Paturel (Henri MEILHAC)
Comédie en un acte.
Publiée dans Théâtre de campagne, en 1876.
Personnages
LA COMTESSE NAVAGERO
HORACE DE GINESTY
JOSEPH, domestique
Paris de nos jours. Un salon.
Scène première
LA COMTESSE, JOSEPH
La comtesse inquiète, préoccupée ; Joseph immobile devant elle.
JOSEPH.
Madame ?
LA COMTESSE, sans faire attention à lui.
Comment cela se terminera-t-il, mon Dieu ! comment parviendrai-je à m’en tirer !... C’est vous, Joseph ?
JOSEPH.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que vous voulez ?...
JOSEPH.
Est-ce que madame n’a pas sonné ?...
LA COMTESSE.
Ah ! c’est vrai. Cette lettre que j’ai écrite hier en rentrant, à onze heures du soir, et que je vous ai donnée ?
JOSEPH.
Je l’ai portée, madame.
LA COMTESSE.
Vous l’avez portée ?...
JOSEPH.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Tout de suite ?...
JOSEPH.
Tout de suite...
LA COMTESSE.
Et vous l’avez portée où il fallait ?...
JOSEPH.
Je l’ai portée au théâtre dont le nom était indiqué sur l’adresse.
LA COMTESSE.
À ce théâtre-là et pas un autre ?
JOSEPH.
Certainement non, madame.
LA COMTESSE.
C’est bien alors, c’est bien, Joseph !
Joseph sort.
Qu’on vienne après cela dire que le premier mouvement est le bon... Je suis arrivée à Paris depuis deux jours ; hier je dîne chez madame de Méré... je trouve là madame de Lauwereins et la baronne de Croisilles, on me présente ; à peine présentée, on me cajole, on m’embrasse. La baronne m’emmène dans un coin du salon. – Il faut nous rendre un grand service, petite belle, il faut nous sauver plus que la vie... – Quoi faire pour cela, mon Dieu ? – Voilà : dans quinze jours, nous jouons l’Amour que qu’cest qu’ça ?... en petit comité, devant deux ou trois cents intimes. Mme de Lauwereins joue Suzanne, moi je jouerai Blaisinet... Mais Zerline, nous n’avons personne pour jouer Zerline ; petite belle, il faut me jurer que vous jouerez Zerline ! – Je jouerai Zerline, ai-je répondu, sans trop savoir ce que je disais... – Ah ! comme je vous aime ! – Là-dessus la baronne m’a quittée pour aller annoncer à tout le monde que je jouerais Zerline... et un quart d’heure après, qui est-ce qui n’était pas contente de s’être engagée à jouer Zerline ? C’était moi. – Cette invitation cachait un piège... Mme de Lauwereins et la baronne sont des comédiennes consommées... elles ont déjà joué la comédie cinq ou six fois... moi, jamais ; elles le savaient bien, pour elles deux le succès pour elles deux les applaudissements, tandis que moi, pauvre petite !... Après le dîner, on s’est mis à parler de la pièce que nous devions jouer toutes les trois. On a parlé en même temps d’un certain Paturel, un acteur qui jouait dans cette pièce, qui jouait le rôle de Pitou, et qui faisait courir tout Paris tant il était drôle... Une idée m’est venue... le premier mouvement. – Je m’en vais tout bonnement, me suis-je dit, je m’en vais tout bonnement écrire à ce monsieur Paturel de venir me faire répéter chez moi demain à quatre heures... Il viendra, je le prierai d’accepter un billet de cinq cents francs, je répéterai une ou deux fois avec lui, et le jour de la représentation je serai admirable... Sur ce beau raisonnement, je me sauve, je rentre et j’écris à monsieur Paturel ; ma lettre part.
Elle sonne, entre Joseph.
JOSEPH.
Madame...
LA COMTESSE.
On l’a bien remise à M. Paturel, cette lettre ?
JOSEPH.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Vous êtes sûr ?
JOSEPH.
Tout à fait sûr, madame ; M. Paturel était en train de jouer dans là dernière pièce, la concierge du théâtre m’a dit qu’elle allait immédiatement lui faire donner cette lettre.
LA COMTESSE.
C’est bien, Joseph...
Joseph sort.
Aujourd’hui, première répétition chez Mme de Lauwereins. Je ne savais pas un mot de mon rôle, mais j’étais bien tranquille... Je me disais : à quatre heures, M. Paturel viendra, je répéterai avec lui, et une fois que j’aurai répété avec M. Paturel... et voilà que justement l’on s’est mis à en reparler de ce M. Paturel, et que la conversation me l’a fait apparaître sous un aspect tout à fait inattendu... on a raconté ses bonnes fortunes !... et il y en avait, il y en avait !... Toutes les comédiennes de son théâtre l’ont adoré... C’est au moins ce que nous disait M. de Bobinet. Il a cité une demoiselle Blanche Taupier, qui est aimée à la fureur par un des hommes les plus aimables de Paris, le comte Horace de Ginesty, et qui, malgré cela, est folle, à ce qu’il paraît, mais absolument folle de l’irrésistible Paturel. Mme de Haute-Venue alors a pris la parole : – Si c’est de cette sorte de femmes qu’il s’agit, passe... Mais convient-il d’appeler cela des bonnes fortunes ? Ce que je n’admettrai jamais, c’est qu’une personne d’un certain monde ait pu songer... – Eh ! mon Dieu ! qui sait ? a riposté M. de Bobinet... – Sur ce mot il y eut un tel éclat de rire et un tel hourra, que la répétition en fut interrompue tout net. Je suis rentrée chez moi, un peu inquiète, un peu nerveuse et, en somme, pas contente du tout d’avoir écrit cette maudite lettre... Voyez donc si par hasard ce M. Paturel s’était allé mettre en tête !... C’est à quatre heures que je lui ai dit de venir, et il est quatre heures moins cinq... et j’ai beau chercher, je ne trouve rien, je n’imagine rien... Fermer ma porte après lui avoir écrit... c’est impossible. Et puis, je ne sais comment dire... Au fond, j’ai une envie folle de le voir
En riant.
surtout depuis qu’on m’a dit... un Paturel !...
