Paul et Julien (Charles DESNOYERS - CHASSERIAU)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 9 avril 1837.
Personnages
GÉRARD, vieux soldat, serrurier
JULIEN, son fils
PAUL, son fils
THÉRÈSE, sa filleule
POLYCARPE, crieur public
CÉSAR, compagnon serrurier
MAUDUIT, capitaine-recruteur de la vieille-garde
UN COMPAGNON SERRURIER
COMPAGNONS SERRURIERS
La scène se passe à Paris
ACTE I
Le fond du théâtre représente un atelier de serrurerie ; le devant de la scène est libre.
Scène première
JULIEN, CÉSAR, PAUL, THÉRÈSE, COMPAGNONS SERRURIERS
Au lever du rideau, Paul, César et les autres ouvriers sont rangés autour d’une enclume et chantent le chœur suivant.
CHŒUR.
Air : Clic, clac, de M. Adam.
Pan, pan, pan, du courage
À l’ouvrage ;
Frappons, frappons fort,
Frappons, amis, frappons d’accord.
Pan, pan, pan, que j’aime ce tapage !
Redoublons d’effort,
Amis, frappons toujours d’accord.
JULIEN.
Si d’main la loi nous ordonne
De marcher contre l’enn’mi
Laissant Vulcain pour Bellone,
Nous r’dirons comme aujourd’hui.
CHŒUR.
Pan, pan, pan, etc.
CÉSAR.
J’enrag’ quand j’entends qu’on forge
Un tas d’belliqueux discours
Je naquis au feu d’la forge,
J’ veux y terminer mes jours.
CHŒUR.
Pan, pan, pan, etc.
Ici Paul et Thérèse entrent en scène sur le devant du théâtre.
JULIEN, aux ouvriers.
Silence ! un instant ; v’là mon frère qui nous apporte une nouvelle. Bonjour, Paul ; bonjour, ma petite Thérèse.
THÉRÈSE.
J’ai vu passer Paul qui venait ici avec une lettre de M. le maire, et je suis accourue pour savoir ce dont il s’agit.
CÉSAR.
Une lettre de M. le maire !
Ils se rangent autour de Paul.
PAUL, lisant.
Le conseil de révision est fixé au 30 juillet 1809.
CÉSAR.
C’est après-demain !
JULIEN.
Allons, César, après demain nous serons peut-être soldats.
CÉSAR.
Oh ! ils ne me tiennent pas encore, j’ai mon plan.
PAUL.
Tu es bien heureux, toi, César, tu as tiré un bon numéro.
JULIEN, gaiement.
Mon frère et moi nous avons eu la chance ; numéros 1 et 4.
THÉRÈSE.
Est-ce que vous partirez ensemble ?
JULIEN.
Non, le frère aîné exempte le plus jeune.
THÉRÈSE.
Eh bien ! vous êtes jumeaux.
JULIEN.
Alors le sort décidera lequel des deux doit partir ; ainsi le veut la loi.
CÉSAR.
Que c’est bien là une vraie loi d’amour ! si j’avais un frère aîné, je l’adorerais.
THÉRÈSE.
Parce qu’il vous exempterait, n’est-ce pas ? mais que craignez-vous ? on n’ira pas jusqu’à votre numéro.
CÉSAR.
Ma foi, je ne sais pas ; il me semble que tous ceux qui ont de bas numéros sont infirmes ou trop petits.
THÉRÈSE.
C’est ça qu’ vous êtes grand, vous qui parlez.
JULIEN.
Parbleu ! il a la taille.
LES OUVRIERS.
Oui, oui, il a la taille.
CÉSAR.
Du tout, je ne l’ai pas, je n’ai jamais été grand, je ne veux pas l’être.
JULIEN.
Tu as tout ce qu’il faut pour être un bon soldat, excepté du courage ; d’abord, avec ta petite taille, tu es un des plus robustes d’entre nous.
CÉSAR.
C’ n’est pas vrai.
JULIEN.
J’ te dis qu’ si.
CÉSAR, montrant les poings.
J’ vous dis qu’ non, et le premier qui dira que je suis robuste, je lui casse les reins... je suis poitrinaire.
LES OUVRIERS, riant.
Ah ! ah ! ah !
JULIEN.
Oui, depuis qu’on te parle de conscription ; tu es myope aussi, n’est-ce pas ?
CÉSAR.
Certainement, je suis myope.
THÉRÈSE.
L’autre jour il est allé chez le directeur d’une mai son d’orthopédie, pour lui demander si on ne pourrait pas le rendre bossu.
CÉSAR.
C’est bon, c’est bon... Eh bien ! oui, je suis bossu, j’ai une épaule plus haute que l’autre. Oh ! riez tant qu’il vous plaira... j’ai mon plan, je ne serai pas soldat... ce n’est pas mon genre ; ça n’entre pas dans mes moyens... Partez, vous autres, allez vous faire tuer, si ça vous amuse, oh ! je ne vous en empêche pas !
Air : des Amazones.
Si d’un beau goût pour l’état militaire
Chaque ouvrier se trouvait transporté.
Qui forgerait pour le propriétaire
Clefs, cadenas, verrous de sûreté ?
Je reste ici pour sa tranquillité.
À vos exploits je vous promets de boire
Plus d’un canon... au feu de l’atelier ;
Allez mourir, compagnons de la gloire,
Moi je vivrai compagnon serrurier.
D’ailleurs, je déteste la guerre, parce que je suis sensible, j’ai de l’humanité ; je ne peux pas voir couler le sang... Voyez Paul, il ne dit rien, je suis sûr qu’il a aussi beaucoup d’humanité.
PAUL.
Non pas comme tu l’entends, je n’ai point peur, et quoiqu’il arrive, je saurai prendre mon parti sans murmurer.
JULIEN.
Mon pauvre frère, si le sort allait te désigner, quel malheur ! tu n’as pas de goût pour l’état militaire, tu es faible.
PAUL.
Non, je ne suis pas faible.
THÉRÈSE.
Mais vous savez bien que mon parrain espère vous exempter.
CÉSAR, à part.
C’est cela, tous les deux, comme si ce n’était pas déjà assez d’un. Si beaucoup de jumeaux avaient tiré plus bas que moi, comme je serais enfoncé !... ces jumeaux, ça me fait peur.
JULIEN.
Dis donc, Thérèse, toi qui fabriques des ornements militaires, si je partais, tu me donnerais une jolie gance pour mon colbac ; car c’est dans la garde que je voudrais entrer... Tu sais bien, ma petite Thérèse, que mon père, de qui tu dépends aussi, puisqu’il est ton parrain et ton tuteur, ne veut pas nous marier avant deux ans ; il ne m’en faut pas davantage pour que je gagne l’épaulette, et que tu épouses un officier, on avance si rapidement !... vois M. Mauduit, il y a six ans, c’était un simple ouvrier comme moi... aujourd’hui le voilà capitaine dans la garde impériale.
PAUL.
Tu me rappelles que mon père l’a invité à déjeuner... Thérèse, venez m’aider à tout préparer pour le bien recevoir ; mon père compte sur le crédit qu’il a auprès du général pour nous faire exempter le jour de la révision.
THÉRÈSE.
Et le général ne doit rien refuser à celui qui lui a sauvé la vie... c’est un brave, ce capitaine Mauduit...
CÉSAR.
Mademoiselle, si par la même occasion vous vouliez lui parler en ma faveur.
THÉRÈSE.
Volontiers, César, je lui dirai du bien de vous.
CÉSAR.
Au contraire, dites de moi beaucoup de mal, faites moi phtisique, pulmonique, hydropique, étique, asthmatique, donnez-moi tous les tiques possibles.
THÉRÈSE.
Pauvre petit, oui, je dirai tout cela ; mais il est tard, le capitaine ne peut tarder, dépêchons-nous.
JULIEN, bas à Thérèse.
Thérèse, je veux te parler.
THÉRÈSE.
Je ne puis à présent... tantôt je reviendrai.
Julien lui baise la main.
PAUL, les regardant, à part.
Ils s’aiment, si je pars, je saurai du moins qu’elle est heureuse, et lui aussi.
Haut.
Venez, Thérèse.
THÉRÈSE.
Adieu, mon petit Julien.
JULIEN.
Adieu.
Ils sortent.
CÉSAR, à part.
Voilà le moment d’exécuter mon plan, je vais me préparer pour la visite du capitaine Mauduit.
Haut.
Julien, puis-je sortir pour une affaire importante ?
JULIEN.
Tu vas chercher quelque infirmité nouvelle, tu peux sortir.
CÉSAR.
Bien obligé.
À part.
Certainement que j’en vais chercher des infirmités, et j’en trouverai, parce qu’en cherchant bien, on finit toujours par en trouver.
Sortie de César et des ouvriers.
Scène II
JULIEN, seul
Oui, il faut que la bombe éclate ce matin, je ne puis plus reculer ; dire que je n’ai pas encore osé avouer mes goûts à mon père ; ah ! je vais lui faire de la peine, lui qui se donne tant de mal pour m’écarter d’une carrière où je brûle de me lancer...
UNE VOIX, dans la coulisse.
Voilà le grand bulletin de la grande victoire remportée par la grande armée.
JULIEN.
Qu’entends-je ! un bulletin ! une victoire ! ah du moins si c’était la dernière à laquelle je n’aurai pas pris part... holà ! eh ! crieur, un bulletin.
Polycarpe, crieur, entre en scène.
Scène III
JULIEN, POLYCARPE
POLYCARPE.
Voilà, voilà, notre bourgeois... ah ! c’est vous M. Julien, vous êtes une bonne pratique...tenez, ça se vend deux sous aujourd’hui : regardez, j’ai fait graver en tête le tableau de la bataille... vous voyez Wagram au moment du tremblement ; Masséna vient dire toute la boutique est enfoncée, le Français se couvre de lauriers sur toute la ligne... soldats, dit l’autre, je suis content de vous.
