Napoléon (Charles DUPEUTY - Hippolyte-François RÉGNIER-DESTOUBET)

Sous-titre : Schœnbrunn et Sainte-Hélène

Drame historique en deux parties et neuf tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 20 octobre 1830.

 

Personnages de la Première Partie

 

NAPOLÉON

LE DUC DE BASSANO, ministre des relations extérieures

LE GÉNÉRAL RAPP, aide-de-camp de service

LE GÉNÉRAL DUROC

LE COMTE DE BUBNA, envoyé d’Autriche

HUBERT, sergent de la Vieille Garde

WALDER

FRÉDÉRICH STAPS, étudiant

LE BARON, étudiant

XAVIER, étudiant

CLÉMENCE, fille de Walder

LOUISE, servante de Walder

MARÉCHAUX

GÉNÉRAUX

OFFICIERS SUPÉRIEURS

CHAMBELLANDS

LE MAMELUCK de l’Empereur

DOMESTIQUES de Napoléon

ÉTUDIANTS ALLEMANDS, etc.

 

La scène est à Schœnbrunn.

 

Personnages de la Deuxième Partie

 

NAPOLÉON

LE GRAND-MARÉCHAL

HUBERT

HUDSON LOWE

ANTOMARCHI

MARCHAND

BALCOMBE

CLAUDY

DEUX GÉNÉRAUX FRANÇAIS

DEUX OFFICIERS ANGLAIS

LE CHAPELAIN VIGNANI

SOLDATS ANGLAIS

OFFICIERS, DAMES et DOMESTIQUES de la maison de l’Empereur

 

La scène est à l’île Sainte-Hélène, en Afrique.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

SCHŒNBRUNN

 

 

Premier Tableau

 

Une chambre, portes et croisées dans le fond.

 

 

Scène première

 

WALDER, CLÉMENCE, LOUISE

 

Clémence assise devant un piano ; près d’elle son père et sa femme de chambre.

LOUISE.

Écoutez donc, mademoiselle, un Français, ça ne peut pas être sérieux et tranquille comme un étudiant.

WALDER.

C’est la première fois que j’entends dire : tranquille comme un étudiant.

LOUISE.

Ah ! monsieur Walder, vous me comprenez bien ; tranquille comme cet étudiant qui loge chez vous. Mais, mademoiselle, c’est un Allemand, votre monsieur Frédérich, tandis que le mien... Que voulez-vous, j’aime les Français, moi.

CLÉMENCE.

Comment peut-on aimer les ennemis de son pays !

LOUISE.

Ce ne sont pas tous des ennemis, mademoiselle ; il y en a qui sont les meilleurs enfants du monde. Mon sergent, par exemple ; eh bien ! à part quelques mouvements d’humeur, quelques petits gestes un peu vifs, quelques... Mon Dieu ! c’est la meilleure pâte d’homme...

CLÉMENCE.

Pauvre Louise ! tu me fais pitié !

LOUISE.

Mais, mademoiselle, je ne suis pas la seule de mon avis. Vous voyez bien que toutes les demoiselles de Vienne vont au Prater avec les Français, et nos belles dames voudraient promener toute la grande armée dans leurs carrosses.

WALDER.

Certainement dans tout Vienne il n’y a pas une plus mauvaise langue que toi. Au lieu de bavarder ainsi, va à ta besogne.

LOUISE.

Toute ma besogne est faite, monsieur Walder.

WALDER.

Et le dîner des Français ?

LOUISE.

Il y a plus d’une heure que leur soupe est sur la table.

WALDER.

Eh bien ! alors va la réchauffer. S’ils trouvent le dîner froid, veux-tu qu’ils renouvellent la plaisanterie de l’autre jour ?

LOUISE, riant.

Ah ! ah ! le jour qu’ils on jeté la nappe par la fenêtre...

WALDER.

La nappe, avec tout ce qui était dessus.

LOUISE s’apprête à sortir.

Ah ! monsieur, si mon beau sergent était logé chez vous, ces tours-là ne se renouvelleraient pas. C’est qu’avec lui, il ne s’agit pas de plaisanter : le sabre à la main tout de suite, et pas d’explications. Oh !... aussi je le lui disais bien hier : Demandez donc un billet de logement chez nous.

WALDER.

Grand merci de votre protection, mademoiselle ; amener cet ivrogne-là chez moi ! nous avons bien assez de nos quatre tambours.

LOUISE.

Allons, comme vous voudrez.

À part.

C’est égal, j’aurai mon beau sergent ici.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

CLÉMENCE, WALDER

 

WALDER.

En vérité, si l’occupation dure encore quelques années, je ne sais pas comment on fera pour vivre.

CLÉMENCE.

Il faut espérer que Dieu viendra au secours de l’Allemagne.

WALDER.

Espérons donc ; mais en attendant le bonheur de l’Allemagne, parlons du tien, ma chère enfant... C’est demain...

CLÉMENCE.

Oui. Chose singulière ! un moment que j’ai tant désiré, maintenant que j’y touche, j’éprouve comme de la crainte.

WALDER.

De la crainte !... et pourquoi ?

CLÉMENCE.

Sans doute. Mais je ne sais... il y a des moments où il me semble que cela n’arrivera pas, que je ne serai pas mariée à Frédérich.

WALDER.

Allons, je vois que tu es aussi folle que lui.

CLÉMENCE.

Ne parlez pas ainsi de celui que j’aime. Si je le préfère à tous, c’est que parmi nos jeunes étudiants, nul n’a plus de vertus, un plus noble caractère ; nul ne rêve avec plus d’ardeur l’affranchissement de notre belle patrie... Oui, je suis sûre que mon Frédérich rendra un jour son nom cher à l’Allemagne, à tous les amis de la liberté !

WALDER.

Eh ! mais, quel enthousiasme !... Sais-tu, ma fille, que je vais devenir tout fier de toi ?

CLÉMENCE.

Croyez-vous donc, mon père, que les malheurs de mon pays aient laissé mon cœur sans émotions ?... Mon enfance s’est écoulée dans la douleur, dans les larmes ; j’ai vu les enfants des premières familles périr en combattant l’invasion étrangère. Malgré leurs généreux efforts, malgré les prières ferventes de nos ministres, nos armées sont en fuite, nos villes sont remplies de soldats ennemis, et la honte est notre partage... Ah ! je ne suis qu’une faible femme ; mais, quand je pense à l’asservissement de l’Allemagne, je me sens toute l’indignation, tout le courage d’un homme.

 

 

Scène III

 

CLÉMENCE, WALDER, FRÉDÉRICH

 

FRÉDÉRICH, entrant précipitamment.

On n’est pas plus étourdi que moi... Bonjour, monsieur Walder, bonjour, ma jolie fiancée.

WALDER.

Eh bien ! monsieur l’amoureux, comment allons-nous ce soir ? sommes-nous toujours sérieux, sentimental, mélancolique ?

FRÉDÉRICH.

Monsieur Walder, il me faut tout de suite de l’eau-de-vie, du feu, du tabac, douze bouteilles de bière. Voilà ma mélancolie de ce soir.

CLÉMENCE.

Je vois ce que c’est : vos amis, les étudiants de l’université...

FRÉDÉRICH.

Oui, chère amie ; c’est mon tour de les recevoir aujourd’hui, et, tout occupé de mon bonheur, j’ai oublié de faire préparer... Aussi, Clémence, c’est votre faute ; je ne peux que songer à vous.

S’approchant d’elle et lui prenant les mains.

Comme vous voilà jolie ! que cette mise simple est élégante ! qu’elle vous sied bien !... En vérité, Clémence, vous me faites trop d’envieux.

CLÉMENCE, retirant ses mains.

Il ne s’agit pas de cela, monsieur. Voyons, dites ce que vous voulez. À quelle heure viendront vos amis ?

FRÉDÉRICH.

Ils devraient déjà être ici, je les ai rencontrés au détour de la rue.

CLÉMENCE.

Comment ! et vous êtes là à dire des folies, au lieu de vous hâter ? oh ! l’étourdi !... À quoi songez-vous donc ?

WALDER.

Ma fille, voilà une question bien coquette. À quoi il songe ? c’est peut-être à moi.

CLÉMENCE.

Mon Dieu, mon père, laissez-le-moi gronder un peu ; je n’en ai pas souvent l’occasion.

Elle court vers la porte.

Je vais vous envoyer tout ce que vous avez demandé.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

FRÉDERICH, WALDER

 

FRÉDÉRICH, la regardant aller.

Oui, l’amour d’une si aimable fille vaut mieux que toutes les richesses de la terre, que la renommée la plus illustre, que toute la gloire possible, que toute la gloire de Napoléon...

WALDER.

En voilà d’une bonne, par ma foi ! la gloire de Napoléon !... elle est jolie, sa gloire ! Un démon incarné qui depuis dix ans s’amuse à culbuter nos pauvres Kœserlitz !

FRÉDÉRICH.

Monsieur Walder, je le hais ; mais c’est un homme de génie. Du reste, laissez faire aux Amis de la Vertu.

WALDER.

Oh ! je laisse le Tugendbund faire tout ce qu’il voudra... Ah çà, messieurs les Burschenschafts, comme vous vous appelez, savez-vous que vous êtes de plaisants seigneurs !

FRÉDÉRICH.

Parce que ?...

WALDER.

Votre société prend le nom d’Amis de la Vertu, et toutes les fois que vous vous réunissez, je vois qu’il ne s’agit pas d’autre chose que de boire et chanter.

FRÉDÉRICH.

Vous n’y voyez pas autre chose, monsieur Walder ?

WALDER.

J’y vois encore que vous fumez prodigieusement ; mais après cela ?...

FRÉDÉRICH, à demi-voix.

Mon excellent ami, si vous aviez vingt-cinq ans ; si, au premier mot, vous étiez décidé à sacrifier votre vie pour la liberté, je vous expliquerais ce que c’est que le Tugendbund, ce que veulent les Amis de la Vertu ; mais, comme les hommes de votre âge doivent laisser aux jeunes gens le soin de venger le pays, comme vous avez mille raisons de tenir à la vie, monsieur Walder, contentez-vous de dire à chacun que cette noble association n’a d’autre but que de fumer, de chanter bien fort, et de vider beaucoup de flacons.

 

 

Scène V

 

FRÉDERICH, WALDER, PLUSIEURS ÉTUDIANTS

 

XAVIER.

Eh bien ! pas un pot de bière !

PLUSIEURS VOIX, sur l’escalier.

De la bière de la bière ! voici les buveurs du diable !

LE BARON.

Et du tabac, mon camarade ! du tabac aux Burschenschafts !

FRÉDÉRICH.

Mille pardons, messieurs, je suis en retard.

Il s’approche de l’escalier.

Louise ! ma bonne Louise ! au secours ! des verres ! des bouteilles ! Vite ! vite ! dépêchons-nous !

WALDER.

Allons, Louise, allons donc.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, excepté WALDER,LOUISE

 

LOUISE.

Voici, voici. Jésus-Marie ! on ne sait de quel côté donner de la tête. Les Français vous crient d’un côté, les Allemands d’un autre.

LE BARON.

Est-ce que tu ne dois pas obéir de préférence aux Allemands ?

LOUISE.

Je n’ai de préférence que pour les gens aimables.

Elle place des bouteilles et des verres sur la table.

UNE VOIX, de l’appartement d’en bas.

Louise ! Louise ! descends donc ; voilà un Français, on n’entend pas ce qu’il demande.

LOUISE.

C’est du vin !

Aux étudiants.

Ces messieurs ont tout ce qui leur faut ?

LE BARON.

Oui ; mais, si l’on t’appelle, ne te fais pas attendre... Rire, boire et chanter, voilà notre devise.

TOUS.

Oui, vive la gaieté !

LOUISE.

Au revoir, messieurs les Burschenschafts... À la France, maintenant.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, excepté LOUISE

 

Ils la suivent tous en répétant : Vive la gaité ! Mais à peine est-elle sortie, qu’ils ferment soigneusement la porte, et redescendent mystérieusement la scène.

FRÉDÉRICH.

Enfin nous voilà seuls, et personne ici ne soupçonne le motif de notre réunion.

Prenant sur la table un des verres que Louise a remplis, et l’élevant.

À l’indépendance de l’Allemagne !

TOUS, l’imitant.

À l’indépendance de l’Allemagne !

FRÉDÉRICH, à un étudiant.

Baron, avez-vous des nouvelles ?

LE BARON.

Notre société fait chaque jour de nouveaux prosélytes. Le noble et l’artisan, le pauvre et le riche, briguent tous l’honneur de se joindre aux vrais Amis de la Vertu.

XAVIER.

On assure que le prince Charles lui-même veut mettre son nom sur la liste.

FRÉDÉRICH.

Et notre armée ?

LE BARON.

Hélas ! toujours en retraite...

XAVIER.

Nos soldats sont pourtant aussi braves que les leurs.

FRÉDÉRICH.

Oui ; mais, il faut bien l’avouer, les talents du prince Charles le cèdent au génie de Napoléon.

LE BARON.

Il suffit donc d’un seul homme pour asservir toute une nation !

FRÉDÉRICH.

Et si cet homme cessait de vivre ?

LE BARON.

Je devine ta pensée.

FRÉDÉRICH.

Son armée, privée de ce chef redoutable, n’aurait plus que sa valeur ; nous aurions pour nous le nombre et le bon droit, tout s’armerait, et bientôt l’Allemagne affranchie bénirait la main qui aurait frappé le conquérant.

LE BARON.

Ah ! si Napoléon venait à Vienne !

FRÉDÉRICH.

Qui nous empêche de l’aller chercher ? Écoutez, mes amis !

Tous l’entourent.

Vous sentez-vous le courage de sacrifier à notre sainte cause votre fortune, votre avenir de bonheur, jusqu’à votre existence ?

LE BARON.

Tout pour la liberté !

TOUS.

Nous le jurons !

FRÉDÉRICH.

Eh bien donc ! qu’un de nous se dévoue au salut de tous. Qu’au nom des peuples qui maudissent leur esclavage, il arme son bras ; qu’il frappe, et qu’il assure d’un seul coup l’indépendance de l’Allemagne !

TOUS.

Nous sommes prêts !

FRÉDÉRICH.

Mais qui nous achèvera cette glorieuse entreprise ?

TOUS.

Moi !

FRÉDÉRICH.

Mes amis, le ciel seul doit désigner celui d’entre nous qu’il destine à ce noble sacrifice... Que vos noms et le mien soient écrits, mêlés ensemble, et que le sort choisisse.

XAVIER.

C’est cela, justice pour tout le monde.

Il se met à la table, et écrit le nom de chacun sur un papier, qu’il roule ensuite.

LE BARON.

Frédérich, il n’est aucun de nous qui n’aspire à l’honneur d’accomplir cette noble mission... et je lis dans tes yeux le généreux espoir qui t’anime ; mais, nous t’en supplions, laisse-nous te donner une dernière preuve d’amitié...

FRÉDÉRICH.

Que veux-tu dire ?

LE BARON.

Ta fiancée... elle attend de toi le bonheur ; et si tu mourais, elle ne te survivrait pas... Permets-nous de ne pas mêler ton nom à celui de tes amis.

FRÉDÉRICH.

Qu’osez-vous me proposer ?... N’avez-vous pas aussi une amante, une mère, de tendres affections ?... J’aime Clémence plus que la vie ; mais Clémence mérite que je sois digne d’elle... Plus un mot là-dessus, je vous en prie... Xavier, tout est-il prêt ?

XAVIER, présentant le chapeau dans lequel il a jeté tous les noms.

Voici tous les noms réunis.

FRÉDÉRICH.

Baron, tirez vous-même celui que le destin appelle.

LE BARON, tirant un nom du chapeau.

Frédérich Staps !

TOUS.

Frédérich !

FRÉDÉRICH, avec enthousiasme.

C’est donc moi qui suis l’élu de la Providence ! c’est mon bras qui doit à jamais délivrer mon pays !... Mes amis, vous verrez si je sais tenir mon serment !

TOUS, prenant leurs verres.

