Mademoiselle Marguerite (Félix-Auguste DUVERT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Vaudeville en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 2 février 1832.
Personnages
BOISSEAU
GIFFLARD
BOUGINIER, clerc d’huissier
MADAME BOISSEAU
ANGÉLIQUE, sa fille
La scène se passe à Paris, chez M. Boisseau.
Le théâtre représente une antichambre. Au second plan, à gauche du spectateur, une porte donnant dans la chambre à coucher : au fond, également à gauche, l’entrée d’un cabinet servant de fruitier ; au milieu, une porte donnant à l’extérieur. À droite, au premier plan et en saillie sur la scène, une petite cuisine vitrée, le fourneau adossé du côté de l’avant-scène, et la porte d’entrée donnant sur le théâtre ; au fond de la cuisine, et faisant face au spectateur, sont suspendues des casseroles, etc. ; sur une planche appliquée à ce mur sont placées des bouteilles, des assiettes, un sucrier et divers petits paquets. À gauche, une table et tout ce qu’il faut pour écrire. Les fourneaux sont allumés et plusieurs casseroles sont sur le feu.
Scène première
MADAME BOISSEAU, occupée près des fourneaux
Quel ennui ! quel tracas ! du monde à dîner ; un petit bal ce soir ; ma fille qui doit jouer un proverbe dans le salon ; et pas de bonne... c’est vraiment désolant...
Elle appelle.
Angélique ! Angélique !
Scène II
ANGÉLIQUE, MADAME BOISSEAU
ANGÉLIQUE, accourant et venant de la chambre à gauche.
Maman !
MADAME BOISSEAU.
Eh bien ! ma fille, t’estu occupée de tout préparer ? As-tu disposé ta toilette ?
ANGÉLIQUE.
Oui, ma petite maman ; mais on n’a pas encore apporté mon costume de hussard, pourvu qu’il m’aille bien ! mais il m’ira bien, j’en suis sûre.
Air du Vaudeville de Partie et Revanche.
Pour faire un parfait militaire
N’ai-je donc pas tout ce qu’il faut ?
J’aurai l’air dur, sombre et sévère,
L’œil terrible et le verbe haut. (bis.)
Jurant et lançant le blasphème,
Le sabre en main, oui, je veux tout oser ;
Mais j’ai bien peur de partager moi-même
La terreur que je vais causer. (bis.)
Mais tu ne sais pas ce qui me contrarie beaucoup ? c’est que mon père ait invité toute la famille Bernard à notre représentation ; il était convenu qu’il n’y aurait que mes camarades de pension, quelques voisines, mais pas un homme, excepté mon père.
MADAME BOISSEAU, à part.
Encore, de ce côté, il fait tout au plus exception.
ANGÉLIQUE.
Et voilà que je vais me trouver devant tous les Bernard !... En vérité, si ce n’était pas aujourd’hui la Saint-Médard, la fête de mon père, je crois que je renoncerais à la partie.
MADAME BOISSEAU, avec mystère.
Ton père a eu ses intentions pour inviter les Bernard ; il a des projets.
ANGÉLIQUE.
Quels projets ?
MADAME BOISSEAU.
Il médite un mariage entre toi et M. Célestin Bernard, l’aîné des fils ; tu sais ? le commis-voyageur.
ANGÉLIQUE, vivement.
Comment ? mais je ne peux pas le sentir.
MADAME BOISSEAU.
Je le sais bien, puisque tu en aimes un autre.
ANGÉLIQUE, étonnée.
Un autre ?
MADAME BOISSEAU.
Eh oui, crois-tu que je ne m’en sois pas aperçue ; mais, va ! sois tranquille, je ne contraindrai pas ton inclination ; ton père aura beau faire...
ANGÉLIQUE.
Mais, maman, croyez-vous vraiment que...
MADAME BOISSEAU.
Je te dis que tu aimes quelqu’un ; j’en suis sûre.
ANGÉLIQUE.
Mais qui donc ?
MADAME BOISSEAU.
Cherche.
ANGÉLIQUE, après un moment de réflexion.
Est-ce que vous voulez dire ce petit clerc d’huissier à qui je n’ai jamais parlé ?
MADAME BOISSEAU.
Quel clerc d’huissier ?
ANGÉLIQUE.
Ce petit jeune homme d’en face, qui me suivait toujours quand je sortais avec ma bonne, et qui, pour me forcer à le regarder, soufflait dans un harmonica.
MADAME BOISSEAU.
Le joli moyen !... fi donc ? un clerc d’huissier !... jolie perspective !
ANGÉLIQUE.
Aussi, je suis bien loin d’y songer.
MADAME BOISSEAU.
Celui que tu aimes, Angélique... je le connais ; ne cherche pas à dissimuler... d’ailleurs, c’est un homme bien conservé, un beau brun.
ANGÉLIQUE.
Un brun !... Ah ! celui que je vois quelquefois chez ma tante, et qui vous a dit qu’on nous prendrait pour les deux sœurs ?
MADAME BOISSEAU.
Juste ! M. Gifflard, enfin...
ANGÉLIQUE.
Mais, maman...
MADAME BOISSEAU.
Oui, ma fille, c’est M. Gifflard que tu aimes. J’approuve ton inclination. Et lui non plus n’a pas été insensible...
ANGÉLIQUE.
Vraiment ?
MADAME BOISSEAU.
Il t’adore, il me l’a dit... et quel mari !... un marchand de chevaux, l’un des plus riches marchands de chevaux de la Normandie ; avec un mari comme ça une femme a bientôt voiture.
ANGÉLIQUE, avec joie.
Vous croyez ?... j’aurais voiture ?...
MADAME BOISSEAU.
Ah ! je savais bien que tu l’aimais, mais rassure-toi, lui aussi doit venir ce soir... Ainsi ton père aura beau pousser son Célestin Bernard...
D’un air d’autorité.
Contrarier l’inclination de mon enfant ! désunir deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre ! non, non, M. Boisseau !...
ANGÉLIQUE.
Ah ! ce serait bien mal.
MADAME BOISSEAU.
Air : Ah ! si madame me voyait.
Ne crains rien ! je veux te prouver
Que sur toi veille ma tendresse.
Non ! un époux de cette espèce
De chagrins viendrait t’abreuver ;
De ce malheur je veux te préserver !
Si tu savais comme il est difficile
De vivre heureuse et de chasser l’ennui,
Auprès d’un sot, d’un imbécile !
À part.
Dieu ! je compromets mon mari.
Haut.
Grâce au ciel ! je ne le sais pas, moi... mais voyez ! des larmes dans ses yeux !... console-toi ! va, tu épouseras M. Gifflard.
ANGÉLIQUE.
Ah ! maman, que vous êtes bonne !
MADAME BOISSEAU.
Mais, à propos de bonne... et celle que madame Vergeois doit nous envoyer, qui n’arrive pas, et notre dîner ! notre soirée !
Air : Je saurai bien le faire marcher droit.
Un mariage, un spectacle, un repas ;
Pour le service, hélas ! n’avoir personne !
Je dois ici me montrer mère et bonne ;
Ah ! sur ma foi, je n’y suffirai pas !
Ma chère enfant, sois tranquille, crois-moi,
Ah ! quel époux je te destine !
Pour ton bonheur je veillerai sur toi,
Et toi, veille sur la cuisine. (bis.)
ENSEMBLE.
Un mariage, etc.
ANGÉLIQUE.
Un mariage, un spectacle, un repas !
Cela n’a rien, je crois, qui vous étonne ;
S’il faut ici vous montrer mère et bonne,
Ah ! les moyens ne vous manqueront pas.
Angélique reste pensive.
Scène III
BOUGINIER, qui a entr’ouvert la porte du fond, ANGÉLIQUE
BOUGINIER, à part.
Pas de bonne ? bon, elle est seule. Heureux Bouginier ? fortuné clerc d’huissier que tu es !
ANGÉLIQUE.
C’est drôle ! dire que j’aimais quelqu’un et que je ne m’en doutais pas. Au fait, maman doit le savoir mieux que moi ; c’est bien le cas de dire comme la chanson que l’amour vient sans qu’on y pense.
BOUGINIER, à part.
Et par la porte du fond, encore.
ANGÉLIQUE.
Ainsi donc, j’aime.
BOUGINIER, à part.
Elle aime !... Voici le moment de m’annoncer.
Il souffle dans son harmonica.
ANGÉLIQUE, effrayée.
Ah ! mon Dieu !
BOUGINIER, s’avançant tout à coup.
