Ninon de Lenclos (Auguste CREUZÉ DE LESSER)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Troubadours, le 2 septembre 1799.

 

Personnages

 

NINON

MONSIEUR DE SÉVIGNÉ

MONSIEUR DE LA CHÂTRE

GOURVILLE

MOLIÈRE

DES-IVETEAUX

L’ABBÉ DE CH AULIEU

L’ABBÉ TARTEFFE

MADAME DUMONT, locataire de Ninon

LUCILE, fille de Madame Dumont

DORANTE, vieillard, amant de Lucile

LAFLEUR, laquais de Ninon

 

La Scène se passe dans le Salon de Ninon.

 

Le Théâtre représente le Salon de Ninon : on voit un luth sur un fauteuil.

 

COUPLET D’ANNONCE

Air : Vaudeville du Jockey.

De Ninon l’auteur interdit,
Se défiant de son mérite
A voulu que, par un écrit,
On garantît sa réussite.
Ne protestez pas le billet
Du Directeur de ce théâtre,
Et qu’il n’en soit pas, s’il vous plaît,
Comme du billet à la Châtre.

 

 

Scène première

 

NINON, assise près de son chiffonnier, et tenant beaucoup de lettres à la main

 

Ah ! grands dieux, que de billets ! Comment, il faut que je lise tout cela ? Pauvre Ninon ! que d’affaires ! J’en expédie cependant beaucoup : mais tous les jours il m’en survient de nouvelles.

Elle ouvre un billet.

Ah ! c’est de Monsieur le Prince. Comment, il m’écrit encore ! Il sait pourtant bien que mon admiration est tout ce que je peux lui accorder. Je l’ai dit cent fois : « Il faut plus de mérite pour faire l’amour, que pour commander des armées ». En fait d’amour d’abord, il faut toujours payer de sa personne. À propos de Monsieur le Prince, on m’assure que Gourville est enfin rentré en France. Je le verrai sûrement bientôt, et j’en serai charmée. Après trois ans d’absence, il ne trouvera plus ici qu’une amie ; mais il fût revenu après vingt ans, qu’il l’aurait encore retrouvée.

Air : Daignez écouter.

Dans mes amis, je mets toute ma gloire.
Chers une fois, ils sont toujours chéris ;
Pour mes amans j’ai trop peu de mémoire ;
Mais j’en aurai toujours pour mes amis.
(bis.)

Cela me fait penser qu’il y a quelque temps que je n’ai vu ma jeune amie Mlle Lucide, Quoiqu’elle demeure ici dessus. Apparemment qu’on ne lui permet pas de descendre chez moi. Elle me disait, la dernière fois que je l’ai vue, qu’elle craignait qu’on ne voulût la marier malgré elle, et on sait que je n’aime pas ces mariages-la. Mais quelqu’un vient : c’est peut-être la Châtre ou Sévigné.

 

 

Scène II

 

LAFLEUR, NINON

 

LAFLEUR, annonçant.

Monsieur l’abbé Tarteffe.

NINON.

Ciel ! ce pédant austère ! Il s’est sûrement Trompé d’étage ; je me sauve.

Elle sort précipitamment.

 

 

Scène III

 

LAFLEUR, L’ABBÉ TARTEFFE

 

TARTEFFE, s’inclinant.

Mademoiselle, un serviteur de Dieu...

Ne voyant point Ninon.

Eh bien, vous me disiez qu’elle y était, vous.

LAFLEUR.

Monsieur... moi, je croyais, j’avais imaginé...

TARTEFFE, à part.

Comme l’impiété gagne ! Depuis quelque temps, je ne trouve jamais personne.

À Lafleur.

Allons, il faut que vous me le disiez : votre maîtresse y est-elle ?

LAFLEUR.

Vous voyez bien, Monsieur, qu’elle n’y est pas.

TARTEFFE.

Je devine : elle se sera évadée en m’entendant annoncer. Bonne disposition !

Air : C’est la petite Thérèse.

Sa conduite est effroyable,
Son procédé fait horreur...
Fuir un abbé respectable ;
Un fameux prédicateur !

LAFLEUR.

Vous prêchez ?

TARTEFFE.

C’est mon usage.

LAFLEUR.

Mademoiselle Ninon,
Vous aura fui, je le gage,
Dans la crainte d’un sermon.

TARTEFFE, à part.

Et c’est bien aussi ce que je lui réserve.

À Lafleur.

Allons, dites à votre maîtresse que je voudrais lui parler ; et sans doute quand elle y aura réfléchi, elle ne refusera pas de venir. Allez, mon frère.

LAFLEUR.

Oui, mon frère, je vais le lui dire.

À part en sortant.

Celui-là ressemble furieusement à un hypocrite.

 

 

Scène IV

 

TARTEFFE, seul

 

Mon frère ! l’insolent ! Oh ! pourvu que sa maîtresse m’écoute.

Air : Chacun avec moi l’avouera.

Je n’augure rien de très bon
De ce qu’elle s’est absentée.
Je voudrais, pour mainte raison,
Convertir Ninon si vantée,
(bis.)
Je saurais bien, en temps et lieu, (bis.)
Me faire payer ce service.
Cela ferait le bien de Dieu,
Et me vaudrait
(ter.) un bénéfice.

 

 

Scène V

 

TARTEFFE, NINON

 

TARTEFFE, courant à Ninon qui entre.

Ah ! Mademoiselle, que je suis charmé de vous voir ! Je craignais que vous ne vous y refusassiez ; mais je vois avec joie que Dieu ne vous a pas tout-à-fait abandonnée. Un zèle pieux, une sainte ferveur m’appellent auprès de vous, Mademoiselle ; et comme autrefois chez les Ninivites, le prophète Jonas...

NINON, l’interrompant.

Air : Où allez-vous, Monsieur l’Abbé ?

Où allez-vous, Monsieur l’abbé,
Vous êtes assez mal tombé.
Vous perdez votre peine,
Oh bien :
Rentrez dans la baleine.
Vous m’entendez bien.

Du rôle de femme à la fin
Je me suis lassée un matin.
Je suis un galant homme,
Oh bien,
Sans pourtant l’être comme.
Vous m’entendez bien.

TARTEFFE.

Mademoiselle...

NINON.

Certaine affaire qui m’attend
Me fait sortir en ce moment :
Le bon soir je vous donne.

TARTEFFE.

Eh bien ?

NINON.

Et suis plus que personne ;
Vous m’entendez bien.

Elle sort en riant.

 

 

Scène VI

 

TARTEFFE, seul

 

Je crois, en vérité, qu’elle me persiffle. Elle me le payera ; et par une de mes pénitentes qui est en crédit à la cour, je saurai bien en tirer-vengeance. J’entends quelqu’un.

