Molière en voyage (Benjamin PIFTEAU)
Comédie en un acte et en vers.
Imprimée en 1879.
Personnages
MOLIÈRE
LE COMTE DE BARRIN
JEAN
LE BAILLI
MATHURIN
UN PAYSAN
MADELEINE BÉJART
LOUISETTE
FRANÇOISE
En Vendée, au printemps de 1648.
Le bord d’une rivière. Au fond, un rocher s’avançant et formant une grotte avec un banc naturel, la « grotte d’Héloïse ». De chaque côté des arbres. Entrée à droite et à gauche.
Inspiré par la vie nomade de Molière, j’ai composé un à-propos en un acte, en vers, pour la naissance du grand comique, sous le titre de Molière en voyage.
Cet à-propos n’est pas, paraît-il, arrivé à propos à l’Odéon, où je l’avais présenté.
Je ne l’en donnerai pas moins ici, à la suite de mon étude intitulée : Molière en province.
On jugera cette petite pièce, qui a pour premier tort de n’avoir pas vu le feu de la rampe.
Scène première
LOUISETTE, arrivant lentement par la gauche
Je vais m’ensevelir dans mon dernier chagrin !
Il le faut, ce beau jour doit éclairer ma fin !
Montrant la grotte de la main.
C’est là, dans cette grotte, où l’on dit qu’Héloïse,
Loin dans les anciens temps, s’est bien souvent assise,
Qu’autrefois, avec Jean, je cherchais un abri,
Tandis que, dans le bois, notre troupeau chéri
Se dispersait au loin, courant à l’aventure. Temps heureux !
Je disais : « Me voilà sa future ! »
Hélas ! et cependant jamais un mot d’amour
Ne me fut dit par lui. C’est aussi...
Entre Jean, par la droite.
Scène II
LOUISETTE, JEAN
JEAN, étonné.
Tiens ! Bonjour !
LOUISETTE, de même.
Bonjour, Jean ! Vous ici ! qu’est-ce qui vous amène ?
À part.
Il parlera peut-être !
JEAN, embarrassé.
Oh ! rien : je me promène.
LOUISETTE, lui montrant la grotte.
Voulez-vous sur ce banc vous reposer un peu ?
JEAN, à part.
C’est pourtant le moment ! Mais la force ! Mon Dieu !
Haut.
J’en aurais bien besoin ; seulement...
Il s’arrête.
LOUISETTE.
Qu’est-ce à dire ?
Auriez-vous peur de moi ? C’est sûrement pour rire !
Lui prenant la main.
Allons, venez ! je veux !
JEAN, se laissant mener.
Vous le voulez ? c’est bien.
Tous deux s’asseyent sur le banc du rocher.
LOUISETTE, à part.
À son tour maintenant ; car tout cela n’est rien,
Et pourtant je ne puis aller plus loin, moi, fille !
JEAN.
Avez-vous ces deux jours travaillé de l’aiguille ?
LOUISETTE, à part.
Comme c’est donc aimable !
Haut.
Oui. Pourquoi ? Croyez-vous
Que je ne fasse rien quand je reste chez nous ?
JEAN.
Non, je ne crois pas ; car, petite bergère,
On vous donnait déjà pour bonne ménagère.
LOUISETTE, ironiquement.
Cela m’a bien servi !
JEAN, continuant.
Même je me disais...
LOUISETTE, interrompant.
Quoi donc, Jean ? Qu’à coup sûr, n’est-ce pas ? je serais
Une épouse passable ?
JEAN, naïvement.
Oh ! non. Qu’en votre armoire
Tout devait être en ordre et sans trou !
À part.
Quelle histoire !
Jamais je n’oserai lui conter mon tourment.
LOUISETTE, ironiquement.
Je vous sais vraiment gré de votre compliment !
Reprenant.
Cela ne me dit pas pourquoi, dans la semaine,
Vous faites promenade, ainsi qu’une âme en peine,
Au lieu d’être au travail.
À part.
Tâchons de le piquer !
JEAN.
