Madame d’Egmont (Jacques-François ANCELOT - Alexis DECOMBEROUSSE)
Comédie en trois actes, mêlée de chants.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 25 avril 1833.
Personnages
LE DUC DE RICHELIEU
LE MARQUIS DE TAVANNES
ANTOINE RENAUD, commis-marchand
LEDRU, commis-marchand
UN MÉDECIN
UN GARDIEN de la maison des fous
UN FOU
LA COMTESSE D’EGMONT
LA DUCHESSE DE BRIONNE
PREMIER PAGE
DEUXIÈME PAGE
DAMES et SEIGNEURS de la Cour
BOURGEOIS
BOURGEOISES
HUISSIERS
VALETS DE PIED, etc.
ACTE I
Le Théâtre représente le Jardin du Palais-Royal, tel qu’il était en 1764, avec ses grands arbres, ses charmilles, etc. Un bosquet à droite et un autre à gauche, avec tables, chaises, etc.
Scène première
LA COMTESSE D’EGMONT, puis TAVANNES et RICHELIEU
Une foule de promeneurs traverse le théâtre. Le jour est sur son déclin. Madame d’Egmont arrive à son tour : elle est vêtue en grisette de l’époque ; le capuchon d’une mante cachet sa figure. Elle se retourne à plusieurs reprises, regarde derrière elle, comme une personne qui craint d’être suivie. Elle passe devant Tavannes, qui entre par l’autre côté, et s’arrête en la suivant des yeux. Elle disparaît dans la coulisse.
TAVANNES, l’examinant de loin.
C’est singulier !... Plus j’examine cette tournure-là, et plus il me semble... ces bruits de, sorties mystérieuses... de déguisement... seraient donc réels ?... Oh ! mais c’est tout-à-fait sa taille et sa démarche... Je suis trompé, ou ce simple costume de petite ouvrière, cache une haute et puissante dame... Qu’est-ce que cela signifie ? Où va-t-elle ? Depuis huit jours, je me présente vainement à l’hôtel d’Egmont ; toujours personne... Est-ce une manière d’augmenter mon amour ?... ou un autre sentiment exclusif aurait-il déjà succédé à celui que j’avais fait naître, et qu’on me jurait devoir durer toujours ? Par vos jolis yeux ! ce serait un peu trop tôt, belle dame ; et, chez moi, le mot toujours va plus loin que la semaine.
Scène II
RICHELIEU, TAVANNES
Richelieu entre essoufflé, et frappe sur l’épaule de Tavannes.
RICHELIEU.
Bonjour, Tavannes.
TAVANNES, s’inclinant.
Monsieur le Maréchal...
RICHELIEU.
Dites-moi, l’avez-vous vue ?
TAVANNES.
Qui donc ?
RICHELIEU.
Une petite femme que je poursuis depuis une quart-d’heure : la tournure la plus agaçante.
TAVANNES, à part.
Serait-ce ?...
RICHELIEU.
Robe de grisette et mantille noire... tout ce qu’il y a de plus simple...
TAVANNES, à part.
Plus de doute...
RICHELIEU.
Si elle était passée par ici, vous l’auriez remarquée. J’ai couru aussi vite que j’ai pu : mais bath ! légère comme un papillon... impossible de la suivre ; avec ca, je n’ai plus mes jambes de vingt ans.
TAVANNES, à part.
Et ce serait sa fille.
Haut.
J’ai vu, en effet, passer la personne que vous venez de me dépeindre.
RICHELIEU, avec vivacité.
Vraiment ?
TAVANNES.
Oui ; mais vous ne pourriez plus la rejoindre.
RICHELIEU.
Ah ! diable, tant pis, car je vous dirai que ma curiosité avait un double motif. La démarche, d’abord, m’a donné envie de voir la figure ; puis la tournure m’a fait penser que ce pourrait bien être quelqu’une de nos Marquises ou Duchesses, allant en bonne fortune roturière.
TAVANNES.
Quoi ! vous penseriez...
RICHELIEU, l’interrompant.
Qu’elles savent distinguer un joli garçon sous l’habit d’un petit bourgeois, comme sous celui d’un duc ; mais il ne faut que des yeux pour cela, mon cher ami ; et ces dames en ont d’excellents.
TAVANNES, à part.
Tout ce qu’il dit augmente mon désir d’éclaircir mes soupçons.
RICHELIEU.
Mais vous, qui faites semblant d’être étranger à tout ce que je vous dis, n’avez-vous jamais fait la cour à quelque beauté de comptoir ?
TAVANNES, avec suffisance.
Oh ! Monsieur le Duc, il faut bien que jeunesse se passe.
RICHELIEU.
Vous voyez bien alors que, ne fût-ce que par esprit de justice, nos femmes doivent rendre de temps en temps à la bourgeoisie, ce que nous lui avons si souvent enlevé... et c’est ce qu’elles font.
TAVANNES.
Oui, ces dames s’amusent quelquefois à nous donner dE singuliers rivaux.
RICHELIEU.
Qui souvent nous valent bien, mon cher.
Air : Vaudeville des Limites.
Vers des beautés de tous états
Si nous avons porté nos flammes,
Pourquoi n’accorderions-nous pas
Même privilège à ces dames ?
Pouvons-nous enchaîner leurs âmes ?
Mon ami, souvenez-vous en,
Trop de scrupule nous fourvoie ;
On trouve sous le bouracan
Ce qu’on cherche en vain sous la soie.
TAVANNES, sortant de ses réflexions.
M. de Richelieu, avez-vous aimé véritablement ?
RICHELIEU.
Vingt fois.
TAVANNES.
Vous a-t-on trahi ?
RICHELIEU.
Souvent...
TAVANNES.
Vous êtes-vous vengé ?
RICHELIEU.
Jamais. Seulement, je tachais que ce ne fût qu’une revanche, et je m’arrangeais pour gagner la belle...
Scène III
RICHELIEU, TAVANNES, RENAUD, LEDRU
Richelieu et Tavannes se promènent en causant. Renaud et Ledru entrent vivement en scène.
RENAUD, à Ledru.
Me voilà arrivé.
Regardant.
Elle n’y est pas encore... Cependant, c’est bien l’heure qu’elle m’a indiquée. Je craignais d’être en retard.
LEDRU.
Laisse donc, quand on est amoureux, on avance toujours. Je crois que tu commences à avoir peur de perdre ton pari...
RENAUD, sans l’écouter.
C’est bien ici l’endroit... près des bosquets, sous les grands marronniers.
À Ledru.
Ah ça, tu t’en iras, sitôt que j’apercevrai seulement un bout de sa robe... car si elle me voyait avec quelqu’un, ça pourrait l’effaroucher.
LEDRU.
L’effaroucher... Sois donc tranquille... Si tout ce que tu m’as conté est vrai, car enfin, c’est elle qui est venue te chercher, qui t’a fait des avances : ce que c’est que le bonheur !...
Air du Piège.
Moi, qui crois te valoir au moins,
Je n’eus jamais si joyeuse fortune ;
En prodiguant et les pas et les soins,
Je n’en peux pas accrocher une !
J’ai beau courir, je vois presque toujours
Qu’à mes projets les fillettes, échappent.
RENAUD.
Après elles c’est toi qui cours.
Et ce sont elles qui t’attrapent.
LEDRU.
Ça m’arrive plus souvent qu’à mon tour.
RENAUD.
Ah ! mon Dieu, si elle allait ne pas venir.
LEDRU.
Alors, je gagnerais un beau louis tout neuf.
RENAUD.
Je voudrais t’en donner deux, et qu’elle me tînt parole.
LEDRU.
Ce pauvre garçon, est-il amoureux !... On voit bien que c’est sa première.
Se retournant, et apercevant Richelieu, qui se promène en causant avec Tavannes. Il pousse le coude à Renaud.
Renaud ! Renaud !... regarde donc...
RENAUD.
Hein ?... Est-ce que c’est elle ?
LEDRU.
Non. Tu vois ce seigneur ? eh bien, c’est celui qui a fait donner au magasin la fourniture de la Comédie-Française ; le Duc de Richelieu.
RENAUD.
Le vieux ?
LEDRU.
Oui ; un brave homme, va, qui est cause que je vais porter des étoffes chez les actrices.
RENAUD.
Tiens, je connais l’autre : c’est mon protecteur.
LEDRU.
Le Marquis de Tavannes ? le seigneur de ton village, et qui t’a placé en boutique en Paris.
RENAUD.
Lui-même.
TAVANNES, apercevant Renaud.
C’est toi, Renaud ?
RICHELIEU, apercevant Ledru.
C’est toi, Ledru ?
RENAUD et LEDRU, ensemble, s’inclinant profondément, l’un à Richelieu, l’autre à Tavannes.
Monseigneur...
RICHELIEU, à Ledru.
Et que viens-tu faire ici, à cette heure ? La boutique n’est pas encore fermée ?
LEDRU, d’un air de confidence.
Ce n’est pas moi, Monsieur le Duc, qui y ai affaire.
TAVANNES.
Ah ! ah ! c’est donc toi, Renaud ?
RENAUD, embarrassé.
Monsieur !e Marquis...
RICHELIEU.
Quelle est cette affaire ?
LEDRU, à mi-voix.
Une affaire de cœur.
RENAUD, le tirant par son habit.
Bavard !...
LEDRU.
Et bien extraordinaire, allez.
RICHELIEU.
En vérité !... Le genre de l’affaire m’intéressait déjà... Les circonstances vont ajouter à ma curiosité.
LEDRU.
Vous saurez donc...
RENAUD, même jeu.
Veux-tu te taire. Qu’est-ce qui te prie...
LEDRU.
Laisse donc, puisque ça amuse Monsieur le Duc.
RICHELIEU.
Oh ! nous sommes gens discrets.
LEDRU.
Vous saurez donc...
RENAUD, l’interrompant, et se plaçant entre lui et Tavannes.
Tais-toi. S’il s’agit de conter, je m’en tirerai peut-être aussi bien que toi, puisque c’est à moi que la chose est arrivée.
À Tavannes.
C’est à moi que la chose est arrivée.
TAVANNES.
Oui, oui, Renaud, raconte : cela nous divertira.
RENAUD.
Mais, Monsieur le Marquis...
RICHELIEU.
Qu’as-tu à craindre avec nous ? Et, que sait-on ? peut-être le donnerons-nous de bons conseils.
RENAUD.
Puisque vous l’ordonnez, Monsieur le Duc, vous saurez que, me trouvant à auner tranquillement du satin broché dans la boutique, rue Saint-Martin, je vis entrer, encore toute émue, une jeune femme qu’un cabriolet avait serrée contre notre devanture. Elle était en simple robe, avec une mantille noire.
TAVANNES, à part.
Quel rapport !...
Il prête une attention beaucoup plus vive à la suite du récit de Renaud.
RENAUD.
Mais, là-dessous, si jolie et si fraîche, que dès qu’elle fut entrée, mes yeux ne virent plus qu’elle, et que j’aunais tout de travers... Bref, elle aussi, me regarda bientôt avec un air qui me fit plaisir, mais qui dut me faire paraître bien imbécile, car je sentis le rouge qui me montait à la figure...d’une force... Cependant, je la regardais toujours... et quand elle partit, c’est moi qu’elle désigna pour lui apporter ce qu’elle venait d’acheter.
RICHELIEU.
Voyez-vous ça. Il paraît que la friponne considérait le commis comme une partie de l’emplette.
TAVANNES, avec émotion.
Et c’est sans doute dans un riche hôtel, dans de magnifiques appartements, que tu retrouvas la jeune femme à la simple mantille ?
LEDRU.
Du tout, du tout.
RENAUD.
Je la retrouvai rue Tiquetonne, au troisième.
RICHELIEU, riant.
Quelle chute !
RENAUD.
Elle n’avait plus sa grande capote ni sa mantille. Mais malgré la simplicité de sa toilette, jamais je n’avais vu de personne aussi avenante ! Elle avait un très joli diamant au doigt.
RICHELIEU, bas à Tavannes.
Ah ! ah ! voilà que ça se relève, et la maison de la rue Tiquetonne me semble avoir un furieux rapport avec ce que nous appelons nos petites maisons.
TAVANNES, à Renaud.
Poursuis, poursuis.
RENAUD.
Je me trouvai comme ébloui, et je reçus un second coup de soleil encore plus solide que le premier. Cependant, elle me souriait ; mais il y avait, dans toute sa personne, un certain air, une dignité, qui m’inspiraient le respect...
RICHELIEU.
L’imbécile !
RENAUD.
Et quand elle me fit signe de m’asseoir, il me sembla d’une princesse qui donne un ordre.
RICHELIEU.
Fort bien, fort bien. Mais la princesse s’humanisa ; M. Renaud reprit courage, et...
RENAUD.
Et, tout épouvanté d’avoir osé lui baiser la main, je tombai a ses pieds, lui demandai pardon, et me sauvai sans avoir rien obtenu.
RICHELIEU.
Ah ! ah ! ah ! pauvre garçon.
TAVANNES.
Et voilà tout ?
LEDRU.
Non pas. Elle revint le lendemain.
RICHELIEU, riant.
Aïe ! aïe ! ce que c’est qu’une volonté fermer
LEDRU.
Renaud porta la nouvelle emplette.
RICHELIEU.
Et il obtint enfin.
RENAUD, transporté.
Un rendez-vous !
RICHELIEU.
Rien que ça.
RENAUD.
Mais donné avec tant de grâce, de gentillesse, que j’étais fou d’amour.
RICHELIEU.
Drôle de fou, qui reste sage.
RENAUD.
Elle l’ordonnait.
RICHELIEU.
Belle raison ! à ton âge...
Bas, à Tavannes.
Mais il paraît que c’est un privilège de la noblesse... Tant mieux, s’ils le respectent encore.
RENAUD.
Oh ! ce ne sera pas toujours comme ça... et je suis bien décidé à avoir le courage d’être heureux.
TAVANNES, préoccupé.
Voilà donc ce qui t’amène ?... Et c’est ce soir ? ici ?
LEDRU.
Oui, Monsieur le Marquis.
RICHELIEU, à part.
Tavannes prend des indications bien précises. Est-ce qu’il’aurait envie de souffler la belle à ce nigaud ?
LEDRU.
Mais j’ai gagé qu’il avait manqué la bonne occasion.
TAVANNES, à part.
Je l’espère.
Haut.
Sans adieu, Renaud ; bonne chance.
RICHELIEU, à part.
Comme il est pressé de s’en aller. Plus de doute, il a des projets.
RENAUD.
Vous ne direz rien de tout cela. Monsieur le Marquis.
TAVANNES.
Sois tranquille.
RICHELIEU, à part.
Et si moi, vieux renard, je la soufflais à tous les deux ? ce serait plus piquant encore. Nous verrons.
Haut.
Ah ! Ledru, tu n’oublies pas que, pour régler tes fournitures à la Comédie Française, il faut que tu viennes à Versailles : je t’enverrai un laissez-passer.
LEDRU.
Je suis bien reconnaissant. Monsieur le Duc, et je n’y manquerai pas. Ce sera une occasion de voir le château, et peut-être la Cour.
RICHELIEU.
À revoir, mes amis... bien du succès.
En sortant avec Tavannes.
Eh bien, Tavannes, n’est-ce pas le cas de dire : Aux innocents les mains pleines.
Scène IV
RENAUD, LEDRU
RENAUD.
Tu avais bien besoin de me forcer à leur conter ça.
LEDRU.
Qu’est-ce que ça fait ?
RENAUD.
M. de Tavannes n’a qu’à écrire à mon père que je me dérange, moi, qu’on citait jusqu’à présent, dans la rue Saint-Martin, pour la pureté de mes mœurs.
LEDRU.
Est-il encore de son village, celui-là ?
RENAUD.
Ah ! Ledru, il n’y a pas de mœurs qui tiennent, vis-à-vis d’une créature céleste comme celle-là.