À la gloire de Frédérich ?

Ils boivent.

FRÉDÉRICH.

Surtout, au succès de mon entreprise !... Honneur au Tugendbund ! et que chacun répète avec moi le chant sacré des Amis de la Vertu !

Air nouveau de M. Piccini.

Un jour de gloire
Et de liberté,
Courte victoire,
Trépas enchanté ;
C’est la carrière
Qui nous est chère,
Nous voulons la liberté !

TOUS LES ÉTUDIANTS EN CHŒUR.

Un jour de gloire, etc.

FRÉDÉRICH.

Armons nos bras des fers de l’esclavage,
Armons nos cœurs d’un généreux courage ;
Le courage, en nos jeunes cœurs,
Est plus fort que l’airain qui tonne ;
La liberté suit les vainqueurs,
(bis.)
C’est le courage qui la donne.

CHŒUR.

Un jour de gloire
Et de liberté,
etc.

XAVIER, qui a été au fond.

Mes amis, de la prudence !... il m’a semblé qu’on nous écoutait...

TOUS, reprenant leurs verres.

Chanter, rire et boire,
Trinquer en fumant,
C’est la seule gloire
Du brave Allemand ;
C’est la carrière
Qui nous est chère,
C’est le refrain de l’étudiant.

XAVIER, au fond.

Non, je me serai trompé, je n’entends personne.

Ils se rapprochent tous de Frédérich.

FRÉDÉRICH.

Frères, amis, réchauffons dans notre âme,
De la vertu la belliqueuse flamme ;
Sur la terre de nos aïeux,
Que Napoléon frappé tombe,
Ou bien descendons glorieux,
(bis.)
Près de nos pères, dans la tombe.

CHŒUR.

Un jour de gloire
Et de liberté,
etc.

HUBERT, en dehors.

Holà ! eh ! le bourgeois ! la fille !...

FRÉDÉRICH.

Un soldat français ! qu’il ne se doute de rien.

Ils reprennent leurs verres et préparent leurs pipes.

CHŒUR.

Chanter, rire et boire,
Trinquer en fumant,
C’est la seule gloire
Du brave Allemand ;
C’est la carrière
Qui nous est chère,
C’est le refrain de l’étudiant.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, HUBERT paraît au fond pendant le refrain

 

HUBERT, entre deux vins.

Dites donc, tas de farceurs, si ça vous était égal de crier plus bas ? voilà une heure que j’appelle, et personne ne m’entend.

XAVIER,

Quel est cet homme ?

HUBERT.

Cet homme ! c’est Jérôme Hubert, dit Bel-Œil, sergent aux grenadiers à pied de la Vieille Garde ; vainqueur de l’Allemagne, pour la partie de l’infanterie ; bon enfant, mais un peu dur à cuire...

LE BARON.

Eh bien ! voyons, que voulez-vous ?

HUBERT.

Ce que je veux ? D’abord, ça ne vous regarde pas, ma petite boule carrée.

XAVIER.

Eh bien ! alors laissez-nous.

HUBERT.

Mille tonnerres ! apprenez qu’il n’y a que mon général qui ait le droit de me donner mon congé, têtes de choucroute.

LE BARON.

L’insolent !

FRÉDÉRICH, à voix basse.

Soyons prudents...

HUBERT.

Qu’est-ce que c’est ?... J’ai entendu une qualification équivoque... Quoique je sois un peu dans les nuages, il faut tirer ça au clair... Voyons, quel est le jeune savant qui a jaboté ? que je lui enseigne la puérilité civile et honnête.

LE BARON.

Nous laisserons-nous injurier et dicter des lois par un soldat ?

TOUS, excepté Frédérich.

Non, non !

HUBERT.

Ah ! ah ! douze contre un !... ça n’est pas assez, vous ne valez pas la peine que je vous avale... Allez en chercher encore un quarteron, et après ça on verra... Amenez-moi toute l’Allemagne, toute l’Europe, avec armes et bagages... Je me moque de toute l’Europe, à pied et à cheval.

TOUS.

Sortez !

HUBERT.

Ah ! que je sorte... Nous allons voir qui est-ce qui fera un quart de conversion...

Mettant la main sur son briquet.

Je vas vous exécuter un moulinet qui vous fera voir des étoiles en plein midi.

Les étudiants veulent se jeter sur lui ; mais il les arrête avec son sabre.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, WALDER, puis CLÉMENCE et LOUISE

 

WALDER.

Ah ! bon Dieu ! d’où vient tout ce tapage ?

HUBERT.

Amenez-moi toute l’Europe, ça m’est égal.

LOUISE.

N’ayez pas peur, c’est mon sergent...

Retenant Hubert.

Vous voyez bien qu’on ne veut vous faire aucun mal.

HUBERT.

Je veux écraser tous les Allemands.

LOUISE.

Mon ami, mon petit Chérubin, vous, un grenadier français, vous êtes trop brave pour vous servir d’un sabre contre ceux qui n’en ont pas.

HUBERT.

C’est juste... Allons... je vous pardonne ; mais que ça ne vous arrive plus.

Il remet le sabre dans le fourreau.

UN ÉTUDIANT.

Monsieur Walder, permettez-nous de lui donner une bonne leçon.

WALDER.

Du tout, du tout. Je vous engage, au contraire, à vous éloigner, à ne pas faire de ma maison le but de perquisitions fort dangereuses... Bien le bonjour, messieurs.

FRÉDÉRICH.

Monsieur Walder a raison : les soldats de Napoléon sont les maîtres... il faut obéir.

HUBERT.

À la bonne heure. Au moins, voilà qui s’appelle parler.

CLÉMENCE.

Quoi ! c’est vous, Frédérich ?... Je ne vous comprends plus...

FRÉDÉRICH.

Clémence, la résignation est aussi du courage...

Aux étudiants.

Mes amis, retirez-vous, je vous en prie...

Avec intention.

et comptez toujours sur moi.

Les étudiants saluent Walder et Clémence, puis ils sont reconduits par Frédérich, et sortent.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, excepté LES ÉTUDIANTS

 

HUBERT.

Enfin tous ces petits pékins-là ont défilé la parade... Maintenant, bourgeois, il s’agit de dialoguer ensemble.

WALDER.

Que voulez-vous de moi ?

HUBERT.

Savez-vous lire ?

Lui remettant un papier.

CLÉMENCE.

Jusqu’à mon père qu’il ose insulter !... Voilà donc l’état d’un peuple vaincu !

WALDER.

Comment, monsieur, un billet de logement ?

HUBERT.

Comme vous dites, estimable Allemand.

WALDER.

Mais j’ai déjà garnison chez moi, et il n’y a plus de place.

HUBERT.

Qu’est-ce que cela, il n’y a plus de place ?... Et cette grande salle, où tous ces amateurs chantaient la Mère Godichon ?...

WALDER.

Mais c’est la salle à manger.

HUBERT.

Eh bien ! vous y mettrez quelqu’un, et vous me donnerez sa chambre...

Montrant la droite.

Celle-là, par exemple...

FRÉDÉRICH.

C’est la mienne, monsieur.

HUBERT.

C’est la vôtre, jeune homme ?... Alors, ça ne fait pas la plus petite difficulté...

Lui prenant la main.

Touchez là, camarade... Cette salle est superbe, vous y coucherez ; et moi, je bivaquerai, comme je pourrai, dans votre petite chambre...

Se jetant dans un fauteuil.

Savez-vous qu’ils sont bons, vos fauteuils, Mein-Her.

CLÉMENCE, à voix basse.

Frédérich, vous pouvez supporter toutes ces humiliations ?... mon père offensé, vos amis chassés, vous-même... ?

FRÉDÉRICH, de même.

Clémence, je veux, je dois tout souffrir.

CLÉMENCE, à part.

Quel changement s’est opéré en lui !

On entend des salves d’artillerie.

WALDER.

Du canon !... Que signifie ?...

HUBERT, se levant.

Ça, c’est le camarade qui tousse ; et ce bruit-là veut dire Napoléon.

WALDER.

Napoléon !

HUBERT.

Oui, Mein-Her, Napoléon Ier, le petit caporal, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération Suisse... etc., etc., etc., si vous voulez bien le permettre.

FRÉDÉRICH.

Napoléon vient à Vienne ?

HUBERT.

Eh ! qui donc, s’il vous plaît ?... Demain il mangera la soupe à Schœnbrunn : c’est l’empereur d’Autriche qui régale...

FRÉDÉRICH, à part.

Demain à Schœnbrunn !... je ne l’oublierai pas...

HUBERT.

Mais, tenez, entendez-vous déjà la musique ? c’est la tête du cortège qui ‘ s’avance...

À Louise.

Petite mère, donnez-moi le bras, je vous prends sous ma protection...

À Frédérich.

Et vous, camarade, est-ce que vous ne voulez pas voir l’empereur ?

FRÉDÉRICH.

Si, j’en ai le désir... Mais la foule est si grande !... Je voudrais le voir de près.

HUBERT.

Ma foi, à votre aise... Adieu, estimables Allemands ; qu’on me prépare ma chambre et du vin, car je vous préviens que j’aurai soif en revenant...

Au fond.

Passez, belle Louise ! honneur aux dames !

Une marche militaire se fait entendre en dehors. Des cris de vive l’empereur ! retentissent au loin. La musique devient plus bruyante, par degrés, et l’on voit paraître les tambours et les aigles qui sont en tête du cortège. Les cris de vive l’empereur ! se renouvellent.

 

 

Deuxième Tableau

 

Une galerie du palais de Schœnbrunn.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, LE DUC-MINISTRE-SECRÉTAIRE D’ÉTAT, LE GÉNÉRAL-AIDE-DE-CAMP DE SERVICE, MARÉCHAUX, GÉNÉRAUX, DIPLOMATES, UN CHIRURGIEN

 

Après le changement, l’empereur entre, en continuant une conversation avec le duc.

LE DUC.

Je comprends le désir de Votre Majesté... Où était la statue de Henri IV avant la révolution, sur le terre-plein du Pont-Neuf ?

NAPOLÉON.

Oui.

LE DUC.

Un obélisque produira là un très bel effet.

NAPOLÉON.

J’écrirai dessus : « Napoléon, au peuple français ! » tout simplement.

Se tournant vers un diplomate.

Monsieur, je vous ai fait appeler, pour que vous ayez à pourvoir aux besoins des prisonniers. Duroc et monsieur le duc ont reçu mes ordres pour l’établissement des ambulances ; mais je vous charge spécialement des blessés autrichiens. Faites-les placer sur des voitures, je veux qu’on les traite comme mes soldats... Tous les braves ont droit à l’hospitalité du champ de bataille.

LE DUC.

Sire, vos nobles intentions seront remplies.

NAPOLÉON, se promenant d’un air soucieux.

Quelqu’un de vous, messieurs, a-t-il lu les gazettes allemandes, ce matin ?

LE DUC, lui présentant un journal.

Sire, voilà le Correspondant de Hambourg, que M. de Bourienne nous a envoyé.

NAPOLÉON.

Voyons cela.

LE DUC.

C’est un journal qui a soixante mille abonnés.

NAPOLÉON.

Je le sais.

Il lit.

« Bataille de Wagram : environ cinquante mille hommes sont restés sur le champ de bataille, ou doivent être conduits dans les hôpitaux. »

S’interrompant.

Mon armée a perdu beaucoup de monde... Monsieur le duc, je fais un décret qui assure une dotation aux blessés invalides... Les veuves de ceux qui ont succombé recevront une pension, et la patrie adopte leurs enfants.

Continuant de lire.

« Les Français ont pris trente pièces de canon, enlevé plusieurs drapeaux, et fait vingt mille prisonniers... Les généraux Lasalle, Gauthier et Lacour ont été tués. » C’est assez impartial... Qu’est-ce que cela ? « Le prince de Ponte-Corvo à son armée ! » J’ignorais qu’il eût publié un ordre du jour. Après une pareille conduite, on doit se taire.

LE GÉNÉRAL.

Le prince prétend qu’il ne pouvait rien exécuter avec ses Saxons ; que l’armée française n’est plus celle de 1795...

NAPOLÉON.

Mon armée est toujours la même ; il n’y de changé que quelques hommes, que je ne reconnais plus... Voyons la suite.

Il lit.

« Au milieu des ravages de l’artillerie, vos colonnes immobiles sont restées inébranlables comme l’airain... » Oh ! pour le coup, c’est trop fort.

Il jette le journal sur une table avec violence.

L’aide-de-camp de service !

LE GÉNÉRAL.

Sire, c’est moi.

NAPOLÉON.

Prenez une plume.

Il dicte à haute voix.

« L’empereur à son armée !... L’empereur témoigne son mécontentement au prince de Ponte-Corvo, pour son ordre du jour, et le déclare contraire à la vérité, à la politique, et à l’honneur national. Loin d’avoir été immobile comme l’airain, le corps du prince de Ponte-Corvo a battu en retraite. Les éloges que se donne ce maréchal sont dus à Macdonald. Sa Majesté désire que ce témoignage de son mécontentement serve d’exemple, pour qu’aucun de ses maréchaux ne s’attribue la gloire d’un autre. »

Il arrache la plume des mains du général, et signe avec colère.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, UN GÉNÉRAL

 

NAPOLÉON, au général.

Avons-nous des dépêches ?

LE GÉNÉRAL.

Oui, sire.

Il remet plusieurs lettres à l’empereur.

UN GÉNÉRAL, entrant.

Sa Majesté veut-elle recevoir un envoyé de l’empereur d’Autriche ?

NAPOLÉON.

Qu’il attende.

Décachetant une lettre, et se tournant avec aménité vers le groupe d’officiers.

Ah çà, messieurs, vous êtes libres, ne vous gênez pas.

LE DUC, à part.

Cela veut dire, ne me gênez pas.

Tous les officiers sortent.

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, LE GÉNÉRAL

 

NAPOLÉON, lisant une lettre.

Voilà Murat qui me brouille avec le faubourg Saint-Germain... Il fait enlever le pape... Ce Joachim est maladroit... Du reste, c’était peut-être la seule manière d’en finir avec ce vieillard obstiné. Oh ! l’effet en sera terrible... risible... Ils vont bien m’appeler audacieux parvenu... petit officier de fortune... un Robespierre à cheval... Je veux écrire moi-même au roi de Naples.

Il prend une plume, et écrit.

Lisez-moi le reste.

LE GÉNÉRAL, ouvrant une lettre.

Le maréchal Jourdan demande à revenir à Paris.

NAPOLÉON, continuant à écrire.

Je permets. Soult le remplacera. N’est-il pas vrai, général, qu’avec deux millions de rente et un bon palais le pape sera plus heureux qu’un roi ? Qu’on expédie sur-le-champ un courrier à mon frère de Naples. Mandez-moi le ministre des relations extérieures.

Le général s’incline, et sort.

Monsieur le chambellan, monsieur l’envoyé d’Autriche peut entrer.

Le chambellan sort, et revient aussitôt, introduisant M. de Bubna.

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, MONSIEUR DE BUBNA

 

NAPOLÉON.

Est-il vrai, monsieur l’ambassadeur, que l’empereur François se propose de dénoncer l’armistice de Znaïm ? qu’il regrette cette courte

suspension d’armes ?

DE BUBNA.

Sire...

NAPOLÉON.

J’ai cru qu’il y avait assez de sang versé, et que je devais donner un moment de repos à la justice de mon épée ; mais si l’on me croit fatigué, l’on se trompe.

DE BUBNA.

L’empereur d’Autriche...

NAPOLÉON.

L’empereur d’Autriche ne pense pas, j’espère, qu’après l’affaire de Wagram, il puisse nous intimider ?

DE BUBNA.

Sire...

NAPOLÉON.

Répétez-lui que la prudence, plus encore que la valeur du prince Charles, a sauvé son armée... J’ai appris cependant que François II avait condamné la conduite de son frère. Je sais qui dirige les intrigues de la cour de Bade. Ce sont des femmes qui ne m’aiment pas. Je pourrais nommer les masques ; je vous ferais voir que je sais par cœur les cours d’Allemagne. Que me veut-on ?

