Plutus (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un trois actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 1er février 1720.

 

Personnages

 

PLUTUS, Dieu des Richesses

LA PAUVRETÉ

CRÉMILE, Laboureur

MIRTIL, Fils de Crémile

CARION, Valet de Crémile

CRISIS, Amante de Mirtil

PÉRINICE, Vieille Amoureuse de Mirtil

PARONOME, Délateur, Amoureux de Crisis

ZÉNOPHON

BIRRENES, Savetier

CISTÈNES, pauvre Athénien

FILINE, jeune Fille d’Athènes

TROUPES DE LABOUREURS

 

La Scène est auprès d’Athènes.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MIRTIL, CARION

 

MIRTIL.

Que l’on est malheureux de se voir né sans bien,

Quand on a, Carion, un cœur comme le mien,

Un cœur franc, généreux, ennemi des bassesses !

Ah ! que les Dieux ont mal partagé les richesses !

CARION.

À qui le dites-vous ? je m’en plains tous les jours :

J’ai beau les quereller, je pense qu’ils sont sourds,

Ou s’ils ne le sont pas, c’est par pure malice

Que sous de beaux habits, ils sont briller le vice,

Et sous des vieux haillons soupirer la vertu.

Par exemple, voyez comme je suis vêtu.

Mais que vous manque-t-il ? La vieille Périnisse

Vous fait braver du fort la barbare injustice ;

Depuis qu’elle vous aime, on la voit chaque jour

Par présents sur présents, signaler son amour.

Elle paye assez bien l’intérêt de son âge.

Le fils d’un Laboureur dans un tel équipage !

A-t-il lieu de se plaindre ? et moi qui vous vaut bien,

Je suis couvert de bure, et ne possède rien.

MIRTIL.

Tu n’es pas obligé dans ta baffe fortune

De louer les défauts d’une vieille importune.

CARION.

Hé bien, cédez-la moi, si vous en êtes las ;

Je louerai comme il faut ses grotesques appas,

Et gagnerai fort bien mon argent auprès d’elle.

MIRTIL.

Ce qui m’afflige plus dans ma peine mortelle,

C’est de savoir Crisis, l’objet de tous mes vœux,

Réduite en un état encor plus malheureux,

Cependant Paronome en vain la sollicite,

Lui, qui de ses trésors tire tout son mérite :

Insensible aux présents qu’il offre chaque jour,

Elle préfère à tout, les soins de mon amour ;

Autant que je le puis, je soulage sa peine,

Des dons que je reçois de l’objet de ma haine.

Mais, quelle extrémité ! Si pour la secourir,

Je me vois tous les jours contraint de la trahir.

CARION.

Crémile votre Père, a toujours l’espérance,

Que les Dieux le mettront bientôt dans l’opulence,

C’est un grand Philosophe, et quoique Laboureur,

Il en sait plus qu’un autre, et même qu’un docteur.

Il se connaît à tout, et par l’Astrologie

Il a vu que bientôt il changerait de vie.

Sur cette confiance, on le voit tous les jours

Du divin Apollon implorer le secours ;

Au moment que je parle, il offre un sacrifice,

Comptant fort que ce Dieu lui deviendra propice.

Il a toute la nuit fait des songes heureux,

A rêvé qu’il buvait d’un vin délicieux,

Que tous ses créanciers abandonnaient sa porte,

Qu’il était rajeuni, que sa femme était morte.

MIRTIL.

Croire aux songes ! mon père ! il a trop de bon sens,

Ce faible n’appartient qu’à de petites gens.

Appliqué dès l’enfance à la Philosophie,

Il n’a jamais donné dans pareille folie.

Il en a fait une autre, hélas ! pour mon malheur,

C’est d’avoir préféré l’état de Laboureur,

Aux emplois qu’il pouvait exercer dans l’Attique,

Il eut tenu son rang dans notre République.

Né libre, il y pouvait acquérir de grands biens ;

Mais il en a toujours méprisé les moyens.

Son scrupule m’a mis dans l’état déplorable

Où je me vois réduit. Scrupule impitoyable !

Fallait-il ?... Mais Crisis s’avance vers ces lieux,

La crainte et la douleur sont peintes dans ses yeux.

 

 

Scène II

 

MIRTIL, CRISIS, CARION

 

CRISIS.

Mirtil, vous me voyez encor toute troublée,

Du plus cruel revers je viens d’être accablée,

Ma mère me prétend forcer à vous trahir,

De ses biens Paronome a trop su l’éblouir ;

Elle veut que demain les nœuds de l’hyménée

À tout ce que je hais joignent ma destinée,

Et qu’enfin je renonce au plaisir de vous voir.

MIRTIL.

Ah ! qu’entends-je ? Crisis, je suis au désespoir.

CRISIS.

J’ai longtemps combattu ses raisons, ses menaces,

Mais, hélas ! regardant nos communes disgrâces,

L’état où je vous vois, et l’état où je suis ;

Considérant surtout que d’éternels ennuis

Notre tendre union ferait bientôt suivie,

L’un et l’autre privés des besoins de la vie ;

Je venais en ces lieux vous ôter tout espoir,

Tout-à-fait résolue à ne vous plus revoir ;

Mais, hélas ! je vous vois, et par votre présence

Mes résolutions demeurent sans puissance.

MIRTIL.

Auriez-vous pu former un si cruel projet ?

Non, Crisis, non ; jamais il n’eut eu son effet,

C’est en vain qu’à me fuir vous feriez résolue,

Sans cesse votre Amant s’offrant à votre vue...

CRISIS.

Mais quel est votre espoir ? Car depuis tant de jours

Que vous nous assistez par d’honnêtes secours,

Vous devez à présent être abimé de dettes ;

On connaît vos moyens. Les dons que vous me faites

Ne peuvent provenir des gains d’un Laboureur ;

Votre père est connu pour un homme d’honneur,

Mais c’est-là tout son bien.

CARION.

Il vit dans l’espérance,

Et là-dessus son fils a réglé sa dépense.

CRISIS.

Ah ! Mirtil, que je crains un funeste avenir,

Si malgré nos malheurs l’amour sait nous unir.

CARION.

Crisis parle fort juste. Après tout, quand j’y pense,

Que ferez-vous tous deux, plongés dans l’indigence ?

Des enfants indigents.

MIRTIL.

L’Amour y pourvoira.

CARION.

Oui, c’est bien dit, l’Amour ! il les habillera !

Et de quoi, s’il vous plaît ? s’il est tout nu lui-même ?

MIRTIL.

Ah ! ne m’accablez point dans ma douleur extrême,

À posséder Crisis je borne tout mon bien,

Que je sois son époux, le reste ne m’est rien,

Débarrasse des soins, du fracas de la Ville,

Ensemble nous vivrons dans ce séjour tranquille ;

Éloignés des flatteurs, comme des envieux,

Nous mettrons notre fort entre les mains des Dieux.

CRISIS.

J’embrasse avec plaisir cette innocence vie,

Que ne pourra troubler la crainte ni l’envie :

Je vais trouver ma mère, embrasser ses genoux,

Et tout tenter enfin pour être toute à vous.

 

 

Scène III

 

MIRTIL, CARION

 

CARION.

Voilà qui va fort bien. Mais notre vieille amante.

Fera le Diable à quatre. Ah ! jeunesse imprudente !

Je veux que dans huit jours nous nous voyions sans pain.

L’Amour vous nourrira, mais je mourrai de faim.

J’en ressens par avance un excès de tristesse.

Mais voici votre Père.

 

 

Scène IV

 

PLUTUS, CRÉMILLE, MIRTIL, CARION

 

CRÉMILE.

Allégresse, allégresse !

CARION.

Comment Diable ! le Dieu l’aurait-il écouté ?

CRÉMILE.

Mon fils...

MIRTIL.

De quelle joie êtes-vous transporté ?