Redevenant sérieuse.
Et pourtant, je serais bien aise s’il ne venait pas.
Elle sonne. Entre Joseph.
JOSEPH.
Madame ?...
LA COMTESSE.
Voyons, Joseph, mon bon Joseph, il était bien tard quand je vous ai donné cette lettre. Je vous assure que si vous ne l’aviez pas portée, je ne vous en voudrais pas.
JOSEPH.
Mais, madame.
LA COMTESSE.
Je vous en remercierais même.
JOSEPH.
Mais, je demande pardon à madame... En vérité, je ne sais plus... Cette lettre je l’ai portée, madame, je l’ai portée moi-même.
Coup de sonnette.
LA COMTESSE.
Ah ! on a sonné, Joseph !...
JOSEPH.
Oui, madame...
LA COMTESSE.
Et il est quatre heures !...
JOSEPH.
Je vais voir qui est là, n’est-ce pas, madame ?
LA COMTESSE.
Oui, allez, Joseph, allez...
Joseph sort.
Je vais le laisser entrer, j’ai trop envie de le voir ; mais dès que je l’aurai vu, je lui remettrai ceci.
Elle prend un billet de banque.
Je lui dirai que je suis désolée de l’avoir dérangé inutilement, mais que, pour le moment, il m’est impossible, tout à fait impossible, à cause d’un violent mal de tête...
Rentre le domestique.
Eh bien, Joseph ?...
JOSEPH.
C’est monsieur Paturel, madame.
LA COMTESSE.
Monsieur Paturel ?
JOSEPH.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Comment est-il ?
JOSEPH.
Comment il est ?
LA COMTESSE.
Oui, quel homme est-ce ? comment est-il habillé ?
JOSEPH.
Mais... c’est... en vérité madame me trouble, c’est un homme comme les autres, il est habillé comme madame et comme moi...
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que vous dites ?
JOSEPH, perdant la tête.
Ah ! madame.
LA COMTESSE.
Comme madame et comme moi ! voilà que cela commence... La maison devient folle... Enfin faites entrer monsieur Paturel.
Joseph sort.
J’ai le billet... bien. Tâchons maintenant de ne pas nous mettre à rire.
Joseph rentre.
JOSEPH.
Monsieur Paturel !
LA COMTESSE.
Est-ce qu’il va entrer en marchant sur les mains ?...
Scène II
LA COMTESSE, HORACE
HORACE.
Madame...
LA COMTESSE.
Bien, voilà que je n’ose pas le regarder, maintenant.
HORACE, saluant de nouveau.
Madame...
LA COMTESSE.
Il faut bien cependant.
Elle le regarde et donne les signes du plus complet étonnement.
Ah !... tiens... mais... mon Dieu, monsieur, il y a erreur sans doute... il me semble que Joseph a dit.
HORACE.
Monsieur Paturel, madame.
LA COMTESSE.
Monsieur Paturel ?
HORACE.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
C’est vous ?
HORACE.
C’est moi.
LA COMTESSE.
Artiste au théâtre de... ?
HORACE.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
C’est vous ?...
HORACE.
C’est moi.
LA COMTESSE.
Ah !
HORACE.
J’ai reçu hier soir une lettre de vous, madame... Cette lettre disait que, ne sachant trop comment vous y prendre pour jouer un rôle dans une des pièces de mon répertoire, vous me demandiez de venir ici, aujourd’hui, à quatre heures, vous faire répéter ce rôle. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
LA COMTESSE.
C’est bien cela.
HORACE.
Voici votre lettre, madame.
LA COMTESSE, à part.
Ma lettre !...
HORACE.
Voulez-vous la reprendre ?
En souriant.
Je vous assure, madame, que vous ferez très bien de la reprendre.
LA COMTESSE.
Hein !
Elle le regarde en silence.
Ma lettre...
Elle la prend, et alors d’une main elle tient la lettre, de l’autre le billet de cinq cents francs ; elle s’aperçoit que le regard d’Horace est attaché sur ce billet. Jeu de scène. Elle jette le billet et la lettre sur la table.
Je vous remercie beaucoup d’avoir bien voulu me rendre le service que je vous ai demandé. Asseyez-vous, monsieur.
HORACE.
Moment de silence. La comtesse examine Paturel avec beaucoup de curiosité.
Madame... je vous demande pardon, madame... Est-ce que vous avez déjà joué la comédie ?... Vous comprenez, j’ai besoin de savoir.
LA COMTESSE.
Jamais, monsieur.
HORACE.
Jamais ?...
LA COMTESSE.
Ce sera plus difficile, alors !
HORACE.
Au contraire, madame, au contraire !...
