La Campagne (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-Henri DUPIN)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 7 mai 1821.
Personnages
M. DUFOUR, marchand de Paris
ALEXIS, son fils
GERVAIS, fermier
PIERROT, garçon de ferme
EUSTACHE, garde champêtre
GROSJEAN, adjoint
MADAME SIMONNEAU, aubergiste
MADELEINE, fille de Gervais
PAYSANS
PAYSANNES
Dans un village.
L’entrée d’un village. Au fond, une campagne riante ; à gauche la ferme de Gervais ; à droite, la maison de la veuve Simonneau sur laquelle est écrit : Bureau de poste. Un gros cerisier, couvert de fruits, est planté à la porte de madame Simonneau.
Scène première
GERVAIS, PIERROT
Ils sortent de la ferme. Gervais tient Pierrot par l’oreille.
GERVAIS.
Non, drôle !... tu ne resteras pas une heure de plus, et si je m’en étais avisé il y a deux mois... j’aurions des moutons de plus dans ma ferme et un voleur de moins !
PIERROT.
Vos moutons ! est-ce que j’ peux les empêcher de prendre l’épizoquie ?
GERVAIS.
Oui, l’épizoquie !... et la laine, qu’est-ce qu’elle devient ?
PIERROT.
Ah ! par exemple, père Gervais, n’allez pas me mettre votre laine sur le dos... parce que j’y ai pas touché... Je ne mange pas de c’ pain-là, entendez-vous, j’ suis honnête... et en fait d’ vartu et d’ probité, j’ suis dans l’ cas de vous en revendre, quoique je n’ sois que vot’ garçon d’ farme...
GERVAIS.
Tu ne l’es plus... dès aujourd’hui, je te chasse...
PIERROT.
Et la raison ?
GERVAIS.
Parce que tu es un fripon, un mauvais sujet, et que ce matin encore tu en contais aussi à ma fille...
PIERROT.
À Madeleine... Ah ! si on peut dire...
GERVAIS.
Oui, à Madeleine... libartin... J’ai très bien vu qu’elle te donnait une paire de soufflets, et je n’entends pas que vous preniez de ces familiarités-là avec ma fille...
Air : Femmes, voulez-vous éprouver. (Le Secret.)
Je n’ veux pas qu’ell’ tomb’ dans l’ défaut
De tout’s les filles du village,
Qu’ont toujours plus d’esprit qu’il n’ faut
Avant de se mettre en ménage !
Elle n’entend rien aux yeux doux,
Aux galants jamais ell’ ne pense,
Et c’est capable, voyez-vous,
D’ faire un malheur par innocence !
PIERROT, souriant.
Eh ben ! d’ailleurs... quand ça s’rait... tant pire donc... le mariage répare tout.
GERVAIS, furieux.
Le mariage !... le mariage !... Un petit drôle... sans état, sans famille.
PIERROT.
Tiens, sans famille... je suis le frère de lait du fils de vot’ propriétaire.
GERVAIS.
Et, ce qui est bien pis encore, sans un sou vaillant...
PIERROT.
J’ai les neuf mois de gages que vous m’ devez...
GERVAIS.
Va-t’en...
PIERROT.
À deux cents francs par an...
GERVAIS, hors de lui.
Va-t’en !...
PIERROT.
Ça fait cinquante écus.
GERVAIS, de même.
Va-t’en, le dis-je... ou je ne réponds plus de moi...
PIERROT.
Et mes deux agneaux... pour ça, pas de farces !...
GERVAIS.
Tes deux agneaux ?...
PIERROT.
Pardine... ils sont bien à moi, j’espère : quand je suis entré chez vous, je les ai mis avec les vôtres.. rendez-les moi...
Air du vaudeville de L’Écu de six francs.
Vous ne prétendez pas peut-être
Me retenir mes deux agneaux ?
GERVAIS.
On ne peut plus les reconnaître
Une fois qu’ils sont en troupiaux.
PIERROT.
D’ mes moutons la perte est jurée...
Mais vot’ fille... Suffit ! j’ m’entends !
Vous aurez p’t-être avant quequ’ temps
Plus d’une brebis égarée.
Il sort par le fond.
Scène II
GERVAIS, MADAME SIMONNEAU
MADAME SIMONNEAU, qui est entrée à la fin de l’air précédent.
Bonjour, mon voisin... j’étais là et j’ai entendu que vous renvoyiez Pierrot ; Dieu me préserve de dire du mal du prochain, mais si vous m’en aviez cru, il y a longtemps que vous vous seriez débarrassé d’un vaurien sans mœurs et sans religion, comme celui-là qui, l’ dimanche, au lieu de chanter au lutrin, va jouer à la boule sur la grande place ou boire dans des cabarets mal composés.