JULIEN.
Si j’avais été là !
POLYCARPE.
Vingt drapeaux enlevés.
JULIEN.
Ah que j’aurais voulu en prendre un pour ma part !
POLYCARPE.
Votre nom serait là, dans le bulletin.
JULIEN.
Quel honneur !
POLYCARPE.
Voyez combien se sont distingués ; les capitaines sont faits colonels, les colonels généraux, à la première affaire ils seront maréchaux... s’ils ne sont pas tués, car pour avancer, à présent il ne faut qu’une chose, il faut vivre, voilà tout.
JULIEN, lisant.
Je connais celui-ci, Lebrun mon ancien camas rade, fait chef de bataillon.
POLYCARPE.
Il l’a bien mérité, il a eu quatre chevaux tués sous lui.
JULIEN.
Le bulletin n’en parle pas, comment le savez-vous ?
POLYCARPE.
Je l’ai su au bureau du Moniteur Universel, un journal qui dit toujours la vérité, j’y suis employé, je le porte aux abonnés, je suis là à la source des nouvelles, on les y sait mieux qu’à l’armée.
Air : Ah ! si madame me voyait.
Après bien des combats, j’ai vu
Le Télégraphe laconique
Ne dire rien, mais chose unique,
Chaque détail qu’il vous a tu
Dans Paris est bientôt connu.
J’en donne un récit bien fidèle
Auquel on doit se rapporter,
Car la partie officielle
Ne saurait jamais se tromper.
Le Moniteur ne saurait se tromper.
JULIEN, lisant.
Nous avons perdu peu de monde.
POLYCARPE.
Précisément, je parie qu’à l’armée on ne sait pas cela comme nous ; là-bas ils croient toujours qu’ils ont perdu des milliers d’hommes, pas du tout : voyez le Moniteur.
JULIEN.
La perte de l’ennemi a été considérable.
POLYCARPE.
Nous sommes toujours heureux, l’autre jour dans une affaire qui a été chaude, nous n’avons eu à regretter que le petit doigt d’un jeune tambour, un moutard de rafla... c’était officiel.
JULIEN.
J’aperçois mon père, allons, je n’y tiens plus, il faut que je lui parle.
Scène IV
JULIEN, POLYCARPE, GÉRARD
GÉRARD.
Je vous trouve encore ici, maudit crieur que vous êtes, je vous avais défendu d’entrer, avec vos bulletins vous venez fanatiser mes ouvriers et mon fils.
POLYCARPE.
Ne nous fâchons pas, je m’en vais, mais ne faut il pas que je fasse mon état, puisqu’il me nourrit ; je suis crieur comme vous serrurier, vous avez succédé à votre père, j’ai pris l’état du mien, achetez-moi donc celui-là ; vous serez content de voir comme nous les avons fait danser à Wagram.
GÉRARD.
Qui cette victoire est glorieuse, et moi aussi j’y applaudirais avec enthousiasme, si elle devait être la dernière.
POLYCARPE.
Il est bon là ! la dernière ! et mon état ? père Gérard, vous n’avez pas de patriotisme.
GÉRARD.
Moi, ne pas aimer mon pays, je l’ai prouvé pendant les guerres d’Italie, au passage du Mincio, au pont de Lodi, au pont d’Arcole.
POLYCARPE.
Hein ! qu’est-ce que vous dites ?
Air du Charlatanisme.
D’Arcole ! ce nom m’est bien doux,
Ce fut ma première victoire.
GÉRARD.
Vraiment, mon cher, embrassons-nous
En souvenir de notre gloire.
POLYGARPE.
Oui, j’en suis fier, des ennemis,
Quand vous affrontiez la mitraille,
Moi je criais dans tout Paris.
Oui, je criais dans tout Paris :
Nous avons gagné la bataille.
Je la sais par cœur, et si vous voulez...
Criant.
Vous voyez le pont d’Arcole au moment du tremblement.
GÉRARD.
Allez vendre ce que vous tenez, et laissez-moi enfin avec mon fils.
POLYCARPE.
Au revoir, père Gérard.
Criant de toute sa force.
Voilà le grand bulletin de la grande victoire remportée par la grande armée à Wagram... voilà le grand bulletin, etc...
Il disparaît criant toujours son bulletin.
Scène V
GÉRARD, JULIEN
JULIEN, à part.
Allons, morbleu, il faut enlever la position à la baïonnette, comme à Wagram.
GÉRARD, lui prenant la main.
Julien, mon garçon, tu ne partiras pas.
JULIEN.
Je ne partirai pas !
GÉRARD, tirant de sa poche un paquet de lunettes et de fioles.
J’ai trouvé un moyen infaillible de t’exempter, nous arrangerons cela avec Mauduit en déjeunant ; en attendant, mets ces lunettes.
JULIEN.
Pourquoi, mon père ?
GÉRARD.
Fais ce que je te dis, et tu verras.
JULIEN.
Au contraire, je n’y verrai pas du tout.
GÉRARD.
Tu as besoin de ces lunettes, te dis-je, je veux qu’on te croie myope...
JULIEN.
Moi, myope, ah ! mon pères moi, qui de la place de la Concorde vois l’heure au cadran des Tuileries.
GÉRARD.
Si tu ne l’es pas, je veux que tu le deviennes jusqu’à la révision.
JULIEN.
Impossible.
GÉRARD.
Si fait, j’ai la protection du capitaine et d’un médecin.
JULIEN.
Un médecin.
Air du Baiser au Porteur.
Serait-ce un docteur à la mode
Qui, tous les jours, dans nos journaux,
Annonce à grand bruit sa méthode
Pour nous guérir de tous nos maux ?
GÉRARD.
J’ n’attends pas ça de ses nobles travaux.
Pour te sauver, le camarade
Ne serait pas peut-être assez savant ;
Mais il faut te rendre malade,
Tu peux compter sur son talent.
Puisqu’il faut te rendre malade, etc.
Sois tranquille, il te procurera toutes les infirmités possibles, tu n’auras qu’à choisir.
JULIEN.
Et je consentirais... jamais !
GÉRARD.
Julien, n’aimerais-tu plus ton père, et pour obéir à de vains scrupules voudrais-tu me désoler ?
JULIEN.
Vous désoler... et pourquoi ? parce que j’ai de l’ambition, qu’il me faut de la gloire.
GÉRARD.
Eh bien, ne peux-tu pas te faire une réputation dans l’état de ton père ?
JULIEN.
Votre état... est très honorable, sans doute, mais convenez aussi, mon père, qu’il est beau de consacrer ses jours à la défense de son pays.
GÉRARD.
Défendre son pays !... écoute, Julien... il y a quinze ans l’ennemi envahissait nos frontières, je volai combattre avec tout ce qu’il y avait de cours généreux, la patrie fut sauvée !... tu vois encore mes armes, mon uniforme... Si le même danger renaissait, le premier je te dirais : mon fils, en avant ! je t’apprendrais à faire le coup de fusil, je te conduirais moi-même au-devant de la mitraille ; mais, à présent où est le péril, partout nos armes sont victorieuses !
JULIEN.
Et n’y a-t-il pas toujours de l’honneur à acquérir, ne puis-je pas comme tant d’autres arriver aux grades supérieurs ? L’autre jour, vous-même, ne me disiez-vous pas ?...
GÉRARD.
Ah ! oui, l’autre jour... c’est vrai... une faiblesse... quand j’ai bu quelques bouteilles, ma tête s’échauffe, je me reporte au temps passé.
Air : Que la folie à table m’accompagne.
Je m’en souviens, lorsque j’avais ton âge,
Je ne rêvais qu’amour, gloire et bonheur ;
Vieux maintenant, je suis devenu sage,
Le temps jaloux m’a ravi mon ardeur.
Mais l’ vin pétille, et vient briser les chaines
Qui dans le calme ont retenu mes sens...
Un feu nouveau circule dans mes veines,
Je suis soldat, je n’ai plus que vingt ans.
Un feu nouveau, etc.
JULIEN.
Et vous convenez alors que c’est beau d’être soldat.
GÉRARD.
Non, non, tais-toi, mon garçon, tu resteras dans ta famille... il le faut... je le veux... ta mère, elle n’est plus là, je me fais vieux, mes blessures qui se r’ouvrent, mon âge m’empêcheront bientôt de travailler... allons donc, tu n’y penses pas, mon Julien, qui pourra me remplacer, si ce n’est toi ?
JULIEN.
Mon frère ne vous reste-t-il pas !
GÉRARD.
Faible et délicat comme il est, pouvons-nous compter sur lui, hélas ! peut-être un jour lui-même aura-t-il besoin de ton soutien, c’est toi qui dois être le protecteur de toute ta famille.
JULIEN.
Mais si je ne pars pas, il sera pris à ma place, s’il part, sa faiblesse le tuera, je voulais le sauver.
GÉRARD.
Sois tranquille, il est impossible qu’on ne le réforme pas.
JULIEN.
J’en doute, car depuis quelque temps on n’est pas difficile.
GÉRARD.
Et dis-moi, Thérèse, aurais-tu cessé de l’aimer ?
JULIEN.
Je l’aime plus que ma vie, mais vous ne vouliez pas encore me la donner.
GÉRARD.
J’ai changé d’avis, et je voulais t’en parler, dans un mois je vous marie, si pourtant tu n’y mets pas d’obstacles.
JULIEN.
Dans un mois, ah mon père...
GÉRARD.
Eh bien ! tu ne penses plus à nous quitter, n’est-ce pas ?
JULIEN.
Non, non, je ferai tout ce que vous voudrez.
GÉRARD.
Allons, prends ces lunettes.
JULIEN.
Comment.
GÉRARD.
C’est le plus sûr, essaye de voir et de lire avec ça ; ensuite voilà des flacons pour faire disparaître pendant quelques jours tes couleurs trop vermeilles ; ne pourrais-tu pas aussi tousser un peu, tu sais, comme quelqu’un qui souffre de la poitrine, voyons...