Il reprend sur le champ un air de componction.

Ah ! c’est cette jeune personne qui demeure ici dessus.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, TARTEFFE

 

LUCILE.

Mademoiselle de Lenclos n’est pas ici ? Ah ! c’est vous, Monsieur l’abbé Tarteffe. J’allais aller chez vous pour vous supplier de m’être plus favorable. De grâce, employez votre crédit tout-puissant auprès de ma mère, pour l’empêcher de me sacrifier à un vieillard malheureusement un peu plus riche que celui que j’aime.

TARTEFFE.

Le puis-je, ma chère Demoiselle ?

LUCILE.

Ah ! j’oserais presque vous dire que vous le devez. Oui, votre piété seule doit vous intéresser en ma faveur.

Air : Vaudeville de la Famille extravagante.

Si l’hymen est un nœud sacré
Et protégé par Dieu lui-même,
Lier un cœur contre son gré.
C’est outrager l’être suprême.
Ah ! contre la force en ce jour
Que votre crédit me protège
Envers le ciel, envers l’amour,
Souffrirez-vous ce sacrilège.

TARTEFFE.

Ma chère Demoiselle, je suis mortifié de vous refuser, mais Madame votre mère est plus sage que vous ; le choix qu’elle a fait est pour votre bien, et je ne suis pas capable d’abuser de sa confiance, en essayant d’influencer son opinion sur un point aussi important.

LUCILE.

Ainsi vous m’abandonnez ?...

TARTEFFE.

Je ne vous abandonne pas : au contraire, ma chère fille ; quand vous serez unie au bon Monsieur Dorante, je me propose bien de vous voir très souvent, et de vous apporter toutes les consolations dont je serai capable. Chère enfant qui m’intéressez, vous ne savez pas tout le bien que je vous désire.

LUCILE.

Votre sainteté, Monsieur Tarteffe, me paraît quelquefois très suspecte.

TARTEFFE.

Ah ! ma chère Demoiselle, cette plaisanterie un peu hasardée ne pouvait partir que d’une jeune personne qui va chez Mademoiselle Ninon.

LUCILE.

Mais, vous y venez bien, Monsieur l’abbé ?

TARTEFFE.

J’y viens pour la convertir.

LUCILE.

Et moi pour la remercier.

TARTEFFE.

Des bons principes qu’elle vous donne apparemment

LUCILE.

Non, mais de l’amitié qu’elle nous témoigne ; mais des mille écus qu’elle a bien voulu prêter à ma mère très embarrassée. Je vois trop que la pitié n’est pas de voire religion ; mais la reconnaissance est de la mienne. Mademoiselle Ninon n’est pas mon modèle, mais elle est mon amie, et peut-être trouverai-je auprès d’elle l’appui que j’ai en vain cherché auprès de vous. Adieu Monsieur l’abbé.

Elle sort.

TARTEFFE.

Petite janséniste ! je vous dénoncerai au père le Tellier.

 

 

Scène VIII

 

TARTEFFE, seul

 

Eh bien oui ; je parlerais pour une petite étourdie comme celle-là qui me manque, qui... Quand je n’aurais pas une autre raison d’être favorable au vieux Monsieur Dorante, cette conversation seule m’y déterminerait. Je veux monter chez la mère de Lucile, la fortifier dans sa résolution, l’engager même à hâter le mariage.

 

 

Scène IX

 

TARTEFFE, GOURVILLE

 

GOURVILLE.

Ninon est sortie, dit-on ; eh bien, je l’attendrai.

À part voyant Tarteffe.

Quel est cet abbé-là ?

TARTEFFE, à part.

Ah, ciel, Monsieur de Gourville !

GOURVILLE, à part.

Eh ! c’est l’abbé Tarteffe.

TARTEFFE, à part.

Il est venu plusieurs fois chez moi.

GOURVILLE, à part.

Ah ! je le rencontre enfin.

TARTEFFE, à part.

Il va me demander ses dix mille écus.

GOURVILLE.

Il faut que je lui parle de mon dépôt.

TARTEFFE, courant à Gourville.

Me trompé-je ?... Eh, c’est Monsieur de Gourville ! Ah ! Monsieur, que je suis flatté de-vous rencontrer.

GOURVILLE.

Monsieur, cela me fait aussi le plus grand plaisir, et même j’étais déjà...

TARTEFFE, l’interrompant.

Monsieur, oserai-je vous demander s’il y a longtemps que nous avons le bonheur de vous posséder dans, ce pays-ci ?

GOURVILLE.

Je ne suis arrivé que depuis quatre jours, et j’ai été chez vous pour...

TARTEFFE, l’interrompant toujours.

Je ne puis vous exprimer la joie que j’ai de vous revoir.

GOURVILLE.

Je vous remercie : j’ai été chez vous pour vous redemander...

TARTEFFE.

Oh ! avant tout, dites-moi comment va votre précieuse santé.

GOURVILLE.

À merveille, vous êtes trop bon, nous avons ensemble une petite affaire qui...

TARTEFFE.

Monsieur, oserai-je vous demander quel est l’état de la religion dans le pays d’où vous venez ?

GOURVILLE.

Elle y prospère beaucoup. Il vous souvient sans doute d’un dépôt que...

TARTEFFE.

Ah ! Monsieur, que la nouvelle que vous venez de m’apprendre est douce à mon cœur ! La religion prospère, que Dieu soit béni.

GOURVILLE.

Oui, Monsieur, mais mon dépôt...

TARTEFFE.

Quel saint transport m’anime ! Je vois l’hérésie détruite, l’incrédulité confondue, et la vérité triomphante.

GOURVILLE.

Je ne vois point mes dix mille écus dans tout cela, Monsieur l’Abbé, écoutez-moi donc.

TARTEFFE.

Ô Dieu qui m’entends, achève ton ouvrage : punis les méchants, rends les bons meilleurs : appelle à toi les honnêtes gens, comme Monsieur de Gourville, par exemple.

GOURVILLE, à part.

Bonne demande : s’il l’obtenait, je n’en aurais plus à lui faire.

Haut.

Ah ça, Monsieur l’Abbé, sortez de votre extase, et parlons un moment, s’il vous plaît, des choses terrestres.

TARTEFFE, paraît sortir d’une extase.

Ah ! c’est vous Monsieur de Gourville, je parlais de vous dans l’instant. J’avais oublié que vous étiez là : pardonnez, je suis sujet à ces pieuses distractions.

GOURVILLE.

Pourvu que vous n’en aviez pas d’un autre genre, je vous pardonne celle-là de tout mon cœur. À présent que ma proscription est finie, je voudrais bien retirer le dépôt en question.