GERVAIS.
Oh ! il est bien certain que pour d’ la religion... il n’en a pas tant que vous, madame Simonneau, qui avez été pendant vingt-cinq ans la servante de ce vieux chanoine...
Air : Je loge au quatrième étage. (Le Ménage de garçon.)
Vous étiez bien là, ma commère :
Un’ bonn’ table, un’ bonne maison,
De bons gages et rien à faire,
Et la premier’ place au sermon.
Ô providence sans seconde !
Sans peine vous avez ainsi
Fait vot’ salut dans l’autre monde
Et vot’ fortune en celui-ci.
Tout de même, vous avez là une belle et bonne auberge !...
MADAME SIMONNEAU.
Aussi, voisin... quand mon neveu aura épousé votre fille et que l’auberge sera réunie à votre ferme, ça fera une fameuse propriété !...
GERVAIS.
Not’ projet tient donc toujours ?...
MADAME SIMONNEAU.
Quand vous voudrez... À propos de ça, je vous apport une lettre qui vient d’arriver pour vous... c’est huit sols... D’abord mon neveu Eustache ne demande pas mieux que de se marier...
GERVAIS.
Et Madeleine aussi... c’est pour ça que je ne suis pas fâché d’avoir renvoyé ce Pierrot... qui l’aurait peut-être fait tourner à mal...
Regardant sn lettre.
C’est timbré de Paris.
MADAME SIMONNEAU.
Eh bien ! voisin, ce soir nous signerons le contrat... vous savez que vous avez promis six cents francs comptant pour le trousseau de la mariée et les meubles du ménage...
GERVAIS.
Dame !... ça me gène bien un peu...
En riant.
mais enfin on les trouvera, voisine... on les trouvera... et tenez, la semaine prochaine, nous ferons la noce au vieux château de La Grange... dont je suis le fermier... et quasiment le propriétaire puisqu’ c’ ti-là qui en est le maître n’y est pas encore venu et n’y viendra peut-être jamais.
MADAME SIMONNEAU.
Vous croyez ?...
GERVAIS, qui a ouvert la lettre.
Eh ! mais, c’est justement de son écriture et vous allez voir...
Lisant.
Hum... hum... Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est que cela ?... M. Dufour, un marchand de Paris, abandonnerait sa boutique et son commerce pour se retirer à la campagne...
MADAME SIMONNEAU.
Est-ce que cela vous contrarie ?
GERVAIS, se frottant l’oreille.
Oh ! un petit brin... Acoutez ce qu’il méchante !... « Mon cher Gervais,
Air du Major Palmer.
« Je croyais dans ma boutique
« Mourir comme j’ai vécu ;
« Voilà que mon fils unique
« Du lycée est revenu.
« L’amour des champs qui l’enivre
« Lui fait détester Paris ;
« Il prétend qu’on ne peut vivre
« Dans le faubourg Saint-Denis.
« Sur ma fenêtre il s’exerce
« À composer des jardins ;
« Sur mes livres de commerce
« Il dessine des moulins.
« Il parle de bergerette,
« De Tircis et de Colin,
« Et s’est fait une houlette
« De l’aune du magasin !...
« Cédant à ce fils que j’aime,
« À ses vœux impatients,
« Nous partons aujourd’hui même
« Pour trouver, au sein des champs,
« Les bonnes mœurs et l’ombrage,
« La décence et les gazons,
« Les vertus et le laitage,
« L’innocence et les moutons !... »
MADAME SIMONNEAU.
Les vertus ! l’innocence... le bon jeune homme !... il a certainement bien raison et il fait bien de venir chez nous.
GERVAIS.
Comme vous dites, voisine.
Continuant de lire.
« Et nous irons nous fixer au château de La Grange, cette jolie propriété que tu nous as fait acheter l’année dernière, etc. »
MADAME SIMONNEAU.
Une jolie propriété !... une mauvaise bicoque délabrée qu’il a même payée le double de sa valeur !... Comment cela se fait-il ?
GERVAIS.
Ça se fait... ça se fait que dans le temps ç’a été pour moi une fameuse affaire !... Vous savez c’t arpent qui disiont que j’avais empiété... j’aurions eu un procès si M. Dufour n’avait pas acheté la terre...
MADAME SIMONNEAU.
Et voilà pourquoi vous lui avez conseillé...
GERVAIS.
Justement... Il l’a payée un peu serré à cause de la convenance, mais l’arpent de terre m’est resté, voyez-vous...
MADAME SIMONNEAU.
Eh bien ! alors, qu’est-ce qui vous inquiète ?
GERVAIS.
