ?
LUBIN, souriant.
Un caprice, un oubli d’un instant
De l’aveugle Fortune...
CHIFFONNE.
Et dont elle est honteuse,
Peut-être ?
LUBIN.
Oui, mais trop tard !
CHIFFONNE.
Pour moi, j’en suis heureuse !
Car si le sieur Rohaut laisse en cette maison
Quelque peu de cet or qu’il remue à foison,
Il se pourrait...
LUBIN.
Pourquoi vous taisez-vous, ma belle ?
CHIFFONNE.
Rien. – Un rêve d’enfant riait dans ma cervelle...
LUBIN.
Dites-le-moi. Causons comme de vieux amis.
CHIFFONNE, avec un aimable embarras.
Eh bien, monsieur...
LUBIN.
Lubin.
CHIFFONNE.
...Mon parrain m’a promis...
– Et maître Poquelin est pour moi comme un père,
Si son commerce un jour redevenait prospère,
D’unir votre servante à ce jeune ouvrier...
LUBIN.
Ce jeune homme qui vient de partir en courrier ?
CHIFFONNE, modestement.
Il se nomme Clabaud... Oui, c’est lui, ce jeune homme
Qui pourrait m’épouser, si quelque bonne somme
Nous tombait tout à coup du ciel – ou de moins loin...
LUBIN, avec regret.
Hélas ! que n’ai-je mis dans mes bottes du foin !
CHIFFONNE.
Donc je viens vous prier, monsieur, de faire en sorte
Que votre excellent maître – il est si riche ! – apporte
Un grand nombre d’écus, tout de suite, chez nous...
LUBIN.
Oui-da ! j’y songerai ! – Car il me serait doux,
Comme Titus, qui fut la vertu couronnée,
De remplir, en faisant des heureux, ma journée.
D’un air affirmatif.
Il faudra que Monsieur ait un besoin urgent,
De meubles, et dépense ici beaucoup d’argent !
Mais c’est trop discourir. Je vais à sa rencontre.
Oh ! ces savants ! De quoi leur sert donc une montre.
Scène VI
CHIFFONNE, puis JEAN POQUELIN et CLABAUD
CHIFFONNE, seule.
Dans mon âme à présent renaît un peu d’espoir.
Ah ! ce maître Rohaut, que je voudrais le voir !
Bon Lubin ! brave cœur ! perle des domestiques !
Maître Poquelin et Clabaud entrent en se disputant.
JEAN POQUELIN.
Ce n’est qu’un professeur en... en mathématiques,
S’il s’appelle Rohaut...
CLABAUD.
C’est un prince... il l’a dit !
JEAN POQUELIN.
En ce cas, c’est Rohan son nom, mulet maudit !
CLABAUD, avec entêtement.
Non, c’est Rohaut, mon prince...
JEAN POQUELIN, avec colère.
Ah ! la main me démange !...
À Chiffonne.
Eh bien ! et ce Rohan... pour qui l’on me dérange,
Daignera-t-il enfin se montrer aujourd’hui ?
CHIFFONNE.
Son valet dans l’instant vous l’amène avec lui.
JEAN POQUELIN.
Comment ! j’arrive en nage, et pour vous trouver seule !
Maudit soit le Rohan...
CLABAUD, entre ses dents.
Rohaut.
JEAN POQUELIN.
Ah çà ! filleule,
Il est temps de penser au dîner.
CHIFFONNE.
Oui, parrain.
Mais, avant... si j’osais aborder un terrain...
JEAN POQUELIN.
Lequel...
CHIFFONNE, avec hésitation.
On a l’espoir d’une forte commande...
CLABAUD.
C’est vrai, patron.
JEAN POQUELIN.
Eh bien ?
CHIFFONNE.
Parrain, je vous demande...
Si vous étiez content...
JEAN POQUELIN.
Quoi ?
CHIFFONNE.
De vous souvenir...
CLABAUD.
La phrase est commencée, à moi de la finir :
Avec résolution.
Patron, j’aime Chiffonne, et Chiffonne m’adore...
JEAN POQUELIN, le repoussant.
Allez tous deux au diable et plus loin même encore.
CHIFFONNE, voulant embrasser son parrain.