DE BUBNA.

Sire, je suis chargé de soumettre à Votre Majesté quelques observations sur l’ultimatum que le prince de Metternich a présenté à l’empereur, mon maître.

NAPOLÉON.

Les offres que j’ai faites sont fondées sur mon droit, je n’y changerai rien. Le duc de Cadore a dû le notifier à votre cour ?

DE BUBNA.

Sire, l’empereur, mon maître, ne peut y souscrire.

 

 

Scène V

 

NAPOLÉON, MONSIEUR DE BUBNA, LE DUC

 

NAPOLÉON.

Ah ! vous voilà, monsieur le duc ? vous vous êtes fait attendre.

LE DUC.

Pardonnez, sire ; mais j’ai été arrêté à la porte par un embarras de princes et de rois ; et puis, un jeune homme qui voulait absolument pénétrer jusqu’à vous, parler à Votre Majesté.

NAPOLÉON.

Un Français ?

LE DUC.

Non, sire ; un Allemand d’assez bonne mine... Un étudiant, je crois.

NAPOLÉON.

En ce moment je n’ai pas le temps de l’écouter. Je n’ai pas vu mes soldats d’aujourd’hui. On a fait camper deux régiments dans le parc du château ; je crains que ce bivouac ne soit humide. Ne leur manque-t-il rien ? Je veux le voir par moi-même.

Il s’avance vers la porte.

Je reviens dans dix minutes.

Retournant sur ses pas.

Vous allez discuter avec monsieur le comte les propositions de paix qu’il vous soumettra. Outre la cession du territoire dont nous avons causé ce matin, rappelez-vous que je veux cent millions de contributions, la reconnaissance de mon frère Joseph au trône d’Espagne ; et, avant toutes choses, l’adhésion à mon système continental. Il faut bloquer l’Angleterre.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, DE BUBNA

 

LE DUC.

Monsieur le comte, l’empereur m’a fait travailler avec lui jusqu’à deux heures du matin ; il n’a été question que de vous. Sa Majesté pense que votre cabinet calcule un peu trop sur sa générosité, et qu’elle doit enfin tirer parti de la victoire.

DE BUBNA.

C’est une victoire fort douteuse, à mon avis, que celle où le nombre des morts et des blessés est égal de part et d’autre.

LE DUC.

Fort douteuse pour vous, c’est possible ; mais pour nous, elle ne l’est pas du tout : en sorte que nous agissons comme si la chose n’était pas en question.

Ils s’approchent l’un et l’autre d’une carte géographique.

L’empereur exige donc que vous lui cédiez : 1° Trieste.

DE BUBNA.

Trieste !

LE DUC.

Oui, monsieur le comte, Trieste avec le cercle de Villach.

DE BUBNA.

C’est impossible. Votre Excellence doit sentir que...

LE DUC.

2° L’Istrie autrichienne.

DE BUBNA.

Encore l’Istrie !

LE DUC.

3°...

DE BUBNA.

Arrêtons, monsieur le duc, il est inutile de discuter davantage. Si j’accédais aux désirs de votre maître, l’Autriche se trouverait entièrement découverte.

LE DUC.

Découverte ! pas du tout.

DE BUBNA.

Nous abandonnerions toutes nos frontières défensives.

LE DUC, traçant une ligne sur la carte.

Cette démarcation est la plus simple. Elle est pour ainsi dire établie par la nature, puisque la rivière de la Save fixerait avec toute la précision possible les frontières des deux peuples.

DE BUBNA.

Jamais l’empereur, mon maître, ne pourrait acquiescer à de semblables conditions.

LE DUC.

Elles sont la volonté de Napoléon.

DE BUBNA.

La retraite du prince Charles ne doit pas être considérée comme un acte de découragement. Nous avons encore la cavalerie d’Essling, monsieur le duc.

LE DUC.

L’empereur ne met pas en question les ressources de l’Autriche.

DE BUBNA.

Wagram vous a coûté bien du monde.

LE DUC.

D’accord ; mais est-ce donc pour rien que nous avons chassé devant nous l’Archiduc ?

DE BUBNA.

Il est des victoires que l’on achète quelquefois par l’épuisement d’une armée, et, dans cette circonstance, la véritable force peut bien être du côté qui a mieux aimé abandonner un lambeau de territoire, que de prodiguer le sang des soldats. Du reste, monsieur le duc, je dois vous le dire, l’Allemagne est fatiguée de l’occupation étrangère, notre débonnaireté, si connue, est enfin épuisée, et je crois qu’il est dans l’intérêt de votre maître de ne pas nous pousser à bout : le désespoir pourrait faire ce que le courage seul a vainement tenté.

UN CHAMBELLAN, entrant.

L’empereur !

DE BUBNA.

Déjà !

 

 

Scène VII

 

LE DUC, DE BUBNA, NAPOLÉON

 

NAPOLÉON.

Eh bien ! monsieur l’ambassadeur, que tenez-vous dans le pli de votre toge ? est-ce la guerre ou la paix ?

DE BUBNA.

Sire, les conditions que M. le duc a eu l’honneur de proposer au nom de Votre Majesté, en admettant qu’elles pussent établir les bases d’une paix perpétuelle entre les deux peuples, réduiraient l’empire d’Autriche à un état de faiblesse, qui ne lui permettrait pas de s’opposer, à l’avenir, aux entreprises de ses voisins.

NAPOLÉON.

Mes alliés n’ont rien à craindre l’un de l’autre ; je maintiendrai chacun dans ses droits.

DE BUBNA.

Alors je conseillerais plutôt à mon maître de s’abandonner à la généreuse discrétion de Votre Majesté que d’accéder à de telles propositions.

NAPOLÉON, avec froideur.

Monsieur le chambellan, reconduisez M. de Bubna.

Le comte de Bubna s’incline devant l’empereur, et se dirige vers la porte.

Réfléchissez.

DE BUBNA.

Sire, j’avais reçu l’ordre d’acquiescer à tout ce qui ne serait pas la ruine de l’empire.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

NAPOLÉON, LE DUC

 

NAPOLÉON.

Cent millions de contributions, pas un centime de moins ; car il faut que la guerre paie la guerre... que l’Autriche paie l’Espagne. Du reste, cette contribution n’est pas exorbitante, franchement... Quel est votre avis ?

LE DUC.

Mais... sire... dans l’état de gêne où est l’Allemagne... peut-être sera-t-il difficile...

NAPOLÉON, l’interrompant.

Vous autres diplomates, voilà toujours comme vous êtes des difficultés partout. Et, relativement à la cession que j’exige en faveur de la Russie, qu’en pensez-vous ?

LE DUC.

Je pense que c’est un moyen de resserrer les liens qui existent entre Votre Majesté et l’empereur Alexandre.

NAPOLÉON.

Et que par conséquent il faut y tenir ?

LE DUC.

C’est mon avis.

NAPOLÉON.

Très bien. Vous avez raison.

LE DUC, à part.

J’en étais bien sûr.

Haut.

Dans la discussion que j’ai eue avec le comte de Bubna, j’ai remarqué que son opiniâtreté tenait principalement à la croyance de l’affaiblissement de votre armée.

NAPOLÉON.

Vous croyez ? je suis fâché de ne pas lui avoir fait faire le tour du camp avec moi.

LE DUC.

Il a parlé de la bataille d’Essling, si fatale à notre cavalerie ; des fatigues, des pertes de notre armée...

NAPOLÉON.

Eh bien... faites en sorte qu’il ne parte pas encore... Retenez-le ; je lui ferai passer une revue, et vous verrez qu’il changera d’avis.

Le duc sort.

Ah ! il nous croit malades, découragés ! Maître Bubna ! nous nous portons fort bien, tout prêts à recommencer.

À Roustan, qui reste toujours à l’entrée de la galerie, tant que poêlon est en scène.

Mande-moi l’aide-de-camp de service.

Roustan court au général et revient de suite.

 

 

Scène IX

 

NAPOLÉON, seul

 

Je suis fatigué de me battre avec de si braves gens... mais le cabinet autrichien est de mauvaise foi... chicanier ! Ces pauvres Allemands ! on leur lâche la bride ; on leur parle de liberté aujourd’hui pour les exalter, les pousser contre moi... Mais, si je tombais, les têtes à poudre et les caillettes de Bade auraient bientôt repris leur audace et leur sottise.

 

 

Scène X

 

NAPOLÉON, LE GÉNÉRAL-AIDE-DE-CAMP

 

LE GÉNÉRAL.

L’empereur a des ordres à me donner ?

NAPOLÉON.

Oui... ce soir, à deux heures, je passerai mon armée en revue. Dites à chaque colonel qu’il doit se surpasser aujourd’hui. Que la Vieille Garde déploie toute sa coquetterie. Il faudra doubler la ration de vin... En attendant, je vais aller faire un tour dans ma bonne ville de Vienne.

Ils sortent ensemble.

 

 

Troisième Tableau

 

Chez Walder, comme au premier tableau.

 

 

Scène première

 

FRÉDÉRICH, seul

 

Il entre comme tourmenté par une idée pénible ; il est habillé.

Je n’ai pu arriver jusqu’à lui : la porte de son palais m’a été interdite... Quand il est sorti, c’est à cheval, et il va si rapidement, que j’avais peine à le suivre des yeux... Puis, toujours ces officiers qui l’entourent, ce mameluck qui ne quitte pas ses côtés... Comment donc faire ?... Dieu me fournira lui-même l’occasion.

 

 

Scène II

 

FRÉDÉRICH, WALDER, CLÉMENCE, en habits de mariés, LOUISE, INVITÉS

 

FRÉDÉRICH, à lui-même.

Jamais je ne l’ai vue si belle !...

Haut.

Chère Clémence, et vous, mon ami, je ne suis pas digne de tant de bonheur.

CLÉMENCE.

Frédérich, vous êtes l’époux de mon choix, et j’espère que je serai toujours fière du nom que vous m’aurez donné.

FRÉDÉRICH.

Je le jure, ma chère Clémence ! l’honneur est le seul héritage de ma famille : il ne périra pas entre mes mains.

WALDER.

Allons, mes amis, mes enfants, le ministre nous attend dans le temple... Que tout le monde me suive... Ah ! ce jour est le plus beau de ma vie !

LOUISE.

Et moi, monsieur ?

WALDER.

Toi, tu garderas la maison.

LOUISE.

C’est bien agréable !

WALDER

Partons ! partons !

Ils sortent tous, excepté Louise.

 

 

Scène III

 

LOUISE, seule

 

J’aurais pourtant bien voulu voir la cérémonie, moi ; entendre la mariée dire oui, en baissant les yeux. Ça m’aurait appris comment il faut s’y prendre, quand ce sera mon tour.

À la fenêtre.

Ah ! les voilà déjà entrés dans le temple, et ce ne sera pas long... Je connais notre bon ministre, il est comme mon sergent, il aime mieux le bon vin du Rhin que les sermons...

HUBERT en dehors.

Oh ! là ! eh ! les amis, alerte ! il ne s’agit pas de s’endormir ici.

LOUISE.

Tiens, en parlant de mon sergent, je crois que j’entends sa voix... Ah ! bien, ma foi, maintenant ils peuvent rester tant qu’ils voudront à se marier.

 

 

Scène IV

 

LOUISE, HUBERT

 

HUBERT, en entrant.

Salut à la beauté !

LOUISE.

À qui parliez-vous donc là, beau sergent ?

HUBERT.

Eh bien, aux tambours du bataillon qui sont logés ici. C’est que, voyez-vous, il va falloir jouer des jambes et des baguettes.

LOUISE.

Comment, est-ce que vous allez partir ?

HUBERT.

Eh ! non, ne vous faites pas de chagrin, ma sirène ; une grande revue, simplement... Ah çà, où est donc le bourgeois, avec tous ses buveurs de bière ?...

LOUISE.

Ils sont tous au temple, pour le mariage de mam’zelle.

HUBERT.

Le mariage !... ce mot-là me fait un drôle d’effet.

LOUISE.

Et à moi aussi, beau grenadier !

HUBERT.

Je me souviens qu’à Berlin j’ai eu des idées de ce genre-là.

LOUISE.

Comment, à Berlin ?...

HUBERT.

Oui, oui ; mais soyez tranquille, ça n’a pas eu de suites fâcheuses. C’est comme à Ratisbonne, il y avait une petite brune...

LOUISE.

Encore une !... Fi ! c’est affreux !

HUBERT.

Celle-là, par exemple, c’est différent.

LOUISE.

Vous l’avez refusée ?

HUBERT.

Non, c’est elle qui m’a planté là pour un tambour-major.

LOUISE.

Il paraît, monsieur, que vous avez fait beaucoup de conquêtes ?

HUBERT.

En tous genres ; c’est mon état... mais aujourd’hui ça n’est plus ça, c’est pour le bon motif ; et dès demain je demande à mon colonel la permission de vous épouser...

LOUISE.

Ah ! comme il est gentil !

HUBERT.

Par exemple, je suis sûr d’avance qu’il me la refusera.

LOUISE.

Et moi qui comptais là-dessus !... Oh ! que je suis fâchée, maintenant, de n’avoir pas pris mon trompette de hussards, ou bien... mon houlan qui avait de si belles moustaches, ou bien... !

HUBERT, l’interrompant.

Oh ! oh ! il paraît, ma dulcinée, que c’est comme moi à Berlin et à Ratisbonne.

LOUISE.

Allez, monsieur, vous êtes un monstre !

HUBERT.

Fixe et immobile, amour de mon cœur... Je vais vous prouver que je ne suis pas de l’infanterie légère... Tenez, laissez-moi faire encore une douzaine de campagnes, et, foi de grenadier, je vous rapporte ensuite mon cœur et ma main, une croix de plus et une jambe de moins.

LOUISE.

Plus souvent que je voudrais d’un mari invalide !

HUBERT.

Et si on faisait la paix, petit cœur de rocher ?

LOUISE.

Eh bien ?

HUBERT.

Eh bien ! je prendrais mon congé, et j’unirais par les liens de l’hyménée la gloire et la beauté.

LOUISE.

Vous m’emmèneriez en France ?

HUBERT.

Oui.

LOUISE.

À Paris ?

HUBERT.

Non... mais dans l’endroit où s’est retiré mon brave homme de père : un village superbe, quarante maisons et cent cinquante habitants.

LOUISE.

C’est égal, j’accepte.

HUBERT.

Eh bien ! alors il ne vous reste plus qu’à dire à l’empereur d’Autriche qu’il soit bon enfant.

LOUISE.

Je ne peux pas aller dire à l’empereur d’Autriche...

HUBERT.

C’est donc bien difficile de parler à François ?...

LOUISE.

Ah ! voilà toute la noce qui revient !

HUBERT.

Ça ne me regarde pas : il faut que je pense à la revue. Je vais m’insinuer dans ma petite chambre ; car il ne faut pas s’embrouiller dans les feux de file... il s’agit d’être bel homme et de soigner la tenue... Adieu, ma poule.

Il sort en chantant.

Mon bras à ma patrie,
Mon cœur à mon amie ;
Mourir gaiment pour la gloire et son objet,
C’est le devoir d’un grenadier français.

 

 

Scène V

 

LOUISE, WALDER, FRÉDÉRICH, CLÉMENCE, INVITÉS

 

FRÉDÉRICH.

Ma chère Clémence, vous êtes donc à moi !

CLÉMENCE.

Pour toujours !

WALDER.

Que le ciel vous accorde de longs et d’heureux jours !... Frédérich, tu as juré de faire le bonheur de Clémence...

FRÉDÉRICH.

On n’oublie pas ce que l’on promet à Dieu, et je tiendrai tous mes serments.

WALDER.

À la bonne heure ; mais quitte cet air de tristesse qui va mal à un nouveau marié.

CLÉMENCE.

Mon père a raison, Frédérich : quelque idée pénible vous préoccupe ?

FRÉDÉRICH.

Non, non, ma chère Clémence : croyez que je n’ai jamais senti, comme aujourd’hui, tout le prix de mon bonheur.

WALDER.

