Odéina (Félix-Auguste DUVERT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Sous-titre : la canadienne

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 1er février 1827.

 

Personnages

 

GUILLAUME JARWIS, riche quaker

D’HARVILLIERS, négociant français

EUGÈNE, son fils

CAROLINE, sa nièce et sa pupille

ALBERT DE CHAMP-ROSÉ, élégant français de quarante ans

ODÉINA, jeune canadienne

MEDWIN, capitaine de vaisseau marchand

MATELOTS

 

La Scène est à Boston, aux États-Unis d’Amérique.

 

Le théâtre représente un site pittoresque ; une habitation est à la droite du spectateur ; parmi les arbres qui décorent la scène, on remarque un sumac du Canada, qui doit être plus apparent que les autres.

 

 

Scène première

 

MEDWIN, D’HARVILLIERS, JARWIS

 

Au lever du rideau, Jarwis est assis sous le berceau à droite, un livre à la main. D’Harvilliers et Medwin entrent du côté opposé.

MEDWIN.

Il va venir, vous dis-je ; monsieur de Champ-Rosé est allé parcourir toute la ville pour le ramener dans vos bras.

D’HARVILLIERS.

Je ne me sens pas d’impatience. Quoi ! mon fils est de retour ? et tandis que mes affaires m’éloignaient de Boston, mon Eugène m’y attendait ?

MEDWIN.

Oui, monsieur d’Harvilliers ; depuis trois jours il est ici.

D’HARVILLIERS.

Cher Eugène ! depuis plus de six mois qu’il a dû quitter les côtes de France pour venir me rejoindre ici, je le croyais perdu à jamais. Mais n’est-ce pas à vous, capitaine Medwin, que je dois son retour en ces lieux ?

MEDWIN.

Oui, Monsieur.

D’HARVILLIERS.

Air : Vaudeville du Jaloux malade.

Mon amitié la plus sincère
Vous est acquise désormais :
L’argent est un faible salaire
Pour payer de pareils bienfaits.

MEDWIN, à part.

Au diable soit la bienséance !
Pourquoi craint-il de me faire un affront ?
L’argent et la reconnaissance
Devraient toujours marcher de front.

Avant de toucher à Boston, en côtoyant l’Atlantique, je dus jeter l’ancre dans une baie de l’Acadie, pour y faire de l’eau. C’est là que j’appris que, trois mois auparavant, un vaisseau, en destination pour Boston, avait été jeté dans ces parages par la tempête. Une partie de l’équipage et des passagers n’avait dû son salut qu’à une tribu Sauvage de Canadiens qui habite le long des côtes. Je pris à bord les naufragés, parmi lesquels était votre fils, persuadé que mon patron, Guillaume Jarwis, ne m’en voudrait pas d’avoir chargé son bâtiment d’une pareille cargaison, et qu’il m’en tiendrait compte.

JARWIS, sans quitter sa place.

Et tu ne t’es point trompé. Ami Medwin ! ne crains jamais de nuire à mes intérêts en consultant ton cœur.

MEDWIN, à d’Harvilliers, à demi-voix.

Il est bien de la secte des quakers ; et dût-il, pour doubler encore sa prodigieuse fortune, n’avoir que la peine de vous ôter son chapeau et de vous dire vous au lieu de toi, il ne le ferait pas.

D’HARVILLIERS.

Depuis que j’habite les États-Unis, j’ai eu le temps de m’accoutumer aux singulières manies des gens de cette secte... Mais le bon Jarwis a tant de vertus !...

JARWIS, se levant et s’adressant à d’Harvilliers.

Tu dois être bien heureux !

D’HARVILLIERS.

Jugez de mon bonheur : non seulement j’ai retrouvé mon fils, mais je vais voir se réaliser tous mes projets pour son avenir ; car ma nièce, cette jeune Caroline, que, dans votre sagesse impassible, vous jugez si légère, si coquette... c’est Eugène que je lui réserve pour Mentor, pour époux... et ce mariage comble tous mes vœux. Caroline, veuve à vingt-deux ans d’un négociant fort riche, possède des biens considérables...

JARWIS.

Pourquoi mêler l’or avec le plomb ? de nobles sentiments avec des idées d’intérêt ?

D’HARVILLIERS.

Air : De Téniers.

Le bonheur de leur vie entière
Est le but de tous mes efforts.

JARWIS.

Mais à ton fils si Caroline est chère,
Dis-moi, que te font ses trésors ?
Si l’un pour l’autre ils ont même tendresse,
De l’intérêt fuis les tristes débats...
Pour deux époux, qu’importe la richesse !
Le bonheur ne s’achète pas. 

MEDWIN, à part.

Ah ! s’il s’achetait... j’en vendrais...

D’HARVILLIERS.

Je ne dois point songer à assurer le sort futur de mon fils et de ma nièce ?

JARWIS.

Et les jeunes gens se conviennent ?

D’HARVILLIERS.

Sous tous les rapports... Ma fortune est maintenant assez honnête, et je n’oublie point à qui j’en dois une grande partie. Sans me connaître à peine, vous avez daigné m’associer dans quelques-unes de vos plus importantes entreprises... aussi ma reconnaissance...

JARWIS.

Ami, je n’en exige point de toi... Il y a tant de plaisir à servir ses semblables, que c’est moi qui suis ton obligé...

MEDWIN, à part.

C’est le moyen d’esquiver l’ingratitude.

JARWIS.

Mais encore une fois, tu confonds les objets... Je te demande si ces jeunes gens s’aiment ; car il m’avait semblé que ce Champ-Rosé, malgré son âge, aspirait à la main de ta jeune Caroline.

D’HARVILLIERS.

Non pas ; pure galanterie ! Champ-Rosé a quarante-ans ; il est sans fortune ; Caroline a pu sembler accueillir ses hommages, mais elle n’aime que son cousin.

MEDWIN.

Il paraît alors, Monsieur, que votre fils est adoré de toutes les belles, car, lorsqu’il s’embarqua à bord de mon bâtiment, une jeune Canadienne voulut le suivre à toute force, et quitta pour lui son pays et les siens.

D’HARVILLIERS.

Cela est-il vrai ? Et qu’est-elle devenue ?

JARWIS, indiquant sa maison.

Elle est ici... Ce fut cette jeune personne qui lui sauva la vie en se jetant à la nage lorsqu’il luttait contre la tempête.

D’HARVILLIERS.

Elle a sauvé les jours de mon fils ! Elle ne s’en retournera parmi les siens que bien récompensée de son dévouement.

JARWIS.

Que lui donneras-tu donc qui vaille ce qu’elle t’a conservé ? Mais, je ne me trompe point ; voici ton fils lui-même : il est avec cet Albert de Champ-Rosé, ce Français, dont la raison semble être restée en France.