N’ayez pas peur !
ANGÉLIQUE, tremblante.
Que demandezvous, monsieur ? Vous m’avez effrayée...
À part.
Tiens, c’est ce petit clerc.
BOUGINIER.
C’est que j’ai soufflé trop fort. Vous avez peut-être cru que c’était un chat... non ! c’était moi.
ANGÉLIQUE.
Mais qui êtes-vous, monsieur ?
BOUGINIER.
Qui je suis ? Je sais que j’ai le plaisir de m’adresser à la charmante Angélique Boisseau, fille de M. Médard Boisseau, ancien quincaillier, dont c’est aujourd’hui la fête, et de mademoiselle...
ANGÉLIQUE.
Mais, monsieur, je ne vous demande pas qui je suis, je vous demande qui vous êtes.
BOUGINIER.
Qui je suis ?... Je me nomme Alcide-Hector Bouginier, fils de Claude Bouginier, ancien brasseur, et d’Élisabeth Vergeois. Je suis pour le présent clerc chez M. Lopineau, huissier en face... voilà mon état civil ; et je suis l’homme le plus amoureux de l’Europe : voilà mon état moral.
ANGÉLIQUE.
Mais, monsieur, enfin que voulez-vous ?
BOUGINIER, avec force.
Vous, en légitime mariage.
Angélique fait un mouvement de surprise.
Pourquoi ce geste ? un clerc d’huissier, quand il a de l’éducation et qu’il est couvert proprement, n’est ma foi pas une chose disgracieuse.
ANGÉLIQUE, avec embarras.
Monsieur !
BOUGINIER, d’un air fin.
Écoutez, belle Angélique, avez-vous remarqué un jeune homme, pas très laid de figure, et qui vous suivait partout en jouant de l’harmonica, que même votre papa a dit un jour sur le boulevard, et tout haut, en le regardant : Je crois que c’est un mouchard.
ANGÉLIQUE.
Sans doute, monsieur, je n’ai pu m’empêcher de remarquer ce...
BOUGINIER.
Eh bien ! ce jeune homme, c’est moi ; cet harmonica, le voici.
Nouveau mouvement de surprise d’Angélique.
Ça a l’air de vous étonner ? pourquoi ?
Air du vaudeville du Maître du Château.
Selon son gré chacun peint son délire,
Mille chemins mènent au même but ;
Les anciens preux se servaient d’une lyre,
Les troubadours jadis pinçaient le luth.
Ne croyez pas au moins que je sois chiche ;
Mais c’est bien cher tous ces instruments-là.
Le clerc d’huissier, aussi tendre et moins riche,
Le clerc d’huissier n’a qu’un harmonica.
Le clerc d’huissier, aussi tendre et moins riche,
Soupire, hélas ! dans un harmonica.
Après la ritournelle, il pose la main sur son cœur, et souffle dans l’instrument dont il tire un son faux et prolongé.
Ce n’est pas tout ; j’écris votre nom sur tous les murs de la banlieue. On lit partout : Bouginier aime Angélique, avec des cœurs enflammés et une foule d’attributs tragiques ; bien plus, j’écris votre nom jusque sur l’écorce des arbres, croiriez-vous ça ? Voyez où mène la passion ; pour vous je dégrade les bois de l’État ;
Avec horreur.
je commets un délit forestier.
ANGÉLIQUE.
Est-il possible ?
BOUGINIER, tendrement.
Ah ! belle Angélique parole d’honneur, quoique ce soit une dénomination qui n’aille plus à un chrétien, je voudrais m’appeler Médor.
ANGÉLIQUE.
Eh bien, M. Bouginier !
BOUGINIER, d’un ton caressant.
Angélique ! appelez-moi Médor.
ANGÉLIQUE.
M. Bouginier...
BOUGINIER.
Eh bien ! appelez-moi Bouginier ; mais Bouginier tout court, c’est plus doux.
ANGÉLIQUE.
Je suis... je suis touchée de vos attentions... Oui ! je veux croire que...
BOUGINIER, avec feu et s’éloignant d’elle.
Comment ? vous voulez croire... mais c’est dubitatif ce que vous me dites là...
ANGÉLIQUE.
Mais je dois vous parler avec la même franchise.
BOUGINIER, se rapprochant.
Ah ! oui, parlez-moi, parlez-moi avec la même franchise.
ANGÉLIQUE.
Je vais me marier.
BOUGINIER.
Ça m’est, parbleu ! bien égal.
ANGÉLIQUE.
Aujourd’hui même...
BOUGINIER, sans l’écouter.
Ça m’est égal.
ANGÉLIQUE.
On me présente mon futur.
BOUGINIER.
Qu’est-ce que ça me fait ?
ANGÉLIQUE.
Un jeune homme que j’aime.
BOUGINIER, ému.
Il n’est pas possible.
ANGÉLIQUE.
Que j’aime éperdument.
BOUGINIER, consterné et à part.
C’est une cheminée qui me tombe sur la tête...
ANGÉLIQUE.
J’ai dû vous le dire ?
BOUGINIER, d’un air résolu.
Eh bien ! je m’en moque... celui que vous devez épouser, je le connais, c’est Célestin Bernard, un maigre, qui a un œil plus grand l’un que l’autre.
ANGÉLIQUE.
C’est lui que mon père me destine.
BOUGINIER.
Un malheureux qui a des vices extrêmement variés ; qui joue, qui boit... un malheureux qui a plus de prises de corps sur la tête que je n’ai de cheveux sur le dos ;
Se reprenant.
je veux dire, qui a plus de prises de corps sur le dos que je n’ai de cheveux sur la tête. Il aura de mes nouvelles ce soir.
À part.
Tu auras de mes nouvelles ce soir, toi !
ANGÉLIQUE.
Mais ce n’est pas lui que j’aime. Mon père a beau le protéger, je n’épouserai que celui que maman me donne, M. Gifflard.
BOUGINIER, vivement.
Qui ça Gifflard ?
ANGÉLIQUE.
Un marchand de chevaux.
BOUGINIER, riant amèrement.
Ah ! Dieu ! s’il est possible ! un exécrable maquignon, à qui le diable puisse-il tordre le cou, à lui et à ses cheveux !
ANGÉLIQUE.
Ah ! mon Dieu !
BOUGINIER, d’un air de dégoût.
Justice divine ! un Bernard ! un Gifflard ! votre père vous unirait à deux êtres pareils !!! Fi donc ? ça fait lever le cœur, rien que d’y penser.
ANGÉLIQUE, remontant la scène.
Mais pardon, Monsieur, je ne puis entendre...
BOUGINIER, lui saisissant le bras et la ramenant.
Encore un mot...
ANGÉLIQUE.
Qu’espérez-vous ?
BOUGINIER.
Mettre des bâtons dans les roues de votre père.
ANGÉLIQUE.
Comment ça ?
BOUGINIER.
Partons d’un principe. Votre père... (ça n’ôte rien à sa moralité ni aux droits qu’il peut avoir à l’estime, de ses concitoyens), on a tiré un feu d’artifice le jour de sa naissance, n’est-ce pas ?
ANGÉLIQUE, naïvement.
Je n’ai jamais entendu parler de cela.
BOUGINIER.
C’est une manière d’établir que l’invention de la poudre est antérieure à lui.
ANGÉLIQUE.
Je ne comprends pas.
BOUGINIER.
Ça ne fait rien. Écoutez moi, Angélique ! le père, la mère, Bernard, Gifflard, et vous, je me moque de tout.
ANGÉLIQUE.
Monsieur !...
BOUGINIER, s’animant de plus en plus.
Je me moque de tout ! je n’écoute rien ! vous serez madame Bouginier, ou j’y perdrai mon nom. Si on me chasse par la porte je reviendrai par la fenêtre ; si on me chasse par la fenêtre, je reviendrai par la cheminée ; si on me chasse par la cheminée, je reviendrai par la porte ; si on me rechasse par la porte, je reviendrai par la fenêtre, et puis toujours comme ça, toujours comme ça. Je serai toujours sur vos pas
D’un air furieux et menaçant.
je vous suivrai nuit et jour comme une ombre légère, et si jamais vous êtes deux fois 24 heures sans me voir ou sans entendre le son de ce que vous savez bien, vous pourrez dire : Bouginier n’est plus !
D’une voix étouffée, et s’efforçant de crier.
Voilà mon caractère ! adieu !
Il remonte la scène.
ANGÉLIQUE.
En vérité, Monsieur, vous m’effrayez.
BOUGINIER, redescendant la scène.
