Ma Maîtresse et ma femme (Adolphe D’ENNERY - DUMANOIR)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 25 novembre 1842.
Personnages
ÉDOUARD DES ISNARDS
EMMA, sa femme
GASTON FERRIÈRE
RIGAUDOT
CLARISSE, sa femme
La scène se passe au château de Des Isnards.
Le théâtre représente un jardin. À droite, une aile du château ou un pavillon s’avançant sur la scène. Une fenêtre s’ouvrant en face du public. À gauche, un banc de gazon.
Scène première
CLARISSE, RIGAUDOT
Rigaudot paraît à droite, en même temps que Clarisse entre à gauche, en parlant à la cantonade.
CLARISSE, à la cantonade.
Enlevez les malles de derrière la voiture... prenez le nécessaire de voyage qui est dans le coffre et montez-le chez Monsieur.
Rigaudot, qui s’est approché doucement, lui saisit la taille... elle pousse un cri.
Ah !
Se retournant.
Tiens ! ce n’est que mon mari.
RIGAUDOT, riant.
Tu as cru que c’était quelqu’un ?
CLARISSE.
Mais, dame !... un homme qui vient vous pincer la taille en traître, on ne peut pas supposer que c’est... un mari.
RIGAUDOT, galamment.
Un mari de six semaines, mame Rigaudot... c’est encore bien jeune et bien... coquin... Et puis, qui est-ce qui se permettrait de toucher à ton buste ?...
Fièrement.
La femme à Rigaudot !... le fermier, le régisseur, l’homme d’affaires du château !... enfin, le maître du château, quoi !... quand Monsieur n’y est pas.
CLARISSE.
Oui, quand Monsieur n’y est pas... mais, comme Monsieur y est arrivé hier, au château...
RIGAUDOT.
Hein ! ma bonne, qui est-ce qui se serait attendu à ça... Quel incident curieux !... Hier soir, donc, entre dix et onze, je reposais sous le même toit... que toi, et je te débitais les choses les plus tendres...
CLARISSE.
C’est-à-dire que tu ronflais comme un sabot.
RIGAUDOT, s’expliquant.
Je te débitais les choses les plus tendres... en rêve... je ronflais d’amour... Quand, tout-à-coup clic ! clac ! clic ! clac !... j’entends la ritournelle d’un postillon... puis, la voix de cet homme qui crie... « Ohé ! la maison !... porte, s’il vous plaît ! »
CLARISSE, riant.
Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ?
RIGAUDOT.
Moi ! troubler ton sommeil !...
Avec emphase.
Le sommeil de l’épouse, c’est le paradis de l’époux...
Gaiement.
Ah ! c’est gentil.
CLARISSE.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
RIGAUDOT.
Je ne sais pas, mais c’est gentil... Pour en revenir, je saute à bas, dans le simple appareil... cependant, je passe une cravate et un faux-col, je vais ouvrir en grelottant, et qui est-ce que je vois descendre de la voiture !... M. et Mme Des Isnards !... qui avaient quitté Paris et qui tombaient ici comme une tuile !... comme deux tuiles !... « À souper et du feu ! » me crie Monsieur... Je leur sers un poulet froid, trois cotterets, et je rentre au séjour conjugal... Mais comprends-tu quelque chose à ça, mame Rigaudot ?
CLARISSE, réfléchissant.
Non... Deux jeunes mariés...
RIGAUDOT, de même.
Comme nous... deux époux de l’année...
CLARISSE.
Qui quittent tout-à-coup Paris, où ils vivent dans les plaisirs...
RIGAUDOT.
Pour s’en venir à la campagne, si tard !...
CLARISSE.
Le quinze septembre !...
RIGAUDOT.
À onze heures du soir !... Mame Rigaudot, il y a là-dessous des choses majeures.
CLARISSE.
Monsieur ne t’a rien dit ?
RIGAUDOT.
Si...
Elle prête attention.
Il m’a dit : « À souper et du feu ! »
CLARISSE.
Eh non ! ce matin, bêta !
RIGAUDOT.
Ce matin, bêta ?... puisqu’ils ne sont pas encore levés.
CLARISSE.
Ah ! qu’il me tarde de les voir, de les connaître !... Tu me présenteras, hein ?
RIGAUDOT.
À Monsieur, d’abord.
CLARISSE.
Oh ! lui, ça m’est égal... Est-il jeune ?
RIGAUDOT.
Parbleu !... puisque c’est un jeune homme.
CLARISSE.
Mais, à Madame, surtout... qui est bien jolie, n’est-ce pas ?
RIGAUDOT.
Elle l’était, hier à onze heures... Je te présenterai pendant le déjeuner...
CLARISSE.
Que je vais préparer moi-même.
RIGAUDOT.
C’est ça... Que les vaches donnent leur lait le plus pur... et tâche que les poules pondent les œufs les plus frais qu’elles pourront.
CLARISSE.
Sois tranquille...
ENSEMBLE.
Air : Qu’il est brave et galant.
Oui, je veux, à mon tour,
J’ veux fêter leur retour ;
Et la femme, je crois,
Saura justifier ton choix,
RIGAUDOT.
C’est à toi, c’est ton tour
De fêter leur retour ;
Et ma femme, je crois,
Saura justifier mon choix.
CLARISSE.
On croit que j’ suis quelqu’ fille du village...
En me voyant, comme ils seront surpris !
Ce p’tit bonnet, cett’ taille, ce corsage,
Ils verront bien que tout ça vient d’ Paris,
Reprise de l’ensemble.
CLARISSE.
Oui, je veux à mon tour, etc.
RIGAUDOT.
C’est à toi, c’est ton tour, etc.
Clarisse sort à droite, derrière le pavillon.
Scène II
RIGAUDOT, puis, DES ISNARDS et EMMA
RIGAUDOT, seul.
Oh ! oui, que tu sauras le justifier, mon choix... Plus souvent, que j’aurais pris une femme dans le pays !... Des gaillardes qui ne se seraient pas gênées... pour me faire des choses pas jolies... Il me fallait une vertu solide et bien conditionnée... J’ai été chercher ça à Paris, rue de...
Des Isnards sort du pavillon, donnant le bras à sa femme, qui s’appuie nonchalamment sur lui.
Oh !...
Il ôte son chapeau et se tient à l’écart.
DES ISNARDS.
N’es-tu pas trop peu couverte, chère amie ? La terre est humide, et l’air me semble bien froid pour toi.
EMMA.
Non, mon ami... Je me sens déjà mieux, des puis que nous sommes ici.
DES ISNARDS.
Vraiment ?
EMMA.
Et, si vous voulez me rendre très heureuse... je vous en prie, restons-y bien longtemps.
DES ISNARDS.
Aussi longtemps qu’il te plaira.
RIGAUDOT, s’approchant, le chapeau à la main.
Monsieur et Madame veut-il me permettre de leur présenter...
DES ISNARDS.
Eh ! c’est Rigaudot, notre régisseur... qui est venu nous recevoir cette nuit...
Bas, à Rigaudot.
dans un négligé pittoresque.
RIGAUDOT, bas, et vivement.
Je demande pardon à Monsieur d’avoir été... aussi pittoresque que ça.
DES ISNARDS, à Emma.
Un brave et honnête garçon...
RIGAUDOT, finement.
Pardon... pas tout-à-fait...
DES ISNARDS
Comment ?
RIGAUDOT.
Brave et honnête, je le suis... Mais, garçon, j’ai cessé de l’être.
DES ISNARDS.
Ah bah !...
EMMA.
Vous avez sans doute à causer d’affaires... restez, mon ami... Je vais jeter un coup d’œil sur votre jardin, votre parc, que je ne connais pas encore.
DES ISNARDS, la reconduisant.
Ne t’éloigne pas trop.
EMMA.
Non... À tout à l’heure...
Elle sort à gauche, en faisant un geste bienveillant à Rigaudot.
RIGAUDOT, saluant.
Madame...
À part.
Je ne la crois pas d’une gaité folle.
Scène III
RIGAUDOT, DES ISNARDS
DES ISNARDS, revenant.
Comment ! mon pauvre Rigaudot, tu es marié ?
RIGAUDOT.
Mais, oui, Monsieur, on ne peut plus marié... Et, si je ne vous en ai pas fait part, c’est que vous avez été en voyage pendant tout l’été... Vous avez parcouru la belle Italie ?
DES ISNARDS.
Mon Dieu ! qui, c’est la mode à présent : le jour de son mariage, on enlève sa femme en chaise de poste... C’est sur les grandes routes qu’on savoure les douceurs de l’intimité conjugale, et la lune de miel se passe dans une chambre d’auberge.
RIGAUDOT.
Oui, oui, oui, je comprends très bien.
À part.
Quelqu’un qui m’expliquerait ce qu’il vient de dire ne me désobligerait pas.
DES ISNARDS, plus bas.
