Nitocris, reine de Babylone (Pierre DU RYER)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers
Représentée pour la première fois, en 1649
Personnages
NITOCRIS, Reine de Babylone
CLÉODATE, Favori de Nitocris, Amoureux d’Axiane
ARAXE, Prince d’Assyrie
ATIS, Confident d’Araxe
AXIANE, Princesse de Médie
ALCINE, Princesse d’Assyrie
ACHATE, Conseiller de Nitocris
La Scène est à Babylone.
ACTE I
Scène première
ARAXE, ATIS
ARAXE.
En vain j’ai relevé ma fortune abattue,
En vain de tant de gloire elle s’est revêtue,
Son calme n’est pour moi qu’un calme dangereux,
Et le bien que je tiens ne me rends pas heureux.
Plus le destin me donne en cette ample carrière,
Et plus à mes désirs je trouve de matière.
Triste condition de l’homme infortuné
Dont le cœur n’est jamais ni content ni borné !
Lorsque je m’imagine obtenir la victoire
De tout ce qui blessait mon repos et ma gloire,
Je trouve dans moi-même un ennemi nouveau,
Mon propre esprit me gêne, et devient mon bourreau.
ATIS.
Qu’est-ce que votre esprit se forme et se propose ?
Et que désire-t-on quand on a toute chose ?
ARAXE.
Hélas quand un esprit ne peut goûter son bien
Même en possédant tout il ne possède rien.
ATIS.
On ne voit toutefois aucun signe d’orage,
Et le Ciel est pour vous tranquille et sans nuage.
Vous tenez à la Cour et la place et le rang
Que doivent occuper le mérite et le sang,
Bref, on vous y regarde au degré de vos pères
Comme dispensateur des fortunes prospères,
Seriez-vous malheureux dans ces heureux instants
Qu’un seul de vos regards rend les autres contents ?
ARAXE.
Il est vrai qu’à me voir, parmi cette abondance
On doit me croire heureux, si l’on croit l’apparence ;
Mais ce qui me tient lieu de cent calamités
C’est d’avoir un égal qui marche à mes côtés.
Que de biens et d’honneurs le Ciel nous assouvisse,
Il ne nous donne rien que pour notre supplice
Lorsqu’avec ses faveurs, un trait de son courroux
Nous donne un compagnon aussi puissant que nous.
ATIS.
Quoi Seigneur, Cléodate...
ARAXE.
Oui Cléodate même
Est celui que je crains quand il faut que je l’aime.
ATIS.
Seigneur, c’est toutefois par les soins qu’il a pris
Que vous êtes en grâce auprès de Nitocris.
Pour vous sa seule main fidèle et généreuse
Soutint votre fortune autrefois malheureuse ;
Et par une vertu qu’on ignore à la Cour
Votre calamité fit briller son amour ;
Enfin un Compagnon qui lui sera semblable
Est plutôt un appui qu’un fardeau redoutable.
ARAXE.
Oui, sa seule amitié plus forte que le sort
Dans mes jours orageux fut mon guide et mon port,
Et pour ne pas montrer une âme trop ingrate
Je dois ce témoignage aux soins de Cléodate.
Mais c’est à mon avis le plus grand de nos maux
De devoir notre gloire aux soins de nos égaux,
Et lorsque de leurs mains, on tient une victoire
Confesser qu’on la doit c’est trop payer sa gloire.
Une secrète honte en revient dans mon cœur,
En vain je la repousse, en vain j’en suis vainqueur,
Toujours elle y renaît, toujours elle l’emporte,
Et plus elle y renaît, plus elle devient forte.
Bref, je crains que ce feu que je laisse allumer
Me force de haïr ce que je dois aimer.
Je le confesse, Atis, ses peines fortunées
Redonnèrent le calme à mes tristes journées,
Mais enfin je voudrais qu’ennemi de mon bien
Il m’eût laissé périr pour ne lui devoir rien.
Si le coup de ma mort si longtemps poursuivie
Eût de mes ennemis la fureur assouvie,
Je n’aurais pas la honte en ce pompeux état
Et de devoir ma gloire, et d’en paraître ingrat,
Et peut-être qu’heureux en mon malheur extrême
Le sort qui m’abaissa m’eût relevé lui-même.
J’aime enfin Cléodate, et sa fidélité,
Mais je hais sa fortune, et notre égalité ;
Un peu plus bas que moi c’est un objet aimable,
Mais dans le même rang il m’est épouvantable ;
Ainsi pour mon repos, et sans plus y penser
Il faut perdre de lui ce qui peut me blesser ;
Et s’il ne se peut pas que sa grandeur périsse
Sans qu’il tombe lui-même au même précipice,
Il n’importe qu’il tombe, et sans trouver d’appui
Que même chute entraîne et sa grandeur et lui.
C’est faiblesse d’esprit, c’est être malhabile,
D’épargner un ami quand sa perte est utile.
ATIS.
Voulez-vous donc le perdre et le priver du jour ?
ARAXE.
Je veux adroitement l’éloigner de la Cour,
Et durant son absence ôter à sa fortune
Tout ce qu’elle a de grand, et ce qui m’importune,
Et le mettre en état qu’il dépende de moi,
Qu’il me doive bientôt autant que je lui dois.
Scène II
ATIS, ARAXE, CLÉODATE
ATIS.
Le voici.
ARAXE.
Laisse-nous.
ATIS, en se retirant.
Dieux quelle ingratitude !
ARAXE.
Vous paraissez atteint de quelque inquiétude,
Auriez-vous des douleurs, seriez-vous en danger,
Sans que notre amitié me les fît partager ?
C’est m’avoir déjà fait une injure trop grande
Que d’avoir enduré que je vous le demande.
CLÉODATE.
Il est vrai, je l’avoue, un furieux tourment
Me suit de tous côtés, me presse incessamment ;
Enfin privé de force et presque sans remède
Je vous viens maintenant implorer à mon aide.
ARAXE.
Je suis prêt, Cléodate, où faut-il donc courir ?
Faut-il vivre pour vous, ou bien faut-il mourir ?
J’embrasse également ou la mort ou la vie.
CLÉODATE.
Vous pouvez sans péril contenter mon envie
ARAXE.
Mais enfin quel tourment vous travaille si fort ?
En quoi vous puis-je aider ?
CLÉODATE.
Enfin par un effort
À quoi l’on donnera de la gloire ou du blâme
Selon la passion que chacun a dans l’âme,
À moi-même propice ou cruel à mon tour
Je me suis résolu d’abandonner la Cour.
ARAXE.
D’abandonner la Cour ! ô dieux, quelle surprise !
Cléodate en ce rang ferait cette entreprise !
Cléodate est assis dans le siège des Dieux,
Et lassé de la gloire il veut quitter les Cieux !
Non, non, je ne saurais...
CLÉODATE.
Non, non, laisse-moi faire,
Au dessein que je fais ne te rend point contraire.
Je sais que ta raison m’en voudra divertir,
Je sais que ton amour n’y pourra consentir,
Mais si je me fais tort souffre je t’en conjure
Que mon esprit blessé me fasse cette injure.
N’oppose point ici ta peine et ton effort
À mon vaisseau brisé qui veut aller au port,
Et pour contribuer à le pousser toi-même
Et pour favoriser ma passion extrême,
Tâche à te figurer que ma prospérité
Est un puissant obstacle à ta félicité,
Que par une faiblesse à l’homme trop commune
Je puis me repentir de ta bonne fortune,
Que dans le rang de gloire où le Ciel nous a mis
Un songe seulement peut nous rendre ennemis,
Et qu’il vaut mieux céder une si belle place
Que si tu me l’ôtais ou que je te l’ôtasse.
ARAXE.
Je sais que ton dessein est grand et généreux,
Et qu’avec tes vertus il peut te rendre heureux,
Je sais bien que la Cour si sujette aux orages,
De même que la mer est un lieu de naufrages,
Et que s’en retirer quand on est dans l’honneur
C’est aller triompher, c’est un nouveau bonheur
Que le sort inconstant qui se plaît à nous nuire
Avec tout son pouvoir ne saurait plus détruire.
Bref, je souhaiterais que ce même dessein
Par un peu de vertu pût naître dans mon sein,
Je me signalerais par une illustre fuite
Et t’en disputerais la gloire et le mérite.
Je n’oserais pourtant te donner un conseil,
De peur de me priver d’un ami sans pareil ;
Et je n’oserais aussi par un effort contraire
M’opposer à tes veux de peur de te déplaire.
Mais au moins ne fais rien de trop précipité.
CLÉODATE.
Le Conseil en est pris, le sort en est jeté.
La Reine a déjà su de ma plainte secrète
Que mon plus grand bonheur consiste en ma retraite,
Et son esprit divin sur le nôtre absolu
Doit m’apprendre aujourd’hui ce qu’il a résolu.
Mais enfin le secours le plus considérable
Que ma douleur attend de ton soin favorable,
C’est de faire à la Reine approuver mon départ
Si son intention se portait autre part.
ARAXE.
C’est à tes ennemis, c’est à leur artifice
Que tu dois demander ce funeste service.
Moi dont le bras armé voudrait te retenir
Je m’irais employer à te faire bannir !
CLÉODATE.
Si le bannissement est ma plus douce attente
Peux-tu mieux me servir qu’en ce qui me contente ?
Qu’importe en quoi l’on serve un cœur persécuté
Pourvu que l’on le serve, et qu’on l’ait contenté.
ARAXE.
Il faut donc malgré moi plaire à ta frénésie,
Et te servir enfin selon ta fantaisie.
CLÉODATE.
Mais ne me promets pas pour nuire à mon dessein.
ARAXE.
Doutez-vous de ma foi ?
CLÉODATE.
Non, non, j’en suis certain.
Mais en cette rencontre où tu sembles me plaindre,
Un ami croit sans blâme, et nous tromper et feindre.
ARAXE.
Non, je ne feindrai point, et je te le promets
De suivre exactement tes vœux et tes souhaits.
CLÉODATE.
Si j’avais mis ton sort aussi haut qu’il doit être,
Ainsi ton amitié m’en pourrait reconnaître.
ARAXE.
Mais ne saurai-je point le sujet malheureux
Qui te rendra toi-même injuste et rigoureux ?
Faut-il que je l’ignore et que tu m’y contraignes ?
CLÉODATE.
Tu le sauras, Araxe, afin que tu me plaignes,
Et que selon mes vœux ton propre jugement
Me condamne plutôt à mon bannissement.
J’aime, et mon cœur charmé du feu qui le dévore
Voudrait dire j’aimai, sans dire j’aime encore.
J’aime, mais d’un amour qui ne peut rien souffrir,
Non pas même l’espoir qui pourrait le nourrir.
Mais laissons là le mal et songeons aux remèdes.
ARAXE.
Mais enfin qu’aimes-tu ?
CLÉODATE.
La princesse des Mèdes.
ARAXE.
Axiane !
CLÉODATE.
Elle-même avecque ses appas
Elle me fait la guerre et ne le pense pas.
Mon cœur comme un captif qui redoute son Maître
Devant elle brûlant n’osa jamais paraître,
Et jusqu’ici ses yeux trop aimables flatteurs
N’ont pas de leur triomphe été les spectateurs.
Ce n’est pas toutefois qu’une honte invincible
Ait caché cette flamme, et la rende invisible ;
Non, non, Je ne suis pas de ces timides cœurs
Qui craignent de paraître aux yeux de leurs vainqueurs,
Je dirais mon amour à des Déesses même,
N’est-ce pas adorer que de dire qu’on aime ?
Et taire à la beauté l’amour qu’on en reçoit
N’est-ce pas retenir le tribut qu’on lui doit ?
Mais si tu n’ignores pas que suivant ces maximes
Que l’intérêt des Rois rend pour eux légitimes,
La Reine veut garder Axiane à la Cour
Pour tenir en suspens les Princes d’alentour,
Pour ruiner entre eux la paix et l’alliance,
En leur laissant à tous une égale espérance,
Et conserver enfin la concorde avec eux
Tant qu’ils espéreront cet objet glorieux.
Ainsi connaissant bien qu’une flamme si vaine
Blesserait et les yeux et le cœur de la Reine,
Pour elle ayant vaincu des peuples belliqueux,
Pour elle je saurai me vaincre aussi bien qu’eux.
Mais dans le triste état où mon âme est réduite
Je ne puis me sauver que par ma seule fuite ;
Que si l’éloignement ne peut me secourir
Je mourrai de douleur, et ce sera guérir.
ARAXE.
Depuis quand cet amour est-il dedans ton âme,
Qu’on en n’a jamais vu le moindre trait de flamme ?
CLÉODATE.