LEDRU.
Oui ; mais je crains bien, pour toi, que ta créature céleste ne soit remontée au Ciel... Elle ne viendra pas.
RENAUD, se retournant.
Ah ! regarde !... c’est elle.
Air de la Maison de plaisance.
La voilà ! (bis)
Que mon âme est ravie !
Va-t’en, je t’en supplie !
Seul, je dois rester là
MADAME D’EGMONT, entrant.
Le voilà ! (bis)
Oh, la bonne folie !
Il tremble, je parie,
En m’apercevant là.
LEDRU.
Adieu, Renaud, j’ai perdu ma gageure.
RENAUD, le poussant dans la coulisse de droite.
Je te tiens quitte, sors d’ici !
Ledru sort.
Scène V
RENAUD, MADAME D’EGMONT
RENAUD.
Remettons-nous ! en pareille aventure,
Il ne faut pas trembler ainsi !
MADAME D’EGMONT, à part.
On voit qu’il manque d’habitude ;
Son effroi naïf est charmant ;
Mais, s’il n’est pas entreprenant,
Il se pique d’exactitude.
Le voilà ! etc.
RENAUD.
La voilà ! (bis)
Que mon âme est ravie !
Près de femme jolie,
Quel trouble je sens là !
Madame d’Egmont s’approche, il va au-devant d’elle.
Vous arrivez enfin. Ah ! que je suis heureux... car c’est bien vous ? il n’y a pas d’erreur.
Elle lève son capuchon.
Non, il n’y en a pas... J’avais une fière peur, allez... Les femmes, ça promet ; mais quelquefois, ca ne lient pas.
MADAME D’EGMONT.
Qui vous a donné de pareilles idées ?
RENAUD, timidement.
C’est au magasin.
MADAME D’EGMONT.
On n’a pas le sens commun, au magasin... Les femmes tiennent toujours parole quand ça leur plaît... Tout est là... Plaisez, messieurs... Vous voyez bien que je suis venue.
RENAUD.
Ça vous plaît donc de me rendre si joyeux !... si heureux... si amoureux ?...
MADAME D’EGMONT.
Mais apparemment...
RENAUD.
Apparemment... Vous dites apparemment... Ah ! prenez garde d’abord, des mois comme ça... ça encourage, voyez-vous, et je ne répondrais plus d’être aussi sage que l’autre jour...
MADAME D’EGMONT.
Et si je veux vous rendre fou ?...
RENAUD.
Vraiment !... Eh bien ! c’est une bonne idée que vous avez là... car si vous ne me rendez pas fou, je sens que je serai bête...
MADAME D’EGMONT, riant.
Oh !... soyez tranquille, nous vous donnerons de l’esprit ; mais approchez-vous donc... on ne peut pas converser de si loin... Est-ce que par hasard vous seriez timide comme ça avec toutes les femmes ?
RENAUD.
Oh ! que non pas... Mais avec vous... c’est bien différent... il y a quelque chose qui me retient... qui m’impose...
MADAME D’EGMONT.
Qui vous impose ?... Pour qui me prenez-vous donc ?
RENAUD.
Dame ! pour ce que vous êtes !... Ils l’ont deviné tout de suite au magasin.
MADAME D’EGMONT, à part.
Un moment... ceci ne m’arrangerait pas...
À Renaud.
Ah ! ah ! ah ! je vous impose, moi ?... pauvre garçon, je comprends !... par vanité, M. Renaud se sera figuré avoir fait la conquête d’un princesse, ou d’une marquise tout au moins... Ah ! ah ! ah ! il paraît que vous êtes pour les contes de fées, et sans doute vous vous attendez à me voir venir un beau jour vous chercher au magasin dans un équipage à quatre chevaux, n’est-ce pas ?... pour vous conduire dans mon palais où je vous ferai partager ma fortune et ma puissance, après avoir obtenu pour vous, du Roi Louis XV, des lettres de noblesse ?
RENAUD, boudant.
C’est ça... Allez, allez... moquez-vous de moi... En attendant, il est aisé de voir que vous ne ressemblez pas à nos filles de boutiques...
MADAME D’EGMONT.
Je l’espère bien... et il y a encore une certaine différence entre une fille de boutique et la femme de chambre d’une marquise.
RENAUD.
Femme de chambre !... vrai ?... vous ne me trompez pas ?... vous n’êtes qu’une femme de chambre ?...
MADAME D’EGMONT.
Mon dieu, oui !... Ça vous fâche-t-il ?
RENAUD.
Au contraire... C’est donc ça que vous prenez quelquefois de grands airs... vous copiez votre maîtresse...
MADAME D’EGMONT.
Voilà !... je copie sans le vouloir... tout naturellement.
RENAUD.
Et moi, qui croyais que ma tournure, mon encolure, avaient fait du ravage dans le grand monde ; que j’avais conquis une grande dame. Ah ! ah ! ah ! Eh bien ! non, c’est une jolie femme... et je commence à croire que ça vaux mieux. Il fallait donc me dire ça plutôt... vous m’auriez joliment soulagé !... Moi, qui me tenais à quatre... moi, qui n’osais pas... je pourrai maintenant vous dire tout ce que je pense et comme ça me viendra... Je pourrai vous donner une tape,
Il la lui donne.
et vous me la rendrez. Oh ! il faut me la rendre d’abord.
Il lui en donne une seconde.
MADAME D’EGMONT.
Air : Si ça t’arrive encore, (Marraine.)
Monsieur, voulez-vous bien finir ?
RENAUD.
Entre nous deux plus de distance !
Une tape, ça fait plaisir ;
C’est par là que l’amour commence !
Oui, maintenant que je te connais mieux,
Ne penses pas que tu m’échappes !...
MADAME D’EGMONT.
Je voudrais rester, à vos yeux,
Grande dame pour les tapes.
RENAUD.
Ah ! vraiment ?
MADAME D’EGMONT.
Oui, si ça vous est égal.
RENAUD.
À la bonne heure !
MADAME D’EGMONT.
Mais je vous examine, comment donc... vous êtes superbe ! Est-ce pour moi que vous avez fait toilette ? voilà un habit qui vous va tout-à-fait bien.
RENAUD.
C’est mon habit des dimanches.
MADAME D’EGMONT.
Oh !... alors, tournez-vous donc un peu pour voir. Vous êtes tout-à-fait gentil comme ça.
RENAUD.
Je crois bien. J’ai mis tantôt deux heures à m’arranger pour vous plaire.
MADAME D’EGMONT.
Parce que vous pensiez que j’étais une grande dame ?
RENAUD.
Ne parlez donc plus de ça. Je m’en serais drôlement tiré avec une marquise, moi qui suis à peine assez fort pour une femme de chambre, pour mon Henriette, C’est Henriette que vous vous appelez ?
MADAME D’EGMONT.
Oui.
RENAUD.
Et moi, Antoine. Tiens, nos deux noms sont gentils... Mais j’y pense : vous êtes peut-être venue vite, et moi qui ne vous offre pas quelques rafraîchissements... à souper.
MADAME D’EGMONT.
À souper ? je veux bien ; mais où donc ?
RENAUD, indiquant le bosquet à la gauche de l’acteur.
Dans ce bosquet.
MADAME D’EGMONT, à part.
Ah ! si nous en sommes déjà aux bosquets...
Haut.
Comment, en plein air, au milieu d’un jardin public ?
À part.
Au fait, le jour baisse, et qui, sous ce déguisement, irait jamais reconnaître la Comtesse d’Egmont ?
RENAUD.
Vous aimeriez peut-être mieux descendre au Caveau des enfants d’Apollon ?
MADAME D’EGMONT.
Non, non, ici : vous avez raison, ce sera plus amusant,
À part.
et la folie sera complète.
RENAUD.
C’est ça, ici... Garçon ! garçon !
Un garçon paraît.
MADAME D’EGMONT, à part.
Après tout, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que la fille d’un Richelieu soupe dans le jardin d’un D’Orléans.
RENAUD, au garçon.
Tout ce que vous aurez de plus délicat, mon ami, et du Champagne.
MADAME D’EGMONT, riant.
Il va se ruiner pour moi.
RENAUD.
Aimez-vous le Champagne ? Vous devez connaître ça, habituée à vivre dans une grande maison.
MADAME D’EGMONT.
Oui, oui, j’en ai bu quelquefois.
RENAUD, confidentiellement.
Moi, jamais... On dit que ça fait un effet... que ça vous rend d’une gaîté... d’une amabilité...
Galamment.
Et je ne puis choisir une meilleure occasion d’en faire l’épreuve.
MADAME D’EGMONT.
Comment donc... mais il paraît que vous n’en avez pas besoin.
RENAUD.
C’est qu’il y a autre chose encore que le Champagne, qui porte à la tête.
MADAME D’EGMONT.
Quoi donc ?
RENAUD.
Des yeux comme les vôtres... le son de votre voix... cette taille charmante...
MADAME D’EGMONT, riant.
De plus fort en plus fort.
À part.
Comme il me regarde... Ses yeux ne sont vraiment pas mal.
RENAUD, l’attirant.
Venez donc vous asseoir ici près de moi... m’apprendre à être aimable. Oh ! j’ai toutes sortes de bonnes dispositions.
Il prend un baiser ; ils se sont placés sous le bosquet ; le garçon a servi, et s’est retiré.
MADAME D’EGMONT.
Je m’en aperçois.
À part.
Ce que c’est que de rapprocher les distances... Allons, je me suis donnée pour une grisette, il faut bien en subir les conséquences.
RENAUD.
Quel bonheur d’être là, tête-à-tête, d’oublier l’Univers ! Que le Palais-Royal est un endroit délicieux !
MADAME D’EGMONT.
Vous avez raison.
Air nouveau de M. Hequet.
Oui, c’est le seul palais qui s’ouvre
Aux jeux du peuple, aux gais ébats ;
L’ennui qui veille dans le Louvre,
De ses murs ne s’approche pas.
Heureux séjour, où règne la folie,
Où le bonheur suit toujours le désir,
À ton aspect, le malheureux oublie,
Sous chaque pas, il voit naître un plaisir !
Tra, la, la, la, tra, la, etc.
Là, près de l’amour solitaire,
En vain mille flambeaux ont lui ;
Il trouve silence et mystère,
Quand tout s’agite autour de lui !
Heureux séjour, etc.
RENAUD, l’attirant vers lui.
Comme vous chantez bien !
MADAME D’EGMONT, entraînée.
M. Renaud... première leçon : sagesse et obéissance.
RENAUD.
Oui, oui... sagesse et obéissance. Il l’embrasse encore.
MADAME D’EGMONT, à part.
Il paraît qu’il entend les leçons comme on les donne.
Haut.
Et si vous continuez à être sage, je vous dirai comment on devient un cavalier parfait.
RENAUD.
Vrai ? Oh ! alors, les filles du carré Saint-Martin n’ont qu’à bien se tenir...
MADAME D’EGMONT.
Oh ! je suis jalouse, d’abord, et je ne veux pas que vous vous exposiez... car enfin, beau garçon comme vous l’êtes...
RENAUD, ravi.
Vous trouvez ?
MADAME D’EGMONT.
Vous avez peut-être déjà fait beaucoup de victimes ?
RENAUD.
Non, parole d’honneur : vous êtes la première...
MADAME D’EGMONT, riant.
Ah ! je suis la première.
RENAUD, s’animant.
Aussi, ce n’est rien de dire comme je vous aime. Ah ! c’est que vous êtes si belle, qu’il n’y a pas une marchande du faubourg à vous comparer.
MADAME D’EGMONT.
Oh ! vous me flattez.
RENAUD.
Du tout, du tout.
MADAME D’EGMONT, à part.
Un Duc ne m’aurait pas fait ce compliment.
Haut, minaudant.
Je vous plais donc un peu ?
RENAUD.
Me plaire... c’est-à-dire que c’est un délire, un ravissement... Je suis en extase devant toute votre personne.
MADAME D’EGMONT.
Comment donc ? mais voilà de la galanterie !... tout ce qu’il y a de plus délicat, déplus passionné !... Je suis sûre que ma maîtresse ne s’est jamais entendu dire de si jolies choses ; et si vous continuez ainsi, je n’aurai bientôt plus lien à vous apprendre.
RENAUD.
Oh ! que si fait.
Air : N’en demandez pas davantage.
Je sais que vos traits sont charmants,
Que vous avez tout en partage,
Doux regards, propos séduisants,
Esprit malin, gentil corsage !...
Je sais tout cela !
MADAME D’EGMONT.
C’est beaucoup déjà !
RENAUD, s’animant.
J’en voudrais savoir davantage.
MADAME D’EGMONT.
Même air.
Je sais, moi, qu’il est dangereux
D’écouter un si doux langage,
Et qu’à nos pieds, un amoureux,
Nous promet en vain d’être sage !...
Je sais tout cela !
RENAUD.
Si vous restez là,
Vous en saurez bien davantage !
MADAME D’EGMONT, souriant.
Doucement ! Pour vous punir, vous allez demeurer ici, à genoux.
RENAUD, lui baisant la main.
Toute ma vie...
Tristement.
Ah ben oui ! toute ma vie... vous êtes en maison, nous ne pourrons pas nous voir souvent.
MADAME D’EGMONT.
Oh ! rassurez-vous... mon service me laisse libre... quand je veux.
RENAUD.
C’est joliment commode... Alors, nous irons ensemble à la danse, à la promenade, au spectacle, où les Rois épousent des bergères, et où les bergers...
MADAME D’EGMONT.
Gardent leurs troupeaux...
RENAUD, riant.
Et leurs sabots... Je veux aussi vous aller voir à l’hôtel.
MADAME D’EGMONT.
Oh ! non pas... il ne faut pas qu’on sache... Le bonheur en amour, c’est le mystère.
RENAUD.
Oh ! oui... le mystère, c’est charmant, c’est délicieux ; mais c’est quelquefois bien embêtant... Oh ! mon Dieu... une idée...
MADAME D’EGMONT.
Qu’avez-vous donc ?
RENAUD.
Quel bonheur ! quelle félicité... Il n’y aura plus besoin de mystère.
MADAME D’EGMONT, vivement.
Je vous jure que si.
RENAUD.
Et moi, je vous dis que non... Vous vous appelez mademoiselle Henriette ?
MADAME D’EGMONT.
Sans doute.
RENAUD, toujours à genoux.
Alors, vous n’êtes ni femme, ni veuve, ni... Vous êtes demoiselle, et je puis vous épouser.
MADAME D’EGMONT, éclatant de rire.
M’épouser... Oh ! la drôle d’idée... Moi ! madame Renaud.
RENAUD.
Ça vous fait rire ?
MADAME D’EGMONT.
Je crois bien... Mais vous ne savez pas si ma position, si ma fortune conviendront à vos parents.
RENAUD, exalté.
Je ne sais rien, je ne veux rien savoir. Mon père dira ce qu’il voudra, ma mère aussi...je m’en moque... Je ne vois que vous, je ne veux que vous... Il faut que vous soyez ma femme, mon idolâtrée, ma divinisée ; et moi, le plus fortuné des époux.
MADAME D’EGMONT, à part.
Il paraît qu’il y tient.
Haut.
Allons, allons ; calmez-vous.
Le faisant asseoir auprès d’elle.
Mettez-vous là ; et puisque c’est votre désir, convenons des articles du contrat.
Ils continuent à causer bas.
Scène VI
TAVANNES, MADAME D’EGMONT et RENAUD, dans le bosquet
TAVANNES.
La nuit est venue, et je crains bien... J’ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser de ce diable de Maréchal... il m’a emmené jusques chez M. de Guéménée ; m’a forcé de me mettre à une table de jeu, et ne m’a quitté que lorsqu’il m’a cru bien engagé... On aurait dit qu’il était tout-à-fait dans les intérêts de Renaud.
Ici, Renaud pousse un éclat de rire.