CRÉMILE.

Nos malheurs vont finir, c’est moi qui t’en affure ;

Par son divin oracle, Apollon me le jure.

CARION.

Vous savez qu’un Oracle est souvent ambigu,

Dites-nous promptement ce qu’il a répondu.

CRÉMILE.

Il faut auparavant vous dire mes demandes,

À quelle intention je faisais mes offrandes,

Ayant vu si souvent enrichir les méchants,

Et les gens vertueux la plupart indigents ;

Je demandais au Dieu, si pour faire fortune,

Il me fallait marcher dans la route commune,

Si je verrais changer mon malheureux état,

En devenant parjure, injuste, scélérat.

Non, m’a dit Apollon, suis tout mauvais exemple,

Et songe seulement en sortant de mon temple,

À saisir le premier que tu rencontreras,

Ce sera par lui seul que tu t’enrichiras.

Je suis sorti ; voilà la première personne

Qui s’est offerte à moi.

CARION.

Vous nous la donnez bonne.

Apollon par ma foi s’est bien moqué de vous.

Cet aveugle pourrait...

MIRTIL.

Ah, Carion, tout doux,

Il faut l’interroger.

CARION.

Holà, ho, Monsieur l’homme,

Sans te faire prier, dis-nous comme on te nomme ?

PLUTUS.

Que vous importe ?

CARION.

Ah, ah, vous faites l’insolent,

Parbleu, nous le saurons tout à l’heure ; autrement...

PLUTUS.

Hé, Messieurs, doucement, point tant de violence,

Je m’appelle Plutus.

CARION.

Tu te moques, je pense.

PLUTUS.

Non, c est la vérité.

CRÉMILE.

Qu’entends-je ? quel bonheur ?

Aurions-nous pu prévoir une telle faveur ?

Mais d’où diantre sors-tu dans un tel équipage ?

CARION.

Il sort apparemment de chez le vieux Harpage,

Cet avare vilain, l’opprobre des humains,

Qui pour épargner l’eau, ne lavait point ses mains.

Voilà ce qui le rend et si sale et si hâve.

PLUTUS.

Il m’a tenu longtemps enterré dans sa cave,

Mais depuis son trépas j’ai bien fait du chemin.

Son fils m’a déterré, qui m’a mené beau train,

Il m’a bien fait courir du brelan chez les belles,

Je ne suis pas pourtant relié longtemps chez elles.

Un petit Maître, escroc, de leurs mains, m’a tiré,

Ensuite son valet de moi s’est emparé,

Mais du vol aussitôt la Justice éclaircie,

Du fripon et de moi s’est prudemment saisie ;

Et suivant la coutume en telle occasion,

M’a serré, dans son Greffe, et le drôle en prison.

C’est là que j’ai repris une nouvelle crasse,

Ah, le maudit séjour ! la Justice est tenace,

Elle ne lâche pas sitôt ce qu’elle tient.

On ne sort pas du Greffe ainsi que l’on y vient.

J’en suis sorti pourtant ; mais on voit à ma mine,

Qu’elle m’a fait passer un peu par l’étamine,

Elle ne m’a laisse que la peau sur les os.

CRÉMILE.

Tu ne souffriras pas avec nous tant de maux.

PLUTUS.

N’êtes-vous pas aussi de ces gens de finances,

Qui m’allez employer à de folles dépenses ?

CRÉMILE.

Nous sommes Laboureurs qui connaissons ton prix.

Nos pénibles travaux nous l’ont assez appris,

D’ailleurs honnêtes gens.

PLUTUS.

Je n’en fais point de doute,

Puisqu’en cet heureux jour Apollon vous écoute.

CRÉMILLE.

Nous-voulons faire plus. Pour déciller tes yeux,

Nous allons implorer la puissance des Dieux.

PLUTUS.

Que j’aurais de plaisir de recouvrer la vue !

Je me garderais bien de faire de bévue.

Je fuirais Délateurs, Usuriers, Partisans,

Et je ne verrais plus que des honnêtes gens,

Car je n’en ai point vu depuis longtemps.

CARION.

Sans doute

Que tu n’en as point vu, puisque tu ne vois goûte,

Et nous, qui voyons clair, c’est difficilement

Que nous pouvons en faire un vrai discernement.

CRÉMILE.

Allons trouver le Dieu qui répand la lumière,

Que son divin secours fasse ouvrir ta paupière.

PLUTUS.

Mais tous les autres Dieux en vont être jaloux.

De Jupiter surtout je crains fort le courroux.

Le cruel autrefois me frappa de la foudre,

À lui déplaire encor, je ne puis me résoudre.

Je crains...

CRÉMILLE.

Ta crainte est vaine, il faut la surmonter.

Tu peux, quand tu voudras, autant que Jupiter.

CARION.

Et même beaucoup plus.

PLUTUS.

Faites-le moi connaître.

Serais-je plus puissant que je ne croyais l’être ?

MIRTIL.

Jupiter règne au Ciel, tu règnes ici bas.

PLUTUS.

Montrez-moi donc comment, car je ne le crois pas.

MIRTIL.

Les vœux qu’à Jupiter chaque jour on adresse

N’ont que toi pour objet. N’est-ce pas ta richesse,

Qui de tous les mortels allume les désirs ?

Et que l’on peut nommer la source des plaisirs ?

Pour l’avoir, on employé et la force et la feinte.

CARION.

Tout le monde ne peut aller jusqu’à Corinthe.

D’où vient dit-on cela ? C’est que dans ce Pays,

Les plaisirs amoureux y sont à trop haut prix ;

Les Dames immolant le mérite aux richesses,

Pour les seuls Financiers réservent leurs caresses.

Et jamais sans Plutus on n’y peut être admis.

CRÉMILE.

Laissons-là le beau sexe, et parlons des amis.

N’est-ce pas tous les jours Plutus qui les achète.

PLUTUS.

J’achète des amis, ah la plaisante emplette !

Les vend-on cher ?

CARION.

Sans doute, et preuve de cela,

Les pauvres n’en ont point.

PLUTUS.

Vous m’en contez bien là.

Les riches en ont-ils ?

CARION.

Ma foi pas davantage ;

Mais des flatteurs gagés en font le personnage.

CRÉMILE.

Enfin pour revenir à ton juste pouvoir,

Chacun ne vaut qu’autant que tu le fais valoir.

MIRTIL.

C’est toi qui sais donner aux plus sots du mérite,

Et qui fais que Laïs aime le laid Thersite ?

CRÉMILE.

Toi qui fous la couleur d’un zèle spécieux,

Divises si souvent les Prêtres de nos Dieux ?

CARION.

Toi, qui fais qu’en ces lieux chacun se désennuie,

Et sans toi voudrait-on jouer la Comédie ?

PLUTUS.

Se peut-il qu’aujourd’hui j’occupe tant de gens ?

Je n’aurais jamais crû mes attributs si grands ;

Mais vous me forceriez à la fin de vous croire.

CARION.

On se lasse de tout. D’ambition, de gloire,

Des vins les plus exquis, des plus savoureux mets,

De la plus belle femme, et de l’argent. Jamais.

PLUTUS.

Je me rends, vous fixez mon âme irrésolue,

Allons, employons tout pour recouvrer la vue.

Jupiter de son foudre en vain voudra s’armer

Sachant ce que je sais, il ne peut m’alarmer,

Je veux de mes conseils aider votre entreprise.

Au Temple d’Esculape il faut qu’on me conduise.

Il ne refuse rien à son père Apollon,

Vous pourrez demander toutes choses en son nom.

CRÉMILE.

Nous serons ce qu’il faut, ne t’en met point en peine,

Toi, mon fils, cependant va chercher dans la plaine,

Ce que tu trouveras de pauvres Laboureurs,

Qu’ils viennent de mon sort partager les douceurs.