Hélas ! trois ans entiers ont achevé leur cours
Depuis qui je combats ces fatales amours.
Quand le Scythe ennuyé de sa stérile terre
Chez les Mèdes surpris eût apporté la guerre,
Et qu’à leur violence, et qu’à leur cruauté
Le père d’Axiane eût en vain résisté,
Comme pour elle seule il craignait la tempête,
Qui menaçait son peuple, et son trône et sa tête,
Il la fit, tu le sais, venir en cette Cour,
Où bientôt de la Reine elle gagna l’amour.
Je la fus recevoir, je dirai-je sans blâme ?
Hélas ! je la reçus, et ce fut dans mon âme.
Dès l’instant que je vis cette illustre beauté,
Son règne commença dans mon cœur enchanté.
Ce cœur qui fut toujours, et si libre et si brave
Prit enfin du plaisir à devenir esclave,
Et comme on est aveugle aussitôt qu’amoureux
Il crut que sa prison le rendrait bienheureux,
Il ne regarda point quelle en serait l’issue,
Et se serait flatté quand même il l’aurait sue.
Ainsi j’aime Axiane, et dans ce cœur blessé
Son empire fut grand dès qu’il eut commencé.
Son père cependant pressé de tant d’alarmes
Implora de la Reine et la force et les armes ;
Tu sais qu’on m’envoya pour lui donner secours,
Que je rendis le calme à ses timides jours,
Et que je le remis dans ce siège de gloire,
Où son fils aujourd’hui jouit de sa victoire,
Car ce Roi plein d’honneur et de ravissement
Passa bientôt après du trône au monument.
Que je revins content de ce fameux voyage
Où l’amour animait mon bras et mon courage !
Je crus que la victoire accompagnant mes pas
Favorisait mes vœux, me donnait des appas,
Et qu’une fille illustre à qui la gloire est chère
Aimerait le vainqueur qui fit régner son père.
Mais la Reine aussitôt m’instruisit du dessein
Qu’une raison d’état inspire dans son sein,
Et comme il faut lui plaire, et qu’elle est absolue
Il fallut approuver le dessein qui me tue.
Voilà mon sort, Araxe, est-il à souhaiter ?
ARAXE.
Avecque ton amour il est à redouter.
Je le confesse enfin ta fuite est nécessaire.
C’est ainsi qu’on peut vaincre un si grand adversaire.
Que si victorieux de ce puissant amour
Tu veux dans quelque temps revenir à la Cour,
Tes services passés, ta foi toujours fidèle
T’en ouvriront toujours la porte la plus belle ;
Ou si tes ennemis voulaient te la fermer
J’y suis pour te défendre, et pour les désarmer.
CLÉODATE.
J’emporte au moins ce bien de ma faveur extrême
Que tous mes ennemis consistent en moi-même,
Et c’est en ce seul point que mon destin me plaît.
Mais la Reine revient, écoutons notre arrêt.
Scène III
NITOCRIS, AXIANE, ALCINE, CLÉODATE, ARAXE
NITOCRIS.
J’ai d’un œil attentif regardé votre affaire,
Et je sais contenter quiconque sait me plaire.
Mais enfin j’ai jugé quoi que vous prétendiez,
Que vous ne saviez pas ce que vous demandiez.
CLÉODATE.
Quoi Madame ?
NITOCRIS.
Il suffit, m’en parler davantage
Ce n’est pas m’obliger, c’est me faire un outrage.
CLÉODATE.
Madame.
NITOCRIS.
On vous oblige avec un tel refus.
ARAXE, à l’écart.
Qu’ai-je ouï !
NITOCRIS, en se retirant.
Demeurez, et ne contestez plus.
CLÉODATE, en s’en allant et montrant Axiane.
Araxe il faut mourir si ta force ne m’aide,
Mon mal devient plus grand, plus j’en vois le remède.
Scène IV
ALCINE, AXIANE
ALCINE.
Mais d’où vient qu’Axiane a l’esprit si changé
Depuis que Cléodate a demandé congé ?
AXIANE.
Hélas ! tu dois savoir...
ALCINE.
Quoi ! que voulez-vous dire ?
AXIANE.
Ha que ne dit-on pas lorsque le cœur soupire ?
ALCINE.
Tel discours, tel soupir est souvent un témoin
Que l’amour est au cœur ou qu’il n’en est pas loin ;
Et même à Cléodate étant si redevable
Croire que vous l’aimez c’est vous croire équitable.
AXIANE.
Oui j’aime ses vertus qui sont de grands appas.
ALCINE.
Vous aimez ses vertus, et vous ne l’aimez pas !
Vous soupirez pourtant, et quoi qu’on puisse dire
Pour les seules vertus rarement on soupire ;
Ou si l’on soupire il est à présumer
Qu’on aime beaucoup plus que l’on ne pense aimer.
Ne dissimulez point, l’amour n’est pas faiblesse
Quand son objet est noble.
AXIANE.
Enfin je le confesse ;
Lorsque par un dessein propice ou rigoureux
On aime la vertu d’un homme généreux,
Je sens bien par les soins que mon âme se donne
Que peu s’en faut aussi qu’on n’aime sa personne.
Depuis l’instant fatal que nous eûmes appris
Qu’il veut abandonner la Cour de Nitocris,
Hélas ! je reconnais plus mon œil le regarde
Qu’il était dans mon cœur sans que j’y prisse garde,
Que sans le ressentir l’âme peut s’enflammer,
Et qu’on aime parfois sans que l’on pense aimer.
Mais de grâce dis-moi, toi que je veux en croire
S’il est honteux d’aimer l’auteur de notre gloire ?
Puis-je moins lui donner ? lui serait-il moins dû
Qu’une place en mon cœur pour un trône rendu ?
Enfin si je ne l’aime, il ne faut rien te feindre,
Je cherche les raisons qui peuvent m’y contraindre.
Enfin si je ne l’aime, au moins m’avoueras-tu
Que je pourrais l’aimer avec tant de vertu ;
Et comme je dois tout à son courage extrême
Je crois qu’il me fait tort s’il ne croit que je l’aime,
Et s’il juge mon cœur et grand et généreux
Il doit en sa faveur le juger amoureux.
ALCINE.
Qui sait s’il n’aime pas ? au moins les grandes âmes
Font gloire de brûler dans de si belles flammes.
AXIANE.
Au moins c’est un effet que l’amour produit peu
Que de quitter les lieux où le cœur est en feu :
Et l’âme un peu constante en ses prisons réduite
Aime mieux y mourir que de prendre la fuite.
ALCINE.
Mais en le retenant peut-on vous obliger ?
AXIANE.
Si tu connais l’amour je t’en laisse juger.
ACTE II
Scène première
NITOCRIS, seule
Ô toi qui rends partout mes armes fortunées,
Qui soumis à mes lois des têtes couronnées,
Puissance souveraine es-tu faible à ton tour
Quand il faut résister aux armes de l’amour ?
Ton orgueil m’apprend bien que je ne puis sans honte
Brûler pour un sujet dont l’amour me surmonte,
Et qu’au rang où je suis, céleste et glorieux
Je ne dois rien aimer que des Rois ou des Dieux.
Mais enfin cet orgueil dont je faisais mes armes
Est comme un grand pouvoir captivé par des charmes,
Il blâme mon amour, il ne peut le flatter,
Mais il le laisse vivre, et ne peut le dompter.
Moi-même à ma grandeur quelquefois équitable
Je condamne à la mort cet amour indomptable,
Et toutefois d’un cœur à brûler destiné
Je nourris chèrement ce que j’ai condamné.
Ô Ciel Maître des rois qui mis en Cléodate
Tout ce que l’on révère, et tout ce qui nous flatte,
Pourquoi donc en naissant, pourquoi t’oubliais-tu
De couronner en lui la force et la vertu ?
Est-ce que la vertu dont l’éclat l’environne
À soi-même se sert de gloire et de couronne ?
Ou qu’enfin tu voulais couronner ce vainqueur
Par les mains de l’amour qui règne dans mon cœur ?
Mais que dis-tu mon âme ? ou bien que veux-tu faire ?
Veux-tu te rendre esclave ? ou Reine tributaire ?
Tu veux voir Cléodate assis auprès de toi,
Mais penses-tu régner en te donnant un Roi ?
Tu l’aimes maintenant qu’il est en ta puissance
De l’élever au rang où te mis la naissance,
Mais penses-tu l’aimer lorsque tu deviendras
Jalouse du pouvoir que tu lui donneras ?
Enfin je veux régner comme victorieuse,
Et l’amour fuit bientôt d’une âme ambitieuse ;
L’ambition le chasse, et contre ce géant
Quoi que fasse l’amour il est toujours enfant.
Laisse aller Cléodate où son destin l’entraîne,
Que son éloignement affranchisse une Reine,
Et qui sait si les Dieux ne l’ont point ordonné,
Pour me servir à vaincre un amour obstiné ?
J’aurai par son départ un nouveau diadème,
Si son départ me sert à me dompter moi-même.
Qu’il s’éloigne, et qu’il m’ôte avecque son objet
La honte de me voir sujette d’un sujet.
Mon front a trop rougi du défaut de mon âme.
Mais qu’Araxe veut-il.
Scène II
NITOCRIS, ARAXE
ARAXE.
Je viens ici, Madame,
Poussé par Cléodate.
NITOCRIS.
Hé quoi veut-il par vous
Solliciter sa perte, et mon juste courroux.
ARAXE.
Au moins il veut partir, et quoi que l’on en pense
Il croit que sa retraite est une récompense.
NITOCRIS.
Ô Dieux qu’on a de peine à demeurer heureux ?
Mais c’est trop me braver, qu’il parte, je le veux,
Il est de mon repos ainsi que de ma gloire
Qu’en fuyant de mes yeux il perde sa victoire.
Qu’il cherche donc ailleurs des destins fortunés,
Allez, allez, qu’il parte... Araxe revenez...
Hélas... Si Cléodate est injuste à soi-même
Dois-je par son défaut ternir mon diadème ?
S’il veut se condamner à ce bannissement
Dois-je l’autoriser par mon consentement ?
N’est-ce pas faire dire à ce peuple indocile
Que j’aime la vertu tant qu’elle m’est utile,
Mais que je la bannis sans respect et sans choix,
Lorsque j’en ai tiré ce que j’en espérais.
Ces bruits injurieux prendraient bientôt naissance,
Et blesseraient bientôt ma gloire et ma puissance,
Car tu sais que chacun du cœur ou de la voix
Se plaît aveuglément à censurer les Rois,
Et que leurs actions publiques ou secrètes
Trouvent de tous côtés d’injustes interprètes.
Dites à Cléodate...
ARAXE.
Il est bien résolu.
NITOCRIS.
Quoi de choquer ici mon pouvoir absolu ?
ARAXE.
Mais si votre refus comme je l’appréhende
Lui fait prendre de soi le congé qu’il demande ?
Pour moi j’approuverais de le laisser partir,
Assuré que bientôt il doit s’en repentir,
Et qu’enfin le remords que son caprice enferme
Vous le rendra bientôt plus constant et plus ferme.
Ainsi le repentir qui le ramènera
Fera taire les bruits, et vous justifiera.
Enfin votre intérêt veut qu’on lui fasse croire
Que vous pouvez sans lui conserver votre gloire.
On retient quelquefois ces esprits orgueilleux
En leur faisant savoir qu’on peut se passer d’eux.
NITOCRIS se retire.
Il y faudra penser, l’affaire le mérite.
Scène III
ARAXE, ATIS
ARAXE.
Il faut gagner pourtant ce que je sollicite,
Et vaincre par adresse ou par autorité
L’obstacle injurieux de ma félicité.
ATIS.
Mais gardez que sur vous ne fonde la tempête,
Tandis que vous croyez la pousser sur sa tête.
Vous voyez que la Reine a d’autres sentiments.
Pourquoi presser si fort ?
ARAXE.
Pour vaincre mes tourments.
Il faut te dire enfin pour ma propre allégeance
Jusqu’où ma vanité porte mon espérance.
Depuis qu’à ses sujets la Reine a fait juger
Qu’aux lois du mariage elle veut s’engager,
Et que de son état la charge étant trop forte
Elle veut qu’un époux avec elle la porte,
J’ai cru que dans le rang où le Ciel me fait voir
Elle me permettrait et l’amour et l’espoir.
Enfin j’en veux au trône où tout est adorable,
Enfin j’y veux monter, ou je veux qu’il m’accable,
Et je satisferai mon généreux orgueil
Si le trône est mon ciel, ou s’il est mon cercueil.
Mais afin d’espérer et sans crainte et sans peine,
Il faut voir Cléodate éloigné de la Reine.