Ah ! ah ! il y a du monde dans le bosquet.
Il s’approche, et regarde.
C’est Renaud et sa belle. Je vais donc pouvoir m’assurer...
Il regarde avec attention, en écartant le feuillage. Avec colère.
Impossible de distinguer... et ils parlent bas encore...
Se promenant avec agitation.
Oh ! belle dame, si c’est vous qui vous jouez de moi ; si c’est au fils de mon fermier que vous me sacrifiez, à un courtaud de boutique... cela ne se passera pas ainsi... je me vengerai... oui, je me vengerai...
Il retourne au bosquet, et regardant.
C’est en vain que je regarde, je ne vois rien... Mais il me reste un moyen... excellente idée !... Si tel est votre goût. Madame, vous me permettrez bien d’en faire part à mes amis et connaissances ; et pour qu’il ne leur reste aucun doute, ainsi qu’à moi, je vais à l’instant les réunir et vous les amener ici, avec des flambeaux.
Il lâche le feuillage avec bruit.
MADAME D’EGMONT, inquiète.
Oh ! mon Dieu... il y a quelqu’un là, en dehors... Voyez donc.
RENAUD, sortant y et voyant Tavannes qui s’éloigne.
Ne vous effrayez pas... Je le connais... C’est le Marquis de Tavannes.
MADAME D’EGMONT, à part.
Tavannes...s’il m’avait reconnue...
RENAUD.
Est-ce que vous le connaissez ?
MADAME D’EGMONT.
Oui, il vient quelque fois chez ma maîtresse... Vous ne le voyez plus ?...
RENAUD.
Oh ! non... il est déjà bien loin...
MADAME D’EGMONT.
Eh bien ! mon ami, courez vite faire avancer une voiture de place...
RENAUD, transporté.
Nous parlons !...
MADAME D’EGMONT, préoccupée.
Oui, oui... il faut partir... et bien vite... courez !... je vous attends.
RENAUD.
Ici ?...
MADAME D’EGMONT.
Non pas... dans le bosquet en face... Hâtez-vous !...
Renaud sort.
Scène VII
MADAME D’EGMONT, seule
Tavannes !... Il me poursuit partout... Ils sont singuliers, ces hommes !... parce qu’on a eu quelques bontés pour eux, ne semble-t-il pas que cela doive durer toujours ?
Air : Je sais attacher les rubans.
Tavannes l’a-t-il oublié ?
De cet amour qui nous rassemble,
Le but, un jour, doit être l’amitié ;
Heureux, quand on arrive ensemble !
Il me poursuit, il m’accuse !... et pourquoi ?
Chacun de nous marche sans qu’il s’en doute ;
Je suis au but !... est-ce ma faute à moi
Si Tavannes est encore en route ?
Mais s’il soupçonne quel rival je lui ai donné, il doit être d’une fureur... et cependant si les titres se mesuraient au mérite véritable, c’est Renaud qui serait marquis... Passons toujours dans l’autre bosquet...
Elle remet sa mantille. Richelieu arrive.
Scène VIII
RICHELIEU, MADAME D’EGMONT
RICHELIEU.
Tavannes a bien vite oublié la fillette au rendez-vous, pour une partie de trente et quarante... Ces jeunes gens, ça n’a aucune tenue dans les idées... Moi, je marche droit au but, et sans m’inquiéter de M. Renaud...
En ce moment, la Comtesse sort du bosquet de gauche, et vient se heurter contre son père.
MADAME D’EGMONT.
Ah...
RICHELIEU, à part.
Une capote !... une mantille... c’est elle...
Haut.
Que d’excuses à vous faire...
MADAME D’EGMONT, à part, avec effroi.
Mon père !...
Elle se couvre de son capuchon.
RICHELIEU.
Mais après, vous me permettrez de me féliciter d’une rencontre...
MADAME D’EGMONT, à part.
Comment sortir d’un pareil embarras ?...
RICHELIEU.
Vous ne répondez pas...
Lui prenant la main.
Votre main tremble... Ah ! c’est la première fois que j’aurais fait peur à une femme.
Confidentiellement.
Vous n’êtes pas ce que vous voulez paraître... je l’ai deviné tout de suite...
MADAME D’EGMONT, à part.
Ciel !...
RICHELIEU.
Non, non... Vous êtes de la cour, mais rassurez-vous... je n’ai jamais trahi un secret... Cependant faut-il au moins que vous me demandiez le silence...
MADAME D’EGMONT, à part.
Je suis au supplice...
Haut et contrefaisant sa voix.
Monsieur, je vous supplie... Elle veut retirer sa main.
RICHELIEU.
Vous déguisez votre voix... vous ne voulez pas être reconnue... c’est juste, et je vous promets de ne chercher à soulever votre incognito que lorsque vous me l’aurez permis... Oh ! je suis accommodant... je ne fais que ce qui plaît aux dames, vous voyez que nous nous entendrons...
Scène IX
RICHELIEU, MADAME D’EGMONT, TAVANNES accompagné de plusieurs ROUÉS, puis RENAUD
Des domestiques précèdent Tavannes avec des torches.
MADAME D’EGMONT, apercevant Tavannes.
M. de Tavannes ! je suis perdue.
RICHELIEU.
Ah ! vous le connaissez... c’est lui qui vous fait peur, n’est-ce pas ?... et non pas moi ?...
Mouvement de la comtesse.
TAVANNES, à ses amis qui ne paraissent point encore.
Par ici, Messieurs, par ici...
RICHELIEU, à la Comtesse.
Rassurez-vous, vous êtes sous la protection de Richelieu, et votre incognito ainsi que votre personne seront respectés de tout le monde.
TAVANNES, arrivant avec ses amis et apercevant le Duc.
M. de Richelieu !
RICHELIEU.
Oui, Messieurs, à qui, je pense, vous voudrez bien livrer passage, ainsi qu’à celle qu’il accompagne, et cela sans bruit, sans éclat...
Les gentilshommes s’écartent avec respect.
RENAUD, arrivant dans le bosquet de droite.
Oh ! mon dieu... mon Henriette, au milieu de tant de monde !... et c’est M. de Richelieu qui lui donne la main... Voilà mon rendez-vous flambé.
RICHELIEU, bas à Madame d’Egmont.
Où voulez-vous être conduite ?
Par un geste timide, elle désigne le bosquet de droite.
Il suffit.
TAVANNES, à part, avec hésitation.
Pourtant, si c’était son père ?
Air de Fra-Diavolo.
RICHELIEU, traversant la scène d’un pas grave, en lui donnant la main.
À vos désirs il faut se rendre,
Venez, madame, et suivez-moi !
Je suis ici pour vous défendre ;
Marchons et calmez votre effroi.
MADAME D’EGMONT, arrivant au bosquet et apercevant Renaud.
Ah ! c’est lui ! quel danger ! grâce au ciel, je l’évite !
RICHELIEU, retenant sa main.
Arrêtez un moment ! est-ce ainsi qu’on se quitte ?
MADAME D’EGMONT, déguisant sa voix.
Vous recevrez demain,
Un billet de ma main.
RICHELIEU.
Oh ! quel heureux destin.
Adieu donc ! à demain !
Il lâche sa main, elle entre dans le bosquet.
RENAUD.
Oh ! le bon seigneur qui me la rend !
MADAME D’EGMONT, l’entraînant.
Partons !
Ils s’éloignent par la coulisse de droite.
RICHELIEU, aux gentilshommes.
Maintenant, Messieurs, ne m’accompagnez-vous pas au château ?
TAVANNES, montrant à Richelieu la Comtesse qui passe dans le fond avec Renaud.
Regardez, M. le Maréchal.
RICHELIEU.
Ah !... je suis mystifié !
Ensemble.
RICHELIEU.
À ses vœux, je devais me rendre,
L’honneur m’en faisait une loi ;
Pour prix d’avoir su la défendre.
Demain, elle se donne à moi !
TAVANNES.
Ma foi je n’y peux rien comprendre,
Est-ce elle qui se rit de moi ?
Je perds l’espoir de la surprendre
Et de jouir de son effroi !
CHŒUR, à Tavannes.
Adieu l’espoir de la surprendre
Et de jouir de son effroi !
Elle est sauvée, il faut te pendre
Car elle se moque de toi !
La musique continue à l’orchestre jusqu’après ta chute du rideau.
ACTE II
Le théâtre représente une salle du château de Versailles. Portes latérales. Une galerie dans le fond.
Scène première
TAVANNES, debout, MADAME D’EGMONT, MADAME DE BRIONNE, assises, RICHELIEU, debout, DAMES et SEIGNEURS de la cour, groupés dans le salon, les uns assis, les autres debout
MADAME DE BRIONNE, à Tavannes.
Mais, en vérité, monsieur le Marquis, l’histoire que vous nous racontez-là est-elle croyable ? vous, mystifié par une grisette...
RICHELIEU.
Eh mon Dieu oui, Madame ; et le plus plaisant de l’aventure, c’est qu’en aidant à la mystification de Tavannes, moi, je l’ai partagée.
MADAME DE BRIONNE.
C’est vous, monsieur le Duc, qui l’avez rendue à son amant ?
RICHELIEU.
Avec une loyauté digne des temps chevaleresques.
MADAME DE BRIONNE.
Et je gage qu’elle ne vous en a su aucun gré : comme elle a dû rire de tous deux !
RICHELIEU.
C’est probable.
TAVANNES.
Qu’en pense Madame d’Egmont ?
MADAME D’EGMONT.
Moi, Monsieur, je pense que c’est bien fait ; vous allez chercher des grisettes pour vous tromper.
TAVANNES.
Les femmes de la cour devraient nous suffire, n’est-il pas vrai ? Mais, si celle dont il s’agit n’était qu’une grisette de contrebande ?
MADAME D’EGMONT.
Vous croyez ?
RICHELIEU.
Je l’ai pensé comme lui ; en me parlant elle déguisait sa voix.
MADAME D’EGMONT.
C’est qu’apparemment elle avait ses raisons pour n’être pas reconnue.
TAVANNES.
Sans doute ; mais dans le jardin du Palais-Royal l’obscurité n’est pas telle qu’avec de bons yeux...
MADAME D’EGMONT.
Ah, vous savez son nom ?
TAVANNES.
Peut-être.
MADAME D’EGMONT.
Pourquoi ne le dites-vous pas ?
TAVANNES.
Grâce à M. le Duc, je n’ai pas de preuves.
MADAME D’EGMONT.
C’est dommage ; cela nous divertirait.
TAVANNES.
En êtes-vous bien sûre ?
MADAME D’EGMONT.
Je l’imagine.
TAVANNES, d’un ton piqué.
Eh bien, Madame, je tacherai d’en avoir.
MADAME D’EGMONT, se levant ainsi que madame de Brionne, et passant près de Richelieu.
Eh bien, monsieur, vous me ferez plaisir.
TAVANNES, à part.
Quelle audace !
MADAME DE BRIONNE, à part.
Est-ce que ce serait-elle ?
RICHELIEU.
Ah ! je me repens bien maintenant d’avoir contribué à la dérober aux regards ; une femme de la cour en intrigue avec un commis marchand !... Cette histoire aurait fait les délices de Versailles.
MADAME D’EGMONT.
Comment, mon père, vous vous repentez de n’avoir pas livré une femme aux railleries, aux sarcasmes, à la honte ?
TAVANNES.
Nous sommes si souvent leurs dupes, qu’il est doux quelquefois de payer ses dettes.
MADAME D’EGMONT.
Quand vous voudrez mettre celle maxime en pratique, commencez par vos créanciers.
MADAME DE BRIONNE.
Il ne faut pas que tout ceci nous fasse oublier la grande affaire du jour ; voici bientôt l’heure où la comtesse Dubarry va être présentée à la Dauphine.
RICHELIEU.
Nous avons tout lieu d’espérer qu’elle sera mal reçue.
MADAME D’EGMONT.
Cependant, puisque madame la Dauphine a consenti à la voir.
RICHELIEU.
Le roi a ordonné ; il a bien fallu obéir !... Mais c’est un jour d’humiliations pour la favorite.
MADAME D’EGMONT.
Et par conséquent, un jour de bonheur pour nous.
MADAME DE BRIONNE.
Vous ne cesserez donc pas de la haïr, ma chère ?
MADAME D’EGMONT.
Tant que le roi ne cessera pas de l’aimer.
RICHELIEU.
Haïssez là, j’y consens ; mais ne le dites pas si haut : une trêve est signée entre nous| c’est moi qui dois lui donner la main aujourd’hui, et je vais voir là-dedans si tout se dispose. M’accompagnez-vous, M. de Tavannes ?
TAVANNES.
Très volontiers, M. le Duc.
À part.
Si je pouvais être sûr et la confondre.
Ils sortent par la porte de gauche. Les autres s’éloignent de divers côtés.
Scène II
MADAME DE BRIONNE, MADAME D’EGMONT
MADAME D’EGMONT.
Cet impertinent Tavannes qui croyait m’intimider.
MADAME DE BRIONNE.
Il est piqué au vif, et, si mes soupçons ne me trompent pas, il y a de quoi.
MADAME D’EGMONT.
Vous soupçonnez donc... ?
MADAME DE BRIONNE.
Que la grisette en question n’est autre que la comtesse d’Egmont.
MADAME D’EGMONT.
Vous l’avez dit.
MADAME DE BRIONNE.
Il fallait bien qu’il y eût quelque chose comme cela : depuis quinze jours vous rudoyez ce pauvre Tavannes.
MADAME D’EGMONT.
Il m’a ennuyée pendant six mois : nous ne sommes pas encore quittes.
MADAME DE BRIONNE.
Et vous le remplacez par qui ?...
MADAME D’EGMONT.
Par un homme jeune, aimant, naïf, dont l’âme simple et candide m’a révélé un bonheur que sans lui je n’aurais jamais imaginé. Je n’ai point de secrets pour vous, ma chère amie.
Air : Je conçois que pour le séduire. (Espionne).
Cet amour si vrai que j’inspire,
Je l’avouerai, charme mon cœur ;
C’est pour moi seule qu’il respire,
En moi seule est tout son bonheur !
Une ivresse toujours nouvelle
À mes genoux l’amène à chaque instant,
Il se tuerait si j’étais infidèle...
Vos amants de Versailles en feraient-ils autant ?
Ceux de Versailles en feraient-ils autant ?
MADAME DE BRIONNE.
Non, Dieu merci... Versailles serait dépeuplé !
MADAME D’EGMONT.
Je n’ai vu d’abord, je l’avouerai, qu’une plaisanterie dans cette intrigue roturière ; mais mon amoureux plébéien semblait si heureux de la plus légère faveur ; il est si doux de se sentir aimé pour soi-même, que je n’ai pu me défendre d’un intérêt qui s’est accru de jour en jour !... Il y a tant de vérité dans l’expression de ce qu’il éprouve ; tant de vivacité dans ses transports !... Ah, ma chère, on parle beaucoup de nos privilèges, mais les grisettes en ont, je vous assure, que nous pourrions leur envier.
MADAME DE BRIONNE.
Tout cela est à merveilles ; mais, si cette intrigue se découvrait, tout le monde vous blâmerait, vous deviendriez la fable de la cour.
MADAME D’EGMONT.
Et comment se découvrirait-elle ? Renaud... (Il s’appelle Renaud) est à cent lieues de soupçonner mon rang ; il ne voit en moi qu’une femme de chambre de bonne maison. Comme il doit être triste ! Depuis quatre jours retenue à Versailles, il m’a été impossible de le voir ; il a pour toute consolation un petit billet que je lui ai écrit avant-hier ; je gage qu’il l’a placé sur son cœur, couvert de baisers, mouillé peut-être de ses larmes. Ah ! ah ! ah !
MADAME DE BRIONNE.