C’est cruel ! Et pourtant je pourrais répliquer
Que vous faites de même et que j’ai pour excuse
Un chagrin qui me ronge et qu’il faut que j’abuse...
LOUISETTE, interrompant.
Pauvre ami ! dites-moi quel est ce désespoir !
Peut-être qu’à nous deux nous pourrions bien y voir !
JEAN, continuant.
Tandis que vous, peut-être, avez dans cette affaire,
J’ai peur de tomber juste, une raison contraire.
LOUISETTE, à part.
Que veut-il donc me dire ? est-ce qu’il est jaloux ?
Voyons un peul voyons !
Haut.
Il est des rêves doux,
Comme il en est d’amers, et vous devez comprendre
Qu’il me serait permis...
JEAN, interrompant, se levant et venant en avant.
C’est assez vous entendre !
Les miens attristeraient ceux qu’on lit dans vos yeux !
À part.
Qui l’eût dit ! Louisette ! Ah ! c’est pour mes adieux !
Un rendez-vous ! Qui sait ? avec le nouveau comte,
Venu déjà peut-être !
LOUISETTE, à part, se relevant et s’avançant aussi, avec tristesse.
Hélas ! je lui fais honte !
Voilà le résultat de mon invention !
Haut.
Si ce n’était pas vrai !
JEAN.
Je vois l’intention !
Ne prenez pas la peine ainsi de contredire
Votre premier aveu !
LOUISETTE.
Jean ! laissez-moi tout dire !
JEAN.
Tout ? J’en sais bien assez pour ne douter de rien !
LOUISETTE.
De grâce, écoutez-moi ! car ce triste entretien
Peut-être est le dernier !
JEAN.
J’attendais la nouvelle
Depuis que, tout à l’heure, en me cherchant querelle,
Vous m’avez dit...
LOUISETTE, interrompant.
Oh ! Jean ! vous ne voulez donc pas
Comprendre que si j’aime...
JEAN, de même.
On vient ! J’entends des pas !
On descend le coteau ! S’il allait nous surprendre,
Celui que vous aimez !
À part.
Je ne dois plus attendre,
Puisque mon espérance est tuée à jamais !
Il sort précipitamment par la gauche.
Scène III
LOUISETTE, restée seule, courant après Jean
Écoutez-moi ! pitié !
S’arrêtant, accablée.
C’est fini désormais !
Il me fuit, me méprise ! et quand c’est lui que j’aime !
Mourir ainsi ! Pourquoi, dans ma douleur extrême,
Ai-je pu l’égarer !
Montrant le fond, à gauche.
Allons, la Sèvre est là,
Prête à me recevoir !
Allant s’agenouiller à gauche de la grotte.
Prions d’abord !
Entre Molière, par la droite.
Scène IV
LOUISETTE, MOLIÈRE
MOLIÈRE, s’arrêtant et montrant la grotte.
Voilà ! J’ai trouvé le premier cette grotte amoureuse.
Madeleine est perdante : en bonne parieuse,
Elle tiendra, j’espère, à payer son enjeu :
Quatre jours de répit dans son humeur ! C’est peu ;
Mais j’en serai content si cela peut suffire
À trouver une pièce et surtout à l’écrire,
Et même, comme échange, elle aura mon pari :
Du vrai point d’Alençon, quand on l’eût enchéri,
Pour se faire au plus tôt une ample collerette
Et border son corsage, un rêve de coquette !
LOUISETTE, se relevant.
Mon Dieu ! pardonnez-moi de me donner la mort ;
Mais vous savez, hélas ! que c’était dans mon sort !
MOLIÈRE, se retournant.
Arrêtez, malheureuse !
Il se précipite vers Louisette, la saisit et l’entraine en avant.
Ainsi, dans la rivière
Vous alliez vous jeter ! Vous êtes donc sans mère ?
Vous n’avez donc personne à qui ce fût un deuil ?
Personne pour pleurer près de votre cercueil ?
LOUISETTE, embarrassée.
Monseigneur, vos bontés me font toute confuse !
Pardon ! Si, j’ai mon père, et c’est ce qui m’accuse ;
Car il n’a plus que moi ; mais, dans mon désespoir,
Je n’aurais pas la force...