Ce n’est pas que je craigne ainsi qu’un autre mal
Que son ambition le rende mon rival,
Ou qu’une grande Reine indignement blessée
Abaisse jusqu’à lui son cœur et sa pensée ;
Mais comme elle se rend attentive à sa voix
Et que de ses conseils elle se fait des lois,
Si je puis par adresse inspirer dans son âme
De me favoriser de sceptre et de sa flamme
Je crains que Cléodate alors injurieux
N’oppose à mon bonheur des conseils odieux.
Il me veut pour ami, ses soins le font paraître,
Mais nous pouvons douter s’il me voudrait pour maître :
Tel aime ses amis plus que soi mille fois
Qui les détesterait s’ils devenaient ses Rois.
ATIS.
Vous ne pensez donc plus à la Princesse Alcine,
Ce n’est donc plus son œil dont l’amour vous domine,
Et cette passion dont vous sembliez charmé
N’était donc qu’un portrait d’un amour enflammé.
ARAXE.
Il faut, il faut pourtant lui laisser toujours croire
Que de son seul amour je fais toute ma gloire.
Comme Alcine gouverne et la Reine et son cœur,
Elle peut commencer à m’en rendre vainqueur,
Et pensant seulement me mettre dans sa grâce
Elle peut dans son cœur me donner une place,
Pendant que des amis et fidèles et forts
Feront en mêle temps agir d’autres ressorts.
Je sais bien que je trompe une fille adorable,
Je sais que je me rends infidèle et coupable,
Mais le sceptre qui s’offre à l’esprit enchanté
Est une belle excuse à l’infidélité.
C’est sans doute en nos cœurs une louable envie
De vouloir que l’amour dure autant que la vie,
Mais quoi qu’un noble amour puisse nous enseigner
Le plus beau des désirs c’est celui de régner.
Si tant et tant de fois comme avons ouï dire
Qu’on peut tout violer pour gagner un empire,
T’imaginerais-tu qu’on en eût excepté
Les ridicules lois de la fidélité ?
Ceux qui vont à la gloire ont une autre maxime,
Ils se font des vertus de ce qu’on nomme crime,
Enfin c’est être lâche, enfin c’est se trahir
Que de pouvoir régner et vouloir obéir.
ATIS.
Alcine vient ici.
Scène IV
ARAXE, ALCINE
ALCINE.
Je cherche ici la Reine.
ARAXE.
Et moi je l’y rencontre, Alcine me l’amène,
Et par tous les endroits où reluisent ses yeux
Je trouve en même temps et mes Rois et mes Dieux.
ALCINE.
C’est pour moi, dites-vous, que votre âme soupire !
Votre cœur est trop bas s’il veut moins qu’un Empire ;
C’est pour le trône seul qu’il forme des désirs,
C’est dans le trône seul qu’il trouve ses plaisirs,
Et si ce cœur Royal ne court après les Reines
Il croit mal employer et ses vœux et ses peines.
Vous faites bien, Araxe, et si l’on doit aimer,
Le trône est la beauté qui doit nous enflammer.
ARAXE.
Quel tonnerre ai-je ouï ! quel plus rude martyre !
Que dites-vous, Madame, ou que voulez-vous dire ?
ALCINE.
Ce que me répondrait votre cœur innocent
S’il pouvait se résoudre à dire ce qu’il sent.
Vous pouvez l’avouer sans en craindre aucun blâme.
Ces désirs relevés font voir une belle âme,
Et si je suis au cœur d’un Prince si parfait,
Je vois ce qu’on y trame et tout ce qui s’y fait.
ARAXE.
Me confonde le Ciel si jamais la nature
Vit naître dans le monde une amitié plus pure.
Le sceptre a des appas pour les ambitieux,
Mais le sceptre sans vous déplairait à mes yeux.
Je le jure, Madame, et si je vous offense
Les Dieux ne sont pas Dieux, s’ils n’en prennent vengeance.
Atis qui voit mon cœur ainsi que je le vois,
Vous dira si mon cœur est semblable à ma voix.
Parlez, parlez, Atis, ou bien plutôt, Madame,
Commandez que ma main vous découvre mon âme,
Et je vous ferai voir si l’on aime un vainqueur
Alors que pour lui plaire on se perce le cœur.
ALCINE.
Si vous m’obéissez, je serais trop cruelle,
Si vous me refusiez, vous seriez un rebelle,
Quoi qu’il en soit, Araxe, après tant de combats,
Je crains d’être obéie, et de ne l’être pas ;
Et lorsqu’on veut mourir pour montrer que l’on aime,
Araxe, l’on en prend le congé de soi-même.
ARAXE.
Mais aussi refuser le congé de mourir,
C’est commander de vivre à qui voudrait périr ;
Et c’est donner sans doute une preuve assez grande
Que l’on veut conserver celui qui le demande.
Je vivrai donc pour vous, et pour vous faire voir
Que ma mort et ma vie est en votre pouvoir.
J’ai cherché jusqu’ici la faveur de la Reine
Avec inquiétude, et même avecque peine,
Et n’ai cherché ce bien dont votre œil est jaloux
Que pour être plus digne et plus aimé de vous.
Cependant ô malheur de l’amour la plus vraie
Qui fit jamais dans l’âme une incurable plaie,
On me hait, on me tue, on tâche à me blâmer
Par la même raison qui doit me faire aimer.
Ha ! c’est trop, cher Atis, tâche à lui faire croire
Ce qu’elle devrait voir, que l’aimer est ma gloire.
ALCINE, un peu à l’écart.
Il me gagne peut-être avec un faux transport.
Qu’on est faible, bons Dieux, quand l’amour est trop fort !
Hé bien je suspendrai ma colère et ma haine.
ARAXE.
Ainsi j’espérerai.
ALCINE.
Mais je vais chez la Reine.
ARAXE.
Et moi je vais languir, jusqu’à ce que les Dieux
M’ouvrent entièrement ou l’Enfer, ou les Cieux.
Scène V
ALCINE, seule
À quelle extrémité me suis-je transportée ?
Et jusqu’où le soupçon m’a-t-il précipitée ?
Mais à qui le soupçon dont un cœur est gêné,
Ne semble-t-il pas vrai quand l’amour l’a donné ?
Et s’il faut croire enfin ce que m’a dit la Reine,
Qu’il lui parle en captif, qui respecte sa chaîne,
Après ce témoignage, et ces tristes leçons
Qui dois-je condamner, Araxe, ou mes soupçons ?
Et comme la Couronne en gloire si féconde
Est la seule beauté qui plaît à tout le monde,
Ce bien si désiré, ce bien si précieux
Ne charmerait-il pas un cœur ambitieux ?
Hélas j’accuse Araxe, et l’excuse moi-même
Quand je vois la splendeur que jette un diadème.
Quel esprit si constant ne s’emporterait pas
Quand le chemin du trône est ouvert à ses pas ?
Et qui pour conserver le titre de fidèle
Ne voudrait pas courir quand un trône l’appelle ?
Moi-même dont l’amour plein d’ardeur et de foi
Ne crois rien de plus grand, ni de plus fort que soi,
Peut-être aurais-je aussi le blâme que je donne
Si l’on m’avait tentée avec une Couronne.
Au moins j’arrêterai par de puissants efforts
De mon ambitieux les pas et les transports,
Au moins j’empêcherai qu’Araxe qui me gêne
N’entre en victorieux dans l’esprit de la Reine.
Scène VI
NITOCRIS, ALCINE, AXIANE
NITOCRIS.
Araxe.
ALCINE.
Il est sorti.
NITOCRIS.
Qui ne s’étonnerait
De l’étrange dessein que son ami conçoit ?
Quelles justes raisons peut avoir Cléodate
D’abandonner des lieux où le destin le flatte ?
Où sa vertu le met plus haut que ses souhaits,
Et n’a pas moins d’amis que j’ai de bons sujets ?
AXIANE.
Je m’en étonne.
ALCINE.
Et moi je ne saurais le croire.
NITOCRIS.
Il est vrai toutefois qu’il veut quitter sa gloire.
Mais enfin vous savez ce que j’ai résolu,
Que mon esprit est las du pouvoir absolu,
Et qu’il faut qu’un époux à l’état agréable
Partage avecque moi cette charge honorable.
Or je ne vois qu’Araxe et Cléodate ici
Qui puissent m’exempter de peine et de souci.
Ils sont dignes tous deux par un mérite extrême
Et de ma passion et de mon diadème,
Et mon cœur incertain balance sur le choix
Qui mettra l’un des deux dans le nombre des Rois.
Au reste ce n’est point une amoureuse flamme
Qui produit ce désir et l’allume en mon âme.
Non, non, lorsque l’amour nous impose des lois
Il ne nous laisse pas la liberté du choix,
Lui seul il est le maître, il choisit, il ordonne,
Et nous contraint enfin de prendre ce qu’il donne.
Pour moi je puis choisir, et mon cœur mieux réglé
Ne suivra point la loi d’un Tyran aveuglé.
Dites donc votre avis, et sans que l’on me flatte
Lequel dois-je choisir, Araxe, ou Cléodate ?
AXIANE.
La justice elle-même en cet événement
Aurait beaucoup de peine à rendre un jugement,
Et de quelque côté que penche un choix auguste,
Il est juste, Madame, et tout ensemble injuste.
Pourquoi pour l’un des deux prononcer aujourd’hui
Si l’autre a mérité qu’on juge aussi pour lui.
Si quelque chose entre eux met de la différence,
Ce n’est pas la vertu, c’est la seule naissance.
En effet, Cléodate est descendu d’un sang
Trop éloigné du vôtre, et trop de votre rang ;
Sa vertu, dira-t-on, qui s’élève elle-même
Vaut mieux que la naissance et que le diadème ;
Mais enfin ce discours qu’on se plaît d’écouter
N’est raison que pour ceux qui veulent se flatter.
Le trône veut un sang qui le rende adorable,
Le peuple veut un Roi qui lui soit vénérable,
Et qui force au respect et l’esprit et les yeux
Par une longue suite et de gloire et d’aïeux.
Bien que votre faveur et juste et non commune
Du fameux Cléodate élève la fortune,
On remarquera peu le défaut de son sang
Tandis que de sujet il gardera le rang,
Car quelque grand honneur qui couronne sa vie
Le titre de sujet est un nom sans envie ;
Ou bien si Cléodate a quelque envieux,
Au moins, ce qui les flatte, il obéit comme eux :
Mais enfin aussitôt qu’il portera les marques
Qui font dessus un trône adorer les Monarques,
Comme le trône est grand, comme le trône est haut,
Alors de tous côtés on verra son défaut.
Comme on le regardait par sa seule vaillance,
On le regardera par sa seule naissance ;
Et qui peut empêcher un peuple médisant
De dire que l’amour l’aura rendu si grand ?
Si je ne vous rends pas victoire pour victoire,
Je dois, je dois au moins parler pour votre gloire ;
Puisque Araxe est aimable et sort du sang des Rois,
Araxe est donc celui dont je ferais le choix.
ALCINE.
Vos raisons ont sans doute un charme qui m’emporte,
Et vous pourriez encore en dire une plus forte.
Il est bien vrai qu’Araxe est sorti de ces Rois
Qui les premiers au monde imposèrent des lois ;
Mais à quoi lui servit cette haute naissance
Qu’à le faire sortir de son obéissance ?
Ainsi toutes les fois qu’il a considéré
Que l’on a vu son sang sur un trône adoré,
N’a-t-il pas témoigné par un effort extrême
Qu’il voulait sur un trône être adoré lui-même ?
N’a-t-il pas fait paraître en Prince furieux
Qu’on doit tout redouter d’un cœur ambitieux ?
Et que l’illustre sang qui fait les magnanimes
Est bien souvent aussi la source des grands crimes ?
Enfin où son orgueil ne sut-il pas aller ?
On le sait, on l’a vu, je n’en dois point parler,
Et je ne prétends pas réveiller votre haine
En vous représentant son crime et votre peine,
Puisque après tant de maux, un pardon généreux
D’un sujet criminel en fait un Prince heureux,
Et que son repentir autant que sa défaite
Fait briller votre gloire et vous a satisfaite.
Mais est-il honorable à votre majesté
De donner la Couronne à qui s’est révolté ?
N’est-ce pas vous priver de votre propre gloire ?
N’est-ce pas lui céder le prix de la victoire ?
Et dire à l’Univers qui l’a vu révolter
Que vous craignez celui que vous sûtes dompter,
Que le sceptre est un bien qu’il peut enfin vous prendre,
Et que vous le donnez ne pouvant le défendre ?
Moindre serait la honte, et l’infortune aussi
De perdre en résistant que de céder ainsi.
Pardonnez à l’ardeur qui fait parler mon zèle,
Pour vous il est hardi, c’est-à-dire fidèle.
