Panthée (Alexandre HARDY)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1604.

 

Personnages

 

CYRUS

ARASPE

PANTHÉE

NOURRICE

HÉRAUT

ABRADATE

MESSAGER

 

 

ARGUMENT DE CETTE TRAGÉDIE

 

Après la victoire obtenue par le grand Cyrus n Roi de Perse, sur les Assyriens, Panthée, Dame aussi rare en vertu, qu’accomplie en beauté, femme d’Abradate, Prince de la Susienne, se trouve prisonnière du vainqueur, qui selon sa clémence ordinaire la traite fort humainement, et même informé par la bouche de cette belle prisonnière, de la condition du mari, en fait Araspe sien Capitaine dépositaire, avec exprès commandement de la traiter avec tout le respect qui se peut rendre à une Dame d’honneur. Araspe toutefois ne peut longtemps regarder ce Soleil de beauté, sans ressentir les rayons de son amour dans l’âme, et si vivement, qu’il implore sa pitié, ne laissant rien derrière de ce qu’il s’imagine la pouvoir convertir. Panthée qui préfère la conservation de sa chasteté à celle de sa vie, le refuse courageusement, et sous main fait avertir Cyrus de telle insolente procédure. Ce Prince, de qui la continence égalait le courage, mande Araspe, lui use d’une âpre réprimande, et pourvoyant à la sureté de l’honneur de Panthée, lui gagne si bien le courage, qu’en reconnaissance du bienfait elle tire Abradate son mari au parti de Cyrus, qui le fait chef d’une partie de ses forces : là dessus une bataille se donne, où Crœsus Roi de Lydie est défait, et Abradate victorieux, ayant donné toutes les preuves qui se peuvent désirer de la même valeur, demeure toutefois en la mêlée. Cyrus l’honore d’une pompe funèbre digne de son courage, y assistant en personne, où Panthée sous ombre de faire les effusions sur le corps trépassé de son cher Abradate, se tue de sa propre main, afin d’immortaliser son amour en sa mort. L’histoire est amplement décrite par Xénophon, et par Philostrate après lui.

 

 

ACTE I

 

CYRUS, ARASPE, PANTHÉE

 

CYRUS.

Bel astre de nos jours, favorable à ma gloire,

Contemple par merveille une rare victoire,

Qui l’Asie aujourd’hui courbe dessous mes lois,

Qui couronne aujourd’hui mes belliqueux exploits,

Qui dompte l’Assyrie, et ce bras, un tonnerre,

Oblige à subjuguer le reste de la terre,

Et montre que Cyrus doit régir l’univers,

Monarque nécessaire à ses peuples divers,

Afin que Jupiter dans le trône céleste,

Du côté des mortels n’ait plus qui le moleste,

Afin de retrancher en chaque nation,

Cet hydre qui pullule avec l’ambition,

Qui de plusieurs tyrans exerce la manie,

Et sous moi, leur Alcide, éteint la tyrannie.

En ce brave dessein, vous généreux guerriers,

Pour qui le monde n’a de capables lauriers,

Faites, faites état, que sans reprendre haleine,

Mais avec plus de lucre, et avec moins de peine,

Ils faut ces Lydiens, peuples efféminés,

À leur perte fatale au combat obstinés,

Cerfs, que conduit un cerf nourri dans les délices,

Un voluptueux Prince, esclave de tous vices ;

Il faut, mes compagnons, par manière d’ébat,

Qu’emportés, qu’asservis en ce prochain combat,

Ils nous servent de planche à d’autres entreprises,

Selon l’occasion avec le temps apprises,

Poursuivons seulement un chef-d’œuvre avancé,

Qui ne peut mal finir, étant bien commencé.

ARASPE.

Monarque qui nous sers d’inimitable exemple,

Dessus qui les vertus érigèrent leur temple,

Qui tiens dans ta fortune enchainé le bonheur,

Qui mérites plus qu’homme un immortel honneur,

Poursuis victorieux le notable avantage,

Qui cette part du monde ajoute à ton partage,

Désormais possesseur du sceptre Lydien,

Fais bruire ta valeur au rivage Indien,

Du Scythe au Garamant élargi tes conquêtes,

Le Ciel prêt à tomber n’intimide nos têtes,

Sous ta sage conduite, infatigable Mars,

Nos lauriers chaque jour naissent dans les hasards,

Hasards que ta présence, ainsi qu’elle est divine,

Dissipe plus soudain qu’un Soleil la bruine,

Ou qu’un foudre éclaté, le chef audacieux

Des rocs Cahoniens qui menacent les Cieux.

CYRUS.

Donc tandis qu’une ardeur anime nos gend’armes,

Que l’ennemi vaincu tremble au bruit de leurs armes,

Passons aux Lydiens, peuples mal aguerris,

Peuples dans le limon des voluptés nourris,

Que Crœse effémina parmi son opulence,

Et qui de nos soldats croissent la violence,

Comme quand le lion découvre généreux,

De taureaux engraissés un nombre malheureux,

Adonc la multitude aiguise son courage,

 Et de sa faim sur eux il apaise la rage ;

Ainsi nous achevons sur ce lâche ennemi,

La curée, qui n’est parfaite qu’à demi,

Qu’haleine impatiente une meute guerrière :

Or sans la plus tenir inutile derrière,

Découplons hardiment sur ces lièvres craintifs,

Dessus ces Lydiens qui ne peuvent chétifs,

Vaincre dorénavant leur triste destinée ;

Car toute nation de luxe dominée

Court, aveugle, et peu caute, au naufrage certain

De ses prospérités.

ARASPE.

Notre théâtre humain,

Spectacle plus fréquent sur soi ne représente,

La grêle étaux bourgeons de beaucoup moins nuisante,

La chaleur Syrienne aux mortelles langueurs,

D’un froid aux champs fleuris les poignantes rigueurs,

Que l’oisiveté molle en un peuple reçue,

Oisiveté, qui n’a qu’une honteuse issue,

Mais qui faut d’autant plus ta prudence admirer,

Que sa peste de nous tu sais loin retirer,

Exercés, endurcis aux travaux de la guerre,

Que jour, et nuit sans cesse un corselet enserre,

Et qui par l’habitude admettons une loi

De ne pouvoir sentir de repos dessous toi.

CYRUS.

L’humeur du Prince sert aux sujets de modèle,

Il faut, bon gré, mal gré, qu’ils se forment en elle,

Couard, ils le suivront en sa timidité,

Vaillant, chacun s’efforce à la gloire incité :

Aussi pour mon regard je tien qu’un populaire

Peut légitimement, ainsi qu’il se doit distraire

Du servage importun d’un indigne seigneur,

Qui veut de son Empire ensevelir l’honneur,

Qui ne craint d’employer l’autorité Royale

Es plaisirs dissolus d’une vie brutale :

Me prévienne la mort paravant ce désir,

Premier que vos valeurs je permette moisir,

Et premier que de vaincre avec vous je me lasse ;

Or de peur d’irriter fortune à double pace,

La fortune obtenue il faudra modérer,

De sorte qu’elle n’ait de quoi se colérer :

Pitoyables, cléments à la tourbe captive,

« La clémence jamais de son fruit ne nous prive,

« Elle attire les cours par un céleste aimant,

« Et va des plus félons la rancune charmant ;

Je la veux déployer première en cette Dame,

Que d’un Grand du pays on m’a dit être femme,

Absent de la bataille, et s’il m’en ressouvient,

Qui lieu d’Ambassadeur vers les Bactres obtient ;

Faites-la-moi venir, possible que soustraite

À la lubricité du soldat indiscrète,

Que pudique rendue es bras de son époux,

Il se revengera du bienfait envers nous :

« Une grâce suit l’autre, et leurs mains enlacées

« Signifient un fruit des faveurs avancées !

Dieux ! la voici, son œil me transit de pitié,

Et sa rare beauté m’oblige d’amitié ;

Ne crains belle, un danger horrible d’apparence,

Ma parole te donne une entière assurance,

Tu n’as point rencontré des farouches lions,

Qui surchargent le fais de tes afflictions,

Qui foulent inhumains ceux que fortune opprime,

Et la fureur de Mars ayant pris sa décime,

L’orage est accoisé, ceux qui l’ont survécu

Diront qu’en ma bonté par deux fois j’ai vaincu.

PANTHÉE.