MOLIÈRE, interrompant
Enfant ! puis-je savoir
L’objet de vos chagrins ?
LOUISETTE.
Monseigneur, oh ! je n’ose !...
MOLIÈRE, interrompant.
Au « monseigneur », d’abord, souffrez que je m’oppose.
Dites : monsieur tout court ; bien mieux encore : ami.
Achevez maintenant : je devine à demi.
LOUISETTE, à part.
Pour le nouveau seigneur, et qui pourrait-il être
Si ce n’était pas lui ? quelle bonté !
Haut.
Peut-être,
Si j’étais chez mon père...
MOLIÈRE, interrompant.
Oui, vous avez raison.
Venez ! je vous rendrai sauvée à la maison.
Montrez-moi le chemin.
Il lui offre le bras. Entrent, par la gauche, Madeleine Béjart et Jean.
Scène V
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN
JEAN, à part.
C’était dans l’évidence !
Ce doit être le comte !
LOUISETTE, de même.
Ah ! son indifférence
S’explique maintenant ! La dame du château !
Sans doute, c’est bien elle !
MOLIÈRE, voulant prendre la main de Madeleine.
Eh bien ! c’est moi !...
MADELEINE, interrompant et le repoussant.
Tout beau
Je ne m’étonne pas que vous m’ayez fait faire
Tout à l’heure un pari ! C’était bien votre affaire
D’être seul à chercher !
S’inclinant ironiquement.
Sincères compliments !
MOLIÈRE.
Sur quoi ?
MADELEINE.
Sur votre goût ! sur vos arrangements !
MOLIÈRE.
Ah ! ceci maintenant ! Cessez, je vous en prie !
Je ne pourrais répondre à la taquinerie !
MADELEINE, continuant.
À Clisson, dans l’auberge, à notre déjeuner,
Vous sortez dans la cour, et j’entends ricaner.
C’était ce rendez-vous que vous donniez, je pense,
À quelque chambrière, avec ou sans dépense !
MOLIÈRE.
Madeleine, de grâce ! est-ce que vous rêvez !
JEAN, qui s’est approché de Louisette, à demi-voix.
Moi qui vous aimais tant !
LOUISETTE, aussi à demi-voix, avec reproche.
Moi donc ! Mais c’est assez
De vous voir avec elle !
MADELEINE, reprenant et montrant Jean.
Aussi bien, ce jeune homme,
Qu’au bois j’ai dépendu, me répétait...
MOLIÈRE, interrompant.
En somme,
Que prétendez-vous dire ?
MADELEINE, achevant.
« Elle l’attend là-bas ! »
MOLIÈRE.
Qui donc ?
MADELEINE.
Eh ! son amant !
MOLIÈRE, impatienté.
Quel est tout ce fatras ?
Ainsi, vous m’accusez ? vous me croyez coupable
D’être d’un rendez-vous ? Soupçon bien regrettable !
Vous allez le comprendre !
MADELEINE.
Oh ! je vous sais très fort
En intrigues d’amour ; mais vous me faites tort
Si vous croyez aussi que votre comédie
Pourra m’abuser. Non !
MOLIÈRE.
C’est une maladie !
Écoutez donc, au moins !
MADELEINE.
C’est juste ! à votre tour :
J’ai donné la réplique. Un mot. Pas de détour.
C’est mauvais au théâtre !
MOLIÈRE, simplement.
Ainsi me faire injure,
Et gratuitement !
Reprenant.
Toute cette aventure
S’éclaircit fort pour moi par cette pendaison
Que vous m’avez apprise et dont avec raison,
Par vengeance d’abord, j’aurais pourtant pu faire,
Contre vous, à mon tour, un conte imaginaire.
MADELEINE.
Et pourquoi pensez-vous qu’il ait voulu mourir,
Ce malheureux garçon ?
MOLIÈRE.
C’est pour ne plus souffrir
De l’amour qui l’étouffe, amour qu’il n’ose apprendre
À celle qui l’inspire et qui n’a su comprendre,
Comme, de son côté, la malheureuse enfant
Dans la rivière...