Je serais peu sensible aux biens qu’un Dieu m’envoie,

Si mes chers compagnons n’en ressentaient la joie.

 

 

Scène V

 

PLUTUS, CRÉMILE, CARION

 

PLUTUS.

J’approuve ton bon cœur. Ah ! quel plaisir pour moi,

De tomber dans les mains d’un homme tel que toi.

CARION.

Également ma foi, notre âme en est ravie :

Nous qui loin des plaisirs avons passé la vie,

Nous les goûterons mieux en étant affamés,

Que ceux qui dès l’enfance y sont accoutumés.

CRÉMILE.

Ne perdons point de temps. Déjà la nuit s’avance,

Au Temple d’Esculape allons en diligence.

 

 

Scène VI

 

PLUTUS, LA PAUVRETÉ, CRÉMILE, CARION

 

LA PAUVRETÉ.

Arrêtez, arrêtez, ô Mortels insensés !

Quoi ? de votre malheur vous vous réjouissez ?

CARION.

Quelle femme est-ce-là ?

CRÉMILE.

L’on connaît à sa mine

Quelle ne quitte pas une bonne cuisine.

Elle me fait pitié ; ses regards languissants...

CARION.

Oui, mais pourquoi venir insulter les passants ?

LA PAUVRETÉ.

Je suis la pauvreté.

CARION.

Le diable vous emporte.

Gardez-vous d’approcher le pas de notre porte.

LA PAUVRETÉ.

Comment, Hommes ingrats, après tous mes bienfaits ?

CARION.

Ma foi de votre part je n’en reçus jamais.

LA PAUVRETÉ, à Carion.

Et qui t’a donc donné cette santé robuste ?

À Crémile.

À toi, cette franchise, et cette âme si juste.

Que Plutus va corrompre au milieu des plaisirs,

N’allumant dans vos cœurs que d’infâmes désirs.

CARION.

Vos beaux raisonnements ne me toucheront guère,

Vous m’avez jusqu’ici fait si mauvaise chère,

Que je ne veux plus faire ordinaire avec vous.

LA PAUVRETÉ.

As-tu lieu de t’en plaindre, et d’en être en courroux !

Ces jeûnes si fréquents, cette frugale chère,

C’est ce qui t’a donné cette taille légère,

Cette vivacité du corps et de l’esprit.

CARION.

Et cette grande soif, et ce grand appétit.

LA PAUVRETÉ.

Est-ce un mauvais présent ?

CARION.

Non dà, je le veux croire,

Lorsque l’on a de quoi bien manger et bien boire.

LA PAUVRETÉ.

Considère, insensé, les mignons de Plutus.

Ils sont tous la plupart goûteux, pesants, ventrus ;

Rien ne leur fait plaisir pour en vouloir trop prendre ;

Ils n’ont point d’appétit ne daignant pas l’attendre,

Ils mangent pour le jour et pour le lendemain.

PLUTUS.

Fort bien, et tes mignons à toi meurent de faim.

Ils ont l’air pour couvert, et pour couche la terre,

La paille est leur duvet, leur chevet une pierre.

À peine le sommeil a-t-il fermé leurs yeux,

Qu’il les ensevelit dans des songes affreux.

À ces noires vapeurs qui la nuit les possèdent,

Les tristes soins du jour dès le matin succèdent.

Ils sont à leur chevet à leur crier : Debout ;

Se lèvent-ils, ces soins les poursuivent partout.

Ils vont de porte en porte exposer leur misère

À des cœurs de rocher qu’elle ne touche guère.

Quelle vie est-ce là ?

LA PAUVRETÉ.

Celle des fainéants.

PLUTUS.

Je ne veux point parler de ces fortes de gens,

Ils méritent leur fort, se rendant inutiles.

Je vous parie de ceux qui se rendant habiles,

Du travail de leurs mains fondent leur revenu,

Et sans manquer de rien n’ont rien de superflu.

Mais je t’en parle en vain. Il faut que je m’adresse

À ce Vieillard connu par tout par sa sagesse,

Présent qu’en sa misère il a reçu de moi,

Pourra-t-il me quitter sans chagrin ?

CRÉMILE.

Oui, ma foi.

La sagesse avec l’or est-elle incompatible ?

Les posséder ensemble, est-ce chose impossible ?

Au contraire Plutus me va faire exercer

Une sagesse utile ; et je vais commencer

Par donner aux vertus leur juste récompense,

Et je n’en avais pas avec toi la puissance.

CARION.

Mon Maître a bien raison ; car dans tous mes travaux,

Il ne m’a jamais pu payer ce que je vaux.

CRÉMILE.

Je promets désormais...

LA PAUVRETÉ.

Ah ! malgré tes promesses,

Je te veux bientôt voir ébloui des richesses,

Comme tous tes pareils, devenir orgueilleux,

Arrogant, inhumain.

CRÉMILE.

M’en préservent les Dieux.

CARION.

Madame Pauvreté, vous n’êtes qu’une bête,

Et vos discours ne sont que nous rompre la tête.

Retirez-vous d’ici, vous n’êtes bonne à rien,

Qu’à faire bien du mal.

LA PAUVRETÉ.

Je ne fais que du bien,

C’est moi qui vous nourrit, c’est moi qui vous habille,

Je suis mère des Arts, l’industrie est ma fille ;

C’est elle qui bâtit ces superbes Palais ;

Sans moi les Potentats se verraient sans Sujets.

Car enfin si chacun vivait dans l’opulence,

Si tout le monde avait du bien en abondance,

Qui voudrait obéir ? Qui voudrait travailler ?

CARION.

Oh ! pour le coup finis, c’est assez babiller ;

Laisse-nous promptement aller à notre affaire,

Et va-t-en si tu veux, prôner ailleurs misère.

LA PAUVRETÉ.

Vous me rappellerez peut-être quelque jour.

CARION.

Va-t-en au diable, va, suis loin, suis sans retour.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MIRTIL, TROUPE DE LABOUREURS

 

MIRTIL.

Allez, chers Compagnons, courez tous avec zèle

Porter à vos enfants cette bonne nouvelle,

Plutus va désormais être de nos amis,

Sitôt que nous aurons les biens qu’il a promis :

Nous les partagerons ensemble comme frères,

Comme nous avons fait autrefois nos misères.

 

 

Scène II

 

MIRTIL, seul

 

Mais nos gens tardent bien, que veut dire ceci ?

Cette lenteur commence à me mettre en souci,

Je ne vois Carion, ni Plutus ni mon Père ;

Au Temple ils ont passé toute la nuit entière,

Et nous voici bientôt à la moitié du jour.

Ils devraient dès longtemps être ici de retour.

Mais voici Carion.

 

 

Scène III

 

MIRTIL, CARION

 

MIRTIL.

Hé bien, votre prière...

CARION.

Tout est fait, et Plutus voit enfin la lumière.

MIRTIL.

Il voit clair ! depuis quand !

CARION.

Depuis hier au soir.

MIRTIL.

Et pourquoi donc si tard me le faire savoir ?

CARION.

C’est qu’à notre sortie on mettait trop d’obstacle ;

D’ailleurs nous voulions voir la suite du miracle.

Sitôt qu’il a vu clair, pour coups d’essais premiers

Il a fait rendre gorge à quatre Sous-Fermiers,

Pour enrichir un Peintre, et deux savants Poètes ;

Un Cadet de Paphos, et deux sages Grisettes,

Dont l’honneur pourchassé ne tenait presque à rien,

Un quart d’heure plus tard, c’en était fait.

MIRTIL.

Fort bien.

CARION.

Vraiment il promet bien de faire d’autres choses,

Et dans peu l’on verra bien des métamorphoses ;

S’il tient ce qu’il promet, bientôt les Officiers

Prêteront de l’argent peut-être aux Usuriers.

MIRTIL.