 

 

Scène II

 

D’HARVILLIERS, EUGÈNE, ALBERT, MEDWIN, JARWIS

 

Pendant la scène suivante et celle-ci, Jarwis s’occupe à préparer des papiers sur une petite table ; il cause avec Medwin et observe les autres personnages avec des sentiments différents.

D’HARVILLIERS, se jetant dans les bras d’Eugène.

Mon fils !... mon Eugène !...

EUGÈNE.

Mon père ! combien je désirais cet instant...

D’HARVILLIERS.

Tu as bien dû souffrir ?

ALBERT.

Bah ! pour une tempête !... Je ne connais rien de plus flatteur, pour un homme bien élevé surtout, parce qu’il en sait broder la narration ; il en peut tirer tout le parti convenable... Pour moi, j’espère bien, lorsque je serai de retour en France, imiter l’illustre Bougainville, et faire imprimer la relation de mes voyages, avec atlas et vignettes, et je me flatte que les naufrages y figureront d’une manière excessivement agréable.

D’HARVILLIERS, à Eugène.

Mais ces trois mois passés au milieu de ces peuplades barbares ont dû te sembler trois siècles ?...

EUGÈNE.

Loin de vous, de ma cousine et de mes amis, mon cœur n’était point satisfait, sans doute ; mais la horde qui nous accueillit était de mœurs si douces et si hospitalières !

D’HARVILLIERS.

Mais... que de privations !...

ALBERT.

Mais non. Il n’y a pas au Canada de restaurants en vogue... mais l’ours et le castor y ont la chair très-délicate... N’est-il pas vrai, Eugène ?

EUGÈNE.

J’y ai vécu parmi des gens qui, certes, ne connaissent ni le luxe, ni l’élégance de Londres et de Paris ; mais ils se sont trouvés assez riches pour partager encore avec nous.

ALBERT.

Je le crois bien ; j’ai toujours remarqué que les gens qui n’ont rien sont ceux qui partagent le plus volontiers.

EUGÈNE.

Les jeunes gens n’y possèdent point vos belles manières, votre aisance et votre grâce, M. de Champ-Rosé... mais ils font trente lieues à la course, dans un jour ; ils peuvent lutter corps à corps avec l’ours le plus terrible, et, seulement armés de l’arc et de la flèche, ils parieraient, à trois cents pas de distance, vous percer l’œil droit ou l’œil gauche, à votre choix...

MEDWIN.

C’est bien quelque chose.

ALBERT.

Ce sont de jolis talents, je n’en disconviens pas ; mais, pour mon usage particulier, je n’en saurais que faire... Mais, mon cher Eugène, ne voyez-vous pas que monsieur votre père grille déjà du désir de vous entendre raconter votre naufrage ?

D’HARVILLIERS.

Pour le coup, M. Albert a raison... on aime à revenir sur les dangers que l’on a courus.

ALBERT.

Allons, illustre voyageur !... Savez-vous qu’il a rapporté avec lui, non des plantes ou des coquillages, comme les voyageurs vulgaires, non la dépouille des ours et des castors, mais une des curiosités les plus rares du pays : une jolie femme ! C’est ce qui s’appelle voyager avec fruit...

D’HARVILLIERS.

C’est ce que notre hôte m’a appris. Comment se fait-il qu’elle t’ait suivi jusqu’en ces lieux ?

EUGÈNE.

Odéina était la fille d’un ancien chef du pays... Elle seule avait été ma libératrice... Je passai trois mois au milieu de ses compatriotes ; l’habitude, la reconnaissance, m’inspirèrent pour elle la plus sincère, amitié ; et lorsqu’instruit de notre désastre, le capitaine Medwin nous offrit ses bons services, le cœur déchiré du regret de la quitter, j’annonçai mon départ à ma bienfaitrice. Je craignais de l’affliger par cette nouvelle ; il n’en fut rien... Sans me répondre, elle prit son arc et son carquois, et me suivit... Je montai sur le bâtiment, elle m’y accompagna... J’essayai de lui faire mes adieux ; elle les prévînt en me disant : Mon ami, si une nouvelle tourmente vient encore t’assaillir, ne crains rien, je serai là. Alors le cœur ému, je serrai ses mains dans les miennes, et le navire mit à la voile...

ALBERT.

Je ne vois là dedans aucun des caractères de l’enlèvement illégal... Ni violences, ni chaise de poste. C’est en tout bien, tout honneur...

D’HARVILLIERS.

Mais où donc est-elle ? que je la remercie du bonheur que je lui dois.

EUGÈNE.

Ma cousine, dans ce moment, cherche à l’instruire dans la science du décorum, et veut en vain, je crois, l’initier dans les secrets de la toilette.

ALBERT.

Elle aura fort à faire. Les modes du Canada sont bien arriérées.

Air : Du Piège.

Mais de son costume iroquois
En vain le goût se scandalise ;
En vain l’on blâmerait, je crois,
La simplicité de sa mise...
Que ces sauvages sont heureux !...
Jamais d’importune parure ;
Le journal des modes chez eux,
Est rédigé par la nature.

JARWIS, à Medwin.

Maintenant, ami Medwin, quand dois-tu repartir... ?

MEDWIN.

Aujourd’hui même, si le vent est favorable...

JARWIS.

En tous cas, tu viendras ici prendre mes ordres avant ton départ...

MEDWIN.

Il suffit...

Il sort.

 

 

Scène III

 

D’HARVILLIERS, EUGÈME, ALBERT, CAROLINE, mise avec recherche, JARWIS

 

CAROLINE.

Bonjour, mon oncle... Je vous annonce à tous mon élève...

Air : d’Aristippe.

Contre l’amour j’arme son ignorance,
De sa vertu je serai le soutien ;
Je lui démontre l’innocence,
L’art croyez-moi, ne gâte jamais rien ;
Et l’innocence est un grand bien.
Oui, moins sauvage, elle sera plus fière ;
Et grâce à mes soins généreux,
Elle saura bientôt, j’espère,
Et rougir, et baisser les yeux.

Oh ! vous verrez si je suis bonne institutrice... nous en ferons quelque chose... Comment donc, mais elle porte déjà des diamants ?

ALBERT.

Une Canadienne qui porte des diamants !... C’est sans doute pour faire fuir les bêtes féroces, qui ont peur du feu... Vous comprenez !...

CAROLINE.

Un superbe solitaire, qu’elle tient de vous, je crois, mon cousin... ; et même, lorsque je voulus la débarrasser de tous ces ornements bizarres qui lui entouraient le col et les bras : je ne veux point quitter celui-là, me dit-elle ; je ne le quitterai jamais.

EUGÈNE, souriant.

A-t-elle dit cela ?... C’est possible... mais...

ALBERT, à Caroline, à demi-voix.

Seriez-vous jalouse, Caroline ?... Ouf !

À part.

Voilà un soupir que je crois bien placé.

CAROLINE, à d’Harvilliers.