Eh !... à la bonne heure... quelques bonnes bouteilles de Tokay nous attendent... Allons boire le vin du mariage.

FRÉDÉRICH.

Nous porterons une santé au départ des Français.

WALDER.

Oui, mon gendre, nous boirons au départ...

Voyant entrer Hubert.

Je veux dire que nous porterons la santé des Français, nos chers alliés !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, HUBERT, en grande tenue de grenadier, le sac sur le dos, son fusil à la main

 

LOUISE.

Dieu ! qu’il est beau comme ça, mon grenadier !

HUBERT.

La santé des Français... Il paraît que j’arrive comme Mars en carême.

WALDER.

Mon cher hôte, si vous voulez faire comme nous, nous allons dire deux mots à quelques vieux flacons.

HUBERT.

le Je n’haïs pas les vieux flacons ; mais pour moment, nix... il faut du sang-froid... du vin, fi donc !... un petit verre, je ne dis pas.

LOUISE, lui présentant un petit verre.

Voilà, sergent.

HUBERT.

À la santé des époux !

Il boit.

Il n’est pas mauvais, le chenik.

WALDER.

Voulez-vous redoubler ?

HUBERT.

Du tout, sufficit... Quand on passe la revue de l’empereur et roi, il ne faut pas badiner avec les liquides.

FRÉDÉRICH.

Comment, Napoléon passe une revue ?

HUBERT.

Un peu, jeune homme ; et si vous désirez l’envisager, ça n’est pas difficile : les hommes mariés ne paient pas plus que les militaires.

FRÉDÉRICH.

Comment, vous croyez que je pourrai le voir de près ?

HUBERT.

Comme vous me voyez, sans comparaison.

Frédérich réfléchit, et Clémence l’observe avec attention.

WALDER.

Je n’ai jamais vu votre empereur, moi ; mais je me figure que ce doit être un bien bel homme ?

LOUISE.

Un bel homme ! laissez donc, notre maître ! il n’est pas plus haut qu’un voltigeur... Et puis, une drôle de tournure. Tenez, voilà comme il se promène, les mains derrière le dos, avec une vieille capote grise, et un petit chapeau à trois cornes, qui ne vaut pas deux kreitz.

HUBERT.

Halte-là, belle Louise ; silence et respect. Apprenez que ce petit homme-là, avec ses cinq pieds, est plus grand qu’une pyramide d’Égypte... Mais je m’amuse là à colloquer, et j’oublie l’heure de la revue... Si vous voulez me contempler en serre-file, honnêtes bourgeois, je vous engage à vous dépêcher... Vous verrez des grenadiers, j’ose le dire, assez soignés, et beaux sous les armes... Vrai, c’est un coup d’œil superbe, surtout pour les dames.

WALDER.

Pour le moment, nous allons nous mettre à table.

HUBERT.

Bien des choses de ma part au vin de Tokay.

WALDER, donnant la main à sa fille.

Eh bien ! viens-tu, Frédérich ?

FRÉDÉRICH.

Je vous suis, mon père.

CLÉMENCE, part, en sortant, regardant Frédérich.

Je suis sûre qu’il me cache quelque chose.

LOUISE, à Hubert.

Tâchez qu’on fasse la paix.

HUBERT.

Je ferai mon possible, mes amours.

Il sort par le fond ; et tous les autres, excepté Frédérich, par la gauche.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRICH, puis CLÉMENCE

 

FRÉDÉRICH.

Il va passer une revue... je pourrai l’approcher... Oui, le moment est propice... Avant une heure, j’aurai peut-être acquis une gloire immortelle...

Il se jette à genoux, et élève les yeux vers le ciel. En ce moment, entre Clémence.

Mon Dieu, un seul instant éloignez ses gardes, et conduisez mon bras ; mon âme est entre vos mains... Ma pauvre mère, Clémence consolera votre vieillesse ; elle vous parlera de votre fils, que vous ne devez plus revoir.

CLÉMENCE.

Frédérich !

FRÉDÉRICH.

Elle était là !

Il cache vivement son arme.

CLÉMENCE.

Malheureux ami !

FRÉDÉRICH, cherchant à se remettre.

Malheureux, moi... quand nous sommes unis ?

CLÉMENCE.

Je connais votre projet.

FRÉDÉRICH.

Mon projet ?

CLÉMENCE.

Frédérich, vous voulez tuer Napoléon ?

FRÉDÉRICH.

Eh bien, oui ! je l’ai juré !... Clémence, comment pourrez-vous me pardonner mon ingratitude ? Sans biens, sans naissance, vous m’avez préféré à tous, vous m’avez donné votre amour... Et moi, malheureux qui vous devais le bonheur en échange, je vais condamner votre jeunesse aux larmes et à la douleur.

CLÉMENCE.

Frédérich, vous ne connaissez pas mon âme. Vous accuser, moi ! vous blâmer, quand vous venez de vous élever encore à mes yeux ! Non, mon ami, regardez-moi, je suis calme, résignée ; j’entends la voix de Dieu qui nous appelle au plus noble des sacrifices !

FRÉDÉRICH.

Quoi ! vous me pardonnez, quand j’ai osé vous avouer la vérité ?

CLÉMENCE.

Je n’avais pas besoin de cet aveu... Cette réunion mystérieuse des Amis de la Vertu ; une mélancolie qui ne vous est pas habituelle ; votre agitation jusque dans le temple du Seigneur, tout m’avait dit votre dessein, et j’en parlais à Dieu dans mes prières.

FRÉDÉRICH.

Clémence aussi l’ordonne ; c’est donc le ciel qui le veut.

CLÉMENCE.

Mon Frédérich, je ne faisais que vous aimer... maintenant je vous admire... Mais n’espérez pas courir seul ce danger.

FRÉDÉRICH.

Que dites-vous ?

CLÉMENCE.

Croyez-vous que j’aurais tant de courage, si je n’avais résolu de mourir avec vous ?

FRÉDÉRICH.

Clémence, c’est là le seul moyen que vous avez réservé pour me détourner de mon projet ?

CLÉMENCE.

Non, mon ami... Il faut sauver notre pays, mais il faut le sauver ensemble.

FRÉDÉRICH.

Grand Dieu ! que voulez-vous donc faire ?

CLÉMENCE.

Ma présence éloignera les soupçons, et je pourrai m’approcher de Napoléon, sans éveiller ses craintes... Ah ! ne vous étonnez pas de ma résolution : qui vous dit que depuis longtemps je n’avais pas moi-même conçu la généreuse idée qui vous inspire ?... Oui, me disais-je souvent, quand ceux qui ont la force en main ne savent pas s’en servir contre l’oppression ; quand nos plus vieux défenseurs laissent lâchement avilir notre patrie, c’est aux plus jeunes de ses enfants, c’est aux femmes elles-mêmes à donner l’exemple du dévouement.

FRÉDÉRICH.

Écoutez-moi, Clémence... Si je n’avais compté sur vous, jamais je n’aurais formé le projet d’exposer ainsi ma vie... elle était devenue nécessaire à la vieillesse de ma mère, que je ne pouvais ainsi abandonner seule au monde, privée de son unique enfant... Oui, j’avais compté sur vous pour me remplacer auprès d’elle.

CLÉMENCE.

Sur moi ?

FRÉDÉRICH.

Il y aura plus de courage dans votre sacrifice dans le mien... consentez à vivre pour que ma mère.. vous êtes sa fille maintenant... Appelez-la près de vous, quand je ne serai plus, et qu’une main chérie lui ferme les yeux.

CLÉMENCE.

J’avais espéré mourir ; mais, vous le voulez, je vivrai, je chérirai, je consolerai votre mère. Après elle, mon devoir sera rempli, et mon époux n’attendra pas longtemps sa fiancée... Ainsi ne vous occupez plus de moi, ne songez qu’à votre glorieuse entreprise... Allons, mon Frédérich, l’ennemi vous attend !

FRÉDÉRICH.

Il faut donc vous quitter !

CLÉMENCE.

Il le faut !

FRÉDÉRICH, d’un air abattu.

Clémence !

CLÉMENCE, avec calme.

Mon ami.

FRÉDÉRICH.

Que vais-je faire ?

CLÉMENCE.

Sauver l’Allemagne, ou du moins la venger !

FRÉDÉRICH.

Ma mère !

CLÉMENCE.

Allez rendre son nom immortel !... Vous tremblez, Frédérich !

FRÉDÉRICH.

Me séparer de vous !

CLÉMENCE.

Nous pouvions aller au ciel ensemble... vous ne l’avez pas voulu.

FRÉDÉRICH.

Ah ! je sens que mon courage...

CLÉMENCE.

Que dites-vous, Frédérich ?

FRÉDÉRICH, la regardant.

Que je vous ai revue, Clémence, et que ce sacrifice est maintenant impossible.

CLÉMENCE.

Pensez-vous qu’on puisse aimer un homme sans courage ?

FRÉDÉRICH.

Sans courage !... Non ! non !...

Avec enthousiasme.

Je serai digne de toi !... Adieu, Clémence.

CLÉMENCE.

Adieu pour toujours !...

FRÉDÉRICH.

Pour toujours ! non... Nous nous reverrons dans le séjour éternel des Amis de la Liberté !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

CLÉMENCE et FRÉDÉRICH.

Adieu ! adieu !

Frédérich sort vivement par le fond, et Clémence par la gauche.

 

 

Quatrième Tableau

 

Une esplanade devant le château de Schœnbrunn.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, DE BUBNA, LE DUC, LE GÉNÉRAL-AIDE-DE-CAMP DE SERVICE, HUBERT, LE DOCTEUR, MARÉCHAUX, GÉNÉRAUX, OFFICIERS SUPÉRIEURS, LE MAMELUCK DE L’EMPEREUR

 

Napoléon, s’arrêtant devant Hubert qui est en serre-file à l’un des pelotons de la Garde, lui fait signe d’avancer.

HUBERT, la main au bonnet.

Présent !

NAPOLÉON.

Tu te nommes Hubert ?

HUBERT.

Oui, mon empereur. Jérôme Hubert, enfant de Paris. J’ai six frères au service, et mon père est invalide.

NAPOLÉON.

Tu étais à Toulon ?

HUBERT.

Oui, mon empereur, simple volontaire, et vous capitaine.

NAPOLÉON.

Caporal à Marengo ?

HUBERT.

Oui, mon empereur, et vous premier consul.

NAPOLÉON.

Sergent à Austerlitz ?

HUBERT.

Oui, sire, et vous empereur.

NAPOLÉON.

Veux-tu un grade de plus ?

HUBERT.

J’aime mieux la croix, si ça vous est égal.

NAPOLÉON.

La voilà !

Il lui donne la sienne, qu’il attache lui-même sur la poitrine d’Hubert.

HUBERT.

Merci, mon empereur. Bon, j’ai mon affaire.

Il se remet à son rang.

NAPOLÉON, à un officier supérieur.

Colonel, votre régiment a été oublié... Vous me proposerez quatre légionnaires par bataillon.

Du fond.

Soldats, je suis content de vous.

DE BUBNA, au duc.

Avec des mots comme celui-là, on prend des empires.

LE DUC, s’avançant au-devant de Napoléon.

Votre Majesté doit être satisfaite ?

NAPOLÉON.

Ma Garde est magnifique !

LE DUC.

En vérité, on le demande, si rien pourrait arrêter le chef d’une telle armée ?

NAPOLÉON.

Eh ! eh ! il ne faut qu’une balle. N’est-il pas vrai, comte de Bubna ?

DE BUBNA.

Oui, sire, rien qu’une ; même celle d’un maladroit.

NAPOLÉON.

Depuis quinze ans je vis dans une atmosphère de balles ; mais je ne finirai pas ainsi, ce  n’est pas ma destinée. Je n’ai d’inquiétude, sur les champs de bataille, que pour mes voisins... Voyez-vous, monsieur de Bubna, ma journée n’est pas faite.

Il indique du doigt un point de la sphère céleste.

Ce soir, à dix heures, regardez là... sur la flèche du château de Schœnbrunn... vous y verrez une brillante étoile... Cette étoile, je la vois tous les jours...

Avec feu, et comme inspiré.

L’Espagne aura son temps ; l’Italie est en marche. Et vous, messieurs les courtisans autrichiens, qui prêchez la liberté aux universités allemandes, craignez qu’un jour la liberté ne vous déborde. Les rois me détestent, mais les peuples m’aiment. Le sens commun leur dit que je suis l’homme des peuples : ils savent bien ce qu’ils auraient, si l’on me culbutait. Voyez mes soldats, comme ils me chérissent ; c’est qu’ils me connaissent jusqu’au fond de l’âme.

Se tournant vers un maréchal.

N’est-il pas vrai, maréchal, que l’empereur est un bon camarade ?

Le maréchal s’incline profondément.

Maréchal, montrez donc un peu au comte de Bubna la précision de nos manœuvres. Comte de Bubna ! la Garde de votre maître est aussi fort belle, fort instruite. Je tiens beaucoup à votre opinion sur nous.

DE BUBNA.

Sire, je vous la donnerai avec toute la franchise d’un Allemand.

NAPOLÉON, aux officiers.

Messieurs, suivez le maréchal.

Tous les officiers accompagnent le général. On entend le commandement. Les troupes s’éloignent, et les dernières lignes, en quittant la scène, laissent voir Frédérich Staps, dont les yeux sont fixés sur l’empereur.

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, LE GÉNÉRAL-AIDE-DE-CAMP, LE DOCTEUR, LE MAMELUCK, puis FRÉDÉRICH

 

LE GÉNÉRAL, s’avançant au-devant de Frédérich, qui s’approche.

Monsieur, en arrière, s’il vous plaît.

FRÉDÉRICH, avançant toujours.

Je veux parler à l’empereur.

LE GÉNÉRAL.

On ne parle pas à l’empereur. Dites-moi ce que vous voulez, je lui remettrai votre pétition.

FRÉDÉRICH, cherchant de nouveau à s’approcher.

C’est à lui seul que j’ai affaire.

LE GÉNÉRAL.

C’est impossible. Eh bien ! m’entendez-vous ?

Il le saisit au collet.

FRÉDÉRICH, se débattant, échappe des mains du général.

C’est lui que je veux !

PLUSIEURS VOIX.

Arrêtez ! arrêtez !

Le mameluck se jette sur Frédérich, et le général lui arrache le couteau des mains.

LE GÉNÉRAL.

Un poignard ! Misérable ! tu voulais assassiner l’empereur !

Attiré par ce mouvement, Napoléon, suivi du docteur, s’approche du général.

NAPOLÉON.

Qu’est-ce que cela ?

LE GÉNÉRAL, à demi-voix.

Un fou qui voulait attenter aux jours de Votre Majesté.

NAPOLÉON.

Pas de bruit.

Le mameluck fouille les vêtements de l’assassin. Napoléon se promène d’un air soucieux.

Il serait peut-être prudent de faire arrêter sa famille ?...

Il s’arrête.

Bah ! on ne conspire point en famille ; ces coups-là, pour les faire, on n’a confiance qu’en son cœur. Il est seul... Le tuer... non, non, je me rendrais odieux. Je lui pardonnerai.

Le général présente à l’empereur une lettre et un médaillon qu’on vient de trouver sur Frédérich. Napoléon ouvre la lettre et regarde la signature.

Frédérich Staps.

FRÉDÉRICH.

Mon Dieu, j’ai oublié la lettre à ma mère !... Ma pauvre mère ne recevra pas mes derniers adieux !

NAPOLÉON.

Elle les recevra : c’est moi qui me charge de lui faire parvenir cette lettre, et de la rassurer sur les conséquences de votre folie.

Napoléon regarde le médaillon avec attendrissement.

FRÉDÉRICH.

C’est le portrait de ma maîtresse, de ma fiancée... rendez-le-moi.

NAPOLÉON, lui rendant le portrait.

Vous auriez cru faire un beau coup en m’assassinant... Sachez, monsieur, que frapper un homme sans défense ne peut-être une belle action.

FRÉDÉRICH.

Je n’irais pas vous frapper dans votre France ; mais, pour chasser les ennemis de la patrie, tous les moyens sont bons.

