On ne saurait penser à tout (Alfred de MUSSET)
Proverbe en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 30 mai 1849.
Personnages
LE MARQUIS DE VALBERG
LE BARON
GERMAIN
LE MARQUIS DE VERNON
VICTOIRE, femme de chambre de la comtesse
La scène est à la campagne.
Scène première
LE BARON, GERMAIN
LE BARON.
Mon neveu, dis-tu, n’est point ici ?
GERMAIN.
Non, monsieur, je l’ai cherché partout.
LE BARON.
C’est impossible ; il est cinq heures précises. Ne sommes-nous pas chez la comtesse ?
GERMAIN.
Oui, monsieur, voilà son piano.
LE BARON.
Est-ce que mon neveu n’est plus amoureux d’elle ?
GERMAIN.
Si fait, monsieur, comme d’habitude.
LE BARON.
Est-ce qu’il ne vient pas la voir tous les jours ?
GERMAIN.
Monsieur, il ne fait pas autre chose.
LE BARON.
Est-ce qu’il n’a point reçu ma lettre ?
GERMAIN.
Pardonnez-moi, ce matin même.
LE BARON.
Il doit donc être dans ce château, puisque je ne l’ai pas trouvé chez lui. Je lui avais mandé que je quitterais Paris à une heure et quart, que je serais par conséquent à Montgeron à trois heures. De Montgeron ici il y a deux lieues et demie. Deux lieues et demie, mettons cinq quarts d’heure, en supposant les chemins mauvais, mais, à tout prendre, ils ne le sont point.
GERMAIN.
Bien au contraire, ils sont fort bons.
LE BARON.
Partant à trois heures de Montgeron, je devais par conséquent être au tournebride positivement à quatre heures un quart. J’avais une visite à faire à M. Duplessis, qui devait durer tout au plus un quart d’heure. Donc, avec le temps de venir ensuite ici, cela ne pouvait me mener plus tard que cinq heures. Je lui avais mandé tout cela avec la plus grande exactitude. Or, il est cinq heures précisément, et quelques minutes maintenant. Mon calcul n’est-il pas exact ?
GERMAIN.
Parfaitement, monsieur, mais mon maître n’y est point.
LE BARON.
Ses paquets, du moins, sont-ils faits ?
GERMAIN.
Quels paquets, monsieur, s’il vous plaît ?
LE BARON.
Ses malles sont-elles préparées, là-bas, à son château ?
GERMAIN.
Pas que je sache, monsieur, aucunement.
LE BARON.
Je lui avais cependant mandé que la Grande-Duchesse était accouchée, la duchesse de Saxe-Gotha, Germain ; ce n’est pas une petite affaire.
GERMAIN.
Je le crois bien.
LE BARON.
Je lui avais écrit que M. Desprez, avant-hier soir, était venu me rendre visite. M. Desprez arrivait de Saint-Cloud. Il venait me prévenir que le ministre me priait de passer dans la matinée du lendemain, c’est-à-dire hier, à son cabinet. J’allais obéir à cet ordre, lorsque je reçus l’avertissement que le ministre était à Compiègne ; il y avait accompagné le Roi. Ce fut donc à Compiègne que je me rendis. Comme je savais de quoi il s’agissait, il n’y avait pas de temps à perdre, tu le comprends.
GERMAIN.
Sans aucun doute.
LE BARON.
Le ministre était à la chasse. On me dit d’aller chez M. de Gercourt, qui me conduisit en secret jusqu’aux petits appartements ; – le Roi venait de partir pour Fontainebleau.
GERMAIN.
Cela était fâcheux.
LE BARON.
Point du tout. Je tiens seulement à te faire remarquer combien je suis ponctuel en toute chose.
GERMAIN.
Oh ! pour cela oui.
LE BARON.
La ponctualité est, en ce monde, la première des qualités. On peut même dire que c’est la base, la véritable clef de toutes les autres. Car de même que le plus bel air d’opéra ou le plus joli morceau d’éloquence ne sauraient plaire hors de leur lieu et place, de même les plus rares vertus et les plus gracieux procédés n’ont de prix qu’à la condition de se produire en un moment distinct et choisi. Retiens cela, Germain : rien n’est plus pitoyable que d’arriver mal à propos, eût-on d’ailleurs le plus grand mérite ; témoin ce célèbre diplomate qui arriva trop tard à la mort de son prince, et vit la reine mettant ses papillotes. Ainsi se détruisent les plus beaux talents, et l’on a vu des gens couverts de gloire dans les armées et même dans le cabinet perdre leur fortune, faute d’une montre convenable et ponctuellement réglée. La tienne va-t-elle bien, mon ami ?
GERMAIN.
Je la mets à l’heure continuellement, monsieur.
LE BARON.
Fort bien. Tu sauras donc enfin que, ayant rencontré à Compiègne la marquise de Morivaux, qui me donna une place dans sa voiture, j’appris que l’on m’avait trompé par des renseignements peu exacts, et que le ministre revenait à Paris. Son Excellence me reçut à deux heures et demie, et voulut bien m’annoncer elle-même que la Grande-Duchesse de Gotha était accouchée, comme je te le disais tout à l’heure, et que le Roi avait fait choix de moi et de mon neveu pour aller la complimenter.
GERMAIN.
À Gotha, monsieur ?
LE BARON.
À Gotha. C’est un grand honneur pour ton maître.
GERMAIN.
Oui, monsieur, mais il est sorti.
LE BARON.
Voilà ce que je ne puis comprendre. Il est donc toujours aussi étourdi, aussi distrait que de coutume ? Toujours oubliant tout !
GERMAIN.
On ne peut pas trop dire, monsieur. Ce n’est pas qu’il oublie, c’est qu’il pense à autre chose.
LE BARON.
Il faut qu’il soit en route, sans faute, demain matin, pour l’Allemagne. Et il n’a donné aucun ordre pour son départ ?
GERMAIN.
Non, monsieur. Ce matin seulement, avant de sortir, il a ouvert une grande caisse de voyage, et il s’est promené bien longtemps tout alentour.
LE BARON.
Et qu’a-t-il mis dedans ?
GERMAIN.
Un papier de musique.
LE BARON.
Un papier de musique ?
GERMAIN.
Oui, monsieur ; après quoi il a fermé la caisse avec bien du soin, et il a mis la clef dans sa poche.
LE BARON.
Un papier de musique ! toujours des folies ! si le Roi savait cette maladie-là, oserait-on lui confier une mission d’une si haute importance ! heureusement il est sous ma garde. Enfin, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait ?
GERMAIN.
Il a chanté, monsieur, toute la journée.
LE BARON.
Il a chanté ?
GERMAIN.
À merveille, monsieur ; c’était un plaisir de l’entendre.
LE BARON.
Le beau prélude pour un ambassadeur ! Tu as quelque bon sens, Germain. Dis-moi, le crois-tu réellement capable de se conduire sainement dans une conjoncture si délicate ?
GERMAIN.
Quoi, monsieur, d’aller à Gotha, faire la révérence à une accouchée ? Il me semble que j’irais moi-même.
LE BARON.
Tu ne sais pas de quoi tu parles.
GERMAIN.
Dame ! monsieur, de la Grande-Duchesse ; c’est vous qui me dites qu’elle est accouchée.
LE BARON.
Il est vrai qu’elle a donné le jour à un nouveau rejeton d’une tige auguste. Mais qu’a fait encore mon neveu ?
GERMAIN.
Il est venu ici, je ne sais combien de fois, frapper à la porte de madame la comtesse.
LE BARON.
Et où est-elle, la comtesse ?
GERMAIN.
Monsieur, elle n’est pas levée.
LE BARON.
À cette heure-ci ! c’est inconcevable. Elle ne dîne donc pas, cette femme-là ?
GERMAIN.
Non, monsieur, elle soupe.
LE BARON.
Autre cervelle fêlée ! Beau voisinage pour un fou !
GERMAIN.