S’il enrichit les gens qui sont de la dépense,

C’est le moyen de voir revenir l’abondance,

Et tous les Arts fleurir. Mais conte-moi comment

On a guéri ce Dieu de son aveuglement.

CARION.

Au Temple votre Père entouré de Guirlandes,

À peine a sur l’Autel présenté ses offrandes,

Qu’un horrible serpent d’une énorme grosseur

Est venu nous remplir d’une sainte terreur.

Il approche rampant d’un air grave et suprême.

Qui découvre qu’il est Esculape lui-même.

Il embrasse Plutus, et d’un doux sifflement

Lui fait, en Dieu civil, son petit compliment.

Fuis lui léchant les yeux de sa langue divine,

Les décille, les ouvre, enfin les illumine,

Et les rend dans l’instant brillants... comme les miens.

Le Temple retentit des voix des Citoyens.

À ce nouveau miracle un chacun s’intéresse,

Nous entendons des cris de joie et de tristesse ;

Les vœux et les soupirs se trouvent partagés ;

Les bons sont réjouis, les méchants affligés.

De divers mouvements se sentant l’âme atteinte,

Le pauvre a de l’espoir, le riche de la crainte.

Mais nos flatteurs alors surpris, déconcertés,

Dans cet événement se trouvent déroutés ;

Ils sont embarrassés où porter la louange,

Et leur fausse amitié craint de prendre le change.

Ils restent attentifs au milieu des clameurs,

Ne sachant où Plutus répandra ses faveurs.

Tout se déclare enfin ; ce Dieu les détermine,

Des quatre Sous-fermiers prononçant la ruine.

Les lâches, les ingrats, ne se souvenant plus

Des biens qu’ils en ont dit, et qu’ils en ont reçus,

Insultent à leur sort ; et courant aux Poètes,

Vont encenser leurs noms de riches épithètes ;

Du Cadet de Paphos ils vantent la valeur,

Du Peintre le grand art, des Grisettes l’honneur.

Que vous dirai-je enfin ? Ils sont tout le contraire

De ce qu’une heure avant on leur avait vu faire.

MIRTIL.

Mon Père vient ? Qu’a-t-il ! il paraît inquiet.

CARION.

Il me semble pourtant qu’il n’en a pas sujet.

 

 

Scène IV

 

CRÉMILE, MIRTIL, CARION

 

CRÉMILE.

Ah ! que je suis lassé de la foule importune

De ces amis nouveaux qu’enfante la fortune.

J’ai cru devenir sourd de tous leurs compliments,

Ils m’ont estropié de leurs embrassements.

Ceux qui me méprisaient au temps de ma misère,

Viennent m’offrir leur bien, quand je n’en ai que faire.

On me trouve à présent ce que je n’avais pas ;

Les Auteurs du bon goût ; les Belles des appas,

Mais de tous ces flatteurs le soin est inutile,

Je sais qu’avec mon or je suis toujours Crémile.

MIRTIL.

Mais où Plutus est-il ?

CRÉMILE.

Sortant de ma maison,

Où ses mains ont versé des trésors à foison,

Dans Athènes il est allé faire sa ronde,

Et veut qu’ici pour lui j’écoute tout le monde.

Plaintes, remerciements vont s’adresser à moi.

MIRTIL.

Il vous a chargé là d’un très pénible emploi.

CRÉMILE.

Il faut que vous m’aidiez tous deux dans ces affaires

Et que vous me donniez les avis nécessaires...

MIRTIL.

Mon Père, permettez en cet heureux moment

Que Crisis prenne part à mon contentement,

Vous savez dès longtemps l’amour que j’ai pour elle.

CRÉMILE.

Oui, mon Fils, et j’approuve une flamme si belle,

Amenez-la chez moi, que Plutus dans ce jour

Par un heureux hymen couronne votre amour.

CARION.

Ah ! que vois-je ? Voici votre vieille amoureuse.

MIRTIL.

Fuyons.

CARION.

Elle vous voit.

MIRTIL.

Ô rencontre fâcheuse !

 

 

Scène V

 

CRÉMILE, MIRTIL, PÉRINICE, CARION

 

PÉRINICE.

Je vous trouve à la fin, mon cher ; depuis deux, jours

Je vous attends en vain avecque les amours ;

Votre absence m’a fait passer deux nuits entières,

Sans pouvoir un moment abaisser les paupières.

Ne me trouvez-vous pas changée ?

CARION.

Horriblement.

Vos cheveux sont blanchis ; et furieusement

Ces deux nuits sur vos traits ont bien fait du ravage ;

Je crois que vous étiez belle en votre jeune âge ?

PÉRINICE.

D’accord, mais je n’avais que des attraits naissants,

Ils se sont bien formés.

CARION.

Ils en ont eu le temps.

PÉRINICE.

Tous ne me dites rien, Mirtil ?

MIRTIL.

Que puis-je dire ?

Hélas !

PÉRINICE.

Le pauvre enfant ! je pense qu’il soupire ?

Mais ce soupire au moins parc-il du fond du cœur ?

CARION.

Oui je vous en réponds, et c’est avec douleur

Qu’il se voit obligé par une antipathie,

À renoncer, à vous et pour toute sa vie.

PÉRINICE.

À renoncer à moi ! comment donc effronté ?...

MIRTIL.

Ne le querellez point, il dit la vérité.

PÉRINICE.

Il dit la vérité ! Le traître, le parjure,

Approuver de sang froid une pareille injure ?

L’aurais-je pu prévoir ? après m’avoir cent fois

Juré qu’il m’aimerait autant que je vivrais.

CARION.

C’est qu’il ne croyait pas, vous voyant suranné,

Que vous pourriez aller jusqu’au bout de l’année...

Sur votre âge il avait bazardé ses serments ;

Pourquoi vous aviser de vivre si longtemps ?

Que n’êtes-vous parti à la chute des feuilles ?

PÉRINICE.

Amant ingrat, c’est donc ainsi que tu m’accueilles,

Après avoir placé mon espoir sur ton cœur,

Te l’avoir acheté de la plus vive ardeur,

T’avoir comblé de biens par delà ton attente ?

CARION.

Ses assiduités en ont payé la rente.

Il veut vous rendre tout. Cherchez quelqu’autre amant.

Mais vous n’en trouverez que difficilement ;

Ils ne se donneront qu’à haut prix.

PÉRINICE.

Ah ! Crémile,

Dont je m’applaudissais de devenir la fille...

CRÉMILE.

Vous, ma fille ? Hé si donc malgré mes cheveux gris,

Je crois qu’on me prendrait encor pour votre fils ;

En mariant Mirtil, le bonheur que j’espère,

Est de voir ses enfants m’appeler leur grand Père,

Et votre âge ne peut me procurer ce bien.

Cessez de m’en parler, car il n’en sera rien.

PÉRINICE.

Comment le père aussi m’outrage et m’assassine ?

Ah ! j’atteste Vénus...

CARION.

Attestez Proserpine,

Aussi bien vous irez la voir dans peu de jours,

Et ne nous parlez plus de vos folles amours.

Songez à vous guérir d’une erreur ridicule.

CRÉMILE.

Mais sur tous vos présents comme j’ai du scrupule,

Je veux qu’à s’acquitter mon fils soit diligent,

Et même qu’il vous rende au double votre argent.

PÉRINICE.

Qu’en ai-je affaire, hélas ! quand je perds ce que j’aime ?

CARION.

En moi, vous auriez pu prendre un autre lui-même.

J’étais à vendre hier. Mais ma foi dans ce jour,

Je veux me voyant riche, acheter à mon tour,

Et choisir, qui plus est.

PÉRINICE.

Ils sont fous, que je pense,

D’où vous est donc venu à tous cette opulence ?

CARION.

Et ne savez-vous pas que Plutus est à nous,

Et même qu’il voit clair ; d’où diable venez-vous ?

PÉRINICE.