Grand Roi je ne requiers de toi faveur plus grande,

Que faire de non corps une pieuse offrande

Au sac de ma patrie, et qu’il n’en reste rien,

Après l’honneur détruite du sceptre Assyrien,

« La plus cruelle mort vaut mieux que le servage,

« Quelque bénin qu’il soit, à l’homme de courage !

CYRUS.

Tout courage qui cède à une adversité,

Retient je ne sais quoi de la timidité,

« La mort est le recours des âmes misérables,

N’ont de celles qui sont aux malheurs indomptables.

PANTHÉE.

« Depuis que nos malheurs touchent l’extrémité,

« Qu’un espoir de changer en mieux les a quitté ;

« C’est à faire au craintif de désirer la vie,

« Des ennuis mille fois au lieu d’une ravie.

CYRUS.

Sur quel indice as-tu conçu ce désespoir ?

PANTHÉE.

Sur notre liberté, réduite à ton pouvoir.

CYRUS.

Comparant au rebours l’antique servitude,

Vous trouverez la mienne une béatitude.

PANTHÉE.

« La domination du Prince naturel

« Fait trouver aux siens doux ce qu’il a de cruel.

CYRUS.

Oui, selon que l’erreur du commun le présume,

Pendant que le rancœur en cet hydre s’allume :

Mais à soi revenu comme le patient,

Dont le membre pourri par force on va sciant,

Il confesse sa faute, et bénit la journée

De sa franchise échue, à telle destinée,

Vous en serez ainsi, moyennant que constants,

Après ce gros orage attendiez le Printemps.

PANTHÉE.

Ma principale attente est en la sépulture,

C’est mon confort suprême, et ma suprême cure.

CYRUS.

J’ai su que ton époux au combat n’étant pas,

L’Ambassade, des fers l’exempte, où du trépas.

PANTHÉE.

L’Ambassade commis t’apporte la victoire,

Où plus de sang au moins t’en coûterait la gloire,

Mon Abradate armé pour notre liberté,

Eut la presse des tiens combattant écarté,

Ni plus ni moins que l’aigle en fondant de la nue,

Écarte de pigeons une troupe menue,

Sa présence fatale eut influé le cœur,

À ces chétifs, lesquels tu triomphes vainqueur,

Où mort, je lui serais en l’Erebe compagne,

Tous deux francs de misère en la triste campagne.

CYRUS.

Voilà certes amis, un patron de beauté,

De vertu féminine, et chaste loyauté,

Indigne de son sexe, indigne d’être mise

En ce rang méprisé, que la crainte maîtrise :

Nature s’oublia, ne te formant un bras,

Au courage pareil, qu’invincible tu as ?

Et crois que ta réponse a gagné généreuse,

Plus de pouvoir sur moi qu’autre amorce amoureuse,

Araspe je te donne en dépôts ce trésor,

Tu le conserveras plus chèrement que l’or,

Plus que tu ne ferais la lumière céleste ;

Si quelqu’un tant osé l’offensait, je proteste,

L’outrage réputer en mon endroit commis,

Et ne le distinguer des pires ennemis.

PANTHÉE.

Ô Dieux ? qui fléchissez les mortelles pensées,

Mes prières encor vous avez exaucées

Soulagé ma tristesse, un Monarque inspirant

De sauver mon honneur du naufrage apparent.

CYRUS.

Jamais plutôt laurier ma tête n’environne,

Et plutôt un vainqueur m’arrache la couronne,

Que l’asile sacré de ma protection,

Soit en toi violé, où que l’affection

Inique me dispense à te vouloir contraindre

De souiller l’hyménée, et ses statuts enfreindre,

Quoique tes regards puissent contagieux

Couler un doux poison dans l’âme par les yeux,

Ma raison le repousse, et croit victorieuse

Mériter un rameau de palme glorieuse.

PANTHÉE.

N’en doute point Cyrus, dompter ses passions

« Vaut plus, que debeller cent mille nations :

« Celui triomphe plus, qui triomphe du vice,

« Sous son autorité n’admettant l’injustice,

« Que si de l’univers il maniait le frein :

Et tant que tu suivras ce généreux dessein,

Les Dieux te donneront à régir la fortune,

Heureux en tes exploits tu l’auras toujours une,

La victoire suivra tes exploits, de ton lot

Tu rempliras le Ciel, et la terre, et les flots,

Pour confirmation de ta promesse sainte

J’embrasse ces genoux, sureté de ma crainte.

CYRUS.

Araspe, derechef je te commande ici,

Lui faire un traitement digne de mon souci,

Ne souffrir qu’on lui tienne un propos déshonnête,

Je veux que cela soit, au péril de la tête.

ARASPE.

Sire, puis qu’il te plaît la commettre à ma foi,

Je la conserverai plus chèrement que moi.

CYRUS.

L’armée au demeurant de marcher préparée,

Soit de ma volonté par toi-même assurée,

Sans bagage quelconque, et sans encombrement,

Qui nous puisse causer aucun retardement.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARASPE, PANTHÉE

 

ARASPE.

Agité du flambeau d’une aveugle furie,

Perclus de mouvements, ma constance périe :

Réduit à n’espérer qu’un honteux désespoir,

Réduit à désirer ma ruine, et la voir ;

Fut-il onc un désastre, un malheur mémorable,

À la fière rigueur de mon sort comparable ?

Araspe, pauvre Araspe, hélas ! que n’as-tu pris

Plutôt à gouverner le terrestre pour pris :

Que geôlier établi d’une beauté captive,

Beauté, je le dirai, la plus belle qui vive,

Tomber en ses liens, t’enferrer de ses fers ;

Quels extrêmes tourments n’ai-je depuis soufferts ?

Chagrin, triste, pensif, solitaire, malade

Et de l’âme, et du corps, par sa sorcière œillade ;

Œillade qui décoche un reste de chaleurs

À travers les nuaux de ses humides pleurs,

Œillade qui sans doute embraserait le monde,

Si son œil retenait cette larmeuse bonde :

Œillade qui piteuse un rocher transirait,

Que pour prendre les cœurs apostée on dirait :

Œillade qu’un escadron d’autres beautés divines,

Mises à nonchaloir, accompagnent voisines :

Ce poil d’or crépelu, qui sans ordre flottant,

Va sur un col neigeux sans ordre voletant,

Ce front ainsi vouté, qu’Iris le sien déploie,

Quand la pluie annoncer sa maîtresse l’envoie :

Un vermillon de joue, emperlé de ses pleurs,

De telles que l’Aurore épanche sur les fleurs,

Une bouche de rose aux soupirs éternelle,

Qui s’ouvrant, les baisers dessus ses bords appelle,

Et ce tertre jumeau d’un petit sein mouvant

À l’accord des sanglots qu’elle soupire au vent.

Ô récit insensé ! je me la remémore,

Afin que ce vautour plus cruel me dévore,

Qu’amour plus affamé se paisse de mon cœur,

Qu’amour de mes désirs demeure le vainqueur ?

Mais une loi du Prince expressément reçue,

De ne la polluer seulement de la vue,

N’aggraver sa tristesse en aucune façon,

Mes adultères feux doit réduire en glaçon !

Il se faut là résoudre, il y va de la tête,

Cyrus n’ayant osé jouir de sa conquête,

J’entreprendrais sur lui, commettant un forfait

Expiable du sang de celui qui l’a fait.

Cyrus peut tout sur moi, hormis de me défendre

D’aimer cette étrangère, et son vouloir entendre,

Conjurer son amour, lui racontant le mien,

Consacrer ma fortune, et mon salut au sien :

Déesse de visage, elle n’aura pas l’âme

Telle qu’une lionne, impassible à ma flamme :

Mon grade qui du Roi seconde la grandeur,

Pourra de cette glace échauffer la froideur ?

L’échauffer ? nullement, l’amitié conjugale

Ne permet d’ébranler sa chasteté loyale !

Abradate éloigné recèle ses plaisirs,

Abradate est l’objet de ses chastes désire,

Abradate revient en sa bouche à toute heure,

Abradate immuable en ses grâces demeure :

Que ne suis-je Abradate ? heureux qui que tu sois,

Les faveurs d’un grand Dieu, voire plus tu reçois,

La voici, quand Cyrus du feu de sa colère

Convertirait mon corps en cendreuse poussière,

Je lui vais mon tourment amoureux déceler ;

Veux-tu doncques en pleurs tes beautés distiller,

Sacrilège, offensant le Ciel, et la nature,

En ce chef-d’œuvre saint, que le deuil défigure ?

Chaque chose a son terme, et les maux avenus

Ne nous doivent causer des regrets continus.