Entre, par la droite, le Bailli, en robe et en bonnet.
Scène VI
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN, LE BAILLI
LE BAILLI, s’avançant jusqu’à Molière et le saluant cérémonieusement.
Ave !
Se relevant et s’épongeant le front.
Le temps est étouffant !
MOLIÈRE, à part.
Que me veut ce bailli ?
LE BAILLI, s’inclinant de nouveau.
Sachant votre passage,
Par vos gens, attablés dans l’auberge, au village,
À bien se rafraîchir...
À part.
Mon Dieu ! qu’ils sont heureux !
Haut, continuant.
Je me suis empressé de savoir auprès d’eux
Où vous étiez allé...
MOLIÈRE, interrompant.
D’abord, je dois vous dire
Que ce sont des amis.
LE BAILLI.
Monseigneur voudrait rire
D’un malheureux bailli ! N’ai-je pas entendu ?
De maître ils vous traitaient.
MOLIÈRE.
Vous avez confondu.
Enfin, que voulez-vous ?
LE BAILLI.
Vous faire une harangue,
Comme c’est mon devoir.
MOLIÈRE, à part.
Qu’il avale sa langue !
À quoi rime ceci ?
LE BAILLI, solennellement.
Célèbre descendant
D’une illustre maison !
Il s’arrête, comme pour juger de l’effet.
MOLIÈRE, à part.
C’est un fâcheux pédant !
Haut.
Célèbre ! au jour peut-être où chacun n’est qu’une ombre ;
Et quant à ma maison...
LE BAILLI, continuant.
Comme, après la nuit sombre,
On voit naître l’aurore, annonçant le soleil,
Ainsi, pour le pays, vous êtes un réveil,
Que dis-je ? une naissance au bonheur, à la joie,
À l’heureuse abondance, aux jours d’or et de soie.
Oui, nous sommes certains que votre seul désir,
Je puis ajouter même : et votre seul plaisir,
En venant parmi nous, sont que chaque famille
Puisse... puisse...
Il s’arrête, cherchant son idée.
MOLIÈRE, plaisamment.
Achevez ! S’il faut que j’apostille
Vos souhaits, dites-les ! Parlez !
LE BAILLI, reprenant, tout d’une haleine.
Puisse bientôt,
Cela me vient enfin, mettre la poule au pot !
Il s’essuie le front d’un air satisfait.
MOLIÈRE, avec une gravité comique.
Les vœux que vous formez n’obligent qu’Henri-Quatre,
Et je ne le suis pas : il faut donc en rabattre.
Le saluant cérémonieusement.
Je n’en reste pas moins, dans mes humbles moyens,
Prêt à vous obliger pour vos concitoyens.
Venez à Fontenay, nous devons nous y rendre,
Et gratuitement, vous nous pourrez entendre,
Et mes amis et moi, de même que nous voir,
Dans une comédie.
LE BAILLI, stupéfait, à part.
Hein ! que dit-il !
Haut, s’excusant.
Vouloir,
Pour moi, ne suffit pas. J’ai ma femme et ma charge :
Je ne puis m’absenter.
MOLIÈRE, plaisamment.
C’est à votre décharge :
Vous êtes excusé.
LE BAILLI, s’inclinant gravement.
Merci de vos bontés !
Reprenant.
Et puis, si Monseigneur, dans ses joyeusetés,
De retour au château, donne la comédie,
J’en pourrai profiter.
Entre vivement un paysan, par la droite.
Scène VII
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN, LE BAILLI, UN PAYSAN
LE BAILLI, au paysan, précipitamment.
Qu’est-ce ? un grand incendie
A-t-il donc éclaté, que tu viens en coureur ?
LE PAYSAN, essoufflé.
Non ; mais c’est pis encore ! Oh ! Monsieur, quelle erreur ?
LE BAILLI.
Une erreur ? Et laquelle ? et qui donc l’a commise ?
LE PAYSAN.
Qui ? Pardi ! vous !
LE BAILLI, interrompant.
Moi-même ?
LE PAYSAN.