Mais je vais moi-même vous chercher mon élève pour vous la présenter.

ALBERT.

Je suis parbleu curieux de la voir... Est-ce une Illinoise... une Iroquoise... une Huronne ?... Est-ce blanc ? est-ce noir ?

CAROLINE, allant seulement jusqu’à la porte, et ramenant Odéina.

Je n’irai pas loin.

 

 

Scène IV

 

D’HARVILLIERS, EUGÈNE, ODÉINA, CAROLINE, ALBERT, JARWIS

 

Odéina porte pour tout vêtement un pagne qui la couvre de la ceinture aux genoux ; elle est parée de colliers et de bracelets en graines rouges ; la tête nue.

Air : De la valse de Robin des Bois.

Ensemble.

D’HARVILLIERS.

Vers nous enfin elle s’avance ;
Voici l’aimable Odéina ;
La voici ma reconnaissance
Bientôt pour elle éclatera.

CAROLINE.

C’est mon élève qui s’avance,
De vos égards entourez-là ;
Je réclame votre indulgence,
Plus tard elle se formera.

ALBERT.

Vers nous enfin elle s’avance...
Comment donc ? mais que vois-je là ?
Je m’abusais, en conscience,
Sur les beautés du Canada.

JARWIS.

Pauvre enfant ! pour son innocence
Dans l’âme je tremble déjà ;
Contre le danger qui s’avance
Ici qui la protégera ?

EUGÈNE.

Mon père, j’en suis sûr d’avance,
Avec bonté l’accueillera :
Que son amitié récompense
Le dévouement d’Odéina.

D’HARVILLIERS, à Odéina.

Approchez aimable étrangère ;
Près de vos amis vous voilà.

EUGÈNE.

Odéina, voici mon père.

ODÉINA.

Ah ! je sens là
Que je l’aime déjà.

Reprise de l’ensemble.

ODÉINA.

Oui, je sens là que sa présence
À mon bonheur ajoutera :
Il paiera de retour, je pense,
La tendresse d’Odéina.

ALBERT, lorgnant Odéina.

Diable !... diable !... Comment, on est si bien que çà maintenant au Canada ?... La nature se perfectionne singulièrement ! cette diablesse de nature fait des progrès...

ODÉINA, à Eugène.

Eugène, je suivrai tous tes conseils... Pour te plaire encore plus... j’imiterai les femmes de France... On aime ce qui rappelle son pays.

CAROLINE.

Mais, Mademoiselle, on ne parle pas comme cela à un jeune homme, à un étranger ; c’est inconvenant...

ODÉINA.

Un étranger !... Il ne l’est pas pour moi, et je veux qu’il m’aime ; il le doit... ce qui serait mal, c’est s’il ne m’aimait pas...

EUGÈNE.

Aussi je t’aime, Odéina ; mais ma cousine te parle des usages de notre pays... En France on s’aime ; mais plus...

ALBERT.

Plus décemment enfin... avec les égards, les convenances, le respect qu’on se doit entre gens qui savent vivre.

ODÉINA.

Je ne comprends pas...

JARWIS.

Bien, ma fille... bien... conserve ta candeur... ton ingénuité.

ODÉINA, passant rapidement vers Jarwis.

Ma fille !... Ah ! tu dois être bon, toi. Le nom que tu me donnes me rappelle mon père... Ce n’est point un mal de vouloir être aimée, n’est-ce pas ?

JARWIS.

C’en est souvent un parmi nous. Sois coquette, sois trompeuse, joue-toi des sentiments que tu inspires, trafique de ton cœur : partout tu seras accueillie ; mais cela même n’est pas en ton pouvoir ; tu resteras simple, franche ; tu ne rougiras pas de tes affections les plus pures.

À part.

Je te plains !

D’HARVILLIERS.

Mon ami, vous ne voulez pas voir comme les autres hommes. Odéina, nous vous aimons tous ; mais...

ODÉINA.

Moi aussi, je vous aime !

Montrant Eugène.

mais lui surtout.

Elle retourne près d’Eugène.

D’HARVILLIERS.

L’arrivée de cette jeune fille nous prépare bien des contrariétés.

Haut.

L’heure s’avance, Eugène... et depuis ton arrivée, tu n’as sans doute point vu le consul de France. C’est son jour d’audience, nous irons ensemble... Il est nécessaire que je te présente à lui. c’est de rigueur...

ODÉINA.

Tu as donc à lui parler ?

EUGÈNE.

Non, pas positivement... mais c’est un usage...

ALBERT.

Pourquoi n’envoyez-vous pas votre carte ? Je n’en fais jamais d’autres.

ODÉINA.

Comment ?...

ALBERT.

Oui ; une carte... une carte de visite. Ah ! c’est que vous ne savez pas... Au fait... au Canada !

D’HARVILLIERS.

Vous pouvez rester, Odéina ; mais mon fils m’accompagnera...

ODÉINA.

J’irai...

D’HARVILLIERS, bas à Eugène.

Elle fera quelque gaucherie, et nous compromettra.

EUGÈNE.

Mon père, ne la contrariez point pour si peu... le nom de son pays expliquera cette inexpérience...

D’HARVILLIERS.

Eh bien ! partons.

EUGÈNE, à Odéina.

Viens.

Elle lui donne le bras en sautant de joie.

Adieu, petite cousine... au revoir, M. Jarwis !...

ODÉINA.

Adieu, adieu !...

Elle aperçoit le sumac du Canada.

Arrête !... un arbre de mon pays...

Elle quitte le bras d’Eugène, et regarde le sumac avec émotion.

JARWIS.

Effectivement, c’est le sumac de l’Acadie...

ODÉINA.

Il est de mon pays !... Ils étaient semblables à celui-là ceux qui entouraient la cabane élevée par mon père.

Air : De valse de la Demoiselle à marier.

D’HARVILLIERS.

Partons tous deux ;
À le voir l’usage
Nous engage :
Allons ! tous deux,
Sans retard, il faut quitter ces lieux.

ODÉINA.

Ah ! de ne point t’abandonner,
Eugène, Odéina s’est fait la douce loi ;
Car, je le sens, je ne pourrai sans peine
Un seul instant me séparer de toi.

Ensemble.

D’HARVILLIERS.

Partons tous deux, etc.

EUGÈNE, à Odéina.

Partons tous deux ;
À le voir l’usage
Ici m’engage :
Allons tous deux,
Sans retard, il faut quitter ces lieux.

JARWIS.

Je vois pour eux
Le triste présage
D’un orage.
Cœur vertueux,
Que venais-tu faire dans ces lieux ?

ALBERT.

Moment heureux !
Pour que mon hommage
Ici l’engage,
Seuls, tous les deux,
Essayons de rester dans ces lieux.

CAROLINE.

Mais entr’eux deux
Ce langage
Ici me porte ombrage.
Bientôt je veux
Voir Eugène obéir à mes vœux.