Julien tousse.
Pas cela, pas cela, malheureux, ne t’avise pas de tousser aussi fort, nous serions perdus, tiens, bien faiblement, comme cela, encore moins fort, bon, exerce-toi, mon garçon, avant l’arrivée du capitaine ; je vais au-devant de lui, nous déjeunerons ensemble et nous te réformerons le verre à la main, c’est toujours ainsi que ça se pratique... au revoir.
Il sort.
Scène VI
JULIEN, seul, puis un instant après CÉSAR
JULIEN.
Allons, il faut y renoncer, adieu les épaulettes et la gloire...
Ici César entre en scène avec un petit pantalon et un petit habit veste très collant de manière à paraître d’une faible complexion, il affecte de marcher avec peine et de ne pouvoir remuer la tête.
Quelle est cette ridicule figure ?
CÉSAR, sans voir Julien.
Le voilà mon plan, attention à ne pas nous couper, c’est joliment imaginé ce torticolis, certaine ment on ne voudra pas d’un soldat dont l’ennemi ne pourrait pas voir la figure.
JULIEN.
Je ne me trompe pas, c’est César
Il l’appelle.
César.
CÉSAR, à part.
Il ne faut pas oublier que je suis sourd, et que je dois tout écouter sans rien entendre.
JULIEN, très haut.
César, César, est-ce que tu ne m’entends pas...
CÉSAR, à part.
Il paraît que je joue bien mon personnage, car il a tout de suite deviné que j’étais sourd.
JULIEN, lui frappant sur l’épaule.
Eh bien, répondras-tu ?... Qui diable t’a fait comme te voilà ?
CÉSAR.
Pourquoi je suis resté si long-temps c’est mon médecin qui m’a retenu.
JULIEN.
Je ne te parle pas de ton médecin, je te demande...
CÉSAR.
Ah !... mon torticolis... c’est une chute, j’ai manqué me casser la clavicule, tu me vois encore tout pâle de frayeur.
JULIEN.
Puisses-tu te la casser réellement pour toutes tes sottises.
CÉSAR.
Je te remercie de l’intérêt que tu prends à mon accident... moi, j’ai du courage, je suis déjà consolé, j’en serai quitte pour faire un demi-tour à gauche quand je voudrai voir un ami... tiens, qu’est-ce que c’est que ces lunettes que tu as là ?
JULIEN.
Ce sont des lunettes n° 2, mon père prétend qu’on est exempt, quand on peut voir avec elles.
CÉSAR, les essayant.
C’est singulier, voilà des lunettes qui semblent faites tout exprès pour moi... j’y vois à merveille, regarde, je marche, je distinguerais une épingle à mes pieds.
Il se heurte, contre une enclume et tombe.
JULIEN.
C’était pourtant plus gros qu’une épingle.
CÉSAR, se relevant.
C’est que je regardais en l’air.
JULIEN.
Voilà une chose merveilleuse, ta seconde chute t’a remis la clavicule cassée par la première.
CÉSAR.
Non pas, non pas, j’ai toujours le torticolis.
JULIEN.
Tout à l’heure ta figure était tournée à droite.
CÉSAR.
Non, elle était à gauche.
JULIEN.
À droite.
CÉSAR.
À gauche, et je te vas prouver qu’elle était à gauche.
JULIEN.
Hein ! qu’est-ce que tu dis, infirme.
CÉSAR.
Attends, méchant.
Ils vont se battre, Thérèse entré en scène.
TOUS DEUX, ensemble.
Thérèse !
César reprend sa première position.
Scène VII
JULIEN, CÉSAR, THÉRÈSE
THÉRÈSE.
Là, c’est encore César qui fait du tapage, ah la mauvaise tête, on n’entend jamais que lui.
CÉSAR.
Dame, aussi pourquoi dit-il que ma figure était à droite ?...
THÉRÈSE.
Ah ! ah ! comme vous voilà, est-il drôle !
CÉSAR.
Vous voyez en moi un abrégé des infirmités humaines.
THÉRÈSE.
Comment, César, vous n’avez pas de honte de vous défigurer ainsi, vous qui êtes assez joli garçon.
CÉSAR.
Du tout, du tout, prenez donc garde à ce que vous dites.
Air : Mon galoubet.
Joli garçon ! (bis.)
Vous m’affligez, mademoiselle,
Par amitié changez de ton,
Des recruteurs je crains le zèle,
Je suis perdu si l’on m’appelle
Joli garçon. (bis.)
JULIEN.
Allons, va te remettre à l’ouvrage, si tes infirmités te le permettent.
CÉSAR, à part, en ramassant les lunettes qui sont tombées avec lui un instant auparavant.
Je vais tâcher de m’habituer à ces lu nettes.
Il les met sur son nez et dit en s’éloignant.
C’est étonnant comme j’y vois à présent.
JULIEN.
Parbleu ! les verres se sont cassés en tombant.
CÉSAR.
C’est égal, j’y vois, j’y vois parfaitement.
Il sort.
Scène VIII
JULIEN, THÉRÈSE
THÉRÈSE.
Qu’il est honteux d’être aussi lâche ! je ne pourrais jamais aimer un homme qui emploierait de pareils moyens pour s’exempter.
JULIEN, à part.
Dieux ! si elle savait ce que j’ai promis à mon père.
THÉRÈSE.
Tu voulais me parler, Julien, qu’as-tu à me dire ?
JULIEN.
Écoute, ce matin je t’avais raconté mon projet d’être soldat, maintenant je t’apprends que je reste, et que dans un mois nous serons mariés.
THÉRÈSE.
Vraiment.
JULIEN.
Mon père m’en a donné sa parole ici, il n’y a qu’un instant... oh que je suis heureux ! et toi ?
THÉRÈSE.
Je suis bien contente aussi, dis donc, deux ans à attendre c’était trop long.
JULIEN.
Je crois bien ; mais pour cette bonne nouvelle, il faut que je t’embrasse.
THÉRÈSE.
Finis donc, tu vas me noircir.
JULIEN.
Ah ! c’est bon, vous me refusez ! hier vous n’avez pas été si difficile avec le capitaine Mauduit.
THÉRÈSE.
Dame, un militaire, ça embrasse toujours, c’est reçu.
JULIEN.
C’est-à-dire, que si j’étais militaire...
THÉRÈSE.
Oh ! j’avoue que j’ai un faible pour l’épaulette.
JULIEN, à part.
Et moi qui ai promis à mon père de renoncer, à ces idées.
THÉRÈSE.
C’est que tu serais bien avec l’habit d’officier ; hier quand tu as essayé celui du capitaine Mauduit, tu me paraissais dix fois mieux.
JULIEN.
Vraiment, eh bien ! il l’a laissé ici, je veux l’essayer encore.
Il prend dans une armoire un habit de capitaine, et dit, après l’avoir endossé.
Comment me trouves-tu ?
THÉRÈSE.
Charmant !
JULIEN.
Hein ! si cet uniforme était le mien, si j’avais gagné ces épaulettes.
THÉRÈSE.
Oh !... Julien !...
JULIEN.
Ne serais-tu pas heureuse d’être ma femme ?
THÉRÈSE.
J’en serais fière...
JULIEN.
Quand je sortirais avec toi, les sentinelles te porteraient les armes.
THÉRÈSE.
On m’appellerait madame la capitaine, la colonelle, la générale... qui sait ?...
JULIEN.
Eh pourquoi pas... qu’est-ce qui n’est pas général par le temps qui court.
THÉRÈSE.
Bah ! maréchal de France...
JULIEN.
Possible !... maréchal...
En riant.
Au fait il n’y a qu’un pas de serrurier à maréchal.
THÉRÈSE.
Je m’y vois déjà... quel bonheur !
JULIEN, l’embrassant.
Ma chère Thérèse... tiens, précisément voici Paul, il faut qu’il connaisse mes projets.
Scène IX
JULIEN, PAUL, THÉRÈSE
JULIEN.
Paul, je suis ton frère, ton meilleur ami, tu le sais, jure-moi de me répondre avec une entière franchise.
PAUL.
Je le jure, frère.
JULIEN.
Dans quels sentiments vois-tu arriver le jour de la révision.
PAUL.
Sans crainte et pourtant avec peine.
JULIEN.
Si le sort te désignait ?...
PAUL.
Je me résignerais, je partirais l’œil sec, mais le cœur déchiré.
JULIEN.
L’état militaire n’a pas d’attrait pour toi ?
PAUL.
Aucun.
JULIEN.
Ce métier de mécanicien, qu’on t’a fait apprendre, te plait donc davantage ?
PAUL.
Je m’y suis livré tout entier... je n’ai eu qu’une pensée, une seule, celle de me distinguer dans mon état, mes efforts n’ont pas été vains, oui j’ai surpassé les plus habiles ouvriers de mon atelier, et quand mon père s’obstinait à me croire incapable, ah ! je sentais là que j’étais fait pour arriver à quelque chose, mais cette conscription renversé tous mes projets.
THÉRÈSE.
Rassurez-vous... Julien...
JULIEN.
Encore un mot, ta santé peut-t-elle supporter le travail auquel tu te livres.
PAUL.
Eh mon ami ! c’est encore là une prévention de mon père, parce que je ne suis pas robuste comme toi, il me croit sans forces, cependant me vois-tu malade ? ai-je manqué un seul jour de me rendre à mon atelier ?
JULIEN.
Mon frère, garde une profession qui te convient ; que la conscription ne t’alarme plus, c’est moi qui partirai.
PAUL.
Toi, partir à ma place ! crois-tu que je sois assez lâche pour le souffrir ? laissons agir la loi, que le sort...
JULIEN.
Eh mon ami, ne me donne pas un mérite que je n’ai pas ; si je pars, je suis mon goût, ma vocation... demande à Thérèse...mon penchant pour les armes est tellement prononcé, que si je restais aujourd’hui...
THÉRÈSE.