Mais, pour moi, c’était une mesure de prudence... J’ai eu une jeunesse un peu... vagabonde... et je voulais rompre brusquement avec toutes mes anciennes connaissances... Tu comprends ?...
RIGAUDOT.
Parfaitement...
À part.
Quelqu’un qui m’expliquerait...
Haut.
Mais, oserai-je demander à Monsieur comment il se fait qu’il ait quitté la ville pour venir ici...
DES ISNARDS.
Dans une pareille saison ?... au moment où chacun se dispose à retourner à Paris ?... Je conçois ta surprise... Je viens ici pour les nerfs de Mme des Isnards.
RIGAUDOT.
Pour les nerfs ?...
DES ISNARDS.
Depuis près de deux mois que nous sommes de retour à Paris, le monde l’ennuie, les plaisirs la fatiguent, les théâtres l’endorment... Elle, qui s’amusait de tout et de rien !... J’aurais été fort en peine d’expliquer un pareil changement sans les nerfs, qui, aujourd’hui, expliquent tout... Bref, elle m’a prié, supplié de l’amener ici, à la campagne, et j’ai cédé à sa demande.
RIGAUDOT.
Tiens ! ma femme n’est pas comme ça... Il y a, au contraire, des petits moments où elle regrette tout ce qui ennuie Mme votre épouse... Mais elle n’a pas de nerfs... nos moyens ne nous le permettent pas.
DES ISNARDS.
Elle regrette, dis-tu ?... C’est donc d’une Parisienne que tu as fait choix ?
RIGAUDOT, avec fatuité.
Parisienne centrale... quartier Vivienne... place de la Bourse... Une modiste, s’il vous plaît !
DES ISNARDS, souriant.
Une modiste ?... Ta femme était une modiste ?... Et qui t’a conseillé ce mariage, mon pauvre garçon ?
RIGAUDOT.
J’ai pris des renseignements sur ce corps d’état auprès d’un jeune commis-voyageur... Les commis-voyageurs, ça se connaît en tout.
DES ISNARDS.
Et il t’a dit ?...
RIGAUDOT.
Les choses les plus flatteuses pour les personnes de cette profession... D’abord, que, travaillant uniquement pour les dames, elles ne reçoivent toute la semaine que... des dames.
DES ISNARDS.
Fort bien... mais les dimanches ?
RIGAUDOT.
Oh ! pour ce qui est des dimanches, il paraît que ces naïves jeunes filles ont l’habitude de les passer dans des endroits très édifiants... rien qu’à en juger par le nom.
DES ISNARDS.
Ah bah !... Et quels sont les endroits en question ?
RIGAUDOT.
On m’a parlé d’abord de la Chaumière... La Chaumière !... Ceci indique un séjour assez vertueux.
DES ISNARDS, riant.
Oui, oui, très vertueux.
BIGAUDOT.
Ensuite, l’Hermitage... ce qui me paraît encore, vu le nom, une retraite fort rassurante... Bref, après de pareils renseignements, il n’y avait pas à hésiter... et je me suis décidé, en bénissant mon commis-voyageur... quine m’avait emprunté que dix écus pour ça... Dix écus... Ça n’était pas assez payé.
DES ISNARDS.
Air : Le luth galant.
Si c’est ainsi, reçois mon compliment :
Pour toi s’annonce un avenir charmant.
RIGAUDOT.
Ma femme, assurément,
Embellira ma vie :
J’ai, pour gag’s de bonheur,
Sa sagesse accomplie,
Sa bonté, sa douceur...
Et j’ai la garantie
D’un commis-voyageur !
Eh ! tenez... vous allez en juger... voici Mme Rigaudot.
Il va au devant d’elle.
Scène IV
RIGAUDOT, DES ISNARDS, CLARISSE
CLARISSE, accourant.
Rigaudot ! Rigau...
Apercevant Des Isnards et jetant un cri.
Ah !
DES ISNARDS, la reconnaissant.
Ciel !
RIGAUDOT, les regardant alternativement.
Hein ?... Qu’est-ce qu’il y a ?
CLARISSE.
C’est que...
Vivement.
C’est le pied qui m’a tourné.
DES ISNARDS, de même.
Et j’ai eu peur pour Madame.
RIGAUDOT.
Ah !... vous êtes trop bon de vous intéresser aux faux-pas de mon épouse.
CLARISSE, à part.
C’est bien lui !
DES ISNARDS, à part.
C’est Clarisse !
RIGAUDOT, bas, en s’approchant de lui.
Comment la trouvez-vous, hein ?
DES ISNARDS.
Mais... très bien, je t’assure.
RIGAUDOT.
À propos, qu’est-ce que tu me voulais donc, Mme Rigaudot ?
CLARISSE, toujours troublée et les yeux fixés sur Des Isnards.
C’est... c’est le garde-chasse qui l’envoie chercher par Jacquot.
RIGAUDOT.
Le garde-chasse ?
CLARISSE.
Il dit que c’est pour quelque chose de très pressé.
RIGAUDOT.
J’y cours... Si Monsieur désire des renseignements sur les travaux de la ferme et du château, ma femme les lui donnera aussi bien que moi...
Bas, à Des Isnards.
Et il ne m’a emprunté que dix écus pour ça !... Je soutiens que ça n’était pas assez payé.
Ensemble.
Air : Amour, bonheur,
Quoi ! c’est elle !... Quel est ce mystère ?
C’est elle que je trouve en ces lieux !...
Mais, pour le mari, sachons nous taire,
Et cachons bien mon trouble à ses yeux !
CLARISSE, à part.
En quoi ! c’est lui !... Quel est ce mystère ?
C’est lui que je retrouve en ces lieux !...
Mais, d’vant mon mari, sachons me taire,
Et cachons bien mon trouble à ses yeux !
RIGAUDOT, bas, à Des Isnards.
Quelle est gentille, ma ménagère !
Quel maintien, quelle taille et quels yeux !
Elle vous séduira, je l’espère,
Sitôt que vous la connaitrez mieux.
Il sort à droite.
Scène V
DES ISNARDS, CLARISSE
DES ISNARDS, après avoir suivi Rigaudot des yeux, la regardant de loin.
Clarisse !
CLARISSE.
M. Édouard !
DES ISNARDS.
Je ne m’étais pas trompé !
CLARISSE.
Comme on se retrouve !
DES ISNARDS, se rapprochant et lui tendant les mains.
Et comme on change !
CLARISSE, gaiement.
La ci-devant grisette est devenue fermière...
DES ISNARDS.
Et l’ex-étudiant est devenu électeur, éligible même... Un château a remplacé la modeste mansarde...
CLARISSE.
Vous voilà presque mon maître...
DES ISNARDS.
Et tu étais...
CLARISSE, vivement, en regardant autour d’elle.
Chut !
DES ISNARDS.
Et je te retrouve ici, toi !... toi, qui, autre fois, à Paris...
CLARISSE.
Ah ! il est loin, ce temps-là.
DES ISNARDS, lui prenant le bras.
Comme nous étions heureux, alors !... Quand venaient les premiers jours du mois, quels splendides repas chez Dagneaux !
CLARISSE.
Et, du 25 au 30, quels maigres dîners chez Flicotteaux !
DES ISNARDS, avec entraînement.
C’étaient, d’abord, des festins d’agent de change, arrosés de bordeaux et de champagne... Comme on s’amusait !... c’était le bon temps !
CLARISSE.
Et puis, venaient les jours de travail et de gêne... Comme on s’adorait !... C’était le bon temps !
Air d’une valse de Strauss.
Beaux jours que je regrette !
Grisette
Coquette,
Je n’avais qu’un’ chambrette,
Retraite
Discrète...
Lieu chéri !... Cet asile,
Tranquille,
Joyeux,
Avait juste assez d’place,
D’espace
Pour deux,
Au printemps, nous allions, par un temps superbe,
Au fond d’un bois sombre et désert.
Là, vous rappelez-vous nos dîners sur l’herbe,
Où l’orage éclatait au dessert ?
Puis, au signal que donne
L’ trombone
Qui sonne,
Quand s’ouvraient les quadrilles
Aux filles
Gentilles,
Nous mêlant à la foule,
Qui roule
Sans art,
Nous fêtions le grand homme
Qu’on nomme
Musard !
Mais, hélas ! un beau jour, adieu, douce vie !
Plaisirs des champs et bals joyeux !
Le printemps est passé... la danse est finie...
Nous voilà mariés tous les deux !
Ah bah ! c’est égal, ça fait plaisir d’y penser.
Reprise ENSEMBLE.
Beaux jours, etc.
DES ISNARDS.
Oh ! oui, c’était le bon temps !... À propos, et Liska, et Titine... qu’est-ce qu’elles sont devenues ?
CLARISSE, gravement.
Titine a mal tourné !
DES ISNARDS.