NAPOLÉON.

Belle manière de faire la guerre, ma foi ! Si vous vouliez servir votre empereur, vous le pouviez loyalement : il fallait prendre un fusil et vous engager.

FRÉDÉRICH.

C’est vous qu’il faut tuer. Tant que vous serez là, l’Europe n’aura pas de repos. J’avais une grande admiration pour votre génie ; mais il faut vous tuer.

NAPOLÉON.

Vous êtes égaré. Dites moi qui vous a poussé à ce crime ?

FRÉDÉRICH.

Quand vous avez passé le pont d’Arcole, à travers nos canons, qui vous poussait ?

NAPOLÉON.

Un poignard vous va mal, c’est une épée qu’il vous faut... Jeune homme ! vous avez un noble cœur, mais votre imagination vous abuse. Écoutez-moi je suis touché de votre jeune âge, et veux vous rendre à votre mère, à celle que vous aimez. J’ai confiance en votre parole : promettez-moi attachement et fidélité, je vous fais grâce.

FRÉDÉRICH.

Sire, vous avez ce droit ; mais, moi, je ne puis faire grâce à Votre Majesté.

NAPOLÉON.

Comment ?

FRÉDÉRICH.

Si vous me rendez la liberté, j’en profiterai pour vous assassiner.

NAPOLÉON.

Son visage devient sombre et tourmenté par une pénible inquiétude ; il marche quelque temps d’un air rêveur, puis s’approchant d’un général, il lui prend la main, et lui dit à demi-voix, avec un accent douloureux.

Ah ! général, j’envie le sort de ce brave soldat qui m’a demandé la croix... il est cent fois plus heureux que moi. Il ne craint pas les poignards, sa mort sera belle ; et moi, il faut que je fasse tuer un enfant que j’admire, qui mérite une couronne.

S’approchant de Frédérich avec vivacité.

Frédérich Staps, pourquoi voulez-vous me tuer ?... vous êtes un fou ! vos professeurs vous ont bouleversé l’esprit, avec leur pathos métaphysique. Je purgerai l’Allemagne des illuminés... Comment ? vous ne voyez pas il que, sous mon gouvernement, y a moins d’injustices que partout ailleurs, moins d’injustices que jamais ? Mes lois vous donneraient plus de liberté que vous n’en avez.

FRÉDÉRICH.

Nous ne voulons pas de protection étrangère. Laissez-nous faire notre liberté nous-mêmes. Sire, je vois bien que vous voudriez me sauver la vie ; mais la seule manière dont je puisse répondre à votre générosité, c’est de vous avertir que rien ne me touchera. Vous avez violé le sol de ma patrie : encore une fois, quelque chose que vous fassiez, je ne vous dois qu’un coup de poignard.

NAPOLÉON, avec majesté.

Eh bien ! moi aussi, j’ai des devoirs. La vie de l’empereur n’est pas à lui ; il ne lui est pas permis de la jouer contre celle d’un fanatique.

Se tournant vers le général.

Général ! vous donnerez dix minutes à cet homme pour se préparer à la mort ; et qu’aussitôt il soit fusillé...

Il s’éloigne. En ce moment arrive, à quelque distance, un peloton de grenadiers, commandé par Hubert.

 

 

Scène III

 

FRÉDÉRICH, LE GÉNÉRAL-AIDE-DE-CAMP de service, HUBERT, un peloton de GRENADIERS

 

LE GÉNÉRAL, à Hubert.

Sergent, ce jeune homme a dix minutes pour se préparer à la mort : ce délai expiré, je vous charge de le faire fusiller... à trois heures, vous entendez ?...

HUBERT.

Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL.

C’est l’ordre de l’empereur ; et vous répondez de tout sur votre tête.

HUBERT.

Oui, mon général.

Le général sort.

 

 

Scène IV

 

FRÉDÉRICH, HUBERT, GRENADIERS

 

HUBERT.

Diable ! voilà un jeune particulier qui s’est fait une mauvaise affaire.

En ce moment, Frédérich se retourne, et il le reconnaît.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, mille z’yeux, c’est monsieur Frédérich, le gendre du bon homme Walder ?

FRÉDÉRICH.

Oui, monsieur, c’est Frédérich Staps, qui est maintenant en votre pouvoir.

HUBERT.

C’est drôle ! ça me fait de l’effet, moi, une vieille moustache ! Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais j’aimerais mieux avoir à fusiller le pape ou l’empereur de la Chine, que de faire envoyer des balles à une connaissance.

FRÉDÉRICH.

Si vous me portez quelque intérêt, j’implore de vous une grâce... Permettez que je puisse voir encore celle que je vais quitter pour jamais.

HUBERT.

Impossible. J’ai ma consigne.

FRÉDÉRICH.

Oui, vous dites vrai ; l’empereur ferait retomber sur vous toute sa colère.

HUBERT.

Oh ! ce n’est pas ça... Qu’est-ce que ça me fait ?... Il me ferait fusiller aussi... Eh bien, je ne le crains pas plus qu’un boulet de canon... Mais, voyez-vous, le devoir... et puis, regardez ça. Il ne m’a pas fait attendre la croix... il y a dessus : Honneur et patrie, ça veut tout dire...

FRÉDÉRICH.

Vous avez raison, Hubert, chacun pour sa cause... Napoléon, parmi vous, est un culte, une religion... Défendez le bien, c’est un grand homme !... Il est beau de mourir pour lui ; mais il est plus beau de mourir pour son pays !

HUBERT, à part.

Je ne sais comment lui dire ce que j’ai sur la conscience.

FRÉDÉRICH.

Je suis résigné... je mourrai sans la voir.

HUBERT, à lui-même.

Brave jeune homme, va !... il me brise le cœur !...

Haut.

Monsieur Frédérich !

FRÉDÉRICH.

Mon brave ?

HUBERT.

Hier... j’étais un peu dans les vignes du Seigneur, et voyez-vous... quand je suis comme ça, j’ai la parole un peu incohérente... Vous et vos amis, je vous ai traités d’une manière... j’ai dit des choses que je ne devais pas dire ; et enfin...

Avec effort.

enfin, j’en suis fâché.

FRÉDÉRICH.

Sergent, votre main...

Ils se donnent la main.

Si près de la mort, on n’a pas de colère, et déjà j’avais tout oublié.

HUBERT, à lui-même.

Ah ! il me semble que j’ai quelque chose de moins, là, sur le cœur...

Trois heures sonnent.

Déjà !...

Haut, et avec émotion.

Vous avez entendu, monsieur Frédérich ?

FRÉDÉRICH.

Oui, sans peur : je suis prêt à vous suivre... vous verrez si je sais mourir.

Hubert fait exécuter un mouvement à son peloton ; Frédérich se place au milieu.

HUBERT.

Quel dommage ! ce gaillard-là aurait fait par la suite un si brave grenadier !...

D’un ton plus ferme.

Grenadiers, par flanc droit, droite ! trois premières files quatre pas en avant... marche !... Allons, monsieur Frédérich...

Aux soldats.

Pas accéléré, en avant, marche !

Les grenadiers, ayant Frédérich au milieu de leur peloton, traversent le théâtre, et vont pour sortir.

FRÉDÉRICH, arrivé au milieu du théâtre.

Vive la liberté !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, CLÉMENCE

 

CLÉMENCE, accourant.

Frédérich ! Frédérich !

FRÉDÉRICH.

C’est elle !...

Il se jette dans ses bras.

Clémence, le sort a trahi ton Frédérich.

HUBERT.

Belle dame, apporteriez-vous sa grâce ? vous m’ôteriez là une fameuse épine du pied.

CLÉMENCE.

Hélas ! non ; mais l’empereur revient, et il faut absolument que je lui parle un instant, un seul instant.

HUBERT.

Mille tonnerres ! j’ai l’âme tout à l’envers ; mais, pour le service, je n’écoute rien... Allons, monsieur Frédérich, partons.

CLÉMENCE, au fond.

Le voilà ! le voilà ! vous ne pouvez vous éloigner.

HUBERT.

L’empereur !... Ma foi, il en arrivera ce qui pourra...

Il fait faire halte à ses grenadiers, qui se remettent en rang.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, LE DUC, MONSIEUR DE BUBNA, LE GÉNÉRAL, TOUT L’ÉTAT-MAJOR

 

NAPOLÉON.

Quoi ! ce jeune homme encore ici ?...

CLÉMENCE.

Sire, ce n’est plus à l’humanité, c’est à la justice de Votre Majesté que je m’adresse.

NAPOLÉON.

Que voulez-vous ?

CLÉMENCE.

Votre existence a été menacée, et il faut une victime, je le sais... mais Frédérich n’est pas coupable, c’est moi... c’est moi seule qui ai porté le trouble dans son âme, exalté, égaré son esprit... c’est moi seule qui ai mérité la mort.

Elle se jette à ses genoux.

NAPOLÉON, la relevant.

Retirez-vous, madame... Non, restez...

S’adressant au ministre-secrétaire d’état.

Eh bien, mon cher duc, que pense maintenant monsieur de Bubna ?

DE BUBNA.

Sire, je dois avouer que je ne m’attendais pas, après tant de combats, à trouver votre jeune armée aussi nombreuse... et, malgré la bravoure reconnue de nos soldats, je gémis d’avance sur les chances probables d’une guerre d’extermination.

NAPOLÉON.

Prenez donc la paix. Je la veux aussi.

DE BUBNA.

Les conditions imposées par Votre Majesté sont dures et humiliantes ; mais la paix la plus désavantageuse vaut mieux que la victoire la plus brillante... Arrêtons donc l’effusion du sang, et les peuples nous béniront.

NAPOLÉON.

Ainsi vous acceptez notre ultimatum ?

DE BUBNA.

Demain je signerai les préliminaires avec monsieur le duc, et, si Votre Majesté le désire, avant quinze jours les ratifications seront échangées.

NAPOLÉON, à ses soldats.

Soldats ! la paix est faite ! et la France n’oubliera pas que c’est vous qui l’avez conquise !

TOUS.

Vive l’empereur !

NAPOLÉON.

Monsieur le duc, entendez-vous avec monsieur de Bubna, et qu’il reçoive des témoignages de notre gratitude...

Montrant Frédérich.

Quant à ce jeune homme, il ne m’appartient plus. Monsieur le comte de Bubna, livrez-le vous-même à la justice de votre maître... Seulement dites à l’empereur d’Autriche que Napoléon demande la grâce du jeune Frédérich... À cheval, messieurs !

L’empereur met le pied à l’étrier. Les tambours battent aux champs. Les troupes commencent à défiler.

TOUS.

Vive l’empereur !

Sur ce tableau, qui rappelle celui de Napoléon à Ratisbonne, le rideau baisse.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

SAINTE-HÉLÈNE

 

 

Premier Tableau

 

Un site de l’île Sainte-Hélène, dans la vallée du Géranium. À droite, une maisonnette avec un jardin, derrière une balustrade. À gauche, une fontaine ombragée de saules pleureurs. Un banc rustique, au pied d’un des arbres. Dans le fond, une colline, avec un sentier qui conduit sur la scène.

 

 

Scène première

 

BALCOMBE, CLAUDY, UN PAYSAN

 

BALCOMBE.

Par ici, par ici, mes enfants...

Entrent Claudy et le paysan, portant quelques pots de fleurs.

Posez tout cela ici, et que Williams range avec soin ces fleurs et ces arbustes dans le jardin.

Pendant ce qui suit, Williams ouvre la porte de la balustrade, et emporte les pots de fleurs.

CLAUDY.

Vous croyez donc, mon père, que cette petite surprise sera agréable à l’empereur ?

BALCOMBE.

Quand il a visité hier mon jardin, il a paru remarquer ces plantes, et j’espère qu’il aura quelque plaisir à les retrouver là.

CLAUDY.

Nous le verrons sans doute aujourd’hui ; car il affectionne cette partie de l’île qu’il choisit toujours pour le but de ses promenades.

BALCOMBE.

La maison de Long-Wood, qu’ils le forcent d’habiter, est si triste, si malsaine, qu’il ne peut s’y tenir... Tiens, ma Claudy, je suis bon Anglais, mais je gémis, chaque jour, sur la cruauté de nos ministres... Retenir prisonnier le proscrit qui était venu se jeter dans leurs bras, et torturer inhumainement, sur le pic de Sainte-Hélène, celui qui avait occupé le premier trône du monde !... C’est une injustice, une honte éternelle !

CLAUDY.

Au moins on ne peut pas accuser le peuple anglais de partager de tels sentiments : les soldats même qui composent la garnison de l’île, ne laissent échapper aucune occasion de rendre honneur à l’illustre prisonnier... Quant à moi, je suis toute fière de l’emploi qu’on me confie... Cette fontaine, c’est moi qui en ai la garde, et c’est de ma main seule que l’empereur reçoit cette eau pure qui semble calmer, quelquefois, le feu qui le dévore.

BALCOMBE.

Que de patience, de résignation dans cet homme que, chez nous, on disait dur et intraitable !... Dociles aux conseils du bon docteur Ô’ Méara, ses mains, qui ont donné des trônes, descendent maintenant aux plus humbles travaux, et l’ancien maître du continent est maintenant le jardinier de Sainte-Hélène !

LE PAYSAN, à la porte du jardin.

Notre maître, tout est bien à sa place...

BALCOMBE.

C’est bon.

CLAUDY, au fond.

Mon père, mon père, voilà l’empereur... je l’aperçois là-bas qui descend de cheval.

BALCOMBE.

Eh bien, retirons-nous... Il aime la solitude, et rien ne peut nous donner le droit de la troubler... Venez, mes enfants.

Ils entrent tous trois dans le jardin.

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, SUITE

 

NAPOLÉON.

Arrêtons-nous ici, mon cher maréchal... La promenade m’a fait du bien... J’ai besoin d’un exercice violent et souvent renouvelé, dans cette île sous les tropiques, où l’homme le mieux constitué ne passe pas quarante ans.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Ici, du moins, vous échappez au nouveau gouverneur qu’ils nous ont donné... l’odieux Hudson Lowe...

NAPOLÉON.

Cet homme est hideux... Quelle figure patibulaire !... Ces mots sont écrits sur son front : Geôlier de l’Angleterre !... Dites-moi, dans notre promenade, n’avez-vous pas remarqué que nous étions suivis par un uniforme rouge ?

LE GRAND- MARÉCHAL.

Non, sire.

NAPOLÉON.

Je me serai trompé alors... Je n’ai plus mon coup d’œil d’aigle... Avez-vous des lettres, des journaux ?...

LE GRAND-MARÉCHAL.

Il en est arrivé ; mais ils les ont retenus.

NAPOLÉON.

Quelle basse tyrannie ! Que doit-on dire en Europe d’eux et de nous ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

On dit, sire, que le spectacle le plus sublime est celui d’un grand homme aux prises avec l’adversité !

NAPOLÉON.

Vous me flattez, maréchal ; mais ici vous en avez le droit, vous ne m’avez jamais flatté aux Tuileries.

À lui-même.

Retenir mes lettres, me priver des nouvelles que le dernier habitant de l’île a le droit de recevoir de sa famille !

LE GRAND-MARÉCHAL.

Mais, sire, pourquoi Votre Majesté ne fait-elle pas des plaintes aux ministres de la Grande-Bretagne ?

NAPOLÉON.

Messieurs, j’ai protesté... mais me plaindre, c’est indigne de mon rang, de mon caractère... Je ne me plains pas, j’ordonne, ou je me tais... Maréchal, j’ai besoin de solitude... laissez-moi tous, mes amis... Seulement donnez-moi ces livres que vous tenez là... Je tâcherai d’oublier un moment que je suis à Sainte-Hélène.

Il fait un signe de la main ; tout le monde s’éloigne avec respect.

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, seul

 

Je souffre !... Ce climat est mortel, et ma santé s’altère tous les jours... Au moins, qu’ils n’en sachent rien, ils souffriraient plus que moi... Si du moins ils m’avaient donné cette partie de l’île pour ma prison, j’y pourrais respirer, agir ; car je ne me sens pas de faiblesse, c’est la force, c’est la vie qui me tuent... Ah !...