Voilà mon caractère !
Il sort brusquement.
Scène IV
ANGÉLIQUE, seule
Par exemple ! s’il osait s’attacher à mes pas, comme il dit, ce serait bien incommode ! Mais ce pauvre jeune homme !... c’est qu’il a vraiment l’air de m’aimer, quoiqu’il soit un peu singulier dans ses manières et moi qui en adore un autre, à ce que dit maman ! Quel embarras ! mon dieu ! mon dieu ! Ça suffit pour me rendre triste toute la journée ; et puis jouez donc la comédie, quand vous avez une grande passion dans le cœur d’un côté, et un amoureux qui vous menace de mourir, de l’autre.
Scène V
MADAME BOISSEAU, BOISSEAU, entrant par la gauche, ANGÉLIQUE
MADAME BOISSEAU.
Interrogez-la vous même, M. Boisseau, et vous verrez si j’exagère.
BOISSEAU.
Comment, ma fille, tu avais conçu de l’amour pour quelqu’un et tu le cachais à tes parents ?
MADAME BOISSEAU.
La pauvre enfant ! elle renfermait son tourment dans son cœur...
À part.
elle tient de moi.
BOISSEAU.
Ainsi donc, tu aimes ?
ANGÉLIQUE, les yeux baissés.
Oui, mon père ?
BOISSEAU.
Sérieusement ?
MADAME BOISSEAU.
Allons ! vous allez la faire pleurer, à présent ; en vérité ; vous êtes d’une brutalité...
BOISSEAU.
Madame Boisseau ! je peux bien interroger mon enfant la législation m’y autorise.
À Angélique.
Quel est le nom de ce jeune homme !
MADAME BOISSEAU, avec aigreur.
D’abord ce n’est pas un jeune homme.
BOISSEAU.
Ma fille, alors, quel est le nom du vieillard dont vous êtes éprise ?
ANGÉLIQUE.
Comment ? un vieillard ! mais pas du tout !
BOISSEAU.
Passons sur l’âge ! quel est son nom ?
ANGÉLIQUE, cherchant.
C’est monsieur... monsieur... un nom tout drôle...
MADAME BOISSEAU.
Gifflard.
ANGÉLIQUE, vivement.
C’est ça, Gifflard !
BOISSEAU.
Gifflard ! quel nom absurde ! si je m’appelais comme ça, je serais humilié au dernier point. Je ne le connais pas ; enfin malgré ça, tu l’aime ?
ANGÉLIQUE.
Oui, mon père !
BOISSEAU.
C’est fâcheux.
MADAME BOISSEAU.
Et pourquoi cela ?
BOISSEAU.
Parce que ma parole est donnée à Célestin Bernard ; parce que c’est aujourd’hui ma fête, et que je ne pense pas que le jour de ma fête on veuille me faire passer pour un... pour un homme sans aucune espèce de...
Il cherche longtemps et ne trouve pas le mot.
Enfin n’importe. Angélique s’essuie les yeux.
MADAME BOISSEAU.
Il s’agit bien de fête, quand vous faites pleurer votre fille, regardez !
BOISSEAU.
Elle ferait bien mieux d’aller essayer son costume qu’on vient d’apporter.
ANGÉLIQUE, gaiement.
On vient de l’apporter ? ah ! tant mieux. Est-il joli ? quel bonheur ! où est-il ? où est-il ?
BOISSEAU.
Dans la chambre.
ANGÉLIQUE.
J’y cours ! quel bonheur ! quel bonheur ! j’ai mon costume.
Elle sort en courant par la porte à gauche.
Scène VI
MADAME BOISSEAU, BOISSEAU
BOISSEAU, regardant avec étonnement du côté par lequel Angélique est sortie.
Eh bien ! mais elle ne me fait pas l’effet d’être bien.
Il cherche le mot.
elle n’a pas l’air d’être profondément...
Même jeu.
enfin, n’importe !
MADAME BOISSEAU.
Pauvre enfant ! la douleur qu’on dissimule n’en est que plus dangereuse.
En entrant dans la cuisine.
J’aurai une peine infinie à arranger ce mariage-là.
BOISSEAU.
Vous voilà encore à la cuisine ?... ah ! ça, nous n’aurons donc jamais cette bonne ?
MADAME BOISSEAU.
Madame Vergeois m’a promis de m’en envoyer une aujourd’hui, une fille honnête...
BOISSEAU.
C’est à-dire laide.
MADAME BOISSEAU.
Pourvu que vous n’alliez pas encore la renvoyer comme l’autre, sans motif.
BOISSEAU.
Sans motif ? une fille que j’envoie chez le pharmacien acheter de quoi purger mes trois caniches, et qui ne sait pas ce qu’elle a fait du paquet ?... Vous voulez que je garde chez moi un être pareil ? Et puis elle était maigre comme une arête de brochet. Je n’aime pas avoir devant les yeux une bonne maigre. J’aime mieux une commère solide, fringante... qui réjouit la vue...
MADAME BOISSEAU.
C’est ça qui ait de grosses mains, de gros pieds, et des moustaches, n’est-ce pas ?
BOISSEAU.
Ma foi, oui !... j’aime les luronnes, moi ; j’adore les luronnes ; une bonne gaillarde : j’aime mieux lui donner 50 fr. de plus.
Air : du vaudeville du Jour des noces.
Oui, la maigreur dirigeant ma cuisine,
C’est un non-sens, et je le dis tout haut,
Cinquante écus pour une maigre échine,
Assurément, c’est bien plus qu’il ne faut.
Pour deux cents francs j’aurais une servante
D’un embonpoint presque satisfaisant ;
Mais quand je vais jusqu’à deux cent cinquante,
J’en veux avoir au moins pour mon argent.
MADAME BOISSEAU.
Fi ! vous devriez rougir ; vous êtes un homme matériel...
On entend la voix de Bouginier.
Mais on vient, Voyez donc qui c’est.
Boisseau va ouvrir la porte du fond, Madame Boisseau est auprès des fourneaux.
Scène VII
MADAME BOISSEAU, BOISSEAU, BOUGINIER, vêtu en fille de campagne, déshabillé complet de cotonnade rouge, fichu d’indienne en dedans, tablier bleu avec pièce d’estomac, haut bonnet de Normande, bas de coton bleu
Il porte une malle sur l’épaule, un sac de nuit et une lettre à la main.
BOUGINIER.
Madame Boisseau, s’il vous plait ?
BOISSEAU.
C’est ici, ma belle enfant ; que désirez-vous ?
BOUGINIER.
C’est une lettre de la part de madame Vergeois.
MADAME BOISSEAU, accourant.
De madame Vergeois ? bon ! bon ! Ah ! c’est vous, mon enfant ? donnez !
Elle prend la lettre.
vous avez servi chez madame Vergeois ?
BOUGINIER, posant la malle sur une chaise et le sac à terre.
Moi, Madame ? lisez la lettre.
BOISSEAU, à part, l’examinant avec attention.
Quelle charpente !
MADAME BOISSEAU, tout en lisant la lettre.
Ah ! non ! c’est chez madame Bertrand.
BOUGINIER.
Qui, chez madame Bertrand.
MADAME BOISSEAU, lisant toujours.
On me dit du bien de votre moralité.
BOUGINIER.
Oh ! madame ! quant à ça...
BOISSEAU.
Tant mieux ! je tiens beaucoup à la moralité. Qu’es-ce que nous savons faire ? Voyons, petite commère !
BOUGINIER, d’un air timide.
Dam ! Monsieur...
Air : Je sais attacher des rubans.
Je sais étriller les chevaux,
Je sais conduire une voiture,
Je sais dénicher les oiseaux,
Je sais un peu d’agriculture,
Je sais préparer les anchois,
Je sais traîner une brouette,
Je sais frotter, je sais fendre du bois
Et jouer de la clarinette.
Pendant la ritournelle il remue les doigts comme s’il jouait de la clarinette.
BOISSEAU, à sa femme.
Cette fille a des talents au-dessus de son état.
MADAME BOISSEAU.
Eh bien ! oui, mais... et la cuisine ?
BOUGINIER.
Oh ! la cuisine, c’est mon fort, je l’aime beaucoup, d’abord...
BOISSEAU.
À la bonheur ! je disais aussi : Ce n’est pas le tout que d’avoir des tatalents d’agrément.
BOUGINIER.
Fendre du bois ! il appelle ça un talent d’agrément !
MADAME BOISSEAU.
Enfin, savez-vous coudre, broder ? Connaissez-vous la toilette ?