Ah bah ?
CLARISSE.
Elle a trahi sa patrie !... Elle a épousé un millionnaire anglais.
DES ISNARDS.
Et, toi, tu t’es contentée de ce brave Rigaudot...
CLARISSE.
Qui ne se repentira jamais de m’avoir prise pour femme... Oh ça !...
DES ISNARDS.
J’en suis certain... D’abord, tu faisais exception, là-bas... de mon temps... Tu étais la perle de la rue Saint-Jacques... et, entre nous, c’était toujours le plus touchant accord...
CLARISSE.
On nous appelait les Paul et Virginie du pays Latin.
DES ISNARDS.
Jamais la plus petite brouille... Et, quant à la fidélité... article essentiel... et généralement très négligé dans ce pays-là... je peux bien jurer que jamais tu n’as...
CLARISSE, légèrement.
Peuh !
DES ISNARDS.
Hein ?
CLARISSE.
Ça a tenu à si peu de chose !...
DES ISNARDS, vivement.
Tu dis ?
CLARISSE.
Je dis... je dis... que, si vous l’aviez voulu, jamais mon pauvre cœur n’aurait bronché... Mais...
DES ISNARDS.
Mais ?...
CLARISSE.
Vous étiez maladroit...
Vivement.
Comme tous les hommes, du reste !
DES ISNARDS.
Tiens ! tiens ! tiens !... et moi qui croyais... Dieu ! quelle fureur, si je l’avais su !... Et aujourd’hui, tiens, j’en ris... ça m’amuse.
CLARISSE.
Pardine ! aujourd’hui vous êtes propriétaire, éligible et marié... C’est ça qui vous refroidit un homme !
DES ISNARDS, lui prenant encore le bras.
Ne crains donc rien... et dis-moi... à quelle époque était-ce ?
CLARISSE.
Vous rappelez-vous, une fois, que j’étais ennuyée de tout... de la Chaumière et du Prado ?...
DES ISNARDS.
Ah ! oui...
CLARISSE.
De Bobino et des Folies-Dramatiques ?
DES ISNARDS.
Oui, oui, oui... Comme ma femme qui ne peut plus souffrir ni les bals, ni les spectacles...
Elle le regarde avec étonnement.
Mais elle, ce sont les nerfs.
CLARISSE.
Moi, ce n’étaient pas les nerfs... c’était un petit jeune homme... un étudiant de première année... qui me suivait partout, que je rencontrais au bal, au spectacle, à la Chaumière et au Prado... et cela, pendant trois grands mois !...
DES ISNARDS, avec colère.
Et je ne l’ai jamais remarqué !
CLARISSE, gravement.
Vous étiez né pour le mariage... vous deviez finir par là...
Changeant de ton.
Moi, je le remarquais joliment... Et on ne sait pas ce que c’est que d’avoir toujours un amoureux sur les talons !... Les premiers jours, on se dit :
Avec humeur.
Dieu ! qu’il est ennuyeux, c’t être là !... Quelque temps après, on passe à une autre phrase :
Avec indifférence.
Il est persévérant, au moins... et on finit par :
Avec compassion.
Pauvre garçon ! a-t-il de la constance !... Voilà l’ordre et la marche.
DES ISNARDS.
Et tu en étais...
CLARISSE.
À la troisième période.
DES ISNARDS.
Au : Pauvre garçon, a-t-il de la constance ?
CLARISSE.
Oui... Et ça devenait inquiétant... Je n’étais pas bien sûre de moi... Il fallait fuir le danger, et un beau jour je vins vous supplier de quitter Paris et de m’emmener a la campagne... pour calmer mon cœur.
DES ISNARDS.
Toujours comme ma femme !...
Clarisse le regarde.
qui y vient, elle, pour calmer ses nerfs... Eh bien ! mais, il me semble que j’y consentis... Je louai pour toi à Montmorency, chez madame Leduc, une petite chambre... que je vois encore, avec ses meubles de noyer, ses rideaux de calicot et sa glace, où l’on ne pouvait plus se mirer, tant on y avait gravé de noms... tous accouplés deux à deux... Adolphe et Clara... Edmond et Caroline... Chrysostome et...
CLARISSE.
Et cætera, et cætera... Nous y aurions écrit aussi Édouard et Clarisse... si nous avions été à la tête du moindre diamant.
DES ISNARDS.
Dieu ! quelle délicieuse existence nous avons menée là, pendant...
CLARISSE.
Pendant cinq jours.
DES ISNARDS.
Allons donc !... nous y sommes restés plus de six semaines...
CLARISSE.
Oui... mais, le sixième jour, je vous demandai à retourner à Paris.
DES ISNARDS.
Tiens ! c’est vrai... je me souviens de ce caprice, qui m’étonna beaucoup...
CLARISSE.
Et vous me dites : « Non, je ne veux pas... » malgré mes prières, mes supplications.
DES ISNARDS.
Je me rappelle même que cela te mit dans une colère affreuse, et que tu me répondis, les larmes aux yeux : Quoi qu’il arrive, Monsieur...
CLARISSE.
« Souvenez-vous que c’est vous... »
DES ISNARDS.
« Qui l’aurez voulu... » Je me mis à rire, sans t’écouter davantage... Nous étions si bien ! tous les deux, ensemble !...
CLARISSE.
Tous les deux !... C’est-à-dire, tous les trois.
DES ISNARDS, surpris.
Hein ?... Tous les trois ?
CLARISSE.
Eh ! certainement... Mon petit jeune homme nous avait suivis.
DES ISNARDS.
Ton petit jeune homme ?...
Éclatant de rire.
Ah ! ah ! ah !... Je vois tout ! je comprends tout !... L’ennui, qui t’éloignait de Paris...
CLARISSE.
Mon petit jeune homme.
DES ISNARDS.
L’ennui, qui te chassait de la campagne...
CLARISSE.
Mon petit jeune homme.
DES ISNARDS.
Toujours ton petit jeune homme !... Et il t’avait suivie jusqu’à Montmorency !... Et moi !...
Air : De sommeiller encor, ma chère.
Dupe de cette comédie
Qui se jouait entre nous trois,
Je n’ai pas vu la perfidie !...
Riant.
Dieu ! qu’on est stupide parfois !...
Pauvres amants ! aveugles que vous êtes !
Toujours dupés, toujours surpris,
Quoi ! des humains vous seriez les plus bêtes
CLARISSE.
Si nous n’avions pas les maris.
DES ISNARDS, vivement.
Chut !... Rigaudot !
Scène VI
DES ISNARDS, RIGAUDOT, venant de la droite, CLARISSE
RIGAUDOT, triomphant.
Ah ! j’en tiens un !... j’en tiens donc un, à la fin !...
DES ISNARDS.
Qu’est-ce donc, Rigaudot ?
RIGAUDOT.
Figurez-vous, Monsieur, que, depuis longtemps, grâce à messieurs les braconniers, votre parc était entièrement dépeuplé de lapins et dégarni de lièvres... Mais j’en tiens un, à la fin !...
DES ISNARDS.
Un lapin ?
RIGAUDOT.
Non.
CLARISSE.
Un lièvre ?
RIGAUDOT.
Non... un braconnier !... C’est pour ça que le garde m’avait fait appeler... Et comme M. Des Isnards est maire de l’endroit, et que de plus, c’est sur ses propres terres que nous avons saisi le flagrant délit... on va l’amener ici...
DES ISNARDS, riant.
Le flagrant délit ?
RIGAUDOT.
En personne...
Allant au fond.
Par ici, par ici, Monsieur !...
DES ISNARDS, à part.
Quelque pauvre diable... que je renverrai avec une bonne morale et cinq francs dans sa poche.
Scène VII
DES ISNARDS, RIGAUDOT, FERRIÈRE en toilette de ville, portant un fusil, et précédé du garde, qui se tient au fond, CLARISSE
FERRIÈRE, à part.
Dieu ! le mari !... Du sang-froid !...
DES ISNARDS, sans se retourner.
Approche, mon drôle, et...
Se retournant.
Que vois-je !...
CLARISSE, à part.
Tiens, tiens, tiens, ce braconnier !...
DES ISNARDS, étonné.
Comment ! Monsieur, c’est vous qu’on a arrêté...
FERRIÈRE, avec aisance et politesse.
Chassant sur vos terres, oui, Monsieur... Et je connais la sévérité des lois forestières... D’abord, une amende de deux louis, je crois...
DES ISNARDS, toujours étonné.
En effet... d’ordinaire, la loi condamne...
FERRIÈRE, tendant deux louis au garde.
Les voici.
DES ISNARDS.
Du tout !... Je défends à mon garde de rien accepter.
RIGAUDOT, prenant les deux louis.
Il n’acceptera pas.
FERRIÈRE.
Ensuite, la confiscation du fusil... Voici le mien, Monsieur,
RIGAUDOT.