PANTHÉE.

Pour des maux infinis ma plainte est infinie.

ARASPE.

Tes maux vont expirer en ta prison finie.

PANTHÉE.

Plut au Ciel rigoureux, que ma captivité

Retirât le pays de sa calamité.

ARASPE.

Paisible désormais sous des lois équitables,

Il pourra réparer ses pertes lamentables.

PANTHÉE.

Comment les réparter, veuf de sa liberté ?

Couvert du sang des siens, et presque déserté ?

Joint qu’un autre sujet ajoute à ma misère,

De ne voir la personne au monde la plus chère,

Ne la voir, et l’avoir compagne du malheur,

Dont elle partirait à moitié la douleur ?

Tel désastre avec lui deviendrait insensible,

Qu’autrement supporter il ne m’est pas possible.

ARASPE.

L’apparence y est grande, au giron d’un époux

Le fiel de tes ennuis se trouverait plus doux :

Mais prudente, supplée à telle solitude,

Décharge-toi sur moi de telle servitude,

Use de ton pouvoir sur un esclave acquis,

Tu obtiens tout sur moi, paravant que requis.

PANTHÉE.

Le but de ma requête est facile à permettre,

Qu’aucun de mes regrets ne vienne s’entremettre.

ARASPE.

Je souffre en ta souffrance, et la puis alléger

Si de l’humanité tu ne veux t’étranger.

PANTHÉE.

Et que fait le vouloir d’une pauvre captive ?

En quoi te puis-je aider, à l’extrême chétive ?

ARASPE.

D’un céleste secours, qui r’anime les morts,

Et que je nommerais sans un petit remords.

PANTHÉE.

« Le remords est l’éclair avant-coureur du vice.

ARASPE.

Vice, selon l’erreur qu’un scrupule nous glisse,

Vice, que la nature introduit vertueux :

Sache que mon amour n’est point voluptueux,

J’adore tes vertus en la rare constance,

Qui fait à des malheurs si brave résistance :

Ta piété me plaît en l’amour conjugal,

Préférable vraiment, et à l’autre inégal ?

Mais ainsi qu’au défaut de Phœbus qui se cache,

Sa sœur du pèlerin parachève la tâche,

Lui prête les rayons de sa brune clarté,

Et souvent au chemin le remet écarté,

À quelle occasion n’oserais-tu discrète,

Me prêter faveur d’une amitié secrète ?

PANTHÉE.

Araspe garde-toi d’entamer suborneur,

Un propos plus avant, contraire à mon honneur.

ARASPE.

Qu’appelles-tu l’honneur ? un songe ridicule,

Qui du bien souverain des plaisirs nous recule,

Qui laisse évanouir le plus beau de nos jours,

En une peur d’enfant, et qui n’a point de cours

Sinon depuis que l’homme atteint de jalousie,

Ombrage du pouvoir des lois sa frénésie.

PANTHÉE.

Las ! donne-moi la mort plutôt que ce propos

Persiste de troubler mon pudique repos.

ARASPE.

Je m’en désisterai, si tu me rends la vie,

Que ta douce beauté m’a naguère ravie.

PANTHÉE.

Ne te souvient-il plus du mandement exprès

De ton Roi là dessus, qui te touche si près ?

ARASPE.

Un Dieu plus fort que lui me tient sous sa puissance,

Qui m’absout du péché de désobéissance.

PANTHÉE.

Tu réfères un crime à l’équité des Dieux,

Un crime, qui leur est entre tous odieux.

ARASPE.

Oui, comme si Jupin chez la troupe céleste,

Se souciait beaucoup d’adultère, où d’inceste.

PANTHÉE.

« L’humaine impiété ne craint de blasphémer,

« Pour se licencier au vice, et l’animer.

ARASPE.

L’amitié qui provient d’une si belle idée,

Ne peut qu’elle ne soit de la vertu guidée,

Son principe fondé sur ta perfection,

Ne montre qu’une noble, et sainte affection.

PANTHÉE.

Deux contraires à toi directement s’opposent,

Ma tristesse, et les lois, qui sous l’hymen reposent.

ARASPE.

Ô jour pernicieux ! mariage inventé

D’un Phalare, par qui l’innocent tourmenté

Supporte d’ordinaire une fin précipite,

Les peines d’Ixion ta cruauté mérite.

PANTHÉE.

La volupté toujours nous laisse un repentir,

Lorsque sans fruit, contrainte elle vient à sortir,

Comme l’humeur malin d’une fièvre a sa crise,

Sans ulcérer la peau ne lâchera sa prise.

ARASPE.

Pense avant le refus ce que pour toi je puis,

Qui le même Cyrus en son absence suis.

PANTHÉE.

Eusses-tu sur le chef cette triple couronne,

Qui le fils de Saturne en trois lieux environne,

Ma chasteté ressemble un rocher dans les flots,

Qui ne fait de leurs coups que s’accroître de lots,

Triomphe autant de fois, qu’écumeux de colère

Ils crèvent l’abordant, et rebroussent arrière.

ARASPE.

L’orgueil de ce mépris contrarie à ton sort.

PANTHÉE.

Qu’ai-je affaire de toi, qui désire la mort ?

ARASPE.

Ne la désire point, possible que honteuse,

Elle te préviendra, farouche, dédaigneuse.

 

 

Scène II

 

PANTHÉE, NOURRICE

 

PANTHÉE.

Ô pitoyables Dieux, mon suprême refuge,

Qui voyez mon honneur à un brigand commis,

Qui ma pauvre patrie au sépulcre avez mis ;

Hélas ! faites du moins que ce bien me demeure,

Qu’avec ma chasteté trop contente je meure :

Une appréhension des malheurs à venir,

Des périlleux assauts qu’elle doit soutenir,

Me glace tous les sens, hé ! Cieux je suis perdue.

NOURRICE.

Qui vous a ma chère âme à ces plaintes rendue ?

Pour quel nouveau sujet vos sens ainsi troublés,

S’exhalent dites-moi, ces sanglots redoublés ?

Serait-ce un souvenir des liesses passées ?

Où la peur du futur empreinte en vos pensées ?

PANTHÉE.

Mes malheurs du passé me sont un heur au pris

De l’encombre cruel qui trouble mes esprits.

NOURRICE.

Hé ! Dieux ! que saurait-on s’imaginer de pire ?

PANTHÉE.

La perte du bien seul, qu’ores mien je puis dire.

NOURRICE.

Vous me tuez, voilant ce sinistre accident.

PANTHÉE.

Veux-tu que je réfère un discours impudent ?

Discours, qui me rougit le visage de honte,

Lorsque m’en souvenant à moi je le raconte.

NOURRICE.

Au contraire, un honneur vous vient de raconter,

L’infortune honteux que voulez éviter.

PANTHÉE.

Araspe transporté d’une fureur brutale,

Foule aux pieds infracteur l’ordonnance Royale,

Tente ma chasteté, me presse, me poursuit

Pour complaire à l’ardeur lubrique qui le suit,

Résolu, ce qu’il n’a su faire de prière,

Par force l’obtenir.

NOURRICE.

Opposons de barrière,

À sa témérité, la clémence du Roi,

Cyrus ne permettra qu’on viole sa foi :

Elle porte un destin d’arrêt irrévocable.

PANTHÉE.

L’énorme pesanteur du souci qui l’accable,

Tant d’affaires présents l’empêcheront d’ouïr

Notre juste complainte, on ne peut pas jouir

De l’oreille des Rois comme d’un populaire.

Considère d’ailleurs quel est notre adversaire ;

Son tout, son compagnon d’Empire (peu s’en faut,)

Qui méprise l’effort de ce léger assaut,

Qui lui suadera d’un mot de flatterie,

La vérité plus claire être une menterie,

Hélas ! nous balançons en semblable danger,

Implorant son secours, comme à le négliger.

NOURRICE.

Non, non, vous vous trompez, un Prince magnanime

N’endure sa faveur autoriser un crime ;

Ce qu’il ne s’est permis, il ne permettra pas,

Aux vices d’un sujet qui marche sur ses pas,

Laissez-lui-moi sans plus présenter la requête,

Que je pleige accordée au péril de tête.

PANTHÉE.

Va donc ô mon soulas ! abondante de pleurs

Le conjurer au nom de mes cuisants malheurs,

Par la créance mise en sa promesse sainte,

Qu’il lui plaise empêcher qu’elle ne soit enfreinte,

Offre pour la rançon de ma pudicité,

Mon sang, et tout tel pris qu’il aura limité,

Qu’il m’arrache des dents de ce loup infidèle,

Et que chaste on m’expose à la mort plus cruelle.