LA COMTESSE.
Ah !
HORACE.
Et quand devez-vous... ? Je vous demande bien pardon, madame, quand devez-vous jouer cette pièce ?
LA COMTESSE.
Dans quinze jours, monsieur.
HORACE.
Dans quinze jours, c’est très bien, et... pour la troisième fois, madame, je vous demande pardon, avec qui devez-vous jouer, s’il vous plaît ? Vous comprenez, il faut absolument que je sache...
LA COMTESSE.
C’est M. de Bobinet qui jouera le rôle que vous jouez, vous !
HORACE.
M. de Bobinet jouera Pitou ; et les autres rôles ?
LA COMTESSE.
Les autres rôles seront joués par Mme de Lauwereins et Mme la baronne de Croisilles, vous connaissez ?
HORACE.
Parfaitement.
LA COMTESSE, sautant.
Vous avez dit...
HORACE.
Qu’est-ce que j’ai dit ?
LA COMTESSE.
Je vous ai demandé si vous connaissiez Mme de Lauwereins et Mme la baronne de Croisilles... Vous avez répondu : Parfaitement !
HORACE.
Mais... sans doute, madame ; de la scène à l’avant-scène, on se connaît parfaitement... je ne changerai pas le mot... L’on ne s’est jamais parlé, cela est vrai... peut-être même ne se parlera-t-on jamais, à moins qu’une circonstance exceptionnellement heureuse, comme celle à laquelle je dois en ce moment l’avantage...
Regard de la comtesse.
On ne s’est jamais parlé, on ne se parlera jamais, mais on se connaît. Avant d’entrer en scène, nous ne manquons jamais de regarder à droite et à gauche, afin de voir s’il y a, dans les loges ou à l’orchestre, quelqu’une des personnes que nous sommes habitués à y voir et par qui nous savons que notre façon de jouer est particulièrement goûtée... C’est ce que nous appelons avoir notre salle. Ainsi, moi... madame, moi !...
LA COMTESSE.
Eh bien, monsieur...
HORACE, avec force.
Je ne joue véritablement que lorsque j’ai ma salle.
LA COMTESSE.
Et alors vous faites à Mme de Lauwereins et à Mme de Croisilles l’honneur de les compter au nombre de ces personnes ?
HORACE, froidement.
Oui, madame.
LA COMTESSE, nerveuse.
Ah ! nous allons bien voir... Vous avez apporté une brochure, monsieur ?...
HORACE.
Une brochure ? Ma foi, non, madame. Est-ce que vous n’avez pas... ?
LA COMTESSE.
Si fait, j’en ai une pour moi... Mais vous ?
HORACE.
Moi ?...
LA COMTESSE.
Oui... vous... pour me faire répéter.
HORACE.
Je n’ai pas besoin de la brochure, moi, madame ; j’ai joué le rôle deux ou trois cents fois...
LA COMTESSE.
Vous le savez, alors, ce rôle ?
HORACE.
Assurément, je le sais.
LA COMTESSE.
Vous le savez... Et si maintenant, là, tout de suite, je vous disais une phrase au hasard... vous pourriez dire la phrase suivante.
HORACE.
Mais, sans doute...
LA COMTESSE.
Nous allons voir, par exemple...
Feuilletant la brochure avec vivacité.
Nous allons voir...
HORACE.
Nous allons voir, madame... Seulement, n’est-ce pas ? vous aurez la bonté de me dire dans quelle scène se trouve cette phrase ?... parce que nos auteurs se répètent quelquefois. Et alors.
LA COMTESSE.
Je veux bien ; voyons, scène dixième : Zerline, Pitou. Zerline dans un fauteuil.
HORACE.
Zerline dans un fauteuil... Bien, bien ; j’y suis.
LA COMTESSE.
À la fin de cette scène. Est-ce assez clairement indiqué comme cela ? Je vais dire une phrase et vous répondrez, vous pourrez répondre ?
HORACE, un peu inquiet.
Mais, je crois...
LA COMTESSE.
Vous n’avez plus l’air d’être bien sûr ?
HORACE, se remettant.
Si fait, madame, si fait ; mais, en vérité, je ne comprends pas bien...
LA COMTESSE.
Voyons, voyons :
Lisant
« Monsieur Pitou, vous êtes un galant homme. »
HORACE.
Ah ! madame.
LA COMTESSE, suivant sur la brochure.
Ce n’est pas cela... il n’y a pas : Ah ! madame... Il y a...
HORACE.
Mais non... je dis : Ah ! madame, ce n’est pas du tout comme cela qu’il faut dire.
LA COMTESSE.
Il ne s’agit pas de moi maintenant. Je dis une phrase, je vous prie seulement de dire la phrase suivante ; recommençons :
Lisant.
« Monsieur Pitou, vous êtes un galant homme. »
HORACE.
Scène dixième ?
LA COMTESSE.
Oui, scène dixième : Zerline, Pitou.
HORACE.
À la fin de la scène, Zerline dit : « Monsieur Pitou, vous êtes un galant homme. »
LA COMTESSE.
Oui...
HORACE.
Et moi, je réponds...
LA COMTESSE.
Vous répondez ?
HORACE, jouant.
J’suis galant dans mes p’tits moments, mamzelle.
LA COMTESSE, à part.
C’est cela ; continuons.
Lisant.
Si vous saviez le motif qui me conduit ici... À vous ?...
HORACE, jouant.