Oh ! mon petit parrain !
JEAN POQUELIN, se dégageant.
Quand il fera moins chaud.
CLABAUD, même geste que Chiffonne.
Oh ! mon petit patron !
JEAN POQUELIN, avec fureur.
À vos pointes, Clabaud !
À Chiffonne.
Chiffonne ! mon dîner !
Chiffonne sort en s’essuyant les yeux. Clabaud va bouder dans un coin de la boutique. Maître Poquelin s’assied sur un meuble et réfléchit tristement.
Comme je les rudoie !
Ah ! je n’ai pas le cœur ce matin à la joie.
Tout va mal. Pas d’espoir d’argent à l’horizon !
Si je ne reconstruis promptement la maison
Des Piliers, c’en est fait de ma seule ressource...
C’est tout cela qui fait qu’on a l’humeur d’une ourse...
Ah ! la vieillesse à qui tout crève dans la main !
Aujourd’hui la misère et la tombe demain.
Plus d’amis. Plus d’enfants... sauf « monsieur de Molière »
Le bouffon ! dont on sait la vie irrégulière,
Dont rougit sa famille,... et que je n’ai point vu
Depuis... – Allons, mon sort final est tout prévu :
La ruine et la mort. C’est dit. Tout m’abandonne.
Ah ! mon pauvre Clabaud ! Ah ! ma pauvre Chiffonne !
Mes seuls consolateurs !... Votre heur est loin encor
Si, pour vous marier, vous compter sur mon or !...
Où trouver de l’argent ?... Cette maison s’écroule
Chaque jour. Plus de toit : la pluie à flots y coule !...
Où trouver de l’argent ?... Il me faudrait, au moins,
Huit mille livres... Oui, huit mille !... Dans quels coins
Déterrer ce trésor !...
Molière, avec les apparences, habits et manières de son ami Jacques Rohaut, se présente sur le seuil de la boutique de J. Poquelin.
Scène VII
CHIFFONNE, JEAN POQUELIN, CLABAUD, MOLIÈRE
MOLIÈRE, s’adressant à Clabaud, qui est pensif.
Hé ! jeune homme à l’œil triste :
Maître Jean Poquelin ?
CLABAUD, montrant son patron.
Vous êtes sur sa piste :
Le voilà. Parlez-lui. – Patron ? voici quelqu’un
Qui vous réclame...
JEAN POQUELIN, sortant de sa rêverie.
Ah ! – Bien...
Après avoir examiné le feint Rohaut, à part.
Il n’est pas du commun.
Avec politesse, lui indiquant un siège.
Veuillez, monsieur... – Je suis tout à votre service...
MOLIÈRE, saluant.
Je suis Jacques Rohaut...
JEAN POQUELIN, brusquement, à Clabaud.
Eh bien, bijou de vice !
Monsieur n’est pas un prince !
MOLIÈRE.
Oh ! non... physicien
Tout simplement, monsieur, et je n’ai nul lien
Avec la noblesse...
JEAN POQUELIN, triomphant à Clabaud.
Ah !!
MOLIÈRE, poursuivant.
Mais j’ai quelque fortune ;
Et je viens vous voir... si je ne vous importune...
JEAN POQUELIN, l’interrompant et cherchant dans sa mémoire.
Rohaut ?... Alors, c’est vous, voici quinze ou vingt jours,
Qui m’avez envoyé, pour les mettre en velours,
Quatre sièges ployants recouverts de moquette ?...
MOLIÈRE, un instant surpris.
Quatre sièges ?...
JEAN POQUELIN.
Ployants... qu’une fille coquette,
Votre servante enfin, si j’en crois ses discours,
M’apporta l’autre mois, pour les mettre en velours ;
L’avez-vous oublié ?
MOLIÈRE.
Non, non ! – Je me rappelle
La chose maintenant ! – Ah ! la pauvre cervelle !...
Du velours, n’est-ce pas ? – Ah ! cela m’avait fui
De la mémoire... bon ! quatre sièges... oui, oui !
JEAN POQUELIN, gravement.
Monsieur, j’ai le regret d’avoir à vous l’apprendre,
Vos sièges ne sont pas finis... Faut-il les rendre ?...