Elle sort avec d’Harvilliers et Eugène, Jarwis la suit quelque temps de l’œil et rentre chez lui sans saluer personne.

 

 

Scène V

 

CAROLINE, ALBERT

 

ALBERT, regardant partir Jarwis.

Il est poli !...

CAROLINE.

Je ne m’étonne plus de l’intérêt qu’il semble prendre à Odéina ; un quaker et une sauvage, cela doit s’entendre.

ALBERT.

La réflexion est prodigieuse de justesse ; mais, adorable Caroline, parlons d’autre chose, je vous en prie... Voilà donc votre grand cousin arrivé, et qui se jette comme un ouragan au milieu de tous mes projets de félicité !... Il fait sombrer mon espérance, et submerge ma tendresse pour vous.

CAROLINE.

Que voulez-vous ?... mon cousin a des droits...

Air : J’aime Henriette (D’une Heure de Folie.)

Nous nous aimions quand nous étions en France ;
Pour nous unir tout paraissait d’accord ;
Vous eussiez pu me plaire en son absence,
Car vous savez que les absents ont tort.
Mais il revient, et, désormais rebelle,
Je dois m’armer contre vos sentiments :
Ce n’est pas là, je crois, être infidèle,
C’est revenir à ses premiers serments.

ALBERT.

Il est vrai que... votre cousin est riche... et que moi... je l’étais.

CAROLINE.

C’est ce que l’on m’a dit : vous avez dissipé une fortune assez brillante.

ALBERT.

Dissipée ? non !... Je l’ai employée à mon instruction et à me préparer un avenir solide... J’ai parcouru le monde comme ce fameux Joconde. Vous savez...

Il chante.

J’ai longtemps parcouru le monde. Cela m’a coûté cher ; mais j’ai recueilli des trésors, ceux de l’intelligence ; mon moral s’est enrichi des pertes de mon matériel je ne suis plus capitaliste, mais je suis philosophe,... et je dédaigne la fortune, qui, du reste, me le rend bien. 

CAROLINE, en souriant.

Puissiez-vous, monsieur Albert, trouver quelqu’un qui sache apprécier de si brillants avantages !

ALBERT.

Je l’avais trouvé... Ah ! Caroline !... Mais je ne vais plus songer qu’à me distraire : pour vous un second mariage vous distraira naturellement ; c’est un moyen violent, mais presque sûr... Aussi, et puisque maintenant il me faut renoncer à vous, j’épouserais,... je ne sais pas qui je n’épouserais pas... Ce n’est pas l’intérêt, le vil intérêt !...

CAROLINE.

Je le crois !...

ALBERT.

Mais c’est le désespoir de vous perdre... Ah ! Caroline !... nous nous regretterons... nous nous regretterons, Caroline.

CAROLINE, avec ironie.

Mais en silence !...

ALBERT.

Oui, j’étoufferai ma douleur de mon côté, et vous du vôtre... c’est chose convenue.

CAROLINE.

On se soumet a la nécessité...

ALBERT, d’un ton attendri.

On cache ses larmes...

CAROLINE.

Ah ! monsieur de Champ-Rosé, ne prenez point ce ton en me parlant... je vous en supplie !...

ALBERT, toujours en s’attendrissant de plus en plus.

Cela est facile à dire.

Il tire son mouchoir comme pour s’essuyer les yeux, et tout-à-coup en changeant de ton.

Dites-moi, charmante ; êtes-vous bien sûre que votre grand cousin vous aime ?...

CAROLINE.

Mais... cette question... et le ton dont vous me la faites... On s’approche... c’est mon oncle.

Air : Je reconnais ce militaire.

Éloignez-vous... car je redoute
Que mon oncle !...

ALBERT.

Ah ! grand Dieu, quel coup !

CAROLINE.

Vous êtes trop ému...

ALBERT.

Sans doute ;
Du moins je dois l’être beaucoup.
(bis.)

Il sort.

 

 

Scène VI

 

D’HARVILLIERS, EUGÈNE, CAROLINE

 

D’HARVILLIERS.

C’est sur une importante affaire
Qu’ici je veux te consulter...

EUGÈNE.

Je suis tout prêt ; parlez, mon père.

CAROLINE, à part.

Cachons-nous pour les écouter. (bis.)

Ensemble.

Il faut, malgré moi, que j’écoute ;
C’est indiscret... mais, après tout,
C’est de moi qu’il s’agit sans doute,
Cela m’intéresse beaucoup.

D’HARVILLIERS.

C’est pour ton bien, mon fils ; écoute :
Je voudrais éviter surtout
De prendre un parti qui sans doute,
À mon cœur coûterait beaucoup.

EUGÈNE.

Parlez, parlez... je vous écoute ;
Je suivrai vos ordres en tout,
Et vous désobéir, sans doute,
À mon cœur coûterait beaucoup.

D’HARVILLIERS.

J’étais bien aise de l’éloigner un moment pour te parler avec franchise elle t’aime, te dis-je !... 

EUGÈNE.

C’est une amitié bien tendre, sans doute ; mais ce n’est point de l’amour !...

D’HARVILLIERS.

Et toi,... es-tu bien sûr de ton cœur ? es-tu certain de ne point sentir pour elle ?...

EUGÈNE.

Je ne crois pas, mon père !...

CAROLINE, à part.

Parlent-ils de moi ou d’Odéina ?

D’HARVILLIERS.

Elle a tout ce qu’il faut pour plaire...

CAROLINE, à part.

C’est de moi...

D’HARVILLIERS.

Mais pour plaire à un homme de sa sorte... sans maintien, sans usage, sans retenue...

CAROLINE, à part.

Cela ne peut plus me regarder. La conversation devient intéressante.

D’HARVILLIERS.

Que ferais-tu d’une pareille femme ?... où serais-tu reçu avec elle ? tu renoncerais donc au monde ?

EUGÈNE.

Mon père, je sens vos raisons...

D’HARVILLIERS.

Et puis, tu aimes ta cousine...

EUGÈNE.

Sans doute... mon père, sans doute...

CAROLINE, à part.

Voilà un sans doute bien peu rassurant...

D’HARVILLIERS.

Ce mariage est sortable, et me comblera de joie... Je souhaite, Eugène, qu’il soit conclu au plus vite.

EUGÈNE.

Comme vous voudrez, mon père ; mais je n’abandonnerai jamais Odéina.

D’HARVILLIERS.

Ni moi... le ciel me préserve d’une pareille pensée !... Nous songerons à l’établir aussi honorablement que possible... j’y ai même déjà songé.

EUGÈNE, vivement.

Déjà ?

CAROLINE, à part.

Mon oncle est expéditif.

D’HARVILLIERS.

Tout ira bien, sois tranquille... et je vais de ce pas donner des ordres pour hâter ton bonheur et le mien ; car te voir heureux c’est l’être soi-même...