Mon maître serait bien fâché, monsieur, s’il s’entendait traiter de la sorte. Lorsqu’on se hasarde à lui faire remarquer la moindre distraction de sa part, il entre dans une colère affreuse. À telle enseigne que, l’autre jour, il a manqué de m’assommer parce qu’il avait, au lieu de sucre, versé son tabac sur ses fraises, et hier encore...
LE BARON.
Juste Dieu ! Est-il croyable qu’un homme de mérite, et du plus haut mérite, Germain (car mon neveu est fort distingué), tombe d’une manière aussi puérile dans des égarements déplorables !
GERMAIN.
Cela est bien funeste, monsieur.
LE BARON.
Ne l’ai-je pas vu, de mes propres yeux, traverser, les mains dans ses poches, une contredanse royale, et se promener au milieu du quadrille, comme dans l’allée d’un jardin ?
GERMAIN.
Parbleu ! monsieur, il a fait la pareille, l’autre soir, chez madame la comtesse. Il y avait grande compagnie, et M. Vertigo, le poète d’à côté, lisait un mélodrame en vers. À l’endroit le plus touchant, monsieur, quand la jeune fille empoisonnée reconnaissait son père parmi les assassins, quand toutes ces dames fondaient en larmes, voilà mon maître qui se lève et s’en va boire le verre d’eau que l’auteur avait sur sa table. Tout l’effet de la scène a été manqué.
LE BARON.
Cela ne m’étonne pas. Il a bien mis un jour trente sous dans une tasse de thé que lui présentait une charmante personne, croyant qu’elle quêtait pour les pauvres.
GERMAIN.
L’hiver dernier, vous étiez absent, lors du mariage de monsieur son frère. Il devait, comme vous pensez, faire les honneurs au repas de noces. J’entre chez lui, vers le soir, pour l’aider à faire sa toilette. Il me renvoie, se déshabille lui-même, puis se promène une heure durant, sauf votre respect, en chemise ; après quoi il s’arrête court, se regarde dans la glace avec étonnement : Que diable fais-je donc ? se demande-t-il ; parbleu ! il fait nuit, je me couche. Et là-dessus il se mettait au lit, oubliant la noce et le dîner, si nous n’étions venus l’avertir.
LE BARON.
Et tu crois qu’un pareil extravagant est capable d’aller à Gotha ! Vois quelle tâche j’entreprends, Germain, car il faut bien, bon gré, mal gré, que la volonté du Roi s’accomplisse. Il n’y a pas à dire, c’est mon neveu qui a le titre, je ne fais que l’accompagner ; on lui donne ce titre parce qu’il porte un nom ; celui de son père, qui est plus que le mien, et c’est moi qui suis responsable.
GERMAIN.
Puisque mon maître a du mérite.
LE BARON.
Sans doute, mais cela suffit-il ? Il m’avait promis de se corriger.
GERMAIN.
Il s’y étudie, monsieur, tout doucement, mais il n’aime pas qu’on le contrarie, et si vous m’en croyez... Le voici.
Scène II
LE BARON, GERMAIN, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Ah çà ! c’est donc une gageure ? on me volera donc toujours mes papiers !
GERMAIN.
Monsieur, voilà monsieur le Baron...
LE MARQUIS.
Qu’as-tu fait, drôle, d’un papier de musique que j’avais tantôt ? Où l’as-tu mis ? où est-il passé ?
LE BARON.
Bonjour, Valberg ; que vous arrive-t-il ?
LE MARQUIS.
Je ferai maison nette un de ces jours ; je vous mettrai tous à la porte.
Au Baron qui rit.
Et vous, maraud, tout le premier.
GERMAIN.
Monsieur, c’est monsieur le Baron.
LE MARQUIS.
Ah ! pardon, mon cher oncle, vous venez donc de Paris ? C’est que j’ai perdu un papier de musique.
GERMAIN.
C’est sûrement celui-là qu’il a si bien serré.
LE MARQUIS.
Vous voyez, mon neveu, que je suis exact, je suis arrivé à l’heure dite. Et vous, êtes-vous disposé à partir ?
LE MARQUIS.
À partir ?
LE BARON.
Oui, demain matin.
LE MARQUIS.
Oui, je vous le jure, si j’éprouve un refus, je pars sur-le-champ, et vous ne me reverrez de la vie.
LE BARON.
Quel refus ? que voulez-vous dire ?
LE MARQUIS.
Oui, sur l’honneur, si je suis reçu avec froideur, si ma démarche est mal accueillie, mon parti est pris irrévocablement.
LE BARON.
Eh ! quelle froideur, quel mauvais accueil avez-vous à craindre, venant de la part du Roi ?
LE MARQUIS.
Est-ce que le Roi se mêle de tout ceci ?
LE BARON.
Parbleu, apparemment, puisque vous serez porteur d’une lettre autographe de sa Majesté.
LE MARQUIS.
Pour la comtesse ?
LE BARON.
Pour la Grande-Duchesse. Oubliez-vous que vous êtes chargé...
LE MARQUIS.
C’est que je confondais, parce que j’ai aussi une lettre à écrire à la comtesse. L’avez-vous vue ?
LE BARON.
Non, elle dort.
LE MARQUIS.
Eh bien ! que dites-vous de cette affaire-là ? Ne fais-je pas bien ?
LE BARON.
Quelle affaire ?
LE MARQUIS.
Oh, mon Dieu ! je sais bien ce que vous m’allez dire. Vous n’avez jamais pu la souffrir, vous vous êtes brouillé avec elle, vous lui avez fait un procès ; eh bien ! je vous le demande, qu’est-ce qu’on gagne à ces choses-là ? Votre avocat a fait de belles phrases pour un méchant quartier de vigne ; le voilà maintenant au parlement. Ses discours n’ont pas le sens commun. On dit que c’est de la grande politique, moi je prétends qu’il n’en a point du tout, et vous verrez que la loi sera rejetée.
LE BARON.
De quoi venez-vous me parler ? Il s’agit ici de choses sérieuses et qui réclament toute votre attention.
LE MARQUIS.
S’il en est ainsi, vous n’avez qu’à dire. Parlez, monsieur, je vous écoute.
LE BARON.
Il s’agit de notre ambassade. Avez-vous lu ce que je vous ai mandé ?
LE MARQUIS.
De notre ambassade ? oui, sans doute ; je suis toujours aux ordres du Roi.
LE BARON.
Fort bien.
LE MARQUIS.
Sa Majesté connaît mon dévouement.
LE BARON.
À merveille. Vous serez donc prêt...
LE MARQUIS.
En doutez-vous ? mes ordres sont donnés ; Germain, tout est-il préparé ?
GERMAIN.
Monsieur, je n’ai point reçu d’ordres.
LE MARQUIS.
Comment, coquin ! Et cette grande malle que je t’ai fait mettre au milieu de ma chambre ?
GERMAIN.
Ah ! si monsieur veut chanter en route...
LE MARQUIS.
Chanter en route, impertinent !
GERMAIN.
Dame, monsieur, votre musique est dedans, et la clef est dans votre poche.
LE MARQUIS.
Dans ma... Ah ! parbleu, c’est vrai. On me l’aura donnée sans doute avec mes gants et mon mouchoir. Ces gens-là ne font attention à rien.
GERMAIN.
Je puis vous assurer, monsieur...
LE BARON.
Laisse-nous, ne dis mot, et va tout préparer.
Germain sort.
Maintenant, Valberg, il faut que je vous quitte, pour retourner chez M. Duplessis, prendre les lettres de la Cour. Je n’ai que deux mots à vous dire : songez, mon neveu, que notre voyage n’est point une mission ordinaire, et que, selon l’habileté que vous y déploierez, votre avenir peut en dépendre.
LE MARQUIS.
Hélas ! je ne le sais que trop.
LE BARON.
Il faut donc que vous me promettiez de tenter sur vous-même un effort salutaire, de vaincre ces petites distractions, ces faiblesses d’esprit parfois si fâcheuses, afin de conduire sagement les choses.
LE MARQUIS.
Oh ! pour cela, je vous le promets.
LE BARON.
Sérieusement ?
LE MARQUIS.
Très sérieusement.
LE BARON.