MOLIÈRE, riant.
Ah ! je m’en doutais bien maître ! – Les tapissiers
Ne vont jamais du train foudroyant des huissiers...
JEAN POQUELIN, avec raideur.
Monsieur, vous les aurez au bout de la semaine !...
MOLIÈRE.
Non ! – Ce n’est pas cela maintenant qui m’amène
Chez vous, Jean Poquelin ; – C’est votre fin talent ;
C’est l’esprit délicat, c’est le goût excellent
Que dans votre métier vous prouvâtes sans cesse !
Et que duc et robin ou bourgeoise et princesse
Vantent du même cœur, et par-dessus les toits !...
JEAN POQUELIN, flatté.
Je suis confus, monsieur, vous êtes trop courtois.
MOLIÈRE.
Point, c’est justice ! – Donc, préparez l’écritoire,
Je viens chez le faiseur reconnu, c’est notoire,
Le meilleur de Paris, chercher ce qu’il me faut,
En fait de meubles...
JEAN POQUELIN.
Bon. Mon calepin, Clabaud ?
Maître Poquelin rassemble ses plumes et son écritoire. Clabaud cherche le calepin.
MOLIÈRE, à part.
Allons, Molière, allons ! – Courage, Jean-Baptiste !
De l’aplomb, c’est l’instant ! – Il serait sot et triste
Que ton œuvre si bien commencée avortât...
Commande ! et souviens-toi de ton premier état.
JEAN POQUELIN, assis à table, et se frottant les mains.
Monsieur, nous voici prêts, moi, mon encre et ma plume ;
Et s’il nous faut noircir vingt pages de volume,
Je ne me plaindrai pas.
CLABAUD, les mains jointes.
Et moi je fais des vœux !...
JEAN POQUELIN.
À vos pointes, Clabaud !
MOLIÈRE.
Voici ce que je veux :
Il dicte. Jean Poquelin écrit.
Un lit bas, en noyer, avec rideaux en serge
D’Aumale... verte.
JEAN POQUELIN.
Bon.
MOLIÈRE.
Un joli vert d’asperge...
De plus : un pavillon à queue, avec mollet
Et frange, en même étoffe et couleur, s’il vous plaît...
De plus : six bons fauteuils, à pieds tors, et la housse
En dite serge – mais d’un joli vert de mousse...
J’aime beaucoup le vert ; c’est la couleur des bois
Où je ne puis aller, hélas, souventes fois !
À chacun des objets demandés, Clabaud exprime sa joie extrême par des gestes de vive approbation.
Plus : un tapis de table, ayant au moins deux aunes ;
Un tapis de Turquie, à fleurs vertes et jaunes.
Plus un lit de repos décoré, selon l’us,
De six carreaux en crin, de brocart vert. De plus :
Une tapisserie à verdure de Flandres,
Où quelque ruisseau clair déroule ses méandres
Bordés d’iris avec un héron endormi
Sur sa patte...
JEAN POQUELIN.
Longueur ?
MOLIÈRE.
Douze pieds et demi.
Plus : un paravent haut, de cinq feuilles, en toile
De l’Inde à bouquets verts...
CLABAUD.
Sous quelle verte étoile
Est-il né ?
MOLIÈRE.
Plus ! un beau miroir, cadre doré ;
Plus : un coffre couvert en peau verte et ferré.
Plus : une chaise...
Il rit.
JEAN POQUELIN, riant aussi.
Bien... je vous comprends de reste...
MOLIÈRE, continuant.
Bien garnie en damas cafard, d’un vert gai.
CLABAUD.
Peste !
MOLIÈRE.
Voilà tout.
JEAN POQUELIN.
C’est fort bien. – Clabaud ?
CLABAUD.
Patron !
JEAN POQUELIN.
Allez
Chez le drapier voisin emprunter quelques lés
De damas cafard vert.
CLABAUD, avec joie.
Tel un poète au Pinde,
J’y cours !
JEAN POQUELIN.
Prenez aussi de la toile de l’Inde.
Clabaud sort en courant. À Molière.
Moi, je vais vous quérir, maître Jacques Rohaut,
Quelques échantillons de serges sans défaut,
De Chartres, de Beauvais, de Blicourt et d’Aumale,
Depuis le vert de pré jusqu’au vert tendre opale...