TARTEFFE.

Monsieur, malgré l’envie que j’ai toujours eu de rendre service, je ne me charge point de faire rendre les dépôts.

GOURVILLE.

Oui ; mais vous vous chargez de les rendre apparemment quand vous vous êtes chargé de les recevoir, et je réclame celui que je vous ai confié.

TARTEFFE.

Je ne vous entends pas.

GOURVILLE.

Comment, vous ne m’entendez pas ? Je vous parle des dix mille écus que j’ai déposé chez vous, il y a trois ans, et que je vous redemande.

TARTEFFE.

Air : Toujours, toujours.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

GOURVILLE.

Se peut-il bien
Que vous n’en sachiez rien ?

TARTEFFE.

Moi, garder votre bien,
Monsieur, je crois ; veut rire.

GOURVILLE.

Quoi ! ces dix mille écus
Que vous avez reçus ?

TARTEFFE.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

GOURVILLE.

Je ne suis pas pourtant dans le délire.
Je reconnais
Votre port et vos traits,
Qui l’aurait cru jamais !

TARTEFFE.

Dieu dans nos cœurs sait lire.

GOURVILLE, outré.

Monsieur le patelin
Vous êtes un coquin.

TARTEFFE, froidement.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Il sort.

 

 

Scène X

 

GOURVILLE, seul

 

Qui aurait cru qu’un homme si renommé par sa vertu, fût capable d’une telle friponnerie ! voilà dix mille écus de perdus. J’en ai déposé dix mille autres chez Ninon, qui n’a pas tout-à-fait une aussi bonne réputation... Allons, est-ce que je vais avoir peur en les lui demandant ? Oh non, ne lui faisons pas cette injure : cependant après ce qui m’arrive, on ne peut plus répondre de personne ; je sais d’ailleurs combien peu Ninon a été fidèle aux serments qu’elle m’avait faits. Dans ce moment-ci, m’a-t-on dit, Monsieur de la Châtre est assez bien avec elle.

 

 

Scène XI

 

LA CHÂTRE, GOURVLLLE

 

LA CHÂTRE, entrant brusquement.

Ninon n’y est pas. Quel malheur ! Mais elle reviendra, il faut que je lui’ parle, il le faut absolument.

GOURVILLE.

Que vois-je ? c’est lui, c’est Monsieur de la Châtre.

LA CHÂTRE.

Ah ! c’est vous Monsieur de Gourville ; je suis fort aise de vous revoir, et qu’on vous ait permis de revenir en France. Heureux mortel ! vous voilà de retour à Paris, et moi il faut que je m’en éloigne.

GOURVILLE.

Vous, Monsieur ?

LA CHÂTRE.

Un ordre du Ministre m’oblige de partir, cette nuit même, pour rejoindre mon régiment : il faut que je quitte Paris

Soupirant.

et Ninon !...

GOURVILLE.

Ninon, je ne l’ai pas encore vue depuis mon arrivée. Elle est toujours charmante ?

LA CHÂTRE.

Oui, et toujours légère.

GOURVILLE.

C’est-ce qui me semble. Mais la voilà qui arrive.

LA CHÂTRE, vivement.

La voilà.

 

 

Scène XII

 

NINON, LA CHÂTRE, GOURVILLE

 

LA CHÂTRE.

Ah ! belle Ninon !...

NINON, courant à Gourville sans prendre garde à là Châtre.

Ah ! Gourville, mon ami, c’est vous ? Que je suis heureuse de vous voir ! Combien y a-t-il que vous êtes à Paris ?

GOURVILLE

Quatre jours.

NINON.

Quatre jours ! Et vous n’étiez pas encore venu ici Ah ! Gourville, je ne vous le pardonnerai de longtemps !...

GOURVILLE.

Excusez-moi. Une multitude d’affaires...

À part.

Faut-il lui, parler du dépôt que je lui ai laissé.

NINON.

Air : Vaudeville du Joker.

À propos il m’est arrivé
Un grand malheur en votre absence.

GOURVILLE.

Ciel ! voilà mon doute levé,
Et mon malheur en évidence.

NINON.

Je n’ai plus pour vous en ce jour
Le goût que vous pourriez me croire :
Mais si j’ai perdu mon amour,
Je n’ai pas perdu la mémoire,

Et j’ai ici vos dix mille écus en or, que vous pourrez envoyer chercher quand vous voudrez.

GOURVILLE.

Ah, Ninon !...

NINON.

Comment ! mais vous avez l’air étonné, je crois ?

GOURVILLE.

Moi, point du tout. C’est peut-être un reste de mon étonnement de tout à l’heure. J’avais confié dix mille écus aussi à l’abbé Tarteffe...

LA CHÂTRE.

À ce saint homme ?...

NINON.

À ce pédant austère, qui est venu me prêcher ici il y a une demi-heure ?

GOURVILLE.

En effet, c’est chez vous que je l’ai trouvé ; je lui ai demandé mon dépôt, et le saint homme me l’a nié effrontément.

LA CHÂTRE.

Qui l’eût dit i et que la conduite de Ninon est différente.

NINON.

Eh bien, vous voyez ce que c’est que les réputations...

Air : Vaudeville de la petite Métromanie.

Combien de ces graves personnes
Valent moins que nous ne valons.
Plusieurs nous traitent de friponnes,
Mais ce sont là les vrais fripons.
Cet accord de nom est fort triste,
EL nous peut sans doute étonner.
À trop garder leur tort consiste,
Et le nôtre est de trop donner.
(bis.)

LA CHÂTRE.

Comment l’abbé Tarteffe a été capable d’une chose pareille, lui qui a une si bonne réputation, lui qui a obtenu la confiance de tant de monde ?

NINON.

Air : Aimé de la belle Ninon.

Charmés de ses discours divins,
Plus d’un homme et plus d’une femme,
Viennent en ses dévotes mains
Mettre leur argent et leur âme.
Il remet l’âme au tout-puissant,
À qui cette offre à droit de plaire :
Mais il garde pour eux l’argent,
Vu que Dieu n’en saurait que faire.

Plaisanterie à part, Gourville, si Je n’ai pas jugé à propos de suivre l’exemple de l’abbé Tarteffe, je n’ai aucun mérite à cela. N’allez pas avoir l’insolence d’être reconnaissant ; je n’ai fait que mon devoir, rien de plus, et parlons d’autre chose.

Air : Du petit Matelot.

Vous voilà de retour en France ;
Vous viendrez me voir quelquefois.

GOURVILLE.