Hâte-toi lentement, et discrète fais tant,

De ne fier qu’à lui ce secret important,

De peur que du serpent on n’enfiellât la haine,

Si mon malheur rendait ton entreprise vaine.

NOURRICE.

N’en ayez point de peur, les Dieux seront pour vous,

Car sur un chef toujours ne flambe leur courroux.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CYRUS, ARASPE, NOURRICE, PANTHÉE, HÉRAUT

 

CYRUS.

Jeux ! que l’infirmité des mortels misérables

Commet journellement d’erreurs irréparables !

Que le plus vertueux est sujet à broncher

Dans ce gouffre alléchant des plaisirs de sa chair.

Araspe irréprochable au reste de sa vie,

Duquel on eut ailleurs la prudence suivie,

Contre mon mandement qui porte son destin,

A gauchi du devoir, s’est rebellé mutin !

Ma parole immuable accuse de parjure,

Offense surpassant toute espèce d’injure ;

Une faute commise en mon particulier,

Rémissible aisément je voudrais oublier,

Mais où vole en public l’éclat d’une injustice,

Où mon autorité sert de voile à son vice,

Où ma gloire pâtit pour ses cupidités,

Je doute quels tourments il n’a point mérités,

Je doute s’il y a fidélité, service

Qui tombe en contre poids de l’horreur de son vice,

Si je me dois montrer moins juste, que clément,

À ne le châtier qu’en discours seulement.

NOURRICE.

Sire, il s’est contenté d’une amoureuse amorce,

Et n’usant point d’effort n’a mérité de force.

CYRUS.

Sa volonté mauvaise est autant que l’effet.

NOURRICE.

Le supplice assorti répond à ce forfait,

Elle hors du péril de sa crainte délivre.

CYRUS.

Je veux que cela soit, et qu’il apprenne à vivre,

Soldats, quelqu’un de vous Araspe mande ici,

Et que sa prisonnière il nous amène aussi.

NOURRICE.

Monarque, qui n’eus onc de pareil que toi-même,

Suprême de bonté, de vaillance suprême,

Tempère ton courroux, un crime à perpétrer,

Quasi sans demander doit sa grâce impétrer,

Lors principalement que l’auteur le mérite :

Me confonde le Ciel plutôt que je t’irrite,

Contre un homme éprouvé, que tu trouves n’avoir

Transgressé qu’en ceci les bornes du devoir :

Je jugerais pour moi selon l’expérience,

Qu’un remords a déjà pressé sa conscience,

Plus cruel que tourment qu’on lui puisse inventer,

Doncques à la rigueur ne le veuille traiter.

CYRUS.

Mon conseil ne dépend de celui d’une femme,

Et ma juste censure ès actes de diffame,

Marche d’ordre réglé comme l’astre du jour,

Le voici, palissant où de crainte, où d’amour.

Araspe, l’attentat de ta lubrique audace,

Ton prier dissolu conjoint à la menace,

Aux dépens de l’honneur de moi ton souverain,

Confesse, qu’il n’y a de supplice inhumain,

De tortures au monde égales à l’offense,

Quoi que la volupté t’annule ma défense,

Que l’exemple donné, l’exemple de tenir

Sa chasteté captivé, et de m’en abstenir,

N’ait refréné l’ardeur de ta flamme insolente ;

Si jamais telle faute à moi se représente,

Tu me reconnaîtras ennemi capital,

Et tardif maudiras ton appétit brutal.

Ne crois belle au surplus, que ma colère feinte

Par manière d’acquit satisfasse à ta plainte,

L’effet sera témoin de quel pied j’ai marché,

Combien à contrecœur me revient son péché,

Libre dorénavant dessus ta foi remise,

Je te laisse garder ta chasteté commise ;

Aucun n’entreprendra de te violenter,

Qui ne veuille au supplice éminent se jeter,

Tant que de ton époux la prochaine venue,

Dessous mon sauf-conduit naguères obtenue,

Apporte la rançon de ta captivité,

Ainsi que vous prescrit des armes l’équité.

PANTHÉE.

Face le Ciel plus doux, que mon cher Abradate,

Et moi, ne te payons d’une espérance ingrate,

Que ce commun bienfait produise référé,

Le fruit à ta grandeur d’un heur inespéré :

Que si le mauvais sort décevait mon attente,

Que je ne vinsse à bout du dessein que je tente,

Dieux rémunérateurs d’un acte de vertu,

Pourvu que mon pais re relève abattu,

Donnez à ce Héros, à ce pieux Alcide,

Que l’Univers dompté ne reçoive autre bride,

Que sa gloire s’accroisse autant comme ses jours,

Et qu’en tous ses exploits il prospère toujours.

CYRUS.

Depuis que la vaillance au mal se licencie,

Elle change de nom, sa louange obscurcie ;

Ce n’est qu’une fureur, où les ferres des bois

Ont sur nous l’avantage, et nous passent cent fois :

« Il faut que la raison nos actions tempère,

« Leur servant d’un flambeau d’éternelle lumière,

« D’elle l’humanité s’engendre aux braves cours,

« Ôtant la cruauté de leurs gestes vainqueurs,

Cruauté, proprement mère de couardise ?

Mais d’où nous peut venir ce héraut que j’avise ?

HÉRAUT.

D’Abradate transmis devers ta Majesté,

Dessous ton assurance il arrive apprêté,

Suivant le sacré droit qui s’observe à la guerre,

D’affranchir sa moitié que captive on enserre,

Composer de rançon telle qu’il te plaira,

Car faute de moyens, plutôt il te lairra

Son cœur, son sang, sa vie, et sa foi pour otage,

Qu’en des fers vergogneux elle soit davantage.

PANTHÉE.

Ces fers, mon grand ami, dessous un tel seigneur

Sont une liberté magnifique d’honneur,

Les favoris des Dieux tombent en mon désastre,

Pareils captifs ne sont nés que sous un bon astre.

HÉRAUT.

Madame, excusez-moi, l’ardente affection

Vous voyant, m’aveuglait en ma légation,

J’ai dit de mot à mot ce que ma charge porte,

Un fidèle héraut en use de la sorte.

CYRUS.

Va toi-même avec lui ta rançon composer ;

Va ses erreurs finis, ton Ulysse baiser.

Voudrais-je de rançon que votre bienveillance ?

Ta grande chasteté, le bruit de sa vaillance,

Méritent par dessus un avare profit,

Et en toi l’obliger à ma gloire suffit.

PANTHÉE.

Grand Roi, je m’emploierai de ma force, à te faire

Un fidèle sujet d’un mortel adversaire,

Mes prières n’auront vers lui plus de pouvoir,

Si tes commandements il ne vient recevoir.

CYRUS.

En ce cas je rendrais sa fortune aussi belle,

Qu’autre qui se rencontre en la troupe mortelle,

Oui tu l’assureras hardiment de ma part,

Qu’onques il ne courra de plus heureux hasard.

 

 

Scène II

 

ABRADATE, PANTHÉE

 

ABRADATE.

Il n’y a point de maux, que l’homme de constance

Ne puisse surmonter avec sa résistance,

Alors que du naufrage il recourt son honneur,

Le joug impérieux d’un barbare Seigneur,

La perte de grandeurs, de biens, d’amis, de frères,

De fortune, ne sont que sagettes légères,

Voire la mort qu’on tient plus affreuse de tous,

En un juste cause est un breuvage doux !

Hé ! qu’elle m’eut été beaucoup moins douloureuse,

Que le ver qui se paît de mon âme peureuse,

Bourrelle jalousie où me transportes-tu ?

Panthée, on parangon de pudique vertu,

Son corps abandonner de crainte à l’adultère ?

Mais quelle chose au pris de vivre nous est chère ?

Ainsi je reprendrais compagne de mon lit,

Un reste d’ennemis approuvant son délit ?

Ainsi je baiserais une bouche pollue

D’adultères baisers, et d’ardeur dissolue ?

Non, cela ne se peut. Panthée fût depuis,

De regret dévalée aux Avernales nuits,

Dans son sang généreux eut l’offense lavée,

Puis l’amour des grands Rois vainement captivée,

Paraît incontinent, étincelle partout :

Mais la voici, le sang d’affection me bout,

À peine que mes yeux de larmes je tempère.

Doncques je te revois mon Euridice chère ?