Il sort par la première porte de gauche.
Scène VIII
MOLIÈRE, seul, puis ROHAUT
MOLIÈRE.
Ah ! mon ami Rohaut, tu te doutes bien peu,
Là-bas, au sein des champs, le nez vers le ciel bleu,
Qu’à ton nom et renom, tel à l’ormeau de lierre,
S’attache en ce moment ton vieil ami Molière !
Et tu ne t’attends point à mon présent, ma foi :
À tous ces meubles verts qui vont fondre chez toi
Mais, mon ami Rohaut..., à propos je l’ignore,
Aimera-t-il le vert ?... Bah ! tant pis ; je l’adore !
Avec effroi.
Pourvu qu’il n’aille pas, tout à coup, revenir
De la campagne avant... J’aurais dû prévenir
Rohaut... Ces sièges ?... Non ! hier, dans la soirée
Il n’avait pas encore opéré sa rentrée,
Dans son logis... Ainsi, je puis donc hardiment
Jouer le professeur...
Un homme offrant les traits de Molière, et exactement vêtu comme lui, s’arrête sur le seuil de la boutique et en lit l’enseigne ; Molière se retourne et l’aperçoit.
Quel coup d’enfer !... Vraiment,
C’est Rohaut en personne !... Oh ! l’horrible aventure !
Voici mon père !... Où fuir ?... Ah ! cette couverture !...
Il s’enveloppe d’une couverture, et se blottit dans un coin.
Scène IX
ROHAUT, JEAN POQUELIN, MOLIÈRE, caché
ROHAUT, achevant de lire l’enseigne.
Tapissier... C’est ici...
Il descend la Scène et rencontre J. Poquelin qui sort de son magasin d’étoffes.
JEAN POQUELIN, lui offrant des étoffes avec satisfaction.
Palpez l’échantillon ?
ROHAUT, machinalement, bien que surpris.
De la serge...
JEAN POQUELIN.
Eh bien, oui ! – C’est pour le pavillon
À queue, et les rideaux...
ROHAUT, étonné.
Je viens pour quatre sièges...
JEAN POQUELIN.
Mon Dieu ! Vous les aurez !... Croyez-vous à des pièges
Chez moi, maître Rohaut ?
ROHAUT, tâtant les étoffes.
Mais c’était en velours...
JEAN POQUELIN.
Pour le lit ! Mais, monsieur, les plis seraient trop lourds ;
De la serge vaut mieux... C’est votre choix du reste...
ROHAUT, ahuri déjà.
Moi ! J’ai choisi ?... D’abord, le vert, je le déteste.
MOLIÈRE, caché, riant.
Bon ! Je suis bien tombé !
JEAN POQUELIN, avec une colère contenue.
Monsieur, réfléchissez ?
Je perds l’esprit, ou bien de moi vous vous gaussez ?
ROHAUT.
Je ne ris pas... L’air grave est l’air que je préfère.
JEAN POQUELIN, furieux.
Le pavillon à queue et la chaise... d’affaire,
En damas cafard vert, ne vous plaisent plus !
ROHAUT, éperdu.
Non !
Ah çà ! je suis entré dans quelque cabanon !
Essayant de reprendre quelque calme.
Voyons... J’ai commandé les choses que vous dites ?
JEAN POQUELIN.
Oui.
ROHAUT.
Moi ?
JEAN POQUELIN.
Sans doute.
ROHAUT.
Quoi ! ces nuances maudites
Sont de mon choix ?
JEAN POQUELIN.
Encore un coup, oui !
À part.
L’animal !
ROHAUT, à part.
Il a bu.
JEAN POQUELIN, à part.
C’est un fou.
MOLIÈRE, à part.
Cela va tourner mal.
ROHAUT.
Mes sièges sont à moi. Le reste, je le nie !
JEAN POQUELIN.
Alors vous reniez votre chaise... garnie
En bon damas cafard ; d’un vert gai, disiez-vous ?
ROHAUT, à part.
J’enrage !... Cet ivrogne est le plus fou des fous !
Haut.
Eh ! gardez-la pour vous à la fin, votre chaise !