EUGÈNE, avec trouble.

Mon père... cependant, je voudrais...

D’HARVILLIERS.

Je conçois ton impatience,... et demain tu seras l’époux de Caroline...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, CAROLINE

 

CAROLINE, se montrant tout-à-coup.

Eh ! bien, mon cousin, si vous avez un secret qui vous pèse, au lieu de le confier à mon oncle, confiez-le-moi.

EUGÈNE.

C’est vous, Caroline !... vous étiez là ?...

CAROLINE.

Oui, lorsque vous êtes venus... j’étais là, par hasard... j’y suis restée sans intention... j’ai tout entendu, sans rien écouter... et je suis contente, sans savoir pourquoi...

EUGÈNE.

Vous êtes contente, Caroline ?... et vous avez entendu...

CAROLINE.

Oui, j’ai entendu mon oncle fixer à demain le jour de notre mariage ; c’est peut-être pour cela que je suis contente. Cependant, mon cousin... je ne sais... mais un mot que j’ai mal interprété, peut-être... votre embarras, même dans ce moment, et puis un certain pressentiment... Nos parents nous destinent l’un à l’autre, il est vrai ; mais rien n’est fait encore... et si cette union vous coûtait le moindre sacrifice... j’ai une trop haute opinion de mon mérite pour former un lien que votre cœur désavouerait ; et s’il devait s’élever entre nous un combat de générosité, je tiendrais à honneur d’en mériter le prix.

EUGÈNE, affectant de la gaîté.

Allons, ma cousine... vous savez que je vous aime et depuis longtemps ; qui pourrait m’avoir fait changer de sentiments ?

CAROLINE, avec malignité.

Que sais-je ? les grandes aventures, les naufrages...

Air : Vaudeville de la Somnambule.

On dit, et je ne puis le croire,
Qu’à de certains navigateurs
L’eau de la mer fait perdre la mémoire :
C’est le Lethé des jeunes voyageurs,
Un tel danger n’a rien que je redoute ;
Pour notre amour, je le dis sans efforts,
Je crains bien moins l’eau de la mer ? sans doute,
Que les objets qu’on trouve sur ses bords.

EUGÈNE.

Que voulez-vous dire ?

CAROLINE, avec une affectation de gravité.

Écoutez ! dans un sujet aussi sérieux, je ne veux point plaisanter plus longtemps...

EUGÈNE, en riant.

Voyons donc... je suis tout attention...

CAROLINE.

Je suis jalouse de mes droits... et si réellement notre union doit se conclure demain, Eugène, j’exige qu’aujourd’hui même vous mettiez fin à vos familiarités inconvenantes avec Odéina, que vous cessiez de la tutoyer. de vous laisser tutoyer par elle...

EUGÈNE.

Mais, chère cousine, c’est lui faire un chagrin...

CAROLINE.

Vous vous y déciderez pour l’amour de moi... je l’exige...

EUGÈNE.

Allons, je n’ai rien à refuser à ma femme !...

Il lui baise la main.

CAROLINE.

Bien ! la voici... je vous laisse... c’est de la confiance, j’espère... Eugène... Adieu ?

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, ODÉINA

 

ODÉINA.

Je te cherchais !... je te cherche toujours !

EUGÈNE.

Que me veux-tu ?

ODÉINA.

Ce que je te veux ?... Rien... Être avec toi... c’est tout...

EUGÈNE.

Ma chère Odéina !... j’ai une grande prière à te faire...

ODÉINA.

Une prière !... à moi ?... Oh ! tu vas donc me demander quelque chose d’impossible... car, sans cela, aurais-tu besoin de me prier ?... Voyons ; parle... Je t’accorde tout d’avance.

EUGÈNE, à part.

Oh ! Dieu... si elle savait...

ODÉINA.

Cependant ne me redemande point cet anneau... je te refuserais... Tu l’as porté avant moi.

EUGÈNE, en hésitant.

Il s’agit d’une chose fort simple, qu’exigent mon père et ma cousine...

ODÉINA.

Et... ta cousine... Parle donc ?...

EUGÈNE.

Il faut cesser...

ODÉINA, effrayée.

De nous voir...

EUGÈNE, vivement.

Oh ! jamais...

ODÉINA, se remettant de son émotion.

Eh bien ; parle donc ?...

EUGÈNE.

On veut que tu n’aies plus avec moi cet abandon... cette familiarité... que tout le monde désapprouve.

ODÉINA.

Mais, toi... tu ne le veux pas ?...

EUGÈNE.

La raison me force à le désirer aussi... Ou veut encore... que nous cessions de nous tutoyer...

ODÉINA.

Quoi !... que je te parle comme si tu étais plusieurs... mais, dans ton pays, toi n’est-il pas le langage de l’amitié... de l’affection ?... Que leur ai-je donc fait... pour me tourmenter ainsi ?...

EUGÈNE.

Va, mon amie !... ma véritable amie !... la privation sera bien grande aussi pour moi... Ta candeur, ton amitié confiante... m’offraient tant de charmes...

ODÉINA.

Et tu n’en veux plus... Voilà donc ce monde que tu me vantais !... Il semble que vous n’avez d’autre occupation que de vous faire tous pleurer les uns les autres.

EUGÈNE, cherchant à s’armer de fermeté.

Ainsi, nous ne nous tutoierons plus.

ODÉINA.

Tu l’exiges ; j’essaierai de te dire vous.

EUGÈNE.

Tu me le promets ?...

ODÉINA.

Je te le promets.

EUGÈNE.

Mais tu me tutoies encore.

ODÉINA.

Et toi aussi.

EUGÉNIE.

C’est vrai... Ah ! ma chère Odéina, si tu connaissais tous mes chagrins, la position fausse et cruelle dans laquelle je me trouve !

ODÉINA, vivement.

Tu as des chagrins ?

EUGÈNE, à part.

Mais il le faut ; la société... ma famille... mon père tout l’exige...

ODÉINA.

Tu as des chagrins, et je n’en suis point instruite ! Je ne suis donc plus ton amie, ta sœur, ton Odéina ?

Air : De votre bonté généreuse.

Odéina, tu ne sais pas encore
Ce qu’est la richesse ou le rang ;
Hélas ! ton innocence ignore
Que l’usage est notre tyran.

ODÉINA.

Mais ce tourment qu’ici ton cœur endure,
Dis-le moi, quel est ton chagrin ?

EUGÈNE.

Eh ! bien !

ODÉINA.

Parle, je t’en conjure.

EUGÈNE.

Odéina, tu sauras tout demain. (bis.)

Odéina le regarde partir sans trouver la force de faire un pas ou de dire un mot.

 

 

Scène IX

 

ODÉINA, D’HARVILLIERS, ALBERT

 

D’HARVILLIERS au fond à Albert.