En faisant la sottise
De chercher par ici notre seigneur nouveau !
LE BAILLI.
Insolent !
Reprenant.
Pas possible ! il était au château ?
LE PAYSAN.
Non, voilà qu’il arrive ! Il est dans le village,
Où Madame a voulu goûter notre laitage.
LE BAILLI, perdant la tête.
Lui ? lui ? le vrai ? Mon Dieu !
À Molière.
Pour vous, triste imposteur,
S’il est des tribunaux !...
Il achève par un geste de menace et sort follement.
LE PAYSAN, à part.
Quel bailli disputeur !
Le vin qu’on s’est versé, c’est clair, il faut le boire !
Il sort derrière le bailli.
Scène VIII
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN
MOLIÈRE, à part, plaisamment.
Ah ! bien ! je comprends donc cette nouvelle histoire !
Tandis que je nageais en pleine illusion,
Et que mes seuls habits faisaient confusion,
J’étais seigneur et maître au fond de sa croyance !
Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense !
Haut.
Madeleine, pardon ! mais vous voyez comment
Je viens d’être berné pendant un long moment.
MADELEINE.
Berné, c’est bien le mot. Vous aviez cru peut-être
Que vous étiez connu de cet homme champêtre !
MOLIÈRE.
Je confesse humblement que le trompé, c’est moi.
Reprenant.
Maintenant, revenons. Perdu dans mon émoi,
J’avais tout oublié :
Montrant Jean et Louisette.
Vous et leur aventure.
Il faut pourtant sortir de cette affaire obscure ;
J’entends pour vous ; car, moi, je crois voir assez clair
Qu’ils s’aimaient sans le dire.
MADELEINE.
Encore un conte en l’air !
À Jean
N’est-ce pas, mon garçon, que votre Louisette
Savait bien votre amour, quoiqu’elle fût muette
Sur le sien ?
JEAN.
Pardonnez ! si Louisette sait
Mon amour par quelqu’un, ce n’est pas de mon fait.
MADELEINE, à part.
Oh ! le grand imbécile !
LOUISETTE, de même.
Il m’aimait sans le dire !
De même je l’aimais !
MOLIÈRE, à Madeleine.
J’avais pu le prédire,
Montrant Louisette.
Et croyez sûrement qu’aussi, de son côté...
Entrent vivement, par la droite, Mathurin et Françoise.
Scène IX
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN, MATHURIN, FRANÇOISE
LOUISETTE.
Mon père !
MATHURIN, allant à elle.
En quelle angoisse, enfant, tu m’as jeté !
FRANÇOISE, courant à Jean.
Mon cher fils ! d’où viens-tu ?
JEAN, embarrassé.
Pardon ! pardon, ma mère !
Je ne le ferai plus !
MATHURIN, à Louisette.
Nicolas, mon compère,
Ce matin nous a dit que, sur le bord de l’eau,
Tu marchais en pleurant !
FRANÇOISE, à Jean.
Toi, que, sur le coteau,
Le long de nos vieux bois, tu tenais une corde,
Comme un malheureux qui !... Mon Dieu ! miséricorde !
Je n’ose pas y croire ! Oh ! pourquoi donc mourir ?
MATHURIN, à Louisette.
Et pourquoi tous les deux ? C’était donc pour couvrir
Une honte, ma fille ?
LOUISETTE.
Oh ! mon père, un tel doute !
Contre moi ! contre lui !
Elle se cache la figure dans ses mains.
MOLIÈRE, à part.
D’après ce qu’il redoute,
Il connaissait l’amour de ces deux enfants-là !
MATHURIN.
Vous étiez si naïfs, qu’à mettre le holà
Je n’ai pas pensé ; mais...
MOLIÈRE, interrompant, à Mathurin.
Mon ami, faites trêve
À de pareils soupçons, qui resteront un rêve.
Cédez-moi votre droit ; laissez-moi les gronder
Comme ils l’ont mérité, pour bien les amender.
MATHURIN.
Si je vous connaissais...
MOLIÈRE, interrompant.
Par l’œuvre on connaît l’homme.