Ce sont ces six cents francs que je vous ai promis tout à l’heure pour le trousseau de ma fille ; je les ai bien... je les ai là dans un petit sac vert étiqueté... mais je les dois à M. Dufour... c’est l’ reste d’ l’argent qu’il m’avait envoyé pour payer son acquisition, et il faudra alors...
MADAME SIMONNEAU.
Eh ! mais, quel bruit sur la route... mon neveu Eustache !...
GERVAIS.
Grosjean le charretier et deux voyageurs... Allons, ce sont eux... recevons-les d’ notre mieux !
Scène III
GERVAIS, MADAME SIMONNEAU, DUFOUR, ALEXIS, GROSJEAN, EUSTACHE, PAYSANS
Grosjean a sa blouse de charretier et le fouet à la main ; Eustache, la plaque sur le bras et le fusil sur l’épaule. Dufour et Alexis portent leurs paquets.
DUFOUR et ALEXIS, donnant la main à Gervais et aux paysans.
Air : L’heureux temps qu’ celui d’ la moisson. (Helena.)
Mes amis !... quel accueil flatteur !
Que de soins !... le joli voyage !
Vraiment, pour connaître le vrai bonheur,
Il faut se fixer au village.
GERVAIS et MADAME SIMONNEAU, saluant.
Quoi ! c’est vous... messieurs, quel bonheur !
Célébrons votre heureux voyage.
Vraiment, c’est pour nous beaucoup trop d’honneur,
D’ quitter Paris pour le village.
EUSTACHE, GROSJEAN et LES PAYSANS.
Vous r’cevoir est un vrai bonheur.
Oui, messieurs, croyez not’ langage ;
Ici j’ parlons toujours du fond du cœur,
V’là comm’ je somm’s tous au village.
ALEXIS.
Hein ! quel accueil, mon père ! quelle franchise... quelle cordialité... et quel beau pays !... et que de sites pittoresques... quelle route variée !...
DUFOUR.
Oui, la route est assez jolie... si ce n’est le tournant où nous avons versé...
ALEXIS.
Comme on s’est empressé autour de nous ! et cela sans intérêt ! ce brave garde champêtre qui nous a servi d’escorte...
EUSTACHE.
Monsieur... certainement... c’est mon devoir... Respect aux propriétés... je ne connais que ça.
Bas à madame Simonneau.
Dites donc, ma tante... je vous les amenais pour qu’ils logent chez vous.
ALEXIS, montrant Grosjean.
Cet honnête voiturier qui nous offre sur-le-champ sa voiture... qui se charge de nos paquets.
GROSJEAN.
Dame !... faut ben s’entre-aider.
À part.
Tout d’ même, j’espère ben qui m’ paieront’... sans ça... mon voyage...
DUFOUR.
Oui, mais dans la bagarre, nous avons perdu notre pâté et nos deux bouteilles de vin de Bordeaux...
GROSJEAN.
Aga... j’ les avais pourtant mis derrière la charrette... mais c’est qu’il y a tant de cahots... ils auront glissé...
EUSTACHE, d’un air sournois et montrant le goulot d’une bouteille.
Allez... ils n’ seront pas perdus pour tout le monde...
GROSJEAN, de même, tâtant le pâté qui est dans sa poche.
Pardine... y a des gens qu’ont la main heureuse !...
DUFOUR.
Ah çà ! père Gervais, vous allez me conduire à La Grange !
GERVAIS.
C’est qu’il n’y a rien de préparé...
DUFOUR.
Je m’en doute bien, aussi je vais y faire un tour pour que nous puissions demain nous y établir.
MADAME SIMONNEAU.
J’espère alors, monsieur Dufour, que vous passerez la nuit ici, que vous ne logerez pas autre part que chez moi... Vite, Eustache...
Montrant Eustache.
c’est mon neveu que je vous présente.
EUSTACHE, prenant leurs valises.
Oui, messieurs, j’aurai l’œil à vos effets... j’ suis là... respect aux propriétés...
MADAME SIMONNEAU.
Air du vaudeville de Turenne.
C’est un gaillard, il est alerte ;
De ses servic’s vous s’rez contents.
À Eustache.
Va préparer la chambre verte,
Et dans les lits mets des draps blancs.
C’est de la belle et bonne toile...
DUFOUR.
Puisqu’il le faut, logeons chez vous.
ALEXIS.
Ah ! quel dommage, il eût été si doux,
De coucher à la belle étoile !
Mais, vous le voyez, mon père, quelle douce hospitalité !...
DUFOUR.
Ah çà ! et moi, pour me rendre à La Grange, je suis un peu fatigué... pourriez-vous me procurer une monture ?...
GROSJEAN.
Pardine, monsieur... j’ons mes deux bêtes à vot’ service... mon petit gris et puis poil d’omelette... un joli cheval.
GERVAIS, bas.