Elle est seule, le moment est favorable pour vous déclarer.

ODÉINA, sans les voir.

Il s’en va...

ALBERT, à d’Harvilliers.

D’honneur ! elle est charmante ; elle m’a convenu du premier coup d’œil d’abord, une femme sauvage, c’est original. On donnerait de l’argent rien que pour la voir, et vous, au contraire, vous m’en offrez pour que je l’épouse ; vous m’en offrez, c’est-à-dire vous lui en donnez.

D’HARVILLIERS.

Traitez-là avec les ménagements qu’elle mérite, et tâchez de réussir auprès d’elle...

 

 

Scène X

 

ODÉINA, ALBERT

 

ALBERT.

Il serait plaisant qu’elle me résistât. Heureusement je viens de lui tourner, impromptu, le plus joli madrigal !...

ODÉINA, l’apercevant.

Qui vient ?

ALBERT, lui faisant un salut.

C’est moi, charmante ! c’est l’homme le plus épris de vos attraits !

À part.

Elle ne paraît pas bien me comprendre.

ODÉINA, rêveuse.

Allons le rejoindre.

Elle fait un mouvement pour sortir, Albert la retient.

ALBERT.

Comment ! vous voulez me fuir, beauté farouche ? Restez ici, je vous en conjure !

ODÉINA.

Pourquoi ?

ALBERT.

Pour entendre ce qui me reste à vous dire, belle Odéina.

À part.

Je vois qu’il faut brusquer l’affaire.

Haut.

Je viens auprès de vous... je vous aime !... c’est de la part de M. d’Harvilliers... que je viens... ne confondons pas.

ODÉINA, à part.

De M. d’Harvilliers ! de son père !

ALBERT.

Et si vous partagez les sentiments que vous m’inspirez, femme idolâtrée !... vous voyez à vos pieds le plus fortuné des hommes !...

Il se jette à ses genoux.

ODÉINA, toujours rêveuse, et ne faisant point attention aux démonstrations d’Albert.

Air : Je t’aimerai.

Il est parti, ma voix en vain l’implore.

ALBERT.

Si dans ton cœur ma voix a retenti...
Beauté céleste, oui, puisque je t’adore,
Va, le bonheur pour toi peut luire encore.

ODÉINA, sans l’écouter.

Il est parti !... (bis.)

ALBERT, se relevant.

Plaît-il ?

À part.

Elle ne me dirait même pas de me relever.

Haut.

Je vois que mes paroles sont insuffisantes pour vous exprimer mes sentiments ; mais il est des moyens plus sûrs. Verba volant, scripta manent. Pardon, si je vous dis du latin ; vous ne le comprenez peut-être pas ?  

ODÉINA.

Je ne comprends pas.

ALBERT, lui présentant son madrigal.

Mais, de grâce !... lisez.

ODÉINA.

Moi ! je ne sais pas lire.

ALBERT.

Vous ne savez pas lire ? Ah çà, l’éducation est donc bien négligée au Canada ?

À part.

Cependant il est temps que je songe aux informations ; il faut encore savoir qui l’on épouse.

Haut.

Permettez ; ce n’est pas d’hier au soir que le Canada est découvert. Vous êtes donc née dans une classe obscure ? hein ?... Monsieur votre père...

ODÉINA.

Mon père était roi !

ALBERT, surpris.

Roi ! roi ! son père était roi !

À part.

Ce n’est pas l’embarras ; des rois sauvages ! c’est un grade qui répond à celui de caporal ici.

Haut.

N’importe, belle princesse ! vous entendrez mon madrigal, si vous ne le lisez pas.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

En France nous irons, j’espère ;
En vous voyant chacun dira :
Quelle est cette noble étrangère ?
Une infante du Canada.

Oui, messieurs.

Une infante du Canada !
Double merveille sans seconde,
Nous offrirons comme en tableau
Moi, l’urbanité du vieux monde,
Et vous, la candeur du nouveau.

Ce qui veut dire que je vous aime... que je vous adore... et que si vous le voulez, demain je suis votre époux.

ODÉINA.

Moi, que je vous épouse !

ALBERT.

Pourquoi pas ?

ODÉINA.

Que je sois votre femme !... votre compagne !... et Eugène ?

ALBERT.

Y consent... Son père vous assure une dot ; et comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, c’est de sa part que je suis venu.

ODÉINA, avec force.

Vous me trompez !

Air nouveau de M. Poisson.

Ensemble.

Quel trouble dans mon âme !
Moi, je serais sa femme !
Non, non, non, jamais.

ALBERT, à part.

Quel trouble dans son âme !
Eh quoi ! d’être ma femme
Elle aurait du regret ?

 

 

Scène XI

 

ODÉINA, D’HARVILLIERS, ALBERT

 

ODÉINA, se réfugiant près de d’Harvilliers.

Ah ! de grâce ! de grâce !
Vous voyez mon effroi.
Par ces mains que j’embrasse,
De grâce ! protégez-moi...

Ensemble.

Quel trouble dans mon âme !... etc.

ALBERT.

Quel trouble dans son âme !... etc.

D’HARVILLIERS.

Calmez, calmez votre âme !

À part.

Eh quoi ! d’être sa femme
Elle aurait du regret ?

Calmez-vous, mon enfant...

ALBERT.

J’y ai cependant mis le plus de ménagement possible. Je ne sais pas comment on fait une déclaration d’amour au Canada ; mais il est impossible d’y mettre plus de délicatesse et de courtoisie.

D’HARVILLIERS.

Odéina... écoutez-moi... remettez-vous... je vous en prie...

ODÉINA.

Je vous écoute.

D’HARVILLIERS.

Je n’oublierai jamais que mon fils vous doit la vie. J’ai voulu vous en marquer ma reconnaissance en vous traitant pour ainsi dire comme ma fille. Votre sort est assuré : vingt mille écus demain seront déposés chez un notaire. Ils sont à vous. Bien plus, pour vous soutenir dans ce monde où vous allez paraître, pour vous y donner un rang, un nom, j’ai cru devoir vous présenter un époux de mon choix. Pourquoi ces pleurs ?

ODÉINA, s’essuyant les yeux.

Est-ce que je pleure ? Je ne voudrais point pleurer cependant.

D’HARVILLIERS.

M. de Champ-Rosé se présente, et vous offre sa main.

ALBERT.

Il me semble que l’offre est honnête.

D’HARVILLIERS.

Réfléchissez encore : il me serait si doux de voir dans le même jour le mariage de mon fils et celui de ma fille adoptive ; car vous Têtes, Odéina !

ODÉINA, agitée, et regardant d’Harvilliers fixement.

Le mariage de votre fils ?...

D’HARVILLIERS.

Ignorez-vous donc que c’est demain qu’Eugène épouse sa cousine ?

ODÉINA.

Demain !... Il épouse !... Je comprends tout...