Comment, Plutus voit clair ? il est à vous ?

CARION.

Sans doute.

PÉRINICE.

Et c’est donc pour cela qu’on me fait banqueroutes

Mais je conserve encor un écrit de ta main,

Et je te ferai bien reconnaître ton seing,

Je vais faire assembler nos Juges équitables,

Le beau sexe toujours les trouva favorables ;

Mais si Plutus plus fort sait renverser leurs Lois,

Je m’en vais l’aveugler une seconde fois.

 

 

Scène VI

 

CRÉMILE, MIRTIL, CARION

 

MIRTIL.

Je croyais d’aujourd’hui ne me défaire d’elle,

Courons en diligence où mon amour m’appelle.

CRÉMILE.

Allez, mon fils, allez, ne perdez point de temps,

Amenez moi Crisis au plutôt, je l’attends.

Toi, mon cher Carion, demeure avec ton Maître.

Aide-moi... Mais déjà je vois quelqu’un paraître.

 

 

Scène VII

 

CRÉMILE, PARONOME, CARION

 

PAROMONE.

Comment, morbleu, Plutus se moque-t-il des gens ?

Me ravir tout, d’un coup quinze cent mille francs ?

CRÉMILE.

Carion, je me trompe, où je connais cet homme ?

CARION.

Je le connais aussi c’est le fier Paronome,

Jadis mon camarade, un esclave affranchi,

Aux dépens du public en deux ans enrichi ;

Le voilà bien puni, lui qui dans l’opulence

Éclaboussait le peuple avec tant d’arrogance.

CRÉMILE.

Dis-moi, n’était-il pas le rival de mon fils !

CARION.

Gui, c’est lui qui voulait nous enlever Crisis,

Qui croyait la tenter par de vaines promesses,

Exposant à ses yeux l’éclat de ses richesses.

PAROMONE.

Dans l’état où je suis je ne me connais plus,

Hé ! l’ami, sais-tu point où loge ce Plutus ?

CARION.

Il est bien Dieu pour vous et moi, Monsieur, je pense.

PAROMONE.

Oses-tu bien répondre avec tant d’insolence,

Et savoir qui je suis ?

CRÉMILE.

Vous êtes un pied plat

Que Plutus a remis dans son premier état.

PARONOME.

Quoi ? traiter de la forte un homme qui s’applique

À maintenir les lois de votre République ?

CRÉMILE.

Parbleu la République a bien besoin de toi

Pour maintenir ses lois. Quel était ton emploi ?

PARONOME.

J’accusais les méchants.

CRÉMILE.

Et t’oubliais toi-même ?

PARONOME.

J’ai ruiné Cléon, Agathos, Blepsidème ;

Leurs trésors mal acquis n’ont été découverts

Que par moi leur ami.

CRÉMILE.

Pour en avoir le tiers ?

Où a connu ton cœur en les faisant connaître

Si la trahiront plaît, on déteste le traître.

Aussi dans ton malheur aucun ne te plaindra,

Et de ton désespoir tout le monde rira.

PARONOME.

Quoi ! me voir insulter par gens de cette espèce ?

CRÉMILE.

Invente, si tu peux, quelque tour de souplesse,

Cherche pour t’enrichir quelque nouvel emploi ;

Mais Plutus voit trop clair pour retourner à toi.

CARION.

C’est maintenant chez nous qu’il vient de se répandre,

Nous n’avons désormais qu’à nous baisser et prendre.

PARONOME.

Comment ! Plutus aurait enrichi Carion ?

Qu’il m’est doux de trouver dans mon affliction

Un ami si loyal, si généreux !

CARION.

Le traître !

PARONOME.

Te souviens-tu du temps que servant même Maître ?

CARION.

De quoi t’avise-tu de me le rappeler ?

Tu l’avais oublié.

PAROMONE.

Loin de me consoler,

Mon ami Carion me fait ici bravade,

Lui qui fut autrefois, mon plus cher camarade.

CARION.

Je le sus, il est vrai ; mais m’as-tu méconnu,

Lorsque dans l’opulence on revit parvenu ?

Tu m’as traité de fou, tu m’as fermé ta porte.

PAROMONE.

Je t’ai toujours aimé dans le fond.

CARION.

Que m’importe ?

Si dans l’occasion tu ne l’as pas fait voir.

À présent que Plutus a comblé mon espoir,

Suivant les mouvements d’une âme intéressée,

Tu me viens rappeler notre amitié passée.

Attends à devenir aussi riche que moi,

Ou bien que je devienne aussi pauvre que toi.

Quoique l’on puisse dire, et quoique l’on affecte,

Trop d’inégalité rend l’amitié suspecte.

Il faut pour être amis, se voir égaux en bien,

Être riche tous deux ou tous deux n’avoir rien.

PAROMONE.

Et comment se prouver une amitié sincère,

Si du secours de l’un l’autre n’a point affaire ;

Ou si tous deux réduits à la nécessité,

L’ami de son ami ne peut être assisté ?

CARION.

Il faut attendre alors un coup de la fortune,

Et dans l’occasion se la rendre commune.

Au temps qu’elle a sur toi répandu ses faveurs,

Si tu m’en avais fait partager les douceurs ?

À présent quelle tourne et qu’elle t’abandonne,

Je te prodiguerais les biens qu’elle me donne.

Mais ils sont réservés pour des cœurs moins ingrats,

Qui du moins me plaignaient, ne me soulageant pas,

Ainsi que des bienfaits, des mépris on s’acquitte,

A m’en bien acquitter ta personne m’excite,

J’en ai reçu de toi, ton cœur m’en accabla ;

C’est une dette aisée à payer, reçois-là.

PAROMONE.

Quoi ! m’entendre traiter ainsi par un esclave !

Et voir qu’avec mépris à son tour il me brave ?

Bien plus, perdre à jamais l’objet de mon amour !

Que ma richesse allait m’acquérir en ce jour ?

CARION.

Crisis ne craindra plus ta poursuite importune,

Quand Mirtil a pour lui l’Amour et la Fortune.

PARONOME.

Ah ! je suis enragé. Mais j’ai bien moins d’ennui

De mon propre malheur, que du bonheur d’autrui.

Allons chercher Plutus, s’il ne veut pas m’entendre,

Réduit au désespoir je n’ai plus qu’à me pendre.

CARION.

Ce sera le plus court.

CRÉMILE.

Laisse-le, Carion,

Et ne l’insulte point dans son affliction.

Du traître cependant on connaît la malice,

Il pourrait contre nous seconder Périnice ;

Mais pour les prévenir, entrons dans le logis,

Et donnons ordre à tout pour l’Hymen de mon fils.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CRÉMILE, CARION

 

CARION.

Ma foi c’est trop compter, prenons un peu d’haleine ;

Nous n’aurions pas fini de toute la semaine.

Songeons à dépenser, le temps est précieux.

Nous n’avons jusqu’id contenté que nos yeux ;

Je me lasse, et la vue enfin se rassasie,

Si d’autres sens encor ne sont de la partie.

CRÉMILE.

Plutus ne venant point, nous ne saurions quitter.

CARION.

Mais il faudrait du moins un peu nous ajuster.

Si pauvrement vêtus, c’est en vain qu’on raisonne,

Dans un tel équipage on n’impose à personne.

On passe pour des sots avec beaucoup d’esprit,

Tandis qu’un fat pour lui fait parler son habit.

 

 

Scène II

 

CRÉMILE, ZÉNOPHON, CARION

 

ZÉNOPHON.

Enseignez-moi Plutus, que je lui rende grâce ?

Par lui mon triste sort vient de changer de face,

Il me vient d’enrichir.

CRÉMILE.

N’est-ce pas Zénophon,

Dans toutes nos Cités connu pour un fripon ?

Oui c’est lui. Quoi ! Plutus t’a mis dans l’opulence,

Et loin de te punir, ce Dieu te récompense ?