Si quelqu’un avec vous doit régner en ces lieux
Ceux qui vous font régner le méritent le mieux ;
Et ceux qui sont toujours grands et toujours adorables
Ont les vertus des Rois, ont les Rois véritables.
Cléodate a vaincu, Cléodate est aimé,
C’est par là que l’on règne et qu’on est renommé,
Cette haute vertu qui brille en sa personne
Ayant vaincu des Rois mérite une Couronne.
S’il n’est pas de leur sang, étant né vertueux
Il est d’un sang plus noble, il est du sang des Dieux,
Et sa main qui réduit vos ennemis en poudre
Peut bien porter un sceptre ayant porté la foudre.
Puisque enfin Cléodate a les vertus des Rois,
Cléodate est celui dont je ferais le choix.
AXIANE.
Araxe a fait depuis tant d’actes magnanimes
Qu’on pense avoir songé ce qu’on sait de ses crimes
Et ce Prince fameux qu’on ne peut plus haïr
Mérite de régner à force d’obéir.
ALCINE.
Mais au moins Cléodate en tous lieux indomptable,
Vainqueur des attentats, n’en fut jamais coupable.
Il fut Dieu tutélaire en ce tragique lieu,
Et peut en être Roi s’il lui servit de Dieu.
Le refuseriez-vous, lui que chacun révère ?
AXIANE.
La Reine m’apprendra ce que je voudrais faire,
Et nous allons savoir avec son jugement
Qui de vous ou de moi parle plus sainement.
NITOCRIS.
Je ferai, je ferai ce que le Ciel m’inspire,
Je sauverai ma gloire, et celle de l’Empire.
ACTE III
Scène première
CLÉODATE, ACHATE
CLÉODATE.
Quoi la Reine y consent ?
ACHATE.
Oui vous pouvez partir,
Et bientôt vous en plaindre et vous en repentir.
CLÉODATE, seul.
Dieux qu’ai-je demandé ! mais il faut se contraindre.
Enfin je l’ai voulu ; de qui puis-je me plaindre ?
Hélas que notre esprit sans conduite et sans lois
Connaît peu ce qu’il fait quand il agit pour soi.
Poussé par le transport d’une fureur secrète
J’ai comme un grand secours demandé ma retraite,
Et lorsque je l’obtiens j’éprouve vivement
Que j’ai sans y penser demandé mon tourment.
Je ne commence à voir dans le coup qui m’étonne
Le prix de mon destin que quand je l’abandonne,
Et je ne reconnais parmi tant de transports
Que j’étais dans les Cieux qu’au moment où j’en sors.
Si je souffre, Axiane, en regardant tes charmes,
Ces Tyrans adorés à qui je rends les armes,
Pour le moins je les vois, et si mes maux sont grands
C’est un bien dans l’amour que de voir ses Tyrans.
Qu’as-tu fait malheureux, et de quelle pensée
Ton âme trop aveugle a-t-elle été blessée ?
Ai-je cru qu’Axiane adorable en tous lieux
S’enfuirait de mon cœur si je fuis de ses yeux ?
Comme par un effet de son œil qui me tue
On commence à l’aimer aussitôt qu’on l’a vue,
Ai-je cru trop injuste à son divin pouvoir
Qu’on cesse de l’aimer en cessant de la voir ?
Ai-je fait cet outrage à sa force indomptée
De me persuader qu’elle fût limitée ?
Non, non, je sens déjà qu’en fuyant ses appas
Mes liens s’éteindront et ne se rompront pas,
Et que je suis partout un esclave à la gêne
Que l’on tient enchaîné par une longue chaîne.
Croire enfin que l’amour, croire que la beauté
Ne suive pas partout un esprit enchanté,
C’est croire que les Dieux limités sur la terre
Ne peuvent en tous lieux faire choir le tonnerre.
Changez, changez, ô Dieux qui gouvernez mon sort
L’arrêt de mon départ en celui de ma mort ;
Faites-moi confesser que le bonheur extrême
Consiste seulement à mourir où l’on aime,
Ou bien s’il faut y vivre avant que d’expirer
Qu’on m’ôte les grandeurs qui me font révérer,
Qu’on m’ôte tous ces biens qu’idolâtre un profane,
On me laissera plus si je vois Axiane.
Mais les Dieux ont voulu ce que j’ai demandé ;
Mais ce que j’ai voulu dut-il m’être accordé ?
J’ai pressé mon départ, il est vrai, mais la Reine
Me devait refuser cette demande vaine,
Après tant de service et de maux endurés
Pour rendre entre ses mains des sceptres assurés,
Au moins de mes travaux la course infatigable
Méritait pour son prix ce refus honorable ;
Et c’est montrer du cœur et de l’affection
Que de faire un refus en cette occasion.
Mais que dis-je insensé ? dont la peine est de vivre
Je ma plains d’obtenir ce qu’on m’a vu poursuivre,
Et comme mon esprit est toujours divisé
Je me plaindrais aussi qu’on me l’eût refusé.
Scène II
CLÉODATE, AXIANE
AXIANE.
Hélas... mais je dois tout aux bontés de la Reine,
Étouffons notre amour.
CLÉODATE.
La voici. Quelle peine ?
AXIANE.
Tu veux donc renoncer à ton propre bonheur ?
Tu veux abandonner et la gloire et l’honneur ?
Quelles fortes raisons peuvent te faire croire
Qu’on trouve du repos en sortant de la gloire.
Quoique cherche l’esprit pour devenir heureux
La gloire est le repos des esprits généreux,
Et la tranquillité des fortunes privées
Déplaît en peu de temps aux âmes relevées.
CLÉODATE.
Il faut de mon destin con tenter le courroux,
Si je ne fuis bientôt, je mourrai devant vous.
AXIANE.
Mais si la Reine a fait un dessein tout contraire,
Peux-tu lui résister, et ne pas lui déplaire ?
CLÉODATE.
La Reine aurait changé de résolution !
AXIANE.
Oui, la Reine témoigne une autre intention.
CLÉODATE.
Que je demeurerai !
AXIANE.
Je le crois, Cléodate,
Mais ne murmure point où ton bonheur éclate,
Elle t’aime sans doute ; et par un digne choix
Elle veut te placer dans le nombre des Rois.
Quel sort serait plus noble ?
CLÉODATE.
Ou quel sort serait pire ?
Je n’ai pas respiré, qu’il faut que je soupire.
AXIANE.
Si la Cour a pour toi quelque secret tourment
Qui t’oblige à penser à ton éloignement,
Est-il enfin si fort ce mal qui te possède
Qu’un trône présenté n’en soit pas le remède ?
Et n’avoueras-tu pas que des sceptres offerts
Pour arrêter les cœurs sont d’agréables fers ?
Je te dis ce secret par une crainte extrême
Qu’en pressant ton départ tu te nuises à toi-même ;
Et je te dois assez et de bien et d’honneur
Pour t’exciter au moins d’attendre ton bonheur.
CLÉODATE.
Vous avez trop de soin d’une âme infortunée
Qui ferait son tourment de se voir couronnée.
C’était à vous servir que mon sort était doux,
Ce serait... mais que dis-je ? ou bien que dites-vous ?
La Reine m’aimerait !
AXIANE.
Et t’offre une Couronne,
Je crois qu’un tel avis ne déplaît à personne.
CLÉODATE.
Je reçois toutefois un avis si fatal
Comme on reçoit la mort quand on la croit un mal.
AXIANE.
Qui t’oblige à tenir cet étrange langage ?
CLÉODATE.
Beaucoup d’aveuglement, et beaucoup de courage.
AXIANE.
Qui pourrait contenter tes vœux et tes désirs,
Si tu mets la Couronne entre tes déplaisirs ?
Quoi n’aimerais-tu pas une adorable Reine ?
CLÉODATE.
En l’état où je suis j’ai mérité sa haine.
AXIANE.
Aimes-tu donc ailleurs ?
CLÉODATE.
Non, non, j’aime en ce lieu.
J’aime, pour achever il faudrait être un Dieu.
S’il est vrai toutefois qu’une Reine adorable
Trouve en moi des sujets d’aimer un misérable,
Cet amour peut me rendre assez audacieux
Pour dire que j’adore, et que ce sont vos yeux.
Si je commets un crime, ou plutôt un blasphème,
Ce n’est pas en aimant, c’est en disant que j’aime.
Pardonnez donc au feu qui me fait égarer,
Chacun a droit d’aimer, mais non pas d’espérer ;
Et suivant cette loi, qui cause tant d’alarmes,
Chacun a droit d’aimer vos vertus et vos charmes,
Les uns pour adorer ce qui les fait souffrir,
Les Rois pour être heureux, et moi pour en mourir.
AXIANE.
Non, non, ne pense pas qu’injuste ou dédaigneuse
Je condamne un amour qui me rend orgueilleuse
Si des Rois le plus grand, et le plus redouté
Se tiendrait glorieux de t’avoir surmonté,
N’est-ce pas à mon sort une pareille gloire
D’avoir sur Cléodate obtenu la victoire ?
C’est après tant de biens me faire un nouveau bien
De me donner ton cœur quand je te dois mien.
Aussi pour reconnaître une grâce si chère
Au moins je t’offrirais ce cœur qui te révère,
Si ce cœur redevable à ton bras fortuné
Était digne de toi sans être couronné.
Je te dirais enfin que je veux que tu m’aimes,
Si je pouvais t’offrir d’illustres diadèmes.
Mais puisque mon destin par un ordre fatal
Ne peut à tes vertus être si libéral,
Au moins je ferais voir que j’aime Cléodate,
En le priant de vaincre une amour trop ingrate,
Et de prendre d’une autre équitable en son choix
Le sceptre et la grandeur que je lui donnerais.
CLÉODATE.
Pour ne me pas donner ces ordres impossibles,
Apprenez que vos yeux sont des Rois invincibles.
Quoi j’osai vous aimer n’étant pas assuré
Que mes chaînes plairaient à votre œil adoré ?
Et quand vous estimez cette basse victoire,
Je vaincrais un amour qui me comble de gloire !
Je suis grand, je suis Roi, j’ai des trônes dorés,
Puisque je vous adore et que vous l’endurez.
Qu’un autre pour régner coure après la puissance,
Je règne par mes fers et mon obéissance.
C’est être glorieux, c’est être renommé,
C’est régner que d’aimer lorsque l’on est aimé.
Pardonnez à l’amour tout ce qu’il me fait dire,
C’est la première fois qu’il parle et qu’il respire,
Pour peu que l’on le flatte, il brûle, il s’enhardit,
Il se flatte lui-même, et croit plus qu’on ne dit.
AXIANE.
J’excuse librement cet amour qui t’enchante
Pourvu que ta fortune en demeure contente ;
Mais si ce même amour t’ôtait du rang des Rois
Ainsi qu’un criminel je le condamnerais.
Je t’aime Cléodate, et parce que je t’aime
Je veux voir sur ton front briller un diadème ;
Je te perdrai contente et telle qu’on me croit
Si lorsque je te perdis un trône te reçoit.
Si tu crois que sans moi la plus belle couronne
Déplaisante à tes yeux est un mal qu’on te donne,
Pour le moins c’est un mal qui plaît en peu de temps
Et que souhaiteraient les cœurs les plus contents.
Tu sais ce que je dois au secours de la Reine,
Que par elle je vis, peu s’en faut, souveraine,
Et que mon sang par elle aujourd’hui glorieux
Règne dessus le trône où régnaient mes aïeux.
Pourrais-je mieux payer cette faveur extrême
Qu’en lui cédant un cœur et qui m’aime et que j’aime ?
Donne-toi donc pour moi sans plus me contester,
Puisque c’est par toi seul que je puis m’acquitter.
Crois que tu fus à moi comme c’est ton envie,
Et qu’il faut te donner pour le prix de ma vie :
Me refuserais-tu de payer ce grand bien
Lorsqu’en servant de prix tu recevras le tien ?
Que si pour t’obliger d’accepter un empire
Il ne faut plus t’aimer, et qu’il faille le dire,
Puisque mes feux sont vains et mes vœux superflus,
J’ai sur moi ce pouvoir que je ne t’aime plus.
Scène III
CLÉODATE, seul
Ha que diversement votre main redoutable
Sait se jouer, grands Dieux, du sort d’un misérable !
J’aime, je suis aimé, l’on m’offre un grand pouvoir,
Et parmi tant de biens je suis au désespoir !
Axiane répond à mon amour extrême,
Et veut que je la quitte, elle même qui m’aime !
On me présente un sceptre, et l’amour ne veut pas
Que mes yeux aveuglés y trouvent des appas !