Songez que M. de Tavannes est blessé dans son amour comme dans son orgueil ; qu’il a déjà failli vous surprendre, et que la vengeance est douce au cœur d’un amant délaissé. Veillez bien sur vos moindres démarches.
MADAME D’EGMONT.
Craindre l’avenir, c’est gâter le présent !... La vie est si courte.
MADAME DE BRIONNE.
Et le plaisir si rare.
MADAME D’EGMONT.
Il faut le saisir quand il arrive.
MADAME DE BRIONNE.
Et le remplacer quand il s’en va.
MADAME D’EGMONT.
Voilà la vraie philosophie.
MADAME DE BRIONNE.
Silence. Ces Messieurs viennent.
MADAME D’EGMONT.
Gardez bien mon secret.
MADAME DE BRIONNE.
Ne savez-vous pas tous les miens ?
Scène III
MADAME DE BRIONNE, MADAME D’EGMONT, RICHELIEU, TAVANNES, DAMES et SEIGNEURS de la cour
RICHELIEU.
L’instant est arrivé, mesdames, le roi vient d’entrer chez la Dauphine : si vous voyiez quels regards il lance sur elle ?... on dirait en vérité que c’est lui qui est le nouveau marié.
MADAME D’EGMONT.
La beauté a sur lui tant d’empire.
TAVANNES.
Et la Dauphine est si belle !
RICHELIEU.
Au mouvement que j’aperçois, madame Dubarry sort de ses appartements ; c’est ici que je dois l’attendre. Ah ! la voici.
MADAME D’EGMONT.
Sous ces riches parures on voit toujours la fille de rien.
RICHELIEU.
Tâchez de ne voir que la favorite.
MADAME D’EGMONT.
Être obligée de saluer Jeanne Vaubernier.
RICHELIEU.
Je suis bien forcé de lui donner la main.
MADAME D’EGMONT.
Quand donc pourrons-nous la punir ?
RICHELIEU.
Quand elle ne pourra plusse venger.
MADAME D’EGMONT.
En attendant, puissions-nous la voir humiliée !
RICHELIEU.
C’est ce que j’espère.
Madame Dubarry entre ; elle est accompagnée de plusieurs dames ; Il se fait un mouvement dans le salon ; Richelieu va au-devant d’elle.
Combien je suis heureux, Madame, de l’honneur qui m’est accordé aujourd’hui !... C’est une faveur que je ne céderais pour rien au monde.
Il lui donne la main ; tout le monde s’incline, elle entre avec Richelieu, on les suit ; deux pages qui précédaient le cortège se sont placés à la porte de gauche, par où tout le monde sort.
PREMIER PAGE, placé à gauche.
D’Harcourt, la Comtesse est toujours bien jolie !
DEUXIÈME PAGE.
Voici un grand jour pour elle.
PREMIER PAGE.
Comment sera-t-elle reçue ?
DEUXIÈME PAGE.
Tiens, la voici qui entre.
PREMIER PAGE.
Oh, oh !... la Dauphine l’accueille à merveilles.
DEUXIÈME PAGE.
Vois-tu s’allonger les visages de ces dames ?
PREMIER PAGE.
Oui, mais le dépit a bientôt disparu : tout le monde à cette heure sourit à la favorite.
DEUXIÈME PAGE.
Comme le Roi a l’air content !
PREMIER PAGE.
Allons, la voilà plus puissante que jamais.
Scène IV
LEDRU, ANTOINE RENAUD, UN HUISSIER de la cour dans le fond, LES DEUX PAGES sur le devant
LEDRU, à l’huissier.
Je vous dis, Monsieur, que j’ai un rendez-vous avec Monsieur le duc de Richelieu ; mon bourgeois est fournisseur de la Comédie-Française, et il m’a envoyé ici avec un laissez-passer de Monsieur le maréchal.
L’HUISSIER.
Mais vous ne deviez pas entrer dans ce salon, et vous ne pouvez pas y rester.
PREMIER PAGE.
Regarde-donc, d’Harcourt, les bonnes figures ! Il faut nous amuser un moment.
À l’huissier.
Laissez ces Messieurs, nous allons leur faire entendre raison.
L’huissier sort.
RENAUD.
Ah ! voilà des jeunes gens qui paraissent bien aimables.
PREMIER PAGE.
Vous dites donc que monsieur le Maréchal vous a mandés à Versailles.
LEDRU.
Oui, monsieur le Page, pour acquitter des mémoires que j’apporte. J’ai été charmé de cela, parce que je n’avais jamais vu la cour, et j’ai fait profiter un ami de ma bonne fortune.
LE PAGE.
Le Roi sera charmé de vous voir.
RENAUD.
Vous croyez ?
LE PAGE.
J’en suis certain.
LEDRU.
Il en a vu déplus laids, Monsieur.
LE PAGE, riant.
Pas beaucoup !
LEDRU.
Si vous nous permettez de rester ici, vous me ferez plaisir ainsi qu’à mon camarade ; ça le distraira de ses peines de cœur.
LE PAGE.
Comment !... Est-ce que la maîtresse de Monsieur serait infidèle ?
LEDRU.
J’en ai peur pour lui.
RENAUD.
Tu te trompes ; on m’aime toujours, j’en ai la preuve.
LE PAGE.
En effet, trahir Monsieur !... ce serait surprenant. Mais, j’en suis bien fâché, il faudra vous distraire ailleurs.
LEDRU.
Comment ?
LE PAGE.
Le Roi sera désolé sans doute ; mais je vous engage à vous en aller, elle plus vite possible... Toute la cour va traverser ce salon.
RENAUD.
Ce serait si beau à regarder !
LE PAGE.
Allons, en route, et dépêchons-nous.
RENAUD.
Que diable ! vous êtes bien pressé... Il était si poli tout à l’heure.
LE PAGE.
Prenez donc garde de blesser ces Messieurs qui veulent voir la cour !... Ah ! ah ! ils sont ma foi plaisants.
RENAUD.
Et pourtant il y a des moments où ils ne plaisantent pas.
LE PAGE.
Oh, oh ! Monsieur l’amant trompé se fâche.
RENAUD.
Ça lui arrive quelque fois.
LEDRU, tirant Renaud par son habit.
Sauvons-nous, Renaud, sauvons-nous !
RENAUD.
Vous ne seriez pas les plus forts, mes petits Messieurs.
LE PAGE.
Vrai Dieu, ils ont envie de se faire chasser par les épaules.
Scène V
UN PAGE, RENAUD, LEDRU, PREMIER PAGE, TAVANNES, entrant par la porte de gauche
TAVANNES.
Eh bien, quel est donc tout ce bruit. Messieurs les pages.
LE PAGE.
Ce sont ces vilains qui veulent rester là malgré nous.
RENAUD.
Des vilains !... oh ! la main me démange.
TAVANNES, reconnaissant Renaud.
Eh mais... je ne me trompe pas... c’est lui.
RENAUD.
M. le marquis de Tavannes !... ah ! il va nous faire justice... Apprenez, monsieur le marquis...
TAVANNES.
C’est bon, c’est bon.
Aux pages.
À votre poste, Messieurs, et laissez ces braves gens tranquilles, je me charge d’eux.
Les pages vont se placer de chaque côté de la porte.
LEDRU.
L’honnête seigneur !
RENAUD.
Ils sont vexés.
TAVANNES.
Demeurez, mes amis, et dites-moi ce qui vous amène.
RENAUD.
Mon camarade apporte des mémoires à M. le duc de Richelieu, il m’a entraîné avec lui, et nous désirions rester dans un petit coin pour jouir, du coup d’œil ; voilà tout, M. le marquis.
TAVANNES, à part.
C’est le ciel qui me l’envoie !... Ah, madame d’Egmont, je pourrai donc éclaircir mes doutes !
Haut.
Eh bien, c’est un désir tout naturel, et je veux le satisfaire. Madame Dubarry, suivie de toute la cour, va passer par ici ; vous allez vous ranger de ce côté, et vous verrez tout à votre aise
LEDRU.
Que vous êtes bon, M. le Marquis !
RENAUD.
Enfoncés les pages !
TAVANNES.
Ah ça, Renaud, dis-moi, depuis huit jours que je l’ai rencontré au Palais-Royal, comment vont tes amours ?
RENAUD.
Ça va à merveilles, M. le marquis.
TAVANNES.
Ah ! ce soir là tu as été content ?
RENAUD.
Ravi, enchanté !
TAVANNES.
Ton amour a obtenu sa récompense ?
RENAUD.
Vous ne vous figurez pas combien j’ai été heureux !
TAVANNES, à part.
Pardieu, je ne me le figure que trop !
Haut.
Tu as cessé d’être timide ?
RENAUD.
Pour devenir le plus fortuné des hommes.
TAVANNES, à part.
Comme c’est agréable à entendre !
RENAUD.
C’est qu’elle m’aime, M. le Marquis, comme elle n’a jamais aimé.
TAVANNES.
En vérité ?
RENAUD.
Elle me l’a dit.
TAVANNES, à part.
Oh, si c’est elle, je me vengerai !
Haut.
Mais il me semble, Renaud, que depuis huit jours, tu t’es terriblement dégourdi ?
LEDRU.
Vous savez, M. le Marquis, comment on dit que l’esprit vient aux filles.
TAVANNES.
Il paraît que la recette est aussi à l’usage des garçons. Et tu as revu ta belle ?
RENAUD.
Pas depuis quatre jours... mais je sais qu’elle ne m’oublie pas.
LEDRU, guide temps en temps regarde dans la coulisse.
Ah, ah ! on vient de côté.
TAVANNES.
C’est bon... Placez-vous là, ne bougez pas, et ouvrez bien les yeux.
Scène VI
RENAUD, LEDRU, RICHELIEU, MADAME DUBARRY, MADAME DE BRIONNE, MADAME D’EGMONT, foule de SEIGNEURS et de DAMES de la cour, TAVANNES, à gauche, sur le devant
La foule sort par la porte latérale où sont les pages ; Richelieu donne la main à madame Dubarry ; madame d’Egmont parle bas à madame de Brionne ; on traverse le théâtre et on passe dans la galerie.
TAVANNES, à part, sur le devant.
Si je ne me suis pas trompé, la reconnaissance va avoir lieu ; tachons qu’elle soit touchante.
LEDRU.
Regarde donc, Renaud, comme ce cortège est magnifique ! quels beaux habits !
RENAUD.
Et les femmes ! vois donc que de diamants !
LEDRU.
J’en suis tout ébloui.
RENAUD, reconnaissant madame d’Egmont.
Ah, mon Dieu !...
LEDRU.
Qu’as-tu donc ?
RENAUD, traversant le théâtre et passant à gauche.
Mais, oui... non... si fait... c’est elle !
LEDRU, le suivant.
Elle... qui ?...
RENAUD.
Suis-je bien éveillé ?
TAVANNES.
Eh bien ?...
RENAUD, à Tavannes, qui observe tout avec intérêt.
Monsieur le Marquis ! monsieur le marquis !... le nom, s’il vous plaît, de cette dame qui vient de passer.
TAVANNES.
Laquelle ?
RENAUD.
Tenez, celle-là... qu’on voit encore... là... en robe bleue...
La foule est entrée dans la coulisse à droite.
TAVANNES.
C’est la comtesse d’Egmont, la fille de monsieur le duc de Richelieu.
RENAUD.
La comtesse d*Egmont... la fille... ah !... les jambes me manquent !
TAVANNES.
Est-ce que tu la connais ?
RENAUD, avec transport.
Si je la connais ?
LEDRU.
A-t-il perdu la raison ?
RENAUD.
La comtesse d’Egmont !... la comtesse !... je suis aimé d’une comtesse !
LEDRU.
Qu’est-ce qu’il dit donc ?
TAVANNES.
Comment ? ce serait-elle qui ?...
RENAUD.
Oui, Monsieur, oui, c’est elle qui... oh ! il me semblait bien aussi que ces manières si nobles, ce langage si élégant... Comment ai-je pu m’y tromper ?... J’en perdrai la tête !... Une Comtesse ! la fille d’un maréchal !... Ah ! ah ! Messieurs les pages, venez encore me rudoyer !... Je suis aimé d’une comtesse.
Il arpente le théâtre avec orgueil.
TAVANNES, à part.
Allons, me voilà sûr de mon affaire.
Haut.
Pardieu, Renaud, c’est une merveilleuse aventure.
RENAUD.
Aimé d’une comtesse !...
TAVANNES.
C’est la fortune qui se présente.
RENAUD.
C’est mieux que cela, c’est le bonheur !
TAVANNES.
Il ne faut pas le laisser échapper ; madame d’Egmont sera charmée de te voir.
RENAUD.
Vous croyez, M. le marquis ?
TANANNES.
Je n’en doute pas.
RENAUD.
Mais, pourquoi donc m’a-t-elle fait ; un mystère de son rang ?
TAVANNES.
Le plaisir d’être aimée pour elle-même, l’envie de t’éprouver ; oh ! madame d’Egmont est très romanesque.
RENAUD.
En effet, elle m’a dît plus d’une fois que l’amour pouvait tout faire oublier.
TAVANNES.
Ah ! elle t’a dit cela ?
RENAUD.
Et elle me l’a prouvé.
TAVANNES.
Il est donc bien clair que ta présence lui fera plaisir ? reste là ; on conduit madame Dubarry jusque dans ses appartements, et on va revenir dans ce salon, je te présenterai.
RENAUD.
Je serai si heureux de la revoir !
TAVANNES.
Laisse-moi faire. Tiens, on s’avance, agis comme je te le dirai, et surtout pas de sotte timidité.
Scène VII
RICHELIEU, MADAME DE BRIONNE, MADAME D’EGMONT, TAVANNES, RENAUD, LEDRU, foule de SEIGNEURS et DAMES de la cour
RICHELIEU, entrant.
Il faut en prendre son parti. Mesdames ; le pouvoir de la favorite vient de se raffermir ; j’irai ce soir lui faire ma cour : vous y viendrez ?
MADAME D’EGMONT.
Le moyen de faire autrement.
RICHELIEU.
Eh bien, mon cher Tavannes, vous n’avez pas suivi madame Dubarry avec nous ; est-ce que vous protestez ?
TAVANNES.
Non, vraiment, M. le Duc, je suis toujours du parti de la beauté.
RICHELIEU.
Et vous avez raison.
TAVANNES.
Je suis resté ici pour rendre service à un brave jeune homme qu’on voulait chasser, et qui pourtant ne devrait pas manquer d’appuis à la cour.
RENAUD, à part, dans un coin.
Qu’elle est belle !
RICHELIEU.
Qu’est-ce que c’est ?
TAVANNES.
Madame la Comtesse me saura gré, je l’espère, de la protection que je lui ai accordée.
MADAME D’EGMONT.
Moi, Monsieur ?...
TAVANNES.
Oui, Madame, vous même !... Le pauvre garçon, un peu timide, avait besoin d’un patronage ; j’ai été heureux de lui offrir le mien ; permettez donc que j’aie l’honneur de vous le présenter.
Il prend Renaud par la main et i*amène devant la comtesse.
MADAME D’EGMONT, à part.
Ciel !
MADAME DE BRIONNE, bas.
Qu’y a-t-il ?
MADAME D’EGMONT, bas.
C’est lui.
MADAME DE BRIONNE, à part.
Il est joli garçon.
TAVANNES, à part.
Mon protégé fait de l’effet.
RICHELIEU.
Si je ne me trompe, c’est le jeune commis du Palais-Royal.
TAVANNES.
Cet excellent jeune homme a été si heureux de trouver madame la Comtesse !... il est si fier des preuves de bonté qu’il a reçues d’elle.
MADAME D’EGMONT, qui s’est remise et a composé son visage.
De moi !...
RICHELIEU.
Des preuves de bonté... comment l’entendez-vous ?
RENAUD, s’avançant avec une certaine confiance.
J’avoue que je n’ai pas été maître...
RICHELIEU.
Qu’est-ce à dire ?