Dans six mois, dans trois mois peut-être, un coup de tête le ferait fuir la maison.
JULIEN.
Alors notre père serait seul ; non, tu resteras pour le soutenir, pour le consoler, aie bien soin de lui, Paul, mon ami, je te le recommande.
PAUL.
Tu le veux, mon cher Julien, sois tranquille.
JULIEN.
Quelquefois tu parleras de moi à ma petite Thérèse, n’est-il pas vrai ?
PAUL.
Oui, je te le promets.
THÉRÈSE.
Nous en parlerons souvent... tous les jours.
JULIEN.
Et si quelque freluquet venait rôder de ce côté...
THÉRÈSE.
Des freluquets... qu’ils y viennent !
PAUL.
Je n’oublierai pas qu’elle est la fiancée de Julien, du meilleur de mes amis.
Air de Caleb.
Tu peux compter sur ton frère,
Je le jure sur l’honneur.
JULIEN.
Paul à celle qui m’est chère
Servira de protecteur.
PAUL, à part.
Allons, pas de faiblesse,
Veillons à son bonheur ;
Amour, vaine tendresse,
Fuyez loin de mon cœur ;
Mais du moins j’aurai sans cesse
L’amitié d’une sœur.
Ensemble.
PAUL.
Ah ! dans mon trouble extrême
Cachons bien que je l’aime ;
Dieu ! si l’on découvrait
Mon funeste secret !
JULIEN et THÉRÈSE.
Ah ! ma joie est extrême !
{ Tu vois combien je l’aime
{ Je vois combien il m’aime.
Cet amour, je l’ sens là,
Jamais ne s’éteindra.
JULIEN.
J’entends du bruit... c’est mon père qui revient avec le capitaine Mauduit ; allons ! voici le moment...
Scène X
JULIEN, MAUDUIT, PAUL, GÉRARD, THÉRÈSE
GÉRARD.
Capitaine, je compte sur vous, tenez...voilà mes deux fils que je vous présente... celui-ci est l’aîné, Julien, dont je vous ai parlé.
MAUDUIT.
Ce sera difficile, père Gérard, mais enfin comptez sur moi... tâchez, je vous prie, que nous déjeunions promptement, vous savez que mon régiment part dans deux heures.
GÉRARD, dans la coulisse.
Je suis à vous dans un instant, je vais à la cave, dans le coin de réserve... Venez, mes enfants ; toi, Julien, tiens compagnie au capitaine.
Il sort avec Thérèse et Paul.
MAUDUIT, à part.
Croire malade un gaillard taillé comme celui-là... mais son père veut le sauver...
JULIEN.
Capitaine !
MAUDUIT.
Eh bien ?
JULIEN.
De grâce, un mot... je veux être soldat.
MAUDUIT.
Vous !...
JULIEN.
Oui, capitaine !... j’y suis décidé.
MAUDUIT.
Mais votre père...
JULIEN.
Mon père... mon père veut garder un de ses enfants... eh bien ! Paul restera, c’est convenu... d’ailleurs, je vous déclare que je ne suis ni malade ni infirme, et si l’on veut me faire passer pour tel, je dirai la vérité.
MAUDUIT.
Diable... s’il en est ainsi, je ne me charge plus...
JULIEN.
Voulez-vous m’être utile, voulez-vous remplir mon vœu le plus cher ?
MAUDUIT.
Expliquez-vous, mon ami...
JULIEN.
Vous allez partir avec vos recrues... emmenez-moi avec vous.
MAUDUIT.
Impossible !... et le consentement de votre père...
JULIEN.
Je connais bien un moyen de l’obtenir, si vous vouliez...
Il lui parle à l’oreille.
MAUDUIT.
Vous êtes certain...
JULIEN.
Vous verrez...
MAUDUIT.
Oui, mais ce moyen...
JULIEN.
Je me charge des conséquences.
MAUDUIT.
Ah ! ça ce n’est pas un coup de tête au moins... votre parti est bien pris ?
JULIEN.
C’est le vœu de toute mon âme.
Ici César entre en scène.
MAUDUIT, sans le voir.
S’il en est ainsi, je me charge volontiers de votre affaire, mon brave !
Scène XI
GÉRARD entre en scène avec PAUL, THÉRÈRE et DES OUVRIERS qui portent des bouteilles et des provisions, ils posent le tout sur la table
GÉRARD.
Chœur.
Air de Carafa.
Voilà du vin,
Mes amis, mettons-nous à table ;
Vive le vin !
Buvons et narguons le chagrin.
THÉRÈSE, à Julien.
Allons, Julien, à cette place.
JULIEN.
Près de toi quel est mon bonheur !
THÉRÈSE, à Mauduit.
Monsieur, mettez-vous là, de grâce,
C’est ici la place d’honneur.
À Gérard.
Et vous, asseyez-vous, mon père.
GÉRARD.
Nous déjeunerons bien, et j’espère,
Nos affaires, comm’ ça se voit souvent,
Vont s’ terminer en déjeunant.
CHŒUR.
Voilà du vin,
Vive le vin !
Mes amis, mettons-nous à table ;
Vive le vin !
Buvons et narguons le chagrin.
Ils boivent.
MAUDUIT.
Aux vainqueurs de Wagram !
THÉRÈSE, GÉRARD, JULIEN, avec feu.
Aux vainqueurs de Wagram !
PAUL.
Tu ne trinques pas avec nous, César !
CÉSAR.
Si fait, je bois... mais je bois à la paix, voilà tout ce que je peux faire pour vous.
THÉRÈSE.
Tiens !... vous n’êtes donc plus malade à présent ?
CÉSAR.
Plus malade !... excusez... mais c’est précisément parce que je suis malade que je bois à la paix.
GÉRARD.
Croyez-vous, capitaine, que nous ayons bientôt cette paix tant désirée ?
MAUDUIT.
C’est probable... cette dernière campagne forcera l’ennemi à nous la demander à tout prix.
CÉSAR.
Croyez ça et buvez... on n’en fait pas moins des levées.
PAUL.
La peur te reprend.
JULIEN, à part.
La dernière campagne et je n’y serais pas !... oh ! il le faut... il le faut.
À Mauduit.
Attention, capitaine !... Mon père, n’est-ce pas bientôt l’anniversaire de la bataille d’Arcole ?
Il lui verse à boire.
GÉRARD, boit.
Dans trois jours... c’était une belle victoire celle-là... je vois encore le petit tondu s’avancer sur le pont, le drapeau à la main au milieu d’une grêle de balles et de mitraille... Soldats ! s’écriait-il, suivez votre général, et nous l’avons suivi, et nous avons enfoncé les Autrichiens... à la santé du petit tondu !
CÉSAR, qui commence à se griser.
Vive l’empereur ! enfoncés ces polissons d’Autrichiens !
GÉRARD.
Oh ! ces souvenirs-là, voyez-vous, quand j’y pense, ça me fait un effet !...
CÉSAR, qui s’est grisé peu à peu.
Et moi donc ! ça me remue... à la santé de cette polissonne de victoire...
MAUDUIT.
Vous deviez faire un luron dans votre temps, père Gérard.
GÉRARD.
Je vous en réponds... il n’y a rien de tel que les armes pour former un homme...
PAUL.
Vous étiez simple soldat aussi, M. Mauduit.
JULIEN.
Et aujourd’hui capitaine...
CÉSAR.
Capitaine !... fameux !... à la santé des capitaines !...
THÉRÈSE, riant.
Ah ! ah ! le voilà qui s’anime.
PAUL.
Il n’a plus de torticolis.
MAUDUIT.
Il ne tiendrait qu’à vous de voir un de vos fils arriver comme moi.
GÉRARD.
Comment !
MAUDUIT, montrant Julien.
Eh parbleu ! voilà un gaillard qui est taillé pour l’épaulette.
GÉRARD.
Ça te ferait donc grand plaisir, mon garçon.
JULIEN.
Oh ! mon père... laissez-moi partir et dans deux ans je reviens avec l’épaulette.
GÉRARD.
Et la croix... car je veux que tu la gagnes, entends-tu ?
THÉRÈSE.
Et moi aussi... je le veux, monsieur.
CÉSAR, buvant.
Oui, nous aurons tous la croix... faudrait ne pas être Français pour s’en priver.
JULIEN.
Vous consentez...
GÉRARD.
Ah ! ça mais qu’est-ce que je dis donc là... non, non...morbleu... tu m’as promis de rester avec moi, Julien.
JULIEN.
Mon père, je vous en supplie... mon frère sera prés de vous, il me remplacera...
GÉRARD.
Ton frère !...
MAUDUIT.
C’est une vocation décidée chez ce luron là... je vous en préviens.
JULIEN.
Paul a tout ce qu’il faut pour diriger votre maison, soutenir votre vieillesse... il joint ses prières aux miennes.
PAUL.
Oui mon père... Julien et moi nous avons des goûts différents, laissez-nous les suivre, et j’en suis sûr... vous ne vous en repentirez pas.
Mauduit verse à boire à Gérard.
GÉRARD.
Allons, puisque vous le voulez absolument...
Il boit.
Tu partiras, Julien, tu seras militaire.
JULIEN.
Ah ! quel bonheur.
CÉSAR, tout-à-fait gris.
Oui, nous serons militaires !
GÉRARD.
Le cœur t’en dit aussi, César ; morbleu ! ces coquins d’Autrichiens ont tué ton père, je veux que tu venges ton père.
CÉSAR, tout-à-fait gris.
Eh bien ! c’est fini, ma tête est montée, je le vengerai... ah ! ces satanés Autrichiens, nous allons voir beau jeu nous deux les Autrichiens.
MAUDUIT.
Je les enrôle tous les deux.
GÉRARD.
Aujourd’hui.
MAUDUIT.
À l’instant même, et avant trois mois, ils seront dans la garde.
JULIEN.
Dans la garde, mon père, entendez-vous ? dans la garde.
MAUDUIT.