Vous tombez en enfance !
JEAN POQUELIN, le poussant vers la porte.
Ah ! c’est là votre thèse !
Vous insultez les gens !... Videz ce magasin !
Et, chez l’apothicaire, à deux pas, mon voisin,
Prenez de l’ellébore, au moins... pour trente livres !
ROHAUT, exaspéré.
Bon ! Je m’en vais, monsieur ! Je hais les marchands ivres !
Il sort en faisant des gestes de menaces.
JEAN POQUELIN, s’élançant après lui.
Ivre ! moi !!
Avec calme.
Non, rentrons... Ah ! ce Jacques Rohaut,
A subi sous le crâne un étrange cahot.
Il vient s’asseoir sur le devant du théâtre.
Peuh ! Je suis essoufflé.
Après un silence.
Pourtant j’eus tort peut-être
De me montrer si vif ?... Je viens, par la fenêtre,
De jeter mon argent !... Nous fûmes deux grands fous...
Scène X
JEAN POQUELIN, MOLIÈRE
MOLIÈRE, sortant de derrière le paravent, à part.
Bon !... Du lien brisé renouons les deux bouts.
Il descend la scène et se place derrière son père. Haut.
Excusez-moi, monsieur... Parfois... faible est ma tête...
JEAN POQUELIN, se retournant avec une colère apaisée.
Eh ! monsieur... ce sont là des façons de poète !
Mais quand un professeur vient chez un tapissier,
Il doit le faire avec une tête... en acier !
MOLIÈRE, d’un ton humble.
À la longue, il n’est pas de cervelle qui n’use
Un long rêve bâti sur une hypoténuse.
Pardonnez au chercheur !... Pour la solution
Que l’on poursuit avec ardeur d’un Ixion,
On devient sourd au monde ; et, plus rétif qu’un zèbre,
On n’a qu’un but : saisir l’Inconnue, en algèbre !
Oui, qu’on soit géomètre ou bien physicien,
L’X d’un problème est tout, et le reste n’est rien !
C’est un mal pour lequel il est peu de remède :
Dans Syracuse en flamme on tuait Archimède,
Rencontré, tout pensif, les yeux sur un compas.
Le savant voit la vie et ne s’en émeut pas :
Eh ! que lui fait un vers, fût-il dithyrambique,
Alors qu’il va t’extraire, ô racine cubique !
Que lui fait la peinture, ou la danse, ou le son
Du rebec, ou l’escrime à coup d’estramaçon,
Et l’univers entier, oui, de l’hysope au cèdre,
Quand il tient dans sa main tremblante un polyèdre !
Tout s’efface à ses yeux, tout devient chiffre ! et puis...
JEAN POQUELIN.
Puis, comme l’astrologue, il tombe dans un puits.
MOLIÈRE, avec extase.
Ah ! vous ne savez pas les charmes que recèle
Un triangle scalène ou bien un isocèle !
Mais cela fait parfois trébucher la raison :
Les quiproquos alors fleurissent à foison !
La folle du logis, encor qu’on la régente,
S’échappe bien souvent, hélas ! par la tangente,
Et le pauvre savant, noyé dans son amour,
Confond tout : noir et blanc, chaud et froid, nuit et jour ;
Il entend de travers, réponds de façon folle :
C’est un bambin troublé qui récite à l’école.
Ah ! le chien après lui peut, sans crainte, aboyer !
Et qu’il vous connaît peu, famille, enfant, foyer.
Ô choses d’ici-bas douces et solennelles !
Sa femme et lui, – ce sont deux lignes parallèles
Qui, même à l’infini, ne se rencontrent pas !...
Son esprit toujours rêve ; et même, à ses repas,
Ourdissant, à voix basse, une subtile trame,
Il taille en son fromage, un parallélogramme,
Qu’il mesure d’un air très grave et triomphant...
Pourquoi donc en vouloir, monsieur, à cet enfant ?
Il est toute innocence ; il spécule, il suppute...
Et c’est ainsi qu’est née enfin notre dispute...
Çà, voyons, touchez là, maître Jean Poquelin ?
JEAN POQUELIN.
Soit ! mais je vous dis, moi, qui ne suis pas malin,
Que le savoir chez vous parfois brouille les cartes !