« Je m’en doute, l’moulin du bourgeois qu’vous voulez épouser. »
LA COMTESSE.
C’est son oncle qui a eu l’idée de ce mariage là...
HORACE.
Mais, madame, réfléchissez donc, madame, c’est une paysanne qui parle. Il ne faut donc pas...
LA COMTESSE, impatientée.
C’est son oncle qui a eu l’idée de ce mariage-là...
HORACE, jouant.
Je ne m’y oppose pas, pour ma part, quoi qu’ce soie joliment vexant...
Voix naturelle.
Vous voyez, moi, je parle comme un paysan.
LA COMTESSE, à part.
C’est bien cela, il sait le rôle.
HORACE.
Mon Dieu, madame, j’ai peur... Je vous prie de ne pas prendre mal cette observation, mais j’ai peur qu’en suivant la marche que vous avez adoptée, nous n’arrivions pas à des résultats... car enfin, madame, puisque c’est vous qu’il s’agit de faire répéter, il me semble...
LA COMTESSE.
Là... voyons, décidément... Est-ce que vous êtes bien monsieur Paturel ?...
HORACE.
Comment, si je suis... ?
LA COMTESSE.
Oui.
HORACE.
Mais certainement, madame ! Et qui serais-je donc, je vous en prie, qui serais-je donc, si je n’étais pas M. Paturel ?...
LA COMTESSE.
Ah ! ça, par exemple, je n’en sais rien !
HORACE, digne.
Madame.
LA COMTESSE.
Mon étonnement n’a rien qui puisse vous blesser, monsieur.
HORACE.
Oh ! madame.
LA COMTESSE.
Je ne suis à Paris que depuis deux jours. Je n’ai pas encore eu le plaisir de vous voir jouer.
HORACE.
La première fois que vous me ferez l’honneur de venir au théâtre...
LA COMTESSE, riant.
Vous aurez votre salle, ce jour-là ?
HORACE.
Oui, madame, et vous verrez.
LA COMTESSE.
Hier, j’ai beaucoup entendu parler de vous, et là, vraiment... ce que l’on m’a dit ne s’accorde pas du tout avec ce que je vois. On prétendait que vous devez votre succès, d’abord à l’esprit avec lequel vous interprétez vos rôles, bien entendu, mais aussi à la prodigieuse bouffonnerie de vos façons... et, comment dirai-je ? à la non moins prodigieuse bouffonnerie de votre personne. On racontait que dans la pièce que vous jouez maintenant, vous entrez en donnant du nez contre le décor, en tournant trois ou quatre fois sur vous-même et que vous continuez en faisant la culbute...
HORACE.
C’est vrai, madame, et si cela est absolument nécessaire pour vous convaincre... je suis tout prêt à...
LA COMTESSE.
Non, je vous remercie... On disait que tout en vous était tourné vers le grotesque, et vers le grotesque le plus exagéré, les gestes, la figure, la voix... et, tenez, justement quant à la voix... il y avait là un jeune homme qui, en prononçant les phrases les plus simples, faisait rire aux éclats, parce qu’il les prononçait comme il paraît que vous les prononcez, vous...
HORACE.
Ah ! il faisait rire avec cela ?
LA COMTESSE.
Oui. Eh bien, cette phrase que vous venez de dire « Ah ! il faisait rire avec cela !... » vous sentez bien que s’il l’avait dite comme vous la dites maintenant, il n’aurait pas fait rire du tout.
HORACE.
Il la disait autrement ?
LA COMTESSE.
Oui...
HORACE.
Comme ceci, peut-être...
Voix et mouvement grotesques.
Ah ! il faisait rire avec cela !
LA COMTESSE.
À la bonne heure !
HORACE.
Et vous êtes étonnée de ne pas m’entendre toujours parler de cette façon-là ?
LA COMTESSE.
Un peu, je l’avoue.
HORACE.
Il y a là une question d’honnêteté. Oui, madame, une question d’honnêteté ! – On nous paie... et quelquefois même on nous paie assez cher, pour être drôles, le soir, dé telle heure à telle heure, dans un endroit convenu. – Vous comprenez bien que, si nous nous avisions d’être drôles hors de cet endroit et à d’autres heures que les heures prescrites, nous manquerions de la façon la plus grave aux engagements que nous avons pris ! – Si nous faisions rire les passants dans la rue, les passants n’éprouveraient plus du tout le besoin d’aller nous voir au théâtre pour rire un peu...
LA COMTESSE.
Pas du tout la voix.
HORACE.
Comment ?
LA COMTESSE.
Pas du tout la voix que prenait ce jeune homme quand il prétendait imiter M. Paturel.
HORACE, voix et mouvement grotesques.
Mais je vous répète, madame, que si je parlais de cette façon-là hors du théâtre, mon directeur aurait le droit de me faire un procès.
LA COMTESSE.
Oh ! comme cela, oui.
HORACE.
Voilà pour la voix. Quant à la bouffonnerie du visage, ai-je besoin de vous dire que cela s’obtient avec du blanc, du rouge et une perruque faite d’une certaine façon et posée de travers.
LA COMTESSE, découragée.
À la bonne heure. Voulez-vous me faire répéter un peu ce rôle, monsieur ?
HORACE.
Certainement, madame, puisque c’est pour cela que je suis venu. Nous commencerons quand il vous plaira...
LA COMTESSE.
Mais tout de suite.
Elle le regarde encore.
HORACE, riant.