Allons, voilà du papier, signons l’engagement... de l’encre, César !...
CÉSAR, allant chercher de l’encre.
Air : Bon voyage, M. Dumolet.
Roule ta bosse, Napoléon,
Aux Autrichiens tu vas tremper une soupe,
Roule ta bosse, Napoléon,
Tu vas leur faire boire un fameux bouillon.
JULIEN.
Du courage, César !
CÉSAR.
J’en ai un fier de courage aujourd’hui.
THÉRÈSE.
À la bonne heure donc !
JULIEN.
Que je suis heureux !
Il signe.
Allons, César, à toi de signer.
CÉSAR.
Présent !... ah ça, dites-moi un peu, dans quoi vous m’engagez.
MAUDUIT.
Dans les voltigeurs.
CÉSAR.
Dites donc, mon capitaine, vous ne pourriez pas m’engager dans les capitaines ?
MAUDUIT.
Pas pour le moment ; plus tard nous verrons.
CÉSAR.
Allons, va pour les voltigeurs.
Ici un grand bruit de tambour.
MAUDUIT.
C’est le régiment qui se met en marche.
JULIEN.
Entends-tu, César, notre régiment ?
CÉSAR, buvant.
À la santé de notre régiment.
Musique militaire au fond du théâtre.
Air : Marche du Siège de Corinthe.
CHŒUR.
Oui le clairon résonne,
Vite en avant, soldats,
Quand la France l’ordonne,
En avant, aux combats,
PAUL.
Adieu donc, mon bon frère.
GÉRARD et THÉRÈSE.
Adieu, mon cher Julien.
CÉSAR.
Je vengerai mon père.
JULIEN.
J’imiterai le mien
CHŒUR.
Le clairon résonne,
Volons } aux combats.
Volez }
La France l’ordonne
En ayant, soldats.
ACTE II
La scène se passe au commencement de 1815.
Un petit salon meublé assez, élégamment, de plain-pied avec un atelier de mécanicien qu’on voit à travers deux fenêtres vitrées ; au fond, une porte qui donne sur la rue. Dans la première pièce, les deux habits du père Gérard, sont accrochés contre le mur, comme au premier acte.
Scène première
PAUL, THÉRÈSE, GÉRARD, OUVRIERS
Au lever du rideau, Paul est au fond dans l’atelier, à examiner la besogne des ouvriers ; sur le devant de la scène, Gérard est assis. dans un grand fauteuil, et Thérèse lui lit le journal.
CHŒUR DES OUVRIERS dans le fond.
Air des Grisettes.
Du courage,
Que l’ouvrage
Se termine promptement,
Pour la fête
Qui s’apprête,
Nous l’ laisserons dans un moment.
THÉRÈSE, à Gérard.
De Julien plus de nouvelles.
GÉRARD.
Lis toujours.
THÉRÈSE.
Je ne vois plus rien,
Sur la liste officielle
Je ne trouv’ pas le nom de Julien.
TOUS DEUX, ensemble.
Pauvre père,
Je désespère
De le voir enfin de retour ;
Si la guerre
Doit nous plaire,
Ce n’est qu’au jour
Du retour.
GÉRARD, parlant.
Allons, cherchons encore.
PAUL, au fond.
C’est bien, c’est très bien, mes amis, assez de travail pour aujourd’hui.
Il redescend la scène avec eux et entre dans la première pièce.
Mettez vos habits des dimanches ; c’est la fête des arts et de l’industrie, l’académie des sciences va décerner le grand prix à l’invention mécanique la plus utile de cette année. Ah ! si je pouvais être l’heureux mortel... je ne l’espère pas ; en France, tout le monde a du talent aujourd’hui, et je suis loin de m’en plaindre.
Reprenant l’air.
Non jamais, jamais l’envie
N’a pénétré dans mon cœur ;
Et si je perds la partie
J’applaudis à mon vainqueur.
Du courage
Que l’ouvrage
Ait demain tout notre temps ;
Pour la fête
Qui s’apprête
Volons-lui quelques instants.
GÉRARD et THÉRÈSE.
Pauvre père, etc.
LES OUVRIERS.
Du courage, etc.
Sortie des ouvriers. Paul s’éloigne avec eux.
Scène II
GÉRARD, THÉRÈSE
GÉRARD.
Allons... ce n’est pas encore aujourd’hui que nous lirons son nom dans le Moniteur.
THÉRÈSE.
Mon Dieu ! il revient pourtant bien du monde de l’armée... mais Julien !...
GÉRARD.
C’est singulier... nous avons appris qu’il s’est mis en marche pour revenir, il doit être en France, et pas de lettre...
THÉRÈSE.
C’est vrai !... et encore quand il nous a écrit... quelle froideur... des récits de combats... de l’espoir d’avancement... et pas un petit mot d’amour pour moi...
GÉRARD.
Je m’en suis souvent affligé comme toi, chère enfant ; mais que veux-tu, il faut prendre son parti...
THÉRÈSE.
Voulez-vous que je vous le dise, parrain, je le crois fier maintenant, et puis, s’il faut vous l’avouer, je commence à perdre patience.
GÉRARD.
En vérité !
THÉRÈSE.
Dame !... tous les matins je parcours avec avidité le Moniteur, pour y trouver le nom de mon prétendu... rien ! si j’entends le bruit du tambour, le son de la trompette, je vole à la porte de la rue... je cherche dans cette foule d’officiers, de soldats... hélas !... rien, rien encore !...
GÉRARD, l’embrassant.
Pauvre petite !...
THÉRÈSE.
Air : Est-il supplice égal.
Du matin jusqu’au soir
Je crois toujours le voir ;
Mais, ô peine cruelle !
Du soir jusqu’au matin,
J’attends toujours en vain,
Je reste demoiselle.
Tirant un portrait de son sein.
Dans ce portrait
Il est peint trait pour trait,
C’est un autre lui-même ;
Oui le voilà,
Mais cette image là
C’est bien peu quand on aime.
Du matin jusqu’au soir, etc.
À mon chevet,
Parfois il m’apparaît
La nuit quand je sommeille ;
C’est mon mari,
Qu’un tel songe est joli !
Trop tôt je me réveille.
Du soir jusqu’au matin
J’attends toujours en vain,
Oui, ma peine est cruelle,
Jugez de mes tourments,
J’ai déjà vingt-deux ans,
Et je suis demoiselle.
GÉRARD, tirant une lettre de sa poche.
Tu as lu cette lettre que César nous a écrit dans le temps... il paraît que maître Julien s’est assez bien consolé là-bas avec une foule d’Allemandes.
THÉRÈSE.
Tandis que je pleurais son absence ici, moi... oh ! c’est bien mal !...
GÉRARD.
Et malgré tout cela tu l’aimes toujours... n’est-ce pas ?
THÉRÈSE.
Toujours ! mon parrain... ne l’ai-je pas promis ?
GÉRARD, souriant.
C’est juste... toujours...
À part.
Il faut pourtant que je fasse son bonheur malgré elle...
Haut.
Sais tu que Paul est devenu un joli cavalier...
THÉRÈSE, avec indifférence.
Mais... oui... il est assez bien...
GÉRARD.
Et, qui plus est, un garçon de mérite, à peine si je le croyais capable de devenir un jour bon ouvrier, comme moi... peste ! il m’a laissé loin derrière lui.
THÉRÈSE.
C’est aujourd’hui l’un des plus habiles mécaniciens de la capitale.
GÉRARD.
Et de l’esprit... hein ! comme il vous parle sur tous les sujets...
THÉRÈSE.
Comme un livre.
GÉRARD.
Mieux qu’un livre !... il y a tant de livres qui ne disent que des bêtises.
THÉRÈSE.
Pourtant il est des occasions où il a de la peine à s’exprimer.
GÉRARD.
Oui dà... et dans quels moments ?
THÉRÈSE.
Quand il est seul avec moi.
GÉRARD.
Voyez-vous ça !
THÉRÈSE.
Alors il a l’air de souffrir, il est triste, ne dit mot, ou s’il ouvre la bouche c’est pour me parler de la pluie et du beau temps... enfin il a perdu son esprit.
GÉRARD.
C’est particulier... parbleu le voilà, il faut qu’il s’explique...
THÉRÈSE.
Oh non, non, mon parrain...
GÉRARD.
Laisse-moi faire...
Scène III
GÉRARD, THÉRÈSE, PAUL
GÉRARD.
Viens mon ami, Thérèse a deux mots à te dire.
THÉRÈSE.
Moi ! mon parrain !...
GÉRARD.
Et de ton côté n’as-tu pas aussi quelque chose à lui communiquer ?
PAUL.
Quoi donc, mon père ?
GÉRARD.
Ah parbleu, vous voilà bien embarrassés tous les deux, vous avez l’air de ne pas me comprendre, faut-il que je fasse pour vous toute votre conversation, faut-il que je dise à Thérèse : mon fils est amoureux de toi, il n’en dort pas, il en perd la tête.
THÉRÈSE.
Amoureux !
PAUL.
Moi ! mon père.
GÉRARD.
Faut-il que je te réponde de la part de Thérèse, qu’elle n’est pas fâchée de savoir ce que tu veux lui apprendre, qu’au fond de l’âme, elle partage...
THÉRÈSE.
Comment ! comment !
GÉRARD.
Non, en conscience, je ne peux pas dire cela, ce sont vos affaires après tout, c’est à vous d’en causer ensemble, je vous laisse.
THÉRÈSE.
Mon parrain.
PAUL.
Mon père.
GÉRARD.
Arrangez-vous, bonjour.
Il sort.
Scène IV
PAUL, THÉRÈSE
Les deux jeunes gens restent un instant sans se rien dire et même sans se regarder, enfin Thérèse détourne la tête.
THÉRÈSE.
Paul !
PAUL.
Thérèse.
THÉRÈSE.
Qu’est-ce qu’il dit donc mon parrain ?
PAUL.
Je l’ignore.
THÉRÈSE.