MOLIÈRE, gaiement.
Parodiant un mot de mon maître Descartes,
J’explique mes oublis singuliers par son trait :
« Je pense, donc je suis, » – étonnamment distrait !
JEAN POQUELIN, lui offrant des étoffes.
Allons, venez tâter cette serge ?
MOLIÈRE, palpant l’étoffe.
Elle est fine ;
Elle est pleine et solide, et j’aime assez sa mine :
Le vert en est fort beau...
JEAN POQUELIN, avec contentement.
Maintenant, celle-ci ?
MOLIÈRE.
La couleur m’en plaît moins...
JEAN POQUELIN.
Elle est moins belle aussi ;
Mais elle drape bien ?
MOLIÈRE.
J’aime mieux la première ;
Son vert ne sera point rongé par la lumière...
JEAN POQUELIN.
C’est entendu. Prenons pour les rideaux du lit
Et pour son pavillon ce vert qui ne pâlit
Jamais, m’assurez-vous. – À présent, pour la housse
Des six fauteuils ?...
MOLIÈRE, désignant un morceau d’étoffe.
Je veux une teinte plus douce ;
Celle-ci ?
JEAN POQUELIN.
Soit, monsieur.
MOLIÈRE.
Voilà tout bien réglé !
JEAN POQUELIN, riant.
Sans que l’un de nous deux soit par l’autre étranglé !
Il se lève, Molière le retient.
MOLIÈRE.
Maintenant, donnez-moi quelques instants encore.
Poquelin s’assied.
J’ai su, pendant ma vie, à la dure pécore
Qu’on nomme la Fortune, arracher quelques sous.
Économe, prudent et sage... comme vous,
J’ai donc un peu d’argent qui dort dans ma cassette,
Naïf comme un enfant qui joue à la fossette.
Je veux, mais en lieu sûr, le placer cet argent !
JEAN POQUELIN.
On ne peut vraiment pas vous trouver exigeant.
MOLIÈRE.
Or, c’est chez un marchand, mais de la vieille roche ;
Un marchand qui ne prend que dans sa propre poche,
Que je veux déposer le fruit de mon travail,
Qui fut rude au début – passez-moi ce détail...
Ce marchand probe et fier, chez qui rien n’est futile,
Et que je veux aider dans quelque ouvrage utile,
Maître Gigault, notaire, et des amis nombreux
Me l’ont, tout d’une voix, désigné. – Bref, ce preux,
Ce Bayard des marchands de Paris la grand’ville,
Jean Poquelin, c’est vous !
JEAN POQUELIN, se défendant avec émotion.
La phrase est trop civile !
Mais je suis en effet sûr de ma probité...
Avec hésitation.
Le commerce va mal...
MOLIÈRE, riant.
Il n’a jamais été...
Bien, depuis le déluge...
JEAN POQUELIN.
Ah !
MOLIÈRE, gaiement.
Voyons, je vous offre,
Là, sérieusement, de mettre en votre coffre,
Comme le réglera le notaire Gigault,
Huit mille livres.
JEAN POQUELIN, étourdi.
Huit ?
MOLIÈRE.
Ou dix mille plutôt ?
JEAN POQUELIN, très ému.
Monsieur !
MOLIÈRE.
Eh bien ?
JEAN POQUELIN.
J’accepte...
MOLIÈRE, rondement.
Alors c’est chose dite,
Et demain, ce sera chose faite... et très vite !
Maître Gigault, notaire, et des plus honorés,
Dressera l’acte.
JEAN POQUELIN, se levant.
Soit. – Mais vous jetterez
Avant, Maître Rohaut, un coup d’œil sur mes livres ?
On ne dépose pas ainsi huit...
MOLIÈRE.
Dix !
JEAN POQUELIN.
...Mille livres,
Chez un marchand, sans voir, et de très près, le fond
De ses affaires ?
MOLIÈRE.
Bah ! maître, ce qu’elles sont
M’importe peu ! – Je sais que vous êtes honnête,
Et cela me suffit.
JEAN POQUELIN, entêté.
Je n’en fais qu’à ma tête !
Attendez un instant. Je vais chercher là-haut
Mes livres et papiers, maître Jacques Rohaut !