Eh bien, madame.
LA COMTESSE.
Enfin, commençons... mais d’abord, une chose très importante. Vous essaierez de me le faire jouer le mieux possible, n’est-ce pas, ce rôle ?...
HORACE.
Sans aucun doute, madame.
LA COMTESSE.
Sans aucun doute. Eh bien, dites-moi... Est-ce que vous allez m’apprendre à... ?
HORACE.
Vous apprendre à... ?
LA COMTESSE.
Non, rien...
HORACE.
Mais, dites-moi, madame.
LA COMTESSE.
Non, rien... je vous demande pardon, je me suis trompée, je n’avais rien à vous dire... Commençons, monsieur.
HORACE.
Commençons, madame ; nous prendrons, si vous le voulez, la scène sur laquelle vous avez eu la bonté de m’interroger tout à l’heure.
LA COMTESSE.
Zerline et Pitou ?
HORACE.
Oui, madame... Zerline est dans un fauteuil, endormie, ou du moins faisant semblant de dormir.
LA COMTESSE.
Oui...
HORACE, avançant un fauteuil.
Voulez-vous, madame... ?
LA COMTESSE.
Est-ce bien ainsi ?...
HORACE.
Oui, c’est très bien... c’est très bien... la tête un peu renversée... et la main... là... sur le bras du fauteuil... Je vous en prie, madame, un peu plus de naïveté, c’est une paysanne... Là... c’est parfait ! J’arrive alors par le fond, moi, Pitou.
Il va au fond.
Et je dis : Elle est seule... si je pouvions m’assurer.
La comtesse se retourne brusquement et regarde.
Je vous en prie, madame, ne vous retournez pas...
LA COMTESSE.
C’était pour voir.
HORACE.
Mais puisque vous ne devez pas me voir. Je vous en prie, madame... « Elle est seule, si je pouvions m’assurer. » Comme je suis bien paysan, moi, vous entendez. « Elle est seule, si je pouvions m’assurer. »
LA COMTESSE.
C’est à ce moment que vous êtes si drôle, il paraît.
HORACE.
Comment ?
LA COMTESSE.
Oui, pendant que vous dites cette phrase, vous descendez un escalier.
HORACE.
En effet, madame, il y a au fond du théâtre un escalier, et je descends.
LA COMTESSE.
On m’a dit qu’arrivé aux dernières marches vous manquiez de tomber, que vous vous rattrapiez à la rampe, que vous glissiez et que vous finissiez par rouler... Je vous en prie, donnez-moi au moins une légère idée.
HORACE.
Et comment voulez-vous que je m’y prenne, madame, pour vous donner... ?
LA COMTESSE.
M. de Bobinet, celui qui doit jouer votre rôle, a essayé hier soir de nous donner une légère idée. Malheureusement, il est tombé tout de son long.
HORACE.
L’exemple n’a rien de particulièrement encourageant.
LA COMTESSE.
Ce n’est pas la même chose, et je suis bien sûre que si vous vouliez...
HORACE.
Mais non, madame, mais non !
LA COMTESSE.
Puisque vous l’avez fait au théâtre, je ne sais combien de fois.
HORACE.
Au théâtre j’ai un escalier que je connais, mon escalier à moi. J’ai toutes mes petites affaires au théâtre, et alors, je ne risque pas... tandis qu’ici... Et puis, en vérité, je vous demande pardon de vous dire cela pour la seconde fois, madame, je pensais qu’il s’agissait de vous faire jouer la comédie, à vous et non à moi...
LA COMTESSE.
C’est vrai, au fait.
Elle se remet dans le fauteuil.
Là... commençons, monsieur.
HORACE.
Commençons, madame.
Jeu de scène interrompu par l’entrée de Joseph.
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que c’est, Joseph ?
Joseph lui remet une carte. Bas à Joseph.
Il est là, M. de Frondeville ?...
JOSEPH.
Oui, madame, M. de Frondeville attend madame.
LA COMTESSE.
C’est bien...
Joseph sort.
C’est un parent de mon mari, monsieur,.
HORACE.
Madame.
LA COMTESSE.
Vous ne m’en voudrez pas si je vous laisse seul pendant un instant... je vais vite le renvoyer.
HORACE.
Ne vous occupez pas de moi, madame, je vous en prie.
LA COMTESSE.
Dans un instant, monsieur Paturel, je serai revenue dans un instant... Vous entendez, monsieur Paturel ?
HORACE.
Oui, madame, j’entends.
Scène III
HORACE
Il regardé autour de lui avec précaution ; dès qu’il est bien sûr d’être seul, il tire de sa poche une brochure pareille à celle que tenait la comtesse.