Vous avez à me parler ?
PAUL.
Moi ? non.
THÉRÈSE.
Tiens ! c’est singulier.
PAUL.
Mais vous ?
THÉRÈSE.
Moi non plus.
PAUL.
Ah !... mon père a voulu se moquer de moi.
THÉRÈSE.
Il disait que vous étiez amoureux.
PAUL.
Quelle idée ! et de qui donc ?
THÉRÈSE.
C’est vrai, de qui donc ?
PAUL, avec émotion.
J’ai bien le temps, ma foi, de songer à l’amour.
THÉRÈSE.
Oui, le travail, les arts...
PAUL.
Et l’amitié...
THÉRÈSE.
Les soins que vous donnez à votre vieux père, la conduite de votre maison.
PAUL.
Le souvenir de mon frère.
THÉRÈSE.
De votre frère ?
PAUL.
Oui, c’est son souvenir surtout qui m’empêche, qui me défend d’être amoureux.
THÉRÈSE.
Ah !
PAUL.
Je me rappelle toujours notre dernière entrevue et ma promesse...
À part.
Je n’oublierai jamais que Thérèse est la fiancée de mon frère, de mon meilleur ami.
THÉRÈSE, se rapprochant de lui.
Eh bien ?
PAUL.
Eh bien ?
THÉRÈSE.
Puisque mon parrain s’est trompé, nous n’avons plus rien à nous dire.
PAUL.
Rien.
THÉRÈSE.
Non, rien.
Gérard rentre en scène et les écoute. Moment de silence.
THÉRÈSE.
Quelqu’un qui s’amuserait à écouter notre conversation serait bien attrapé.
PAUL.
C’est vrai.
THÉRÈSE.
Au fait, de quoi parler ?
PAUL.
De ce que vous voudrez.
THÉRÈSE.
Asseyons-nous.
PAUL.
Volontiers.
GÉRARD, au fond.
Plus près donc, maladroit.
THÉRÈSE.
Plus près.
PAUL.
Oui, Thérèse, plus près.
GÉRARD.
À la bonne heure !
Ils s’asseyent ; Gérard rentre à pas de loup et écoute le reste de la conversation.
Scène V
PAUL, THÉRÈSE, GÉRARD
THÉRÈSE.
Parlons de Julien.
PAUL.
De mon frère... de votre mari.
THÉRÈSE.
Mon mari ! pas tout-à-fait.
PAUL.
Comment ! vous n’aimeriez plus Julien ?
THÉRÈSE.
Je n’ai pas dit cela... mais...
PAUL.
Mais...
THÉRÈSE.
Il est si loin d’ici.
PAUL.
Qu’importe ?
THÉRÈSE.
Sais-je ce qu’il est, ce qu’il pense aujourd’hui ? il a cessé de songer à moi.
PAUL.
Oh ! jamais.
THÉRÈSE.
Qu’en savez-vous ?
PAUL.
J’en juge d’après mon cœur.
THÉRÈSE.
Votre cœur !
PAUL, avec feu.
Mais, Thérèse, songez-y donc, moi qui ne suis pour vous qu’un ami, qu’un frère, je n’ai pas une pensée qui ne vous appartienne, je ne forme pas un vœu qui ne se rap porte à vous ; enfin...
THÉRÈSE.
Je vous crois ; c’est comme moi... je n’ai pas non plus une seule idée qui n’appartienne...
PAUL.
À mon frère ?
THÉRÈSE.
Non... pas à lui.
PAUL.
À qui donc vous ne répondez pas ?
GÉRARD, venant se placer entr’eux.
À qui ?... eh ! parbleu, à toi, mon ami.
PAUL.
Mon père !
THÉRÈSE.
Mon parrain !
Ils se lèvent et s’éloignent précipitamment l’un de l’autre.
GÉRARD.
Allons, mes enfants, ne rougissez pas d’un sentiment tout naturel... que diable aussi, Thérèse, comme je te disais tout à l’heure ; tu as promis ton cœur à Julien, voilà six années qu’il est absent, qu’il te néglige... tu avais la ferme intention de lui rester fidèle, et c’est pour cela que tu en parlais sans cesse avec son frère ; Paul le pleurait tous les jours avec toi, et à force de le pleurer ensemble... ma foi, vous avez fini par l’oublier tous les deux... c’est naturel.
THÉRÈSE.
Mon parrain !
GÉRARD.
Eh bien ! est-ce que je me trompe ? pauvres enfants, vous vous aimez, mariez-vous.
TOUS DEUX.
Nous marier... y pensez-vous ?
PAUL.
Non, non, c’est impossible.
GÉRARD.
Ah ! impossible... nous allons voir... holà hé ! Jacques, Pierre, Auguste, Hippolyte, accourez, accourez tous.
Scène VI
PAUL, THÉRÈSE, GÉRARD, LES OUVRIERS, entrant de divers côtés
GÉRARD.
Ah ! bien !... des habits de fête, des bouquets au côté... c’est à merveille, mes amis, nous allons célébrer les fiançailles.
TOUS.
De qui donc ?
Ici on entend un roulement du tambour au fond du théâtre.
GÉRARD.
Hein ! qu’est-ce que c’est ?
Plusieurs ouvriers marchent précipitamment vers la porte du fond.
LES OUVRIERS, parlant à la fois.
Le tambour !... des soldats...
GÉRARD.
Un régiment de la vieille garde !
UN OUVRIER.
Encore des amis qui reviennent !
PAUL.
Des amis ! si mon frère était du nombre.
GÉRARD et THÉRÈSE.
Julien !
UN OUVRIER.
En v’là un là-bas qui l’air de se diriger de ce côté.
PAUL.
Serait-ce lui ?
Mouvement de tous les personnages.
UN OUVRIER.
C’est un petit caporal de voltigeurs !
GÉRARD.
Un caporal... ce n’est pas mon fils.
CÉSAR, en dehors.
Sans vous commander, bourgeois, la maison du père Gérard ?
LES OUVRIERS.
Par ici, par ici.
CÉSAR.
Ah ! ce n’est pas malheureux, v’là une heure que je cours après.
PAUL.
Ah ça, mais dites-moi donc, je crois reconnaître...
THÉRÈSE.
En effet...
GÉRARD.
Cette voix...
THÉRÈSE.
C’est César !
Scène VII
PAUL, THÉRÈSE, GÉRARD, LES OUVRIERS, CÉSAR, entrant en scène
CÉSAR.
Eh ! oui, César lui-même, mademoiselle Thérèse, ci-devant poltron, aujourd’hui caporal de voltigeurs, le plus crâne de toute la grande armée... ce que c’est que de nous !
THÉRÈSE.
C’est vrai pourtant... comme il est changé !
CÉSAR.
Vous trouvez... on est un peu ficelé... effet des balles et des boulets... ah dame ! au premier coup de feu je battais la breloque... cré tonnerre !... excusez l’expression, mademoiselle.
Air : Les glous glous des flacons.
Attention, le combat se prépare,
Pan pan pan, j’entends le premier feu ;
La balle siffle et de tous côtés pleut ;
On tire, hélas ! sans crier gare
Pauvre voltigeur,
Grand Dieu que j’ai peur !
De moi bientôt la colique s’empare...
Mais j’ vois un luron
Qui m’ dit : Gros poltron !
Rejoins ton p’loton,
En marche ou sinon...
La rougeur au front.
J’ai senti cet affront.
À moi le pompon !
Mon fusil répond : pon !
À moi le pompon !
Je n’ai plus peur, crénon !
Au bruit du canon, etc.
Parlé.
Excusez l’expression, mademoiselle.
Même air.
J’ai vu le feu, je me sens plein d’audace,
Hardi ! César, faut mériter ton nom ;
Bientôt à moi s’offre une occasion :
Il s’agit de prendre une place.
Ardent voltigeur,
Pour moi quel bonheur !
Il faut, mordieu ! qu’ici je me surpasse.
Comme un vrai lézard,
Je grimpe au rempart ;
Dessus sans retard
Je plante l’étendard !...
J’entends le grognard
Crier : Bravo, César !
Le chef à l’écart
Dit : Tudieu ! quel gaillard !
En deux jours César
En remontre au grognard !
Le chef, etc.
GÉRARD.
Mais dis-moi... Julien !...
PAUL.
Mon frère... parle donc, morbleu !... parleras-tu ?
THÉRÈSE.
Répondez donc.
CÉSAR.
Ah ça ! mais laissez-moi respirer, cré mille cartou... excusez l’expression...
GÉRARD.
Serait-il malade ?
CÉSAR.
La ! la !... non, Dieu merci ; il se porte comme vous et moi, sans vous flatter... et dans un instant vous pourrez savourer le plaisir de l’embrasser.
PAUL.
Nous allons le revoir !
GÉRARD.
Quel bonheur !
THÉRÈSE.
Oui, quel bonheur !
PAUL, bas en lui serrant la main.
Thérèse, voilà Julien revenu, c’est ton fiancé, je ne l’oublierai pas.
THÉRÈSE.
Ni moi non plus, je ne l’oublierai pas.
Elle essuie une larme.
CÉSAR.
Vous ne savez pas, depuis notre dernière affaire, il a passé capitaine.
TOUS.
Capitaine !
CÉSAR.
Eh ! mon Dieu oui... et moi, tel que vous me voyez, je devrais être sergent... et je ne suis que caporal, parce que, voyez-vous, il y avait un malin, un maréchal de France, un sabreur de première force, un nommé Murat, qui m’avait pro mis de me protéger, de me pousser... mais va-t’en voir s’ils viennent. V’là qu’un beau jour (on avançait si vite dans ce temps là !) ce satané Murat a passé roi... beau grade !...
PAUL.
Et toi ?
CÉSAR.
Moi !... enfoncé !... il m’a oublié, j’ai pas passé sergent, cré coquin ! excusez l’expression... ça m’a affecté tout de même.
GÉRARD.