Il s’assied et prend un des livres qu’il ouvre.

Corneille !... quel homme ! c’est le plus beau génie du théâtre ; s’il eût vécu de mon temps, je l’aurais fait prince !...

Prenant l’autre volume.

Racine... Il me rappelle Talma... qu’il était beau !... Si je n’avais craint de sots préjugés, je l’aurais décoré...

Ouvrant le livre.

Andromaque !... c’est la pièce des pères malheureux !

Il lit.

« Je passais près des lieux où l’on garde mon fils,
« Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
« Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie ;
« J’allais, seigneur, pleurer un moment avec lui,
« Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui !! »

Il laisse tomber le livre et se lève.

Et moi jamais je ne le presserai dans mes bras !... Peut-être lui a-t-on caché que je suis son père !... Je ne sais ce que j’éprouve, mon cœur se brise !

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL

 

LE GRAND-MARÉCHAL, à la cantonade.

Messieurs, retenez cet homme.

Il entre.

NAPOLÉON.

Quelqu’un... Maréchal, j’avais cru qu’on me laisserait seul ; vous avez vu mon émotion, et je ne le veux pas...

D’un ton plus doux.

Mais je vois que j’ai été dur, je vous ai affligé... oubliez-le, je vous en prie... Quand vous m’avez interrompu, j’étais avec mon fils... Voyons, que me vouliez-vous, mon ami ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Sire, un inconnu, portant l’habit de matelot, demande instamment à vous parler.

NAPOLÉON.

D’où vient cet homme ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Je l’ignore... Il est sorti brusquement des rochers, est accouru vers nous, et nous a tous appelés par notre nom.

NAPOLÉON.

C’est peut-être encore un des espions de cet Hudson Lowe.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Nous l’avons pensé : aussi n’ai-je pas permis qu’il approchât de Votre Majesté... mais il a fortement insisté, et j’ai cru devoir prendre vos ordres.

NAPOLÉON.

Quelle qualité se donne-t-il ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Il prétend, dans sa franchise assez familière, qu’il est, pour Votre Majesté, une vieille connaissance.

NAPOLÉON.

Dites qu’on l’amène.

Le grand-maréchal fait un signe, et l’on voit paraître Hubert, accompagné par des officiers de la maison de l’empereur.

 

 

Scène V

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, HUBERT, en habit de matelot, SUITE de l’empereur

 

NAPOLÉON, à Hubert.

Approche.

HUBERT.

Présent !

LE GRAND-MARÉCHAL.

Sire, nous craignons de vous laisser seul avec cet inconnu...

NAPOLÉON.

Pourquoi ?... J’ai échappé à la machine infernale, à vingt conspirations, quand je valais la peine qu’on me frappât d’un poignard... ce n’est pas ici que je commencerai à connaître la peur.

HUBERT, à part.

C’est toujours lui !

Le grand-maréchal et sa suite s’éloignent, et restent tous au fond du théâtre.

NAPOLÉON, à Hubert, comme cherchant à se rappeler ses traits.

Qui es-tu ?

HUBERT.

Un vieux soldat.

NAPOLÉON.

Pourquoi donc cet habit de matelot ?

HUBERT.

Il a fallu le prendre pour arriver jusqu’ici.

NAPOLÉON.

Que me veux-tu ?... Je ne puis plus rien pour mes braves.

HUBERT.

Avant de mourir, j’ai voulu revoir mon général.

NAPOLÉON.

Merci... Ton nom ?

HUBERT.

Jérôme Hubert.

NAPOLÉON.

Hubert !... Attends donc... Enfant de Paris ?...

HUBERT.

Oui, mon empereur.

NAPOLÉON.

De ma Garde ?

HUBERT.

Sergent aux grenadiers à pied de la Vieille...

NAPOLÉON.

Regarde-moi bien en face.

HUBERT.

Fixe et immobile.

NAPOLÉON.

Tu t’es bien battu à Wagram !

HUBERT, à lui-même.

Il me reconnaît.

NAPOLÉON.

À Schœnbrunn je t’ai donné la croix ?

HUBERT, ouvrant sa veste de matelot.

La voilà !

NAPOLÉON.

Depuis je t’ai revu, pour la dernière fois, à Waterloo...

HUBERT.

S’ils ne m’y ont pas tué, ce n’est pas ma faute... Enfin, sous les autres, je croyais mon temps fini, quand j’apprends la manière indigne avec laquelle l’Anglais vous traitait... Alors, je n’ai plus qu’une idée, qu’un plan celui de me faire tuer, ou d’arriver jusqu’à vous, et de vous apporter des nouvelles de votre fils.

NAPOLÉON.

Tu l’as vu ?

HUBERT.

Bien plus, je l’ai touché.

NAPOLÉON.

Tu l’as vu ! tu t’es trouvé près de lui !... Ta main, mon brave... ou plutôt, dans mes bras !...

Il l’embrasse.

HUBERT, à part.

Le diable m’emporte si je ne pleure pas !

NAPOLÉON.

Mais comment as-tu fait pour parvenir jusqu’à lui ?

HUBERT.

Comme je connaissais Vienne, vu que j’y étais entré deux fois avec mon empereur, j’ai pris ma feuille de route sous mon bonnet ; et, après des marches et des contremarches, j’ai fait ma troisième entrée dans la capitale de l’Autriche... Le jeune prince y était, et, en m’insinuant dans la foule, j’ai pu l’approcher, toucher ses habits... Je crois même qu’il m’a regardé.

NAPOLÉON.

Que tu es heureux !... Mais j’ose à peine t’interroger... que faisait-on de lui ?

HUBERT.

À mon départ, il venait d’obtenir son premier grade ; on l’avait nommé caporal.

NAPOLÉON.

Caporal !

HUBERT.

Oui, mon empereur ; et, malgré moi, j’ai pensé au petit caporal de l’armée d’Italie.

NAPOLÉON.

Hubert, tu resteras toujours près de moi... du moins, si tu le veux.

HUBERT.

Si je le veux !... Croyez-vous, mon empereur, que j’aie fait deux mille lieues pour rien ?

NAPOLÉON.

Hubert, je te dois le seul moment de bonheur que j’aie éprouvé depuis longtemps...

Bas à Hubert.

Nous reparlerons de tout cela ensemble...

Haut.

Maréchal, ce brave homme prendra vos ordres, je l’attache à ma personne.

À sa suite.

Messieurs, nous allons continuer notre promenade : je veux vous conduire au jardin de Corbett : il y a là deux ou trois arbres qui me rappellent mes beaux chênes de Brienne... En 1814, je venais, pendant la campagne de France, de me reposer sous un de ces chênes, quand je fus enveloppé tout-à-coup par une nuée de Cosaques... Vous y étiez tous, messieurs, et toi aussi, Hubert...

HUBERT, à part.

Il s’en souvient.

NAPOLÉON.

Ils n’obligèrent, ma foi, de mettre l’épée à la main. Nous ne fûmes pas longtemps à en avoir raison ; mais quelle fut mon émotion, lorsque, regardant autour de moi, je reconnus que ce chêne, sous lequel je venais de courir un si grand danger, était celui-même à l’ombre duquel, dans mon enfance, je venais lire la Jérusalem délivrée... Les arbres de Corbett lui ressemblent beaucoup... vous verrez...

Il va pour s’éloigner, par la droite, avec sa suite.

UNE SENTINELLE, paraissant tout-à-coup.

Halte-là !

LE GRAND-MARÉCHAL.

Malheureux ! qu’osez-vous faire ?

LA SENTINELLE.

Si l’on dépasse cet endroit, toutes les sentinelles ont ordre de faire feu.

HUBERT, à part.

Ô mon fusil, où es-tu ?

NAPOLÉON.

Silence, messieurs, respectons la consigne d’un soldat... Voyez, je suis calme, et c’est moi qu’on outrage...

À lui-même.

Je ne m’étais pas trompé, on me suit, on m’espionne.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Sire, j’aperçois là-bas le gouverneur sir Hudson Lowe ; il vient de ce côté : permettez-moi de lui exprimer toute l’indignation que m’inspire une aussi lâche injure ?

NAPOLÉON.

Maréchal, parlez à cet homme, mais n’oubliez pas que c’est en mon nom... Quant à moi, mon parti est pris ; s’il persiste dans cet odieux système d’espionnage, je m’enferme dans Long-Wood, et je me condamne, dès ce jour, à une entière réclusion.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Mais, sire, c’est vous dévouer à une mort lente et inévitable...

NAPOLÉON.

Je le sais... Me renfermer dans l’espace de quelques toises, moi qui parcourais à cheval toute l’Europe !... Mais je ne veux pas m’exposer à rencontrer ce gouverneur, ou ses officiers...

Indiquant du doigt le côté où il est censé apercevoir Hudson Lowe.

Voyez, messieurs, cette figure de chat-tigre... c’est un mélange de bassesse et de férocité... mais la bassesse domine... Cet homme est capable de tout... On m’a envoyé mieux qu’un geôlier...

Il fait un signe de la main et sort vivement. Sa suite l’accompagne.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Mon ami, retirez-vous un instant ; vous ne savez pas quelle inquisition ils exercent jusque sur nos serviteurs. Il y va pour vous, s’ils vous aperçoivent, de la liberté, de la vie peut-être...

HUBERT, entrant dans le jardin.

Si je n’avais pas mon idée, demain ce gouverneur-là ne ferait plus de mal à personne.

 

 

Scène VI

 

LE GRAND-MARÉCHAL, HUDSON LOWE

 

HUDSON LOWE, entrant, à la cantonade.

Officiers et soldats, que l’on se tienne bien sur ses gardes... Si l’un de vous se permet de bouger, j’en écrirai à mon gouvernement...

Regardant autour de lui.

Il m’avait semblé que le prisonnier était ici ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Il y était effectivement, monsieur ; mais vos affreux procédés l’en ont chassé.

HUDSON LOWE, à lui-même.

Toujours m’éviter... Je lui ferai payer cher son mépris.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Me direz-vous, monsieur, pourquoi cette nouvelle tyrannie, cette surveillance honteuse qui nous interdit jusqu’à la promenade, sous peine de mort ?... Je vous le demande de la part de l’empereur.

HUDSON LOWE.

Il n’y a pas d’empereur à Sainte-Hélène, il n’y a qu’un gouverneur, et c’est moi... Je vous charge, à mon tour, de vouloir bien le dire au général Bonaparte.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Le général Bonaparte... Qui vous donne le droit d’enlever à mon maître le titre d’empereur ?... Certes, celui de général ne peut que l’honorer... Il le portait à Arcole, aux Pyramides ; mais, depuis dix-sept ans, il a réuni sur sa tête tout ce qui, de la part des hommes et du ciel, confère un caractère auguste... Vouloir le nier, serait vouloir nier la lumière du soleil.

HUDSON LOWE.

Comme Anglais, ce n’est pas mon opinion. D’ailleurs je ne fais qu’exécuter à la lettre les instructions de nos illustres ministres.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Vos illustres ministres ! vous me faites pitié... Dans peu d’années, ces lords que vous me vantez, et vous aussi qui me parlez, vous serez ensevelis dans la poussière de l’oubli ; ou, si l’on connaît vos noms, ce sera par les indignités que vous aurez exercées contre un grand homme, tandis que l’empereur Napoléon demeurera l’ornement de l’histoire et l’étoile des peuples civilisés !

HUDSON LOWE.

Comme Anglais, je pense absolument le contraire.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Il est impossible que des ministres, des hommes, aient conçu l’affreux projet de transformer l’air en instrument de meurtre ; et c’est pourtant ce qui doit arriver, si vous forcez Napoléon à s’enfermer dans ce cloaque de Long-Wood.

HUDSON LOWE.

Je ne l’y force pas, c’est lui qui le veut.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Monsieur, vous pouvez encore, aux yeux du monde, honorer la triste mission qui vous est confiée... Supprimez cet odieux espionnage ; que l’empereur, dans ses promenades, ait au moins le bienfait de la solitude. Un tempérament robuste et éprouvé, l’énergie d’un grand caractère, pourront peut-être triompher de la funeste influence du climat, et vous aurez bien mérité de l’humanité.

HUDSON LOWE.

J’en écrirai à mon gouvernement.

LE GRAND-MAréchal.

Mais, pendant ce temps, la maladie peut faire des progrès irréparables. L’air de Long-Wood est mortel ; on y est exposé à toutes les injures du temps, à l’ardeur brûlante du soleil... jamais d’ombrage, pas un seul arbre.

HUDSON LOWE.

Des arbres... on en plantera.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Quel mot affreux ! il vous peint d’un seul trait... Sir Lowe, vous n’êtes point un Anglais, vous êtes un sbire sicilien.

HUDSON LOWE.

Ah ! l’on pousse l’audace jusqu’à m’insulter !

LE GRAND-MARÉCHAL.

C’est qu’il est des bornes au-delà desquelles il n’y a plus de patience humaine... Monsieur, si l’empereur était votre égal, il vous aurait demandé, les armes à la main, une satisfaction éclatante de tant de barbarie.

HUDSON LOWE.

Monsieur, je suis militaire.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Eh bien donc ! moi général comme vous, peut-être votre supérieur, j’exige la réparation de vos infâmes procédés à notre égard !

HUDSON LOWE.

Qu’entends-je ? on ose me provoquer à présent !...

LE GRAND-MARÉCHAL.

Demandez votre rappel, délivrez l’empereur de votre présence, ou battez-vous avec moi.

HUDSON LOWE, à part.

Me battre !

LE GRAND-MARÉCHAL.

Vous ne répondez pas ?

HUDSON LOWE.

J’en écrirai à mon gouvernement.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LE GRAND-MARÉCHAL, puis HUBERT

 

LE GRAND- MARÉCHAL.

Le lâche ! il est indigne de porter l’habit de soldat... Ô Napoléon ! c’est donc pour être livré à de pareils monstres, que le sort t’a refusé un boulet à Waterloo... Et nul moyen de le soustraire à ses bourreaux !

HUBERT, à la porte du jardin.

Je crois que l’Anglais est parti.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Ah ! c’est vous, mon brave ?... Vous voulez donc partager nos infortunes ?

HUBERT.

Mon empereur me l’a permis.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Hélas ! je crains bien que cela soit impossible ; nous sommes comptés, nous sommes tous connus par ce gouverneur... Le moins qui pût vous arriver, ce serait d’être chassé impitoyablement.

HUBERT.

Quand je devrais vivre au milieu des rochers, ou bivaquer la nuit, en plein air, il faut absolument que je reste dans l’île.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Pourquoi cela ?

HUBERT.

C’est que, voyez-vous, mon maréchal, Jérôme Hubert n’est pas venu à Sainte-Hélène comme un conscrit ; et il espère bien que ce sera sa plus belle campagne.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Expliquez-vous.

HUBERT.

Je n’irai pas par quatre chemins, et je m’en vas vous conter tout bonnement ce que je n’ai pas osé dire à l’empereur... Vous savez qu’il est resté, en France, pas mal d’anciens soldats, des vieux grognards ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Eh bien ?

HUBERT.

Eh bien ! une centaine de ces anciens-là s’est réunie à la sourdine... On a trouvé de l’argent, on a équipé un petit brick, sous le commandement du brave capitaine Arnoult... des marins de la Garde... Si bien que, depuis quelques semaines, on croise devant Sainte-Hélène.

LE GRAND-MARÉCHAL, vivement.

Et dans quelle intention, mon ami ?

HUBERT.

Dans l’intention pure et simple de délivrer l’empereur, ou de recevoir pour lui notre dernier coup de fusil.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Serait-il possible... tant de dévouement !

HUBERT.

Nous nous sommes dit : Ils font mourir, là-bas, l’empereur à petit feu. Il est malade, et à son mal, il n’y a qu’un seul remède, le grand air ; en conséquence, il faut nous arranger pour lui faire prendre le large.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Mais donc pensez que l’île est gardée, sans cesse observée par une flottille nombreuse ?