BOUGINIER.
Si je connais la toilette ?
MADAME BOISSEAU.
Oui, pourriez-vous au besoin servir de femme de chambre ?
BOUGINIER.
Oh ! très bien ! parbleu !
BOISSEAU, à part.
Tiens ! elle jure ! oh ! c’est délicieux ! j’adore les femmes qui jurent.
MADAME BOISSEAU.
En ce cas, vous allez aider ma fille à s’habiller.
BOUGINIER, vivement.
Oui, oui, où ça ? où ça ?
Il s’élance rapidement vers la chambre à gauche et disparaît entièrement ; Madame Boisseau court après lui et le ramène par le bras.
MADAME BOISSEAU.
Mais non ! non ! Eh mais, c’est un poisson que cette fille-là... Tenez, réflexions faites, une nouvelle figure... ma fille ne vous connaît pas... j’y vais moi-même ; occupez-vous de la cuisine.
Elle rentre dans la cuisine avec Bouginier.
Vous voyez, tout est préparé, tout est en train, il n’y a plus qu’à surveiller. Il faudra saler la gibelotte et mettre des épices dans les épinards ; il y atout ce qu’il faut sur la planche ;
Lui indiquant le fond de la cuisine.
votre chambre est là, au fond.
BOUGINIER.
Ah ! ma chambre est là au fond ? bien !
MADAME BOISSEAU.
Quant au dessert, vous trouverez des fruits sur les rayons dans ce cabinet,
Elle indique la porte du fond à gauche.
vous n’avez plus qu’à faire les œufs à la neige.
BOUGINIER.
Oh ! très bien ! rien de plus facile ? mais il y a plusieurs manières d’établir l’œuf à la neige.
MADAME BOISSEAU.
Eh ! mon Dieu ! la manière la plus simple...
BOUGINIER.
J’entend parfaitement. Alors c’est tout bonnement à l’italienne... on met les œufs dans une poêle...
MADAME BOISSEAU.
Non, dans une casserole, et puis vous battez, vous battez...
BOUGINIER.
Vous battez, vous battez, tant que vous pouvez, c’est ce que nous appelons œufs à la neige, à l’italienne. Et puis vous y ajoutez ?...
MADAME BOISSEAU.
Vous trouverez tout ça sur la planche.
BOUGINIER.
Oh ! alors, très bien !
À part.
C’est un peu vague.
MADAME BOISSEAU.
Je vois que nous nous entendrons parfaitement. Je vais aider ma fille à sa toilette, et m’habiller ensuite. Vous devriez en faire autant, M. Boisseau ; car vous n’êtes pas présentable.
BOISSEAU, regardant Bouginier d’un air satisfait.
Je vais m’habiller !... quelle magnifique carrure, des pieds... à dormir debout !
À Madame Boisseau.
Je vais m’habiller.
MADAME BOISSEAU.
Comment vous appelle-t-on ?...
BOUGINIER.
Marguerite.
MADAME BOISSEAU.
Eh bien ! Marguerite, je vous laisse ; si quelqu’un vient, vous m’appellerez.
Elle sort par la gauche.
BOUGINIER.
Oui, madame.
BOISSEAU, frappant doucement sur la joue de Bouginier.
Grosse boule !
À part.
elle me va... beaucoup, mais beaucoup !...
Air : du Dieu et la Bayadère.
ENSEMBLE.
Je puis compter d’avance.
Sur ta docilité,
Sur ton intelligence
Et sur ta probité.
BOUGINIER.
On peut compter d’avance, etc.
BOISSEAU, à part.
Ah ! plus je la regarde,
Plus je suis entraîné...
Ravissante gaillarde !
Quelle taille !... et quel nez !...
ENSEMBLE.
Je puis compter d’avance, etc.
BOUGINIER.
On peut compter d’avance, etc.
Boisseau sort par la porte à gauche.
Scène VIII
BOUGINIER, seul, marchant à grands pas
En voilà une, de venette, que j’aie eue, quand il m’a tapé sur la joue ! Heureusement ma barbe est de ce matin. Enfin m’y voilà donc, je suis dans le camp... penne-mi ! D’abord, cachons ceci !
Il tire de sa poche un cuir à rasoir et le met dans la malle.
car si l’on le trouvait, ça donnerait bien à penser.
Il dénoue le sac de nuit, et en tire successivement une casquette et des bottes qu’il met dans la malle dont il en retire la clef.
Est-ce heureux qu’en sortant d’ici ce matin, j’aie rencontré cette bonne Perpétue, c’est-à-dire, non, cette bonne Marguerite, l’ancienne domestique de ma tante Vergeois ? Où êtes-vous maintenant ? que je lui dis. – Mais, qu’elle me répond ? je devais entrer aujourd’hui même chez M. Boisseau, et voilà la lettre de votre tante pour me recommander, mais j’y vais pour leur dire de ne pas compter sur moi, vu que j’ai une autre place à occuper dans le quartier... de la Maternité ; une affaire importante dont il faut que je me débarrasse avant d’entrer en maison. Alors moi, de joie, je saute et je jette un cri.
Il saute et jette un cri.
Ah ! Marguerite ne savait pas ce que ça voulait dire ; bref, je prends la lettre, j’embrasse Marguerite, je lui dis que je me charge de tout, et me voilà ! Voilà qui est téméraire à moi, à moi qui ne sais pas un mot de cuisine, d’avoir entrepris une chose aussi étonnante.
Air : de Caleb.
Tu ne sais pas, Angélique divine,
Quel procédé te rapproche de moi !
Tu ne sais pas que là, dans ta cuisine,
Est un amant hydrophobe de toi !
Tu ne vois pas, hélas ! dans Marguerite
Un clerc obscur, domestique amoureux !
Tu ne sais pas qu’un cœur d’homme palpite
Sous cette robe et sous ces gros bas bleus.
Eh bien ! et les œufs à la neige, j’allais les oublier !
Il prend la malle et la place dans la cuisine, hors de vue.
Le diable m’emporte si je sais comment m’y prendre ! je crois que je n’en ai jamais vu ; d’abord, il faut casser les œufs, je présume.
Il casse les œufs dans une casserole.
Voilà ! et puis après cela, elle m’a dit qu’il fallait battre...
Il bat les œufs avec une fourchette.
mais quand je battrais jusqu’à demain matin, ça ne sera toujours que des œufs. Mettons-y du beurre ; le beure est l’ami intime de l’œuf ;
Il met du beurre dans la casserole.
qu’est-ce que c’est que ça ?
Il tire une assiette de dessus la planche.
c’est du lard ! tiens ! mais ça peut être très bon.
Il met du lard dans la casserole.
Qu’est-ce que c’est que cette bouteille ?
Il prend une bouteille qui est sur la planche et la porte à son nez.
Ah ! quel baume ! c’est de la fleur d’orange ! je crois qu’un filet de fleur d’orange est fort agréable ;
Il verse à grands f lots une énorme quantité de fleur dans la casserole.
maintenant, laissons mijoter mes œufs à la neige, et couvrons tout ça de sucre râpé. Sont-ils gastronomes dans cette maison-ci.
Il prend le sucrier qui est sur la planche et jette du sucre dans une casserole sans regarder.
Oh ! oui, il peuvent dire : nous sommes gastronomes. Ah ! mon Dieu ! ah mon Dieu ! ! qu’est-ce que j’ai fait ? je me suis trompé de casserole, j’ai sucré la gibelotte, je suis un malheureux, je sens une sueur froide qui me parcourt généralement. Enfin !... et les épinards ! où a-t-elle mis ses épices ? c’est sans doute ça ?
Il prend un petit paquet qu’il ouvre.
oui : une poudre jaune, il y a une étiquette !
Il lit.
Jalap ! Jalap ? Je ne connais pas cette épice-là ;
Il jette tout le jalap dans les épinards.
mais on est si gourmand aujourd’hui ; on invente un tas de choses ! allons ! couvrons tout ça et ne nous en occupons plus !
Scène IX
BOISSEAU, BOUGINIER
BOISSEAU.
Psitt ! psitt !
BOUGINIER, sortant de la cuisine.
Hein !... Ah ? c’est Monsieur !
BOISSEAU.
Dis-moi... ton nom ?... Je l’ai oublié.
BOUGINIER.
Mon nom ? mon nom de fille ?
BOISSEAU.
Oui !
BOUGINIER, cherchant d’un air inquiet.
Tiens ! tiens ! Perpétue.
BOISSEAU.
Mais il me semblait...
BOUGINIER.