Repassons-le un peu le rôle de Pitou, repassons-le un peu... cela ne peut pas nuire ! Et qu’on ose, après cela, dire du mal des jeunes comédiennes !... Il est évident que si je n’avais pas eu maintes fois le plaisir de faire répéter Mlle Blanche Taupier, je n’aurais pas, moi, Horace de Ginesty, l’honneur de remplacer aujourd’hui M. Paturel et de faire répéter Mme la comtesse... Il est vrai que jusqu’à présent nous n’avons rien répété du tout, mais à la fin il faudra bien y arriver à cette répétition... et alors... Repassons-le un peu le rôle de Pitou, repassons-le un peu ! « Elle est seule, si j’pouvions m’assurer. » Là-dessus je descends l’escalier... Pourquoi donc tenait-elle à me faire casser le cou ? – Et Zerline est là, dans ce fauteuil... toujours faisant semblant de dormir... et Zerline dit : « Est-ce qu’il ne va pas m’embrasser ?... » Hum ! comment nous y prendrons-nous pour répéter cette scène ?... Elle est vraiment très gentille, cette petite comtesse... et à chaque parole qu’elle dit, elle a si bien l’air de se moquer de moi ! « Est-ce qu’il ne va pas m’embrasser ?... » C’est à cause de cette scène-là que je me suis résigné à couper mes moustaches... il fallait bien ressembler à M. Paturel... « Est-ce qu’il ne va pas m’embrasser... » Enfin, quand nous en serons là, nous verrons... « Est-ce qu’il ne va pas... » Là-dessus je m’approche et je dis... qu’est-ce que je dis... « Ma foi ! tant pire pour le patron ». Voilà une phrase que je ne saurai jamais prononcer comme Paturel... « Ma foi ! tant pire pour le patron » ; je n’y arriverai jamais... Enfin, il n’est heureusement pas nécessaire de ressembler absolument au modèle ; l’important est de savoir, de savoir imperturbablement... et je saurai.
Il marmotte en apprenant le rôle sur la brochure.
Je saurai... je saurai...
La porte s’ouvre, Horace remet brusquement la brochure dans sa poche et prend un des albums qui sont sur la table. Entre la comtesse.
Scène IV
LA COMTESSE, HORACE
HORACE, regardant l’album.
C’est d’Eugène Lami, cela !
LA COMTESSE, comprimant pendant la première partie de la scène une violente envie de rire.
Ah ! vous connaissez aussi... ?
HORACE.
Oh ! oui, madame, je connais. – Eugène Lami, Alfred de Musset. Alfred de Musset, Eugène Lami. Je ne puis voir un dessin de l’un sans qu’il me vienne à l’esprit quelque page de l’autre.
LA COMTESSE.
Et réciproquement, sans doute ? quand vous lisez une page...
HORACE.
Et réciproquement, oui, madame...
LA COMTESSE.
Vous lisez Alfred de Musset, monsieur Paturel ?
HORACE.
Certainement, madame.
LA COMTESSE.
À quel moment donc ?...
HORACE.
Mais, tous les soirs, en sortant du théâtre ; c’est comme cela que je me console de toutes les bêtises que m’ont fait dire mes auteurs...
LA COMTESSE.
Je vous demande pardon de vous avoir laissé seul, monsieur ; maintenant, on ne nous dérangera plus, et nous pouvons répéter tout à notre aise.
HORACE.
Alors, madame, si vous voulez... ?
LA COMTESSE.
Ah ! oui... le fauteuil... Zerline... Sans doute, monsieur, je veux bien.
Elle se replace dans le fauteuil.
HORACE, frisant une moustache absente.
« Ma foi ! tant pire pour le patron... »
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que vous dites ?
HORACE.
Rien, madame... c’est une phrase de mon rôle... Je dis cela pour me remettre au ton.
LA COMTESSE.
Oui... oui. je comprends.
Elle le regarde et manque d’éclater.
HORACE.
Eh bien, madame ?...
LA COMTESSE.
Eh bien, monsieur. Paturel... je vous disais tout à l’heure que l’on avait parlé de vous devant moi, je ne vous ai pas répété tout ce que l’on avait dit... je vous ai laissé croire que l’on avait seulement parlé de votre façon de jouer... cela n’est pas tout à fait exact... Les confidences sont allées plus loin, beaucoup plus loin...
HORACE.
Ah ! alors, madame... ?
LA COMTESSE.
Alors quoi, monsieur ?
HORACE.
Nous ne répétons pas encore ?
LA COMTESSE.
Mon Dieu ! monsieur Paturel, est-ce que vous seriez pressé ?
HORACE.
Moi, pas du tout... madame...
LA COMTESSE.
À la bonne heure ! Donc les confidences sont allées loin, très loin sur votre compte. Elles ont fini même par prendre un caractère tout à fait intime.
HORACE.
Tout à fait intime ?
LA COMTESSE.
Oui. Certainement je ne vous aurais pas parlé de cela tout à l’heure, quand nous ne nous connaissions pas... mais maintenant que nous avons passé une demi-heure ensemble, nous sommes de vieilles connaissances... N’est-ce pas, monsieur Paturel, nous sommes de vieilles connaissances ?...
HORACE, à part, avec inquiétude.
Ah ! çà, qu’est-ce que cela signifie ?...
LA COMTESSE.
Et je puis bien maintenant vous répéter tout ce que l’on a dit...
HORACE.
Tout ce que l’on a...
LA COMTESSE.
Oui, tout.
HORACE, se rapprochant.
Vraiment, madame, je ne serais pas fâché de savoir.
LA COMTESSE.
On a parlé de vos succès.
HORACE.
Sur la scène ?...
LA COMTESSE.
Eh ! non pas sur la scène... de vos succès particuliers, de vos succès d’homme à bonnes fortunes.
HORACE.
Hein ?
LA COMTESSE.
Il paraît qu’il y a peu d’hommes à Paris qui soient aimés autant que vous l’êtes, monsieur Paturel.
HORACE.
Oh ! madame.
LA COMTESSE.
Mais si, mais si, vous êtes adoré, – on me l’a dit, vous êtes adoré.
HORACE.
Oh ! madame.