Tous les biens et les maux que la fortune assemble
S’offrent à mon esprit, mais confondus ensemble ;
Et je ne puis choisir dans un sort si fatal
Que je ne prenne un bien mêlé d’un plus grand mal.
J’embrasse avec ardeur les fers que l’on me donne,
Et je crains qu’on me force à prendre une Couronne.
Enfin je suis esclave avecque ma raison,
Et ne veux point d’un trône où n’est pas ma prison.
Ô charmante Axiane ! ô source de la grâce !
Si tu voulais ma gloire et qu’enfin je régnasse,
Il fallait d’un regard de haine et de rigueur
Réduire au désespoir ce misérable cœur ;
Et suivant tes desseins par un nouveau caprice
J’irais, j’irais au trône, ainsi qu’au précipice,
Et croirais y monter ainsi qu’un malheureux
Pour me précipiter d’un rocher plus fameux.
Mais quelle occasion maintenant me ramène
Ce sage confident des secrets de la Reine.
Scène IV
ACHATE, CLÉODATE
ACHATE.
Seigneur, la Reine usant du pouvoir souverain,
Touchant votre départ a changé de dessein.
Bref elle vous attend pour une conférence
Qui tend à partager la suprême puissance,
Elle y veut votre avis, enfin répondez-y,
Comme étant assuré de n’être pas haï.
CLÉODATE.
Au moins j’y répondrai comme un sujet fidèle.
ACHATE.
Mais on ouvre, Seigneur, Araxe est avec elle.
Scène V
NITOCRIS, ARAXE, CLÉODATE
NITOCRIS.
Que chacun se retire, Alcine, et vous aussi,
Araxe et Cléodate ont seuls affaire ici.
Vous savez à quel point de puissance et de gloire
M’élève maintenant la force et la victoire.
Mes plus grands ennemis n’ont point fait de dessein
Qui n’aient été pour moi des triomphes certains.
J’ai de ce grand État les limites poussées
Où n’osaient mes aïeux étendre leurs pensées,
Et par moi cet Empire est si fort aujourd’hui
Que le Ciel seulement est plus puissant que lui.
Enfin de sa grandeur Babylone certaine
Ne redoute plus rien que ses Dieux et sa Reine,
Et ce qui rend un trône et vénérable et saint,
Je suis en tel état qu’on m’aime et qu’on me craint.
Mais je n’ai pas sans peine acquis ces avantages,
Ni vaincu sans péril les flots et les orages ;
Et parce que le sceptre est un fardeau pour ceux
Qui veulent bien régner et qui règnent le mieux,
Je veux faire le choix d’une illustre personne
Qui m’aide à bien porter le sceptre et la Couronne,
Et qui par les liens que donne et prend la foi
Devenant mon époux devienne votre Roi.
Je vous ai donc mandés avant que de rien faire
Pour avoir votre avis sur cette grande affaire.
Au moins si vos conseils dont je ferai mes lois
Répondant à mes vœux consentent à ce choix,
Vous n’aurez pas sujet de porter de la haine,
À quiconque obtiendra la grandeur souveraine,
Et si mon dessein vous approuvez l’effet,
Vous aimerez aussi le choix que j’aurai fait.
Parlez, parlez, Araxe.
ARAXE.
On serait téméraire
D’être d’un sentiment qui vous serait contraire ;
Et le conseil de l’homme est-il considéré
Quand on est comme vous par le ciel inspiré ?
Lorsque des Potentats le Ciel prend la défense
Par cent moyens divers il fonde leur puissance.
Jusques ici pour vous touché visiblement
Son amour immortel parut diversement,
Et sans doute aujourd’hui ce Père des Monarques
Veut de ce même amour vous donner d’autres marques
Par le choix d’un sujet plein de zèle et de foi,
Qui vous soulagera sous le titre de Roi.
Ainsi ce trône auguste où chacun vous adore
Avec un double appui sera plus ferme encore.
Votre pouvoir est grand, il est digne de vous,
Mais il vous semblera plus aimable et plus doux
Lorsqu’un Prince obligé par une grande Reine
Vous en laissant le bien n’en prendra que la peine.
Pour moi me voilà prêt, suivant toujours vos lois
De me soumettre au Roi que fera votre choix.
Déjà mon cœur soumis révère sa puissance,
Et déjà du désir lui rend obéissance,
Sachant que par un Dieu votre esprit inspiré,
Ne peut faire qu’un choix digne d’être adoré.
NITOCRIS.
Cléodate parlez.
CLÉODATE.
Votre dessein est juste,
Comme tout ce qui part de votre esprit auguste ;
Vos vœux seront toujours nos Maîtres et nos Rois,
Et sont les seuls conseils que je vous donnerais.
Mais puisque vous voulez que mon zèle s’exprime
Si je dissimulais je croirais faire un crime.
Je ne parlerai point contre ce que je crois
Car c’est un attentat que de flatter les Rois.
Non, non, je ne crois pas, ô Reine incomparable,
Que l’hymen ait pour vous une chaîne honorable,
Et que portant partout le respect ou l’effroi,
Il vous soit glorieux de vous donner un Roi.
Si votre Majesté devait choisir un Prince
Qui régit avec vous cette vaste Province,
C’était lorsque l’état plein de calamités
Voyait son précipice ouvert de tous côtés,
Et qu’on ne croyait pas qu’une femme eût des armes
Plus fortes que ses yeux, et que de faibles larmes ;
C’était lorsqu’un grand peuple et triste et languissant
Croyait contre ses maux votre bras impuissant,
Et non pas aujourd’hui que le Ciel équitable
A rendu par vos soins le trône inébranlable,
Et que votre vertu sage et divin rocher
D’un vaisseau qui flottait en a fait un rocher.
Si l’on craint que des Rois voisins de cet Empire
Contre votre grandeur la puissance conspire,
Tant que dessus un trône autrefois débattu,
Seule vous régnerez avec votre vertu,
Ils croiront en grands Rois qui redoutent le blâme,
Qu’il leur serait honteux d’attaquer une femme,
Et sous ce voile utile et pour vous et pour eux
Ils vous protégeront en Princes généreux.
J’approuverais pourtant ainsi qu’un avantage,
De laisser quelque espoir d’un si grand mariage :
Au moins et les plus grands, et les ambitieux
En espérant toujours vous en serviront mieux,
Au lieu que quand un choix qui vaut une victoire
En aura mis un seul au comble de la gloire,
D’un trône souhaité tous les autres démis
En deviendront jaloux, et bientôt ennemis ;
Et quel heureux repos rencontrera la Reine
Quand le Roi sans plaisir sera toujours en peine ?
Vous pouvez les réduire, et la force à la main
En faire des captifs du pouvoir souverain,
Mais quel est le respect, quand il n’est qu’une feinte ?
Quelle est l’obéissance alors qu’elle est contrainte ?
Une rébellion qui ne se montre pas,
Et qui fait en secret la guerre aux Potentats.
Araxe qui connaît et son cœur et le nôtre
Peut répondre de lui, mais le peut-il d’un autre ?
Régnez, régnez, Madame, avecque votre bien,
Et laisser espérer, sans donner jamais rien.
Que chacun vous regarde avec un œil de flamme,
Vous régnerez en paix jusques dedans votre âme,
Si les grands de l’État prosternés devant vous
En demeurant Rivaux ne sont jamais jaloux.
Demeurez toute seule au char de la victoire,
Deux n’y peuvent tenir avecque même gloire.
Si l’Empire est un faix qui semble vous charger,
Il le faut porter seul pour le trouver léger.
NITOCRIS.
Je sais vos sentiments, c’est assez pour cette heure,
Cependant obéis, Cléodate, et demeure ;
Et si pour toi la Cour est un lieu sans appas,
Apprends à demeurer où tu ne te plais pas.
Scène VI
CLÉODATE, ARAXE
ARAXE.
Que la Reine me fait un bien incomparable !
Et qu’en te retenant elle m’est favorable !
Enfin ses volontés que tu dois respecter
Me laisse un ami que tu voulais m’ôter.
CLÉODATE.
Enfin ses volontés sont de nouvelles armes
Qu’elle donne au destin qui m’arrache des larmes.
ARAXE.
Tu te crois misérable, et pourtant si tu veux
Il ne tiendra qu’à toi que tu ne sois heureux.
Veux-tu que je te parle avec cette franchise
Qu’une longue amitié nous a toujours permise ?
La Reine a résolu de nous donner un Roi,
Tâche que son esprit se déclare pour moi.
Renverse tes raisons par des raisons plus fortes,
Ouvre-moi de l’Empire et la gloire et les portes,
Si quelqu’un doit régner, ne vaut-il pas bien mieux
Que ce soit ton Ami qu’un Monarque odieux ?
Obtiens, obtiens pour moi cette grande victoire,
Fais un Roi qui te doive et son sceptre et sa gloire,
Et je saurai bien rendre à ta fidèle ardeur
Couronne pour Couronne, et grandeur pour grandeur :
L’amour est dans ton cœur sans biens et sans délices,
Comme un désespéré qui court aux précipices,
Enfin si je commande, enfin si je suis Roi,
Axiane te plaît, Axiane est à toi ;
Et pour mieux te payer et mieux te satisfaire,
Je puis te faire entrer au trône de son frère.
CLÉODATE.
Vous le pourriez, Araxe !
ARAXE.
Oui suivant mes desseins
Je puis faire tomber son sceptre entre tes mains.
CLÉODATE.
Moi j’aimerais un sceptre acquis avec un crime !
ARAXE.
Tout ce qui mène au trône est juste et légitime.
CLÉODATE.
Ha ! que ce sentiment qui me remplit d’effroi
Est indigne d’un cœur qui prétend être Roi.
J’ai conseillé la Reine en sujet qui l’honore,
J’ai dit ce que j’ai cru, je le dirais encore.
Il n’est point d’intérêt, de sceptre ni d’espoir
Qui me puisse obliger à trahir mon devoir,
Et ma fidélité de foi récompensée
Ne se plaindra jamais que l’amour l’ait blessée.
ARAXE.
Tu ne sais pas aimer, ou bien tu n’aimes pas.
CLÉODATE.
Quoi ! lorsqu’on sait aimer, fait-on des attentats ?
ARAXE.
Tu veux être absolu, tu le fais bien paraître,
Et crains que ton ami ne devienne ton Maître.
CLÉODATE.
Mes amis sont mes biens, mes amis sont mes Rois,
Tant qu’ils respecteront la Justice et ses droits ;
Enfin j’aime partout les desseins magnanimes,
Mais je n’ai point d’amis où l’on aime les crimes.
ARAXE.
Voulez-vous m’attaquer avecque ce discours ?
CLÉODATE.
Je voudrais vous servir aux dépens de mes jours.
ARAXE.
Certes vous m’en donnez un fort grand témoignage.
CLÉODATE.
Vous ai-je abandonné prêt à faire naufrage ?
ARAXE.
Vous vanter de ce bien c’est me l’avoir ravi.
CLÉODATE.
C’est vous faire savoir que je vous ai servi.
ARAXE.
Le sort a fait ce bien que vous avez cru faire.
CLÉODATE.
Implorez donc le sort s’il peut vous satisfaire.
Pour moi je vous promets du zèle et de la foi
Si le destin permet que vous soyez mon Roi.
ARAXE.
Et moi, quoi que la terre ou le Ciel me destine,
Ou Monarque, ou sujet, j’ai conclu ta ruine ;
Je ne veux point d’amis qui soient si généreux,
Et j’aime les méchants qui me rendront heureux.
ACTE IV
Scène première
NITOCRIS, ACHATE, ALCINE
NITOCRIS.
Mais, Achate, a-t-il su ce que j’ai dedans l’âme ?
A-t-il su mon dessein ?
ACHATE.
N’en doutez point, Madame.
NITOCRIS.
Toutefois son conseil puissamment disputé
N’est pas sorti d’un cœur que le trône ait flatté.
ALCINE.
Au moins il est sorti d’un cœur noble et fidèle
Qui dit les sentiments que lui donne son zèle.
Au moins il vous fait voir qu’il est sans intérêt,
Que votre seule gloire est tout ce qui lui plaît,
Et que s’il possédait la grandeur souveraine,
Il y vivrait en Roi dont vous seriez la Reine.
NITOCRIS.
Cependant ses conseils qui me gagnent le cœur
Ôtent presque à l’amour le titre de vainqueur :
Et toujours sans dessein incertaine et flottante
J’ignore où se tiendra ma fortune inconstante.
Lorsqu’à mon faible esprit ses raisons se font voir
L’amour n’ose paraître, et perd tout son pouvoir ;
Et lorsque sa vertu se présente à mon âme
L’amour reprend sa force, et rallume sa flamme ;
De sorte qu’en mon cœur agité comme il est
L’amour se meurt sans cesse, et sans cesse renaît.