ZÉNOPHON.

Ne le condamnez point, il sait bien ce qu’il fait.

CARION.

N’es-tu pas un fripon ?

ZÉNOPHON.

Je le fus en effet.

Mais Plutus a connu qu’à ma seule misère,

On devoir imputer tout ce qu’on m’a vu faire.

CARION.

Ne cherche point d’excuses.

ZÉNOPHON.

Ah ! si vous m’écoutez,

Vous même vous pourrez approuver ses hontes.

Je suis arrivé nu sur cette masse immense,

Que cent peuples divers tenaient en leur puissance

L’âge où ne connaissant ni les biens ni les maux,

L’homme est fort au dessous des moindres animaux,

Je ne le compte point ; et je passe à cet âge

Où la raison des sens sait maîtriser l’usage.

Lorsque je l’eus atteint, je sentis mon malheur,

Je vis que chaque terre avoir son possesseur,

Que tous mes devanciers ayant fait leur partage,

À leurs seuls descendants laissaient leur héritage.

Je quittai mon Pays, en accusant les Dieux

De n’avoir pas rendu tout égal dans ces lieux

Je fus longtemps errant sur la terre et sur l’onde,

Et trouvai même chose aux quatre coins du Monde

Tout était occupé dans ce vaste Univers.

Les montagnes, les bois, les plus affreux déserts,

Pour être inhabités ne manquaient point de maître,

C’est en vain qu’à mon tour j’aurais prétendu l’être.

Je rencontrai partout de rigoureuses Lois,

Qui des pères au fils perpétuaient les droits.

Que faire ! Il fallait vivre ou mourir de misère,

Mourir est un parti que l’on ne choisit guère.

Je choisis donc celui d’aller contre ces Lois

Que des gens au dessus dictèrent autrefois

Et pour y parvenir j’usai de l’industrie,

Que les gens scrupuleux appellent fourberie,

Je sus duper les sots, et leur ravir les biens,

Que leurs aïeux, peut-être, avaient ravis aux miens.

CRÉMILE.

Fort bien, c’était donc là votre Philosophie ?

Elle est assez nouvelle.

CARION.

Et pourtant bien suivie,

Mais souvent on se trompe aux arguments qu’on fait,

Et la conclusion mène droit au gibet.

CRÉMILE.

Il fallait demander bien plutôt que de prendre.

ZÉNOPHON.

À la pitié des gens j’aurais eu beau m’attendre.

CRÉMILE.

Il fallait travailler, exercer tes talents.

Il est tant d’arts divers, de métiers différents.

ZÉNOPHON.

Exercer mes talents ? Est-ce donc sans finance

Que votre République en donne la licence ?

Ma foi, l’on a beau dire, on ne fait rien de rien,

Qu’à ce subtil métier que je faisais si bien.

On l’exerce sans frais, soi-même on s’autorise.

CARION.

Oui, l’on n’a pas besoin d’acheter de maîtrise.

Il en coûte pourtant des craintes, des remords,

Et l’esprit fait courir de grands risques au corps.

Cette profession sans cesse poursuivie...

CRÉMILE.

Et l’honneur que l’on doit chérir plus que la vie,

Le comptais-tu pour rien ?

CARION.

Il le laissait à part,

Étant pour en avoir aussi venu trop tard.

Déjà ses devanciers en avaient fait partage,

Il n’a pas envié beaucoup cet héritage.

CRÉMILE.

Mais ces biens dont Plutus vient de vous enrichir,

Si quelqu’un à présent venait vous les ravir,

Comment le pourriez-vous supporter ?

ZÉNOPHON.

Je confesse

Que j’en ressentirais une extrême tristesse

J’en mourrais de douleur.

CRÉMILE.

Et pourquoi donc, méchant,

Faire aux autres un mal que tu conçois si grand ?

Car dans les mouvements où l’amour propre entraîne,

Le plaisir d’acquérir n’égale pas la peine,

Que l’on a quand on perd.

ZÉNOPHON.

D’accord. Mais confessons

Qu’il faut avoir du bien pour goûter vos raisons.

Maintenant que je suis possesseur d’une somme,

Avec laquelle il est aisé d’être honnête homme,

Je vais l’être, et montrer que la nécessité

À tout ce que j’ai fait m’a jusqu’ici porté.

Bien plus je vais aider de toute ma puissance

Ceux que je connaîtrai dans l’extrême indigence,

Sachant que le besoin ne connaît point de Loi,

Je veux les empêcher de faire comme moi ;

Et d’une indigne vie effaçant la mémoire,

Je prétends que Plutus en ait toute la gloire.

En m’arrachant au vice, il en a beaucoup plus

Que s’il récompensait les plus rares vertus.

 

 

Scène III

 

CRÉMILE, CARION

 

CRÉMILE.

Selon ses intérêts toujours on argumente.

Cet homme ayant des biens au delà son attente,

Va trouver désormais des raisons pour prouver

La justice des Lois à les lui conserver,

Mais que nous veut cet autre ?

 

 

Scène IV

 

CRÉMILE, CARION, BIRRENES

 

CARION.

Hé ! c’est Maître Birennes,

Ce gaillard Savetier si connu dans Athènes ?

CRÉMILE.

Je l’ai vu jusqu’ici, content d’un petit gain,

S’embarrasser fort peu des soins du lendemain.

Mais qu’a-t-il aujourd’hui ? je pense qu’il soupire.

BIRRENES.

Hélas ! mes chers amis, il n’est plus temps de rire ;

Me voilà riche enfin, adieu tous mes plaisirs.

CRÉMILE.

Quoi ! l’or qui des mortels fait les plus chers désirs,

N’a pas rempli les tiens ? qu’est-ce qui t’inquiète ?

BIRRENES.

Douce tranquillité, que mon cœur vous regrette !

CARION.

Cesse de lamenter, et dis-nous tes chagrins ?

BIRRENES.

Depuis que j’ai du bien, à toute heure je crains,

Mon trésor a déjà changé dix fois de place :

Je l’avais cette nuit caché dans ma paillasse,

Les chardons sont plus doux que ce duvet maudit,

Je n’ai jamais couché dans un si mauvais lit.

Au moindre bruit j’ai cru qu’on enfonçait ma porte,

Que pour m’assassiner, on entrait à main forte.

Ah ! que Plutus m’a fait un présent dangereux !

Lorsque je n’avais rien, j’étais bien plus heureux.

Sans prendre d’intérêts à votre République,

Tous les matins tranquille assis dans ma boutique,

Le tire-pied en main, aussi gai qu’un pinson,

Je sifflais ma linotte ou chantais ma chanson.

À mon petit travail bornant ma destinée,

Je m’enivrais le soir du gain de ma journée ;

Et me couchant sans peur, me levais sans chagrin,

Mais depuis que Plutus a changé mon destin,

Des soucis inconnus me dévorent sans cesse ;

Ses faveurs ont changé mes plaisirs en tristesse,

Ses trésors m’ont ravi celui de la santé.

Je n’ai mangé ni bu, ni dormi, ni chanté.

Depuis hier je rêve, et tout me désespère.

Mon argent m’importune et je ne sais qu’en faire.

Je voudrais dépenser, garder, prêter, donner ;

Et je tremble toujours à me déterminer.

Mille projets divers me roulent dans la tête,

Et je vois à la fin que je suis une bête.

Le garder, c’est m’en rendre esclave malheureux,

Le dépenser, me mettre en butte aux envieux,

Le prêter, c’est me faire un ennemi sans doute.

Le donner, un ingrat. Ma foi je n’y vois goûte.

Il vaut mieux que Plutus le reprenne à l’instant,

Dans mon premier état je vivrai plus content.

CRÉMILE.

As-tu perdu l’esprit de tenir ce langage ?

C’est que du bien encor tu ne sais pas l’usage.

Pour connaître son prix, commence à t’en servir.