D’HARVILLIERS.

Ils s’aiment depuis longtemps, et c’est pour conclure cet hymen qu’il a quitté la France.

ODÉINA.

C’était là ce secret !

ALBERT, à part.

Pauvre petite ! je ne me suis jamais senti si bouleversé.

ODÉINA, à D’Harvilliers.

Maintenant, je n’implore plus de vous qu’une grâce. Laissez-moi seule, toute seule !

D’HARVILLIERS.

Je me retire...

À Albert à demi-voix.

Sa douleur se calmera ; elle a de la raison, et bientôt, j’en ai l’espérance, elle profitera du bien qu’on veut lui faire.

ALBERT.

Parole d’honneur ! c’est la première fois que pareille chose m’arrive.

Ils sortent.

 

 

Scène XII

 

ODÉINA, seule

 

Me voilà seule ; désormais toujours seule ! et je ne le verrai plus !

Allant vers le sumac du Canada et s’agenouillant devant lui.

Arbre sacré, tu me rappelles mon beau pays, ma famille... Mon père pardonnez-moi de m’être fiée à l’amour d’un Européen ? On aime longtemps, on aime toujours sur les bords de l’Ontario, et c’est pour cela qu’il nous appellent barbares.

Air : Nouveau d’Hus-Desforges.

Tu me rappelles ma patrie,
Arbre de mon pays !... ah ! soutiens ma vertu !
Loin de notre terre chérie
Exilé comme toi, comme moi souffres-tu ?
À ses regards je paraissais plus belle
Alors que de tes fleurs mon front se couronnait.
Fleuris encor pour lui... que ta fleur lui rappelle
Qu’Odéina l’aimait.

 

 

Scène XIII

 

ODINA, MEDWIN

 

MEDWIN.

Allons voir si les instructions de Guillaume Jarwis sont prêtes.

ODÉINA, l’apercevant.

Arrête ! ce vaisseau que j’ai vu dans le port, et qui va mettre à la voile ?

MEDWIN.

C’est le mien.

ODÉINA.

Je suis venue ici avec toi, je veux partir avec toi.

MEDWIN.

La chose est possible.

À part.

Qui peut l’obliger à partir ?

Haut.

Mais vous êtes bien décidée ?

ODÉINA.

Oui.

MEDWIN.

Alors il ne s’agit plus que de faire votre paquet, et de payer le passage.

ODÉINA.

Payer ? mais je ne possède rien ?

MEDWIN.

Écoutez, je suis père de famille, et je ne puis pas faire la guerre âmes dépens. Trouvez quelqu’un qui réponde pour vous : M. d’Harvilliers, un autre ; ou attendez jusqu’à mon prochain voyage.

Il remonte la scène ; Odéina le retient.

ODÉINA.

Oh ! non je veux partir à l’instant ; mais je n’ai personne ici... plus d’ami.

Elle porte la main à ses colliers, comme cherchant quelque chose de prix, et aperçoit à la main le diamant qui lui fut donné par Eugène. Elle hésite quelque temps, et l’ôte enfin de son doigt.

Il faut que je parte.

À Medwin.

Air : Je sais attacher des Rubans.

C’est tout mon bien, prends cet anneau :

À part.

De son amour, hélas ! c’était le gage.

À Medwin.

Et que dès ce soir ton vaisseau
M’emporte loin de ce rivage.
Toi, que j’aime encor malgré moi...
Jusqu’à tes dons tout m’abandonne ;
Et le seul bien que je tienne de toi,
C’est pour te fuir que je le donne.

 

 

Scène XIV

 

JARWIS, ODÉINA, MEDWIN

 

JARWIS, qui a entendu les derniers mots d’Odéina.

Odéina !... pauvre Odéina !... du moins il te reste un ami...

ODÉINA.

Un ami ! toi ?... Mais ce n’est pas toi que j’aime !...

Elle rentre.

 

 

Scène XV

 

JARWIS, MEDWIN

 

MEDWIN, regardant la bague.

Ça ne vaut pas tout-à-fait les cinquante guinées qui devaient me revenir ; mais il faut bien faire quelque chose pour les jeunes filles. Vous l’avez entendue, elle part avec moi.

JARWIS.

Malheureuse victime de nos fausses idées !... Puisse-t-elle retrouver dans son pays le repos et le bonheur ! Tiens, Medwin, le spectacle le plus difficile à supporter, c’est la douleur de l’innocence... c’est de voir la candeur, la vertu humiliées par le vice... Nos honnêtes gens savent résister aux pleurs des malheureux, jamais à l’appât du gain... Nous n’avons de force que pour le mal.

MEDWIN.

Que voulez-vous ?... le monde est ainsi fait... Mais je vais tout faire préparer... Adieu !...

JARWIS.

N’oublie point ce que je t’ai dit.

MEDWIN.

Soyez tranquille...

 

 

Scène XVI

 

JARWIS, seul

 

Pauvre enfant !... tu as habité mon toit... je te dois protection. Mais tu ne seras jamais heureuse qu’au milieu des tiens... Nous ne sommes pas dignes de te comprendre... et celui qui veut ton bonheur doit tout faire pour assurer ton départ.

 

 

Scène XVII

 

D’HARVILLIERS, EUGÈNE, CAROLINE, ALBERT, JARWIS

 

EUGÈNE.

Ainsi mon père... elle sait tout.

D’HARVILLIERS.

Elle est instruite que ton mariage se conclut demain... Elle a reçu cette nouvelle avec... surprise,... mais sans laisser percer un autre sentiment.

EUGÈNE.

Mais, où donc est-elle ?

JARWIS, montrant l’habitation.

Là !

EUGÈNE.

Ah ! c’est vous, M. Jarwis... Pardon...

CAROLINE.

Mais qu’avez-vous donc, Eugène ? Vous semblez. ne pas avoir l’esprit à vous.

ALBERT.

On n’est point tous les jours à la veille de son mariage...

Poussant un gros soupir.

Ouf...

 

 

Scène XVIII

 

D’HARVILLIERS, MEDWIN, suivi de matelots qui se rangent dans le fond du théâtre, EUGÈNE, CAROLINE, ALBERT, JARWIS

 

MEDWIN.

Air : Guerriers ! défendez votre cœur. (De Wallace.)

Quelqu’un avec moi doit partir,
J’attends en vain sur le rivage :
Le vent se lève sur la plage,                     }
(bis.)
Rien ne doit plus plus nous retenir.       }

CHŒUR DE MATELOTS.

Le vent se lève, il faut partir ;
Il nous faut quitter ce rivage :
Le vent se lève sur la plage,
Rien ne doit plus nous retenir.

ALBERT, D’HARVILLIERS, EUGÈNE, CAROLINE.

Qui donc veut faire ce voyage ?
Qui donc avec lui doit partir ?

MEDWIN.

Seule, elle manque au vaisseau.