Puisqu’il le faut, Monsieur...
Il le prend, et passe à la droite de Des Isnards.
DES ISNARDS.
On ne s’exécute pas de meilleure grâce... Un braconnier, qui paie l’amende avant d’y être condamné... un chasseur, qui abandonne son fusil sans le défendre...
Prenant le fusil.
Et une arme superbe !...
L’examinant.
Eh mais ! il n’y a pas même de délit à constater... ce fusil n’a pas encore fait feu !...
FERRIÈRE, troublé.
Si, si... pardon !
CLARISSE, à part.
Il tient à se faire condamner, le braconnier en gants jaunes.
FERRIÈRE, regardant du côté du pavillon.
Elle m’a reconnu... car elle a jeté un cri, et elle est rentrée précipitamment.
DES ISNARDS, qui examinait toujours le fusil.
Eh mais ! votre fusil sort de chez mon armurier.
FERRIÈRE, se rapprochant.
Qui est aussi le mien... et notre voisin à tous deux...
DES ISNARDS.
Comment ?...
FERRIÈRE.
J’habite, à Paris, le même quartier, la même rue que vous... Mes fenêtres sont précisément en face de celles de Mad...
Se reprenant.
En face de celles de votre appartement.
DES ISNARDS, le regardant.
Attendez donc... Je vous reconnais... En effet, nous sommes voisins à Paris...
FERRIÈRE, souriant.
À Paris et à l’Opéra... ma stalle est également en face de votre loge.
DES ISNARDS.
C’est cela, c’est cela même !
FERRIÈRE, à part.
Cela va à merveille !...
Haut.
Et j’ai quelquefois eu le plaisir de vous rencontrer, ainsi que Mme Des Isnards, chez la baronne de Versac, ma tante.
DES ISNARDS.
C’est charmant !... Monsieur, permettez au juge de tendre la main à l’accusé.
RIGAUDOT, regardant les deux louis, qu’il a jusque-là tenus dans sa main.
Ils se reconnaissent tout-à-fait...
Les mettant dans sa poche.
Tout est arrangé.
Scène VIII
RIGAUDOT, DES ISNARDS, FERRIÈRE, EMMA, CLARISSE
EMMA, sortant de la maison.
Mon ami... je...
Apercevant Ferrière.
Lui ! avec mon mari !...
FERRIÈRE, à part.
C’est elle !...
DES ISNARDS.
Ah ! te voilà, chère amie...
Ferrière la salue.
Je le présente Monsieur...
FERRIÈRE.
Gaston Ferrière.
DES ISNARDS.
Un voisin de Paris... coupable d’un délit que je suis appelé à juger... et envers lequel j’ai l’intention de me montrer fort sévère.
EMMA.
Comment ?
DES ISNARDS.
Monsieur a chassé dans notre parc... et la loi est précise... Après l’amende, la prison,
TOUS.
La prison !...
DES ISNARDS.
Oui, Monsieur, défense vous est faite de sortir de ce château.
EMMA, à part.
Grand Dieu ! que dit-il ?...
FERRIÈRE.
Monsieur, que de reconnaissance...
À part.
Il est charmant, ce mari-là !...
DES ISNARDS.
Vous voilà prisonnier chez moi, et c’est Madame qui sera votre geôlier...
À Clarisse.
Mme Rigaudot, vous allez faire préparer l’appartement de Monsieur...
À Ferrière.
Si vous avez besoin de repos, Rigaudot va vous conduire.
FERRIÈRE, saluant.
Monsieur... un pareil procédé...
À part.
Elle ne peut plus m’échapper...
Riant.
J’ai fait une chasse superbe !
RIGAUDOT, à part, montrant Des Isnards.
En voilà, une manière de punir les délinquants !... Si je n’étais pas son régisseur... je me ferais son braconnier.
Ensemble.
Air de Fra Diavolo.
DES ISNARDS.
Non, non, point de grâce !
Chez moi quand on chasse,
On doit être puni :
Vous resterez ici.
FERRIÈRE, à part.
Honneur à la chasse !
Grâce à mon audace,
Près d’elle me voici...
Je ne sors plus d’ici.
EMMA, à part.
Grand Dieu ! quelle audace !
Quel sort nous menace !
Je crois le fuir ici,
Et déjà le voici !
RIGAUDOT, à part.
Non, non, point de grâce !
Qu’on l’ garde on qu’on l’ chasse,
Grâce à moi, Dieu merci,
Son argent reste ici.
CLARISSE, à part.
Quel juge bonasse !
Chez lui, quand on classe,
Au lieu d’être puni,
On est bien accueilli.
Ferrière salue et s’éloigne à droite, derrière le pavillon, guidé par Rigaudot et Clarisse.
Scène IX
EMMA, DES ISNARDS
EMMA, à part.
Non, non, je ne puis rester ici... Je n’y resterai pas !...
DES ISNARDS.
Eh bien ! chère amie, voici un hôte qui va égayer un peu notre solitude.
EMMA, avec hésitation.
Oui... sans doute...
DES ISNARDS.
Aimable jeune homme... qui a une drôle de manière de chasser, par exemple... Croirais-tu que je ne l’avais pas reconnu d’abord ?... Je l’avais si peu remarqué... Et toi ?
EMMA, un peu embarrassée.
Moi, mon ami... je regrette que vous vous soyez bâté de retenir ce monsieur... de Ferrière, je crois... car, au moment où vous me l’avez présenté, je venais vous prier...
DES ISNARDS.
Me prier...
EMMA.
Oh ! je n’ose achever... Vous avez cédé si facilement à un premier caprice... vous m’avez fait avec tant de grâce le sacrifice de vos plaisirs, de vos amis, en venant vous enfermer dans ce château...
Hésitant.
qu’une nouvelle exigence vous paraîtrait... bien extravagante...
DES ISNARDS.
Parle... et quoi que tu désires...
EMMA.
Eh bien ! je vous supplie de me ramener à Paris.
DES ISNARDS, très étonné.
Allons donc !... Ce n’est pas sérieux, ce que tu dis là.
EMMA.
Oh ! très sérieux.
DES ISNARDS.
Comment ! quand nous sommes à peine arrivés ?... quand, ce matin encore, tu me disais : « Restons-ici, restons-y très longtemps !... »
EMMA.
Ce matin, je ne savais pas... ce matin, j’étais folle.
DES ISNARDS, souriant.
Non... Je crois plutôt que c’est maintenant...
EMMA.
C’est possible... Mais vous me permettez, n’est-ce pas, d’envoyer commander des chevaux ?
DES ISNARDS, la retenant.
Pas du tout !... Et, comme en te contrariant, je te fais, tu en conviens, le sacrifice de mes plaisirs, de mes amis... je suis tout fier de te dire ce gros vilain mot : Je ne veux pas.
EMMA, avec un dépit contenu.
Ainsi, Monsieur, c’est bien décidé ?
DES ISNARDS.
Très décidé.
EMMA.
Vous refusez ?
DES ISNARDS.
Je refuse.
EMMA.
Il faut donc que je me soumette... Je reste ai, Monsieur, je resterai tant que vous voudrez... Mais, quoi qu’il arrive... c’est vous qui l’aurez voulu.
DES ISNARDS.
Hein ?... Tu dis ?...
Elle rentre dans le pavillon, laissant Des Isnards stupéfait et immobile.
Scène X
DES ISNARDS, seul
C’est vous qui l’aurez voulu... Juste la phrase de Clarisse !... Et, c’est singulier, cela se trouve absolument dans les mêmes circonstances.
S’animant.
Voyons donc, voyons donc !... Je n’y ai pas fait attention autrefois, et il m’est arrivé... Diable ! diable ! diable ! Réfléchissons... Ce serait beaucoup plus grave, maintenant... Ma femme s’ennuyait à Paris... comme Clarisse !... elle a voulu venir à la campagne... comme Clarisse !... et elle veut en repartir... comme Clarisse !... C’est très identique... Mais Clarisse n’avait pas mal aux nerfs, comme ma femme !... Il faudrait donc que ma femme fût suivie par un jeune homme... comme Clarisse...
Cherchant.
Un jeune homme ?...
Éclatant.
Eh ! parbleu ! ce chasseur en bottes vernies !... mon voisin de Paris... mon voisin de l’Opéra... mon voisin de partout !... Et je l’ai accueilli, je l’ai retenu, je l’ai forcé de rester !...
Air : C’était Renaud de Montauban.
Ah ! malheureux ! que faire maintenant ?
Moi, qui me suis, deux fois, laissé surprendre !
Je sens, je vois un péril imminent,
Et rien, morbleu ! non, rien pour me défendre !
Pauvres maris, n’est-il aucun moyen
De conjurer un danger... trop vulgaire ?
Avec dépit.
Quand on le sait, on ne voit rien à faire...