Allez donc achever de donner vos ordres. Il est six heures moins vingt minutes ; je vais chez M. Duplessis ; ce n’est pas loin ; je serai de retour pour le dîner. Allons, vous me promettez donc de suivre en tout point mes conseils ? vous savez ce que c’est que ces messieurs de la Cour.
LE MARQUIS.
Oh ! ne vous mettez pas en peine. Je sais comment il faut s’y prendre vis-à-vis d’eux. Je me ferai écrire partout. Il faut que je sache seulement le nom de votre rapporteur, et j’irai moi-même...
LE BARON.
Je n’ai point de rapporteur ; que voulez-vous donc dire ?
LE MARQUIS.
Si vous n’avez pas de rapporteur, il n’est pas temps de solliciter vos juges.
LE BARON.
Mes juges ? à propos de quoi ?
LE MARQUIS.
Pour votre procès.
LE BARON.
Mais je n’ai point de procès.
LE MARQUIS.
Comment ! vous ne m’avez pas dit de voir ces messieurs de la Cour ?
LE BARON.
Je vous parle de la Cour de Saxe.
LE MARQUIS.
Ah ! oui, c’est pour notre ambassade. – Je suis un peu préoccupé ; c’est la comtesse qui a un procès, et je me suis chargé de le suivre. C’est une femme charmante !
LE BARON.
Oui, oui, nous savons que vous êtes coiffé d’elle, et que le voisinage est cause que vous vous enterrez dans votre château. Mais il ne faut pas que cette inclination traverse nos plans, s’il vous plaît.
LE MARQUIS.
Ne craignez rien, allez, soyez en paix. Quand je n’y songe pas, voyez-vous, je parais, comme cela, un peu insouciant ; mais quand je me mêle de choses graves, personne n’est plus attentif que moi.
LE BARON.
À la bonne heure.
LE MARQUIS.
Allez chez M. Duplessis, soyez en paix, je me charge du reste.
LE BARON.
Nous verrons votre exactitude.
LE MARQUIS.
Je vais surveiller Germain, de peur qu’il ne fasse quelque méprise.
LE BARON.
Fort bien.
LE MARQUIS.
Je vais achever de mettre mes papiers en ordre. J’en ai beaucoup.
LE BARON.
Ne m’arrêtez donc pas, je vous prie.
LE MARQUIS.
Dieu m’en préserve ! Allez, monsieur, allez prendre les lettres royales ; de mon côté, j’écrirai à ma mère ; – il est bien juste aussi que je remercie le ministre ; je laisserai mes chiens à madame de Belleroche ; j’avertirai tous nos parents, et à votre retour, je l’espère, le mariage sera décidé.
LE BARON, s’arrêtant au moment de sortir.
Comment, le mariage ! quel mariage ?
LE MARQUIS.
Hé ! le mien, ne le savez-vous pas ?
LE BARON.
Que signifie cette plaisanterie ? votre mariage, dites-vous ?
LE MARQUIS.
Oui, avec la comtesse ; ne vous ai-je pas dit que je l’épousais ?
LE BARON.
Non, vraiment. En voici bien d’une autre !
LE MARQUIS.
Cela me donne beaucoup d’affaires, comme vous voyez.
LE BARON.
Mais on ne se marie pas la veille d’un départ. C’est apparemment pour votre retour.
LE MARQUIS.
Non pas ; mon sort se décide aujourd’hui.
LE BARON.
Vous n’y pensez pas, mon ami.
LE MARQUIS.
J’y pense très fort, car je ne partirai qu’après et selon sa réponse.
LE BARON.
Mais que cette réponse soit bonne ou mauvaise, qu’a-t-elle à faire avec notre ambassade ? Vous ne voulez pas, je suppose, emmener la comtesse ?
LE MARQUIS.
Pourquoi non, si elle y consent ?
LE BARON.
Miséricorde ! une femme en voyage ! Des chapeaux, des robes, des femmes de chambre, une pluie de cartons, des nuits d’auberge, des cris pour un carreau cassé !
LE MARQUIS.
Vous parlez là de bagatelles.
LE BARON.
Je parle de ce qui est convenable, et ceci ne l’est pas du tout. Il n’est point dit, dans les lettres que j’ai, que vous emmèneriez une femme, et je ne sais si on le trouverait bon.
LE MARQUIS.
C’est ce dont je me soucie fort peu.
LE BARON.
Mais je m’en soucie beaucoup, moi qui vous parle ; et si vous insistez, je vous déclare...
Le marquis se met au piano et prélude. À part.
En vérité, ce garçon-là est fou ; il est impossible qu’il aille à Gotha. Que faire ? je ne puis partir seul, son nom est tout au long dans la lettre royale. Si je dis ce qui en est, voilà un scandale, et quand bien même j’obtiendrais que mon nom fût mis à la place du sien (ce qui serait de toute justice), voilà un retard considérable, et l’à-propos sera manqué.
On entend sonner.
Grand Dieu ! c’est la comtesse qui sonne... Je vais manquer M. Duplessis. Mon neveu, de grâce, écoutez-moi.
LE MARQUIS.
Monsieur, je vous croyais parti.
LE BARON.
Vous êtes amoureux de la comtesse.
LE MARQUIS.
C’est mon secret.
LE BARON.
Vous venez de me le dire.
LE MARQUIS.
Si cela m’est échappé, je ne m’en cache pas.
LE BARON.
Ne plaisantons point, je vous prie. Je ne puis parler pour vous à la comtesse ; elle me déteste, et je suis pressé. Voici ce que je vous propose. Deux choses sont qu’il faut mener à bien, votre mariage et votre ambassade. Ne sacrifiez pas l’un à l’autre.
LE MARQUIS.
Je ne demande pas mieux.
LE BARON.
Voyez donc la comtesse, obtenez une réponse. Si elle accepte, je ne m’oppose pas à ce qu’elle vienne en Allemagne, mais ce ne saurait être du jour au lendemain ; cela se conçoit naturellement.
LE MARQUIS.
Naturellement.
LE BARON.
Ainsi elle pourrait nous rejoindre.
LE MARQUIS.
Vous avez là une excellente idée.
LE BARON.
N’est-il pas vrai ? Si elle refuse...
LE MARQUIS.
Si elle refuse, je la quitte pour jamais.
LE BARON.
C’est cela même ; vous fuyez une ingrate.
LE MARQUIS.
Ah ! je l’adorerai toujours !
LE BARON.
Certainement.
À part.
Il n’est point méchant, et ses distractions mêmes, entre des mains habiles, peuvent tourner à son profit. On n’a pas su le guider jusqu’ici. Allons, il peut venir à Gotha.
Haut.
Voilà qui est convenu ; je vous laisse. À mon retour, votre démarche sera faite, et le succès, je l’espère, sera favorable, car la comtesse, apparemment, s’attend à votre proposition.
LE MARQUIS.
Mais je ne sais pas trop, car voilà plusieurs fois que je viens ici pour lui en parler, et, je ne sais comment cela se fait, je l’oublie toujours ; mais, cette fois-ci, j’ai mis un papier dans ma boîte pour m’en souvenir.
LE BARON.
Cela fait un mariage bien avancé !
LE MARQUIS.
Je ne sais pas si elle y consentira, car il est difficile de la fixer longtemps sur le même objet. Quand vous lui parlez, elle semble vous écouter, et elle est à cent lieues de là.
LE BARON.
Elle est peut-être distraite ?
LE MARQUIS.
Oui, elle est distraite. C’est insupportable, cela.
LE BARON.
Oh ! je vous en réponds. – Je vais chez M. Duplessis.
LE MARQUIS.
Oui, vous ferez bien, parce que ce mariage, le procès de la comtesse et cette ambassade, tout cela m’occupe beaucoup. On a mille lettres à répondre. Elle veut que je lise un roman nouveau,... tout cela ne peut pas s’accorder ensemble... vous en conviendrez bien.
LE BARON.
Oui, oui, songez à votre mariage.
LE MARQUIS.
C’est vrai. Cette diable d’affaire-là me tourne la tête ! Je n’y pense jamais. Je ne vous reconduis pas.