Souvent, malgré la différence
De mes visites d’autrefois,
(bis.)
Sur l’amour il faut bien me taire ;
J’aurais dû revenir plutôt ;
Mais votre amitié m’est trop chère,
Je réclame encore ce dépôt.
(bis.)

NINON.

Mon amitié, Gourville, pouvez-vous douter que je ne vous l’aie gardée fidèlement ? Ah, vous la retrouverez toute entière !

LA CHÂTRE, qui a essayé plusieurs fois d’attirer l’attention de Ninon, à part.

Voyez si elle me regardera seulement !

NINON, toujours à Gourville.

Dites-moi, pouvez-vous souper ici ? J’espère avoir quelques-uns de nos anciens amis les épicuriens, que vous ne serez pas fâché de revoir.

LA CHÂTRE, à part.

Allons, elle le retient. Je ne pourrai pas l’entretenir un moment.

GOURVILLE, à Ninon.

J’accepte avec grand plaisir ; mais je vous demande la permission de vous quitter pour une demi-heure. J’ai une affaire ici près que je cours terminer.

LA CHÂTRE, à part.

Ah ! c’est fort heureux.

NINON, à Gourville qui sort.

Sans adieu.

 

 

Scène XIII

 

LA CHÂTRE, NINON

 

LA CHÂTRE.

Ah ! je puis donc vous entretenir à la fin.

NINON.

Ce pauvre Gourville, je suis tout-à-fait fâchée de la perte qu’il vient de faire.

LA CHÂTRE.

Et moi aussi ; mais vous ne m’avez pas regardé tout le temps qu’il a été là.

NINON.

Il y a quatre ans que je ne l’ai vu.

LA CHÂTRE.

Vous aviez l’air de le préférer à moi.

NINON.

Ah ! la Châtre, la Châtre, ne me forcez jamais à choisir entre mes amis et mon amant : mon amant pourrait ne pas y gagner.

LA CHÂTRE.

Votre amant ! ah ! Ninon ; si je le suis toujours, je n’envierai rien à vos amis ; pardonnez un peu d’impatience à un homme obligé de vous quitter.

NINON, d’un air fâché.

Ah ! vous allez partir.

LA CHÂTRE.

Dans deux heures pour Valenciennes : j’ai voulu vous voir encore une fois... Ninon, vous m’aimez ?...

NINON, avec noblesse.

Je vous l’ai dit.

LA CHÂTRE.

Oui, mais je pars, et vous allez l’oublier.

NINON, reprenant sa gaieté.

Oh, que non.

LA CHÂTRE.

Le ciel a voulu que la plus charmante des femmes en fût en même-temps la plus inconstante.

NINON.

Je ne reçois que la seconde partie de votre éloge... mais je vous conseille de vous plaindre de mon inconstance, comme si vous n’en aviez pas profité.

LA CHÂTRE.

Ah ! il me serait si doux de réussir à vous fixer.

NINON.

Vous voilà bien, messieurs les hommes, vous voulez tous qu’on soit infidèle, jusqu’à vous exclusivement.

LA CHÂTRE.

Mais, Ninon, puisque vous m’aimez, vous voulez m’être fidèle ?

NINON.

Certainement.

LA CHÂTRE.

Et vous me le promettez ?

NINON.

Sans difficulté.

LA CHÂTRE.

Vous me serez fidèle ?

NINON.

Oui.

LA CHÂTRE.

Écoutez-moi, Ninon ; vous êtes, à mille égards ; une femme extraordinaire ; ce qui peut me tranquilliser, doit l’être aussi. Je veux intéresser à mon bonheur, quelque chose de plus que l’amour même.

NINON.

Que voulez-vous dire ?

LA CHÂTRE.

Que je vous demande un billet, par lequel vous vous engagerez à me garder, pendant mon absence, la fidélité la plus inviolable.

NINON, riant.

Ah ! pour le coup, voilà la plus singulière proposition qu’on m’ait encore faite.

Air : Eh ! mais oui-dà.

Non, je n’ai de ma vie
Ouï rien de pareil ;
Qui de cette folie
Vous donne le conseil ?
Est-ce qu’on a
Jamais proposé de signer cela ?

LA CHÂTRE.

Ah ! de grâce.

NINON.

Ainsi, si je m’engage,
Pensez-y bien, Monsieur :
C’est presque un mariage ;
Cela porte malheur.

LA CHÂTRE.

Oh nenni dà,
Ninon ; vous allez mé signer cela.

NINON.

Vous le voulez donc absolument ?

Elle s’assied devant son chiffonnier, écrit et lit à mesure.

Moi Ninon, je m’engage
Envers mon jeune amant ;
À n’être point volage,
Encor qu’il soit absent.

Riant.

Eh ! mais oui-da,
Je ne saurais jamais signer cela.

LA CHÂTRE.

Ah ! Ninon, je vous en supplie, rassurez votre amant, au désespoir de s’éloigner de vous. Signez.

NINON.

Mais, quelle folie !...

LA CHÂTRE.

Votre trait avec Gourville, m’a ravi sans m’étonner, et quand j’aurai votre billet...

NINON.

Écoutez donc, ce n’est pas d’argent qu’il s’agit ici.

LA CHÂTRE.

N’importe, signez.

NINON.

Vous voyez bien que je fais tout ce que vous voulez.

Elle signe le billet et le remet à la Châtre.

Air : Mon honneur dit.

C’est de billets une nouvelle espèce,
L’invention est heureuse et me plaît ;
Quand un amant parlera de tendresse,
On lui dira : faites-m’en un billet.
(bis.)

LA CHÂTRE.

Ah ! loin de vous tous les jours de ma vie,
Je relirai ce billet enchanteur.

NINON.

Ça, n’allez pas le perdre, je vous prie ;
Car ce n’est pas un billet au porteur.
(bis.)

LA CHÂTRE.

Je pars le plus heureux des hommes

Montrant le billet.

et le plus tranquille.

NINON.

Je le crois bien, il est sur papier timbré.

 

 

Scène XIV

 

NINON, seule

 

Oh ! le drôle de corps ! C’est une bonne folie qui lui a passé par la tête. Allons, vraiment il faut tâcher de lui être fidèle. Quoiqu’un peu jaloux, il est aimable, et de plus, il m’aime véritablement. Oh ! pour y réussir, je ne veux plus voir Sévigné, qui est bien aimable aussi, et qui tâcherait de me faire oublier ma signature.

On entend du bruit.

Mais qu’est-ce donc que ce tapage qui se fait dans la maison ? Je veux savoir d’où cela vient.

Elle sonne.

 

 

Scène XV

 

NINON, LAFLEUR

 

LAFLEUR.

Que veut mademoiselle ?

NINON.