Non, non, Marguerite ! Ah ! je vais vous dire, c’est que je me nomme Rose-Victoire-Catherine-Anne-Félicité-Perpétue-Marguerite.
BOISSEAU.
Ah mon Dieu ! tu as dévalisé le calendrier. Eh bien ! je l’ai encore oublié.
BOUGINIER.
Ah ! ça, mais vous avez une mémoire...
Ils regardent tous deux en l’air et cherchant ensemble à se rappeler du nom.
Ah ! Perpétue !
BOISSEAU, en même temps que Bouginier.
Marguerite !
BOUGINIER, d’un air de doute.
Marguerite ?
BOISSEAU, de même.
Perpétue ?
BOUGINIER.
Oui, oui, Marguerite parbleu ! c’est ça.
BOISSEAU.
Eh bien ! Perpétue !...
BOUGINIER.
Marguerite ! nous sommes convenus de Marguerite.
BOISSEAU.
Eh bien ! Marguerite ! tu es une bonne grosse mère, je te donne ma confiance.
Il lui prend le menton ; Bouginier est effrayé.
BOUGINIER.
C’est bien à vous !
BOISSEAU.
Tiens-toi bien pour avertie. Ma fille va épouser M. Célestin Bernard, jeune homme qui a toute sorte de...
Il cherche le mot.
Enfin. n’importe ! Ma femme voudrait qu’elle prît pour mari un certain...
Il cherche le mot.
BOUGINIER.
Enfin, n’importe !
À part.
Ah ! ça, mais il ne trouve jamais le mot !
BOISSEAU.
Célestin Bernard doit venir aujourd’hui, et comme je sais que les domestiques sont naturellement bavardes, si tu dis à ma fille et à ma femme un seul mot qui ne soit pas à l’avantage de ce jeune homme, je te déclare qu’à l’instant même je te flanque à la porte.
BOUGINIER.
Ah, ah !
BOISSEAU.
Tandis que, si tu es docile, si tu es...
Il cherche le mot.
Enfin n’importe ! nous nous entendrons très bien, entends-tu, grosse joufflue ?
BOUGINIER.
Vous serez satisfait.
BOISSEAU.
Quelles mains ! comme elles sont d’un beau rouge ; on croirait voir l’enseigne d’un fabricant de gants. Oh ! vivent les Picardes pour ça, je parie que tu es Picarde !
BOUGINIER.
Mon bourgeois, je pourrais vous dire que je suis Picarde, mais ça ne serait pas vrai, je suis Norman... de.
BOISSEAU, à part.
Bien belle Normande !
BOUGINIER.
Si je me suis mise en maison, croyez que ce n’est pas pour la cupidité des deux cent cinquante francs ; mais on m’a indiqué la vôtre pour la probité... Je tiens à ma réputation et pour ce qui est de la sagesse et de la vertu...
BOISSEAU, qui l’examinait attentivement.
Tu as tout ceci très bien.
Il indique du geste le bas de son visage.
BOUGINIER, à part.
Ah ! ça, mais il m’ennuie ce vieux-là.
Haut.
Oui, mais avec toutes vos bêtises, et mes œufs à la neige ? ils peuvent brûler...
BOISSEAU.
J’ai encore à te parler. Écoute, écoute !
BOUGINIER.
Non, non, j’ai mon ouvrage.
Boisseau veut retenir Bouginier. Bouginier le repousse violemment et entre dans la cuisine.
BOISSEAU, apercevant sa femme, entre à son tour dans la cuisine, et se cache derrière Bouginier.
Ma femme !
Scène X
BOUGINIER, et BOISSEAU dans la cuisine, MADAME BOISSEAU, ANGÉLIQUE en officier de hussards
Elles entrent par la gauche.
MADAME BOISSEAU.
Il te va à ravir.
ANGÉLIQUE.
Vraiment !
MADAME BOISSEAU.
On ne te reconnaîtrait pas. Tiens ! essayes-en l’effet sur la bonne, qui ne t’a jamais vue.
ANGÉLIQUE.
Oh ! je n’oserais jamais.
MADAME BOISSEAU.
Pourquoi ça ?
BOUGINIER, bas à Boisseau.
Qu’est-ce que c’est donc que cet officier-là ?
BOISSEAU.
C’est ma fille, silence !
MADAME BOISSEAU.
Eh bien ? Marguerite, et vos œufs à la neige ?
BOUGINER.
Oh ! ça va très bien ? ça commence à prendre couleur.
MADAME BOISSEAU.
Voyons donc ?
BOUGINIER, apportant la casserole.
Voilà, madame, ça a une fameuse mine.
MADAME BOISSEAU.
Ah mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça !
BOUGINIER, tranquillement.
Des œufs à la neige.
MADAME BOISSEAU.
Ça ? mais c’est une omelette !
BOUGINIER, d’un air étonné.
Vous croyez ?
MADAME BOISSEAU, regardant plus attentivement la casserole.
Et au lard, encore.
BOUGINIER.
Dame ! à l’italienne.
MADAME BOISSEAU, allant vers la cuisine.
Mais venez donc, malheureuse fille, que je vous explique...
BOUGINIER, la retenant.
J’entends, madame veut dire œufs à la neige à la française... Sans lard, alors ?
MADAME BOISSEAU.
Mais, sans doute... où avez-vous jamais vu ?...
Elle se dispose à entrer dans la cuisine.
BOISSEAU, effrayé.
La voilà !
Il sort de la cuisine une casserole à la main.
MADAME BOISSEAU, sévèrement.
Que faisiez-vous là, M. Boisseau ?
BOISSEAU, embarrassé.
Ce que je faisais ? Ah ! vois-tu, c’est que... je venais jeter un coup d’œil sur le dîner.
Il secoue la casserole, tandis que Bouginier en fait autant de son côté.
Parce que... avec une nouvelle bonne...
MADAME BOISSEAU.
Oui, oui, je conçois que c’est pour la nouvelle bonne !
Lui prenant la casserole, et la remettant à Bouginier.
Fi ! monsieur, un homme de votre âge... Vous feriez mieux d’aller vous habiller.
BOISSEAU, d’un air soumis.
J’y vais, ma poule ; mais je vous jure que je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites à l’égard de la bonne.
MADAME BOISSEAU, en l’emmenant.
Il suffit, je m’entends, et vous devriez être honteux.
BOUGINIER, bas à madame Boisseau pendant que Boisseau s’éloigne.
Dites donc ? il m’a déjà ennuyée, monsieur votre mari.
Madame Boisseau sort.
Scène XI
BOUGINIER, dans la cuisine, ANGÉLIQUE
ANGÉLIQUE.
Maman a raison. Il faut que j’essaie l’effet de mon costume. Voyons, de la hardiesse ! hum, hum !
BOUGINIER, à part, en riant.
Elle tousse ? Oh ! c’ te charge de hussard.
ANGÉLIQUE, essayant de grossir sa voix.
Hé ! la fille.
BOUGINIER.
Voilà ! qu’est-ce que vous demandez, monsieur ?
ANGÉLIQUE.
Je demande, je demande... vous ne me connaissez pas je suis le fils de la maison.
BOUGINIER, d’un air timide.
Ah ! mon bourgeois.
À part.
Est-elle gentille comme ça ?
ANGÉLIQUE.
Elle est intimidée ; ça m’en courage.
Haut.
Quand j’étais à mon bataillon, j’avais l’habitude d’embrasser toutes les jolies filles que je rencontrais à la guerre.
BOUGINIER, à part.
Oh ! ces expressions ; elle n’y entend rien.
Haut.
Ah ! vous aviez cette habitude-là, à la guerre ?
ANGÉLIQUE.
Oui, et à présent que je suis en garnison chez mon père, je ne veux pas la perdre, mille bombes.
BOUGINIER, d’un air modeste.
Oh ! le nombre des bombes n’y fait rien, mais une fille honnête...
ANGÉLIQUE, s’approchant hardiment.
Estce que tu oserais résister à un officier de hussards.
BOUGINIER.
Il n’y a rien de si dangereux mon gros major.
Air : Garde à vous.
L’ militaire est changeant.
ANGÉLIQUE.
Allons ! point de scrupule ;
Il faut qu’on capitule.
Quand je suis assiégeant.
BOUGINIER.
Vous êtes bien exigeant,
Mon sergent.
Si vot’ main indiscrète
Touche à ma collerette,
On dénoue un cordon,
Ma vertu tiendra bon !
Angélique se détourne pour rire plus à son aise. À part.