EUGÈNE, apercevant la bague que porte Medwin.

Cette bague ?... affreux présage !
D’où tenez-vous cet anneau ?

MEDWIN, froidement.

Il est le prix du passage.

EUGÈNE.

Grand Dieu !...

Mouvement général.

 

 

Scène XIX

 

LES MÊMES, ODÉINA

 

Odéina porte une coiffure de plumes ; elle est armée d’un arc et d’un carquois.

TOUS, excepté Medwin et Jarwis.

Odéina !...

Ensemble.

MEDWIN.

Le vent se lève, il faut partir ;
Il nous faut quitter ce rivage :
Le vent se lève sur la plage,
Rien ne doit plus nous retenir.

ALBERT, D’HARVILLIERS.

Quoi ! c’est elle qui va partir !
Pourquoi donc quitter ce rivage,
Quand  { mes bontés }  sur cette plage
              { mon amour }
Devaient  } au moins la retenir ?
Devait      }

CAROLINE.

Sans regret je la vois partir ;
Oui, qu’elle quitte ce rivage :
Rien désormais sur cette plage,
Rien ne doit plus la retenir.

EUGÈNE.

Ciel ! Odéina va partir !
Des pleurs inondent son visage,
Et ce départ est mon ouvrage !
Non, non... je n’y puis consentir.

JARWIS.

Allons, ma fille !... il faut partir.
Loin de cet odieux rivage,
Va chercher, sur une autre plage,
Le bonheur qui semble te fuir.

ODÉINA.

Reprenez vos dons !... Dans ces lieux je n’ai connu que la douleur... Je ne veux ni de l’époux de votre choix, ni de l’or que vous m’avez offert... cependant soyez heureux... Adieu !...

EUGÈNE, la saisissant par le bras.

On s’est joué de moi à ce point !... Tu pars, Odéina !... tu pars ! Eh bien !... je te suis... Ne m’as-tu pas suivi toi-même ?... Ne te dois-je pas la vie ?... Moi aussi... je renoncerai à tout pour t’accompagner...

D’HARVILLIERS, d’un ton sévère.

Eugène ! veux-tu déshonorer ton père ?...

EUGÈNE.

Le déshonorer est dans le parjure et l’ingratitude ; si vous avez eu à rougir de votre fils, c’est lorsqu’il sacrifiait son amie !... sa bienfaitrice... à des préjugés barbares... Viens, Odéina !...

ODÉINA.

Non... ne me suis pas !...

Air : De l’Angélus.

Ton père l’ordonne, obéis...
Pour ton bonheur je dois tout craindre.
Loin des siens et de son pays,
Va, crois-moi, l’on est trop à plaindre,
Je le sens, on est trop à plaindre...
Peut-être je ne t’aurais pas
Suivi sur la rive étrangère
Si, dans mon beau pays, hélas !
Comme toi j’avais eu mon père.
(bis.)

EUGÈNE, l’entraînant.

Non, viens, te dis-je !

JARWIS, se plaçant devant eux.

Vous ne partirez pas...

EUGÈNE.

Et qui s’y opposerait ?

JARWIS.

Moi...

EUGÈNE.

Qui êtes-vous pour vous opposer à ma volonté ?...

JARWIS.

Ton ami... Oui, ton ami maintenant... car mon cœur vient de se réconcilier avec toi... Si tu avais laissé partir Odéina, tu n’étais point digne d’elle... tu l’es devenu... tu seras son époux...

D’HARVILLIERS.

Son époux !... Je ne donnerai point mon consentement à un pareil hymen... j’en jure...

JARWIS.

Ne profère point de serments !... le ciel les réprouve... à plus forte raison quand c’est un père qui jure le malheur de son fils...

D’HARVILLIERS.

Mais ce mariage est impossible.

JARWIS.

Qui l’empêche ?

D’HARVILLIERS.

Ma parole est engagée...

CAROLINE.

Je vous la rends... Je sens maintenant qu’elle est plus digne que moi de l’amour d’Eugène.

D’HARVILLIERS.

Mais les convenances ?...

JARWIS.

Ne s’aiment-ils pas ?

D’HARVILLIERS.

Qui peut me forcer, enfin, à donner à mon fils une femme... sans fortune.

JARWIS.

Sans fortune !... Elle est plus riche que toi... car je la fais mon héritière.

ALBERT.

Son héritière !...

EUGÈNE.

Ah ! M. Jarwis !...

ALBERT, à part.

Je regretterai cette petite femme-là toute ma vie.

CAROLINE, en riant.

Mon oncle, rendez-vous... vous savez bien qu’on n’a jamais le dernier mot avec ce vilain homme-là.

D’HARVILLIERS.

Gardez vos bienfaits, Jarwis ; votre vertu surpasse encore vos richesses, et c’est de ce côté que désormais je veux vous imiter.

CAROLINE, prenant la main d’Eugène et d’Odéina.

Tenez, mon oncle, voici vos enfants !...

D’HARVILLIERS, leur ouvrant les bras.

Odéina !... ma fille !... qu’il consacre à ton bonheur les jours qu’il te doit...

ALBERT.

C’est charmant !... il dispose comme cela de ce qu’il m’a donné, sans me consulter... Il est d’un laisser-aller...

ODÉINA.

Eugène !... je serai ton épouse... nous pourrons nous tutoyer, n’est-ce pas ?...

MEDWIN, lui remettant l’anneau.

Vous ne partez pas, décidément ?

ODÉINA.

Oh ! non !...

MEDWIN.

Le vent est cependant bien bon.

JARWIS.

Allons, et l’on fera la noce...

ALBERT.

Au Canada peut-être...

JARWIS.

Non ; mais à la face du soleil, dans mon parc, où se confondent ensemble les arbres du Canada et ceux de la France.

Vaudeville.

Air : De la Pie voleuse, arrangé par M. Hus-Desforges. 

JARWIS.

Ah ! conservez toujours
Ce gage des amours.

ODÉINA.

Toujours, toujours.

JARWIS, D’HARVILLIERS, EUGÈNE, ALBERT et CAROLINE.

Coulez de beaux jours.
Déposez pour jamais
Les armes des forêts ;
De ce départ déposez les apprêts.

MEDWIN et LES MATELOTS.

Adieu donc ! d’heureux jours,
Et puissent les amours
Toujours, toujours
Veiller sur vos jours.
Partons ! nous sommes prêts ;
Un ciel pur, un vent frais,
De ce départ commandent les apprêts.

ODÉINA, à Medwin.

Tu vas revoir les lieux de mon enfance :
Si mes amis m’ont donné quelques pleurs,
Dis-leur qu’en ce pays, grâces à l’indulgence,
Odéina trouva des protecteurs,

Au Public.

Du moins elle en a l’espérance.

LES MATELOTS.

Adieux donc d’heureux jours ! etc.

PDF