Quand on l’ignore, on ne fait rien !
Clarisse !... Elle, qui me reprochait d’avoir été un maladroit, un sot !... Elle seule pourrait me dire...
L’apercevant et jetant un cri de joie.
Ah !...
Scène XI
CLARISSE, DES ISNARDS
CLARISSE.
Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?... Vous m’avez fait peur !...
DES ISNARDS, courant à elle, dans le plus grand trouble, et la ramenant.
Dis-moi... dis-moi vite... Eh bien ! ce jeune homme ?... ce jeune homme ?...
CLARISSE, effrayée.
Il est dans sa chambre, en train de mettre des gants encore plus blancs.
DES ISNARDS.
Eh ! non, morbleu !... Pas celui-là ! l’autre !...
CLARISSE, reculant.
Quel autre ?
DES ISNARDS, criant et la brusquant.
Mais l’ancien, mon rival ! mon rival d’autrefois, qui nous avait suivis... Mais parle donc !... Tu me fais bouillir d’impatience !
CLARISSE.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que vous seriez jaloux ?... est-ce que ça vous reprend ?...
Reculant.
Ah ! mais, je suis mariée, Monsieur !
DES ISNARDS, à part.
Je me trahis !...
Haut, en la ramenant.
Eh ! non... simple curiosité... Et puis, je te l’ai dit, ça m’amuse, ça me fait rire...
CLARISSE.
Oui, d’une drôle de manière.
DES ISNARDS.
Tu vois bien que je suis calme... très calme...
CLARISSE.
Parfaitement calme...
À part.
Il a quelque chose, c’est sûr !...
DES ISNARDS.
Tu disais donc que ton petit jeune homme...
Clarisse le regarde sans comprendre.
était venu à Montmorency !...
CLARISSE, comprenant.
Ah ! oui... oui... soi-disant pour s’adonner à la pêche.
DES ISNARDS, à part.
La pêche, la chasse... c’est absolument la même chose !
CLARISSE.
La pêche était impraticable, puisqu’il n’y a pas plus d’eau à Montmorency...
DES ISNARDS.
Que de gibier dans ce canton.
CLARISSE.
Juste... Aussi, le jeune homme restait-il toujours auprès de nous...
DES ISNARDS, avec force.
Ah ! mais, cette fois, cela n’arrivera pas !...
CLARISSE.
Comment, cette fois, ça n’arrivera pas ?
DES ISNARDS, se remettant.
Non, je veux dire : cela n’arriverait plus... Je resterais toujours entre vous deux.
CLARISSE.
Comme un jaloux, qui devient ridicule ou qu’on prend en grippe ?
DES ISNARDS, à part.
C’est vrai... elle a raison.
Haut.
Que fallait-il donc faire ?
CLARISSE.
Ça vous regardait.
DES ISNARDS.
Je le sais bien... Mais, vois-tu, dans ces occasions-là, on perd la tête, on devient fou... L’homme le plus spirituel...
CLARISSE.
Tourne à l’imbécile... Je l’ai bien vu.
DES ISNARDS, appuyant.
Et ne me disais-tu pas que c’était de ma faute, que, si je l’avais voulu...
CLARISSE.
Certainement.
DES ISNARDS.
Il y avait donc alors un moyen de me sauver ?
CLARISSE,
Il y en a cent, deux cents, de moyens... au choix.
DES ISNARDS, à part.
Oui ! je l’ai joliment, le choix !
CLARISSE, négligemment.
Tenez, par exemple... J’ai su plus tard que mon petit jeune homme était un mauvais sujet et un fat... assez bête, avec ça... Eh bien ! il fallait me l’apprendre, me prévenir d’avance... adroitement.
DES ISNARDS.
Oui, oui, très bien... Mais, encore...
CLARISSE, avec plus d’intérêt.
Encore ?... Eh ! mon Dieu ! qui vous empêchait de le signaler à un mari jaloux et féroce ?... Il y en a toujours... Tenez ! v’là que j’y pense !... Vous aviez justement sous la main M. Paturel... vous vous rappelez... ce gros vieux laid...
S’animant.
C’était juste votre affaire... Il était très jaloux de sa femme, il ne demandait pas mieux que de le devenir aussi de M. Ernest...
S’interrompant.
Mon petit jeune homme s’appelait Ernest.
DES ISNARDS.
Ernest ?... Ça m’est égal... va toujours.
CLARISSE.
Si vous aviez fait tomber sur lui les soupçons du Paturel, le brave homme l’aurait surveille, espionné, poursuivi, harcelé... tout ça pour son compte, mais à votre bénéfice... et l’autre, ennuyé à la fin, aurait fui les beaux vallons de Montmorency.
Air : Un Page aimant la jeune Adèle.
Il fallait donc, je le répète,
Si le danger vous eût été connu
Le diriger, l’attirer sur la tête
Du voisin... du premier venu,
DES ISNARDS, vivement.
Oui, je comprends ! c’est une heureuse lutte :
Lorsque la foudre éclate autour de nous,
Nul ne saurait en empêcher la chute,
Mais nous pouvons en diriger les coups.
À part.
Parfait !... excellent !...Moyen perfide, qui sent le génie de la femme !... Mais on n’a pas toujours là, à volonté, un mari jaloux ou disposé à le devenir, et, ma foi...
Scène XII
CLARISSE, RIGAUDOT, DES ISNARDS
RIGAUDOT, accourant.
Ah ! me voici,
DES ISNARDS, vivement, en le désignant.
Eh ! mais !...
RIGAUDOT, le regardant à son tour d’un air étonné.
Plaît-il ?
DES ISNARDS, avec effusion.
Je suis enchanté, mon garçon, de t’avoir près de moi !
RIGAUDOT.
Ah ! vous êtes bien bon... Ah ! que vous êtes donc bien bon !... Je venais dire à mame Rigaudot, que le jeune étranger... le braconnier...
DES ISNARDS, vivement.
Ah ! Où est-il ?
RIGAUDOT.
Dans sa chambre.
DES ISNARDS, à part.
Je respire !
RIGAUDOT.
Mais, manquant absolument de linge de toilette, et comme ma femme a les clés...
CLARISSE.
Je vais lui en porter...
À part, en sortant.
Il a quelque chose, bien sûr, il a quelque chose !
Elle sort à droite.
Scène XIII
DES ISNARDS, RIGAUDOT
DES ISNARDS, à part.
Ah !... À nous deux, mon brave Rigaudot !
RIGAUDOT.
Vous voyez, Monsieur, vous en êtes témoin... je l’envoie sans terreur chez les jeunes messieurs... J’ai confiance... j’ai très confiance.
DES ISNARDS, à part.
Allons ! bon !... En voilà un qui a confiance !
RIGAUDOT.
Vous voyez...
DES ISNARDS.
Oui, je vois... et je te blâme.
RIGAUDOT.
Plaît-il ?
DES ISNARDS, gravement.
Écoute-moi, Rigaudot.
RIGAUDOT, inquiet.
Il y aurait quelque chose ?... J’écoute.
DES ISNARDS, adroitement et en l’observant.
As-tu remarqué ce jeune homme, qui chasse en gants jaunes ?
RIGAUDOT, finement.
Le braconnier ?... Que oui, que oui !
DES ISNARDS.
As-tu remarqué qu’il a payé l’amende avant même d’y être condamné ?...
RIGAUDOT, de même.
Que oui, que oui !
DES ISNARDS.
Et qu’il s’est défait sans hésitation, sans regret, d’un superbe fusil ?
RIGAUDOT.
Que oui, que oui !
DES ISNARDS.
Et tout cela ne t’a rien fait soupçonner ?
RIGAUDOT, franchement.
Non.
DES ISNARDS.
Tu ne t’es pas dit : Ce chasseur qui court les champs en bottes vernies, vient ici pour autre chose que pour la chasse ?
RIGAUDOT.
Que si, que si !
DES ISNARDS.
Tu ne t’es pas dit : Le gibier qu’on poursuit en tenue si élégante, ne vole pas dans les airs et ne se blottit pas dans les sillons ?
RIGAUDOT.
Que si, que si !
DES ISNARDS.
Et tu n’as pas deviné, alors, quelle pouvait être la personne que poursuit jusqu’ici ce jeune homme ?
RIGAUDOT.
Non.
DES ISNARDS, le secouant.
Eh ! malheureux !... ce jeune homme est un amoureux !
RIGAUDOT, froidement.
Ce jeune homme est un amoureux.
DES ISNARDS, avec force.
Il courtisait autrefois une jeune femme... de Paris... de Paris, entends-tu ?... Et c’est pour elle qu’il vient ici.
RIGAUDOT.
De Paris ?... Attendez donc... Je n’ai jamais connu de femmes de Paris, dans ce canton, que celle à l’adjoint... et la mienne.
DES ISNARDS.