La question n’est pas dans le mot qui nous nomme :
Elle est dans l’action et surtout dans le but.
MATHURIN, à lui-même.
Je voudrais bien comprendre ! Enfin, c’est le début !
MOLIÈRE.
La suite dira tout.
À Louisette et à Jean.
Donc, pour vous, jeune fille,
Pour vous, pauvre jeune homme, en vain le soleil brille ?
En vain le gai printemps s’est couronné de fleurs,
Émaillant le gazon de leurs mille couleurs ?
Les parfums pénétrants qui flottent dans la brise,
Douce émanation dont toute l’âme est prise,
Vous ne les sentez pas ? Ce zéphyr caressant
Qui, comme un divin souffle, à l’oreille, en passant,
Murmure les amours de toute la nature,
Vous ne l’entendez pas ? Là-haut, dans la ramure,
Ces artistes ailés, ces chanteurs gracieux,
Qui les traduisent tous en sons harmonieux,
Pour vous sont sans ramage ? Enfin, dans toute chose,
De la vie en ce monde ignorant chaque cause,
Vous voulez vous enfuir
Montrant la voûte du ciel.
De ce temple azure ?
FRANÇOISE, à demi-voix, à Mathurin.
Il parle quasi mieux que monsieur le curé !
MOLIÈRE, continuant.
À votre âge béni les bonheurs vont par troupe.
Enfants, oh ! croyez-moi, ne brisez pas la coupe
Avant d’avoir, au moins, mis les lèvres aux bords,
Si vous ne voulez pas partir avec remords !
Eh ! quoi ! jeunes amants, quand vous avez dans l’âme
Un amour saint et pur, cette céleste flamme
Qui de Dieu même émane et dans notre ombre luit,
Aveugles, vous voulez vous jeter dans la nuit !
Non ! vos cœurs, pleins d’amour, s’élançaient l’un vers l’autre :
Que vos cours soient unis !
MADELEINE, à demi-voix, ironiquement.
On dirait un apôtre !
MOLIÈRE, aussi à demi-voix, à Madeleine.
Puissé-je convertir !
Il cause bas avec elle.
MATHURIN, à demi-voix, à Françoise, montrant Molière.
C’est sa religion !
FRANÇOISE, répondant de même.
Quoi ? Va-t-il nous donner sa bénédiction ?
MATHURIN, haussant les épaules de même.
Eh ! non ! c’est un pasteur ! il ne peut pas !
JEAN, qui a entendu, à part, en se pressant le cœur.
N’empêche !
Tout ça m’a touché là mieux qu’à l’église un prêche !
LOUISETTE, aussi à part.
Pourvu que tout finisse au gré de mon désir !
MOLIÈRE, reprenant, à Mathurin et à Françoise.
À vous deux à cette heure ! Il est temps de choisir,
Si vous ne voulez pas qu’on recommence encore
À vouloir se détruire ! Ici, je vous implore !
Vos enfants s’adoraient, sans se l’être avoué :
Vite ! mariez-les ! que tout soit dénoué !
MATHURIN.
Mais peut-être...
FRANÇOISE.
Il faudrait...
Entre par la droite, le comte de Barrin.
Scène X
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN, MATHURIN, FRANÇOISE, LE COMTE DE BARRIN
LE COMTE, allant à Molière, avec reproche.
Ah ! pardieu ! c’est aimable
À toi, mon cher poète !
MOLIÈRE.
En quoi suis-je coupable,
Cher comte, ami très cher ?
LE COMTE.
En me faisant courir
Après toi dans les champs.
MOLIÈRE.
Comte, je veux mourir
Si je comprends comment dans ses lointains parages
Je te trouve et pourquoi jusque dans ces bocages
Tu viens à ma recherche !
LE COMTE.
Eh bien ! tu vas le voir
La chose est pourtant simple. Il venait de m’échoir,
Par la mort d’un cousin, le domaine où nous sommes,
Avec un vrai château, rêve des gentilshommes.
MOLIÈRE.
Je crois bien ! le château d’Olivier de Clisson !
De ce guerrier fameux pour être à l’unisson,
Il ne te manque plus que la connétablie !