LE BARON.
Hé ! non, non. Vous vous moquez de moi.
À part, en s’en allant.
Il voulait, disait-il, surveiller Germain, mais je vais le faire surveiller lui-même.
Scène III
LE MARQUIS, VICTOIRE
LE MARQUIS.
Holà ! ho ! quelqu’un !
VICTOIRE.
Qu’est-ce que veut monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Donnez-moi ma robe de chambre.
VICTOIRE.
Vous badinez, monsieur le marquis.
LE MARQUIS.
Hé ! ah !... oui, oui.
VICTOIRE.
On a dit à madame la comtesse que vous étiez ici, et elle va venir.
LE MARQUIS.
Pourquoi cela ? Je m’en vais faire mettre mes chevaux, et j’irai chez elle.
VICTOIRE.
Mais, monsieur, vous y êtes, chez elle.
LE MARQUIS.
Vous avez raison... c’est que je pensais...
VICTOIRE.
Monsieur, voilà madame.
Scène IV
LA COMTESSE, LE MARQUIS, VICTOIRE
LA COMTESSE, en entrant.
François, dites à Victoire de venir.
VICTOIRE.
Me voilà, madame.
LA COMTESSE.
C’est bon. – Monsieur de Valberg, je suis enchantée de vous voir... Vous avez été hier de la distraction la plus divertissante du monde... Je vous aime à la folie comme cela.
LE MARQUIS.
Ce n’est pas là le moyen de m’en corriger, madame, au contraire ; cependant, comme on dit souvent, les contraires se rapprochent quelquefois.
LA COMTESSE.
Mademoiselle, je veux absolument avoir ma robe.
VICTOIRE.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Donnez-moi un autre collet.
Elle s’assied à sa toilette.
Celui-ci va à faire horreur.
Au marquis.
Asseyez-vous donc.
VICTOIRE.
Mais, madame n’a qu’à le rendre si elle n’en veut pas ; cependant il est bien fait. C’est qu’il y a la un pli... Attendez.
Elle l’arrange.
LA COMTESSE.
Oui, un pli, voyons.
Elle se mire.
Eh bien ! voilà ce que je veux dire. Il va à merveille comme cela. Ayez soin que mademoiselle Dufour m’en fasse un autre tout pareil, mais je dis tout de même, entendez-vous ?
VICTOIRE.
Oui, madame. Et quand madame le veut-elle ?
LA COMTESSE.
Quand ? mais demain matin. Il n’y a qu’à envoyer François tout à l’heure, j’en suis très pressée.
VICTOIRE.
Il n’y aura peut-être pas assez de temps.
LA COMTESSE.
Oh ! sans doute, vous trouvez toujours ce que je désire impossible, et puis vous viendrez dire que vous m’êtes bien attachée.
VICTOIRE.
C’est que rien n’est plus vrai. – Madame me gronde.
LA COMTESSE.
C’est bon, c’est bon, donnez-moi du rouge. Eh ! bien, monsieur de Valberg, vous ne dites rien ?
LE MARQUIS.
Mais vous ne m’écoutez pas, madame.
LA COMTESSE, mettant son ruban.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Ne parliez-vous pas des contraires ?
LE MARQUIS.
Des contraires ? N’est-ce pas des contrats, plutôt ?
LA COMTESSE.
Cela peut bien être. Victoire !
VICTOIRE.
Madame ?
LA COMTESSE.
Je ne sais plus ce que je voulais dire, avec vos contrats.
LE MARQUIS.
Ah ! je vous le dirai, moi, quand vous voudrez m’entendre.
LA COMTESSE.
Je vous entends toujours avec plaisir.
LE MARQUIS.
Aurez-vous du monde aujourd’hui ?
LA COMTESSE.
Non, si vous voulez. C’est même ce que je voulais dire, car tous les ennuyeux de la ville prennent ce parc pour leur promenade. Victoire ! Qu’on ne laisse entrer personne.
VICTOIRE.
Je m’en vais le dire, madame.
LE MARQUIS.
Je vous suis obligé, parce que j’ai à vous parler très sérieusement.
LA COMTESSE, à Victoire.
Ma belle-sœur, pourtant.
VICTOIRE.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Elle raffole de vous, monsieur de Valberg.
LE MARQUIS.
Moi, je la trouve charmante ! Il y a des femmes comme cela, qui vous séduisent dès le premier moment qu’on les voit.
LA COMTESSE.
Victoire, dites qu’on laisse entrer aussi M. de Clervaut.
VICTOIRE.
Est-ce là tout ?
LE MARQUIS.
Ah ! madame, M. de Latour aussi, je vous prie.
LA COMTESSE.
M. de Latour ? Eh ! bien oui, M. de Latour ; je le veux bien.
VICTOIRE.
Je m’en vais le dire.
LA COMTESSE.
Attendez. – La liste d’hier.
VICTOIRE.
Mais, madame a laissé entrer tout le monde.
LA COMTESSE.
Vous croyez ?
VICTOIRE.
J’en suis sûre.
LA COMTESSE.
Eh bien ! en ce cas-là, tout le monde.
VICTOIRE.
Madame aura-t-elle besoin de moi ?
LA COMTESSE.
Non, non. – Cependant ne vous éloignez pas... Qu’on m’avertisse quand mes étoffes viendront.
Scène V
LE MARQUIS, LA COMTESSE
LE MARQUIS.
Vous faites des emplettes ?
LA COMTESSE.
Oui, pour cet hiver.
LE MARQUIS.
Vous aimez beaucoup le monde, madame.
LA COMTESSE.
Sans doute, je ne connais que cela. Vous savez comme mon mari m’a rendue malheureuse pendant trois ans qu’il m’a tenue enfermée avec lui, dans une de ses terres.
LE MARQUIS.
Dans une de ses terres ?
LA COMTESSE.
Oui, vraiment, excepté ce voyage que nous avons fait sur les bords du Rhin.
LE MARQUIS.
Sur les bords du Rhin ?
LA COMTESSE.
Oui.
LE MARQUIS.
Est-ce un beau pays ?
LA COMTESSE.
Je ne peux pas trop vous dire, je ne m’y connais pas. On se donne beaucoup de fatigue pour visiter toutes sortes d’endroits, et je ne vois pas la différence. C’est une faculté qui m’est refusée. On me montre des châteaux, des bois, des rivières, des églises surtout... Ah ! Dieu, les églises, les églises gothiques, il y fait un froid ! c’est un rhume de tous les jours. Je me souviens encore de mes réveils, quand j’étais le matin dans un lit bien chaud, brisée par un voyage en poste, et que M. de Vernon entrait dans ma chambre avec la perspective d’une cathédrale !
LE MARQUIS.
Oui, cela doit être fort pénible.
LA COMTESSE.
À se faire Turc pour rester chez soi. Et notez bien que ce n’était pas assez d’essuyer des caveaux humides, de se tordre le cou pour voir des rosaces. Le triomphe de mon mari était de monter dans les flèches, et l’on me hissait après lui. Connaissez-vous ce travail-là ? On grimpe en rond autour d’un pilier, dans une tourelle qui vous suffoque, et l’on s’en va montant et tournant toujours, comme avec un tire-bouchon dans la tête, jusqu’à ce que le mal de mer vous prenne, et qu’on ferme les yeux pour ne pas tomber. C’est alors que votre cornac tire de sa poche une lorgnette pour vous faire admirer le pays. Voilà comme j’ai vu l’Allemagne.
LE MARQUIS.
C’est pourtant cette route-là, sans doute, que nous allons prendre avec le Baron.
LA COMTESSE.
Est-ce qu’il est ici, le Baron ?
LE MARQUIS.
Oui, madame, il vient d’arriver. Il est venu de Paris ce matin, par ce grand orage ; – c’est là ce qui a dérangé le temps, sûrement.
LA COMTESSE, riant.
L’arrivée du Baron ! ah ! vous êtes délicieux !
LE MARQUIS.
Comment ! ne parliez-vous pas de lui ?
LA COMTESSE, riant.