HUBERT.

Nous savions tout ça, mon maréchal ; mais ma foi, au petit bonheur... Le capitaine et moi, par un temps de brouillard, nous nous sommes jetés à terre... Lui est resté caché dans les rochers, moi je suis parvenu jusqu’à vous, et je crois que maintenant il ne s’agit plus que de s’entendre.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Brave Hubert ! j’admire votre courage, votre audace ; mais ce projet que vous avez conçu si hardiment, n’espérez pas que l’empereur y donne facilement son consentement.

HUBERT.

Préparons tout d’abord, et ensuite nous l’enlèverons, même malgré lui... Tenez, moi, par exemple, je me charge, s’il le faut, de l’emporter sur mes épaules ; et quand nous l’aurons sauvé, je lui demanderai bien pardon de la liberté.

LE GRAND-MARÉCHAL, après avoir réfléchi.

Hubert, écoutez-moi... Votre projet est noble, digne de gens de cœur, et tous les fidèles compagnons de l’empereur l’adopteront avec joie... Mais pas d’imprudence, laissez-moi faire.

HUBERT.

Oui, mon maréchal.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Mais avant tout, il faudrait voir ce capitaine Arnoult, lui parler.

HUBERT.

Je sais où il est caché... je puis aisément vous conduire auprès de lui.

LE GRAND- MARÉCHAL.

Pas maintenant : vous avez vu comme nous sommes observés par les sentinelles... le plus grand mystère... Ce costume de matelot me fait entrevoir un moyen de vous faire admettre chez l’empereur sans éveiller les soupçons ; et nous concerterons ensemble le moment de mon entrevue avec le capitaine.

HUBERT.

J’entends du bruit...

Regardant en dehors.

C’est une patrouille anglaise.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Suivez-moi... Si l’on vous voyait, tout serait perdu.

HUBERT, en sortant.

Voilà ma campagne commencée.

Ils s’éloignent tous deux par la gauche. Au même instant, une patrouille anglaise descend de la colline, et traverse la scène.

 

 

Deuxième Tableau

 

Salon de travail de l’Empereur.

 

 

Scène première

 

CLAUDY, puis LE GRAND-MARÉCHAL

 

CLAUDY apporte une corbeille qu’elle pose sur une table, et va pour sortir. S’arrêtant.

Je voudrais bien, avant de retourner chez mon père, avoir des nouvelles de la santé de l’empereur... Ah ! voici monsieur le maréchal... si j’osais...

LE GRAND-MARÉCHAL.

Vous ici, mon enfant ?

CLAUDY.

Oui, monsieur le maréchal. Selon vos ordres, je viens d’apporter cette corbeille de fleurs, et monsieur le chambellan m’a dit de la déposer là.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Merci, bonne Claudy... Votre père et vous, vous vous honorez par les soins que vous prodiguez à une grande infortune... Soyez sûrs que, si jamais vous retournez en Angleterre, vos compatriotes seront les premiers à louer votre belle conduite... Non, le peuple anglais ne peut être le complice du crime de ses ministres.

CLAUDY.

Notre plus douce récompense serait d’apprendre que l’empereur commence à moins souffrir... Se porte-t-il mieux, monsieur le maréchal ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Hélas ! mon enfant, depuis plus d’un an qu’ils l’ont forcé de se renfermer dans cette maison, il essaie en vain de nous cacher ses souffrances : elles nous font quelquefois trembler pour ses jours.

CLAUDY.

Ah ! mon Dieu ! mon père va être bien affligé, quand je lui apprendrai ces tristes détails.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Le destin se lasse à la fin... Dites-lui d’espérer.

CLAUDY.

Oui, monsieur le maréchal, je le lui dirai...

À part.

Pauvre proscrit ! je vais prier pour lui.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LE GRAND-MARÉCHAL, seul

 

Déjà deux heures, et Hubert ne revient pas !... Quand il sort, je suis toujours dans l’inquiétude. Oui, quoique une année entière se soit écoulée, depuis que j’ai réussi à le faire passer pour ce matelot du Northumberland, mort à notre service, je tremble à la seule idée de le voir reconnu. Si près du but de nos efforts, il ne faudrait qu’un mot, qu’une imprudence pour nous perdre !... Ce brave capitaine Arnoult qui, lors de sa première tentative, fut obligé de fuir devant les frégates anglaises, est enfin parvenu à reparaître devant l’île... Hubert a trouvé hier, sous la pierre de la fontaine d’Husgate, le signe de reconnaissance qui devait nous avertir du retour du capitaine ; tout est préparé pour nous... Mais, ce matin, auront-ils pu se voir, s’entendre ?... Ah ! j’ai assisté à vingt batailles, et jamais je n’ai été aussi ému...

Voyant entrer Hubert.

Hubert !

 

 

Scène III

 

LE GRAND-MARÉCHAL, HUBERT

 

LE GRAND-MARÉCHAL.

Eh bien, mon ami ?

HUBERT.

J’ai vu le capitaine.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Comment a-t-il donc fait pour parvenir à débarquer ?

HUBERT.

Ah ! dame, c’est une histoire... Après avoir tenté plus de vingt fois de s’approcher de la côte, hier, protégé par un brouillard épais, il a fait filer son brick entre les frégates de la station, que le gros temps force de se tenir au large ; il s’est jeté dans un canot, avec une douzaine de gaillards qui ne craignent ni le feu, ni l’eau ; et dans ce moment-ci, ils nous attendent dans une petite anse, à l’abri, sous les rochers... Voilà, mon maréchal.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Et vous avez fait part au capitaine des mesures que nous avions prises ?

HUBERT.

Je lui ai dit qu’à la nouvelle de son arrivée, vous étiez parvenu, au prix de tout l’argent que vous possédiez, á gagner une partie des postes qui pouvaient vous barrer le chemin.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Je ne crains plus, maintenant, que les deux factionnaires les plus rapprochés de la maison.

HUBERT.

Quant à ces deux-là, mon maréchal, soyez tranquille... si nous ne pouvons pas les éviter, par les chemins creux, je m’en charge et sans bruit.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Le moment est donc arrivé !

HUBERT.

Avez-vous prévenu l’empereur ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Pas encore... Mais ce jour m’offre l’occasion de lui dévoiler notre projet, et d’obtenir, je l’espère, son consentement... Toute la maison est dans la confidence, et brûle de mettre notre entreprise à exécution. L’empereur !... Prévenez tout le monde.

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL

 

NAPOLÉON entre comme absorbé dans ses pensées, et sans voir personne.

Je ne devais pas mourir sur le trône ! l’adversité manquait à ma carrière... Ils me tueront ici... Qu’importe ! ma mémoire restera, et la France, libre un jour, pourra me pleurer.

 

 

Scène V

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, HUBERT, CLAUDY, OFFICIERS et GENS de la maison

 

Tout le monde est entré, conduit par Hubert, en silence, et sans être aperçu de l’empereur.

NAPOLÉON, revenant à lui et les apercevant.

Ah ! vous voilà tous, mes amis !... Pourquoi donc ces fleurs ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

C’est aujourd’hui le 15 août.

NAPOLÉON.

Vous avez pensé à ma fête... Ma fête ! qu’elle était belle à Paris, à Rome, à Berlin !... mais qu’elle est plus touchante ici !... Un portrait !...

Écartant le voile qui le couvre.

Celui de mon fils !... Vous avez deviné mon plus cher désir !

HUBERT, bas au maréchal.

Parlez-lui donc, mon maréchal.

LE GRAND-MARÉCHAL, lui faisant signe de se taire.

Sire, les serviteurs fidèles de Votre Majesté espèrent vous laisser un souvenir mémorable de cette journée, en vous faisant une offre plus digne encore d’eux et de vous.

NAPOLÉON.

Quoi donc ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

La liberté !

NAPOLÉON.

La liberté ! Je pourrais quitter cette prison de Sainte-Hélène !... Non... l’on vous abuse ; ils me craignent trop...

LE GRAND-MARÉCHAL.

Aussi n’est-ce point une proposition de ceux qui vous craignent, mais de ceux qui vous aiment.

NAPOLÉON.

Je ne vous comprends pas.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Le dévouement d’Hubert, d’une centaine de vos anciens braves... le nôtre peut-être aussi... Enfin un vaisseau est prêt, il nous attend, et dans une heure, vous pouvez avoir quitté Sainte-Hélène.

NAPOLÉON.

Je vous entends, messieurs... une évasion... Non contents d’avoir partagé les maux du proscrit, vous voulez encore lui donner votre sang... C’est la conspiration du désespoir... Je ne puis, je ne dois pas l’accepter.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Sire, nous embrassons tous vos genoux...

Tout le monde s’incline.

NAPOLÉON.

Debout, messieurs, debout !... ne vous humiliez pas pour une action qui vous honore !...

HUBERT, à lui-même.

Il refuse !

NAPOLÉON.

Tant qu’il me restera l’espoir de faire entendre la voix de l’équité, je serais coupable, si j’exposais vos jours, même en mourant avec vous.

HUBERT.

Pardon, excuse, mon empereur, si je me permets... Mais je vous demande un peu ce que ça fait, notre existence ?

NAPOLÉON.

Maréchal, vous savez que j’ai écrit au prince régent d’Angleterre, et j’espère que sa réponse mettra un terme à la honteuse captivité dont nous sommes les victimes.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Cette lettre aura le sort de la protestation du Bellérophon ; on empêchera qu’elle arrive jusqu’au prince, et nous aurons perdu, pour jamais, l’occasion de vous soustraire à leur tyrannie... Sire...

NAPOLÉON, l’interrompant.

Pas un mot de plus là-dessus... Tout cela m’agite, me bouleverse... Allez, mes amis, mes enfants...

Il va près de la table, et examine des papiers. Tous les officiers et les domestiques sortent avec Hubert.

 

 

Scène VI

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL

 

NAPOLÉON.

Asseyez-vous là, maréchal, je vais dicter.

Le maréchal s’assied près de la table avec tristesse.

Allons, voyons, quittez cet air chagrin.

LE GRAND-MARÉCHAL.

On ne renonce pas, sans peine, à un dernier espoir.

NAPOLÉON.

Où en étions-nous restés hier ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Votre Majesté avait commencé à tracer quelques portraits de ses contemporains... elle s’était arrêtée à Masséna.

NAPOLÉON, dictant, pendant que le maréchal écrit.

« Masséna... grand déprédateur, mais guerrier intrépide, heureux ; c’est l’Enfant chéri de la Victoire... Désaix : les Arabes l’avaient surnommé le Sultan Juste... Les Bourbons, famille usée ; leur alliance avec l’étranger les a frappés de réprobation... Le duc d’Orléans : celui-là a su profiter des leçons du malheur... il n’a jamais porté les armes contre la France... Ney ; le brave des braves !...

À lui-même.

Et ils l’ont tué !... « Bourmont ! c’est une de mes erreurs... »

 

 

Scène VII

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, HUBERT, puis HUDSON LOWE

 

HUBERT.

Mon empereur, je vous demande bien pardon si je vous annonce une mauvaise nouvelle... c’est ce brigand...

Se reprenant vivement.

c’est le gouverneur qui voudrait vous parler.

NAPOLÉON.

Lui ! je ne veux pas le voir.

HUBERT.

Merci, mon empereur.

Il va pour sortir.

NAPOLÉON.

Si... attends... Peut-être il m’apporte une réponse... Qu’il entre.

HUBERT, à demi-voix.

Ah ! c’est différent.

Il va à la porte, et fait signe à Hudson Lowe d’entrer.

Le maréchal ne me regarde pas, il n’y a rien de nouveau.

HUDSON LOWE, entrant.

Le général Bonaparte peut-il m’accorder un moment d’entretien ?

HUBERT, qui allait pour sortir, revenant sur ses pas.

C’est l’empereur, monsieur.

Napoléon lui indique la porte, Hubert sort.

HUDSON LOWE, à part.

Tout est tranquille ici, mes espions m’auraient-ils trompé ?

 

 

Scène VIII

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, HUDSON LOWE

 

NAPOLÉON.

Que voulez-vous, monsieur ?

HUDSON LOWE.

Je viens remplir le devoir de ma place, et vous communiquer les nouvelles instructions que j’ai reçues.

NAPOLÉON.

Je veux savoir d’abord quelle réponse a été faite à ma lettre au prince régent.

HUDSON LOWE.

Les ministres n’ont pas permis que votre lettre lui fût remise, et ils m’ont chargé de vous la rendre.

NAPOLÉON, prenant la lettre avec colère, et la jetant sur la table.

Quelle insolence !

HUDSON LOWE.

Vous n’avez pas voulu me croire... Vous prenez dans cette réclamation le titre d’empereur... Vous sentez bien que des ministres ne peuvent souffrir que le général Bonaparte traite d’égal à égal avec son altesse royale le régent des Trois-Royaumes.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Monsieur, vous insultez au malheur de Sa Majesté.

NAPOLÉON, faisant un signe au maréchal.

Non, maréchal ; monsieur le gouverneur a raison... nous ne sommes pas égaux, son souverain et moi... Le hasard l’a jeté sur le trône, et moi, c’est le choix du peuple qui m’y avait appelé.

HUDSON LOWE.

Ce n’est pas ainsi que je l’entendais... Du reste, si vous voulez changer la forme de cette lettre, employer des termes plus convenables, et prendre le titre de général, alors...

NAPOLÉON.

Assez, monsieur, je ne reçois pas de conditions... On veut m’assassiner ici, que le crime s’accomplisse. Après ma mort, le monde nous jugera... Comme Thémistocle, j’étais venu m’asseoir au foyer britannique... J’en appelle à la postérité ! Elle dira qu’un ennemi qui fit vingt ans la guerre à l’Angleterre vint librement, dans son malheur, chercher un asile à l’abri de ses lois... On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi, et quand il se fut livré, on l’immola ! Maintenant, monsieur, laissez-moi ; car il n’y a pas de loi qui me condamne à subir votre présence.

HUDSON LOWE, répondant à un signe du grand-maréchal, qui lui indique la porte.

Tout à l’heure... Il me reste encore à vous faire connaître les ordres de Sa Grace le ministre-secrétaire d’état.

Lisant.

« Le général Bonaparte coûte trop cher à Sainte-Hélène. »

LE GRAND-MARÉCHAL.

Ah ! c’est aussi trop fort ! quand nous manquons de tout.

NAPOLÉON.

Écoutons, maréchal. Le ciel nous met à une cruelle épreuve !

HUDSON LOWE, continuant.

« Il nous est impossible, désormais, de supporter les dépenses exorbitantes de sa maison, s’il ne livre les sommes considérables qu’il possède, pour être convenablement placées, et subvenir aux frais immenses de sa détention. »

NAPOLÉON.

Tous ces détails me sont trop pénibles... Ils sont ignobles... Qui vous demande de me nourrir ? Si j’ai faim, les braves soldats du 63e prendront pitié de moi ; j’irai m’asseoir à la table de leurs grenadiers, et ils ne repousseront pas, j’en suis sûr, le plus vieux soldat de l’Europe.

HUDSON LOWE.

J’en écrirai à mon gouvernement.

NAPOLÉON.

Ne manquez pas d’ajouter que mes Mémoires apprendront à la postérité quel homme on m’a donné pour geôlier ; et l’on me croira, moi, quand je dirai ce que vous êtes ; car je le prouve par ce que vous avez été... Écrivez, maréchal.

HUDSON LOWE, à part.

Que veut-il dire ?

NAPOLÉON, dictant.

« Avec plus de deux mille hommes, et une bonne artillerie, un général étranger se laissa forcer dans l’île inexpugnable de Caprée, par le brave Lamarque, à la tête de douze cents baïonnettes françaises... Ce général, c’était sir Hudson Lowe... » C’est de l’histoire, monsieur.

HUDSON LOWE, à part.

Toujours humilié ! Malheur à lui s’il tente de s’évader !

Haut.

Adieu, monsieur le grand-maréchal du palais ! adieu, Majesté si fière !... Rappelez-vous que sir Hudson Lowe est le seul maître à Sainte-Hélène !