Mais tu ne nous dis pas ou est mon fils !
CÉSAR.
À l’état-major de la place ; il m’a envoyé préparer le logement.
PAUL.
J’y cours.
Aux ouvriers.
Écoutez, vous autres, ces fiançailles dont mon père vous parlait tout à l’heure, ce sont celles de Julien avec Thérèse.
CÉSAR.
Les fiançailles de mon capitaine !... ah !... il est donc toujours question de ce conjungo là... tant mieux... cré mille nom d’une pistache... excusez l’expression, mam’zelle...
À part.
C’est égal, c’est fameux qu’il soit veuf depuis trois mois.
PAUL.
Venez, venez, je vole à sa rencontre, et je le ramène dans vos bras.
Air du Barbier de Séville.
Douce espérance,
Mon cœur d’avance
Au-devant de Julien s’élance ;
Plus de souffrance,
Après l’absence,
Qu’il est doux
De le voir près de nous ! (bis.)
Aux ouvriers.
Que ces bouquets, cet appareil de fête
Soient destinés à ce frère chéri,
À son père.
Ne troublons pas son bonheur qui s’apprête.
GÉRARD, lui serrant la main.
Pauvre garçon... je me sens attendri.
CHŒUR.
Douce espérance,
De sa présence
Nous jouirons bientôt, je pense,
Plus de souffrance,
Après l’absence,
Qu’il est doux
De le soir près de nous !
Scène VIII
THÉRÈSE, GÉRARD, CÉSAR, LES OUVRIERS
GÉRARD.
Sais-tu, César, que tu as l’air d’un vieux troupier.
CÉSAR.
Hein ! père Gérard, on a une certaine tournure sous cet habit... sans vous flatter, c’est une autre paire de manches que le tablier et le marteau.
THÉRÈSE.
Cela vous sied très bien... il est gentil comme ça.
CÉSAR, se rengorgeant.
Ah ! voilà... c’est ce que trouvaient les Allemandes... Dieu leur pardonne, les malheureuses !...
GÉRARD.
Il paraît que tu as fait des conquêtes en Allemagne ?
CÉSAR.
Je m’en flatte d’en avoir subtilisé quelques-unes, père Gérard... le moyen de résister à un voltigeur.
THÉRÈSE.
Voyez-vous ça !
CÉSAR.
M’en ont-elles repassé des douceurs !... les séduisantes... je nageais dans la volupté... et la choucroute. Ah dame ! c’est qu’le canon et la gloire, le pain de munition, le bivouac, les coups de sabre, et enfin finale tous les agréments de la chose, ça vous retrempe crânement un homme... cré mille nom d’un bouton de guêtre ! excusez l’expression... et puis on est caporal.
Air : Voilà le maréchal-ferrant.
Je sais commander l’exercice,
Des conscrits faire des lapins,
Mettre à la salle de police
Les soldats qui font les mutins, (bis.)
Lorsqu’on apporte la gamelle,
Pour plonger dans le vermichelle,
Chacun n’attend que mon signal,
Les yeux fixés sur le bocal...
Voilà le petit caporal.
Sévère à punir la maraude,
Courtiser le sexe ennemi,
Avoir bon cœur, la tête chaude,
Venger le trépas d’un ami ; (bis.)
Puis gaiment, après la victoire,
Rire, chanter, fumer et boire
À la santé du général,
Et pincer l’allemande au bal...
Voilà le petit caporal.
THÉRÈSE.
Et dites-moi, M. César, Julien est-il bien changé ?
CÉSAR.
Méconnaissable, physiquement et moralement.
TRÉRÈSE.
Il doit être beau sous l’uniforme.
CÉSAR.
Un amour de troupier, quoi !... il commande la manœuvre comme le dieu Mars en personne, il jure comme un démon, il fume... comme un ange.
THÉRÈSE.
Il fume... quelle horreur !
CÉSAR.
Voilà pour le moral... quant à l’histoire du physique, une coloquinte superbe, noircie par le soleil et embellie de moustaches presqu’aussi épaisses que les miennes.
THÉRÈSE.
C’est joli !
CÉSAR.
J’ crois bien que c’est joli... ensuite une blessure...
THÉRÈSE et GÉRARD.
Une blessure !
CÉSAR.
Un peu... un coup de sabre de toute beauté.
THÉRÈSE.
Ah ! mon Dieu !
CÉSAR.
C’est du bonheur, hein ! tenez... il part de là et lui traverse comme ça la joué... impossible d’être mieux partagé...
GÉRARD.
Ah ça ! mais, tu es un enragé, mon garçon.
CÉSAR.
Je suis voltigeur... cré mille bombes ! excusez l’expression.
THÉRÈSE.
Il était si bien quand il est parti, des couleurs... un teint frais.
CÉSAR.
De la fraîcheur...
Bas à Gérard.
Si ça ne fait pas transpirer des baïonnettes !
Haut.
Vous me faites de la peine, mademoiselle Thérèse, vous avez des idées bien fausses pour la véritable beauté...
Air : Une robe légère.
C’est un triste avantage
Qu’un teint frais et fleuri ;
Parlez-moi d’un visage
Que le fer a meurtries ça
Oui, le teint noir du Caffre
Va fort bien au guerrier,
Toujours une balafre
Embellit le troupier.
THÉRÈSE.
On vient.
CÉSAR.
Tenez, jugez-en plutôt... le voilà !...
GÉRARD.
Mon fils !
THÉRÈSE.
Julien !
Scène IX
THÉRÈSE, GÉRARD, CÉSAR, PAUL, JULIEN, OUVRIERS
JULIEN.
Air de Malvina.
Enfin me voilà de retour,
Je revois ceux que j’aime,
Enfin me voilà de retour,
Pour moi quel heureux jour.
GÉRARD.
Viens, mon fils, viens dans mes bras.
JULIEN.
Mon père, ô joie extrême !
PAUL.
De bonheur je ne me sens pas !
THÉRÈSE.
Et moi j’en pleure, hélas !
CHŒUR.
Enfin { me voilà de retour,
{ le
Je revois } ceux que j’ } aime
Il revoit } qu’il }
Enfin } me } voilà de retour,
} le
Le ciel } me rend’ à } votre amour.
} le } notre
JULIEN, donne des poignées de main aux ouvriers.
Bonjour... bonjour, mes anciens camarades... je vous remercie... mon père ! mes amis... comme mon absence m’a paru longue !...
GÉRARD et PAUL.
Et à nous aussi.
GÉRARD.
Nous avons été bien inquiets... pas de nouvelles de toi...
THÉRÈSE.
Rester si longtemps sans nous écrire, oh ! c’est bien mal.
JULIEN.
Bonne Thérèse... Paul m’a dit en effet que vous n’aviez pas reçu de mes dernières lettres.
GÉRARD.
Tu nous as donc écrit ?
JULIEN.
Mais... certainement... je vous annonçais même...
Bas à César.
Non, ce n’est pas le moment de leur dire ça.
CÉSAR, bas.
Non, non, ce n’est pas le moment.
PAUL.
Il paraît que les communications ont été interceptées.
JULIEN.
Vous connaissez ça... père, vous savez que le service de la poste, est contrarié souvent en temps de guerre... d’ailleurs je viens vous apporter moi-même de mes nouvelles.
PAUL.
Cela vaut mieux, frère !
GÉRARD.
Tu as bien souffert, à ce que nous a dit le petit crâne.
JULIEN.
Des privations... qu’est-ce que cela quand on se dit, c’est pour ma patrie... on ne se fait pas tirer l’oreille... n’est-ce pas, César ?
CÉSAR.
Bigre !... excusez l’expression... vous le savez, mon capitaine, la réciproque se donne la main dans nos idées pour ce qui est de la chose... et allez donc !...
JULIEN, à Thérèse en lui montrant sa croix.
Vous le voyez, Thérèse, j’ai tenu ma promesse, et vous, tiendrez-vous aussi la vôtre ?
THÉRÈSE.
Moi... certainement... monsieur...
JULIEN.
Monsieur !...
GÉRARD.
Tu ne vois pas... elle est troublée... ce retour imprévu... elle n’ose te dire...
PAUL, bas à Julien.
Qu’elle est toujours digne de toi...
À Gérard.
Mon père, ne me trahissez pas, je vous conjure.
GÉRARD, à Julien.
D’ailleurs, mon garçon, tu penses bien qu’une jeune fille ne va pas ouvrir son cœur devant tant de témoins.
Bas.
Nous allons vous laisser seuls...
CÉSAR, s’approchant de Thérèse.
Eh bien, mam’selle... Vous avais-je trompé... voyez-vous le grain de beauté de mon supé rieur ?
GÉRARD.
Allons, César, viens nous aider, nous aurons besoin de toi...
À Paul.
Du courage.
PAUL.
J’en aurai mon père... Ô Thérèse !
GÉRARD.
Julien, je te laisse avec ta future... venez, mes amis.
Le chœur reprend. Sortie générale. Thérèse reste en scène avec Julien.
Scène X
THÉRÈSE, JULIEN
JULIEN.
Nous voilà donc réunis pour toujours, ma petite Thérèse, si tu savais combien je suis heureux !
THÉRÈSE.
Et moi aussi !
JULIEN.
Désormais rien ne peut plus nous séparer...
THÉRÈSE.
Non, rien.
JULIEN.
Ça te fait plaisir, n’est-ce pas ?
THÉRÈSE.
Beaucoup de plaisir.
JULIEN, regardant Thérèse.
Encore plus jolie qu’autrefois.
THÉRÈSE, à part.
Comme il est changé ! ah ! la vilaine chose que la guerre.
JULIEN, à part.
Je commence à me consoler d’être veuf.
Haut.
ma chère Thérèse...
Il lui prend la main.
Air d’Amédée de Beauplan.
Je te retrouve enfin, après cinq ans d’absence,
D’un instant aussi doux j’avais perdu l’espoir ;
Tu partageas les jeux de mon adolescence,
Maintenant je suis homme et j’aime à te revoir.