Si fait, si fait, c’est à merveille.
LE MARQUIS.
Je le croyais. Je me trompe quelquefois, et c’est insupportable.
LA COMTESSE.
Non, non. – Je vous trouve charmant comme cela.
Elle cherche quelque chose.
LE MARQUIS.
Qu’est-ce que vous voulez ? Du tabac ? j’en ai de fort bon.
Il ouvre sa tabatière.
Ah ! j’oubliais bien !
LA COMTESSE.
Quoi ?
LE MARQUIS.
Vous voyez ce papier-là. Devinez.
LA COMTESSE.
Je ne sais pas deviner, dites-moi tout de suite.
LE MARQUIS.
C’est que si vous voulez vous remarier...
LA COMTESSE, cherchant sur son piano.
Eh bien ?
LE MARQUIS.
Qu’est-ce que vous cherchez encore ?
LA COMTESSE, cherchant.
Parlez, parlez toujours.
LE MARQUIS.
Vous seriez la plus heureuse femme du monde avec moi.
LA COMTESSE, cherchant toujours.
Avec vous ?
LE MARQUIS.
Oh ! sûrement.
LA COMTESSE.
Je ne le trouve pas ; c’est inconcevable !
LE MARQUIS.
Qu’est-ce que vous cherchez donc là ?
LA COMTESSE.
Un papier que j’avais tout à l’heure.
LE MARQUIS.
Est-ce une chose de conséquence ?
LA COMTESSE.
Oui et non, c’est une chanson.
LE MARQUIS.
J’en ai un recueil ; si vous voulez, je vous le prêterai. Il est très complet depuis 1650.
LA COMTESSE.
C’était une chanson nouvelle.
LE MARQUIS.
Il y en a beaucoup dedans.
LA COMTESSE.
Des chansons nouvelles ?
LE MARQUIS.
Oui, pour ce temps-là.
LA COMTESSE, riant.
De 1650 ! ah ! ah ! ah ! vous êtes toujours le même.
LE MARQUIS.
Oui, je suis constant. Cela ne réussit pas toujours, comme vous savez, avec les femmes.
LA COMTESSE.
Est-ce que vous avez à vous plaindre des femmes ?
LE MARQUIS.
Ah ! si vous vouliez être la mienne !... Voici une visite.
LA COMTESSE.
Eh ! c’est votre domestique.
Scène VI
LA COMTESSE, LE MARQUIS, GERMAIN
GERMAIN.
Pardon, madame, c’est un papier que j’apporte à monsieur le marquis, de la part de monsieur le Baron.
LE MARQUIS.
Eh, morbleu ! il s’agit bien... Ah ! ah ! madame, c’est assez singulier ; c’est une romance. Est-ce celle que vous cherchiez ?
LA COMTESSE.
Voyons ; mais il me semble que oui. Vous me l’aviez volée apparemment.
Elle se met au piano et joue.
GERMAIN, à part.
Justement, c’est celle de la malle.
Au marquis.
Monsieur, monsieur le Baron m’a dit de vous demander...
LE MARQUIS.
Quoi ? qu’est-ce que c’est.
GERMAIN.
Si vous songiez à vos affaires.
LE MARQUIS.
Eh ! oui, tu viens nous déranger...
GERMAIN.
C’est que monsieur le Baron tout à l’heure a reçu un exprès de Fontainebleau, et cela l’inquiète beaucoup. Il est retourné encore chez M. Duplessis ; il paraissait tout bouleversé.
LE MARQUIS.
En vérité ?
GERMAIN.
Oui, et je vous ai apporté cette musique, afin d’avoir une raison d’entrer et afin de pouvoir vous dire en même temps qu’il faut une réponse sur-le-champ.
LE MARQUIS réfléchit.
Tu as bien fait. Mais il me semble... Ce n’est pas cela, madame, ce n’est pas cela, vous vous trompez.
Il va au piano.
LA COMTESSE.
Mais j’y vois clair apparemment. Tenez...
Elle joue.
GERMAIN.
Il ne me semble pas qu’ils parlent beaucoup d’affaires. Monsieur le Baron m’a dit de saisir au vol quelques mots de leur entretien. Il se retire lentement.
LA COMTESSE.
Vous voyez bien que c’est écrit ainsi.
LE MARQUIS.
Oui, pour la musique. Mais les paroles...
LA COMTESSE.
Les paroles, je ne les sais pas.
LE MARQUIS.
Comment ! elles sont de...
Il chante.
Fanny, l’heureux mortel qui près de toi respire...
GERMAIN, près de la porte.
Cela ne prend pas le chemin de Gotha.
LE MARQUIS.
J’ai oublié le reste ; c’est singulier.
LA COMTESSE.
Très singulier, avec votre mémoire !
LE MARQUIS.
Oui, ordinairement je retiens tout ce que je veux.
Scène VII
LA COMTESSE, LE MARQUIS, GERMAIN, VICTOIRE
VICTOIRE.
Voilà vos étoffes, madame.
LA COMTESSE.
C’est bon.
LE MARQUIS.
On vous demande ? Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.
LA COMTESSE.
Ne venez-vous pas avec moi ? vous me donnerez votre avis.
LE MARQUIS.
Non, je ne sortirai pas aujourd’hui. J’attends quelqu’un à qui j’ai à parler.
LA COMTESSE.
Ici ? chez moi ?
LE MARQUIS.
Oui ; – et à propos. – C’est vous.
LA COMTESSE.
Moi ?
LE MARQUIS.
Oui, mais ne vous l’ai-je pas dit ?
LA COMTESSE.
Quoi ?
LE MARQUIS.
Que j’avais la plus grande envie de vous épouser.
LA COMTESSE.
Je ne sais pas quand.
LE MARQUIS.
Tout à l’heure. Je ne suis venu ici que pour cela.
LA COMTESSE.
Je ne m’en souviens pas.
LE MARQUIS.
Mais à quoi donc pensez-vous ? vos distractions, vraiment, ne sont pas concevables. Il me semble pourtant...
LA COMTESSE.
Dites.
LE MARQUIS.
Que je vous ai parlé de mon voyage.
LA COMTESSE.
Quel voyage ?
LE MARQUIS.
En Allemagne.
LA COMTESSE.
Hé ! non, c’est moi qui vous ai parlé du mien.
LE MARQUIS.
Comment du vôtre ?
LA COMTESSE.
Oui, de ce voyage aux bords du Rhin, que j’ai fait avec mon mari.
LE MARQUIS.
Je vous demande pardon, je vous assure...
LA COMTESSE.
Vous extravaguez ; venez voir mes étoffes. Je vous donnerai mon volume de je ne sais plus qui, et vous trouverez la fin de notre romance.
LE MARQUIS, s’en allant.
Mais c’est moi.
LA COMTESSE, de même.
Je vous dis que c’est moi.
Scène VIII
GERMAIN, VICTOIRE
GERMAIN.
Mam’selle Victoire, que dites-vous de cela ! Vous savez que monsieur aime madame.
VICTOIRE.
Et je sais que madame aime monsieur.
GERMAIN.
Et que monsieur veut épouser madame.
VICTOIRE.
Et que madame ne demande pas mieux.
GERMAIN.
En êtes-vous sûre ?
VICTOIRE.
Parfaitement.
GERMAIN.
Mais vous ne savez peut-être pas que nous allons en ambassade.
VICTOIRE.
Où ?
GERMAIN.
À Gotha. Il paraît, d’après ce qu’on m’a dit, que la duchesse est accouchée, et nous allons lui faire compliment de la part de Sa Majesté.
VICTOIRE.
Qu’est-ce que cela signifie ?
GERMAIN.
Cela signifie que mon maître veut que la comtesse dise oui ou non avant ce départ, afin d’en avoir la conscience nette ; que nous partons demain matin avec le Baron, qu’il ne faudrait qu’un mot pour arranger tout, et qu’au lieu de le dire, ils chantent.
VICTOIRE.
Il a pourtant parlé mariage et voyage.
GERMAIN.
Et elle lui a répondu chanson.
VICTOIRE.