Eh bien ! tu ne vois pas pour laquelle des deux il est venu ?
RIGAUDOT.
Non... Celle à l’adjoint étant décédée, je ne vois pas pourquoi il la poursuivrait.
DES ISNARDS.
Mais la tienne, malheureux !... la tienne existe !
RIGAUDOT.
Certainement, que la mienne ex...
Changeant de ton.
Ah ! ciel ! un soupçon !... il me vient un soupçon !...
DES ISNARDS.
Eh ! c’est cela !... tu y es !
RIGAUDOT.
J’y suis en plein !
DES ISNARDS.
Il aime ta femme !...
RIGAUDOT, perdant la tête.
Sacrebleu ! mais je suis un homme perdu, moi !...
DES ISNARDS.
Eh ! non !...
RIGAUDOT, vivement.
Je ne suis pas un homme perdu ?
DES ISNARDS.
Si tu suis tous mes conseils.
RIGAUDOT.
Tous, tous... tous !
DES ISNARDS, appuyant.
Aie l’air de ne rien savoir... Pas un mot qui te trahisse !
RIGAUDOT.
Pas un !
DES ISNARDS.
Surveille-le sans relâche !
RIGAUDOT.
Sans le moindre relâche !
DES ISNARDS.
Ne le quitte pas une minute !
RIGAUDOT.
Pas la moindre minute !
DES ISNARDS.
Marche continuellement sur ses traces...
RIGAUDOT.
Sur ses talons de bottes, s’il le faut !
DES ISNARDS.
Et grâce à ces précautions, je suis... tu es... sauvé !...
RIGAUDOT.
Ah ! Monsieur !... Je voudrais trouver une expression...
Il cherche.
DES ISNARDS, à part.
Le voilà lancé !... ça ne me regarde plus, c’est son affaire !...
À Rigaudot, en sortant.
Tu m’as entendu ?... À ton rôle !
Il sort à gauche, au fond.
Scène XIV
RIGAUDOT, puis FERRIÈRE
RIGAUDOT, seul.
Je n’ai pas trouvé d’expression... Mais soyez tranquille, ô mon protecteur... je vas m’accrocher à lui, je vas l’accabler de ma présence, je vas...
Poussant un cri.
Oh ! mais, il est avec elle !... elle est avec lui !... ils sont ensemble !... Vite !...
Il court et se trouve en face de Ferrière, qui paraît au fond, à droite.
Trop tard !
FERRIÈRE, à part, en marchant et sans faire attention à lui.
Cela va bien... Le mari, qui ne se doute de rien, me retient ici...
Rigaudot le suit pas à pas et se conforme à tous ses mouvements.
Tout me promet un délicieux chapitre de roman... et, décidément, je ne regrette plus d’avoir abandonné celte petite Coraline, de l’Opéra...
Se retournant et voyant Rigaudot à ses côtés.
Merci, mon garçon... je n’ai besoin de rien.
RIGAUDOT.
N’importe... Allez, marchez, ne faites pas attention.
FERRIÈRE, après avoir haussé les épaules, continuant de marcher, et à part.
Maintenant, il faut que je la voie seule, que je lui parle, et...
Se retournant et se trouvant encore en face de Rigaudot.
Qu’est-ce qu’il vous faut, mon ami ?
RIGAUDOT.
Rien du tout... Allez, marchez ! ne faites pas attention.
FERRIÈRE, à part, en s’asseyant.
Imbécile !...
Reprenant.
La confiance de ce Des Isnards va me laisser une entière liberté, et bientôt...
Voyant Rigaudot as sis à côté de lui et se levant.
Ah ! c’est trop fort !...
RIGAUDOT.
Ne vous dérangez pas.
FERRIÈRE, avec colère.
Qu’est-ce que tu me veux donc, à la fin ?... Voilà une heure que tu es sur mon dos !...
RIGAUDOT, à part.
C’est toi qui es sur le mien, grand gueusard !
FERRIÈRE.
Voyons, parle... dépêche-toi !
RIGAUDOT, à part.
Soyons très fin.
Haut.
Vous, qui êtes de Paris, Monsieur, donnez-moi donc, s’il vous plaît, un renseignement.
FERRIÈRE.
Un renseignement ?... Sur quoi ?
RIGAUDOT.
Sur les modistes de Paris.
FERRIÈRE.
Sur les modistes ?
RIGAUDOT.
Et leur estimable corporation.
FERRIÈRE, à part.
Le pauvre garçon est amoureux d’une marchande de modes.
RIGAUDOT.
Air : J’ai vu le Parnasse des dames.
Que pensez-vous de ces jeunesses ?
FERRIÈRE.
Grand bien... car j’en eus, pour ma part,
Une douzaine pour maîtresses.
RIGAUDOT.
Ah ! ciel !
FERRIÈRE, riant.
Qu’as-tu donc ? quel regard !
RIGAUDOT, à part.
Une douzaine ! Ah ! c’est infâme !
Une douzaine ! Affreux larron !
En tout cas, ce n’est pas ma femme
Qui complétra le d’mi-quart’ron !
FERRIÈRE.
Tu vois donc qu’il n’y a pas tant de craintes à avoir, et qu’on peut se lancer franchement.
RIGAUDOT, se contenant à peine.
Oui ?... Eh bien ! je ne vous le conseille pas, de se lancer franchement... à vous.
FERRIÈRE.
À moi ?... Que veux-tu dire ?
RIGAUDOT.
Que quelquefois, sous un petit air de chasse, on vient poursuivre dans les châteaux des jeunes femmes de Paris...
FERRIÈRE, inquiet.
Plaît-il ?
RIGAUDOT.
Mais que le mari se tient sur ses gardes...
FERRIÈRE.
Ah ! bah !
RIGAUDOT.
Qu’il a deviné l’objet... le mari.
FERRIÈRE.
Il se pourrait ? Il se doute !
RIGAUDOT, plus fort.
Il se doute de tout, le mari... mais il veille au grain... le mari !
FERRIÈRE.
Tais-toi ! tais-toi, malheureux !
Bas.
Tiens, prends cette bourse... et pas un mot de plus !
RIGAUDOT, criant.
Il veut me corrompre !... il veut m’acheter !...
Indigné.
Vous penseriez, Monsieur, que pour...
FERRIÈRE, regardant du côté du pavillon.
Je t’en donnerai le double.
RIGAUDOT.
Mais c’est monstrueux, ce qu’il me propose là !
FERRIÈRE, très agité, à part.
Ah ! le mari soupçonne... Il faut que je voie Mme Des Isnards... C’est cela... brusquons l’aventure et sachons à quoi nous en tenir...
À Rigaudot.
Où est Mme Des Isnards ?
RIGAUDOT.
Mme Des Isnards est chez elle, dans son appartement... Mais il ne s’agit pas...
FERRIÈRE.
Adieu... Du silence !... pas un mot, ou sinon... Tu m’entends ?
Il entre dans le pavillon.
Scène XV
RIGAUDOT, puis CLARISSE
RIGAUDOT.
Et il me plante là !... Il va chez Mme Des...
Tout-à-coup.
Dieu !... si c’était une ruse !... Eh ! Monsieur !... Jeune homme !
CLARISSE, entrant.
Eh bien ! eh bien ! à qui en as-tu donc ?
RIGAUDOT, avec joie.
Non ! la v’là !
À part.
Va, brigand ! va chez Mme Des Isnards... Ça m’est bien égal, je te le permets... Il n’y a pas de danger de ce côté-là !
À Clarisse, d’un ton tragique.
Deux mots, femme Rigaudot !
CLARISSE.
Qu’est-ce que tu as donc ?
RIGAUDOT.
J’ai... j’ai des yeux, Madame !
CLARISSE.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
RIGAUDOT.
Que je vois fort bien ce qui se mijote à mon détriment.
CLARISSE, riant.
Ce qui se mijote ?
RIGAUDOT.
À mon détriment... On a beau être de la campagne, on n’en est pas moins bête.
Se reprenant.
on n’en est pas plus bête pour ça, Madame.
CLARISSE.
Voyons, explique-toi, et que ça finisse.
RIGAUDOT.
Oui, et que ça finisse, que ça finisse très vite... ou, sinon !...
CLARISSE.
Mais quoi ?
RIGAUDOT.
Nierez-vous que vous ayez été courtisée, à Paris, par un jeune homme ?
CLARISSE, troublée.
Par un jeune homme, moi !
RIGAUDOT.
Par un jeune homme, vous... Nierez-vous que vous l’ayez retrouvé ici ? Ah !...
CLARISSE, à part.
Dieu ! il sait...
RIGAUDOT.
Plaît-il ?
CLARISSE, de même.
M. Édouard se sera trahi !... Oh ! les hommes !...
RIGAUDOT,
Re-plaît-il ?
CLARISSE.
Est-ce ma faute, à moi ?... Est-ce que je pouvais m’attendre à revoir ici... tout-à-coup...