LE COMTE, plaisamment.
Sois sûr que, pour me plaire, on l’aurait rétablie !
Continuant.
Or, la veille, on m’avait trahi chez Marion :
Il me fallait quand même une distraction.
Je la vis en venant dans ma gentilhommière
Me mettre au vert pendant la saison printanière.
Je pars à l’instant même. À Nantes, vingt discours
M’apprennent ton passage. On dit que ton parcours
T’amène par ici ; que tu n’as, comme avance,
Que peu d’instants sur moi ; que, selon l’apparence,
Je pourrai te rejoindre avant d’être arrivé
À destination. Je brûle le pavé.
J’arrive : tes amis, restés dans le village,
Me font savoir le but de ton pèlerinage.
J’abandonne ma femme, et j’accours. Et voilà !
Reprenant plaisamment.
Hein ! la narration que je t’ai faite là
Est-elle assez rapide et comme, en rhétorique,
On nous en demandait, dans la noire boutique
Où pendant trop longtemps nous fûmes écoliers ?
MOLIÈRE, plaisamment aussi.
Les maîtres en discours ne sont que des bacheliers
Auprès de toi, mon cher !
Reprenant, simplement.
Merci de ta poursuite !
Merci du fond du cœur !
LE COMTE.
Maintenant, tout de suite
Je t’emmène chez moi, mon ami Poquelin...
Je veux dire Molière ! Ainsi donc tu mis fin
Au nom de tapissier pour un nom de théâtre,
Presque illustre déjà ?
MOLIÈRE.
Si je m’opiniâtre,
Crois-moi, dans un chemin si pénible à gravir,
C’est la vocation...
LE COMTE, interrompant de la voix et du geste.
Tu parles à ravir ;
Mais, je t’arrêterai ; car, tout à l’heure, à table,
Le moment pour causer sera plus convenable.
Allons, vite !
MOLIÈRE.
À l’instant ; mais il te faut savoir
Qu’ici même, mon cher, j’achevais par devoir
Une pièce touchante et que ton équipée
Avant son dénouement l’a brusquement coupée.
Souffre donc...
LE COMTE, interrompant.
Une pièce ! Ah ! ah ! nous allons voir !
MOLIÈRE.
Et tu vas l’applaudir !
À Mathurin et à Françoise.
Ainsi le désespoir
De vos pauvres enfants va se changer en fête ?
Au plus tôt, n’est-ce pas ? leur union s’apprête ?
C’est convenu ?
Entre vivement, par la droite, le Bailli.
Scène XI
LOUISETTE, MOLIÈRE, MADELEINE, JEAN, MATHURIN, FRANÇOISE, LE COMTE, LE BAILLI
LE BAILLI, avec joie.
Merci ! j’ai donc trouvé, mon Dieu !
MOLIÈRE, à part.
Ô pauvre dénouement !
LE BAILLI, au comte.
Je vous cherche en tout lieu,
Monseigneur notre comte !
LE COMTE, avec hauteur.
Et que me veut cette bête ?
LE BAILLI, à part.
Celui-là, c’est le vrai, car il est malhonnête !
Haut, humblement.
Je suis votre bailli ; je venais vous offrir...
LE COMTE, interrompant.
Quoi donc ? Achève vite ! ou prends garde d’aigrir
Toute ma belle humeur !
LE BAILLI, s’empressant, solennellement.
Comme, après la nuit sombre,
On voit naître l’aurore...
LE COMTE, interrompant.
Assez ! Je suis du nombre
De ceux qui n’aiment pas moutarde après dîner.
Ta harangue a tardé : tu peux la rengainer !
MOLIÈRE, au comte.
D’autant mieux, cher ami, qu’elle est déjà connue,
Ayant ici fêté mon humble bienvenue.
LE COMTE, à Molière.
Que me dis-tu donc là ?
MOLIÈRE.
Qu’avant toi j’eus l’honneur
De ce discours brillant ; que j’en sais la teneur.
LE COMTE, avec une feinte gravité.
Tudieu ! comment cela Toi, Molière, faussaire !