LA COMTESSE.
Je vous avouerai que d’abord je ne voulais pas le croire...
HORACE.
Ah !
LA COMTESSE.
Mon Dieu, non. Cette idée d’un personnage débitant des calembredaines et malgré cela aimé, aimé à cause de cela peut-être, refusait absolument de m’entrer dans l’esprit, et puis je ne voyais absolument en vous que l’homme aux culbutes, et alors... mais depuis que je vous connais mieux, depuis que je vous ai vu... depuis que j’ai eu le plaisir de causer avec vous...
HORACE.
Madame, madame.
LA COMTESSE.
Je ne vous dirai pas que je comprends absolument...
HORACE.
Ah ! vous ne me direz pas... ?
LA COMTESSE..
Non ; je ne vous dirai pas cela ; mais je vous avouerai que cette idée, qui d’abord m’avait paru tout à fait absurde... me paraît maintenant beaucoup moins extravagante, beaucoup moins inadmissible...
HORACE, à part.
Je ne sais plus où je vais, moi.
LA COMTESSE.
Ainsi, vous êtes adoré, vous en convenez...
HORACE.
Comment, j’en conviens ! mais non, madame ! je n’en conviens pas du tout...
LA COMTESSE.
Ah ! vous avez tort... on m’a donné des preuves, on m’a cité des noms... un surtout... Blanche Taupier...
HORACE.
Oh ! quant à celle-là...
LA COMTESSE.
Une jeune actrice de votre théâtre ; on la dit fort jolie.
HORACE.
En effet, madame, elle est très jolie.
LA COMTESSE.
Beaucoup d’esprit...
HORACE.
Énormément d’esprit ; oui, madame.
LA COMTESSE.
Et, dans toute sa personne, une rare distinction.
HORACE.
Le fait est, madame, qu’il est difficile d’imaginer une personne qui soit plus distinguée que Blanche Taupier.
LA COMTESSE.
Et elle vous aime.
HORACE, modeste.
Oh ! elle m’aime...
LA COMTESSE.
Non ?
HORACE.
Je ne dirai pas qu’elle m’aime, mais enfin, j’ai quelque lieu de croire... Je vous assure, madame, que je ne m’attendais pas du tout à ce genre de conversation. Quant à Blanche Taupier, puisque vous m’avez fait l’honneur de me parler d’elle... j’avouerai, en effet, que j’ai quelque lieu de croire...
LA COMTESSE.
Elle est folle de vous tout uniment.
HORACE.
Oh ! folle.
LA COMTESSE.
Mais si... tout Paris le dit : Blanche Taupier est folle de Paturel !
HORACE, furieux.
Comment folle de Paturel !...
LA COMTESSE.
Voilà ce que dit tout Paris...
HORACE.
Mais pas du tout, madame, pas du tout... Blanche Taupier !... Blanche Taupier est une femme trop...Enfin, Blanche Taupier n’est pas folle de Paturel ! Si Paris dit cela, Paris ne sait ce qu’il dit.
LA COMTESSE.
Vous vous fâchez ?...
HORACE.
Je ne me fâche pas, mais enfin... Blanche Taupier folle de Paturel... par exemple !
LA COMTESSE.
Mais puisque c’est vous qui êtes Paturel.
HORACE.
Ah ! oui, au fait... puisque c’est moi qui suis...
LA COMTESSE.
Est-ce que ce ne serait pas vous, par hasard ?...
HORACE.
Si fait, madame, si fait, c’est moi.
LA COMTESSE.
Pourquoi vous fâchez-vous alors ? Il me semble qu’il n’y a rien là qui doive vous fâcher... Vous devriez, au contraire, être particulièrement flatté de la préférence que vous accorde cette demoiselle, car elle est aimée, m’a-t-on dit, par un homme du meilleur monde, M. de Ginesty.
HORACE.
Aïe !
LA COMTESSE.
Vous connaissez ?...
HORACE.
Pas du tout, madame.
LA COMTESSE.
Ah ! je croyais ; comme vous m’aviez dit que de la scène à l’avant-scène on se connaissait parfaitement... Ainsi, cette Blanche Taupier... ?
HORACE.
Mon Dieu ! madame.
LA COMTESSE.
Eh bien ! monsieur.
HORACE.
Je vous assure derechef que je ne m’attendais pas du tout à ce genre de conversation... mais vous m’interrogez... je répondrai... Cette personne de qui nous parlons, je la connais un peu... Il ne m’appartient pas de dire si elle aime ou si elle n’aime pas ce M. de Ginesty...
LA COMTESSE.
Que vous ne connaissez pas ?...
HORACE.
Que je ne connais pas... Mais ce que je sais bien, c’est que Blanche Taupier est incapable de lui préférer un Paturel !...
LA COMTESSE.
Un Paturel...
HORACE.
Oui, madame, Blanche Taupier est une personne trop distinguée...
LA COMTESSE.
Mais, puisque c’est vous qui êtes Paturel, puisque c’est vous, puisque c’est vous !...
HORACE.
Oui, oui, je sais bien.
LA COMTESSE.
Je comprendrais votre fureur si, au lieu d’être Paturel, vous étiez M. de Ginesty. Est-ce que vous seriez M. de Ginesty, par hasard ?...
HORACE, demandant grâce.
Eh ! madame...
LA COMTESSE, n’en pouvant plus, éclatant.
Mais avouez... avouez donc.
HORACE.