ALCINE.
Pensez-vous que le Ciel qui des Princes dispose
En vain aux Potentats inspire quelque chose ?
Non, non, par votre amour il montre clairement
Qu’un Roi vous doit aider à régner sûrement ;
Et par tant d’actions d’éternelle mémoire
Dont Cléodate appuie et le trône et sa gloire,
Le Ciel qui vous chérit, le Ciel veut témoigner
Que pour votre bonheur c’est lui qui doit régner.
NITOCRIS.
Mais enfin si le Ciel, où le sceptre se donne,
Voulait que Cléodate eût part à ma Couronne,
Il ne combattrait pas mon esprit inconstant
Par les fortes raisons que Cléodate rend.
ALCINE.
Trop souvent du vrai bien pour qui notre âme est née,
Par de fausses raisons elle s’est détournée ;
Et le Ciel à vos yeux les veut représenter
Afin de les combattre, afin de les dompter.
NITOCRIS.
Je ne puis discerner, sage et prudent Achate,
Si son discours est vrai, mais au moins il me flatte ;
Mais qui n’est pas flatté par les impressions
Dont l’agréable erreur flatte nos passions ?
Elle dit ces deux vers comme en elle-même.
Ô Dieux qu’il est aisé dans l’amoureux empire
D’être persuadé de ce que l’on désire !
Mais Araxe revient ; il faut qu’il sache enfin
Ce que m’ont inspiré le Ciel et le destin.
Scène II
NITOCRIS, ARAXE, ALCINE
NITOCRIS.
Araxe, ton avis est la loi nécessaire
Que je veux m’imposer, et que j’ai dû me faire.
ARAXE.
Quiconque estimera votre tranquillité
Donnera ce conseil à votre majesté.
Plaise aux Dieux que l’État toujours d’intelligence
Imite mon respect et mon obéissance.
NITOCRIS.
Cléodate est celui sur qui les justes Dieux
M’ont fait porter enfin et l’esprit et les yeux.
ARAXE.
Cléodate Madame ! il est incomparable,
Et vous ne pouvez faire un choix plus adorable ;
Il est digne d’avoir un rang entre les Rois,
Si pourtant son esprit peut souffrir votre choix.
NITOCRIS.
S’il peut souffrir mon choix !
ARAXE.
Au moins je l’appréhende.
NITOCRIS.
Expliquez-vous, Araxe, et je vous le commande.
S’il peut souffrir mon choix ! Parlez, expliquez-vous,
Et surtout gardez-vous de parler en jaloux.
ARAXE.
Permettez donc plutôt que je perde la vie,
De peur qu’un zèle ardent ne passe pour envie.
ALCINE.
Pour ne pas achever, vous avez trop parlé,
Parlez, parlez, Araxe, envieux ou zélé.
Quoi vous craindrez l’envie ainsi que quelque peine,
Et vous ne craindrez pas la fureur d’une Reine !
ARAXE.
Je parlerai, Madame, et je suivrai vos lois
Puisque vous le voulez et qu’enfin je le dois.
Cléodate est charmé des beautés d’Axiane,
Pour lui tout autre objet est funeste et profane,
Et pour elle soumis, et pour elle inhumain
Jusque sur les Autels il porterait la main.
NITOCRIS.
Cléodate aimerait Axiane !
ARAXE.
Il l’adore,
Et s’il pouvait plus faire, il ferait plus encore.
NITOCRIS.
Hé bien, Araxe, il aime, il s’est laissé charmer,
Est-ce un crime, est-ce un mal que l’on doive blâmer ?
S’il eût aimé la Reine avant que de connaître
Le dessein qu’elle avait de nous donner un Maître,
N’eussiez-vous pas blâmé cette amoureuse erreur
Comme un aveuglement, ou comme une fureur ?
Aimer serait un crime en pareille occurrence,
Car le respect finit où cet amour commence.
Quand il saura les vœux de votre Majesté
Ses flammes céderont à votre volonté.
Bien qu’à vaincre l’amour on trouve tant de peine,
On se résout bientôt d’adorer une Reine,
Et quelque humilité qu’on semble témoigner
Bientôt le plus soumis se résout à régner.
ARAXE.
Je ne condamne point un amour magnanime,
Tout adorable objet rend l’amour légitime ;
Mais je condamne au moins ses injustes desseins,
Et je crois découvrir le crime que j’en crains.
Qui ne jugerait pas que sa main trop hardie
Favorise déjà le Roi de la Médie ?
Et que pour obtenir Axiane sa sœur
La noire trahison infecte ce grand cœur ?
Pourquoi vous presse-t-il dans la paix où nous sommes
D’envoyer à ce Roi tant d’argent et tant d’hommes ?
Les Scythes qu’il craignait sont vaincus et défaits,
Et comme votre État, son État est en paix.
Pourquoi donc tous les jours comme par quelques charmes
Éloigne-t-il de vous votre force et vos armes ?
Qui ne connaîtrait pas qu’on forme un attentat
Et que pour l’achever on affaiblit l’État ?
Mais pourquoi l’a-t-on vu d’une force obstinée
Opposer des raisons contre votre hyménée ?
Il redoute qu’un Roi n’arrache de ses mains
Le moyen d’accomplir ses injustes desseins ;
Car enfin pouvant tout dans ce puissant Empire,
Il a tous les secrets qui peuvent le détruire.
Pour gagner Axiane il ose tout tenter,
Et par un crime heureux il veut la mériter.
NITOCRIS.
Quel témoin avez-vous contre cette pratique ?
ARAXE.
On prend peu de témoins d’un dessein si tragique.
Et contre les grands maux que l’on peut redouter
L’apparence est la voix que l’on doit écouter.
NITOCRIS.
Achate.
ARAXE.
Elle lui parle.
NITOCRIS.
Allez, et qu’on le garde.
Lorsque l’on se néglige, Araxe, on se hasarde.
ARAXE.
Assurez-vous, Madame, et pour vous et pour nous.
NITOCRIS.
Oui je m’assurerai, mais ce sera de vous.
Si d’un crime si grand Cléodate est coupable,
Je saurai vous traiter en Princesse équitable ;
Et si vous répandez sur sa fidélité
Le funeste venin d’un forfait inventé,
La même en ordonnant ou le prix ou la peine
Je saurai vous traiter en équitable Reine.
Par le destin d’un seul étonnant les flatteurs
J’imposerai silence à tous les imposteurs ;
Et si tous les grands cœurs qui portent la Couronne
Imitaient quelquefois l’exemple que je donne,
La noire calomnie étoufferait sa voix
Et ne régnerait pas dans la cour des grands Rois.
ARAXE.
Quand je veux vous servir me croyez-vous un traître ?
NITOCRIS.
Araxe, le succès le fera reconnaître.
ARAXE.
Qui n’est pas en péril s’il dépend du succès ?
NITOCRIS.
Croyez que l’équité jugera ce procès
Allez, retirez-vous.
ARAXE.
Que mon sort est étrange.
Scène III
NITOCRIS, ALCINE
NITOCRIS.
Ainsi des lâchetés ma justice se venge.
ALCINE.
Mais pardonnez, Madame, à mon zèle indiscret,
S’il ne peut se borner, ni se tenir secret.
Si vous devez traiter comme en cette aventure
De semblables avis ainsi qu’une imposture,
Qui voudrait étonné par ces tristes leçons
Vous donner des conseils sur de justes soupçons ?
Qui n’aimera pas mieux, à couvert de la haine,
Vous laisser en péril que de se mettre en peine ?
Il est peu de sujets d’une si haute foi
Qui ne s’aiment autant qu’ils respectent leur Roi.
NITOCRIS.
Je sais ce que je fais, et jamais ma puissance
Aveugle et sans raison n’attaqua l’innocence.
Il est toujours, Araxe, à regret fléchissant,
Et tout ambitieux n’est jamais innocent.
Moi je pourrais souffrir ces noires impostures
Qui portent jusqu’à moi leurs sanglantes injures !
N’est-ce pas m’attaquer que de faire un effort
Pour m’ôter un sujet par qui l’État est fort ?
N’est-ce pas attenter que de vouloir détruire
Et l’appui de ma gloire, et l’appui de l’Empire ?
ALCINE.
Oui c’est un attentat, mais votre Majesté
Croira-t-elle un soupçon comme une vérité ?
NITOCRIS.
Ses vieilles trahisons confirment les nouvelles,
Et je n’écoute rien pour un chef de rebelles.
ALCINE.
Mais la justice même est un monstre odieux
Quand elle est sans oreille aussi bien que sans yeux.
NITOCRIS.
Bien qu’Araxe soit tel que l’État l’appréhende,
Je ne m’étonne pas qu’Alcine le défende.
Je vois visiblement ce que ton cœur ressent,
Et ce que nous aimons nous paraît innocent.
ALCINE.
Moi, moi, je l’aimerais ? que dites-vous Madame ?
NITOCRIS.
Je sais bien qu’il te trompe, et qu’il est dans ton âme.
Cache ta passion, feins, je te le permets,
Mais crois que j’ai des yeux où je ne suis jamais.
Laisse-moi pour cette heure, aussi bien vois-je Achate,
Et crains enfin un traître à l’instant qu’il te flatte.
Scène IV
NITOCRIS, ACHATE
NITOCRIS.
A-t-on suivi mon ordre ?
ACHATE.
Il est exécuté.
L’on cherche Cléodate, Araxe est arrêté.
Mais souffrez que je parle avec cette franchise
Que votre Majesté m’a de tout temps permise.
Vous avez, ce me semble, un peu trop promptement
Sur un simple soupçon rendu ce jugement.
Si ce qu’Araxe a dit n’est pas une imposture
Qui pourra de son cœur effacer cette injure ?
NITOCRIS.
Mais s’il est imposteur, ai-je assez promptement
Contre sa lâcheté rendu ce jugement ?
ACHATE.
On ne saurait trop tôt châtier un coupable.
NITOCRIS.
J’ai donc trop différé de paraître équitable.
Mais s’il ne suffit pas qu’un Monarque parfait
Agisse justement si quelqu’un ne le sait,
Sache ce que j’ai fait, et ce qu’il faut qu’on fasse
Envers les révoltés qui rentreront en grâce.
J’ai suivant des conseils qui tu sus m’inspirer,
Chez Araxe, un esprit dont je puis m’assurer.
Atis ce confident qu’il aime sans réserve,
Est chez lui de ma part, il le veille, il l’observe.
Bref, il m’a dit qu’Araxe avait fait le dessein
De perdre Cléodate, et même par ma main,
Que par mon mariage où son orgueil aspire
Il prétend me ravir et le sceptre et l’Empire,
Et qu’il feint pour Alcine et flamme et passion
Pour la faire servir à son ambition.
Enfin j’ai découvert ses fureurs insensées,
Et je lui vois former jusqu’aux moindres pensées.
Juge après des desseins conçus si lâchement
Si tu dois à ce traître un meilleur traitement.
Je ne veux pas pourtant d’un esprit indomptable
Croire de toute erreur Cléodate incapable ;
Il faut bien régner s’assurer en effet
Et de ceux que l’on aime, et de ceux que l’on hait.
Il n’a pas sur mon âme une telle victoire
Que je puisse encor l’immoler à ma gloire,
Je l’aime, mais je l’aime en sage Potentat
Qui perdrait ce qu’il aime en faveur de l’État.
Mais ne viendra-t-il point ?
ACHATE.
On le cherche, Madame.
NITOCRIS.
Que de soins différents repassent dans mon âme !
L’imposture d’Araxe à me nuire obstiné
Se change en un soupçon dans mon esprit gêné.
Je sais que son discours est un fameux mensonge,
Que c’est d’un envieux et l’ouvrage et le songe,
Mais c’est un songe affreux qui travaille le cœur,
C’est un fantôme vain, c’est un rien qui fait peur.
ACHATE.
Mais voici Cléodate.
NITOCRIS.
À quels maux je m’expose !
Scène V
NITOCRIS, CLÉODATE
NITOCRIS.
Je te veux seulement demander une chose,
Je te veux demander de même qu’un grand bien,
Que de la vérité tu ne me caches rien.
CLÉODATE.
Si votre Majesté demandait le contraire
Je ne sais si mon cœur pourrait vous satisfaire.
NITOCRIS.
Aimes-tu ? réponds-moi.
CLÉODATE.
Si j’aime !
NITOCRIS.
Réponds-moi,
Lorsqu’on hésite ainsi, l’on veut manquer de foi.
CLÉODATE.
Plutôt le juste Ciel me punisse en profane.
NITOCRIS.