Un enfer t’a permis revenir à mes yeux ?

S’éclatent désormais en ruine les Cieux,

Que l’Univers retombe en sa masse confuse,

J’expirerai content, mes veux n’ont plus d’excuse.

PANTHÉE.

Mon cœur, j’en suis ainsi, te touchant, te voyant,

Je doute de mon heur, je ne le vais croyant,

La joie ne transit, et m’ôte la parole,

Arrête d’un baiser mon âme qui s’envole.

ABRADATE.

Comment t’es-tu portée en ta captivité ?

PANTHÉE.

Comme une tendre fleur, que Phœbus a quitté,

Comme un poisson privé de sa demeure humide,

Comme un esprit errant au port Acherontide,

Comme une tourterelle, après que l’oiseleur

A ravi sa moitié, mais heureuse en malheur,

Heureuse de tomber en la main d’un Monarque,

Digne de n’encourir les rigueurs de la Parque,

Invincible aux humains, et à ses passions,

Père des affligés en leurs oppressions,

Bref, l’abrégé parfait des vertus de ce monde,

À qui je dois l’honneur, et la vie seconde.

ABRADATE.

Vraiment à ton rapport un miracle pareil,

Ne se pourrait trouver sous le tour du Soleil

Même en ce siècle dur, où le vice foisonne,

Et les cerveaux plus sains de sa peste empoisonne,

Un vainqueur de ce grade, en l’avril de ses ans,

Près de toi ne sentir les aiguillons cuisants,

Qui rebellent la chair de notre obéissance ?

Cela me sentirait son siècle d’innocence.

PANTHÉE.

Sente ce qu’il voudra, je n’ai reçu de lui,

Que toute courtoisie en ce lugubre ennui,

Non content de vouloir sa volupté restreindre,

Mais de qui mon honneur avait bien plus à craindre.

ABRADATE.

Qu’il n’a point de propos tâché de t’ébranler ?

PANTHÉE.

Onc je ne l’entendis que chastement parler.

ABRADATE.

Ni des flatteurs commis la ruse maquerelle ?

PANTHÉE.

Contre eux pour ce sujet il a pris ma querelle.

ABRADATE.

Ô grande continence ! ô magnanime cœur !

Encore sommes-nous heureux de ce vainqueur.

PANTHÉE.

Il n’est moins libéral, que continent, et sage.

ABRADATE.

De qui je te supplie as tu ce témoignage ?

PANTHÉE.

Ma rançon qu’il dédaigne, en fait assez de foi.

ABRADATE.

Que sans rançon délivre il te renvoie à moi ?

PANTHÉE.

Délivre sans rançon, et pudique rendue,

(J’en atteste des Cieux la lampe suspendue)

Il t’offre à son service un honorable rang.

ABRADATE.

Certes je lui voudrai, (l’honneur du pays franc,)

Humble sacrifier ma vie, en récompense

Du signalé bienfait que sa grâce m’avance.

PANTHÉE.

On doit, je le confesse, au pays un amour

Charitable et pieux jusques au dernier jour,

Son salut préférable oblige nos courages,

De mourir généreux en vengeant ses outrages ;

Il nous prête la vie, et en la lui rendant

Nous n’acquittons qu’un prêt à la gloire tendant.

« Aucun n’est toutefois tenu de l’impossible,

« Ni lutter du destin la puissance invincible,

« La volonté suffit es affaires ardus,

« Et par trop s’obstiner plusieurs se sont perdus.

À quoi profitera désormais, je vous prie,

Cette inclination dévote à la patrie ?

Dénués du pouvoir de lui donner secours,

Les empires mortels ont un certain décours,

Changent de l’un à l’autre, et la cause ignorée

Est au sacré vouloir du destin referee,

Gardons d’y résister, son courroux irrité

Foudroie tôt où tard une témérité.

ABRADATE.

L’affection t’inspire un conseil, ma Panthée,

Propre à se relever, son infamie ôtée !

Il est selon le temps, non selon la raison.

Cuiderais-tu Cyrus aimer la trahison ?

N’était pour établir sa neuve tyrannie ?

Sa générosité ce pouvoir lui dénie,

Aux traitres on promet, mais que doit-on tenir,

« À ceux, desquels on craint autant à l’avenir ?

À ces roseaux pliés à tous vents d’espérance,

« L’assurance vers eux est n’avoir d’assurance.

PANTHÉE.

Appelles-tu trahir un état accablé

Sous le faix des malheurs ! un océan troublé

D’orages assidus, où jamais la bonace

N’aplanira des flots la coléreuse face ?

Si c’était trahison, du moins tu ne trahis,

Qu’après les Cieux cruels, ton désolé pays.

Premier ils ont quitté son antique tutelle,

Ils l’ont laissé tomber d’une chute mortelle,

Que vaillance, devoir, courage, piété,

Ne saurait relever ayant jadis été.

ABRADATE.

Le reflux coutumier des fortunes mondaines

Éblouit nos esprits en ses courses soudaines,

Où la prospérité maintenant florissait,

L’adversité sa place à même heure reçoit,

« Un vent plus incertain sur l’onde ne se joue,

« Que fortune mouvant son inconstante roue.

Cyrus nous a vaincus, peut-être que tantôt

Il ne restera rien devant nous de son ost,

« Le sort, autant que Mars aux batailles, préside,

« Et le pouvons loyal éprouver de perfide.

PANTHÉE.

Qui se verrait encor des bataillons sur pieds,

Toucherait un secours de puissants alliés,

Reprendrait abattu le courage d’Anthée ?

Tu n’aurais de sujet de croire ta Panthée,

D’admettre son avis funeste à tes lauriers,

Mais la terre engloutit la fleur de nos guerriers

Aucun n’est demeuré capable de défense,

Il ne reste à nos yeux qu’une orpheline enfance,

Qu’un nombre langoureux de vieillards décrépits,

Nos voisins sont de crainte en leur borne tapis,

Qui tâchent d’écarter ce ténébreux nuage,

Plutôt que l’attirer chacun dessus sa plage.

ABRADATE.

« L’extrémité produit de merveilleux effets.

PANTHÉE.

Non pas chez des captifs entièrement défaits,

Abandonnés du Ciel, et du secours des hommes,

Totalement perdus, ainsi comme nous sommes.

ABRADATE.

Au pis, nous avons plus d’honneur à nous ranger

En la sujétion du plus vil étranger,

Servir la cruauté des peuples de Borée,

Celle des Nasamons en l’Afrique altérée,

Que de prêter le col au félon ravisseur

De nôtre liberté.

PANTHÉE.

C’est pourtant le plus sûr,

Tu appelles félon qui hait la félonie,

Qui n’a de cruauté sa victoire ternie,

Qui combat pour la gloire, et non pour le butin !

Mon heur, par le saint nœud qui joint notre destin,

Par la première ardeur de nos jugales flammes,

Par l’immuable amour qui vit dedans nos âmes,

Par la compassion des travaux endurés,

Par ma juste prière, et ces yeux éplorés,

Laisse-toi, laisse-toi fléchir à ma poursuite,

Embrasse une fortune égale à ton mérite,

C’est elle quitte prie, elle qui te semons.

Qui te veut établir d’un grand Roi le second,

Ce faisant mon espoir tu gagnes en ta perte,

Notre prospérité au triple recouverte,

Tu nous mets à l’abri de l’orage grondant,

Et ne pus encourir blâme que de prudent.

ABRADATE.

Il l’appréhende des Dieux la colère future.

PANTHÉE.

Une irrésolution t’imprime cet augure,

Imaginant de crime où il n’y en a point,

Pourvu que tu me sois exorable en ce point

Sans craint dessus moi je changerai leur haine,

Permets que vers le Roi de ce pas je te mène,

Plus joyeux de t’avoir à son service acquis,

Que qui lui donnerait le trésor plus exquis.

ABRADATE.

Ha ! que de ton pouvoir envers moi tu abuses,

On m’a beau pallier ce changement d’excuses,

De moi, je ne crois point qu’il puisse prospérer,

Où sa prospérité ne doit longtemps durer.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PANTHÉE, NOURRICE

 

PANTHÉE.

tremblotante d’effroi nourrice, je trépasse,

Mes membres dénoués me deviennent de glace,

Mes poumons haletants me refusent la vois,

Je suis comme une feuille en la cime d’un bois,

Sujette à tous les vents, qui de fortes haleines

Enterrent sa verdure en leurs ombreuses plaines ;

Pour néant je m’essaye à rompre ce soupçon,

Il me revient suivi d’une horrible frisson,

Comme qui du Soleil couperait la lumière,

Après l’ombre écartée elle retourne entière,

Hélas ! pauvre Abradate, il y va de ta mort,

Ma peur est le vouloir prophétique du sort.