RIGAUDOT.
Elle en convient !... Écoutez, Madame... Je suis ordinairement d’un commerce doux et agréable... je ne donnerais pas un coup de pied à une mouche qui vole... Mais quand je m’ymets... je suis violent et grossier !
CLARISSE.
Que dis-tu !...
RIGAUDOT, furieux.
S’il se représente devant vous... s’il ose vous adresser un souffle... je lui saute à la gorge, et je lui fais du mal !
CLARISSE.
Ô ciel !... mon ami !...
À part.
Insulter son maître !
RIGAUDOT, exaspéré.
Où est-il ?... qu’il vienne donc, le maroufle !...
CHARISSE, le suppliant.
Rigaudot !...
Scène XVI
RIGAUDOT, CLARISSE, DES ISNARDS
DES ISNARDS, accourant au bruit.
Eh bien ?... qu’y a-t-il donc ?
CLARISSE, à part, avec effroi.
Lui !... Tout est perdu !...
Elle se jette entre eux.
DES ISNANDS.
Pourquoi tout ce bruit ?
RIGAUDOT, du ton le plus doux.
Rien, Monsieur !... rien... Un petit moment de colère dont, je vous demande pardon.
CLARISSE, à part, ébahie.
Il lui demande pardon !...
DES ISNARDS, souriant.
Une querelle de ménage... Je devine à quel propos.
CLARISSE, à part.
Je n’y suis plus du tout, moi !...
DES ISNARDS, avec intention.
Mais madame Rigaudot connaît ses devoirs...
Il lui prend la main.
CLARISSE, à part, regardant son mari.
Eh bien !... Il ne dit rien !
DES ISNARDS.
Et désormais rien ne troublera la paix du ménage...
Prenant Rigaudot à part.
Où est-il ?...
RIGAUDOT, bas.
Merci... Il n’y a pas de danger.
DES ISNARDS.
Mais, enfin ?...
RIGAUDOT.
Pas le moindre danger... Il est auprès de madame votre épouse.
DES ISNARDS, avec explosion.
Hein ?...
RIGAUDOT, riant.
Vous ne m’entendez donc pas ?... Il est avec madame votre épouse, et a mienne est ici... Nous pouvons être tranquilles.
DES ISNARDS, à part, irrité.
Oh ! le maladroit ! l’imbécile !... Il n’est bon à rien !
CLARISSE, toujours stupéfaite, à part.
Qu’est-ce qu’il y a ?... mais qu’est-ce qu’il y a ?
DES ISNARDS, à part.
Courons !...
S’arrêtant.
Non ! mieux que cela...
Haut.
Madame Rigaudot, ma femme a quelques ordres à vous donner... Allez...
RIGAUDOT, criant.
Par exemple !
DES ISNARDS, bas, en l’arrêtant.
Tu n’as rien à craindre... Ils seront trois.
RIGAUDOT.
Mais, Monsieur...
DES ISNARDS, bas, en le retenant toujours.
Puisque ma femme sera là !... Reste, j’ai à te parler.
CLARISSE, à part.
Ah ça ! mais décidément, ce n’est donc pas de M. Édouard...
S’approchant de lui et bas.
Ce n’est donc pas de vous qu’il est jaloux ?
DES ISNARDS.
Eh non !... C’est de ce monsieur...
CLARISSE.
Le braconnier ?...
Avec éclat.
Ah ! mon Dieu !... le conseil que je vous donnais !... Je devine !... j’y suis !...
DES ISNARDS, vivement.
Tais-toi ! tais-toi !
CLARISSE.
Oh !
Ensemble.
Air du Triolet bleu.
DES ISNARDS, bas.
Je le veux, du silence !
Pas un mot indiscret !
Songe-s-y, par prudence,
Garde bien ce secret.
CLARISSE, à part.
Je sais tout !... mais silence !
Pas un mot indiscret !
Oui, je dois, par prudence,
Bien garder son secret.
RIGAUDOT, à part.
Dieu ! pour eux quelle chance !
Que je suis inquiet !
Malgré son assurance,
Oui, je tremble en secret.
Clarisse sort à droite, en rassurant du geste Des Isnards.
Scène XVII
RIGAUDOT, DES ISNARDS
DES ISNARDS, à part, vivement.
Ah ! ma foi ! en avant le second moyen de Clarisse !...
À Rigaudot, brusquement.
Je l’avais dit de l’attacher à lui, de ne pas le quitter... Et il t’a échappé !... Il t’échappera toujours...
RIGAUDOT.
Oh ! que non !... Il m’est venu une autre idée... Mon intention est de lui sauter à la figure...
DES ISNARDS.
Pas de violence !... Je te le défends !... De l’adresse, de la ruse, c’est ce qu’il faut... Et je viens encore à ton secours.
RIGAUDOT, suppliant.
Ah ! venez-y, Monsieur, venez-y !...
DES ISNARDS.
Écoute... nous n’avons pas un instant à perdre... Je n’avais pas d’abord bien reconnu ce jeune homme... On en rencontre tant, dans le monde, à l’Opéra !... Mais je viens de recueillir, de rassembler mes souvenirs... Et pour la femme qui saurait... ce que je sais, moi... un pareil amant cesserait d’être dangereux.
RIGAUDOT.
Bah !
DES ISNARDS.
Il faut donc qu’elle le sache... Il faut ruiner ce jeune homme dans son esprit.
RIGAUDOT.
Ruinons-le.
DES ISNARDS.
Apprends que ce M. Gaston Ferrière est un mauvais sujet, un joueur...
RIGAUDOT.
Bon !
DES ISNARDS.
Accablé de dettes...
RIGAUDOT.
Très bon !
DES ISNARDS.
Ce qui lui a procuré dernièrement un séjour de six semaines dans la prison de Clichy.
RIGAUDOT, avec regret.
Ah ! pourquoi l’a-t-on laissé sortir ?... quelle négligence !
DES ISNARDS.
En outre... et c’est ce qui indignera le plus... ta femme... il est en ce moment même l’amant en titre d’une coryphée de l’Opéra... nommée Coraline.
RIGAUDOT.
Ah ! il est l’amant de Coraline !... et il veut encore !...
DES ISNARDS.
Tous ces détails, on te les a racontés à Paris, à l’époque de ton voyage... Tu les tiens de... Eh ! parbleu ! des gens de la baronne de Versac, sa tante.
RIGAUDOT, finement.
Pardine !... c’est tous des amis à moi... Je ne les connais pas du tout, mais faut ruser.
DES ISNARDS.
Le valet de chambre, qui a été à mon service, s’appelle Guérin.
RIGAUDOT.
Guérin, bravo !... Oh ! comme je m’en vas vous dégoiser tout ça à Clarisse !...
DES ISNARDS.
Très bien !... Mais, pour la faire rougir de cet amour... pour que la leçon soit décisive... répète-lui tout cela...
Appuyant.
en présence de madame Des Isnards !
RIGAUDOT.
Tiens !
DES ISNARDS.
Je serai là, et je te soutiendrai.
RIGAUDOT.
Vous me soutiendrez ?... bien vrai ?
DES ISNARDS.
Voyons... récapitule bien vite... Les dettes, Clichy...
RIGAUDOT.
La petite Coraline...
DES ISNARDS.
Le jeu...
RIGAUDOT.
Les gens de la baronne... Guérin... les...
DES ISNARDS, vivement.
Chut ! silence !
Rigaudot regarde à sa droite... Emma paraît sur le seuil du pavillon.
Scène XVIII
RIGAUDOT, DES ISNARDS, EMMA, puis CLARISSE, puis FERRIÈRE
EMMA, dans le plus grand trouble.
Oser entrer chez moi ! se jeter à mes genoux, me dire qu’il m’aime...
DES ISNARDS, gaiement.
Ah ! te voilà, chère amie ?
RIGAUDOT, voyant Emma et poussant un cri.
Ciel !... ils ne sont que deux !...
Il veut courir, Des Isnards l’arrête.
Ils ne sont plus que deux, Monsieur !... Lâchez-moi !
EMMA, s’avançant.
Qu’est-ce donc ?
DES ISNARDS.
Rien, rien.
FERRIÈRE, sortant du pavillon.
Oh ! je veux qu’elle m’entende, qu’elle me réponde... Dieu ! le mari !
Il se rejette dans la maison.
DES ISNARDS, à part.
Hein ?... Il est là !
EMMA, qui a vu Ferrière.
Je respire à peine !
RIGAUDOT, toujours tenu.
Laissez-moi donc, Monsieur !... ça marche, là-bas ! j’en suis sûr, ça marche !
DES ISNARDS, bas.
Eh ! non, imbécile !... puisque voilà...
Il va pour désigner le pavillon où se trouve Ferrière. Clarisse paraît au fond.
puisque voilà ta femme !