Ah ! ah ! quel bonheur de se revoir !
THÉRÈSE.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! quel bonheur de se revoir !
THÉRÈSE.
Combien votre retour pour mon cœur a de charmes !
Je n’osais l’espérer... ah ! pour moi quel beau jour !
À part.
Pourquoi donc suis-je prête à répandre des larmes,
Quand le sort moins cruel le rond à mon amour ?
En chœur.
Ah ! ah ! quel bonheur de se revoir !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! quel bonheur de se revoir !
JULIEN.
Ainsi, c’est de bon cœur que tu tiendras tes promesses, que tu deviendras ma femme... tu ne réponds rien...
THÉRÈSE.
Moi, si fait... oui, de bon cœur.
JULIEN, à part.
Puisqu’il en est ainsi, je ne risque rien de lui parler de mon premier mariage...
Haut.
Thérèse, j’ai un aveu à te faire.
THÉRÈSE.
Un aveu !
JULIEN.
Le jour de mon départ, je t’ai juré que je ne t’oublierais jamais...
THÉRÈSE, à part.
Et moi aussi, je l’ai juré.
JULIEN.
Qu’en dépit de l’absence, je serais toujours constant, toujours fidèle.
THÉRÈSE.
Et moi aussi.
JULIEN.
Eh bien ?
THÉRÈSE.
Eh bien ?
À part, avec joie.
Est-ce que, par bonheur, il ne m’aimerait plus ?
JULIEN.
Tiens, ma petite Thérèse, je n’y vais pas par quatre chemins, voici le fait... il y a un an... je me suis marié.
THÉRÈSE.
Qu’entends-je, vous vous êtes marié !
JULIEN.
Ne te fâche pas, je t’en prie.
THÉRÈSE.
Moi ? au contraire ; comment vous vous êtes... tu t’es marié, mon petit Julien... quel bonheur ! quel plaisir ! je suis enchantée de cette nouvelle-là.
JULIEN.
Enchantée !
THÉRÈSE.
Et dis-moi, ou est ta femme, je veux la voir, ou est-elle ? cette chère sœur... je serai trop heureuse de faire sa connaissance.
JULIEN.
Mais écoutez-moi donc, mademoiselle...
THÉRÈSE, appelant.
Mon parrain ! mon parrain ! Paul ! Paul ! mon parrain... ce pauvre Paul, quelle joie pour lui quand il va apprendre... c’est qu’il se serait bien gardé de t’en rien dire, et moi aussi ; il aurait eu peur de te faire de la peine... et moi aussi...
JULIEN.
Ah ! ça mais qu’est-ce tout cela signifie...
THÉRÈSE.
Paul ! Paul !... ah ! le voici qui rentre avec César !
Scène XI
THÉRÈSE, JULIEN, CÉSAR, PAUL
Paul et César entre en scène chacun un fleuret à la main.
CÉSAR.
Allons donc, bourgeois, allons donc, parez-moi celle-ci, ah ! vous voulez vous mettre en garde avec le prévôt du 59e.
PAUL.
Ah ! monsieur le militaire, vous voulez absolument que je vous donne une leçon, parez-moi celle-là à votre tour, une... deux...
CÉSAR.
Pas mal.
PAUL.
Et celle-ci, ferme, tierce... quarte... allons donc.
CÉSAR.
Bien, très bien, ah ! touché, bourgeois, vous m’avez touché, je ne peux pas dire le contraire, je vous rends les armes, vous avez triomphé du caporal le plus crâne de toute la grande armée.
JULIEN.
Comment, frère, c’est comme cela que tu t’en acquittes ?
THÉRÈSE, à Julien.
Certainement.
À César.
Ah ! il ne faut pas croire, M. César, qu’il n’y ait d’adresse et de bravoure que chez les militaires.
CÉSAR.
Oh !... écoutez, j’ai mon idée là-dessus, le civil... pas fort...
THÉRÈSE.
Regardez ce sabre, ce fusil placés près de ceux de mon parrain ; eh bien, il y a six mois, l’ennemi était aux portes de Paris.
Montrant Paul.
Il a quitté son atelier pour aller se battre.
PAUL.
Des milliers de bourgeois ont suivi mon exemple.
THÉRÈSE.
Je m’en souviens... Paul, je t’accompagnais jusqu’à la barrière, là tu me défendais de te suivre, je te quittais bien malgré moi... je t’embrassais, tu me disais que ça doublait ton courage.
JULIEN.
Je le conçois.
CÉSAR.
Fichtre !... excusez l’expression...ça m’enflammerait joliment, moi !...
JULIEN, à part.
Je le vois... elle l’aime... comme elle m’aimait autrefois...
PAUL, à Julien.
C’est le père qui m’apprenait l’exercice.
JULIEN.
Et tu as profité de ses leçons.
PAUL.
Oui... elles ont fait du tort à quelques-uns de nos ennemis...
CÉSAR.
Vous en auriez descendu... pékin, excusez l’expression... je veux dire bourgeois, je vous estime... touchez-la.
Une aubade sous les fenêtres, sur l’air de Fernand Cortez, Mouvement général,
THÉRÈSE.
Cette musique...
JULIEN.
Que signifie ?...
PAUL.
Ah ! j’y suis... ce sont sans doute nos amis... pour fêter ton retour...
CÉSAR.
C’est ça, capitaine...
Silence. Les ouvriers marchent vers le fond de la scène ; on ouvre la porte.
Scène XII
THÉRÈSE, JULIEN, CÉSAR, PAUL, GÉRARD, OUVRIERS, POLYCARPE
CHŒUR dans la rue.
Air de Fernand Cortez.
Fêtons, chantons, fêtons,
Le talent, le mérite ;
Chantons, amis, chantons,
L’honneur de nos patrons !
On va ouvrir la porte.
UNE VOIX, au fond.
Père Gérard ! père Gérard ! où est-il ? j’ai une bonne nouvelle pour le père Gérard.
GÉRARD.
Je connais encore cette voix là.
POLYCARPE.
Eh oui, c’est une vieille connaissance ; Polycarpe, crieur des bulletins de la grande armée ; il ne s’agit pas de bataille aujourd’hui... c’est un autre genre de victoire que je viens vous annoncer.
TOUS.
Une victoire...
CÉSAR.
Une victoire ! j’en suis !
POLYCARPE.
Le grand prix, décerné par l’académie des sciences et le ministère de l’intérieur, a été remporté par le sieur Paul-Auguste Gérard.
GÉRARD.
Mon fils !
JULIEN.
Mon frère !
CÉSAR et LES OIVRIERS.
M. Paul !
La fanfare recommence.
CHŒUR.
Fêtons, chantons, fêtons,
Son talent, son mérite ;
Chantons, amis, chantons
L’honneur de nos patrons.
JULIEN.
Et ce prix, quel est-il ?
PAUL.
Une médaille et la croix.
JULIEN.
La croix !
THÉRÈSE.
Enfin, il ne lui manque plus rien.
JULIEN, serrant la main de Paul.
Ah ! frère, je le vois maintenant, lorsqu’un penchant irrésistible m’entraînait loin d’ici, tu n’as pas mal fait d’y rester, tu as agrandi, illustré l’état de ton père ; grâce à toi, l’opulence est le partage de ses vieux jours, aussi je conçois que Thérèse te préfère à moi.
PAUL.
Que veux-tu dire ?
JULIEN.
Thérèse, vous seriez fière, n’est-ce pas, d’être la femme d’un pareil homme ?
THÉRÈSE, vivement.
Oh ! certainement...
En rougissant.
C’est-à-dire...
JULIEN.
C’est-à-dire que je vous ai devinés, que je vous marie, mes enfants, et que je signerai au contrat.
PAUL, GÉRARD, CÉSAR.
Au contrat !
PAUL.
Quelle plaisanterie !
THÉRÈSE.
Eh mon Dieu oui... il n’y a plus aucun obstacle, il est marié.
TOUS.
Marié !...
PAUL, lui sautant au cou.
Tu es marié, mon frère, se peut-il...
JULIEN.
J’étais bien sûr que cela te ferait le même plaisir qu’à Thérèse.
CÉSAR.
Halte là... du tout, du tout, vous n’y êtes pas, il était marié, c’est vrai, mais il goûte dans le moment actuel les douceurs du veuvage.
TOUS.
Veuf !
THÉRÈSE, avec tristesse.
Ah ! ah ! vous êtes veuf, M. Julien.
JULIEN.
Hélas ! oui, mais ce n’est pas une raison pour ne plus me tutoyer, ma bonne petite sœur.
THÉRÈSE, l’embrassant.
Mon frère !
PAUL.
Mon cher Julien.
GÉRARD, serrant la main de Julien.
C’est bien, c’est très bien, mon ami.
JULIEN, à Paul.
Et qui plus est, jusqu’à l’expiration de mon congé, je veux être ton premier ouvrier.
CÉSAR.
Et moi le second, capitaine...
JULIEN.
Eh bien ! à ton tour, si nous étions menacés d’une invasion...
PAUL.
Je combattrais à tes côtés, mon frère.
CÉSAR.
Soldat ! c’est parler... il n’y a que ça, mille millions de caniches... excusez l’expression, mam’selle.
GÉRARD.
Air de la Vieille.
De l’amitié goûtez les charmes,
Les deux frères sont réunis ;
Longtemps au milieu des alarmes,
Le sabre en main tu servis ton pays ;
Aujourd’hui, déposant les armes,
Tu peux encore servir ton pays.
JULIEN et CÉSAR.
Je veux encor servir mon pays.
GÉRARD.
Pendant la guerre, en exposant sa vie,
Pendant la paix, par les arts, l’industrie,
On peut toujours illustrer sa patrie.
Soldat, bourgeois, artiste ou magistrat,
En France ont droit au même éclat ! (bis.)
Tous les personnages répètent en chœur les deux derniers vers. La toile tombe.