Viens-y donc,
Viens-y donc.
ANGÉLIQUE, revenant près de lui.
Ah, ah ! petite friponne, tu me menaces.
BOUGINIER, avec pudeur.
Moi ! mon bourgeois, ah ! je vous en prie... je vous en prie...
ANGÉLIQUE, le prenant par la taille.
Allons, allons, morbleu ! il faut que je t’embrasse.
BOUGINIER, après quelques difficultés, lai saisissant tout-à-coup la tête et l’embrassant.
Mille tonnerres ! je veux bien, mon officier.
ANGÉLIQUE, effrayée et se dégageant avec peine.
Comment, eh bien, eh bien, qu’estce donc ?
Bouginier tire son harmonica de sa poche et souffle dedans.
Qu’entends-je ?
BOUGINIER, d’un air exalté.
Oui, c’est moi, Bouginier... un homme calciné par la passion... Ô Angélique ! me voilà ?
ANGÉLIQUE.
Quoi, monsieur, vous vous êtes permis... vous avez trompé mes parents ?
BOUGINIER.
C’est vrai, je me suis permis de les fourrer dedans.
ANGÉLIQUE.
Ah ! sortez, sortez, je vous en conjure.
BOUGINIER.
Vous m’en conjurez ?
À part.
Ah ! ça mais, elle m’expulse, elle m’expulse...
ANGÉLIQUE.
Votre présence ici pourrait me compromettre.
BOUGINIER, d’un ton décidé.
Eh bien, écoutez, je m’en irai ; oui, mais dites-moi, ô Angélique, dites-moi que vous n’aspirez qu’au moment...
ANGÉLIQUE.
Au moment de quoi ?
BOUGINIER, à genoux, et lui prenant la main avec passion.
Oh ! dites-moi que vous n’aspirez qu’au moment...
ANGÉLIQUE, cherchant à se dégager.
M. Bouginier, vous m’effrayez !
BOUGINIER.
C’est que j’ai la tête hors de moi, j’ai la tête hors de moi.
On entend frapper à la porte.
GIFFLARD, en dehors.
Peut-on entrer ?
ANGÉLIQUE.
On vient.
À part.
Dieu ! M. Gifflard, sauvons-nous.
BOUGINIER, se levant précipitamment.
Sauve qui peut !
Il se réfugie dans la cuisine. Angélique se sauve dans la chambre à gauche et referme vivement la porte sur elle.
Scène XII
BOUGINIER, GIFFLARD
GIFFLARD, qui a aperçu Angélique.
Bon ! on ne m’avait pas trompé, je l’ai entreperçu, mon rival, je l’ai entreperçu, ça me suffit, c’est du propre, ce n’était pas à tort qu’on m’avait z’averti qu’un homme s’était z’introduit z’ici d’une manière fallacieuse et abusive pour voir ma future ? ce n’est pas étonnant, je trouve la porte ouverte, on entre dans cette maison, à proprement parler, comme on entrerait dans le marché aux chevaux. Il faut que je m’en explique avec maman Boisseau ; tâchons seulement de n’être pas vu de papa Boisseau, qui, à ce qu’il paraît, m’abomine sans me connaître.
BOUGINIER, à part, d’un ton caverneux.
Tu es venu troubler le moment le plus flatteur de ma vie, toi, je te garde une haine.
GIFFLARD, examinant l’appartement.
Et personne dans cette maison !
BOUGINIER, sortant de la cuisine.
Que demande monsieur ?
GIFFLARD.
Ah ! voilà la bonne. Je demande madame Boisseau.
BOUGINIER, avec humeur.
Elle est sortie avec son époux.
GIFFLARD.
Tant mieux.
À part.
Il faut que j’en aie le cœur net avant de m’avancer davantage. La bonne, prêtez-moi z’une plume pour écrire un mot.
BOUGINIER, lui indiquant la table à gauche du spectateur.
Voilà.
À demi-voix.
Mon ami Pierrot.
À part.
Qu’est-ce qu’il va faire ?
GIFFLARD, en pliant sa lettre.
Du moins, par ce moyen-là, ils sauront ce qui en est.
Remettant la lettre à Bouginier.
Tenez, quand vos chefs rentreront... vous leur remettrez cette lettre, quel que soit son sexe.
BOUGINIER.
Comment ?
GIFFLARD.
J’entends, à M. ou à madame Boisseau.
À part.
Moi, je vais me poster dans la rue, et quand l’officier sortira, je le suivrai.
BOUGINIER, mettant la lettre dans sa poche.
Il suffit, j’entends justement M. Boisseau.
GIFFLARD.
M. Boisseau.
BOUGINIER.
Je vais l’avertir, qu’on le demande.
Il va dans le fond du théâtre, et disparaît un instant.
GIFFLARD.
Mais non, mais non !... Diable ! c’est que je ne veux pas qu’il sache que l’avis vient de moi... Partons, ah mon Dieu ! les voilà, juste de ce côté... Cachonsnous et guettons le moment de m’échapper !...
Il ouvre la porte du fruitier.
Qu’estce que c’est que ça ? des pommes, bon !...
Il entre dans le fruitier, et referme la porte sur lui.
Scène XIII
BOUGINIER, BOISSEAU
BOISSEAU.
Eh bien ! où est-il ce monsieur.
BOUGINIER.
En voilà une très bonne, par exemple ; il s’est évaporé ? voilà sa lettre.
BOISSEAU.
Enfin, n’importe. Il aurait dû attendre ; voyons.
Il lit.
« M. Boisseau.
Il paraît que c’est à moi qu’il écrit.
« Je crois devoir vous avertir qu’à votre insu, sans doute, un homme s’est introduit chez vous.
BOUGINIER, à part.
Ah ! mon Dieu !
BOISSEAU.
Qu’apprends-je ?
Continuant de lire.
« Il y est : on l’a vu entrer.
BOUGINIER, à part.
Dieu ! je suis trahi.
BOISSEAU, continuant de lire.
« Et tout porte à croire qu’il a des intentions criminelles sur la belle Angélique.
BOUGINIER, consterné et à part.
Où a-t-il pu savoir ça ? c’est à l’étude ; ce sont les camarades Je suis dans la position de Joseph vendu par ses clercs.
BOISSEAU, lisant toujours.
« C’est un homme capable de tout. » Un homme ici ?...
On entend un grand bruit dans le cabinet.
Qu’est-ce que c’est que ça ? Qui vive ?...
BOUGINIER, à part.
Est-ce que nous serions deux ?
Haut.
Qui vive ?
BOISSEAU, tremblant.
Air : Je reconnais ce militaire.
Qui donc ose ainsi se permettre
De pénétrer dans ma maison ?
Celui qui m’écrit cette lettre,
Je le vois, avait bien raison.
On entend des planches tomber avec fracas ; Gifflard sort du cabinet au milieu d’un déluge de poires et de pommes ; une dernière planche lui tombe sur le dos.
Scène XIV
BOUGINIER, BOISSEAU, GIFFLARD
GIFFLARD, se relevant.
Est-ce à monsieur Boisseau lui-même
Que j’ai le plaisir de parler ?
BOUGINIER, à part.
Victime de ton stratagème,
Tu ne saurais dissimuler,
Et plus moyen de reculer.
Ensemble.
BOUGINIER et BOISSEAU.
Qui donc ose ainsi se permettre
De pénétrer dans { la maison ?
{ ma
Celui qui m’écrit } de cette lettre,
Le rédacteur }
Je le vois, avait bien raison.
GIFFLARD, à part.
Ah ! je crains de me compromettre,
En me nominant dans la maison.
Grand Dieu ! cette maudite lettre
Me fera perdre la raison.
BOISSEAU.
Qui êtes-vous, monsieur. Quel motif vous porte à vous introduire dans l’intérieur de mon domicile.
GIFFLARD, embarrassé.
Mais... je... je...
À part.
L’occasion n’est pas favorable pour demander une jeune fille en mariage.
BOISSEAU.
Eh bien, monsieur.
GIFFLARD.
Je suis venu... je suis venu pour...
BOISSEAU.
Pour...
GIFFLARD, bas à Bouginier.
Es-tu bonne fille ?
BOISSEAU.
Qu’est-ce que c’est, Marguerite !
GIFFLARD, comme par inspiration.
Eh bien, oui, c’est pour Marguerite.
BOUGINIER, surpris.
Pour moi.
BOISSEAU, à part.
J’étais sûr que c’était une luronne.
GIFFLARD, bas à Bouginier.
Ne me démens pas... je te ferai un sort.