Il monte à l’étage supérieur.
Scène XI
MOLIÈRE, seul
Ô mon père ! ô mon père implacable, et que j’aime !
Ainsi donc il me faut user d’un stratagème
Pour que l’argent d’un fils arrive jusqu’à toi ?
Il me faut t’abuser – quelle ironique loi !
Au moyen de cet art que ton cœur fier méprise,
Pour que ton enfant puisse, en une heure de crise,
Comme c’est son devoir, venir à ton secours,
Et rendre le repos enfin à tes vieux jours !
Hélas ! – Comédien qu’un père répudie,
Pour un père, je viens jouer la comédie !
Sort bizarre ! – Aujourd’hui le mensonge et les jeux
Du théâtre auront fait à ce père ombrageux
De l’acteur qu’il dédaigne accepter les services...
Oui, mais l’aide donnée avec ces artifices,
Cet argent qui le sauve au moment du danger,
C’est parce qu’il les croit tenir d’un étranger,
Qu’il consent d’en user avec orgueil et joie !
S’il découvrait soudain la ruse que j’emploie ;
Si même il soupçonnait la source de ce prêt,
Trouvant à ses ennuis présents un doux attrait,
Son âme s’armerait des rigueurs paternelles
Qui, depuis mes débuts à la porte de Nesles,
Voilà plus de vingt ans, ne m’ont point pardonné ;
Et ton or te serait froidement retourné
Avec un dur merci, mon pauvre Jean-Baptiste !
Ô douleur inconnue au cœur de l’égoïste,
Souffrance qui me tue en ce riant Paris :
J’aime ! Et suis repoussé par ceux que je chéris !...
Allons ! n’y pensons plus. Achevons mon ouvrage,
Puis courons chez Rohaut pour prévenir l’orage...
Donc, sous l’habit d’autrui, le front couvert de fard,
Comme un autre Jacob je trompe ce vieillard !
Mais le Jacob nouveau ne vient frustrer personne :
Et ce qu’il veut, c’est voir accepter ce qu’il donne.
Ah ! Je me sens ému comme un petit enfant !
Oui, ce cœur vulnérable et que rien ne défend,
Que l’âge et les soucis ont laissé simple et tendre ;
Oui, ce cœur tout blessé me fait encore entendre
Les battements divins de ma jeunesse, ici :
Cœur qui saigne, et par qui je reste bon, merci !
Scène XII
MOLIÈRE, CLABAUD, ROHAUT
Clabaud ramène Rohaut par le bras.
CLABAUD.
Croyez-moi... revenez... C’était une lubie !
ROHAUT, se défendant.
Il criait fort !...
CLABAUD.
Allons !
ROHAUT, entraîné à reculons.
C’est de l’hydrophobie !
Avec son pavillon à queue !
MOLIÈRE, les apercevant.
Ah ! je suis pris
Cette fois !
CLABAUD, voyant Molière.
Ciel !
ROHAUT.
Eh bien ?
CLABAUD.
Serge et satin !
ROHAUT, se retournant.
Quels cris !
Qu’avez-vous donc ?
Il voit Molière.
Grand Dieu ! c’est mon spectre !
MOLIÈRE, lui mettant la main sur la bouche.
Silence !
CLABAUD.
Deux Rohaut !
ROHAUT.
Monsieur !...
MOLIÈRE, même geste que plus haut.
Chut !
CLABAUD.
Terrible ressemblance !
ROHAUT.
Monsieur !
MOLIÈRE, idem.
Taisez-vous donc ! – Partez ! – Un mot me perd...
CLABAUD, agitant les étoffes qu’il rapportait.
Auquel des deux offrir mon damas cafard vert ?
MOLIÈRE, poussant Rohaut.
Rohaut, allez-vous-en...
ROHAUT, ahuri, et se prenant la tête à deux mains.
Ah ! – Mais quels sortilèges
Me firent envoyer ici mes quatre sièges !
MOLIÈRE.
Encore un coup, partez ! – Vous saurez tout ce soir...
ROHAUT.
Monsieur !
MOLIÈRE, lui criant dans l’oreille.
Je suis Molière...
Clabaud se met à genoux.