Mais enfin aimes-tu la Princesse Axiane ?
CLÉODATE.
Oui, Madame, je l’aime, et les Cieux irrités
Mêlent cette amertume à mes prospérités,
Lorsque j’ai demandé dans ma peine secrète
Que votre Majesté m’accordât ma retraite,
Ainsi je demandais comblé de mille ennuis
Le congé de fuir des prisons où je suis ;
Ainsi je recherchais un secours nécessaire
Pour dompter un amour qui devait vous déplaire,
Et par ce libre aveu d’un injuste transport
Je cherche pour vous plaire ou l’exil ou la mort.
NITOCRIS.
Donc sans qu’il soit besoin de me faire outrage
Si pour toi mon esprit s’expliquait davantage,
Cet amour qui t’arrête en ses douces prisons
Est la seule raison de tes sages raisons.
C’est donc ce seul amour, et non pas Cléodate
Qui donne ces conseils où tant de gloire éclate.
C’est donc ce seul amour aveugle, et non pas toi
Qui refuse le trône, et le grand nom de Roi.
Crois, crois ce Conseiller qui te parle à l’oreille,
Qui trompe autant de cœurs que son charme en conseille,
Et qui fait préférer d’inutiles liens
Et des maux sans espoir aux plus solides biens.
C’est quelquefois vertu, c’est quelquefois courage
De savoir refuser des sceptres en partage ;
Mais pour toi, pour toi-même et sans cœur et sans foi,
C’est un aveuglement qui me venge de toi.
Aime, aime toutefois, ne crains rien de tragique,
Notre pouvoir n’est pas un pouvoir tyrannique,
Il se borne où les Dieux ont leurs droits limités,
Il ne veut pas régner dessus les volontés.
Mais au moins répons-moi, quelle est ton espérance ?
La Princesse Axiane est-elle en sa puissance ?
Elle peut comme toi dans l’amour s’obstiner,
Elle peut se promettre, et non pas se donner,
Les filles de son rang, quoi qu’elles se proposent,
Sont les biens des États, dont les États disposent.
CLÉODATE.
Je vous ai dit que j’aime, hélas sans le savoir,
Car enfin est-ce aimer que d’aimer sans espoir ?
Non, non, je n’attends rien d’une flamme si vaine,
Sinon que dans votre âme elle allume la haine,
Sinon que cette haine invincible à son tour
Me repousse du trône où m’appelle l’amour.
Voyez où me réduit le soin de votre gloire ;
J’aimerai votre haine ainsi qu’une victoire,
Pourvu que cette haine appuyant mon devoir,
D’un rang si glorieux vous empêche de choir,
En effet, c’est tomber de la gloire suprême
De partager l’éclat qui vient du diadème.
Ainsi ne pensez pas que des feux obstinés
M’inspirent les conseils que je vous ai donnés,
Si j’étais sans l’amour, dont ma raison s’irrite,
Je vous les donnerais avec plus de mérite,
On me croit maintenant aveugle et malheureux,
On me croirait alors et grand et généreux,
On mettrait mes conseils entre les grands exemples,
Et l’on m’élèverait à la gloire des temples.
Mais quand ils partiraient d’un amour odieux,
Qu’importe d’où procède un conseil glorieux ?
L’amour que je ressens m’est un poison funeste,
Mais je l’estimerais comme un présent céleste,
Si lors qu’il me confond et qu’il me fait rougir
Pour votre propre gloire il me faisait agir.
NITOCRIS.
Mais si je veux ma honte, et si je veux ma peine,
Est-ce à toi de régler le destin de ta Reine ?
CLÉODATE.
Mais il est d’un sujet qui respecte vos lois
De résister aux Rois pour la gloire des Rois.
Pardonnez donc, Madame, à cette ardeur extrême
Qui s’oppose à la main qui m’offre un diadème,
Je crois que cet amour qui peut me faire Roi
Est un grand attentat que je fuis malgré moi.
Jusques ici par vous, et pour vous redoutable
J’ai peut-être rendu votre Empire indomptable,
J’ai fait pour votre gloire et pour le rendre heureux
Tout ce que pouvait faire un sujet généreux ;
Mais enfin je connais, et je commence à croire
Que je n’ai pas tout fait ce que veut votre gloire,
Je manque en une chose où je puis recourir,
C’est ce que je vis encore et qu’il fallait mourir.
NITOCRIS.
Si tu fis pour ma gloire et pour mon avantage
Tout ce que pouvait un illustre courage,
Pourquoi ne veux-tu pas dans l’état où je suis
Que je fasse pour toi autant que je le puis ?
CLÉODATE.
Le devoir de sujet, cette loi que j’honore,
M’oblige incessamment à faire plus encore.
Mais un autre devoir où les Rois sont soumis
Veut que vous fassiez moins qu’il ne vous est permis.
NITOCRIS.
Tiens-toi donc au devoir et pour y satisfaire,
Regarde incessamment à qui tu peux déplaire.
Va j’ai l’esprit content.
Scène VI
ACHATE, NITOCRIS
ACHATE.
Enfin vous le voyez,
Araxe a moins failli que vous ne le croyez,
Tout ce qu’il vous a dit n’est pas une imposture,
Vous voyez de l’amour, craignez une autre injure.
Madame, cependant, Araxe est arrêté,
Et s’il est innocent, c’est un Prince irrité.
NITOCRIS.
Innocent ou coupable, on lui fera justice.
Mais va-t’en le trouver, sonde son artifice,
Sers-toi de ton esprit pour connaître le sien,
Flatte, promets, menace, enfin n’épargne rien.
Scène VII
NITOCRIS, seule
Ha que j’éprouve bien parmi tant d’avantages
Que le trône est un Ciel jusqu’où vont les orages,
Ou que c’est un Autel sur un globe attaché
Dont le Dieu n’est souvent qu’un esclave caché,
Dont le Dieu palissant du soin qui le dévore
Est plus infortuné que celui qui l’adore.
Je puis assujettir tout un monde nouveau,
Je puis tout dans un rang et si noble et si beau,
Excepté seulement qu’un sujet trop fidèle
Convertisse en amour les flammes de mon zèle.
J’aidai par mon pouvoir sa débile vertu,
De gloire et de splendeur ma main l’a revêtu,
De degrés en degrés l’amour qui me gourmande
L’approche adroitement du trône où je commande,
Bref je l’ai mis au rang qu’il pense avoir trouvé,
Et pour descendre moins je l’ai plus élevé.
Je comble enfin d’honneur un sujet qui me dompte
Pour l’aimer seulement avecque moins de honte,
Et cacher à mes yeux, comme un indigne objet,
Parmi tant de grandeurs le titre de sujet.
Cependant, ô fureur, dont l’atteinte fatale
Mêle aux feux de l’amour une flamme infernale,
Tant de biens, tant d’honneurs dont l’ai cru l’asservir
N’ont aidé qu’à me nuire, et qu’à me le ravir,
N’ont aidé seulement qu’à lui donner l’audace
D’offrir ailleurs un cœur qu’il devait à ma grâce.
Il ne s’en cache point, il montre ouvertement
Qu’il ne craint ni mon bras, ni mon ressentiment :
Et comme il ne se peut par un destin funeste
Qu’avec beaucoup d’amour on soit longtemps modeste,
Criminel en son cœur peut-être qu’il prétend
Mériter Axiane en me précipitant.
Si je ne vois son crime et sa fureur extrême,
N’est-ce pas l’avouer que de dire qu’il aime ?
Au moins en cet amour qu’il fuit aveuglément
N’en vois-je pas la cause et le commencement ?
Songe en Reine attaquée à ta propre assurance,
Tu dois tout à ton bien, et tout à ta vengeance,
N’attends pas les effets de sa présomption,
Et préviens l’attentat par la punition.
Mais jusqu’où va l’ardeur de mon âme insensée ?
Croirai-je un imposteur ? croirai-je une pensée ?
Que ne fait pas à croire à l’esprit offensé
L’amour qui se dérègle et qui se croit blessé ?
Pourquoi trouver étrange en Princesse inhumaine
Qu’avec une autre amour il refuse une Reine,
Si pour lui maintenant, trop aveugle pour moi
Mon esprit insensé refuserait un Roi ?
Mais quoi que la douceur et m’inspire et m’ordonne,
Que ne doit-on pas craindre avec une Couronne ?
Cléodate est puissant, et si fort désormais
Que je redoute en lui ma grâce et mes bienfaits.
Ô dieux ! au triste état où me met mon caprice
Tout me semble un tonnerre, et tout un précipice ;
J’ai peur de mon amour, j’ai peur aussi de moi,
Le bras qui m’appuya me donne de l’effroi ;
Car enfin quand l’amour est une fois extrême
Le plus sage peut-il répondre de soi-même ?
Et lorsque l’on le peut, qu’a-t’on jamais vengé
Avec plus de plaisir qu’un amour outragé ?
Scène VIII
NITOCRIS, ALCINE
NITOCRIS.
Que veut-on ?
ALCINE.
S’il est vrai ce que l’on nous assure,
Le frère d’Axiane est dans la sépulture.
NITOCRIS.
Le Roi de la Médie !
ALCINE.
On m’a dit qu’il est mort.
NITOCRIS.
J’en ai de la douleur, et j’attends même sort.
ACTE V
Scène première
ACHATE, ALCINE
ALCINE.
Araxe a-t-il commis ces fautes effroyables ?
ACHATE.
Il parle en innocent comme tous les coupables.
ALCINE.
Mais où retournez-vous ? ne puis-je le savoir ?
ACHATE.
Je vais le retrouver, la Reine le veut voir
Depuis qu’elle a reçu les Députés des Mèdes,
Il semble que son mal surpasse les remèdes,
Son amour, son dépit, un soupçon éternel
Lui peignent Cléodate ainsi qu’un criminel ;
Enfin pour peu qu’Araxe en donne d’apparence,
Je crains pour Cléodate, et pour son innocence.
Que ne peut un dépit si vif et si pressant
Alors qu’il se rencontre avec un bras puissant ?
ALCINE.
En effet, Cléodate aura peu de semblables.
ACHATE.
En effet, on voit peu de ces cœurs adorables.
ALCINE.
Quelques-uns les prendraient pour des esprits blessés.
ACHATE.
Les seuls ambitieux les croiront insensés.
ALCINE.
Enfin pour refuser un sceptre qu’on apporte,
Il faut avoir une âme ou bien faible ou bien forte.
ACHATE.
Chacun en jugera selon sa passion.
Mais il faut m’acquitter de ma commission.
ALCINE, seule.
Que l’extrême fureur dure peu dans une âme
Lorsque l’amour y jette un rayon de sa flamme !
Hélas ! j’ai souhaité comme pour me venger
Qu’Araxe succombât sous ce dernier danger,
Et quand je vois sa peine, et ma vengeance prête,
Je voudrais que son mal retombât sur ma tête.
Ô Dieux ! ô justes Dieux quel crime ai-je commis
Pour aimer le plus grand de tous mes ennemis ?
Car des plus noirs destins la fureur donne-t-elle
Un plus grand ennemi qu’un amant infidèle ?
Les autres ennemis et vaincus et défaits
Pour le moins en leur mort nous laissent quelque paix,
Et de cet ennemi la perte déplorable
Laisserait dans mon âme une guerre effroyable.
Je souhaite sa mort, et pourtant je la crains,
Mon âme le déteste, et pourtant je le plains,
Et toujours sans repos inconstante et confuse,
Je fais des vœux pour lui quand même je l’accuse.
Je ne regarde plus l’injure qu’il me fait,
Je regarde l’horreur ou son destin le met,
Je voudrais son salut à moi-même cruelle,
Même aux conditions qu’il me fut infidèle.
Mais la Reine...
Scène II
NITOCRIS, CLÉODATE, ALCINE
NITOCRIS.
On saura ce que j’ai projeté.
CLÉODATE.
Avez-vous des soupçons de ma fidélité ?
Croyez-vous que la mort d’un Prince magnanime
À mon transport aveugle ajoute quelque crime ?
C’est là l’horrible nom que je donne à l’espoir
Si votre Majesté me défend d’en avoir.
Enfin, lorsqu’on m’attaque avec tant d’injustices
Croirez-vous l’imposture et non pas mes services.
NITOCRIS.
Au moins ta liberté montre assez clairement,
Que mon esprit douteux suspend son jugement.
CLÉODATE.
Ha ! Madame, ce doute honore l’imposture,
Et fait à l’innocence une mortelle injure.
NITOCRIS.
S’il blesse l’innocence, il répare ce tort
En rendant son triomphe et plus noble et plus fort.
Mais obéis, va voir Axiane, et l’amène.
Ainsi je veux m’ôter de soupçon et de peine.