Il cherche à lui glisser de l’argent dans la main.
BOUGINIER, fièrement.
Comment, un sort, pourquoi donc est-ce que vous me chatouillez dans la main. Pourquoi donc est-ce que vous me chatouillez dans la main.
Il s’éloigne de Gifflard.
Scène XV
BOUGINIER, BOISSEAU, GIFFLARD, MADAME BOISSEAU, une lettre à la main, entrant par le fond
MADAME BOISSEAU.
C’est une horreur, une abomination ! Elle ne restera pas vingt-quatre heures ici.
GIFFLARD, à part.
Madame Boisseau !
Il se place derrière Bouginier et devant la fenêtre de la cuisine.
BOISSEAU.
Qu’est-ce qu’il y a ? voyons ! qu’est-ce qu’il y a encore ?
MADAME BOISSEAU.
Il y a... il y a... Voici une lettre de madame Vergeois. Écoutez !
À Bouginier.
Et vous aussi, mademoiselle.
BOUGINIER, à part.
Encore une lettre. Ah ça ! mais, c’est donc la boîte aux lettres que cette maison-ci ?
MADAME BOISSEAU, lisant.
« Ma chère amie, j’ai pris des renseignements sur la conduite qu’avait tenue Marguerite depuis qu’elle est sortie de chez moi.
À Bouginier.
Ceci vous regarde. « Ceux qu’on m’a donnés ne sont rien moins que favorables ; il paraît que la malheureuse...
BOUGINIER.
Comment, la malheureuse ?
MADAME BOISSEAU.
Taisez-vous.
Lisant.
« Il paraît que la malheureuse est déjà mère...
BOUGINIER, à part.
Je suis mère !...
MADAME BOISSEAU, continuant de lire.
« Et sur le point de l’être encore : voilà ce que je viens d’apprendre, et je crois devoir, etc.
BOUGINIER, feignant l’indignation.
Voilà une calomnie, par exemple ! En voilà une !...
MADAME BOISSEAU.
Et quel est-il ce beau séducteur de l’innocence ?
BOISSEAU, montrant Gifflard.
Le voilà ! du moins j’aime à le croire.
MADAME BOISSEAU.
Que vois-je, M. Gifflard ?
BOUGINIER, à part et d’un air triomphant.
Gifflard ! mon abominable rival.
Haut.
Eh bien, oui, je l’avoue. Voilà mon trompeur ; mais il m’a promis mariage.
MADAME BOISSEAU.
Mariage ?
GIFFLARD, passant près de madame Boisseau.
Ah ! madame Boisseau, pouvez-vous croire ce que... la circonstance... je venais pour... enfin...
BOUGINIER, à part et avec satisfaction.
Patauge, patauge, va ! je te précipite dans le fin fond de l’abime que tu as creusé sous toi.
BOISSEAU.
Comment, c’est là ce Gifflard que vous vouliez pour gendre, le séducteur de Marguerite, le père de ses enfants.
GIFFLARD.
Permettez, permettez ; il y a dans tout ceci cacophonie ! cette fille m’est totalement étrange. La preuve, demandezmoi son nom et je ne pourrai pas vous le dire ?
BOISSEAU.
La preuve est jolie. À l’instant ne m’avez vous pas avoué vousmême ?
BOUGINIER, d’un ton impérieux.
Dis donc, marchand de bestiaux, oseras-tu nier que tu m’as horriblement abusée en Normandie ?
GIFFLARD, le menaçant du poing.
Malheureuse, rendez grâce au sexe dans quoi la nature vous a fait naître, puisqu’on m’y force...
BOUGINIER.
Encore des mensonges... c’est un gros faux.
Criant de toutes ses forces.
C’est un gros faux !
BOISSEAU.
Au fait, au fait !
GIFFLARD.
Pardon de l’expression, je ne puis pas épouser votre file, il y a ici un amant caché.
BOISSEAU et MADAME BOISSEAU.
Un amant.
BOUGINIER, à part en allant à la cuisine.
Heureusement que je suis à l’abri du soupçon, maintenant que je suis mère.
Il chante.
Que je suis heureux d’être mère ?
MADAME BOISSEAU.
Quoi qu’il en soit, je chasse Marguerite à l’instant.
BOUGINIER.
Me chasser, ah ! mais un instant, on a huit jours, on a huit jours, je ne m’en irai pas, je ne sortirai que le vingt-six, je ne sortirai que le vingt-six !
Il entre furieux dans la cuisine, jette les assiette par terre, et après qu’il est hors de vue on entend encore briser de la vaisselle.
MADAME BOISSEAU, criant.
C’est une horreur, c’est une abomination !
BOISSEAU.
Elle détériore mon mobilier.
Scène XVI
MADAME BOISSEAU, BOISSEAU, GIFFLARD
GIFFLARD.
Je vous le répète, il y a ici un amant caché.
BOISSEAU.
M. Gifflard ! vous allez me faire sortir de mon caractère. J’estime et j’honore les marchands de chevaux ; ils sont pleins de probité et de politesse ; mais je suis forcé de vous dire que vous en avez menti.
Appuyant.
Vous en avez menti.
GIFFLARD, avec dignité.
Vieillard ! vous êtes hors d’âge, ne nous emportons pas, cet amant, il est là...
BOISSEAU.
C’est un mensonge.
GIFFLARD.
C’est un officier.
MONSIEUR et MADAME BOISSEAU.
Un officier !
BOISSEAU, riant.
J’y suis.
MADAME BOISSEAU.
Et cet officier... le voilà.
Scène XVII
MADAME BOISSEAU, BOISSEAU, GIFFLARD, ANGÉLIQUE, en costume ordinaire
ANGÉLIQUE.
Eh bon Dieu ! quel tapage.
GIFFLARD.
Que vois-je ? elle était avec lui.
MADAME BOISSEAU.
Il n’y a pas ici d’autre officier que ma fille !
GIFFLARD.
Comment ? votre fille, officier, j’en reste incompréhensible.
BOISSEAU.
Ma fille doit jouer ce soir un proverbe en officier ; c’est elle que vous avez vue.
GIFFLARD.
Est-il possible ? ah ! mademoiselle, ah ! M. Boisseau, ah ! madame, vous voyez le marchand de chevaux le plus contusionné. Un mot peut tout expliquer.
BOISSEAU, criant comme un homme qui a perdu la tête.
Je commence à avoir des explications par dessus la tête ; je ne comprends plus rien à la filiation des choses.
GIFFLARD, s’efforçant de crier plus fort que lui.
M. Boisseau, M. Boisseau ! vous avez besoin d’une réparation.
MADAME BOISSEAU.
Oui, monsieur, et d’une complète.
GIFFLARD.
Je vous offre d’épouser votre fille.
BOISSEAU.
Désolé, désolé ; mais impossible.
MADAME BOISSEAU.
Impossible, et pourquoi, s’il vous plaît.
BOISSEAU.
Parce que M. Célestin Bernard...
MADAME BOISSEAU et ANGÉLIQUE.
Célestin Bernard !
BOISSEAU, hors de lui.
Elle épousera Célestin Bernard. Voilà mon dernier mot, je suis bon père... mais je suis dans un état déplorable. Maintenant, que le diable vous emporte tous, ma fille, ma femme et les deux prétendus. J’ai la tête... je ne vois plus clair.
Il porte ses mains à son front, et ferme les yeux.
ANGÉLIQUE, qui avait remonté le théâtre.
Maman, maman ; voilà tout le monde...
MADAME BOISSEAU.
Très bien, voyons, voyons ! occupons-nous tous du service, Angélique, porte le potage ; moi la gibelotte et les épinards ; vous, monsieur, le bœuf.
BOISSEAU, MADAME BOISSEAU, ANGÉLIQUE.
Air des Blouses.
Allons ! allons ! le repas nous appelle,
Hâtons-nous tous ! nos instants sont comptés.
Qu’ici chacun fasse preuve de zèle
Et rejoignons enfin nos invités.
Scène XVIII
GIFFLARD, puis BOUGINIER, sortant de la cuisine, dans son premier costume
GIFFLARD, d’abord seul.
Eh bien, ils sont honnêtes ; ils vont dîner, et ils me laissent là comme un cheval de réforme !
BOUGINIER, furieux.
Ah, ah ! maintenant à nous deux, infâme débitant de quadrupèdes !
GIFFLARD, à part.
Tiens, la fille en costume humain ? tout le monde se déguise donc dans cette maison.
Bouginier va fermer toutes les portes d’un air furieux.