ROHAUT, stupéfait.
Oh ! oh !
MOLIÈRE.
J’irai vous voir
En sortant du Théâtre...
ROHAUT.
Un mot ?
MOLIÈRE.
Non ! partez vite !
Demain, vous reprendrez de mon rôle la suite,
Et vous deviendrez le seul, le vrai Rohaut.
Il le reconduit jusqu’à la porte.
Allons, mon cher ami, décampez. – À tantôt.
Il redescend la scène et trouve Clabaud agenouillé.
Et toi, Clabaud... Eh bien ?...
CLABAUD.
Vous êtes mon idole ;
Laissez-moi baiser vos...
MOLIÈRE, le relevant, en riant.
Je t’ôte la parole,
Imbécile ! – Tais-toi.
CLABAUD, avec enthousiasme.
Quel acteur !
MOLIÈRE.
Quel bavard !
Pas un mot à mon père.
CLABAUD.
Ô triomphe de l’art !
Je n’ai pas reconnu votre illustre personne !
MOLIÈRE.
Tais-toi donc ! – Pas un mot non plus à ta Chiffonne,
Ou sinon... Chut ! voici mon père qui descend...
Scène XIII
MOLIÈRE, CLABAUD, JEAN POQUELIN
JEAN POQUELIN, sur les dernières marches de l’escalier, une pile de registres sous le bras.
Enfin ! Je les ai tous.
MOLIÈRE, tirant sa montre.
Il est intéressant,
Maître Jean Poquelin, cet examen, sans doute,
Mais je suis obligé de me remettre en route...
JEAN POQUELIN.
Un instant ?
MOLIÈRE.
Oh ! non pas ! – On m’attend à mon... cours ;
Je suis fort en retard, excusez-moi, j’y cours :
Demain, chez le notaire, après les signatures,
Je lirai, d’un œil frais, toutes ces écritures.
JEAN POQUELIN.
Vous me le jurez ?
MOLIÈRE.
Oui. – Mes... élèves, là-bas,
Battent des pieds... Adieu... Quand je n’arrive pas
À l’heure, le parterre... ou plutôt l’auditoire
M’attend avec des fruits...
Il se dispose à s’en aller.
CLABAUD.
Les monstres, c’est notoire.
Scène XIV
MOLIÈRE, CLABAUD, JEAN POQUELIN, CHIFFONNE
CHIFFONNE, entrant par la porte de gauche.
Venez dîner, parrain ?
MOLIÈRE.
Ah ! la jolie enfant !
À Jean Poquelin.
C’est votre fille ?
JEAN POQUELIN.
Non. Non, ce n’est pas mon sang...
Chiffonne, embrassez-moi – c’est l’enfant de mon âme,
Ma filleule...
Gaiement.
Et bientôt elle sera la femme
De ce grand dadais-là.
Il menace Clabaud du doigt.
CHIFFONNE.
Quoi ! c’est bientôt, parrain ?...
JEAN POQUELIN, montrant Molière.
Oui, car grâce à monsieur tout prend un nouveau train...
CHIFFONNE, courant à Molière, puis s’arrêtant confuse.
Ah ! monsieur, voulez-vous que... que je vous embrasse ?
MOLIÈRE.
Eh mais ! très volontiers.
CLABAUD, à J. Poquelin, il sanglote.
Patron, voyez la trace
De mes larmes, ici.
Il montre le coin de son œil.
Cher patron, laissez-moi
Vous embrasser en fils ?
MOLIÈRE.
Subissez son émoi ?
CLABAUD, à Jean Poquelin qui le fuit.
Un tapissier en pleurs vous en prie à mains jointes !
Clabaud et Chiffonne au cou de Jean Poquelin.
JEAN POQUELIN, se débattant et criant.
Chiffonne, à vos surjets ! Vous Clabaud, à vos pointes !
Ah ! les fous ! et voilà ce qu’amène l’hymen !
Tendant la main à Molière.
Maître Jacques Rohaut, je vous dis : À demain ?
Aux enfants.
À table ! et que ce jour joyeusement finisse...
MOLIÈRE, sur le seuil de la porte.
Au revoir, mes amis, et que Dieu vous bénisse !