NOURRICE.

Notre félicité ressemble insatiable,

Un gouffre qui dévore en son creux effroyable

Tout indifféremment, et ne peut inhumain,

Étancher accoisé son implacable faim ;

Nous la mépriserons au comble parvenue,

Voilà pourquoi plusieurs ne l’ont guère tenue,

Ingrats envers les Dieux, qui ne surent user

De leurs dons, comme il faut, et sans en abuser :

Dites-moi désormais le sujet de vos plaintes,

Dessus quoi vous fondez ces volontaires craintes.

En liberté remise, Abradate aujourd’hui,

À peine reconnaît Cyrus plus grand que lui

Chef d’une belle armée il commande, il dispose

De tout ce qu’il lui plaît, sans qu’aucun s’y oppose :

Nous n’attendons que l’heure à le voir retourner

Vainqueur des Lydiens, à le voir couronner ;

Admiré, caressé plus qu’il ne l’est encore,

D’un Monarque étranger, qui sa valeur adore,

Sont-cela des sujets de nouvelles douleurs ?

PANTHÉE.

« L’épine suit l’odeur des plus aimables fleurs,

« L’apparence du bien d’ordinaire nous trompe,

Ce superbe appareil d’une guerrière pompe,

Les faveurs de Cyrus ne l’empêcheront pas,

(Si Cloton le voulait) de courir au trépas !

Si Cloton le voulait ? ha ! nourrice, je pâme,

Pour l’appréhension que j’en ai dedans l’âme.

NOURRICE.

Quel présage auriez vous qu’une extrême amitié ?

Qu’un désir de courir après votre moitié ?

Ne longer de ses bras, de son sein, de sa bouche,

Mais l’honneur le défend, et de plus près lui touche.

PANTHÉE.

Mon présage consiste en divers incidents,

Qui nous vont un malheur notable précédents,

La propre nuit qui fut dernière à mes délices,

Quoique diverti d’amoureuses blandices,

Il emplissait le lit de sanglots continus,

Ignorant le motif dont ils étaient venus ;

Mainte fois j’informai leur source douloureuse,

M’attachai suppliante à sa lèvre amoureuse,

Il ne sut que résoudre autre chose, sinon,

L’envie qu’à son heur portait quelque démon,

Et ce peu de remords qui restait en son âme.

D’acquérir des grandeurs reprochables de blâme :

Consolant au moins mal sa tristesse, un sommeil,

L’un à l’autre enlacez nous enveloppa l’œil,

Quasi jusques au point que l’aube retournée

Laisse de son Tithon la couche infortunée,

Que l’oiseau vigilant nous amène le jour,

Que Morphée chez nous fait un nouveau séjour,

Et qu’il ouvre la porte aux songes prophétiques,

Aux songes prédisant les malheurs domestiques !

Lors une grêle voix telle que des esprits,

Sa clameur en ces mots à peu près a compris :

Soûle-toi de plaisirs, désastreuse Panthée,

Tandis que tu en as la moisson souhaitée.

Caresse ton époux pour la dernière fois,

Vainqueur sa brave mort couronne ses exploits,

Tu ne le reverras qu’aux plaines Élysées,

Où se réuniront vos âmes divisées,

Les vierges de l’Erebe ont décrété sa mort,

Il faut que les mortels fléchissent à leur sort,

Prends son dernier Adieu, represse-lui la lèvre ;

À ces mots éveillée en une ardente fièvre,

Peureuse j’obéis à son commandement,

De mes pleurs arrosant Abradate dormant.

NOURRICE.

Une conception de crainte en la pensée,

Vous a cette figure au sommeil retracée

Rien n’est de plus fréquent, ni moins à redouter,

Et n’avez en cela de quoi vous attrister.

PANTHÉE.

Aussi n’ai-je reçu d’une ombre décevante,

L’augure infortuné qui le plus m’épouvante,

Maint prodige d’ailleurs conforme à ce malheur,

Augmente y repensant ma craintive douleur !

Je sentis à l’adieu sa bouche être de glace,

Une froide sueur lui coulait par la face,

Les cheveux hérissés lui demeurèrent droits,

Et aux extrémités ses membres furent froids.

Revenu de ce spasme il me dit à l’oreille,

Quelque accident nouveau le Ciel nous appareille,

Je n’espère jamais, mon âme te revoir,

Adonc il fuit mes yeux disposés à pleuvoir,

Me contristai-je à tort, rapportant ce présage,

Capable d’ébranler le plus ferme courage ?

NOURRICE.

« Notre caduque vie a son cours ordonné,

« Les Parques ont pouvoir sur tout ce qui est né,

« Se moquent de nos soins, et de nos défiances,

« Trompent quand il leur plaît nos folles prévoyances,

Attrapent de leurs dards notre terme expiré,

Si qu’ayant là dessus un siècle soupiré,

Vous ne révoquerez leur sentence fatale,

Fussiez-vous cent fois plus qu’une Alceste loyale,

Monseigneur est mortel, tributaire à Charon,

Qui dedans même nef, et d’un même aviron

Traverse les pasteurs, et les Rois de la terre,

Faites donc que ce deuil importun se resserre,

Attendez constamment ce qui doit avenir,

Et que l’on ne saurait nullement prévenir.

PANTHÉE.

Oui, oui, je l’attendrai, je proteste d’attendre

Le succès de ton sort, Abradate, et le prendre,

Toi vivant je vivrai, où, butin du trépas,

L’univers de mourir ne n’empêcherait pas,

Tes beaux jours moissonnés d’une lame sanglante,

J’armerai contre moi cette main violente,

Afin que notre vie impassible au discord,

Le tombeau nous conserve un mutuel accord.

 

 

Scène II

 

MESSAGER, CYRUS

 

MESSAGER.

Ô funèbre accident ! ô funeste victoire !

Ô que l’homme poussé d’un aiguillon de gloire,

Souvent se précipite, et s’accable souvent,

Sous le faix des honneurs qu’il allait poursuivant !

Abradate après mille en sert de témoignage,

Car fortune n’en veut qu’aux hommes de courage.

Cyrus et sa suite.

CYRUS.

Que dit ce messager éperdu de douleur ?

Il nous sera sans doute arrivé du malheur,

Déclare librement le sujet qui t’amène,

MESSAGER.

De joie, et de tristesse une nouvelle pleine.

CYRUS.

Comment se fait cela ?

MESSAGER.

Les Lydiens battus

Nous coûtent un Héros immortel en vertus.

CYRUS.

Abradate est donc mort ?

MESSAGER.

Sa vaillance excessive,

De la belle clarté de notre jour le prive.

CYRUS.

Ô chétif Abradate ? hélas ! que je te plains,

Que d’un profond regret mon âme tu atteins !

Toi ne laisse de faire un discours qui déduise

Le succès plus au long de toute l’entreprise.

MESSAGER.

Deux jours s’étaient passés que l’ennemi plus fort

En nombre de soldats campait à l’autre bord,

Résolus d’empêcher à vive force d’armes,

Le passage du Tage à nos braves gendarmes ;

Tandis on reconnut les plus guéables lieux,

Un lieu propre sondé se découvre à nos yeux,

Où du fleuve élargi la course diminue

Les rivages d’autour sur l’arène menue :

Abradate à ce coup encourage ses gens,

Dès le premier signal à marcher diligents,

L’ordre en était ainsi, au front de la bataille,

Afin qu’à fendre l’eau le piéton ne travaille,

On met les chariots côte à côte enchainés,

De coursiers généreux facilement trainés,

Par le flanc soutenus de la cavalerie.

Une clameur soudaine excite la furie,

Que l’ennemi renvoie, effrayé néanmoins,

D’avoir de notre ardeur de si présents témoins,

Ainsi qu’à l’autre bord notre troupe s’approche,

Une grêle de dards l’adversaire décoche,

Sifflants de sons aigus dans le vide de l’air,

La nuit semble en plein jour sur nos yeux dévaler ;

Surmontant toutes fois le péril et l’encombre,

Animés nous marchons sous leurs flèches à l’ombre,

Nous heurtons l’ennemi qui la rive bordait,

Et de coups et de cris son abord défendait,

L’un tombe renversé dans l’onde ensanglantée ;

L’autre prend terre aidé d’une force indomptée,

La mort court par les rangs que son dard éclaircit,

À l’un et l’autre camp le courage grossit,

Et comme deux forts vents combattent sur les Ondes

À qui sera vainqueur de leurs vagues profondes ;

Ainsi fut la victoire égale, jusqu’à tant

Qu’Abradate en son char vaillamment combattant

Encourage ses gens, d’effet et de langage,

Faut-il (voici ces mots) demeurer davantage

Invincibles guerriers, à vaincre l’ennemi

Déjà de votre los vaincu plus qu’à demi ?