Va savoir qui fait ce bruit que j’entends.

LAFLEUR.

Quoique je rentre à l’instant, je sais déjà ce que c’est. Cette jeune demoiselle qui demeure ici dessus...

NINON.

Lucile ?...

LAFLEUR.

Sa mère veut absolument la marier à un homme de soixante-dix ans.

NINON.

Ah l’horreur !

LAFLEUR.

Mademoiselle Lucile ne veut pas l’épouser, et de-là vient le tapage que vous entendez.

NINON, à elle-même.

Peut-on sacrifier ainsi une jeune personne si intéressante : ah ; dieu ! que ne ferais-je pas pour empêcher ce malheur ! Je veux monter chez sa mère, sur l’esprit de laquelle j’ai quelque crédit... Non, ce n’est pas le moment. Il faut que j’attende qu’elle soit seule.

À Lafleur.

À propos, tu ne m’as pas dit si tu as trouvé mon vieil ami, monsieur Des-Iveteaux ?

LAFLEUR.

Oui, mademoiselle, habillé en berger.

NINON.

Comment à son âge ?

LAFLEUR.

Une houlette à la main, la panetière au côté, le chapeau de paille doublé en taffetas couleur de rose, sur sa tête.

NINON.

Il est fou.

LAFLEUR.

Air : Accompagné de plusieurs autres,

Il est fou : c’est bien mon avis,
À le juger par ses habits
Tout-à-fait différents des nôtres.

NINON, parlant.

Mais il a dû te faire peur.

LAFLEUR.

Non pas, j’aime assez en total
Les fous qui ne font pas de mal ;
Le ciel nous préserve des autres.

Il m’a toutefois parlé avec assez de bon sens. Ah ! j’oubliais de dire à Mademoiselle, qu’il y avait auprès de lui une jeune fille, en bergère aussi, extrêmement jolie, et qui chantait fort bien.

NINON.

Mais je commence à le croire fort raisonnable. Ah ! quelque habit qu’il porte, je serai toujours charmée de le revoir. À propos, il faut dire en bas, que, jusqu’à nouvel ordre, je n’y suis pas pour Monsieur de Sévigné.

LAFLEUR.

Pour Monsieur de Sévigné ? Oui, Mademoiselle.

Il s’éloigne.

NINON.

La Châtre serait ravi s’il pouvait m’entendre.

LAFLEUR.

Ah ! Mademoiselle, voilà justement Monsieur de Sévigné qui monte.

NINON.

Tant pis.

À part.

Je ne puis plus le renvoyer à présent.

Haut.

Allons, qu’il entre.

 

 

Scène XVI

 

NINON, SÉVIGNÉ

 

SÉVIGNÉ.

Air : Je t’aime tant.

Belle Ninon, en vous voyant,
Mon plaisir est toujours extrême ;
Puissiez-vous en sentir autant,
En voyant celui qui vous aime.
Le jour, la nuit, dans tous les lieux,
Ninon, votre image m’enflamme ;
Et quand vous manquez à mes yeux,
Je vous retrouve dans mon âme.
(bis.)

NINON.

Non : laissez-moi. Je vous l’ai déjà dit, je ne veux pas vous entendre, il faut que vous renonciez à cette passion-là.

SÉVIGNÉ.

Y renoncer ? ah ! le puis-je ? et le voudrais-je ?

Même air.

Triste par vous, par vous heureux,
Vous réglez ma joie ou ma peine :
Mon cœur, ma foi, mes sens, mes vœux,
Tout est à celle qui m’enchaîne.
Ah ! je chéris ma passion,
Et j’ai besoin de mon délire :
Il faut que j’adore Ninon,
Parce qu’il faut que je respire.
(bis.)

NINON, à part.

Il est aimable : raison de plus pour y prendre garde.

À Sévigné.

Tenez, monsieur de Sévigné, j’exige que vous me parliez d’autre chose, sinon nous ne parlerons plus absolument de rien.

SÉVIGNÉ.

Que vous êtes cruelle ! Allons, il faut donc cesser de vous parler de vous. Mais je ne vous promets pas de penser à ce dont je vous parlerai.

NINON, qui cherche toujours à détourner la conversation.

Dites-moi donc ? espérez-vous obtenir cette place, que vous sollicitez depuis si longtemps.

SÉVIGNÉ.

Oh ! mon dieu non : je ne réussis à rien ; il faut que je vous dise encore, pour vous attendrir sur mes malheurs, que mes maudits créanciers me tourmentent plus que jamais.

NINON.

Mais vous n’avez donc point d’ordre ?

SÉVIGNÉ.

Qu’est-ce que c’est que de l’ordre ?

NINON.

C’est quelque chose de fort important : il faut que je vous prêche sur cela ; et pendant que vous cherchez à troubler ma raison, moi, je veux m’occuper de raffermir la vôtre. Cela est fort généreux. Oui, monsieur ; l’ordre est une des qualités les plus essentielles pour le bonheur. Je le crois tellement, que j’en ai beaucoup, et je suis bien aise qu’il y ait une chose sur laquelle je puisse me donner pour exemple.

SÉVIGNÉ.

Ah ! il y en a mille.

NINON.

Air : Souvent la nuit quand je sommeille.

Je jouis de peu de richesse ;
Mais pourtant telle que je suis,
Je puis toujours dans leur détresse
Secourir mes anciens amis.

SÉVIGNÉ.

De vous en cela je diffère.

NINON.

J’ai de mon revenu courant
Toujours une année en-avant.

SÉVIGNÉ.

Et moi toujours une en arrière.

NINON.

Je voudrais, pour votre bonheur, que vous fussiez plus raisonnable.

SÉVIGNÉ.

Oh ! mon bonheur dépend de vous, mais non pas de mes créanciers.

NINON.

Voyez-vous toujours madame d’Albret ? On dit qu’elle n’aurait pas été fâchée de vous prendre dans ses filets.

SÉVIGNÉ.

Je ne sais, mais elle a une beauté trop froide.

NINON.

« La beauté sans les grâces, c’est un hameçon sans appât ».

SÉVIGNÉ.

Vous, Ninon, par exemple, personne ne vous échappera jamais.

NINON.

Vous voulez toujours me parler de moi, parlez-moi plutôt de madame votre mère, qui a tant d’esprit, de madame votre sœur, qui est si belle : on dit qu’elle vieillir un peu.

SÉVIGNÉ.

Un peu ? Ah la vilaine chose que la vieillesse !

NINON.

Surtout pour les femmes. Encore si c’était une chose qu’elles pussent cacher.

Air : La Comédie...