Qu’estce que vous faites donc, la fille !
BOUGINIER, revenant et lui prenant le bras.
Il n’y a pas de la fille.
GIFFLARD, reculant.
Marguerite, Marguerite ! eh bien !
BOUGINIER.
Il n’y a pas de Marguerite ici. Elle est anéantie !
GIFFLARD.
Je ne vous comprends pas.
BOUGINIER.
Répondez !
GIFFLARD.
À quoi ?
BOUGINIER.
Êtes-vous dans l’intention d’épouser Angélique.
GIFFLARD.
Parbleu, cette question !
BOUGINIER.
En ce cas, mon bon ami, nous allons passer dans le jardin, et nous amuser à nous jeter à la figure des petits volants de plomb.
Tirant une paire de pistolets de ses poches.
Avec ces deux raquettes que voilà !
GIFFLARD.
Un duel avec la bonne ! quelle bouffonnerie sanguinaire.
BOUGINIER, l’entraînant.
Allons, il n’y a pas à tortiller... allons !
GIFFLARD.
Marguerite, êtes-vous folle ?
BOUGINIER.
Non ; mais je suis fou.
GIFFLARD.
Fou ?
BOUGINIER.
Fou, fou de mon Angélique.
GIFFLARD.
Grand Dieu ! quoi, vous seriez un homme, ô Marguerite !
BOUGINIER.
Jusqu’à présent je m’en suis flatté, et pour vous le prouver, j’ai là...
GIFFLARD, vivement.
Laissez, laissez !
BOUGINIER, se fouillant.
L’acte de mariage qui m’unit à mademoiselle Marie-Augustine...
GIFFLARD.
Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?
BOUGINIER.
À mademoiselle Marie-Augustine-Angélique Boisseau.
GIFFLARD.
Elle est mariée ?
BOUGINIER.
Avec moi, Hector-Alcide Bouginier.
GIFFLARD.
Quel événement ! voilà cet amant dont on m’avait parlé ! Mariée ?
BOUGINIER.
Secrètement.
À part.
Il donne dedans ! c’est très bien !
GIFFLARD, avec beaucoup de flegme.
Il est étonnant que madame Boisseau, en m’offrant la main de sa fille, ait négligé de m’instruire de cette particularité.
BOUGINIER.
On vient ! silence et respect ! Vous savez ce que vous avez à dire !
À part.
À Célestin Bernard à présent !
Il sort par la porte qui est entre la cuisine et le fond du théâtre.
Scène XIX
GIFFLARD, BOISSEAU, MADAME BOISSEAU, ANGÉLIQUE et PLUSIEURS CONVIVES, tenant tous une serviette à la main, et entrant par le fond
CHŒUR.
Air de Bonaparte à Brienne.
C’est vraiment effroyable,
C’est vraiment un horreur...
À jeun quitter la table,
C’est avoir du malheur.
GIFFLARD.
Vous avez déjà fini de dîner !
BOISSEAU, piétinant comme un homme qui est fort incommode.
Joli dîner ! à peine avions-nous fini de manger des épinards, que je ne sais ce qui prend à la plupart des convives... ils deviennent fous. Voilà qu’il se lèvent tous comme des ahuris, les uns grimpent dans la maison et frappent à toutes les portes, Célestin Bernard, tout le premier, lui qui était assis auprès de ma fille, encore... il disparaît. Il court, je cours après lui... il était déjà dans la rue... Boisseau fait volte-face tout d’un coup et se sauve par la porte du fond, au grand étonnement de tout le monde.
Scène XX
GIFFLARD, MADAME BOISSEAU, ANGÉLIQUE, CONVIVES
MADAME BOISSEAU.
Qu’a donc M. Boisseau ?. il se sauve...
GIFFLARD.
Comme un cheval échappé.
MADAME BOISSEAU.
N’importe ! je suis furieuse de la conduite de mon protégé ; M. Gifflard ! ma fille et à vous.
GIFFLARD.
À moi ?
ANGÉLIQUE, avec dépit.
Ah ! maman !
GIFFLARD.
Comment à moi, puisqu’elle est déjà mariée ?
TOUS.
Mariée !...
MADAME BOISSEAU.
Expliquez-vous, Monsieur ! vous avez des lubies, vous extravaguez.
GIFFLARD.
Oui, elle est mariée secrètement, et son époux ;
Bouginier paraît à la porte du fond, et souffle une gamme dans son harmonica.
le voilà, c’est M. AlcideHector Bouginier ; époux de mademoiselle Angélique Boisseau.
Scène XXI
LES MÊMES, BOUGINIER, puis BOISSEAU
BOUGINIER.
Vous voyez que c’est lui qui nous unit.
BOISSEAU, rentrant.
Je n’y suis plus du tout... je deviens fou... je suis ébloui... il me passe devant les yeux une foule d’images inconvenantes... une fille !... qui est ce monsieur.
MADAME BOISSEAU.
Un clerc d’huissier, un saute-ruisseau !
BOUGINIER.
Et c’est en cette qualité que je viens de faire embarquer pour Sainte-Pélgie M. Célestin Bernard que je guettais au passage.
BOISSEAU.
Quoi ?
BOUGINIER.
Et je viens officiellement vous demander la main de votre fille.
Il tourne sur lui-même comme pour se faire voir.
Voyez ! examinez !
GIFFLARD, au comble de l’étonnement.
Ah ça, mais, vous n’êtes donc pas mariés ?
BOUGINIER.
Nous ne sommes pas mariés, c’est vrai, mais nous pouvons l’être... il y a à Paris une foule de gens qui ne sont pas mariés, mais qui peuvent l’être d’un jour à l’autre... je vous citerai mademoiselle et moi...
Se retournant en riant vers Boisseau qui paraît d’abord surpris, et finit par rire aux éclats avec Bouginier.
Ah ! mais parole d’honneur, il est stupide, il est à encadrer, à empailler, à mettre sous verre, lui et son raisonnement. Ah ! ah ! ah !
GIFFLARD, avec embarras.
Le fait est que...
MADAME BOISSEAU.
M. Boisseau, toutes réflexion faites, je crois que ce qu’il y a de mieux...
BOISSEAU.
Comment ? un clerc d’huissier ? sans le sou.
BOUGINIER, à part.
Gros cupide !
Haut.
Oh ! si ce n’est que ça, je vous dirai que le père Bouginier est en marché avec mon patron pour qu’il me cède son étude.
BOISSEAU.
À cette condition-là, je consens à vous accepter pour...
Il cherche le mot.
BOUGINIER, après avoir attendu un instant.
Enfin, n’importe ! ne cherchez pas... vous ne trouveriez pas le mot.
MADAME BOISSEAU.
Air : de Masaniello.
Ma fill’ ! grâce à ce mariage,
Tous mes vœux vont être accomplis,
Mais pour être heureuse en ménage ;
Suis mon exemple et mes avis.
Oui, fais toujours comme ta mère,
Et ton mari sera bientôt...
Tiens, me voilà comme ton père,
Je ne peux pas trouver le mot.
BOISSEAU.
Vous qui prodiguez vos paroles
Pour soutenir des vérités,
Et vous qui fait’s des protocoles
Comme on fait des petits pâtés !
Il est temps que d’une voix forte
On vous dis’ votre fait tout haut :
Vous êtes tous... enfin n’importe !
Je ne peux pas trouver le mot.
ANGÉLIQUE.
Un galant rempli d’assurance,
Eut-il même beaucoup d’esprit,
Perd son temps et son éloquence,
S’il ne croit pas à ce qu’il dit ;
Mais un amant discret et tendre,
Dont le cœur seul parle tout haut,
Quand il veut se faire comprendre,
N’a pas besoin d’trouver le mot
GIFFLARD.
Je n’ sais pas comment on appelle
L’état présent : c’est un chaos ;
Nous avons l’hiver sans qu’il gèle,
D’ la tranquillité sans repos ;
C’ n’est pas richess’, c’ n’est pas misère,
C’ n’est pas du froid, c’ n’est pas du chaud,
C’ n’est pas la paix, c’ n’est pas la guerre...
Je ne peux pas trouver le mot.
BOUGINIER, au public.
Les auteurs qui redout’nt les chûtes,
Craign’nent de n’en dir’ jamais assez ;
Ah ! si nous parlions à des brutes,
Nous pourrions dire : applaudissez !
Il parle.
Mais...
Vous avez trop d’intelligence,
Pour ignorer ce qu’il nous faut,
Il n’est pas besoin je le pense,
Messieurs, de vous dire le mot.