Pourquoi votre Baron ne vient-il pas au secours ?
GERMAIN.
Par crainte de tout gâter, parce qu’il est brouillé, à ce qu’il croit, avec votre maîtresse.
VICTOIRE.
Monsieur Germain.
GERMAIN.
Mam’selle Victoire.
VICTOIRE.
Nos maîtres sont de grands enfants ; il faut arranger cette affaire-là. Vous venez d’apporter un papier ; n’est-ce pas cela qu’ils chantaient ?
GERMAIN.
Oui, le voici.
VICTOIRE.
Donnez-le moi, et maintenant...
Elle écrit sur la romance.
GERMAIN.
Qu’est-ce que vous écrivez là-dessus ?
VICTOIRE.
Ne vous mettez pas en peine. Posons cela sur le piano.
GERMAIN, lisant.
Mais s’ils se fâchent ?
VICTOIRE.
Est-ce que cela se peut ? Elle rêve de lui en plein jour. À plus forte raison...
GERMAIN.
Les voici qui viennent ; sauvons-nous.
VICTOIRE.
Et écoutons.
Scène IX
LA COMTESSE, LE MARQUIS
LA COMTESSE.
Vous n’aimez pas ce pou-de-soie rose ?
LE MARQUIS, un livre à la main.
Non, ce n’est pas ce que je choisirais.
Lisant.
Fanny, l’heureux mortel qui près de toi respire...
LA COMTESSE.
Vous voilà bien content. Avec votre livre en main, vous êtes bien sûr de votre mémoire.
LE MARQUIS.
Oh, mon Dieu ! je n’avais que faire du livre, et cela me serait revenu tout de suite.
Lisant.
Fanny, l’heureux mortel qui près de toi respire,
Sait, à te voir parler, et rougir, et sourire,
De quels hôtes divins le ciel est habité.
LA COMTESSE.
Vous y mettez une expression !...
LE MARQUIS.
Il n’est pas difficile, madame, d’exprimer ce qu’on sent du fond du cœur, et ces vers ne semblent-ils pas faits tout exprès pour qu’on vous les dise ?
Fanny, l’heureux mortel...
LA COMTESSE.
Vous vous divertissez, je crois.
LE MARQUIS.
Non, je vous le jure sur mon âme, et par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je... je trouve ces vers-là charmants.
LA COMTESSE.
Eh bien, venez les chanter, je vous accompagnerai.
Elle s’assied au piano.
LE MARQUIS, près d’elle.
Vous verrez que je me passerai de livre... À quoi pensez-vous donc, madame ?
LA COMTESSE.
À ce pou-de-soie rose. Vous ne l’aimez pas ?
LE MARQUIS.
Non, j’aime mieux ce taffetas feuille-morte.
LA COMTESSE.
C’est une étoffe trop âgée.
LE MARQUIS.
Elle m’a paru toute neuve.
LA COMTESSE.
Laissez donc ! Il y a de ces choses qui sont toujours de l’an passé.
LE MARQUIS.
Que c’est bien femme, ce que vous dites là !
LA COMTESSE.
Comment, bien femme ? Que voulez-vous dire ?
LE MARQUIS.
Eh ! mon Dieu, oui. Toujours du nouveau – voilà ce qu’il vous faut, à vous autres.
LA COMTESSE.
À vous autres ! Vous êtes poli.
LE MARQUIS.
Hors le moment présent, vous ne connaissez rien. Vous ne vous souciez plus des choses de la veille, et celles du lendemain, vous n’y songez pas. Je vous réponds bien que, si j’étais marié, ma femme n’aurait pas tant de fantaisies.
LA COMTESSE.
Vous lui feriez porter une robe feuille-morte.
LE MARQUIS.
Feuille-morte, soit, si c’était mon goût.
LA COMTESSE.
Elle s’en moquerait, et ne la porterait pas.
LE MARQUIS.
Elle la porterait toute sa vie, madame, si elle m’aimait véritablement.
LA COMTESSE.
Eh bien ! à ce compte-là, vous resterez garçon.
LE MARQUIS.
Parlez-vous sérieusement, madame ?
LA COMTESSE.
Oui, je vous conseille de renoncer à trouver une victime de bonne volonté.
LE MARQUIS.
Ô ciel ! mais c’est ma mort que vous m’annoncez là !
LA COMTESSE.
Comment, votre mort !
LE MARQUIS.
Assurément. Je ne suis pas comme vous, moi, madame. Il ne faut pas me dire deux fois les choses. Oh ! je craignais cette cruelle parole, mais, en la prévoyant, je ne l’entendais pas. Elle me désespère, elle m’accable... au nom du ciel ! ne la répétez pas.
LA COMTESSE.
Mais, bon Dieu ! quelle mouche vous pique ?
LE MARQUIS.
Croyez-vous donc que je puisse rester au monde loin de vous, loin de tout ce qui m’est cher ? La vie me serait insupportable. Riez-en, madame, tant qu’il vous plaira. Je sais bien que vous me direz qu’un voyage à la hâte est toujours fâcheux ; que, si j’ai mes projets, vous avez les vôtres ; que sais-je ? – Vous trouverez cent raisons, cent obstacles... mais en est-il un seul, en voit-on quand on aime ? Est-ce votre procès qui vous retient ? mais je vous ai dit qu’il était gagné. Je suis allé vingt fois chez votre avoué. Il demeure un peu loin, mais qu’importe ? Ce n’est pas là ce qui vous occupe – non, madame, vous ne m’aimez pas.
LA COMTESSE.
Je vous demande bien pardon ; mais quel galimatias me faites-vous là ?
LE MARQUIS.
Je ne dis que l’exacte vérité ; mais, puisque vous ne voulez pas l’entendre, je me retire. Adieu, madame.
LA COMTESSE.
Savez-vous une chose, marquis ? c’est que les distractions ne plaisent qu’à la condition d’être plaisantes. Quand vous prenez le chapeau du voisin, ou quand vous appelez le curé « mademoiselle », personne ne songe à s’en fâcher ; mais il ne faut pas que cela vous encourage jusqu’à perdre tout à fait le sens, et à parler, pour une robe feuille-morte, comme un homme qui va se noyer ; car vous comprenez que, dans ce cas-là, notre part à nous, qui vous voyons faire, ce n’est plus de la gaieté, c’est de la patience, et il n’est jamais bon d’avoir affaire à elle ; c’est l’ennemie mortelle des femmes.
LE MARQUIS.
Cela veut dire que je vous importune. Raison de plus pour m’éloigner de vous.
LA COMTESSE.
En vérité, vous perdez l’esprit.
LE MARQUIS.
De mieux en mieux. – Que je suis malheureux !
LA COMTESSE.
Vous ne soupez pas avec moi ?
LE MARQUIS.
Non, je m’en vais. – Adieu, madame.
Il s’assied dans un coin.
LA COMTESSE.
Ma foi, faites ce que vous voudrez, vous êtes intolérable et incompréhensible. Tenez, laissez-moi à ma musique. Qu’est-ce que c’est que cela ?
Elle se retourne vers le piano, et lit tout bas ce qu’il y a sur la romance.
LE MARQUIS, assis.
Elle que j’aimais si tendrement ! faut-il que j’aie pu lui déplaire ! qu’ai-je donc fait qui l’ait offensée ? Quoi ! je viens ici, le cœur tout plein d’elle, mettre à ses pieds ma vie entière ; je lui fais en toute confiance l’aveu sincère de mon amour ; je lui demande sa main le plus clairement et le plus honnêtement du monde, et elle me repousse avec cette dureté ! C’est une chose inconcevable ; plus j’y réfléchis, moins je le comprends.
Il se lève et se promène à grands pas sans voir la Comtesse.
Il faut sans doute que j’aie commis à mon insu quelque faute impardonnable.
LA COMTESSE, lui présentant le papier quand il passe devant elle.
Tenez, Valberg, lisez donc cela.
LE MARQUIS, de même.