Si j’avais conseillé les dieux,
Quand ils nous donnaient l’existence,
De nos traits plus longtemps et mieux
Nous cacherions la décadence.
Achille autrefois, nous dit-on,
Jouissait d’un rare avantage ;
« Son faible était à son talon,
« Le nôtre est sur notre visage.

SÉVIGNÉ.

Ah ! Ninon, de longtemps vous n’avez rien à craindre à cet égard. Vous avez trop d’attraits, pour qu’il ne vous en reste pas toujours ; et à soixante ans, oui à soixante ans, je le soutiens, vous pourrez encore faire le bonheur d’un amant.

NINON, souriant.

Je ne m’y fie pas.

SÉVIGNÉ.

Vous faites fort bien. Mais en dépit du temps, vous serez toujours charmante. Il est vrai que vous ne me paraîtrez peut-être jamais aussi jolie que vous nie le paraissez dans ce moment.

NINON.

Allons donc soyez raisonnable, je vous en prie.

SÉVIGNÉ.

Quoi ! vous ne voulez pas absolument m’écouter ? Mais pouvez-vous douter de la vivacité de mon amour ? Ninon, j’en appelle à votre cœur.

NINON.

« Je remercie dieu, tous les soirs, de mon esprit, et, je le prie, tous les matins, de me préserver des fautes de mon cœur ».

SÉVIGNÉ.

Ah ! puisse-t-il aujourd’hui ne pas vous exaucer !... Ninon, vous laisseriez-vous toucher par ma tendresse ? Vous me regardez d’un air plus doux.

NINON.

Air : Regard vif et joli maintien.

Non, n’espérez pas m’émouvoir,
Et je n’ai pas tant de faiblesse.

SÉVIGNÉ.

Je puis renoncer à l’espoir ;
Mais non jamais à la tendresse.
Pour mériter quelque retour,
Qui plus que moi vous idolâtre,
Daignez penser à mon amour.
(bis.)

NINON, à part.

Souvenons-nous bien (bis) de la Châtre. (bis.)

SÉVIGNÉ.

Même Air.

Dans mille objets en est-il un,
Dont la main soit aussi jolie.

NINON.

Vous n’avez pas le sens commun.

SÉVIGNÉ.

Vos yeux commandent la folie ;
Ah ! si j’obtenais la faveur
De baiser cette main d’albâtre.

NINON, troublée.

Eh bien ! eh bien !

SÉVIGNÉ.

Dieux, quel bonheur !
Vous la cédez à mon ardeur.

NINON, riant.

« Ah ! le bon billet (bis) qu’a la Châtre. (bis.)

SÉVIGNÉ.

Que dites-vous de la Châtre ? Et qu’est-ce que c’est que ce billet dont vous parlez ?

NINON.

Je vous expliquerai cela, mais on vient.

 

 

Scène XVII

 

NINON, SÉVIGNÉ, GOURVILLE, DES-IVETEAUX, en Berger, CHAULIEU, MOLIÈRE

 

GOURVILLE.

Je n’arrive pas seul, comme vous voyez, mais en bonne compagnie : voici Chaulieu, Molière...

NINON, l’interrompant.

Chaulieu, Molière, ciel ! et Des-Iveteaux, oh ! le drôle de costume !

À Chaulieu et à Molière.

Mes chers amis, je suis enchantée de vous voir ; mais permettez-moi, avant tout, de bien regarder Des-Iveteaux.

MOLIÈRE.

J’allais vous demander la même permission.

NINON.

Vous vous êtes donc fait berger, mon cher ami ; je le savais, mais je suis charmée de le voir. Votre costume est un peu jeune pour vous, mais il est bien, fort bien. La panetière, la houlette, tout ce qu’il faut. Dites-moi seulement pourquoi ce vieux ruban violet qui contraste avec la fraîcheur des autres ?

DES-IVETEAUX.

Je le porte, et le porterai toute ma vie, en mémoire de la gentille Ninon, qui me l’a donné.

NINON.

Je vous remercie : mais pourquoi n’avoir pas amené la bergère plus gentille, qui embellit pour vous la vie pastorale.

DES-IVETEAUX.

Je ne pouvais pas l’amener avec moi ; qu’est-ce qui aurait gardé le troupeau !

NINON.

Ah ! c’est juste.

DES-IVETEAUX.

Vous riez ; je le sais bien, je suis un peu fou ; mais si je suis heureux, je suis fort sage. Je veux jouir jusqu’à mon dernier moment.

Air : Que ne suis-je la fougère.

Quand un jour la mort sévère
Croira mon âge accompli,
Je prétends que ma bergère
Chante mon air favori.
Tout au charme de l’entendre,
Expirant de mes transports,
Aux accents de sa voix tendre,
Je descendrai chez les morts.

Air : Vaudeville du petit Commissionnaire.

Quand j’aurai passé la barque
Qui mène si loin d’ici,
Je veux que le noir monarque
Au plaisir soit converti.
Où, marchant sur ses brisées ;
J’instruis ses sujets divers ;
Et dans les Champs-Élysées
Je transporte les enfers.

NINON.

Eh mais, comme il s’anime !

DES-IVETEAUX.

Air : Aussitôt que la lumière.

D’ici je me représente
Sur des gazons fortunés,
Et Minos et Rhadamante
Faisant danser les damnés.
Ils diront : fous que nous sommes,
Laissons nos fers et nos feux ;
Si l’on peut changer les hommes,
C’est en les rendant heureux.

TOUS LES AUTRES en chœur.

Ils diront, etc.

CHAULIEU.

Bravo ! cela est fort bien pensé, j’aime beaucoup ce genre-là.

NINON.

Je le crois bien, mon cher Chaulieu, c4est un peu le vôtre. Dites-moi donc, l’Abbé : Gourville vous a-t-il raconté ce qui lui arrive avec un de vos confrères ?

CHAULIEU.

Le Tarteffe, n’est-ce pas ? Un coquin comme celui-là déshonore l’habit. Je lui conseille de parler mœurs, à présent : j’aimerais mieux avoir dix maîtresses, que de faire un trait comme celui-là.

NINON.

Eh ! il n’est pas difficile, l’Abbé.

CHAULIEU.

Au surplus, il faudra voir, et cela n’est pas fini. À propos, recevez-vous toujours le neveu de l’Archevêque, le jeune Châteauneuf ?

NINON.

Hélas ! oui... Je doute qu’il réussisse jamais beaucoup dans le monde.

CHAULIEU.

Il dit cependant que c’est vous qui l’avez formé.

NINON.

« Si cela est, je fais comme Dieu, qui, quand il eut fait l’homme, se repentit de son ouvrage ».

MOLIÈRE.