MADAME D’EGMONT, à part.
L’imbécile, qui me reconnaît !
RENAUD.
Madame la comtesse me pardonnera-t-elle ?
MADAME D’EGMONT.
Quoi donc, Monsieur ?qu’ai-je à vous pardonner ?
RENAUD, étonné.
Mais... Madame... je pensais... je croyais...
MADAME D’EGMONT.
Vous pensiez ?... quoi ?...
RENAUD, avec embarras.
D’après ce que vous m’avez dit...
MADAME D’EGMONT.
Ce que je vous ai dit ?... Et où m’avez-vous vue, s’il vous plaît ?
RENAUD, abasourdi.
Où je vous ai vue... ?
LEDRU, bas, à Renaud.
Dis-donc, Renaud, ta comtesse n’a pas l’air de le reconnaître.
RENAUD.
Ah ! mon Dieu !... est-ce que je me tromperais ?
MADAME D’EGMONT.
Eh bien, Monsieur ?...
RENAUD, à part.
Quand le diable y serait, c’est elle !
TAVANNES.
Les protégea de Madame sont nombreux ; elle a si bon cœur ! Peut-être, en ce moment, ses souvenirs sont-ils un peu confus : allons, Renaud, il faut aider la mémoire de Madame la Comtesse, lui rappeler quelque circonstance...
MADAME D’EGMONT.
Et quelle circonstance voulez-vous qu’il rappelle ?
TAVANNES.
C’est ce qu’il va nous apprendre.
MADAME D’EGMONT.
Si ce jeune homme a quelque requête à m’adresser, qu’il parle ; sinon qu’il n’arrête pas plus longtemps une femme qui ne le connait pas, et qu’il voit pour la première fois.
RENAUD, suffoqué.
Pour la première fois !... Ah !... voilà qui est fort !
MADAME DE BRIONNE, à part.
Quel admirable sang-froid !
RICHELIEU, qui a passé à gauche de Renaud.
En effet, je me demande quels rapports ont pu jamais exister entre un commis marchand et la Comtesse d’Egmont.
RENAUD, à part.
Je crois que j’ai fait une bêtise.
MADAME D’EGMONT, à part.
Le maladroit me comprendra-t-il ?
Air d’Hérold : final du premier acte de la Maîtresse.
RICHELIEU, à Renaud.
Vous allez achever, je pense ?
RENAUD, à part.
Dans quel guêpier me suis-je fourré là ?
RICHELIEU, prenant Renaud par une oreille.
De Richelieu vous savez la puissance ?
TAVANNES, le prenant par l’autre oreille.
Monsieur de moi croit-il qu’on se jouera ?
RICHELIEU.
Allons, il faut qu’on obéisse ;
Parlez donc !
MADAME D’EGMONT, à part.
Je suis au supplice.
RENAUD, à part.
Elle souffre !
Haut.
Oui, Messieurs, je le confesse,
En regardant Madame la Comtesse,
J’avais cru voir...
MADAME D’EGMONT, à part.
S’il osait achever ?...
RENAUD.
La joie avait rempli mon âme,
J’étais dans cette cour heureux de retrouver
Une aimable et charmante femme
Qui m’avait promis qu’à jamais
Elle répondrait à ma flamme !...
RICHELIEU.
Eh bien ?
MADAME D’EGMONT, à part.
Grand Dieu !...
RENAUD, avec effort.
Je me trompais !
Ensemble.
CHŒUR.
Quel est donc ce mystère ?
Est-il de bonne foi ?
Croit-il que de se taire
L’honneur lui fait la loi ?
MADAME D’EGMONT.
Allons, plus de colère !
Bannissons mon effroi !
Il sent que de se taire
L’honneur lui fait la lui.
MADAME DE BRIONNE.
Tout est fini, j’espère !
Bannissez votre effroi :
Il sent que de se taire
L’honneur lui fait la loi.
TAVANNES.
J’étouffe de colère !
Car, cédant à l’effroi,
S’il persiste à se taire,
Elle rira de moi !
RENAUD.
Apaisons sa colère !
C’est bien elle, je crois ;
Mais ici, de me taire,
L’honneur me fait la loi.
RICHELIEU.
J’entrevois du mystère ;
Il nous trompe, je crois,
Mais du moins de se taire
La peur lui fait la loi.
LEDRU.
La chose est singulière !
Il a cru, sur ma foi,
Trouver une ouvrière
Dans le palais du Roi !
RICHELIEU.
Vous mériteriez, monsieur l’impertinent...
MADAME D’EGMONT, souriant.
Il faut lui pardonner : un cœur bien épris croit trouver partout l’objet aimé, et je suis fière de ressembler à la dame des pensées de Monsieur... Monsieur...
RENAUD.
Renaud, Madame.
MADAME D’EGMONT.
Eh bien ! M. Renaud, je vous engage à regarder de plus près une autre fois, et vous, M. de Tavannes, à mieux choisir vos auxiliaires.
RICHELIEU.
Mais qui a pu amener ici ces deux hommes ? car en voilà un autre qui se cache là-bas.
LEDRU.
Je venais, M. le Duc, avec un laissez-passer de votre excellence pour des fournitures...
RICHELIEU.
Ah ! je sais ce que c’est ; vous allez me suivre.
MADAME D’EGMONT.
El nous, Mesdames, allons au cercle de Madame la Dauphine ; voici l’heure. Nous nous reverrons, monsieur de Tavannes,
TAVANNES.
Je l’espère bien, madame la Comtesse.
MADAME D’EGMONT, bas, à madame de Brionne.
Pour un bourgeois, il ne s’en est pas mal tiré.
MADAME DE BRIONNE, bas.
Vous l’avez échappé belle !...
TAVANNES, à demi-voix.
Demeure ici, Renaud, il faut que je te parle.
Tout le monde sort, excepté Renaud et Tavannes, madame d’Egmont a l’air triomphant et jette en passant, à Tavannes, un regard de pitié. Tavannes, à part.
Elle triomphe !... mais, pardieu, les derniers mots n’en sont pas dits !
Scène VIII
TAVANNES, RENAUD
TAVANNES, à part.
Le malotru qui a tout fait manquer ! qui a eu peur !
RENAUD, à part.
Qu’est-ce que je vais devenir à présent ?
TAVANNES.
Eh bien, Renaud ?
RENAUD.
Eh bien, M. le marquis ?
TAVANNES.
Sais-tu que j’ai lieu d’être fort mécontent ?
RENAUD.
Et moi donc ?
TAVANNES.
Tu viens de te conduire comme un imbécile.
RENAUD.
Dame !... il y a de quoi le devenir.
TAVANNES.
Parle franchement, voyons : étais-tu dans l’erreur, ou bien as-tu cédé à quelque mouvement de crainte ? Est-ce, ou n’est-ce pas la Comtesse qui t’aime ?
RENAUD.
Est-ce que je peux le savoir, maintenant ?
TAVANNES.
Tu ne peux pourtant pas rester dans cette incertitude.
RENAUD.
Oh non, elle est trop pénible !... Si c’est elle que j’ai eu le bonheur d’intéresser, moi, pauvre et obscur, elle est sans doute irritée contre moi à cette heure ; je ne la reverrai plus ! J’ai perdu toute la joie de ma vie !...
TAVANNES.
Écoute, mon pauvre Renaud : j’ai pitié de toi, et je veux le servir ; mais, pour t’être utile, tu comprends qu’il est indispensable que je sois sûr de mon fait.
RENAUD.
Sans doute, et je ne le suis pas moi-même.
TAVANNES.
Il y aurait bien un moyen.
RENAUD.
Lequel ?
TAVANNES.
Si, par hasard, tu avais reçu de ta belle quelque lettre, quelque billet, moi, qui connais récriture de la Comtesse, je te dirais tout de suite...
RENAUD.
Oh, monsieur le Marquis, j’en ai un !... Depuis deux jours, c’est ma seule consolation ; je le porte sur mon cœur, je le relis à chaque instant !...
TAVANNES.
Voyons...
RENAUD, lui montrant le billet.
Tenez, regardez comme il est tendre !... N’est-ce pas qu’on n’écrit ainsi qu’aux gens qu’on aime ?
TAVANNES.
Oui, vraiment, et tu es un heureux mortel ; car ce billet est de la Comtesse d’Egmont.
À part.
La perfide !
RENAUD.
Ah ! mon cœur me le disait bien, que c’était elle.
Il porte le billet à ses lèvres avec passion.
TAVANNES.
Maintenant, il faut songer à faire ta paix.
RENAUD.
Pourrai-je approcher d’elle, à présent ?
TAVANNES.
Toi, non !... Mais moi, je peux la voir, lui peindre ton repentir, et la disposer à te pardonner une indiscrétion bien excusable.
RENAUD.
N’est-il pas vrai qu’elle est excusable ? Oh, voyez-la, monsieur le Marquis, soyez mon sauveur !
TAVANNES.
Très bien, très bien : mais il me faudrait un moyen de la forcer à m’écouter.
RENAUD.
C’est juste !... Que faire ?
TAVANNES.
Une chose toute simple : remets-moi le billet qu’elle t’a écrit.
RENAUD.
Mais...
TAVANNES.
Te défies-tu de moi ?
RENAUD.
Dieu m’en garde !... Cependant...
TAVANNES.
Tu hésites ?... Fais donc comme tu l’entendras ; résigne-toi à ne plus la revoir.
RENAUD.
Ne plus la revoir !
TAVANNES.
Sans doute ! Voyons, prends ton parti, et dépêche-toi ; car tu me fais perdre mon temps.
RENAUD.
Vous êtes donc bien sûr de l’apaiser ?
TAVANNES.
Faut-il te le répéter cent fois ?
RENAUD.
Vous me rendrez ce billet si précieux ?
TAVANNES.
En peux-tu douter ?
RENAUD.
Et vous lui direz bien ?...
TAVANNES.
Tout ce qui devra te rendre le bonheur que tu as perdu.
RENAUD.
Allons, monsieur le Marquis, je m’en rapporte à vous : vous n’avez pas intérêt à me tromper.
TAVANNES.
Pardieu !... Il lui enlève le billet de la main.
RENAUD.
Le bonheur de ma vie est dans vos mains.
TAVANNES.
Je t’en rendrai bon compte. Va te promener dans cette galerie ; regarde les tableaux, tâche de te distraire, je vais m’occuper de toi.
RENAUD.
Et moi, penser à elle.
Scène IX
TAVANNES, seul
À nous deux, maintenant, madame la Comtesse !... Ah, je vous tiens enfin !... Je vous apprendrai qu’on ne trahit pas impunément le Marquis de Tavannes.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Vous qui croyez toujours fuir ma vengeance,
Vous qui riez de mes jaloux transports,
Il est passé le temps de l’indulgence,
Le moment vient d’expier tous vos torts !
Votre inconstance avait blessé mon âme,
Mais dans ma chaîne il faudra revenir ;
Pour châtiment il faut m’aimer, madame !...
Ah ! que j’aurai de joie à la punir !
Ma foi, le hasard me sert à merveilles : la voici qui sort de chez la Dauphine.
Scène X
TAVANNES, MADAME D’EGMONT
MADAME D’EGMONT.
Ah, c’est vous, M. de Tavannes ?... Toujours plongé dans vos réflexions !
TAVANNES.
Ici, du moins. Madame, les sujets ne me manquent pas.
MADAME D’EGMONT.
On s’est beaucoup occupé de vous chez madame la Dauphine.
TAVANNES.
On a eu bien de la bonté.
MADAME D’EGMONT.
Oh, ce n’est pas précisément le mot ; car je ne vous cache pas qu’on s’est permis de rire un peu à vos dépens.
TAVANNES.
Mais vous, Madame, vous m’avez défendu ?
MADAME D’EGMONT.
Vous me croyez donc bien généreuse ?
TAVANNES.
Presque autant que je vous crois fidèle.
MADAME D’EGMONT, riant.
Et cela vous rassure ?
TAVANNES.
Pensez-vous que cela doive m’effrayer ?
MADAME D’EGMONT.
Mais vous-même, qu’en pensez-vous ?
TAVANNES.
D’après ce qui s’est passé, je n’ai plus de raisons de croire à votre inconstance.
MADAME D’EGMONT.
Mais moi, j’en ai de croire à votre méchanceté.
TAVANNES.
L’amour véritable rend soupçonneux.
MADAME D’EGMONT.
Et le dépit rend ridicule.
TAVANNES.
On s’est donc bien moqué de moi ?
MADAME D’EGMONT.
La comédie que vous avez imaginée était si absurde !
TAVANNES.
Vous trouvez ?
MADAME D’EGMONT.
Et vous avez si mal joué votre rôle !
TAVANNES.
Je rencontrerai peut-être l’occasion de prendre ma revanche.
MADAME D’EGMONT.
J’en doute.
TAVANNES.
Que sait-on ? J’ai remarqué dans les comédies un moyen qui manque rarement son effet.
MADAME D’EGMONT.
Qu’est-ce que c’est ?
TAVANNES.
Au moment où l’action est bien embrouillée, où le personnage principal se croit sûr de son triomphe, une lettre arrive, qui change la position de tout le monde.
MADAME D’EGMONT.
Une lettre !
TAVANNES.
Oui !... C’est un moyen usé, j’en conviens ; mais il est toujours bon.
MADAME D’EGMONT.
Que voulez-vous dire ?
TAVANNES.
Ne comprenez-vous pas tout ce que dix lignes d’écriture peuvent amener de combinaisons nouvelles, de résolutions imprévues ?
MADAME D’EGMONT.
Expliquez-vous, Monsieur.
TAVANNES.
Un peu de patience !... Tenez, j’ai là un papier sur lequel je compte beaucoup.
MADAME D’EGMONT.
Voyons !
TAVANNES, montrant la lettre.
Regardez, Madame.
MADAME D’EGMONT, à part.
Dieu !... ma lettre !... L’imbécile !...
TAVANNES.
Ce n’est pas bien long, mais cela doit produire de l’effet ; qu’en dites-vous ?
MADAME D’EGMONT.
Et quel usage prétendez-vous faire de ce papier ?
TAVANNES.
Cela dépend de la tournure que prendra la scène.
MADAME D’EGMONT.
Un homme qui se dit amoureux, trouverait-il du plaisir à compromettre la femme qu’il aime ?
TAVANNES.
Mais ne trouverait-il pas du bonheur à reconquérir ce qu’on lui a ravi ?
MADAME D’EGMONT.
Une plaisanterie sans conséquence est-elle donc un crime ?
TAVANNES.
Non !... quand ce n’est qu’une plaisanterie sans conséquence.
MADAME D’EGMONT.
Cela ne peut pas être autre chose.
TAVANNES.
Voilà un billet qui prouve le contraire.
MADAME D’EGMONT.
Songez-y, Monsieur ! la vengeance d’une femme est chose dangereuse.
TAVANNES.
Perdre son amour est chose cruelle.
MADAME D’EGMONT, minaudant.
Et vous êtes sûr de l’avoir perdu ?
TAVANNES.
Cela y ressemble.
MADAME D’EGMONT.
Sans espoir de retour ?
TAVANNES.
Je le crains.
MADAME D’EGMONT.
Vous êtes modeste.
TAVANNES.
Il ne tiendrait qu’à elle que je redevinsse orgueilleux.
MADAME D’EGMONT.
Mais si elle était disposée à la paix ?
TAVANNES.
Ce n’est pas moi qui ai commencé la guerre.
MADAME D’EGMONT.
Obtiendrait-elle une garantie de vos intentions pacifiques ?
TAVANNES.
Obtiendrais-je un gage de son retour vers moi ?
MADAME D’EGMONT.
Air : Faisons la paix, (Maison du faubourg).
Si vous vouliez
Reconquérir votre puissance,
D’abord, monsieur, vous tâcheriez
D’obtenir sa reconnaissance !...
Si vous vouliez.
TAVANNES.