Ces Lydiens ne sont que des femmes armées

De désespoir, et non de fureur animées,

Mourons donc mes amis plutôt que rebrousser,

Et plutôt qu’à ce coup leurs escadrons n’enfoncer :

L’effet suit la parole, il pousse à toute bride,

Son char dedans leur gros, qui lui cède timide,

Et reculant fait place au foudre de ses coups,

Émus d’un saint devoir nous le suivismes tous,

Tous flanc à flanc rangés en ordre de bataille,

Lui poussé de furie incessamment chamaille

Amasse sous son fer de grands piles de corps,

 Comme au mois de Juillet nous remarquons, alors

Que sous fer tranchant de sa faux acérée

Le paysan détruit les honneurs d’une prée,

Les amasse en sillons, au labeur endurci :

Abradate fauchait les Lydiens ainsi :

En fin honteux qu’un homme apportât cet esclandre,

Ils font ferme, et déjà résolus de l’attendre

L’environnent, qu’il n’a qu’à sa vertu recours,

Qu’en l’effort de son bras n’implore de secours,

Par dessus le pouvoir d’une humaine puissance :

De pareille façon qu’un sanglier qu’on relance,

Prêt à l’extrémité de rendre les abois,

Il dévore les chiens, les veneurs et les bois :

Ce magnanime chef coup dessus coup moissonne

Tout autant d’ennemis que le hasard lui donne,

Mais trop à son malheur, car de leur quantité,

Le char embarrassé n’a plus d’agilité,

Lui demeure immobile, et l’écuyer adextre

Ne le peut plus tourner à dextre n’à senestre.

CYRUS.

Ô funeste aventure ! ô que l’homme vaillant,

À de peine à tenir un courage bouillant,

Du frein de la prudence, et différer sa perte,

De l’appas de la gloire en un péril offerte.

MESSAGER.

Voilà, qu’environné d’une grêle de dards,

Le bruit de son danger court entre nos soldats,

Qui marchent, inspirés d’une indicible envie

De mourir tous ensemble, ou racheter sa vie,

Fondants sur l’ennemi, en fuite il se remet ;

Mais d’arriver à temps l’heure ne nous permet,

Outre-percé de coups il avait rendu l’âme

Dessous le chariot qui son maître réclame,

Écuyer, et chevaux ensemble trébuchés,

Et sur la terre morts hideusement couchés

Aucuns privés de chef, eussent perdu courage,

Où sa perte nous point d’une fureur de rage :

Quelle langue d’airain suffirait d’exprimer

Le carnage ennemi ? l’épouvantable mer

De son sang épanché, qui la campagne noie,

La faim du loup a plus de pitié de sa proie,

Que nous des Lydiens, et n’eût été la nuit,

Jusques à un leur camp était à plat détruit.

CYRUS.

Ha ! que nous obtenons une chère victoire !

Le dommage souffert en surpasse la gloire,

Les vaincus ont sur nous de quoi se prévaloir,

Hélas ! ils n’ont pas tant de sujet de douloir,

Amoindris du renfort d’une vile canaille,

Nous, d’un chef excellent veufs en cette bataille,

D’un hélas ! qui pouvait soulager à son tour,

Ce fardeau, qui le chef me presse nuit et jour,

Abradate, Abradate, une ardeur de bien faire

Couronne tes lauriers d’un cyprès bustière,

Tu m’as voulu prouver ce dont je ne doutais,

Pour un honneur acquis tu te précipitais,

Ô traitres Lydiens, ma vengeance imparfaite

Ne se contentera d’une simple défaite,

En personne j’irai ses mânes apaiser,

J’irai votre pais avec vous embraser,

Aucun ne restera qui ne traine une vie

Pire que mille morts, la province asservie,

N’avez-vous pas le corps enlevé de leur champ ?

MESSAGER.

Son corps dedans un char, à l’œil de tout le camp

Se reconduit ici, entouré de trophées,

D’armes de l’ennemi richement étoffées,

Afin que sa valeur participe au butin,

Que sa vertu mérite en dépit du destin.

CYRUS.

Ô injuste destin ! ta colère traitresse

Ne dut que les couards opprimer vengeresse,

Ne dut, que répugner d’opprobre l’Univers,

La valeur du sépulcre affranchir, et des vers :

Malgré ta cruauté par ce sceptre je jure

Conférer tant d’honneurs à cette sépulture,

Que maints désireront sa vaillance imiter,

Nul ta déloyauté félonne redouter.

Tien l’accident secret, attendant que sa femme

Je puisse consoler, ô pauvre, ô pauvre Dame,

L’objet de tes tourments à ce triste rapport

Me fait plaindre deux fois le désastre du mort.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PANTHÉE, NOURRICE

 

PANTHÉE.

Résolue à la mort Abradate, n’espère

Que mes yeux sur ton corps versent une rivière,

Aux communes douleurs des larmes on répand,

Ce devoir d’amitié vulgaire n’est pas grand,

Il n’approche celui que la tienne mérite,

Ainsi, mon trépas j’estime une amende petite,

Comparant le forfait qu’horrible j’ai commis,

Moi, moi, qui te rendis les destins ennemis,

Moi, qui te fis parjure envers notre partie,

Qui troublai ton bonheur, infernale furie,

Corrompis, de ta foi la pure chasteté,

Qui te portai coupable à cette impiété,

Pardonne-moi ma vie, hélas ! hélas ! pardonne

Au malheureux effet d’une volonté bonne,

Les animaux souvent étouffent leurs petits,

Qu’encor à peine au jour ils ne sont pas sortis,

Pour les idolâtrer, et trop fort les étreindre,

Lors un pipeur espoir me défendait de craindre,

Lors j’étais obligée à Cyrus de l’honneur,

Chez qui tu n’as manqué, mourant, que de bonheur,

Sa libéralité ne cause ta ruine,

C’est une cruauté de la rancœur divine,

Tes jours étaient bornés dans les champs Lydiens,

Comme sur ton sépulcre on a borné les miens ;

Il est vrai, que ma vie au prix est peu de chose,

Mais ce que j’ai plus cher ores je te l’expose,

Je t’accomplis le vœu que je fis au départ,

De courre ta fortune, et d’en tirer ma part,

Si mon sang n’est reçu de placable victime,

Et que devant Minos tu répètes mon crime,

Préparée aux tourments plus affreux de l’enfer,

Aux fouets ensanglantés, aux flammes, et au fer,

Il ne m’en faut, pourvu que je te satisfasse,

Pourvu, qu’ayant souffert je regagne ta grâce,

Pourvu, qu’après ensemble à jamais réunis

Nous puissions triompher de nos travaux finis.

NOURRICE.

Accordez quelque trêve à l’ennui qui vous mine,

Son sujet percerait une roche aimantine,

Et la résolution du cœur plus assuré

Tels assauts sans gémir n’aurait onc enduré,

L’humanité succombe à ces douleurs extrêmes,

Et doute si les Dieux n’en feraient pas de mêmes ;

Mais de persévérer en regrets continus,

Ne se résoudre en fin des malheurs avenus,

Ressent son désespoir, montre un lâche courage,

Voire, semble quasi mériter son dommage.

PANTHÉE.

Mes regrets tariront avant qu’il soit longtemps,

Tu diras ma constance égale aux plus constants,

Quoique vu le mal sa plainte modérée

Ressemble à une mer naguères colérée,

Qui petit à petit rassérène ses flots,

Mon deuil ainsi termine en de faibles sanglots,

Et dans peu recevra sa médecine entière,

Puisque les pleurs aux morts ne rendent la lumière.

NOURRICE.

Ô généreux propos des bons Dieux inspiré !

« Sauf un meilleur avis, j’eusse mieux désiré

Votre absence du corps pendant les funérailles,

Qu’un nouveau désespoir ne coule en vos entrailles,

L’objet de la douleur en rallume les pleurs,

Qu’on lui rende sans vous ses suprêmes honneurs.