Où prend-elle ce qu’elle dit ? Et quel homme aurait cette grâce, ce piquant qui caractérise les femmes, et Ninon plus que toute autre ?

Air : Un Arlequin de la scène italienne.

Malgré l’orgueil qui domine en nos âmes,
Et. notre force et notre vain savoir,
Vous valez mieux cent fois que nous, mesdames,
Tant que vous ne voulez pas nous valoir.

Belle Ninon, Molière le parie,
Que nos neveux chériront votre nom ;
Oui, si la Grèce est fière d’Aspasie,
La France, un jour, le sera de Ninon.

TOUS.

Malgré l’orgueil, etc.

NINON.

Vous vous amusez à me louer, Molière ; mais pendant que nous voilà ici une petite assemblée d’épicuriens, nous ferions bien mieux de chanter quelque chose dans notre genre.

À Chaulieu.

Allons, l’Abbé, c’est à vous.

TOUS.

Oui, oui.

CHAULIEU.

Allons, il ne faut pas se faire prier. Je vais donc faire comme les quakers, et vous dire tout ce qui me passera par la tête : mais je vous préviens que j’ai voulu travailler aujourd’hui, et me suis trouvé excessivement médiocre. Allons.

Il fredonne l’air : Te bien aimer.

NINON.

Attendez, je connais cet air-là, et je vais vous accompagner sur mon luth.

SÉVIGNÉ, à part, regardant Ninon.

Toutes les grâces et tous les talents !

CHAULIEU.

Avec votre voix douce, vous chanteriez bien mieux que moi la chanson que vous me demandez.

NINON.

Peut-être, mais qu’est-ce qui la composerait aussi bien que vous.

Ninon a pris son luth, est assise auprès de Chaulieu, les autres personnages se groupent autour d’elle.

MOLIÈRE, un peu à l’écart.

Quel charmant tableau !

DES-IVETEAUX, à part.

Que ne sommes-nous dans un bocage !

CHAULIEU, avec chaleur.

Air : Te bien aimer.

Ô volupté, déesse d’Épicure,
Vois tes enfants vers toi levant leurs mains ;
Entends nos vœux du sein de la nature,
Et viens verser le nectar aux humains.

TOUS, en partie.

Entends nos vœux, etc.

CHAULIEU.

L’adolescent t’aime d’ardeur extrême,
Et le vieillard aime ton souvenir :
Te désirer est le bonheur suprême ;
Te regretter, est encore un plaisir.

TOUS.

Te désirer, etc.

CHAULIEU.

Aux malheureux les bienfaits qu’on dispense,
Tu les produis, tu sais les inspirer.
On t’a donné le nom de bienfaisance :
Sous tous tes noms, nous savons t’adorer.

NINON, vivement.

Bravo, Chaulieu.

TOUS.

On t’a donné, etc.

NINON.

Ah ! l’Abbé, vous avez bien raison. Je l’ai éprouvé quelquefois, et vous souvent, sans doute. La bienfaisance n’est qu’un des noms de la volupté. Il n’y a peut-être rien d’égal au charme d’avoir secouru une famille honnête, protégé un innocent persécuté, sauvé une victime intéressante : ah ! cela me rappelle cette pauvre Lucile. C’est une jeune fille belle comme l’amour, et que sa mère très intéressée, veut absolument sacrifier à un vieillard qu’elle déteste.

DES-IVETEAUX.

Ah, ciel !

MOLIÈRE.

À quoi servent donc les comédies ?

NINON.

Toutes deux demeurent ici dessus, et je n’attends qu’un moment favorable, afin d’intercéder pour Lucile. Je ne sais pas ce que je ne ferais point, afin que cette pauvre petite épousât celui qu’elle aime. Si vous la voyiez elle vous intéresserait.

MOLIÈRE.

Comment elle m’intéresse déjà.

CHAULIEU.

Et moi aussi ; mais qu’est-ce que c’est donc ?

Air d’une Contredanse.

Qu’entends-je ? quel bruit
Près de nous retentir !
De clameurs
Et de pleurs,
Quel mélange ! Quel bruit !
C’est Lucile, c’est elle
Sa mère cruelle
Sans doute la suit.

 

 

Scène XVIII

 

NINON, SÉVIGNÉ, GOURVILLE, DES-IVETEAUX, CHAULIEU, MOLIÈRE, LUCILE, MADAME DUMONT, DORANTE, L’ABBÉ TARTEFFE

 

LUCILE, éperdue entre la première, et sans voir personne que Ninon, court à elle.

Suite de la Contredanse ci-dessus.

Touchez ma mère Sévère,
Ou bien je préfère à mon triste sort,
La mort. Hélas ! il n’est plus que vous
Qui puissiez pour nous
Calmer son courroux.

MADAME DUMONT, très vite.

Eh bien ! cette folle-ci,
Que fait-elle ici ?
Ma fille, rentrez,
Sinon vous verrez.

À Dorante.

Monsieur, demeurez,
Vous l’épouserez, vous l’épouserez
Pardon, Mamselle Ninon, mille fois pardon.
Hélas ! à présent
Qu’on a de tourment
Avec un enfant désobéissant.

LUCILE, à Ninon.

Touchez ma mère Sévère,
Ou bien je préfère à mon triste sort
La mort. Hélas ! il n’est plus que vous
Qui puissiez pour nous
Calmer son courroux.

TARTEFFE, à part.

Encore Monsieur Gourville ! Je file.

DORANTE, le retenant.

Restez.

TARTEFFE, voulant toujours sortir.

Non pas, c’est inutile.

DORANTE, bas à Tarteffe, d’un ton impérieux.

Comment vous partez
Oh ! restez.
Vous m’avez promis votre soutien,
Je vous tien.

Ensemble.

LUCILE, à Ninon.

Touchez ma mère
Sévère,

MADAME DUMONT, à Ninon.

Pardon,
Mamselle Ninon,

Air : La Comédie est un miroir.

C’est un acteur qui vous le dit,
Monsieur, vous jouez à merveille.

TARTEFFE.

Comment je joue ?

MOLIÈRE.

Mais pourtant tout cela vous nuit ;
Restituez, je vous conseille.

TARTEFFE, avec dédain.

Monsieur l’Acteur laissez-moi donc ;
Vous ! me prêcher ! quelle folie !

MOLIÈRE.

Je puis vous donner le sermon,
Vous me donnez la comédie.
(bis.)

TARTEFFE.

Ô mon Dieu, je vous rends grâces ; vous avez voulu m’humilier. Messieurs, et vous ma respectable Madame Dumont, vous ne croyez pas à ces calomnies que les impies et les excommuniés aiment à répandre contre les serviteurs de Dieu.