Eh ! oui, madame, je suis M. de Ginesty... et vous le savez bien, il me semble...
LA COMTESSE.
Sans doute, monsieur, je le sais... et je vous prie de croire que, si je ne l’avais pas su, je ne vous aurais pas raconté les jolies histoires que je vous raconte depuis un quart d’heure.
HORACE.
Vous le savez... et comment ?...
LA COMTESSE.
Ah ! vous me permettrez d’abord de vous demander comment il se fait que vous soyez venu chez moi, monsieur.
HORACE.
Mon Dieu, madame, c’est la chose la plus simple du monde.
LA COMTESSE.
Dites alors.
HORACE.
Hier, j’ai vu Mlle Blanche Taupier qui tenait à la main votre lettre...
LA COMTESSE.
Ma lettre !
HORACE.
Oui ; la concierge du théâtre la lui avait remise au lieu de la remettre à Paturel.
LA COMTESSE.
Elle est jalouse, il paraît, Mlle Taupier.
HORACE.
Jalouse... Vous croyez ?... mais non, elle m’a dit que c’était par erreur que la concierge lui avait...
LA COMTESSE.
Ah ! enfin, elle tenait ma lettre.
HORACE.
Oui, madame, et je la lui ai prise cette lettre, et l’idée m’est venue de vous la rapporter moi-même et de jouer cette petite comédie... parce que j’ai pensé...
LA COMTESSE.
Parce que vous avez pensé...
HORACE.
Parce que j’ai pensé que peut-être en écrivant cette lettre... vous aviez été quelque peu...
LA COMTESSE.
Imprudente...
HORACE.
Oui. Et qu’alors il valait mieux...
LA COMTESSE.
Ah ! mais c’est très bien de votre part cela.
HORACE.
Maintenant, je vous en prie, madame... Dites-moi comment vous avez découvert...
LA COMTESSE.
C’est un de vos amis qui vient de me le dire.
HORACE.
Un de mes amis ?
LA COMTESSE.
Monsieur de Frondeville. Il est un peu cousin de mon mari, il savait que ma lettre était tombée entre vos mains, et, à tout hasard, il venait m’avertir.
HORACE.
Et comment avait-il pu savoir ?
LA COMTESSE.
Il était allé chez Mlle Blanche Taupier.
HORACE.
Lui aussi !...
LA COMTESSE.
Je vous navre.
HORACE.
Mais non... pas trop... quand nous étions deux, j’étais tout triste... maintenant que nous sommes trois, cela va un peu mieux.
LA COMTESSE.
Vraiment ? Eh bien causez un peu de cela avec M. de Frondeville, et je pense qu’au bout d’un quart d’heure de conversation vous irez tout à fait bien.
HORACE, saluant.
Je vais retrouver Frondeville et je le prierai de me ramener ici tout de suite et de me présenter.
LA COMTESSE.
C’est fait.
HORACE.
C’est fait ?
LA COMTESSE.
Oui ; tout à l’heure, pendant que vous étiez ici tout seul... je n’ai pas jugé nécessaire de vous déranger pour cela.
HORACE.
Mais alors, madame, si je vous suis présenté...
LA COMTESSE.
Eh bien !
HORACE.
Rien ne s’oppose à ce que je vous le fasse enfin répéter, ce rôle de Zerline.
LA COMTESSE.
J’y compte bien... d’autant plus que je puis vous demander à vous ce que tout à l’heure je n’ai pas osé demander à M. Paturel.
HORACE.
Qu’est-ce donc ?...
LA COMTESSE.
Je vais vous dire : il y a eu ce matin, à propos de cette pièce que nous devons jouer, une très sérieuse discussion entre Mme de Lauwereins, la baronne et moi... La baronne disait oui... Mme de Lauwereins disait non... moi je ne disais rien... À la fin la baronne l’a emporté et il a été décidé qu’en jouant...
HORACE.
Il a été décidé... ?
LA COMTESSE.
Il a été décidé qu’on cascaderait.
HORACE.
Oh !
LA COMTESSE.
Est-ce que vous pourrez m’apprendre à... ?
HORACE.
Certainement.
LA COMTESSE.
Pas trop, cependant ; pas trop... parce qu’enfin vous comprenez...
HORACE.
Sans doute, madame, je comprends... cela dépend surtout du public devant lequel vous devez jouer.
LA COMTESSE.
Mais, monsieur, nous devons jouer devant la plus haute société de Paris !
HORACE.
Devant la plus haute... ?
LA COMTESSE.
Assurément.
HORACE, avec élan.
Oh ! bien... alors,
Se reprenant avec sang-froid.
il ne faut pas aller trop loin... Commençons-nous, madame ?...
LA COMTESSE, dans le fauteuil.
Commençons, monsieur.
HORACE.
Ah !
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que c’est encore... ?
HORACE.
Cette plaisanterie que j’ai voulu vous faire...
LA COMTESSE.
Eh bien ! elle n’a pas réussi.
HORACE.
Je le sais bien qu’elle n’a pas réussi. Si j’avais pu prévoir, c’est moi qui n’aurais pas coupé mes moustaches !
À part.
Cela m’enlève la moitié de mes avantages...
LA COMTESSE.
Commençons-nous, monsieur ?
HORACE.
Nous commençons, madame.
La comtesse se replace dans le fauteuil, Horace va au fond et commence à jouer.
« Ma foi ! tant pire pour la patron... »