Que faudrait-il faire ?
MADAME D’EGMONT.
Vous ne devinez pas ?
TAVANNES.
Aidez-moi un peu.
MADAME D’EGMONT.
Ce billet...
TAVANNES.
Eh bien ?
MADAME D’EGMONT.
Il faudrait le lui remettre.
TAVANNES.
Ah ! je comprends !... Mais. mon tour, je vous dirai :
Même air.
Si vous vouliez
Que l’amour entre eux pût renaître,
De le ramener à vos pieds,
Vous trouveriez moyen peut-être,
Si vous vouliez.
MADAME D’EGMONT.
Que faudrait-il faire ?
TAVANNES.
Vous ne dévidez pas ?
MADAME D’EGMONT.
Aidez-moi un peu.
Scène XI
TAVANNES, MADAME D’EGMONT, RENAUD
RENAUD, entrant, et dans le fondai à part.
Ah, le Marquis est auprès d’elle !... Écoutons.
TAVANNES.
Dans le temps où elle m’aimait, elle ne se fût pas tenue si loin de moi.
MADAME D’EGMONT, se rapprochant.
Dans le temps où son bonheur vous était cher, vous auriez déjà avancé la main.
TAVANNES, avançant la main.
Elle aurait permis qu’un baiser bien tendre scellât notre réconciliation.
MADAME D’EGMONT.
Vous vous seriez hâté de lui accorder ce qu’elle désire.
TAVANNES, lui présentant la lettre, et s’avançant pour l’embrasser.
Elle ne m’aurait pas refusé ce que je demande.
RENAUD, dans le fond.
Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc ?
MADAME D’EGMONT.
À moi ce billet ?
TAVANNES.
À moi ce baiser ?
MADAME D’EGMONT.
Marché conclu !
Tavannes l’embrasse, elle prend le billet.
RENAUD, avec explosion.
Ah ! mon Dieu...
MADAME D’EGMONT.
Qu’entends-je ?
RENAUD, arrivant en scène entre eux.
C’est moi, Madame ! Ne vous dérangez pas !
TAVANNES, riant.
Il était là !... Le pauvre garçon !
MADAME D’EGMONT.
Que voulez-vous ?
RENAUD.
Ce que je veux ?... Voilà donc le prix de l’amour le plus tendre, du dévouement le plus absolu !... Ah, je suis bien malheureux !
MADAME D’EGMONT, à part.
Est-ce encore un lourde Tavannes ?
TAVANNES, à part.
Voici les amours roturières dérangées !
RENAUD.
Mais cela ne se passera pas ainsi !... Pensez-vous donc que je me laisserai tromper, trahir sans me plaindre ? Non ! Je parlerai, je le dirai à toute la Cour, à tout le monde, au Roi s’il le faut ! Je crierai sur les toits que la Comtesse d’Egmont avait donné son cœur à Antoine Renaud, commis-marchand, rue Saint-Martin, n° 315 ; qu’elle l’aimait, qu’elle lui jurait une tendresse à toute épreuve, et qu’au même moment elle en jurait autant à un Marquis.
MADAME D’EGMONT.
Monsieur !...
RENAUD.
Ah !... n’espérez plus me tromper !... La jalousie m’éclaire ! C’est vous, oui, Madame, c’est bien vous !... Oh, je suis bien à plaindre ! Je ne vous cherchais pas, moi ! J’étais heureux, tranquille. Pourquoi êtes-vous venue, avec votre regard perfide, troubler mon existence obscure ? Vous avez pris plaisir à éveiller dans mon cœur un sentiment auquel j’aurais tout sacrifié, et qui fera le malheur de ma vie ! Vous m’avez enivré d’amour, et c’était pour vous jouer de moi, de mon avenir !... C’est un agréable passe-temps, n’est-il pas vrai, Madame la Comtesse ?... Eh bien, je serai vengé !
MADAME D’EGMONT, à part.
Comme cela sait aimer !
TAVANNES, à part.
Tudieu ! que ces petites gens sont passionnées !
RENAUD.
Parce que je n’ai ni un rang, ni un nom, croyez-vous donc que je n’ai pas un cœur, que je n’ai pas une âme ? Ah, je vous prouverai que, sous ces simples habits, il y en a plus que sous vos broderies et vos dorures.
MADAME D’EGMONT.
Monsieur, je ne souffrirai pas plus longtemps...
TAVANNES, à part.
Elle est assez punie.
Haut.
M. Renaud, je vous conseille de vous taire !
RENAUD.
Me taire !... Et de quel droit m’imposerez-vous silence ?... Ah, s’il était possible... Mais non, il y a un marquisat entre nous !... Me taire !...
Scène XII
TAVANNES, RENAUD, RICHELIEU, MADAME D’EGMONT, MADAME DE BRIONNE, LEDRU, foule de DAMES et de SEIGNEURS de la cour
RICHELIEU.
Qui se permet d’élever ainsi la voix. D’où vient tout ce tapage ?... C’est encore vous !...
RENAUD.
Oui, Monsieur Le Maréchal, c’est moi qui ne connais plus rien, que la jalousie rend furieux.
RICHELIEU.
Malheureux ! qu’osez-vous dire ?
RENAUD.
Que m’importe votre colère ?... Je n’écoute rien, et vous ne m’empêcherez pas de déclarer ici que j,’ai été trahi par madame la Comtesse d’Egmont.
TOUT LE MONDE.
Oh, oh !...
LEDRU, à part.
Ça finira mal.
MADAME DE BRIONNE, bas, à madame d’Egmont.
Du sang-froid, ou vous êtes perdue !
RICHELIEU.
Nous expliquerez-vous ceci, madame la Comtesse ?
MADAME D’EGMONT, à part.
Il n’y a pas à balancer.
Haut.
Eh mon Dieu, puis-je faire taire un fou ? Suis-je responsable de ses extravagances ?
RENAUD.
Un fou !...
TAVANNES, à part.
Venons à son secours.
Haut.
En effet, quelles preuves a-t-il de ce qu’il ose avancer ?
RENAUD.
Des preuves !... Ah, vous savez bien, vous, que je n’en ai plus.
MADAME D’EGMONT.
Qu’on renvoie cet insensé ; je veux bien lui pardonner, mais qu’il ne nous trouble pas plus longtemps.
RICHELIEU.
Cela ne suffit pas : une pareille action mérite un châtiment : on va conduire M. Renaud dans un lieu qui nous répondra de lui ; et c’est à votre requête. Madame, qu’il y entrera.
MADAME D’EGMONT.
À ma requête !...
RICHELIEU.
Hésiteriez-vous ?
MADAME DE BRIONNE, bas, à madame d’Egmont.
On a les yeux sur vous : ne balancez pas.
RENAUD, à part.
Osera-t-elle en donner l’ordre ?
MADAME D’EGMONT, à part.
Pauvre Renaud !...
LEDRU, à part.
Le voilà bien !... Pourvu qu’on ne songe pas à moi : je tremble de tous mes membres.
RICHELIEU.
Eh bien ?
MADAME D’EGMONT, s’adressant à des huissiers.
Qu’on arrête cet homme.
RENAUD.
Merci, madame la Comtesse.
On s’empare de Renaud.
TAVANNES, à part, s’avançant vers madame d’Egmont.
Me voilà débarrassé de mon rival.
MADAME D’EGMONT, à demi-voix.
M. de Tavannes, je ne vous reparlerai de ma vie.
TAVANNES, stupéfait.
Ah !...
LEDRU, à part.
Aimez donc des grandes dames !... Oh, je m’en tiendrai aux couturières.
Air final du premier acte de Madame Dubarry.
RICHELIEU.
À ce scandale il faut un terme !
Qu’il soit entraîné loin d’ici ;
Et que pour jamais on l’enferme,
Car madame l’ordonne ainsi.
RENAUD.
Voir celle qui m’était si chère
Donner cet ordre !
RICHELIEU.
Finissons !
MADAME D’EGMONT, à part.
Il m’afflige ! mais comment faire ?
Mon rang commande ; obéissons.
Ensemble.
RICHELIEU, TAVANNES, MADAME DE BRIONNE, CHŒUR.
À ce scandale il faut un terme !
Qu’il soit entraîné loin d’ici ;
Et que pour jamais on l’enferme,
Car Madame l’ordonne ainsi.
RENAUD.
De mon bonheur voilà le terme !
Que suis-je venu faire ici ?
Eh quoi ! pour jamais on m’enferme
C’est elle qui l’ordonne ainsi !
LEDRU.
À ce scandale il faut un terme,
Mais par la peur je suis transi :
Ah ! puisse-ton, quand on l’enferme,
Ne me pas enfermer aussi !
MADAME D’EGMONT, à part.
À ce scandale il faut un terme ;
Mais qu’est-il venu faire ici ?
Lorsque j’ordonne qu’on l’enferme,
Hélas ! je souffre autant que lui !
On emmène Renaud.
ACTE III
Le Théâtre représente la cour d’une maison de fous : une grille fixée dans un mur d hauteur d’appui occupe tout le fond de la scène ; elle laisse voir un jardin. Une autre grille, qui va rejoindre le mur du fond, règne tout le long du côté droit du théâtre ; elle s’ouvre sur la scène : la porte d’entrée est vis-à-vis de cette grille, À gauche est un pavillon sur le premier plan. Au lever du rideau, Renaud est assis sur un banc à droite ; le médecin est debout près de lui, et lui tâte le pouls.
Scène première
RENAUD, LE MÉDECIN
RENAUD.
Ah ça, Monsieur, faites-moi la grâce de me dire.si vous avez bientôt fini ? voilà une demi-heure que vous me pariez, et je veux être pendu si j’ai compris un mot de tout ce que vous m’avez dit ?
LE MÉDECIN.
C’est pourtant bien clair ; et tous les symptômes...
RENAUD.
Allez-vous recommencer ? ce qui me paraît clair, c’est que pour avoir trop parlé me voilà entre quatre murailles, et que Dieu sait quand j’en sortirai.
LE MÉDECIN.
Vous sortirez quand vous serez guéri, je vous prie de le croire.
RENAUD.
Comment, guéri ?... Est-ce que je suis malade ?
LE MÉDECIN.
Physiquement ; non... mais au moral, oui... Je vous prie de le croire.
RENAUD.
Au moral ? ah !... vous avez raison !... je suis blessé au cœur ! faire renfermer l’homme à qui l’on jurait amour et constance... c’est une abomination ! n’est-il pas vrai, Monsieur ?
LE MÉDECIN.
Allons !... encore !... je vois bien qu’il en faudra venir aux douches.
RENAUD, se levant vivement.
Des douches !... qu’est-ce que vous dites donc là ?
LE MÉDECIN.
Si vous persistez dans votre folie.
RENAUD.
Dans ma folie !... ah ! mon Dieu !... pour qui donc me prend-on ici ? où suis-je ?
LE MÉDECIN.
Dans une maison où tous les soins vous seront prodigués ; vous m’intéressez beaucoup, je me charge de votre guérison ; soyez tranquille... oh ! ce sera une belle cure !
RENAUD.
Que le diable vous emporte !
LE MÉDECIN.
Mais il ne faut pas être furieux ; parce nous avons la camisole !...
RENAUD.
La camisole ! des douches ! une maison de fous !... sarpedié, je ne resterai pas ici... je veux m’en aller !...
LE MÉDECIN.
Du calme, mon ami, du calme !... ou je me verrai forcé de vous saigner.
RENAUD.
Ah !... il ne manquerait plus que ça.
LE MÉDECIN.
On vous a rangé parmi les pauvres gens dont la folie est douce et sans danger ; ne nous contraignez pas à vous traiter autrement ; cela m’affligerait, je vous prie de le croire.
RENAUD.
Je vous prie de croire, moi, que je n’ai jamais été fou.
LE MÉDECIN.
C’est bon ! c’est bon ! nous savons à quoi nous en tenir là-dessus.
RENAUD.
Vous savez à quoi vous en tenir !
LE MÉDECIN.
Sans doute ! et vous voyant dans un moment lucide, j’espérais tirer de vous quelques éclaircissements sur les accès qui ont précédé celui-ci.
RENAUD.
Quels accès ?
LE MÉDECIN.
Ceux dont parle cette attestation signée de votre famille et de vos amis.
RENAUD.
Ils attestent que j’ai été fou !
LE MÉDECIN.
Je vous prie de le croire !
Il lui montre un papier.
RENAUD, lisant.
Est-il possible ? Mon oncle Langlumeau, ma tante Chaponel, mon cousin Gignoux !... Et Ledru, mon ami Ledru !... Ils ont signé cela !... Ayez donc une famille !...
LE MÉDECIN.
Soyez doux, paisible, et nous vous rendrons la raison.
RENAUD.
Dites donc que vous me la me ferez perdre.
LE MÉDECIN.
Il est hors d’ici des personnes qui prennent à vous un vif intérêt, et, si vous promettiez d’être bien sage, je vous remettrais quelque chose...
RENAUD.
Encore une attestation ?...
LE MÉDECIN.
Non, une lettre d’une jolie fille qui vous aime et à qui votre état cause bien du chagrin.
RENAUD.
Mon état !... Oh s’il n’y a pas de quoi devenir fou vingt fois !
LE MÉDECIN.
Tenez, la règle de la maison nous oblige à prendre connaissance de tout ce qui arrive pour nos pensionnaires ; mais j’espère que cette lettre produira un bon effet sur votre esprit, et je consens à vous la donner.
RENAUD.
Ah !... c’est d’elle !... la perfide !... Je ne veux pas lire !... Si fait pourtant !... Donnez !...
Il lit.
« Mon ami !... » Son ami ! Elle les traite joliment ses amis ! « Vous n’êtes pas venu au rendez-vous que je vous avais indiqué, et je vous en voudrais, si je n’avais pas appris par M. Ledru l’accident qui vous est arrivé à Versailles. J’espère que cela n’aura pas de suites fâcheuses, et que la raison vous reviendra : je vais solliciter un permis, j’espère l’obtenir, et j’irai vous voir.
« Signé, HENRIETTE. »
LE MÉDECIN.
Eh bien ?
RENAUD.
Eh bien, eh bien, je n’y comprends rien ! je ne sais pas si je rêve ou si je veille !... Je suis fou, stupide, imbécile, tout ce qu’on voudra.
LE MÉDECIN.
Allons, allons, vous devenez raisonnable : continuez, tout ira bien !
Scène II
RENAUD, LE MÉDECIN, LEDRU dans la coulisse à droite, et arrivant derrière la grille poursuivi par des fous
LEDRU, dans la coulisse.
Air : Au collet.
Laissez-moi !
Comment ! on me déshabille !
Sur ma foi !
De fous la maison fourmille ;
Voyez comme leur œil brille !
Chacun ici me tortille ;
Monsieur, ouvrez-moi la grille !
Ah ! Monsieur, délivrez-moi !
Ouvrez-moi !
CHŒUR DE FOUS.
Sur ma foi !
Il faut qu’on le déshabille !
C’est à moi
De prendre cette guenille !
Voyez comme son œil brille !
C’est en vain qu’il se tortille ;
Tirons-lui sa souguenille !
C’est pour moi !
RENAUD.
C’est Ledru !...
LE MÉDECIN, allant ouvrir et chassant les fous. Aux fous.
Hors d’ici, hors d’ici !... ou sinon !...
Les fous s’éloignent en faisant des contorsions. À Ledru.
Entrez, entrez.
Mais où diable vous étiez-vous donc aventuré par là ?
LEDRU.
Je venais avec un permis pour voir mon pauvre ami Renaud ; il paraît que je me suis trompé de cour, je me suis trouvé au milieu d’une société de gens qui ont voulu me déshabiller.
LE MÉDECIN.
Ils ne vous ont fait aucun mal ?
LEDRU.
Non, ils n’en voulaient qu’à mes vêtements ; l’un a pris mon chapeau, un autre me tirait par une manche, un autre tirait ma basque ; j’ai vu le moment où j’allais être tout nu, si vous n’étiez arrivé à mon secours.