MOLIÈRE, qui considère toujours Tarteffe.

Il me vient une idée.

TARTEFFE.

Quelque idée, peut-être qui me justifie.

MOLIÈRE, montrant Tarteffe.

Voilà mon homme.

NINON.

Votre homme Molière ; allons donc ?

TARTEFFE.

C’est le ciel qui parle par sa bouche.

MOLIÈRE.

Oui, mon homme, mon hypocrite.

NINON.

Ah ! à la bonne heure.

MOLIÈRE, avec chaleur.

Plein de respect pour la religion, il faut que je la venge des fripons qui la calomnient, et des fourbes qui la déshonorent. Je vais faire une comédie sur ce sujet, et c’est Monsieur qui m’en donne l’idée.

TARTEFFE.

Moi ! donner l’idée d’une comédie ; un homme de mon caractère, de mon habit.

MOLIÈRE.

Je vous en demande-pardon : je prends mon bien où je le trouve.

TARTEFFE.

Je vais me plaindre.

Il veut sortir.

DORANTE, qui l’en empêche.

Arrêtez donc, arrêtez donc, et rendez-moi auparavant mon argent.

NINON, à Dorante.

Puisse-t-il, Monsieur, vous le rendre mieux que le dépôt de Gourville !

TARTEFFE.

Monsieur de Gourville ne m’a point fait de dépôt.

GOURVILLE.

Il est vrai que vous ne m’avez pas fait de billet.

SÉVIGNÉ, mettant du côté de la porte, et au moment de tirer son épée.

Oh ! parbleu, il ne faut pas laisser sortir un fripon comme celui-là, sans l’avoir forcé à vous en faire un.

TARTEFFE.

Messieurs, de la violence !...

CHAULIEU.

Non, point de violence, Monsieur de Sévigné ; laissez-lui la porte libre, après qu’il m’aura écouté.

À Tarteffe.

Monsieur l’Abbé, je vous ai entendu quelquefois en chaire déclamer avec véhémence contre les abbés mondains comme moi. Je ne déclamerai pas à mon tour contre les abbés fripons et pendables comme vous. Mais je n’ai qu’un mot à vous dire. Vous savez que je suis assez bien avec le ministre, et aussi avec l’archevêque de Paris. Je vous déclare que si vous ne faites pas à Monsieur

Il montre Gourville.

un billet par lequel vous vous engagerez à lui rendre, sous trois jours, ses dix mille écus, je vais à l’instant dénoncer votre infamie ; et le moins qui puisse vous en arriver, est de passer le reste de vos jours dans un cachot.

TARTEFFE, vivement.

Avez-vous du papier timbré ?

NINON.

J’en ai encore une feuille dans mon chiffonnier,

À Sévigné.

le reste du billet à la Châtre.

Elle donne le papier à Tarteffe.

GOURVILLE, à Chaulieu.

Ô Monsieur de Chaulieu ! que je vous remercie !

CHAULIEU.

Vous badinez, c’est moi qui suis trop heureux de pouvoir vous rendre service.

TARTEFFE, donnant son billet à Gourville.

Est-ce bien comme cela !

GOURVILLE, après avoir lu.

Fort bien.

TARTEFFE.

Messieurs, je vous salue.

Il sort précipitamment.

DORANTE.

Eh bien ! mon argent, mon argent.

SÉVIGNÉ.

Courez vite après lui, et tâchez de le rattraper.

 

 

Scène XIX

 

NINON, SÉVIGNÉ, GOURVILLE, DES-IVETEAUX, CHAULIEU, MOLIÈRE, LUCILE, MADAME DUMONT

 

NINON.

Ah ! ce pauvre fripon d’abbé Tarteffe ! il a fait là une mauvaise affaire.

MOLIÈRE.

Tarteffe ! il s’appelle Tarteffe ? Jusqu’à son nom qui me convient.

NINON.

Oui, il faudra appeler votre comédie, Tarteffe.

MOLIÈRE.

À-peu-près.

NINON.

J’ai idée, Molière, que vous en ferez quelque chose.

MOLIÈRE.

Je le désire.

CHAULIEU.

Il en fera un chef-d’œuvre.

MADAME DUMONT.

Allons, ma fille, je t’unis à celui que tu aimes, et il faut t’en prendre à ce Tarteffe, si ton bonheur a été différé si longtemps. Ô mon dieu ! comme cet abbé-là m’avait trompé !

À Ninon et à ses amis.

Mademoiselle, et vous, Messieurs, c’est un beau trait que vous venez de faire là, et j’en suis dans l’admiration. Moi, la bienfaisance, c’est ma vertu.

GOURVILLE.

Ah ça, voilà dix mille écus que je gagne, car je les croyais bien perdus : aussi je ne souffrirai pas que personne ici que moi contribue à l’établissement de Mademoiselle ; je me charge des dix mille francs.

TOUS.

Allons donc, vous badinez.

GOURVILLE.

Vous surtout, Ninon, vous n’êtes pas très riche, et le sacrifice que vous venez de faire pourrait vous gêner.

NINON.

Peu ; et puis, comme le plaisir me dédommage !

Vaudeville.

NINON.

Air nouveau.

Puisque j’ai pu combler leurs vœux,
Je trouve bien ma récompense.
De priver pour faire un heureux,
Quelle plus douce jouissance !

MADAME DUMONT.

Ici, Messieurs, que je voudrais voir
Le pédant qui vous censure :
On reconnaît à leurs bienfaits
Les vrais disciples d’Épicure.
On reconnaît à leurs bienfaits
Les vrais disciples d’Épicure.

LUCILE.

Ah ! Ninon de ce jour nos cœurs
Pour vous à jamais se déclarent.

MADAME DUMONT.

Si vous avez quelques erreurs,
Ah ! que de vertus les réparent !

GOURVILLE.

« Dans l’âme heureuse de Ninon,
« L’indulgente et sage nature
« Unit la vertu de Caton
« À la volupté d’Épicure ».

MOLIÈRE.

L’épicuréisme ici-bas
Est une bonne comédie.
Nombre de gens peu délicats
En font l’absurde parodie.
C’est le plaisir qui nous conduit,
Mais toujours la raison s’épure.
Il n’est donné qu’aux gens d’esprit
D’entrer dans l’esprit d’Épicure.

NINON, au Public.

Pendant que vous jugez l’auteur
Il sent expirer son audace.
Je vous l’avoue, il a grand’peur ;
Vous auriez, tous peur à sa place.
Accueillez son intention,
Et modérant votre censure,
Corrigez les torts de Ninon
Par l’indulgence d’Épicure.

TOUS.

Corrigez les torts de Ninon
Par l’indulgence d’Épicure.

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