Impardonnable ? ce n’est pas possible. Quand je la reverrai, elle me pardonnera. Allons, Germain, je veux sortir. Oui, sans doute, il faut que je la revoie. Elle est si bonne, si indulgente ! et si gracieuse et si belle ! pas une femme ne lui est comparable.
LA COMTESSE, à part.
Je laisse passer cette distraction-là.
LE MARQUIS, de même.
Il est bien vrai qu’elle est coquette en diable, et paresseuse... à faire pitié ! Son étourderie continuelle...
LA COMTESSE, présentant le papier.
Le portrait se gâte... Monsieur de Valberg !
LE MARQUIS, de même.
Son étourderie continuelle pourrait-elle véritablement convenir à un homme raisonnable ? Aurait-elle ce calme, cette présence d’esprit, cette égalité de caractère nécessaires dans un ménage ? – J’aurais fort à faire avec cette femme-là.
LA COMTESSE.
Ceci mérite d’être écouté.
LE MARQUIS.
Mais elle est si bonne musicienne ! – Germain ! – Ah ! que nous serions heureux, seuls, dans quelque retraite paisible, avec quelques amis, avec tout ce qu’elle aime, car je serais sûr de l’aimer aussi.
LA COMTESSE.
À la bonne heure.
LE MARQUIS.
Mais non, elle aime le monde, les fêtes ! – Germain ! – Eh bien ! Je ne serais pas jaloux. Qui pourrait l’être d’une pareille femme ? – Germain ! – Je la laisserais faire ; j’aimerais pour elle ces plaisirs qui m’ennuient ; je mettrais mon orgueil à la voir admirée ; je me fierais à elle comme à moi-même, et si jamais elle me trahissait... Germain ! je lui plongerais un poignard dans le cœur.
LA COMTESSE, lui prenant la main.
Oh ! que non, monsieur de Valberg.
LE MARQUIS.
C’est vous, comtesse ! grand Dieu ! je ne croyais pas...
LA COMTESSE.
Avant de me tuer, lisez cela.
LE MARQUIS.
Qu’est-ce que c’est donc ?
Il lit.
« Monsieur le marquis est prié de vouloir bien se souvenir d’épouser madame la comtesse avant de partir pour l’Allemagne. » Eh bien ! madame, vous voyez bien que c’était moi, et non pas vous, qui avais parlé de ce voyage-là.
LA COMTESSE.
Mais c’est donc réel, ce départ ?
LE MARQUIS.
Vous le demandez ! voilà deux heures que je me tue à vous le répéter.
LA COMTESSE.
Vous aurez pris ma femme de chambre pour moi, car ces trois lignes sont de son écriture.
LE MARQUIS.
Vraiment ? elle n’écrit pas trop mal.
LA COMTESSE.
Non, mais elle écrit des impertinences.
LE MARQUIS.
Point du tout, c’était ma pensée.
LA COMTESSE.
Mais qu’allez-vous faire en Allemagne ?
LE MARQUIS.
Des compliments, de la part du Roi, à la Grande-Duchesse.
LA COMTESSE.
Et quand partez-vous ?
LE MARQUIS.
Demain matin.
LA COMTESSE.
Vous vouliez donc m’épouser en poste ?
LE MARQUIS.
Justement, je voulais vous emmener. Ce serait le plus délicieux voyage !
LA COMTESSE.
Un enlèvement ?
LE MARQUIS.
Oui, dans les formes.
LA COMTESSE.
Elles seraient jolies.
LE MARQUIS.
Certainement, nous publierions nos bans...
LA COMTESSE.
À chaque relais, n’est-il pas vrai ? Et les témoins ?
LE MARQUIS.
Nous avons mon oncle.
LA COMTESSE.
Et nos parents ?
LE MARQUIS.
Ils ne demandent pas mieux.
LA COMTESSE.
Et le monde ?
LE MARQUIS.
Que pourrait-on dire ? Nous sommes d’honnêtes gens, je suppose. Parce que nous montons dans une chaise de poste, on ne va pas nous prendre tout à coup pour des banqueroutiers.
LA COMTESSE.
Votre projet est si absurde, si extravagant, qu’il m’amuse.
LE MARQUIS.
Suivons-le, il sera tout simple.
LA COMTESSE.
J’en suis presque tentée.
LE MARQUIS.
J’en suis enchanté. Holà ! Germain !
Entre Germain.
GERMAIN.
Vous avez appelé, monsieur ?
À part.
Je crois que le danger est passé.
LE MARQUIS.
Va vite chercher cette grande malle, qui est là-bas au milieu de la chambre, et apporte-la tout de suite.
GERMAIN.
Ici, monsieur ?
LE MARQUIS.
Oui ; dépêche-toi.
Germain sort.
LA COMTESSE, riant.
Ah ! mon Dieu, mais quelle folie ! vous envoyez prendre votre malle ?
LE MARQUIS.
Oui, il faut faire nos paquets sur-le-champ, parce que, voyez-vous, quand on a une bonne idée, il faut s’y tenir ; je ne connais que cela.
LA COMTESSE.
Un instant, Marquis ; avant de s’embarquer, bride abattue, pour les Grandes-Indes, il faut prendre son passeport. Êtes-vous bien-sûr que je sois douée de toutes les qualités requises pour faire convenablement votre ménage dans quelqu’un de ces grands châteaux que vous possédez en Espagne ?
LE MARQUIS.
En Espagne ? je ne vous comprends pas.
LA COMTESSE.
Ai-je bien ce calme, cette présence d’esprit, cette égalité de caractère, si nécessaires dans une maison, surtout quand le maître en donne l’exemple ?
LE MARQUIS.
Vous vous moquez. Est-il donc besoin que je vous répète ce que sait tout le monde, qu’on voit en vous toutes les qualités, comme tous les talents et toutes les grâces ?
LA COMTESSE.
Mais vous oubliez que je suis coquette, paresseuse à faire pitié, et étourdie, surtout étourdie...
LE MARQUIS.
Qui a jamais dit cela, madame ?
LA COMTESSE.
Un de mes amis.
LE MARQUIS.
Un impertinent.
LA COMTESSE.
Pas toujours. C’est un original qui fait des portraits devant son miroir et qui les peint à son image. Devinez-le. C’est un diplomate qui est assez bon musicien ; un poète connaisseur en étoffes ; un chasseur très dangereux pour la haie du voisin, très redoutable au whist pour son partenaire ; un homme d’esprit qui dit des bêtises ; un fort galant homme qui en fait quelquefois ; enfin, c’est un amant plein de délicatesse qui, pour gagner le cœur d’une femme, lui adresse des compliments par usage, et des injures par distraction.
LE MARQUIS.
Si j’ai commis celle-là, madame, ce sera la dernière de ma vie, et vous verrez si dans ce voyage...
LA COMTESSE.
Mais ce voyage, est-ce que j’y consens ?
LE MARQUIS.
Vous avez dit : Oui.
LA COMTESSE.
J’ai dit presque oui. Entre ces deux mots-là il y a tout un monde.
LE MARQUIS.
Consentez donc, madame, et ce portrait que vous venez de faire, ce portrait ne sera plus le mien. Oui, s’il est ressemblant aujourd’hui, c’est grâce à vous, je le proteste. C’est le doute, la crainte, l’espérance, l’inquiétude où j’étais sans cesse, qui m’empêchaient de voir et d’entendre, de comprendre ce qui n’était pas vous. Ne me faites pas l’injure de croire que j’aurais perdu la raison si je vous avais moins aimée ; je l’avais laissée dans vos yeux ; il ne vous faut qu’un mot pour me la rendre.
LA COMTESSE.
Ce que vous dites là me donne une idée plaisante, c’est qu’il pourrait se faire que, sans nous en douter, nous nous fussions volé notre raison l’un à l’autre. Vous êtes distrait, dites-vous, pour l’amour de moi ; peut-être suis-je étourdie par amitié pour vous. Dites donc, marquis, si nous essayions de réparer mutuellement le dommage que nous nous sommes fait ? Puisque j’ai pris votre bon sens et vous le mien, si nous nous conduisions tous deux d’après nos conseils réciproques ? Ce serait peut-être un moyen excellent de parvenir à une grande sagesse.