Si le rapport d’Araxe évente des desseins,
Au moins mes ennemis seront entre mes mains.
Mais dois-je à la vertu moi-même trop ingrate
À ta trahison même exposer Cléodate ?
Et contenter enfin un amour irrité
Sous ombre de veiller pour mon autorité ?
Ô Dieux, que la fureur ressemble à l’injustice !
Mais Araxe vient-il.
ALCINE.
Ô Ciel soit-lui propice ?
Scène III
NITOCRIS, ARAXE
NITOCRIS.
Mais il entre, sortez, je veux l’interroger.
Achate éloignez-vous, et m’en laisser juger.
Araxe parle-moi, mais avec confidence,
Dis-moi la vérité, je t’offre ma clémence,
Tu travailles toi seul à te précipiter,
Tu t’es mis en péril, mais tu peux t’en ôter.
Je sais que Cléodate est innocent du crime
Dont tu voulais noircir sa gloire et son estime ;
Mais ce n’est pas assez, je veux que devant moi
Tu confesses le tort que tu fais à sa foi.
Parle, et ne cherche point dans la feinte un refuge,
Je serai seule ici ton témoin et son juge,
Et selon ta réponse, et selon tes vœux,
Ton juge te sera propice ou rigoureux.
Ne crains point de rougir en ma seule présence,
Qu’un acte de vertu t’achète ma clémence.
Si dans les nobles cœurs la honte est un tourment,
Pourrais-tu recevoir un moindre châtiment ?
Au moins prends assurance en la joie d’une Reine,
Que rougir devant moi sera ta seule peine.
ARAXE.
J’ai pensé vous servir de vous représenter
Ce que tant de raisons me faisaient redouter,
Mais si c’est un forfait qui regarde l’Empire
Que de dire trop tôt ce que le zèle inspire,
J’ai failli, je l’avoue, et ne m’en repends pas,
Puisque c’est pour sauver et vous et vos États.
NITOCRIS.
Quoi, n’est-ce pas assez de la première injure ?
Voulez-vous à l’audace ajouter l’imposture ?
Usez de ma bonté lorsque vous le pouvez,
Vous êtes prêt à choir si vous vous élevez.
Songez donc que je suis, lorsque j’en ai l’envie,
Maîtresse de la mort ainsi que de la vie,
Et que les Dieux n’ont point d’espace limité
Entre vous et la mort sinon ma volonté.
ARAXE.
Je sais que je dépends de votre bras auguste,
Je sais qu’il est puissant, mais je sais qu’il est juste ;
Comment pourra-t-on rendre un Roi victorieux
S’il n’ose montrer ceux qu’on croit factieux ?
C’est ouvrir la carrière aux plus énormes crimes
Que de fermer la bouche aux avis légitimes ;
C’est appeler le mal et le dérèglement,
Que d’ôter d’un État la peur du châtiment ;
C’est assurer le traître, et réveiller la ruse,
Car enfin qui craindra si personne n’accuse ?
Il faut pour leur repos que les plus justes Rois
Laissent la liberté d’accuser quelquefois.
NITOCRIS.
Ne vous ruinez point avecque cette audace,
Pour la dernière fois je vous offre ma grâce,
Un mot de résistance allume mon courroux,
Voulez-vous des témoins, on les prendra chez vous.
ARAXE.
Ha Madame !
NITOCRIS.
Achevez.
ARAXE.
Quoi que je puisse faire
Je ne crains pas la mort, je crains de vous déplaire.
Je cède à ce rayon de la divinité
Qui reluit sur le front de votre majesté,
Et dont le vif éclat plein de force et de gloire
Trouve la vérité dans l’âme la plus noire.
Oui, Madame, ce cœur osa brûler pour vous,
Et mon mal et mon crime est celui d’un jaloux.
Je me laissai charmer, non par le diadème,
Mais par votre vertu, mais enfin par vous-même ;
Et si par un destin du Ciel autorisé
Entre vous et le sceptre on m’aurait exposé,
Je quitterais le sceptre à qui voudrait le prendre,
Et j’irais à vos pieds me soumettre et me rendre.
Plus content de mes fers, s’ils étaient approuvés
Que les ambitieux, des titres relevés.
Je parle librement, ô Reine magnanime,
Mais c’est un criminel qui confesse son crime,
Et qui croirait cacher et dérober au jour
Son crime le plus grand s’il cachait son amour.
Cet amour fait donc voir au moment qu’il éclate
Qu’Araxe fût jaloux du bien de Cléodate ;
Que je l’aurais souffert comme maître et vainqueur
Régnant dessus un trône, et non dans votre cœur.
Voilà mes attentats, mon sort vous les expose,
L’amour les a commis, et vous en êtes cause,
Car si votre mérite eût été moins puissant
Je n’aurais pas aimé, je serais innocent.
Scène IV
NITOCRIS, ACHATE
NITOCRIS.
Sortez, et qu’il demeure en la chambre prochaine.
Vous le voyez, Achate, et sa faute est certaine,
Et par un artifice insolent, odieux,
Et digne seulement d’un cœur ambitieux,
Il veut faire servir et sa faute et son crime
À surprendre aujourd’hui mon cœur ou mon estime.
Enfin par ce succès je commence à prévoir
Que l’hymen souhaité blesserait mon pouvoir,
Et vois par les conseils que Cléodate donne,
Qu’il aime en bon sujet le bien de ma Couronne.
ACHATE.
C’est là le sentiment que ma fidélité
S’efforça d’inspirer à votre Majesté.
NITOCRIS.
Il faut donc faire voir ma force et mon courage,
Mais, hélas ! j’entreprends un difficile ouvrage.
Pour gagner sur soi-même un pouvoir souverain
Il faut être longtemps à soi-même inhumain.
Comme les autres biens d’une valeur extrême
On n’a jamais pour rien l’empire de soi-même ;
Il ne se donne pas, il le faut arracher,
Bref, cet Empire est beau, mais il coûte bien cher.
J’entreprends toutefois cette grande victoire,
J’établis à me vaincre et mon bien et ma gloire,
Enfin j’ouvre les yeux, et les jette sur moi,
Enfin j’ai résolu que mon cœur soit mon Roi,
Et par quelques liens que l’amour nous entraîne
L’amour même apprendra que je suis Souveraine.
Mais que ne peut-on suivre un si noble dessein
Aussi facilement qu’il entre dans le sein ?
Et pour l’exécuter quelle main nous assiste
Si l’âme qui le forme elle-même y résiste ?
Je sens bien que l’amour à qui l’on veut toucher
Est un trait que l’on rompt en pensant l’arracher,
Qu’il est dedans notre âme une flèche funeste,
Qu’on n’en arrache point que quelque éclat n’y reste,
Et que ce seul éclat qu’on ne peut découvrir
A tué bien souvent ceux qui pensaient guérir.
Enfin l’amour m’oppose autant de résistance
Que j’arme contre lui de force et de constance.
Je l’attaque, il m’attaque, il devient le plus fort,
Et même dans mon sein il trouve du renfort,
Puisque mon cœur encore insensible à ma gloire
Craint en le combattant d’obtenir la victoire,
Et qu’il semble combattre en ce douteux instant
Comme on fait contre ceux avec qui l’on s’entend.
Ô cœur ! ô faible cœur ! mais quoi veux-je me rendre,
Ayant déjà réduit l’amour à se défendre ?
Non, non, dans quelques fers que le cœur ait vécu
L’amour qui se défend est à demi vaincu.
Achève de marcher sur des flammes si vaines,
Considère qu’un trône est plus beau que des chaînes,
Mille exemples fameux nous peuvent enseigner
Qu’on se lasse d’aimer, mais non pas de régner.
Demeure donc au rang où le Ciel te fit naître,
Ne connaît que le Ciel pour arbitre et pour Maître,
Et sans nous exposer à recevoir des lois
Régnons enfin sur ceux que nous ferions nos Rois.
ACHATE.
Ha que cette victoire est digne d’une Reine !
NITOCRIS.
Que ferai-je d’Araxe ? enfin j’en suis en peine,
Et tout ce qu’il a fait excite mon courroux.
ACHATE.
En faveur du triomphe obtenu dessus vous,
Comme au jour solennel d’une grande victoire
Délivrez un coupable, et lui rendez sa gloire.
Mais afin d’empêcher que quelque ambition
Ne renaisse en son âme à sa confusion,
Arrêtez cet esprit qui s’agite sans cesse
Par l’hymen glorieux d’une belle Princesse.
Alcine est de son rang, elle l’acceptera,
Et pour sa garantir Araxe l’aimera.
NITOCRIS.
Qu’on les fasse venir, essayons ces remèdes.
Scène V
NITOCRIS, AXIANE, CLÉODATE, ARAXE, ALCINE
NITOCRIS.
Mais voici Cléodate, et la Reine des Mèdes
Achève noblement le travail entrepris,
Et sois enfin toi seule, et ton bien et ton prix.
Il est temps de penser après ces larmes vaines
Que le Ciel vous a mise au rang des souveraines.
Je vous ai déjà dit qu’un long et grand effroi
Oblige vos sujets à souhaiter un Roi.
Déjà leurs députés vous l’ont fait reconnaître,
Et comme c’est à moi qu’ils demandent un Maître,
On m’oblige à porter votre esprit généreux
Au choix qu’ils veulent faire et pour vous et pour eux.
AXIANE.
Ils commencent bientôt à maltraiter leur Reine,
De la vouer peut-être à l’objet de sa haine.
Madame pardonnez à mon ressentiment,
Je veux bien me soumettre à votre jugement ;
Mais est-il de l’honneur d’un trône héréditaire
Que je prenne des lois d’un peuple tributaire ?
Mais est-il du devoir des fidèles sujets
Que sans me consulter ils fassent des projets ?
Ils demandent un Roi comme un bien nécessaire,
Mais ce Roi doit me plaire avant que de leur plaire,
Et pour vous rendre honneur je dois leur témoigner
Que j’ai par votre exemple appris à bien régner.
NITOCRIS.
Ce n’est pas une loi que leur main vous impose
C’est un juste dessein que leur crainte propose,
Et ce puissant destin qui veille incessamment
Montre par votre amour qu’il fait tout sagement.
Ce que vous prétendez est tout ce qu’ils prétendent,
Vous aimes Cléodate, et c’est lui qu’ils demandent.
Par un présage heureux qu’ils seront bons sujets
Même sans y penser ils suivent vos projets.
AXIANE.
Je ne vous nierai pas qu’il est si magnanime
Qu’on doit à sa vertu bien plus que de l’estime.
Mais sachant vos desseins ainsi que votre choix
S’il était dans mon cœur, je vous le renvoierois.
NITOCRIS.
Enfin je vous le cède, ainsi qu’une victoire,
Et pour votre avantage, et pour ma propre gloire.
Vous pouvez noblement l’aimer à votre tour,
Vous pouvez l’estimer digne de votre amour,
Puisque par sa vertu qui se rend immortelle,
Une Reine aujourd’hui l’a jugé digne d’elle.
Il soutint votre trône, il le sut arrêter,
Et qui soutient un trône est digne d’y monter.
AXIANE.
Il faut suivre vos lois sur peine d’être ingrate,
Mais que puis-je donner au fameux Cléodate,
Je ne lui donne pas un trône qu’il sauva,
Madame, il le conquit lorsqu’il le conserva.
NITOCRIS.
Accepte, Cléodate, un sceptre qu’on te donne,
Tu ne pouvais manquer d’avoir une Couronne,
Et quoi qu’eût fait le Ciel, il ne t’eût rien donné
Si sa puissante main ne t’avait couronné.
CLÉODATE.
Puisque vous le voulez j’accepte la puissance,
Mais j’étais satisfait de mon obéissance ;
Et vous faites un Roi qu’après tant de bienfaits
Vous compterez toujours au rang de vos sujets.
Mais puisqu’il faut régner, souffrez que je commence
Par un acte de paix, d’amour et de clémence.
Araxe a contre moi sans sujet attenté,
Je demande sa grâce à votre Majesté.
NITOCRIS.
Jamais ma volonté qui tâche d’être juste,
N’empêchera le cours d’une action auguste
Araxe, des bontés toujours dignes des Rois
Jettent un œil dessus toi pour la seconde fois,
Et la prison fatale où ma loi te destine,
C’est le cœur amoureux de la Princesse Alcine.
ARAXE.
Qu’on reçoit aisément un jugement si doux.
NITOCRIS.
Ainsi je veux enfin favorable pour vous
Qu’on me connaisse moins par un beau diadème
Que par un grand triomphe obtenu sur moi-même,
Et que par mon exemple on aille raconter
Qu’on peut dompter l’amour quand on veut le dompter.