Guéris-toi de la peur de te le voir ravir.

Songe à le dépenser, sans t’en rendre l’esclave.

CARION.

De Vins délicieux remplis d’abord ta cave.

BIRRENES.

Fort bien, vous me prenez par mon faible déjà.

CARION.

Achète des habits.

BIRRENES.

Pourquoi donc celui là

Est encore tout neuf ?

CARION.

Fais habiller ta femme.

BIRRENES.

Je n’ai gardes. La peste ! elle ferait la Dame,

Et quelqu’un en pourrait devenir amoureux.

CARION.

Cessant de déplorer son état malheureux,

Vous vivriez ensemble en union parfaite.

Tu sais quand une femme a ce qu’elle souhaite,

Qu’elle est toujours docile, et ne gronde jamais.

BIRRENES.

Le tout est de pouvoir contenter ses souhaits.

CARION.

Elle ne ferait plus du moins le diable à quatre.

BIRRENES.

Oui, mais je n’aurai plus le plaisir de la battre,

Non plus qu’elle celui de toujours quereller.

Nous nous ennuierions trop, à vous en bien parler.

CARION.

Comment ! avec ta femme user de bastonnade !

BIRRENES.

Si j’y manquais un jour, elle serait malade ;

C’est la paix du ménage.

CRÉMILE.

Ah ! que nous dis-tu là ?

Je ne te croyais pas capable de cela.

Maintenant que Plutus t’a donné des richesses,

Il faut changer tes coups en de tendres caresses.

BIRRENES.

Je garderai ses dons, puisque vous le voulez ;

Mais changer ma manière, en vain vous m’en parlez.

Ton conseil, Carion, est le meilleur à croire.

Acheter bien du vin, et tout mon saoul en boire.

Allons vaille que vaille, enivrons-nous toujours,

Contre tous mes chagrins c’est un puissant secours,

Pour accorder Plutus à ma façon de vivre,

Bacchus m’inspirera quel conseil je dois suivre.

CARION.

Cet homme parle juste, et je sais bien des gens

Qui ne raisonnent pas avec tant de bon sens.

 

 

Scène V

 

CRÉMILE, CARION, CISTÈNES

 

CRÉMILE.

Voici quelqu’un encor. Quoi ! c’est vous, cher Cistènes,

Qu’on a vu jusqu’ici le plus pauvre d’Athènes ?

Plutus a-t-il sur vous répandu ses bienfaits ?

Il n’aura pas eu peine à combler vos souhaits,

Puisque, s’il m’en souvient, vous n’aviez d’autre envie,

Que d’avoir seulement les besoins de la vie.

Dans un petit réduit vivre commodément ;

C’est à quoi vous borniez votre contentement.

Mais je ne vous vois pas une âme assez contente,

Pour croire que Plutus ait rempli votre attente.

CISTÈNES.

Il a fait plus, il m’a donné cent mille francs.

CRÉMILE.

Hé bien, voilà de quoi marier vos enfants,

Acheter ou bâtir une maison commode,

Vous donner des habits, des meubles à la mode,

Et vivre heureusement le reste de vos jours.

CISTÈNES.

Hélas !

CRÉMILE.

Comment, hélas ! vous vous plaindrez toujours ?

De votre affliction, que faut-il que je croie ?

CISTÈNES.

Comment puis-je goûter une parfaite joie,

Si, lorsque je reçois ce présent de Plutus,

Il donne à mon voisin, un million et plus.

CARION.

En voici bien d’un autre.

CRÉMILE.

Ô Ciel ! quelle faiblesse !

Quoi ! c’est de là que vient votre sombre tristesse ?

Ah ? craignez que Plutus en vous voyant ingrat,

Bientôt ne vous remettre en votre triste état.

Au lieu de lui marquer votre reconnaissance,

De vous avoir tiré d’une affreuse indigence...

CISTÈNES.

Je ne suis point ingrat de ses soins obligeants,

Mais enfin sa faveur s’étend sur trop de gens ;

Et ma reconnaissance en ce cas dégagée,

Ainsi que ses bienfaits doit être partagée.

Il l’aurait toute entière, ainsi que tous mes vœux,

S’il me retirait seul d’un état malheureux.

Mais quand à Philémon, je vois par préférence

Qui donne un million, quelle reconnaissance

Lui dois-je témoigner d’avoir cent mille francs ?

Philémon, comme moi, n’a pas nombre d’enfants

C’était allez pour lui d’avoir le nécessaire ;

D’une si grande femme il n’avait point affaire.

Qu’en fera-t-il ? à quoi va-t-il la dépenser ?

CRÉMILE.

Et de quoi votre esprit va-t-il s’embarrasser ?

Peut-être mieux que vous il en va faire usage.

CISTÈNES.

Méritait-il d’avoir tant de biens en partage ?

Ô Ciel ! quelle injustice !

CRÉMILE.

Et le méritez-vous,

Quand du bonheur d’autrui vous vous montrez jaloux ?

Songez que vous étiez dans l’extrême misère,

Que mille y sont encore, et qui, sans vous déplaire,

Valent autant que vous. Si vous vous obstinez

À lever vos regards sur les plus fortunés,

Si vous vous attachez à leur porter envie,

Toujours dans les souhaits vous passerez la vie.

Vous vous plaindrez toujours, Cistènes, croyez-moi

Il faut, pour vivre heureux, voir au-dessous de soi.

CISTÈNES.

Un million ! ô Ciel ! si j’avais cette somme,

Je l’emploierais bien mieux que ne fera cette homme.

Ah ! que j’achèterais de Terres, de Palais !

Que j’aurais de bijoux, de Chevaux, de valets !

Je braverais Damon, Clidamas, Théopilles,

Aux premiers de l’État je marierais mes filles.

CARION.

Et vous vous plaindriez peut-être avec cela,

De ne pouvoir aller encore par delà.

CRÉMILE.

C’est ainsi que toujours l’homme est insatiable,

Et que dans l’abondance il se rend misérable.

Mais j’aperçois Plutus.

 

 

Scène VI

 

PLUTUS, en habit brillant, CRÉMILE, CARION, CISTÈNES

 

PLUTUS, clairvoyant, à Cistènes.

Je viens de t’écouter,

Et veux sur tes désirs enfin te contenter.

Va, cesse d’envier le bonheur de personne ;

Tu veux un million, hé bien je te le donne.

CISTÈNES.

Ah ! que sur vos Autels je vais brûler d’encens,

Grand Dieu ! rien n’est égal au plaisir que je sens.

CARION.

Les Dieux veulent souvent que l’on les importune,

Il n’est que les honteux qui perdent leur fortune.

PLUTUS.

Dans la prochaine rue, au sortir de ces lieux,

Le million d’abord va s’offrir à tes yeux.

CISTÈNES.

Que de grâces, Plutus, n’ai-je point à vous rendre !

CRÉMILE.

Vous voilà plus content que vous n’osiez prétendre,

Allez, vivez heureux, et n’oubliez jamais

Les faveurs de Plutus et ses rares bienfaits.

CISTÈNES.

Un million vaut bien la peine qu’on y pense ;

Mon bonheur aujourd’hui passe mon espérance.

Cependant, entre nous, je serais plus heureux,

Si, comme il le pouvait, il m’en eue donné deux.

 

 

Scène VII

 

PLUTUS, CRÉMILE, CARION

 

CRÉMILE.

Voilà comme jamais l’homme ne se contente,

S’il en avait eu deux, il en voudrait quarante.

CARION.

Il n’est pas seul ; on voit bien des gens aujourd’hui,

Au milieu des trésors, se plaindre comme lui,

Ils n’ont jamais assez : par d’indignes faiblesses

Sans cesse tourmentés de la soif des richesses,

Si j’avais, disent-ils, saisi l’heureux instant,

Au lieu d’un million, j’aurais deux fois autant,

Sans cesse regrettant cet instant favorable,

Ils sont plus affligés que le plus misérable ;

Et contre la fortune on les voit s’indigner,

Comptant avoir perdu ce qu’ils n’ont pu gagner.