Il le lâche.
RIGAUDOT.
Je suis sauvé !
Allant prendre Clarisse par la main et l’amenant.
Venez, femme Rigaudot, venez rougir devant Madame Des Isnards !...
CLARISSE.
Qu’est-ce que c’est encore ?
EMMA.
Que veut dire ?...
DES ISNARDS, bas, en riant.
Le pauvre diable s’est imaginé que Ferrière était venu ici pour sa femme...
Mouvement marqué d’Emma.
Ce brave Ferrière, qui ne songe à séduire personne... c’est très amusant.
Pendant tout ce qui suit, il ne cesse d’observer, sur la figure d’Emma l’effet des paroles de Rigaudot.
RIGAUDOT.
Oui, je veux le dévoiler, je veux le démasquer, ce M. Gaston Carrière !
DES ISNARDS, bas.
Ferrière, donc !
RIGAUDOT.
Ferrière, donc !
FERRIÈRE, paraissant à la fenêtre, qu’il entr’ouvre.
Qu’est-ce qu’il dit donc, cet imbécile ?
RIGAUDOT, à Clarisse.
Votre jeune homme, enfin !
CLARISSE.
Mon...
Elle s’arrête, sur un signe de Des Isnards. À part.
Eh bien ! c’est agréable, de poser pour une autre !
RIGAUDOT.
Ah ! mais, c’est que je le connais, ce cadet-là... J’en ai joliment entendu parler, à Paris... de ce cadet-là.
FERRIÈRE, à part.
Lui !... de moi !
DES ISNARDS, dirigeant sa voix du côté du pavillon.
Et on n’a pu t’en dire que les choses les plus honorables...
RIGAUDOT.
Honorables ?... Excusez... un joueur, un endetté, un coureur !...
FERRIÈRE, à part.
Qu’entends-je !...
EMMA, à part.
Que dit-il !...
RIGAUDOT.
Qui vous a fort bien passé ses six semaines dans la prison de... chose...
FERRIÈRE, à part.
Dieu !
DES ISNARDS.
Tu veux dire : Clichy ?
RIGAUDOT.
Clichy, pardieu ! Clichy, quoi !
DES ISNALDS.
Allons donc !... tu es fou... et je ne souffrirai pas qu’on parle ainsi d’un homme que j’ai reçu chez moi.
RIGAUDOT, étonné.
Mais, Monsieur...
DES ISNARDS.
En voilà assez !... tais-toi !
RIGAUDOT, à part.
C’est comme ça qu’il me soutient !...
Haut.
Je me tais, Monsieur, je me tais.
DES ISNARDS, bas, en lui poussant le coude.
Eh ! va donc !
RIGAUDOT, à part.
Bon... compris !
Haut, en élevant la voix.
Ce n’est pas tout, encore...
À Clarisse.
Il ose te poursuivre de sa flamme, le bandit... et à l’heure qu’il est il est l’amant en titre de la petite Cornaline de l’Opéra !
DES ISNARDS.
Tu veux dire : Coraline.
RIGAUDOT.
Coraline, pardieu !... Coraline, quoi !
EMMA, à part.
Il serait vrai !
FERRIÈRE, de même.
Ah ! le bourreau !... d’où sait-il cela ?
EMMA, de même.
Et je croyais à son amour !...
DES ISNARDS.
En effet... j’avais entendu raconter à l’Opéra ces particularités par des personnes qui se disaient bien instruites... mais je refusais... je refuse encore d’y croire...
À Rigaudot.
Et je te somme de nie déclarer de qui tu tiens ces détails... Te voilà bien embarrassé...
RIGAUDOT, déconcerté un moment, regarde Des Isnards, qui lui fait un signe.
Ah oui ?... ah ! me voilà bien embarrassé !... Eh bien ! je les tiens des gens de la baronne de Vieux-Sac...
DES ISNARDS, bas, et vivement.
Versac !...
RIGAUDOT.
De Versac, sa tante, quoi !... Je les tiens du valet de chambre...
DES ISNARDS, vivement.
Guérin ?...
RIGAUDOT.
Juste, Guérin !...
À part.
Il a bien fait de lâcher celui-là... J’allais dire Baptiste.
Ferrière ferme brusquement la fenêtre, et disparaît.
DES ISNARDS, qui a vu ce mouvement.
Ah ! c’est différent... Guérin est un honnête garçon, incapable de mentir... et je me rends, je te crois.
RIGAUDOT, triomphant.
Ah !...
À Clarisse.
Et voilà l’homme que tu allais aimer, le voilà !...
CLARISSE, se fâchant.
Ah ça ! mais, à la fin !...
Nouveau geste de Des Isnards. À part.
C’est toujours moi !
RIGAUDOT.
Rougis, devant Mme Des Isnards !... N’est-ce pas, Mme Des Isnards, qu’elle doit rougir devant vous ?
EMMA, à part.
Quel supplice !
DES ISNARDS, bas.
Vois donc, cependant, ma chère Emma : sans la conduite spirituelle de... cet imbécile, la pauvre petite aurait peut-être succombé.
EMMA, vivement.
Oh ! non...
Avec dédain.
Un homme comme celui-là n’est pas dangereux.
Mouvement de joie de Des Isnards.
RIGAUDOT, bas, en montrant Clarisse.
Dites donc, Monsieur, je crois que ça lui a fait un fier effet !...
DES ISNARDS, regardant sa femme.
Je le crois aussi.
RIGAUDOT, bas.
L’ai-je abimé ! l’ai-je aplati !... S’il m’avait entendu !...
DES ISNARDS, froidement.
Il t’a entendu... Il était là.
RIGAUDOT, épouvanté.
Ah ! bon Dieu !... je suis un homme assommé !
Scène XIX
RIGAUDOT, DES ISNARDS, EMMA, CLARISSE, FERRIÈRE, UN DOMESTIQUE
RIGAUDOT, fuyant derrière Clarisse.
Oh !
LE DOMESTIQUE.
Un billet pour Monsieur.
RIGAUDOT, se rassurant.
Ah ! ce n’est pas lui... Le lâche !...
DES ISNARDS.
Un billet ?...
Lisant.
« Monsieur, daignez recevoir mes excuses... Je suis forcé de partir sans vous avoir rendu grâce de votre accueil hospitalier. » Comment ?... Qui donc ?...
Il lit la signature.
FERRIÈRE.
EMMA, à part, avec joie.
Il part !...
DES ISNARDS, continuant.
« Je me promenais à l’extrémité de votre parc, quand j’ai été reconnu par des amis qui passaient en poste... Ils m’entraînent malgré moi, m’enlèvent de force, et me laissent à peine le temps de vous remercier... »
À part, en riant.
Il me remercie !...
Haut.
« de la façon généreuse dont vous n’avez défendu contre les calomnies d’un sot... »
RIGAUDOT.
De qui parle-t-il donc ?
CLARISSE.
Mais, dame !...
Elle l’indique du doigt.
RIGAUDOT.
Tu crois ?...
DES ISNARDS, poursuivant.
« Je vais voir si les maris italiens sont de »meilleure composition que M. Rigaudot... »
RIGAUDOT, à Clarisse.
Tu avais raison, c’était bien moi.
DES ISNARDS.
« Car je ne puis cacher plus longtemps que sa femme était le but secret de mon voyage. »
CLARISSE, éclatant.
Ah ! c’est trop fort !...
Regard sévère de Des Isnards.
Oui, oui... certainement... j’étais le but secret...
À part.
Il est écrit que je poserai jus qu’au bout !
DES ISNARDS, à Rigaudot.
Enfin, tu n’as plus rien à craindre... le voilà parti.
RIGAUDOT.
Que la chaise de poste lui soit légère... et que le diable l’emporte !
DES ISNARDS, gravement.
Vous voyez, Mme Rigaudot...
Bas, à Emma en riant.
Faisons-lui un peu de morale...
Haut.
Vous voyez combien une jeune femme est exposée à mal placer sa confiance !...
CLARISSE, à part, se croisant les bras.
Va toujours, va... à présent, ça m’est égal.
DES ISNARDS.
Vous recueillerez le fruit de cette épreuve, n’est-ce pas ?...
À Emma, bas.
Le crois-tu ?
EMMA.
J’en suis sûre.
DES ISNARDS, à part, en lui prenant le bras.
Et voilà à quoi sert la vie de garçon... C’est ma maîtresse d’autrefois qui vient de sauver ma femme.
RIGAUDOT, prenant également le bras de Clarisse.
C’est égal... je conserve mon opinion sur le corps des modistes... et je soutiens encore que dix écus, ça n’était pas assez payé.
CHŒUR FINAL.
Air : Final du Loup dans la Bergerie.
Pour la peur on en est quitte :
Notre ennemi prend la fuite.
Pour jamais
Quand il nous quitte,
À nous la paix
Désormais !