LE MÉDECIN.
Ils sont là trois ou quatre dont c’est la manie.
LEDRU.
Est-ce que ce sont des tailleurs ?
LE MÉDECIN.
Ce sont des fous.
LEDRU.
Ils ont joliment arrangé mon habit neuf : et je n’ai pas pu ravoir mon chapeau.
LE MÉDECIN.
On vous le rendra. Je vous laisse avec votre ami, il est dans un assez bon moment ; tâchez de le distraire.
LEDRU.
Pauvre garçon !
LE MÉDECIN.
À revoir, Renaud : on va bientôt venir vous chercher pour vous conduire dans votre pavillon. Causez avec votre camarade, et soyez calme, si vous voulez être bien traité.
Il sort par la grille de droite.
LEDRU.
Eh bien, Renaud, tu t’attendais à me voir, n’est-ce pas ?
RENAUD.
Ah !... maintenant que nous voilà seuls, à nous deux !...
LEDRU.
Qu’est-ce que tu as donc ?
RENAUD, s’avançant pour le prendre au collet.
J’ai... j’ai... que nous allons avoir ensemble un bout d’explication.
LEDRU.
Vas tu finir ?... Est-ce que ça se gagne ? Tu veux m’enlever mon habit ?
RENAUD.
Non, mais j’ai une fière envie de le brosser à coups de poing !
LEDRU.
Ah çà, es-tu fou ?
RENAUD.
Eh ! malheureux, ne l’as tu pas signé que je le suis ?
LEDRU.
Dame ! il me semble que je n’ai pas eu si grand tort ?
RENAUD.
Eh bien, je vas te payer ta signature.
LEDRU, se sauvant.
Un moment !... si tu est furieux^ j’appelle au secours, et
je te fais griller.
RENAUD.
Ah !... Il a raison, la colère ne m’avancera à rien.
LEDRU, de loin.
Es-tu calme ?
RENAUD.
Oui, voyons, approche, et explique-moi comment tu as osé attester que je suis fou.
LEDRU.
Que veux-tu ? Tes parents l’avaient signé, on m’a dit qu’il fallait mon nom, je l’ai donné, moi !
RENAUD.
Mais tu sais bien que ça n’est pas vrai !
LEDRU.
Écoute donc ! ton algarade de Versailles ne prouve pas trop de bon sens. Tu vas attaquer une comtesse...
RENAUD.
Puisque je l’ai reconnue !
LEDRU.
Laisse donc !... Ton marquis de Tavannes t’a tourné la tête et l’orgueil a brouillé ta cervelle.
RENAUD.
Et lui aussi qui ne veut pas croire !... Est-ce que je me serais trompé ?
UN GARDIEN, entrant, à Renaud.
Allons, mon brave homme, v’là le moment de rentrer pour prendre votre repas.
LEDRU.
Son repas ? Est-ce qu’il ne m’est pas permis de lui tenir compagnie ?
LE GARDIEN.
Si fait, le médecin l’a autorisé : entrez avec lui par là.
Il indique le pavillon à gauche.
RENAUD.
Et si quelqu’un demande à me voir ?
LE GARDIEN.
On vous avertira. Oh ! vous avez des protections, on a recommandé de vous bien traiter.
RENAUD, lui donnant une pièce d’argent.
Tenez, ne manquez pas de me prévenir.
À part.
Elle viendra me voir, dit-elle !... Je m’y perds !...
Le gardien les fait entrer dans le pavillon de gauche.
LE GARDIEN, seul.
C’est dommage que l’amour lui ait brouillé la tête, car c’est un bon enfant !... Une pièce de vingt-quatre sous, ma foi !
On sonne.
Ah !... Voilà des visites qui nous arrivent. Allons ouvrir.
Scène III
LE GARDIEN, MADAME D’EGMONT, sous le costume d’Henriette
MADAME D’EGMONT.
Voici mon permis, Monsieur, je viens pour voir M. Renaud.
LE GARDIEN.
Pardine, il ne fait que d’entrer là-dedans, et vous ne pourrez le voir qu’après le repas.
MADAME D’EGMONT.
Le plutôt possible, je vous en prie.
LE GARDIEN.
Soyez tranquille.
Il sort.
Scène IV
MADAME D’EGMONT, seule
Ici !... enfermé !... avec des fous !...
Elle soupire et s’assied.
C’est moi ! moi qui suis folle !... quelle inquiétude depuis hier !... quelle nuit !... point de sommeil !... ah, ce n’est pas pour moi seule que je tremblais ! lui, il souffre !... en vérité, je ne me reconnais plus ! pauvre Renaud... que j’ai été cruelle ! il le fallait, ou nous étions perdus tous deux !
Air du Bouquet de Madame Duchampge.
Dans cette cour, où m’environne
L’éclat du faste et des grandeurs
Aux regrets mon cœur s’abandonne,
Et j’ai senti couler mes pleurs ;
L’orgueil m’a dit : « Sois inflexible,
« Oublie un amour impossible ! »
Mais l’orgueil en vain parla ;
Son image était toujours là !
Malheureuse, hier, et parée,
Je m’accusais de ses chagrins ;
Je marchais de jeux entourée,
Et j’entendais de gais refrains !
Le plaisir, d*une voix frivole,
En riant, m’a dit : « Je console ! »
Le plaisir en vain parla ;
Son image était toujours là !
Scène V
MADAME DE BRIONNE, MADAME D’EGMONT
MADAME DE BRIONNE, à l’homme qui l’introduit.
La voilà !... c’est bien !... laissez-nous.
MADAME D’EGMONT.
Que vois-je ?... c’est vous, mon amie !
MADAME DE BRIONNE.
Vous deviez m’attendre, car ici des dangers vous menacent. J’ai couru sur vos pas pour vous arracher de ces lieux.
MADAME D’EGMONT.
Oui, quand je l’aurai vu.
MADAME DE BRIONNE.
À l’instant même.
MADAME D’EGMONT.
Oh non !
MADAME DE BRIONNE.
Voulez-vous mettre le comble à vos imprudences ?
MADAME D’EGMONT.
Je veux réparer une partie de mes torts.
MADAME DE BRIONNE.
Suivez-moi donc, ou vous les aggravez.
MADAME D’EGMONT.
Comme il a dû souffrir !
MADAME DE BRIONNE.
Qui donc ? cet homme qui a failli vous perdre ! après l’effroi qu’il vous a causé, après un tel péril, est-il possible que je vous retrouve ici sous ce fatal costume ?... vous qui disiez avoir compris vos torts !
MADAME D’EGMONT.
Si vous saviez ce qui se passe là depuis hier, vous verriez que je commence à les comprendre.
MADAME DE BRIONNE.
Je n’ai jamais pu concevoir que vous ayez eu même un léger caprice pour cet homme... un homme de rien !... tout-à-fait peuple !... c’est incroyable.
MADAME D’EGMONT, avec ironie.
Oui, vous avez raison !... un duc, un marquis, un prince, eût-il l’âme avilie, l’esprit borné, le cœur bas et méchant m’eût fait honneur si ma vanité l’avait choisi ; et je serais perdue, déshonorée si l’on savait que de bons et nobles sentiments, un cœur pur et dévoué m’ont charmée dans un homme obscur !... mais si pourtant étonnée de rencontrer des pensées honnêtes, naïves et vraies, j’avais éprouvé, à l’aspect de cette nouveauté, des sentiments nouveaux aussi ?
MADAME DE BRIONNE.
Qu’entends-je ?
MADAME D’EGMONT.
Vous voilà bien surprise !... mais si l’imposture et la fatuité n’inspirent que des goûts pervertis comme elles, ne serait-il pas possible que ce qui est simple et naturel fît naître un attachement vrai, et que ce qu’on veut bien appeler un dernier caprice fût peut-être une première passion ?
MADAME DE BRIONNE.
Vous êtes folle !... mais je vous aime avec vos folies et je veux vous arracher d’ici. M. de Tavannes vous a fait épier, il veut à tout prix vous surprendre, et il est sur vos traces.
MADAME D’EGMONT.
Monsieur de Tavannes !... Ah, ce nom m’a rendue à ma position, à mes ennuis, à la vanité de mon rang !... Non, il ne sera pas dit qu’il l’emportera sur moi !... un jour, mon amie, une heure seulement et je redeviens pour jamais Madame d’Egmont.
MADAME DE BRIONNE.
Eh pourquoi vous donner tant de soucis ? votre père a obtenu, moitié par crainte, moitié par séduction, une attestation signée de la famille de Renaud, qui constate sa folie : on va sans doute le transporter dans quelque maison éloignée ; oubliez-le et qu’il reste à jamais enfermé !
MADAME D’EGMONT.
Et que jusqu’à son dernier jour, les plaintes d’un homme... qui n’est point coupable, frappent les murs d’une prison !... et que j’en sois cause !... oh, non !...
MADAME DE BRIONNE.
Mais cet homme peut vous perdre.
MADAME D’EGMONT.
Je veux le sauver.
MADAME DE BRIONNE.
Pour qu’il vous compromette encore ?
MADAME D’EGMONT.
Et si je parviens à le convaincre qu’il s’est trompé, que madame d’Egmont n’est point son Henriette ? alors il n’y a plus de péril, je puis le rendre à la liberté.
MADAME DE BRIONNE.
Mais le convaincrez-vous ?
MADAME D’EGMONT.
Il le faut !... c’est le seul moyen d’assurer mon repos et sa délivrance.
MADAME DE BRIONNE.
Puissiez-vous y parvenir !... On vient.
MADAME D’EGMONT.
Éloignez-vous !... s’il vous reste quelque amitié pour moi, veillez à ma sûreté.
MADAME DE BRIONNE.
Pauvre comtesse !...
MADAME D’EGMONT.
Ici je ne suis plus comtesse !... c’est Henriette, Henriette seule qui peut sauver Renaud !... elle seule va le voir, lui parler !... appelons encore une fois à mon aide l’art de tromper : sachons cacher la femme du monde, sous la naïveté de la fille du peuple !... il y va du repos de la grande dame.
MADAME DE BRIONNE.
Ne l’oubliez pas ! je vous ferai prévenir de l’arrivée du marquis.
Elle sort par la porte d’entrée à gauche.
MADAME D’EGMONT, seule.
Comme mon cœur bat !... jamais il ne fut si troublé !
Scène V
MADAME D’EGMONT, RENAUD
RENAUD, sortant du pavillon.
Henriette !... c’est elle !...
MADAME D’EGMONT, changeant tout-à-fait de ton, de gestes et de manières.
Oui, Monsieur ! Henriette, bien fâchée contre son ami ! c’est joli vraiment !... aller à Versailles !... y aller sans moi qui n’ai jamais vu là cour, et qui certes ne vous aurais pas fait honte avec ma robe neuve !... et, pis que tout cela, faire des folies incroyables à ce qu’on dit !... au point qu’on vous croit insensé tout-à-fait !... oh, comme vous mériteriez d’être grondé !...
RENAUD, pendant qu’elle parlait, il l’a regardée des pieds à la tête, l’a écoutée comme un homme abasourdi.
Henriette !... est-ce toi ?... Madame !... est-ce vous ?
MADAME D’EGMONT, très calme et d’un ton affectueux.
Qu’as-tu donc, mon ami ?
RENAUD.
Ah !... c’est bien mon Henriette, à moi... n’est-il pas vrai ?
Il la regarde et recule.
Pourtant... oh ! Madame, par pitié, n’abusez pas de la bonne foi d’un pauvre garçon !
MADAME D’EGMONT, tristement.
Renaud !...
RENAUD.
Je ne sais où j’en suis ; mes souvenirs, mes idées sa confondent... oh, parlez !
MADAME D’EGMONT.
Mon Dieu, qu’est-il donc arrivé ? tu ne me reconnais pas, moi, ton Henriette !
Air de Céline.
Mon ami, serait-il possible ?
Depuis ce voyage fatal,
Près de moi, rester insensible,
Me méconnaître !... oh, c’est bien mal !
Que t’ont-ils fait ? D’où vient cette folie ?
Raison, amour, à la fois t’ont quitté !...
RENAUD.
Ah, si la raison est partie,
Je sens que l’amour est resté.
MADAME D’EGMONT, s’approchant et d’un ton caressant.
Alors, tout n’est pas désespéré.
RENAUD, à lui-même.
Ce regard... ce langage... mais, non, ce ne peut pas être là une comtesse.
MADAME D’EGMONT.
Dis-moi donc tout ce qui s’est passé, je t’en prie !... nous trouverons peut-être la vérité. Quelque chose l’inquiète, je le vois bien ; tu n’es pas avec moi comme tu étais... On assure que tu as offensé une grande dame ?
RENAUD.
Offensé !... J’ai cru que c’était toi.
MADAME D’EGMONT.
Moi, ta pauvre Henriette... tu sais bien que je ne suis qu’une femme de chambre : tu es même au-dessus de moi, toi qui es commis-marchand ; aussi, je te savais gré de m’aimer.
RENAUD.
C’est vrai, tu me l’as dit plus d’une fois, et cependant... Mais, non... Tiens, je crois, en effet, qu’hier j’étais fou, car enfin c’est toi qui, en venant acheter au magasin, m’a lancé un de ces doux regards... comme à présent... oui.
Air de Caleb.
C’est bien cela ! Je retrouve
Tes beaux yeux qui cherchaient les miens ;
Comme au Palais-Royal, j’éprouve
Ces transports dont tu te souviens !...
Vers moi, de celle que j’adore,
L’amour guidait les pas ;
Mais pourquoi donc, quand je t’implore,
Retirer ta main ?
MADAME D’EGMONT, lui donnant sa main.
Moi ? non pas !
À part.
Si je lui résiste encore,
Il ne me croira pas !
RENAUD.
Mon cœur qui t’appelle encore.
Ne te reconnaît pas.
Ensemble.
RENAUD.
De l’homme qui t’adore,
C’est la voix qui t’implore ;
Je suis heureux encore,
Je revois tes appas,
Et te redis tout bas :
Ne me résiste pas !
MADAME D’EGMONT.
De l’homme qui m’adore,
C’est la voix qui m’implore ;
Soyons grisette encore
Pour sortir d’embarras ;
Car si j’hésite, hélas,
Il ne me croira pas.
RENAUD.
Quand je te regarde, à présent, il mie semble que je me trompais à Versailles.
MADAME D’EGMONT.
Quelle drôle de folie.
Elle va s’asseoir sur le banc à droite.
RENAUD.
Oui !... car enfin, j’allais te voir dans ce petit logement si modeste ; tu t’asseyais près de moi... tiens, comme te voilà ici ! et moi, là, à tes cotés.
Même air.
De ma gentille maîtresse.
L’amour alors comblait mes vœux ;
Je m’approchais avec tendresse,
Un baiser me rendait heureux !
Mais tu sembles, toi que j’adore,
Me refuser, hélas,
Ce doux baiser qu’ici j’implore ?
Tu t’éloignes ?
MADAME D’EGMONT, à part.
Quel embarras !
Si je lui résiste encore.
Il ne me croira pas !
RENAUD.
Mon cœur qui t’appelle encore,
Ne te reconnaît pas !
Ensemble.
RENAUD.
De l’homme qui t’adore, etc.
MADAME D’EGMONT.
De l’homme qui m’adore, etc.
RENAUD, après avoir pris le baiser.
Ah ! c’est mon Henriette !... j’étais insensé... qui aurait pu décider une grande dame à venir me chercher, moi, pauvre garçon ? et pourquoi ? Pour se moquer de moi ?... Mais c’est elle qui y aurait été prise !... car enfin.
Il rit.
N’est-ce pas Henriette ? la belle dame en aurait fait les frais ! Ça aurait été drôle... tu ne ris pas ?
MADAME D’EGMONT, embarrassée.