PLUTUS.

Ils ne comptent pour rien d’avoir la préférence

Sur tant d’autres qu’on voit implorer ma puissance ;

Car je suis assiégé de mille et mille gens,

J’ai depuis ce matin respiré tant d’encens,

Qu’entre nous, foi de Dieu, j’en ai mal à la tête.

Je ne me suis trouvé jamais, à telle fête.

Depuis que je vois clair, que mes yeux sont lassés

De lire les placets qui me sont adressés !

Ce ne sont que Sonnets : ce ne sont qu’Épigrammes,

Acrostiches, Rondeaux, Madrigaux, Anagrammes ;

L’un va faire sa cour à tous mes Favoris,

L’autre cherche l’appui d’un Dieu de mes amis.

Celui-ci me croyant sensible à la tendresse,

Employé auprès de moi sa femme, ou sa maîtresse.

Cet autre dont l’orgueil n’avait jamais fléchi,

Va jusqu’à la bassesse, afin d’être enrichi.

Comment répondre à tout ? ma foi, j’ose vous dire,

Que tout Dieu que je suis, je n’y saurais suffire.

CARION.

Il faudrait être Diable.

PLUTUS.

On vient. Dans un moment

Je ramène en ces lieux Crisis et son Amant.

Vous, sachez ce que veut cette petite fille.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

CRÉMILE, CARION, FILINE

 

CARION.

Elle a l’air éveillé, je la trouve gentille,

Voyons si c’est à nous...

FILINE.

Plutus est-il ici ?

CARION.

Il y viendra bientôt ; mais toujours nous voici,

C’est à peu près de même, et vous pouvez nous dire...

FILINE.

Je ne puis vous parler et m’empêcher de rire.

Vous saurez... Non jamais rien ne fut plus plaisant.

Le bien que mon Père a, n’étant pas suffisant

Pour pouvoir à la fois marier ses deux filles,

Il vouloir comme on fait dans bien d’autres familles

Donner tout à l’aînée, afin de la pourvoir.

Je voyais mille Amants du matin jusqu’au soir,

S’empresser à lui plaire, à lui compter fleurette.

Comment, tout pour l’aînée, et rien pour la cadette ?

(Disais-je en soupirant.) Plutus secourez-moi,

Et pour me marier envoyez-moi de quoi.

C’était tous les matins ma prière ordinaire ;

Enfin j’ai tant prié qu’il a fait mon affaire.

CARION.

Ce qu’il vous a donné monte donc assez haut,

Pour avoir un époux ?

FILINE.

Et quatre s’il le faut.

Que Plutus à propos me tire d’esclavage !

C’en était fait s’il eut différé davantage.

Au Temple de Pallas on allait me cloîtrer ;

Malgré ma répugnance il y fallait entrer.

Au Temple de Pallas ! jugez quelle disgrâce ?

Si c’eût été celui de Vénus, encor passe.

CARION.

Oui, vous avez raison, le service est plus doux.

FILINE.

Enfin, quoiqu’il en soit, j’aime mieux un époux,

Et je viens pour cela.

CRÉMILE.

La chose est difficile.

Vous n’êtes pas encor dans un âge nubile.

FILINE.

Et c’est pourquoi je viens m’adresser à Plutus,

Pour obtenir de lui quatre ou cinq ans de plus.

CRÉMILE.

Cela ne se peut pas, donnez-vous patience.

FILINE.

On disait que Plutus avait tant de puissance.

CARION.

Il rajeunit les vieux, et embellit les laids,

Il donne de l’esprit à qui n’en eut jamais,

Aux plus disgraciés il donne l’art de plaire ;

Mais ce que vous voulez, c’est au temps à le faire,

Vous parler autrement, ce serait vous tromper.

FILINE.

Et ne pourrait-il pas du moins m’émanciper.

CARION.

C’est à faire l’Amour, il a seul l’avantage

De pouvoir vous donner une dispense d’âge.

FILINE.

Que je suis malheureuse ! attendre encor cinq ans ?

Mais je puis d’ici-là m’assurer des Amants ;

Car ils sont tant courus dans le temps où nous femmes,

Que je crains qu’il ne vienne une disette d’homme.

CARION.

Vous pouvez prendre date en cette occasion.

Et vous en assurer avec précaution.

FILINE.

Avec précaution ? Comment faut-il s’y prendre ?

CARION.

Par certains airs penchés, un regard doux et tendre,

Une mine enjouée, un sourire amoureux,

Quelques petits soupirs à demi langoureux,

Qui fassent présumer que, quand vous aurez l’âge,

Vous en vaudrez une autre, et même davantage.

FILINE.

S’il ne faut que cela pour enchaîner les cœurs,

J’y suis Grecque, et j’en sais plus que tous les Docteurs.

CARION.

Vous savez minauder, et jouer des prunelles ?

FILINE.

Mon miroir s’il parlait vous en dirait de belles ;

Car je n’ai jusqu’ici minaudé qu’avec lui,

Le tout pour badiner. Mais sachant aujourd’hui

Qu’on peut mettre à profit un pareil badinage,

Ah, je vous promets bien d’en faire un bon usage.

Paraissez, soupirants, jeunes, vieux, beaux et laids.

Paraissez. Je vous tiens déjà dans mes filets.

Et vous, qui d’amoureux trainez troupe nombreuse,

Grandes filles, venez me traiter de morveuse ;

Mes yeux vous seront voir lançant leurs premiers coups,

Que j’irai dans la suite encor plus loin que vous.

CARION.

On le juge aisément.

FILINE, à Carion.

Voyez ce regard tendre,

Ce soupir, ce sourire : hé bien sais-je l’entendre ?

CARION.

Ah ! vous m’attendrissez, ma foi, j’en tiens déjà.

FILINE.

Hé fi donc, ce n’est rien encore que cela.

CARION.

Je n’ai jamais vu d’yeux perçants comme les vôtres.

FILINE.

Allez, avec le temps, ils en seront bien d’autres,

Je vais pour commencer, à ma sœur dans ce jour

Enlever touts les cœurs qui grossissaient sa cour ?

Et par-là faire voir à toutes les aînées,

Que l’amour n’attend pas le nombre des années.

CRÉMILE.

Fort bien ; mais Plutus vient, il amène mon fils,

Et la jeune beauté dont son cœur est épris.

 

 

Scène IX

 

PLUTUS, CRÉMILE, MIRTIL, CRISIS, CARION

 

CRISIS.

Nous venons rendre grâce au grand Dieu des richesses,

D’avoir sur deux Amants répandu ses largesses.

MIRTIL.

Quelle reconnaissance égalera jamais

L’excès de ses faveurs, le prix de ses bienfaits ?

PLUTUS.

Jamais l’Amour et moi, quoique l’on ait pu faire,

Ne nous sommes unis d’une amitié sincère,

Jusqu’ici son pouvoir a su braver le mien,

Et j’ai souvent aussi diminué le sien ;

Mais nous nous accordons aujourd’hui pour vous plaire.

Amants, ne craignez plus d’avoir le fort contraire,

Vous pouvez dans l’hymen le braver en ce jour,

Quand vous avez pour vous et Plutus et l’Amour.

Périnice à présent, de mes bienfaits comblée ;

D’avoir perdu Mirtil se trouve consolée,

Et Paronome, à qui j’ai rendu tout son bien,

Sur le cœur de Crisis aussi ne prétend rien.

Que l’on ne parle ici que de réjouissance,

Heureux Athéniens, vivez dans l’abondance ;

Mes plus ardents souhaits, les plus doux de mes vœux

Sont de voir aujourd’hui tous les Mortels heureux. 

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