PANTHÉE.

Ce conseil impieux mérite de supplice

Autant, que qui serait de ma perte complice,

Que crainte de laisser les pleurs accoutumés,

Je trahisse l’honneur de ces mânes aimés :

Que ma foi lui manquât, et justement à l’heure,

Qu’elle sent de la touche une atteinte plus sûre :

Va, ne m’en parle plus, infidèle à mon lot ;

Par le milieu des dards, des flammes, et des flots,

Abradate j’irai trouver ta sépulture,

La glace rebaiser de ta morte figure,

Te composer les yeux, mes soleils de jadis,

Qui luisent maintenant chez l’implacable Dis :

Beaux yeux, je vous supplie ne lever votre aurore,

Que je ne sois là bas, afin que je l’adore.

Je ne reconnais point de clarté que de vous,

L’autre soleil depuis je ne vois qu’en courroux.

NOURRICE.

Madame, on s’achemine à la pompe funèbre,

D’autant plus que le Roi l’accompagne célèbre,

Il vous signe de l’œil, triste de votre ennui,

Allons le saluer, et au devant de lui.

 

 

Scène II

 

CYRUS, PANTHÉE, ARASPE, LA SUITE

 

CYRUS.

Si nos douleurs, qu’on plaint d’une bouche commune,

La tienne maintenant, vertueuse beauté,

Te doit diminuer de sa grand’ cruauté,

Que tu vois affliger une puissante armée,

Qu’au creux de l’estomac je porte renfermée,

Atteint d’un tel regret, que j’atteste les Cieux,

En avoir épanché des larmes de ses yeux !

Tu y perds d’un époux la moitié désirable,

Moi, d’un chef signalé la valeur mémorable !

Ton dommage hormis le lien conjugal,

En son vaillant trépas au mien n’est pas égal !

Ô ! qu’à ma volonté mille tinssent sa place,

Mais que servent les veux, il faut que cela passe,

« Dès le premier rayon du soleil qui nous luit,

« Nous courons au trépas, et la Parque nous suit,

« Mille et mille chemins en l’Acheron nous rendent,

« Et malgré leur vouloir tous les hommes y tendent,

Au moins en ton désastre auras-tu ce bonheur,

Que ton vaillant époux est mort au lit d’honneur,

Que veuve, un grand Monarque embrasse ta tutelle,

Appui plus assuré qu’époux ou parentèle.

PANTHÉE.

Ta magnanimité libérale suffit,

De l’effet je ne veux en tirer de profit,

Je ne veux, et ne puis, et ne le dois pas faire,

Pour le peu que j’en ai dorénavant affaire.

CYRUS.

Le temps ce désespoir violent lâchera.

PANTHÉE.

Le temps, de mes desseins le cours n’empêchera.

CYRUS.

Quels desseins !

PANTHÉE.

De céder, à ma langueur maîtresse.

CYRUS.

Ton cœur mâle sera vainqueur de ma tristesse.

PANTHÉE.

Ma pensée a franchi le plus périlleux saut,

Et plus des accidents du sort il ne lui faut,

Mon vaisseau sans timon, sans antenne, sans proue,

Ne sert plus que de proie à l’ennui qui s’en joue !

CYRUS.

Ô Abradate heureux d’une telle moitié !

Les siècles n’ont point vu de si forte amitié.

PANTHÉE.

Je tiens les amitiés légères, et frivoles,

Qui ne donnent témoins plus forts que les paroles.

CYRUS.

L’heure du convoi presse, allons donc achever.

PANTHÉE.

De mon dernier soulas ne me veuillez priver.

CYRUS.

Que requiers-tu de nous ?

PANTHÉE.

Le loisir de me plaindre,

De froids embrassements ce pauvre corps étreindre

Pleurer dessus sa face, et lui dire un adieu

Auparavant qu’il soit la victime du feu.

CYRUS.

Va selon ton désir lui faire cet office.

ARASPE.

Sire, il y a danger que la fureur ne glisse

Quelque sanglant complot en ce cerveau mal sain,

Et que contre elle même elle n’arme sa main.

CYRUS.

Au contraire, les pleurs crèveront ce nuage,

Rien tant une douleur profonde ne soulage

En ces débiles cours costumiers de plorer,

Et l’extrême secours de leurs yeux implorer.

ARASPE.

Ô Cieux ! quelle pitié, la voilà contre terre,

Qui ce corps trépassé de ses deux bras enserre,

De douleur immobile, elle tâche à parler,

Sans pouvoir un sanglot par la voix exhaler.

PANTHÉE.

Relique de mon heur, qui prête de descendre

Au sépulcre, serez une muette cendre,

Beau Soleil des vertus, que mon crime imprudent,

Pour jamais fait plonger dedans son occident !

Après, un repentir qui m’a dévoré l’âme,

Après, que de mon sang j’aurai lavé ce blâme,

Après l’effusion de mes larmes, après

Mille et mille baisers finissant mes regrets :

Derechef, à genoux humble je vous supplie,

Que ma peine fortune à la pitié vous plie,

Qu’il vous plaise, à ma mort votre haine borner,

Et qu’en grâce avec vous je puisse retourner,

Vaine ombre dévalée aux campagnes d’Élise,

Où la votre a trouvé son heureuse franchise,

En doutai-je craintive ? Abradate vivant

Allait sa volonté par la mienne mouvant,

En deux corps nous n’étions qu’une âme, une pensée,

Il perdra le regret de sa vie laissée,

Pourvu que je lui sois compagne en ces bas lieux :

Adieu clarté du jour ennuyeuse à mes yeux,

Adieu plaisirs amers que le monde nous donne,

Adieu frêles grandeurs ombres d’une couronne,

Adieu menteur espoir, espoir qui nous séduis,

Afin de demeurer le butin des ennuis ;

Je trouve mon repos en l’éternel silence,

J’éprouve de ma mort douce la violence,

Pour un si bon sujet, sus fidèle poignard

Tire moi de tourments, de crainte, et de hasard.

NOURRICE.

Amis empêchez-là, l’impétueuse se tue,

Sa vieille trahison contr’elle s’effectue,

Aucun ne court hélas ! de merveille surpris,

Il semble qu’un sommeil ensemble nous ait pris,

Mon souci, mon espoir, mon nourrisson, ma vie

Désistés d’accomplir cette homicide envie ?

Ô tardive prière, il n’est plus temps, le sang

De sa plaie débonde ainsi que d’un étang ;

Son âme va sortir par ce large passage,

Une pâleur mortelle a terni son visage,

Elle n’a plus de voix, elle n’a plus de poux,

Ô cieux, assouvissez votre lâche courroux

Sur ma tête chenue, hé, que ferai-je au monde,

Mon espoir trébuché dedans la nuit profonde ?

CYRUS.

Ô prodige exécrable ! Araspe je devais

Croire plus prévoyant l’oracle de ta vois,

Que tu as mieux que moi fondé ta conjecture,

Mieux que moi, reconnu sa farouche nature ;

Farouche ? ha ! la vertu qui sa trame fila,

Tous ces gestes passés couronne en celui-là.

Miroir de chasteté, d’amour, et de constance,

Pour elle l’univers n’a point de récompense ?

La contraindre de vivre était la torturer

Plus qu’un constant trépas qu’elle vient d’endurer,

Une heure lui durait un siècle en ce martyre,

Aux abois de la mort plus contente elle tire,

Que le forçat lassé, découvrant en la mer

Un port, qui lui promet jamais plus ne ramer.

Allez vous réunir ensemble belles ombres,

Loin de soucis mortels, de misères, d’encombres,

Sous les myrtes sacrés aux mânes bienheureux,

Récompensez vos maux de baisers amoureux,

Que votre faim toujours s’apaise d’ambroisie,

Et sans fin le nectar votre soif rassasie,

Que le peuple léger des esprits fortunés

Vous adore, de fleurs richement couronnés,

Moi, qui vous ai perdus en l’avril de vos âges,

Enveloppé parmi les martiaux orages,

L’airain de mon regret des monuments si grands,

Que vous triompherez de l’injure des ans ?

Un blanc marbre érigé portera vos figures,

Inscrit de leurs beaux noms avec vos aventures,

Et d’encens chaque année on les parfumera,

Cependant que Phœbus nos jours allumera :

Vous faites dans demain que l’ose que on prépare,

Redoublé d’appareil, qui n’ait rien que de rare,

Qui réponde, superbe au mérite passé,

Mérite plus qu’humain de ce pair trépassé.

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