Si fait...
RENAUD.
C’est ce M. de Tavannes qui m’avait persuadé...
MADAME D’EGMONT.
Pour se venger sans doute de quelque grande dame dont il avait à se plaindre ?
RENAUD.
C’est cela ! il m’a mis en avant et m’a sacrifié ensuite... Fiez-vous donc aux grands seigneurs !... lui qui m’assurait de sa protection. MADAME D’EGMONT.
C’est un bien méchant homme.
RENAUD.
Si tu savais tout ce qu’il m’a dit de cette madame d’Egmont ?
MADAME D’EGMONT, se levant brusquement.
Comment ?
RENAUD, se levant aussi.
Oui ! il prétend qu’elle a des amours de tous côtés.
MADAME D’EGMONT.
Ah !...
RENAUD.
Tu ne peux pas croire une si vilaine chose, toi si bonne et sr sincère !... Eh bien, imagine qu’il m’a conté qu’un pauvre jeune homme comme moi avait excité sa coquetterie ; qu’elle s’était amusée à l’ensorceler ; qu’il l’adorait, qu’il ne pouvait plus vivre sans elle, enfin, comme moi près de toi, Henriette... et il ne se doutait pas que c’était une grande dame... Il y a pourtant une différence... les mains sont douces, mignonnes...
Il touche ses mains.
Eh mais, les tiennes le sont aussi... Le» femmes de la cour n’ont pas ces couleurs fraîches et brillantes... Tiens... j’y songe... comme tu es pâle, Henriette !...
Il recule effaré.
Ah ! Madame, mon Dieu ! si c’était vrai ?
MADAME D’EGMONT.
Eh bien, est-ce que ton accès va te reprendre ?
RENAUD.
Oh, non, non ! je ne sais quelle idée... vois donc... je suis tout tremblant... j’ai eu peur... mais c’est passé.
MADAME D’EGMONT.
Pauvre jeune homme.
RENAUD.
Ah ! oui, celui dont je te parlais !... Il doit être bien malheureux, n’est-ce pas ? penser qu’il était près d’une femme jeune et jolie, qu’il la voyait lui sourire... comme toi ! qu’il la pressait ainsi contre son cœur, et qu’elle, fausse et perfide, n’éprouvait rien ! que le mensonge était sur ses lèvres, le mépris dans son âme ! et qu’elle se jouait de tout l’avenir d’un honnête homme pour amuser quelques minutes de ses inutiles journées... Ah ! c’est odieux !
MADAME D’EGMONT, émue.
Mais cela n’est pas !...
RENAUD.
Et pourtant, M. de Tavannes l’assurait... Et quand je l’ai vue cette dame si semblable à toi... Laisse-moi donc te regarder encore.
Air : À l’âge heureux de quatorze ans.
Oui, ce sont bien les mêmes yeux,
C’est toujours le même sourire ;
La taille, les traits gracieux,
Enfin, tout ce qui doit séduire.
Mon trouble était bien naturel ;
Il faut pardonner mes folies !
Comment soupçonner que le Ciel.
En a créé deux si jolies ?
MADAME D’EGMONT.
Bon Renaud !
RENAUD.
Enfin, le même son de voix... mais le lien doux et tendre... le sien sec et méchant.
MADAME D’EGMONT.
Ainsi, tu n’as plus de doutes maintenant ?
RENAUD.
Je n’ai plus que de l’amour.
MADAME D’EGMONT.
Tu ne me confonds plus avec cette grande dame ?
RENAUD.
Oh, non... tu es bien mieux qu’elle... Je n’y yeux plus penser
MADAME D’EGMONT.
Si tu la rencontrais encore ?
RENAUD.
Je songerais à toi, je me rappellerais tes douces paroles, ton amour si tendre et si dévoué ; et elle... je ne la regarderais seulement pas.
MADAME D’EGMONT, à part.
Allons, il n’y a plus de danger.
Haut.
Renaud, il faut sortir de cette maison dès aujourd’hui...
RENAUD.
Je ne demande pas mieux.
MADAME D’EGMONT.
Cette famille orgueilleuse que tu as irritée a pris des précautions pour que bientôt personne ne puisse plus pénétrer jusqu’à toi ; Monsieur de Tavannes s’est ligué avec Monsieur de Richelieu.
RENAUD.
Quelle perfidie.
MADAME D’EGMONT.
Je sais qu’on doit t’emmener bien loin... Et moi-même, je ne pourrais te revoir... Il faut sortir ; mais par la ruse... t’échapper sans qu’on s’en doute.
RENAUD.
Comment faire ?
MADAME D’EGMONT.
J’en vais chercher le moyen ; et une fois hors de cette maison, tu partiras pour la province ; pendant quelque temps tu changeras de nom ; j’ai fait tout préparer ; une chaise de poste t’emmènera dans le Dauphiné ; tu y trouveras des moyens de vivre dans l’aisance ; un de mes parents m’a promis pour toi une place.
RENAUD, étonné.
Une place... une chaise de poste... Henriette... Une femme de chambre peut-elle disposer de tout cela ?... Ah... si ce n’était pas elle ?
Il recule avec effroi.
MADAME D’EGMONT, riant.
Allons... te voilà encore... tu ne sais donc pas ce que peut l’amour ? ah, Renaud, comme il change le cœur ! comme il rend capable de mille choses difficiles... Tout ce que je possède, tout ce que je tiens de la générosité de ma maîtresse, je le donne de bon cœur pour te tirer d’ici... Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais combien je me reproche.
RENAUD.
Quoi donc ? de m’avoir aimé ? de m’avoir rendu heureux ?...
MADAME D’EGMONT.
Si je n’avais causé que ton bonheur ?...
RENAUD.
Écoute... Te souviens-tu de ce que je t’ai dit dans le Palais-Royal ?... Henriette tu seras ma femme.
MADAME D’EGMONT.
Ta femme !...
RENAUD.
Est-ce que tu refuserais ?
MADAME D’EGMONT.
Non ! mais ce qui presse le plus, c’est ta fuite !... Tu ne songeras plus à cette dame d’Egmont, tu partiras, tu feras tout ce que je te dirai ?
LE GARDIEN, entrant.
On m’envoie vous avertir que M. le marquis de Tavannes arrive.
RENAUD.
Qu’est-ce qu’il me veut encore ?
MADAME D’EGMONT, au gardien.
C’est bien, allez, mon ami ; vous le ferez entrer dans un moment.
Le gardien sort. À Renaud.
Qu’est-ce que je te disais ? Il est envoyé par M. de Richelieu ; je ne veux pas le voir.
RENAUD.
Et pourquoi donc ?
MADAME D’EGMONT, vivement.
Mais tu ne comprends pas ? ce M. de Tavannes, il s’est réconcilié avec cette dame d’Egmont ; il veut nous séparer, on t’enlèvera et je ne pourrai pas te sauver !... Il faut le tromper à ton tour, l’empêcher de te nuire, te venger... Tu hésites, Renaud ?
RENAUD.
Non ! c’est décidé !... je me fie à toi... je t’obéis en aveugle... ordonne... commande !...
MADAME D’EGMONT.
Il faut me cacher.
RENAUD.
Tiens, entre ici, tu trouveras Ledru.
Il lui indique le pavillon.
MADAME D’EGMONT.
Ah !... c’est bon !... j’entends le Marquis ; sois sur tes gardes !...
RENAUD.
Ne crains rien.
MADAME D’EGMONT.
Appelle-moi dès qu’il sera parti.
Madame d’Egmont entre dans le pavillon.
Scène VI
TAVANNES, RENAUD
RENAUD, seul.
Elle a raison !... il faut me venger !... sortir d’ici avec elle... Ah ! M. de Tavannes, vous me faites enfermer avec des fous...
TAVANNES, à part, en entrant.
Elle est ici, j’en suis sûr... tâchons qu’elle ne m’échappe pas.
Haut à Renaud.
Eh bien, mon pauvre Renaud, tu vois que je ne t’abandonne pas.
RENAUD.
Oui, M. le Marquis, je sais que vous vous occupez de moi ; mais je ce serai plus votre dupe... riez bien de ma sottise avec votre Madame d’Egmont... mon Henriette me reste et me consolera.
TAVANNES.
Ah !... c’est bien Henriette que tu as revue ?
RENAUD.
Et qui donc ?... Espérez-vous encore me faire prendre le change ?
TAVANNES.
Pas du tout !... je commence à croire que nous avons tous commis une grande erreur, et je ne demande pas mieux que de m’en assurer.
RENAUD, à part.
Nous y voilà.
TAVANNES.
Permets que je la voie cette jeune fille dont la figure a causé tant de scandale, et quand je serai certain de l’erreur, tout s’arrangera.
RENAUD, à part.
Ils sont capables de la faire enfermer aussi.
TAVANNES.
Tu ne réponds pas ?
RENAUD.
Oh, pardon ! c’est avec plaisir ; tenez, Monsieur, elle est entrée par ici.
Il lui indique la grille des fous, à droite.
TAVANNES.
Par ici ?
RENAUD.
Oui ; Monsieur l’inspecteur l’a fait demander. Si tous voulez la voir, vous pouvez entrer.
TAVANNES, à part.
Ah, madame d’Egmont ! cette fois, je vous tiens.
RENAUD.
Vous verrez qu’elle est bien plus jolie que votre grande dame.
TAVANNES.
Je n’en doute pas. À revoir, Renaud.
RENAUD.
À revoir, M. le Marquis !... Là, allez tout au fond.
Tavannes entre par la grille ; Renaud en retire la clef.
À présent, nous voilà quittes !
Il appelle par la porte du pavillon.
Henriette ! Henriette ! Ledru !
Scène VII
RENAUD, MADAME D’EGMONT, LEDRU
MADAME D’EGMONT.
Il est sorti ? qu’en as-tu fait ?
RENAUD.
Je l’ai envoyé te chercher là.
LEDRU.
Avec les fous ?...
RENAUD.
Chacun son tour.
MADAME D’EGMONT.
À merveilles.
LEDRU.
S’ils l’arrangent comme ils voulaient m’arranger...
MADAME D’EGMONT.
Mais il ne peut tarder à revenir ; le temps presse, il faut partir. Écoutez, Ledru, vous êtes l’ami de Renaud, vous pouvez faciliter sa fuite.
LEDRU.
Comment cela ?
MADAME D’EGMONT.
Changez d’habits avec lui.
LEDRU.
Moi... ah ça, tout le monde en veut à mon habit aujourd’hui.
MADAME D’EGMONT.
Dès qu’on reconnaîtra la méprise, on vous rendra la liberté.
LEDRU.
Oui, à moins qu’on ne me garde ici jusqu’à ce qu’on le retrouve... pas de ça, s’il vous plaît.
MADAME D’EGMONT.
Quoi... vous refusez ?
LEDRU.
Parfaitement.
MADAME D’EGMONT.
Que faire ?... quel parti prendre ?
Scène VIII
MADAME DE BRIONNE, entrant précédée du GARDIEN, RENAUD, MADAME D’EGMONT, LEDRU
LE GARDIEN.
Une dame qui désire parler à M. Renaud.
Il sort.
RENAUD, examinant madame de Brionne.
Une grande dame... ici... que me voulez-vous ?
Il regarde avec étonnement et inquiétude Henriette et Madame de Brionne.
MADAME DE BRIONNE.
Je vous ai vu à Versailles, je prends intérêt à votre sort. On vient d’apporter l’ordre de vous transférer dans un lieu d’où vous ne sortirez plus, et je viens vous avertir.
RENAUD, avec incertitude.
Henriette...
MADAME D’EGMONT, passant entre Renaud et madame de Brionne.
Ah, Madame, je ne vous connais pas, mais combien je vous remercie de votre protection... Il faut le sauver...
MADAME DE BRIONNE.
Je le veux bien, mon enfant... Si nous pouvons l’emmener hors d’ici, |e vous prêterai ma voiture.
À Renaud.
Monsieur Renaud, je vous fais mon compliment, cette jeune fille est fort jolie.
RENAUD, à part.
Allons... elles ne se connaissaient pas.
MADAME D’EGMONT.
Mais quel moyen employer ?... quel est ce bruit ?
Des fous faisant toutes sortes de contorsions paraissent derrière la grille ; l’un d’eux tient à la main l’habit et le chapeau de Tavannes.
LE FOU.
Habits, vieux galons... habits à vendre...
LEBRU.
Ah... ils ont déshabillé le Marquis.
MADAME D’EGMONT.
Quelle idée... la folie vient à notre aide.
Elle s’approche de la grille.
Mon ami, combien tout cela ?
LE FOU.
Six livres... habits, vieux galons...
MADAME D’EGMONT, lui donnant de l’argent.
Tenez, prenez...
MADAME DE BRIONNE.
Que faites-vous ?
MADAME D’EGMONT.
Nous sommes sauvés.
LE FOU, prenant l’argent.
Oh, oh... à vous l’habit... à vous le chapeau... oh, oh... voulez-vous sa chemise ?... je vais acheter du tabac... oh, oh...
Les fous s’éloignent en dansant et en sautant : l’habit et le chapeau de Tavannes ont été jetés par dessus la grille.
Final.
MADAME D’EGMONT, à Renaud.
Vite, cet habit, ce chapeau !
RENAUD, endossant l’habit.
En marquis, moi ! Bravo, bravo !
LEDRU.
Bravo ! bravo !
MADAME DE BRIONNE.
Le tour est parfait, sur mon âme !
MADAME D’EGMONT.
Ledru, donnez-moi votre bras !
Toi, Renaud, la main à Madame !
MADAME DE BRIONNE.
La mascarade, sur mon âme.
Est bouffonne !
MADAME D’EGMONT.
Suivez mes pas !
Partons !
Ledru, qui a aidé Renaud à se déguiser, a jeté sa défroque dans le pavillon.
LE GARDIEN, entrant.
Le fou Renaud !
Renaud se cache le plus possible derrière madame de Brionne.
MADAME D’EGMONT, à part.
Grand Dieu !... quel embarras !
LE GARDIEN.
Il faut que d’ici je l’emmène,
Il va quitter cette maison.
MADAME D’EGMONT, indiquant le pavillon.
Il est dans la chambre prochaine ;
Ouvrez-nous vite, mon garçon !...
À Renaud.
Monsieur le Marquis, passez donc !
Passez donc !
Au moment on le, gardien ouvre la porte d’entrée, de grands cris se font entendre derrière la grille à droite ; Tavannes, sans habit et en désordre à paraît poursuivi par une troupe de fous. La musique continue à l’orchestre.
MADAME D’EGMONT, au gardien.
Quel est ce bruit ?... Ah, ouvrez-nous, ouvrez-nous !...
TAVANNES, derrière la grille.
Arrêtez, arrêtez !... Au secours... Je suis le Marquis de Tavannes...
MADAME D’EGMONT, au gardien.
Veillez bien sur ces furieux...
TAVANNES, tourmenté par les fous.
Arrêtez... arrêtez... Ouvrez-moi...
Renaud, Madame de Brionne et Ledru passent la porte.
MADAME D’EGMONT, les suivant.
Il est sauvé...
Elle sort. Au moment où le gardien vient de refermer la porte, Tavannes a réussi à ouvrir la grille, et il arrive sur le théâtre poursuivi par les fous, qui le saisissent et l’amènent sur le banc ; là ils lui mettent une couronne, en faisant toutes sortes de contorsions ; le gardien sort par la grille, et ya chercher le médecin.
CHŒUR DE FOUS.
Courage ! (bis)
Il faut r’habiller notre Roi !
TAVANNES.
J’enrage ! (bis)
Qui donc prendra pitié de moi ?
CHŒUR.
Courage ! (bis)
C’est lui qui sera notre Roi !
Le médecin arrive, parvient à débarrasser Tavannes. On voit passer à travers la grille du fond Renaud, madame d’Egmont, madame de Brionne et Ledru.