LE MARQUIS.
Je ne demande pas mieux que de vous obéir.
LA COMTESSE.
Il ne s’agit pas de cela, mais d’un simple échange. Par exemple, je suis paresseuse, vous me l’avez dit...
LE MARQUIS.
Mais, madame...
LA COMTESSE.
Vous me l’avez dit, et j’en conviens. Vous, au contraire, vous remuez toujours ; vous revenez de la chasse quand je me lève ; vous avez sans cesse les doigts tachés d’encre, et c’est pour moi un chagrin d’écrire. Pour la lecture, c’est tout de même ; vous dévorez jusqu’à des tragédies avec un appétit féroce, pendant que je dors à leur doux murmure. Dans le monde, vous ne savez que faire, à moins que ce ne soit, comme M. de Brancas, d’accrocher votre perruque à un lustre ; vous ne dites mot, ou vous parlez tout seul, sans vous soucier de ce qui vous entoure ; moi, je l’avoue, j’aime la causerie, j’irais volontiers jusqu’au bavardage si tant de gens ne s’en mêlaient pas, et pendant que vous êtes dans un coin, boudant d’un air sauvage, le bruit m’amuse, m’entraîne, un bal m’éblouit. Est-ce qu’avec toutes ces disparates on ne pourrait pas faire un tableau ? Trouvons un cadre où nous pourrions mettre, vous, votre feuille morte, moi, ma couleur de rose, nos qualités par-dessus nos défauts ; où nous serions, à tour de rôle, tantôt le chien, tantôt l’aveugle. Ne serait-ce pas un bel exemple à donner au monde, qu’un homme ayant assez d’amour pour renoncer à dire : Je veux, et une femme, sacrifiant plus encore, le plaisir de dire : « Si je voulais ? »
LE MARQUIS.
Vous me ravissez, vous me transportez. Ah ! madame, si vous me jugiez digne de vous confier ma vie entière, je mourrais de joie à vos pieds.
LA COMTESSE.
Non pas ; où seraient mes profits ?
Entre Germain avec la malle.
GERMAIN, entrant.
Voilà votre malle, monsieur le marquis.
LE MARQUIS.
Et mon oncle ?
GERMAIN.
Il n’est pas revenu de chez M. Duplessis.
LE MARQUIS.
Eh bien ! madame ?
LA COMTESSE.
Eh bien !... essayons.
LE MARQUIS.
Vite, Germain, François, Victoire, apportez tout ce qu’il y a ici.
LA COMTESSE.
C’est là votre manière de me remercier ?
LE MARQUIS.
Hé ! madame, j’aurai bien le temps.
LA COMTESSE.
Comment, bien le temps ? c’est honnête.
LE MARQUIS.
Certainement, puisqu’à compter de ce jour je ne veux plus faire autre chose pendant tout le reste de ma vie.
Entre Victoire.
VICTOIRE.
Madame a besoin de moi ?
LA COMTESSE.
C’est donc vous, mademoiselle Victoire, qui vous êtes permis tantôt...
LE MARQUIS.
Ne la grondez pas. Si j’avais maintenant le diamant de Buckingham, au lieu de le jeter par la fenêtre, je le lui mettrais dans sa poche.
Il y met une bourse.
LA COMTESSE.
Est-ce là cet homme si raisonnable !
LE MARQUIS.
Ah ! madame, grâce pour aujourd’hui. Plaçons d’abord ici toute votre musique.
LA COMTESSE.
Voilà un bon commencement.
LE MARQUIS, arrangeant la musique.
On l’aime beaucoup en Allemagne. Nous trouverons des connaisseurs là-bas. Je me fais une fête de vous voir chanter devant eux.
Il chante.
Fanny, l’heureux mortel...
Ils vous adoreront, ces braves gens. Germain !
GERMAIN.
Monsieur ?
LE MARQUIS.
Va me chercher mon violon.
Germain sort.
LA COMTESSE.
N’oubliez pas cette romance, au moins.
LE MARQUIS.
Elle me rappellera le plus beau jour de ma vie.
LA COMTESSE.
Et ma robe feuille-morte ? Victoire !
VICTOIRE.
Oui, madame.
Elle apporte la robe, Germain le violon un peu plus tard.
LE MARQUIS.
Vous voulez la prendre ?
LA COMTESSE.
Puisque c’est une de vos conditions.
LE MARQUIS.
Ah ! grand Dieu ! elle est cause que j’ai pu vous déplaire ! Apportez-en d’autres, mademoiselle.
Il la jette sur un meuble.
LA COMTESSE.
Savez-vous ce qu’il faut faire ? Emportons très peu de choses, rien que le plus important ; nous ferons toutes sortes d’emplettes dans le pays.
LE MARQUIS.
C’est cela même. Germain !
GERMAIN.
Monsieur ?
LE MARQUIS.
Mon fusil et mon cor de chasse ; oui, nous achèterons le reste à Gotha.
LA COMTESSE.
Comment, à Gotha ?
LE MARQUIS.
Eh ! oui, c’est là que nous allons.
LA COMTESSE.
Ah ! tenez, prenez ce petit coffre.
LE MARQUIS.
Qu’y a-t-il dedans, des papiers de famille ?
Regardant.
Non, c’est du thé ; mais on en trouve partout.
LA COMTESSE.
Oh ! je ne peux pas en prendre d’autre.
LE MARQUIS.
Que d’heureux jours nous allons passer !
LA COMTESSE.
Nous achèterons là-bas des costumes allemands ! ce sera ravissant pour un bal masqué.
LE MARQUIS.
Madame, si nous prenions mon cadran solaire ? Il va très bien.
LA COMTESSE.
Êtes-vous fou, Valberg ? et vos belles promesses ?
LE MARQUIS.
Vous avez raison ; ma montre suffit.
Il la met dans la malle.
LA COMTESSE.
Songez qu’il faut veiller sur vous, maintenant que vous voila diplomate.
LE MARQUIS.
Oh ! ne craignez rien, j’ai fait mes preuves.
Il prend divers objets au hasard dans la chambre et les met dans la malle. Tout en parlant, il y met aussi son portefeuille, ses gants, son mouchoir et son chapeau.
J’ai déjà été en Danemark et je m’en suis très bien tiré. Mon oncle, qui se croit un génie, voulait me faire la leçon, mais il n’a pas la tête parfaitement saine ; entre nous, il radote un peu !
Fermant la malle.
LA COMTESSE.
Le voici.
Scène X
LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE BARON, GERMAIN, VICTOIRE
LE BARON.
Madame, je vous demande pardon d’entrer ainsi à l’improviste sans en demander la permission ; mais une circonstance imprévue...
LA COMTESSE.
Vous me faites grand plaisir, monsieur.
LE MARQUIS.
Oh ! mon cher oncle, embrassez-moi. Il faut aussi que vous embrassiez madame. Tout est fini, tout est oublié !... Je veux dire tout est convenu. Vous devez comprendre mon bonheur.
LE BARON.
Hélas ! mon neveu, tout est perdu. La Grande-Duchesse de Gotha est morte.
LE MARQUIS.
C’est malheureux, nos paquets étaient faits.
LE BARON.
C’est chez M. Duplessis, tout à l’heure, que je viens d’apprendre cette affreuse nouvelle.
LA COMTESSE.
Comment, Valberg, nous ne partons pas ? Moi qui n’avais pas d’autre idée.
LE MARQUIS.
Juste ciel ! m’abandonnez-vous ?
LA COMTESSE.
Non, mais emmenez-moi quelque part.
LE MARQUIS.
En Italie, madame, en Turquie, en Norvège, si vous voulez.
LE BARON.
Qui est-ce qui se serait jamais attendu à cette épouvantable catastrophe ! toutes mes dispositions étaient prises, j’avais les lettres royales, les cadeaux à donner, j’avais tout préparé, tout prévu ; il faut que la seule chance à laquelle on n’eût pas songé !...
LE MARQUIS.
Hé ! oui, c’est ce que dit le proverbe : On ne saurait penser à tout.