Tu faisais le seigneur ! oh ! criminelle affaire !
Ces hommages pour moi, tu les volais !
MOLIÈRE.
Pour toi ?
Le vrai, c’est qu’ils n’étaient ni pour toi ni pour moi,
Mais bien pour Henri-Quatre.
LE COMTE.
Ah ! bah !comment !
MOLIÈRE.
La preuve
C’est qu’ils ont rappelé sa promesse, un chef-d’œuvre
La poule au pot fameuse !
LE COMTE, riant.
Oh ! je rirai dix ans !
MOLIÈRE, avec intention.
De ceux qui l’attendaient ?
Reprenant.
Ça ! depuis trop longtemps
Tous ces sots quiproquos retardent de ma pièce
Le dénouement prévu !
À Mathurin et à Françoise.
De nouveau je m’adresse
À vos cours de parents ! Commandez en deux mots
À nos désespérés de cesser leurs complots !
Vous fûtes bien heureux quand, dans votre jeunesse,
On sut vous marier, bénir votre tendresse :
Unissez-les bien vite, afin qu’eux, à leur tour,
Ils en fassent autant pour leurs enfants un jour !
MATHURIN.
Tout ça, c’est bel et bon ! Pour entrer en ménage,
Il n’a jamais suffi de tendre au badinage :
Il faut quelques écus.
FRANÇOISE.
Ces enfants-là n’ont rien !
LE COMTE.
C’est un léger détail, et, si vous voulez bien,
Je pourrai m’en charger.
MATHURIN, s’inclinant.
Monseigneur !...
FRANÇOISE, de même.
Notre reconnaissance...
LE COMTE.
Attendez donc un peu pour que votre espérance
Ne soit pas trompée !
À Louisette, à qui il fait signe d’approcher.
En dot, ma belle enfant,
Tirant sa bourse et la lui offrant.
Prenez ces cent écus !
MOLIÈRE, au comte, en lui serrant la main.
Dénouement triomphant.
LE COMTE.
Tu vois que, par moment, je puis être confrère !
LOUISETTE, émue, au comte.
Pardonnez, monseigneur ; mais, quand on désespère
Et qu’on se trouve heureuse ainsi subitement...
LE COMTE, interrompant.
Votre bonheur s’exprime assez éloquemment
Dans votre doux regard, pour que mon humble offrande
Vingt fois me soit payée !
LOUISETTE, à Jean, avec reproche.
Il faut qu’on vous commande !
Remerciez aussi !
JEAN, s’avançant et saluant le comte.
C’est avec grand plaisir...
LE COMTE, interrompant.
Très bien !
JEAN, à Louisette.
Si vous saviez ! Toujours mon seul désir
Fut d’être votre époux !
LOUISETTE.
Ce n’est pas votre faute
Si je puis le savoir !
Ils se pressent les mains.
LE COMTE, à Molière.
Maintenant, mon cher Plaute,
Qui n’auras pas de meule à tourner, je le crois,
Laissons à leur bonheur ces heureux villageois.
MADELEINE, à part.
Est bien qui finit bien !
À Molière.
Monseigneur vous invite ;
Mais vos amis et moi...
LE COMTE, interrompant et s’inclinant.
Madame, je mérite
Cette dure leçon pour n’avoir pas d’abord
Lui baisant les mains.
Su vous baiser les mains ; mais à tout mon grand tort
Vous ne pourrez vouloir me laisser en pâture !
Il lui offre son bras.
MADELEINE, le prenant et se dirigeant lentement, avec lui, vers la droite.
On ne peut plus gaîment guérir une blessure !
LE BAILLI, à lui-même.
Moi seul, je serai donc sans consolation !
MOLIÈRE.
Non pas, mon cher bailli ! Dans votre affliction,
Vous pourrez vous distraire en venant nous entendre
Au château dès demain.
LE BAILLI.
Plutôt aller me pendre !
Je suis assez joué !
MOLIÈRE, à lui-même, en suivant lentement le comte et Madeleine.
Moi, je suis plus heureux !
J’ai trouvé mon sujet : le Dépit amoureux.