Il sort furieux.

 

 

Scène IX

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL

 

LE GRAND-MARÉCHAL.

Eh bien ! vous le voyez, sire, votre dernier espoir est détruit ; et Votre Majesté n’a plus rien à nous opposer.

NAPOLÉON, se promenant avec agitation.

Des menaces, cet homme passera à la violence... Ils ont la force, et se vengeront sur mes fidèles serviteurs.

LE GRAND-MARÉCIAL.

Ne résistez plus à nos prières.

NAPOLÉON, de même.

Moi-même, bientôt, je ne serai plus là pour les protéger...

LE GRAND-MARÉCHAL.

Nous avons encore une heure.

NAPOLÉON.

Une heure... La moitié m’a souvent suffi pour gagner une bataille... Maréchal, nous partons...

LE GRAND-MARÉCHAL.

Ah ! ce jour est le plus heureux de ma vie !

NAPOLÉON.

Plus de paroles, allez tout préparer.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Dans un moment ; le temps de laisser éloigner le gouverneur, nous venons vous chercher.

Il sort.

 

 

Scène X

 

NAPOLÉON, seul

 

Leur projet me plaît, à présent... Je vais agir, après tant de calme... Il me semble que je renais... Où irai-je ?... En Corse... Patrie ! patrie !... rien ne peut t’effacer de nos cœurs... Si Sainte-Hélène était la France, j’aimerais cet affreux rocher... Mais non, la France est morte pour moi, je la troublerais... Je ne lui demande qu’un souvenir... J’irai chez un peuple libre et hospitalier... aux États-Unis... Déjà deux de mes frères y ont cherché un asile. Et de là, les yeux fixés sur la France, mon dernier vœu sera pour elle !

 

 

Scène XI

 

NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, OFFICIERS et DOMESTIQUES

 

LE GRAND-MARÉCHAL.

Sire, il n’y a pas un moment à perdre. Le vent semble déjà changé, les brumes de la mer commencent à se dissiper, et, si nous tardons, le vaisseau qui nous attend peut être obligé de prendre le large.

NAPOLÉON.

Tout est prêt ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Oui ; Hubert est parti en avant pour éclairer notre marche.

NAPOLÉON.

Mon épée...

Le maréchal la lui donne.

Messieurs, c’est celle que je portais à Austerlitz ; elle ne me trahira pas... Partons !

Tout le monde se dispose à sortir, lorsqu’on entend deux coups de feu.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Hubert aurait-il été aperçu par les sentinelles ?

NAPOLÉON.

Messieurs, volons à son secours ; au moment du danger, nous sommes tous frères.

Ils courent tous au fond.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, HUBERT, blessé

 

HUBERT.

Arrêtez, arrêtez, mon empereur, ils vous assassineraient... Nous avons été espionnés, dénoncés. Ce brigand d’Anglais savait tout, j’en suis sûr ; et il ne voulait vous laisser tenter l’évasion que pour se délivrer de vous par un coup de fusil... Heureusement que j’ai été devant, et que c’est moi qui l’ai reçu.

NAPOLÉON.

Mandez le docteur Antomarchi...

Un domestique sort. S’approchant d’Hubert.

Ils l’ont tué... Mon pauvre Hubert ! mon enfant ! mon vieux grenadier... Les infâmes !

HUBERT.

Calmez-vous, mon empereur... ça ne sera peut-être rien... Au surplus, si je meurs pour vous, ça ne sera pas si malheureux : j’étais venu ici pour ça.

NAPOLÉON.

Conduisez-le.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE, puis HUDSON LOWE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Le gouverneur !

NAPOLÉON.

Vous ici, encore !

HUDSON LOWE.

Oui, général, moi qui ai su découvrir vos projets, et justifier, en m’y opposant, la haute confiance dont je suis honoré.

LE GRAND-MARÉCHAL.

De quel droit vous permettez-vous ?...

HUDSON LOWE.

Je viens vous dire qu’aujourd’hui même il faut que des perquisitions exactes soient faites dans cette maison ; que livres, papiers, armes, tout me soit livré.

NAPOLÉON.

Monsieur, cette tyrannie est intolérable... Non, vous n’entrerez chez moi qu’en passant sur mon cadavre... Allez chercher vos soldats, vous aurez alors plein pouvoir sur mon corps ; mais vous ne pouvez rien sur mon âme... cette âme est aussi fière que lorsqu’elle commandait à l’Europe... Je vous défends de revenir, jusqu’à ce que vous apportiez l’ordre de m’immoler... alors toutes les portes vous seront ouvertes.

Il sort vivement avec le maréchal. Hubert, auquel le docteur Antomarchi qui vient d’entrer prodigue des soins, est emporté par les domestiques. Hudson Lowe est sorti, un peu avant, d’un air menaçant.

 

 

Troisième Tableau

 

La chambre à coucher de l’Empereur.

 

 

Scène première

 

MARCHAND, seul

 

Au changement, il arrive par la porte de droite : il porte à la main une grande lampe non allumée, qu’il va poser sur la table qui est à côté du lit, et sur laquelle sont des livres et des papiers.

Quelle nuit affreuse il a passée !... Peut-être que ce bain qu’a ordonné le docteur lui rendra un peu de calme... Toute la maison est dans les pleurs, et lui seul a du courage... Mon Dieu ! mon Dieu ! sommes-nous condamnés à le voir mourir ici ! Ah ! voici monsieur le maréchal qui revient avec le médecin.

 

 

Scène II

 

LE GRAND-MARÉCHAL, LE DOCTEUR ANTOMARCHI, MARCHAND

 

LE GRAND-MARÉCHAL, entrant avec Antomarchi.

Oui, docteur, j’ai voulu vous voir en particulier, pour vous interroger sur l’affreuse vérité ; car, devant Sa Majesté, je n’ose vous adresser aucune question.

ANTOMARCHI, à Marchand.

Il n’y a rien de nouveau, ce matin, mon ami ?

MARCHAND.

Non, monsieur le docteur.

Il sort sur un signe du maréchal.

 

 

Scène III

 

LE GRAND-MARÉCHAL, LE DOCTEUR ANTOMARCHI

 

LE GRAND-MARÉCHAL.

Vous pensez donc, docteur, que l’empereur n’est pas attaqué de cette maladie cruelle qu’on dit tenir à sa famille, et qui enleva son père à quarante ans ?

ANTOMARCHI.

Sir Hudson Lowe voudrait le faire croire, mais il n’en est rien.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Mais d’où viennent alors ces souffrances affreuses qui le déchirent ?

ANTOMARCHI.

Depuis trois semaines, et surtout pendant cette dernière nuit, si terrible que j’ai passée là, près de son lit, j’ai observé attentivement tous les symptômes du mal... Sur mon honneur et ma conscience, j’affirme que Napoléon, sous un autre climat, avec l’exercice qui lui est nécessaire, pouvait encore espérer de longues années... C’est la captivité, c’est l’air de Sainte-Hélène qui le tuent.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Ainsi donc, c’est d’eux seuls que viendra le crime !

ANTOMARCHI.

Et votre brave Hubert ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Il marche encore avec peine ; mais sa guérison avance... Docteur, vous êtes ici notre Providence !

ANTOMARCHI.

Quand j’ai accepté les tristes fonctions qui me sont confiées, je n’ai pas oublié que l’Europe avait les yeux fixés sur ce rocher... J’ai fait mon devoir ; je m’attends à une disgrâce, comme coupable d’humanité ; mais j’espère au moins qu’un nom honorable sera l’héritage de mes enfants.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Il me semble que j’ai entendu du bruit dans la salle du bain.

ANTOMARCHI.

Je me rends auprès de notre malade ; car il a besoin des soins de chaque instant... De la résignation, monsieur le maréchal.

LE GRAND-MARÉCHAL, l’arrêtant.

Espérez-vous nous le rendre ?

ANTOMARCHI.

Avant un mois, nous retournerons tous en Europe.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène IV

 

LE GRAND-MARÉCHAL, puis HUBERT, CLAUDY, DOMESTIQUES

 

LE GRAND-MARÉCHAL.

Voilà donc son arrêt prononcé !... Ah ! je ne puis m’accoutumer à l’idée de quitter, pour jamais, celui à qui j’ai consacré ma vie entière !

Apercevant Hubert, qui entre appuyé sur une béquille, suivi de Claudy et des domestiques.

Que voulez-vous, mes amis ?

HUBERT.

Ils étaient tous là-dedans à pleurer, à se désoler, et j’ai pensé que vous pourriez les consoler un peu... Mais, d’après ce que je crois voir, j’ai bien peur que vous n’ayez que de mauvaises nouvelles à nous donner.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Je ne dois pas vous flatter d’un vain espoir... Bientôt il aura cessé de souffrir.

HUBERT.

C’est ce que je leur avais dit.

LE GRAND-MARÉCHAL.

Quoi ! Hubert, au milieu de l’affliction générale, vous seul paraissez sans émotion... pas une larme !

HUBERT.

Non, mon maréchal, je ne pleure plus ; car j’ai pris mon parti... Quand son âme sera là-haut, vous tous, vous retournerez en Europe... vous le devez pour honorer sa mémoire, et raconter toutes ses souffrances... Moi, c’est différent, je n’ai plus, en France, ni parents, ni amis ; aussi, je reste à Sainte-Hélène... oui, près de l’endroit où il reposera, il y aura sans doute une cabane, une masure... Eh bien ! je m’établirai là... J’ai été de sa Garde pendant sa vie, je veux en être encore après sa mort.

Le grand-maréchal lui serre la main avec affection.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MARCHAND

 

MARCHAND, paraissant sur la porte à gauche.

Du secours ! du secours ! venez vite, monsieur le maréchal !

LE GRAND-MARÉCHAL.

Ah ! mon Dieu ! encore une nouvelle crise !...

Il entre avec Marchand et un domestique. La porte se referme.

 

 

Scène VI

 

HUBERT, CLAUDY, DOMESTIQUES

 

HUBERT.

Je n’ose pas entrer... La vue de cette maudite blessure lui fait toujours mal...

Il prête l’oreille à la porte.

CLAUDY.

Entendez-vous quelque chose, monsieur Hubert ?

HUBERT.

Non, rien... c’est un silence effrayant... Mille z’yeux, est-ce que déjà... ? Ah ! je tremble comme un enfant...

CLAUDY.

Eh bien ?

HUBERT.

Attendez... je crois qu’il a parlé... oui, c’est bien sa voix... Je le verrai donc encore !... On dirait qu’il se lève, qu’il vient ici...

Il quitte la porte.

Mes amis, pas un mot... surtout, de la fermeté, plus de tristesse sur les visages, ayons l’air d’espérer ; qui sait ? ça lui donnera peut-être un jour de plus.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, LE GRAND-MARÉCHAL, LE DOCTEUR ANTOMARCHI, MARCHAND

 

NAPOLÉON est très faible, et entre appuyé sur le docteur et le grand-maréchal.

Ne vous affligez pas... Contre l’ordre du docteur, j’avais voulu écrire ; de là cette faiblesse qui vous a tous effrayés... Allez, allez, mes enfants...

Hubert, Claudy, et tous les domestiques se retirent. Napoléon va s’asseoir sur le canapé.

Maréchal, êtes-vous bien sûr que je me suis souvenu de tout le monde, dans mes dernières dispositions ?

LE GRAND-MARÉCHAL.

Oui, sire.

NAPOLÉON.

Pourtant, j’aurais voulu ajouter un dernier codicille à mon testament. Docteur, en aurai-je le temps ?

ANTOMARCHI.

Oui, mais pas aujourd’hui.

NAPOLÉON.

Combien pensez-vous que j’aie encore à vivre ?

ANTOMARCHI.

Mais, sire...

NAPOLÉON.

Répondez... L’idée de la mort n’a rien de terrible pour moi : depuis trois semaines, elle est la compagne de mon oreiller. Parlez, parlez sans crainte.

ANTOMARCHI, hésitant.

Avec des soins, des ménagements, une année entière...

NAPOLÉON, l’interrompant.

Docteur, vous cherchez à m’abuser... Je n’ai pas un jour, peut-être pas une heure à vivre.

LE GRAND- MARÉCHAL.

Sire, écartez ces idées pénibles.

NAPOLÉON.

Mon ami, l’heure est venue... Docteur, quand je serai mort, que mes cendres soient déposées près de la fontaine des Saules...

Au maréchal.

Mon vieux camarade, j’avais rêvé une tombe plus glorieuse... Sous la colonne !... peut-être un jour !... Mon fils, mon enfant, je mourrai sans le voir !... Maréchal, s’il vous est permis d’arriver jusqu’à lui, dites-lui qu’il n’oublie pas qu’il est né prince français, et qu’il ne porte jamais les armes contre la France... Ah ! que je souffre !... C’est un couteau qu’ils ont mis là, et ils ont brisé la lame dans la plaie.

ANTOMARCHI.

Consentez à prendre un peu de repos...

NAPOLÉON.

Oui, le repos éternel... Qu’on me porte sur ce lit... C’est celui qui m’a servi dans mes campagnes... c’est là que je dois finir.

Pendant ce qui précède, le maréchal a été appeler tout le monde.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, HUBERT, CLAUDY, OFFICIERS, DAMES, DOMESTIQUES

 

L’empereur, caché par tout ce groupe, est porté sur son lit. Les personnages se séparent, et le laissent voir au fond, étendu.

NAPOLÉON.

Le manteau de Marengo... ce doit être mon linceul...

Hubert le jette sur lui.

Ouvrez cette fenêtre... que mes yeux, avant de se fermer, regardent encore de ce côté... de ce côté, où est la France... L’œuvre est consommée ! ils ont tué l’ennemi commun ; et bientôt Napoléon sera en paix avec l’Europe... Approchez tous, mes amis, mes fidèles compagnons d’infortune... que je vous voie encore... Ah ! mes yeux s’obscurcissent, je ne distingue plus rien... Maréchal, votre main.

LE GRAND-MARÉCHAL.

C’en est donc fait !

NAPOLÉON, se levant à moitié.

Que de gloire ! de bonheur !... Steingel ! Desaix ! Masséna ! allez, courez, prenez la charge... ils sont à nous...

Sa voix s’affaiblit ; il retombe sur son lit et expire, en prononçant ces mots.

France, tête d’armée !

TOUS, jetant un cri.

Ah !

Il faut, en ce moment, que la chambre du mourant offre la représentation exacte du tableau de Steuben.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, HUDSON LOWE

 

HUDSON LOWE.

Mort !

LE GRAND-MARÉCHAL, indiquant le lit du doigt.

Il est libre, monsieur. C’est en France que devrait reposer le grand homme... Mais, je le prévois, vous proscrirez jusqu’à ses cendres... Remplissez donc vos devoirs jusqu’à la fin... Votre gouvernement paiera votre conduite avec de l’or, mais l’histoire vous réserve une autre récompense. Napoléon n’a oublié personne dans son testament, et il vous y condamne à l’immortalité.

Tout le monde indique du doigt le gouverneur, et un rideau de manœuvre clôt la scène en ce moment.

 

 

Quatrième Tableau

 

La vallée du Géranium ; plus, le tombeau préparé pour recevoir le corps de l’Empereur.

CONVOI FUNÈBRE.

Le filleul de Napoléon. Le chapelain, en habits sacerdotaux. Les docteurs Antomarchi et Arnold. Hubert, une bêche sur l’épaule. Le cercueil porté par quatre grenadiers anglais. Le cheval de Napoléon. Ensuite le grand-maréchal, avec la maison de l’empereur. Dames en deuil. Le gouverneur. Commissaires des puissances. Au moment où le cortège défile, des salves d’artillerie et de mousqueterie se font entendre.

 

 

Cinquième Tableau

 

Le ciel est sombre, mais l’horizon s’éclaircit, et l’on voit au loin, comme une promesse de l’avenir, la colonne de la place Vendôme, surmontée du drapeau tricolore. Un char funèbre, pavoisé des couleurs nationales, est accompagné de la population parisienne, qui va déposer les cendres de l’empereur sous l’immortel monument.

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