Qu’est-ce que tu dis donc ? il boite à faire trembler.
GROSJEAN, bas.
C’est à cause de ça... s’il pouvait m’ l’écloper tout à fait... il me l’ paierait donc !...
Haut.
J’ vas vous l’ préparer... poil d’omelette.
DUFOUR.
Air : D’un tendre cœur bannis la peur.
Toi, mon fils, admire en ces lieux
Et la nature
Et la verdure.
Toi, mon fils, reste dans ces lieux ;
Je reviens dans une heure ou doux.
GROSJEAN.
Votr’ monture est des plus ingambes.
Ah ! je l’ prévois, vous march’rez bien,
Avec un cheval tel que l’ mien
On s’ trouve toujours sur ses jambes.
Attendez un moment, j’ vas l’ seller.
Il sort avec madame Simonneau et les paysans.
ALEXIS.
V’là une brave femme... que cette madame Simonneau ! une rondeur... une franchise... elle mérite de prospérer.
GERVAIS.
Ainsi fait-elle, mon jeune seigneur.
DUFOUR.
Ah çà ! d’après ce que vous me dites, père Gervais, je vois qu’il y aura quelques irais à faire pour nous installer à La Grange...
GERVAIS.
Ah ! c’était magnifique quand vous l’avez acheté... mais vous sentez bien que n’habitant pas... ça se détériore...
DUFOUR.
C’est juste... heureusement que vous avez à nous de l’argent... ça servira pour les réparations.
GERVAIS, à part.
Ah ! diable.
Haut.
Quand vous voudrez, monsieur Dufour, vos six cents francs sont prêts.
À part.
Faut absolument trouver quelque moyen...
Haut.
Pardon si je vous quitte un moment, je ne sais ce qu’est devenue ma fille et j’aurais voulu vous la présenter...
Appelant.
Madeleine ! Madeleine !...
Il rentre dans sa ferme.
Scène IV
DUFOUR, ALEXIS
ALEXIS.
Eh bien ! mon papa, j’espère que vous êtes content ?
Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.
Voyez-vous ces rives fleuries,
Voyez-vous ces agneaux bondir,
Voyez-vous ces vertes prairies ?
Tout nous sourit, et le zéphyr
Donne à la rose une couleur plus belle,
Un doux murmure au limpide ruisseau,
Nous donne à tous une fraîcheur nouvelle...
DUFOUR, éternuant.
Et de bons rhumes de cerveau.
ALEXIS.
Et quelles mœurs patriarcales parmi ces bons villageois !... ces honnêtes fermiers.
DUFOUR.
C’est vrai... mais dans tous ces honnêtes fermiers, il n’y en a peut-être pas un en état de faire mon piquet le soir... je tiens à mes habitudes.
ALEXIS.
Vous ne regretterez rien, papa, vous verrez... j’ai déjà arrangé dans ma tête un plan de vie... un projet... Vous vouliez m’établir à Paris...
DUFOUR.
Dame !... J’avais arrangé ton mariage avec la fille de mon ancien associé...
ALEXIS.
Oui... une petite évaporée... bien légère, bien coquette...
DUFOUR.
Tu n’en sais rien, tu n’as pas seulement voulu la voir.
ALEXIS.
Mon Dieu ! papa... elle avait été élevée à Paris... ça dit tout.
DUFOUR.
Elle avait de la fortune.
ALEXIS.
La fortune !... la fortune... qu’est-ce que c’est, auprès du bonheur !... C’est ici, papa, que je veux choisir ma femme... et mon beau-père parmi ces bons campagnards, ces respectables pasteurs... tenez, cet honnête Gervais...
DUFOUR.
Qu’est-ce que tu dis donc ? tu le connais à peine...
ALEXIS.
Je ne le connais même pas du tout... mais cette physionomie vénérable... ces cheveux blancs... croyez-vous qu’ils soient là pour rien ?... des cheveux blancs à la campagne, ça dit tout, et quand j’aurais commandé un beau-père tout exprès...
DUFOUR.
Un moment !... un moment...
ALEXIS.
Quel avantage pour nous... il fait valoir nos terres, il surveille nos troupeaux... le soir, il vient se délasser de ses travaux au sein de sa famille... Le voyez-vous, assis dans le grand fauteuil au bout de la table, et ses petits-enfants sur ses genoux, qu’il fixe d’un regard attendri... tandis que l’aîné vous pince les mollets ou vous arrache votre perruque...
DUFOUR, attendri.
Ah ! mon ami.
ALEXIS.
Est-ce que ça ne vaut pas une partie de piquet ?... Et sa fille... Ah ! Dieu ! sa fille... je la vois d’ici... une taille svelte... un pied mignon... sur ses joues le duvet de la pêche, une véritable Estelle... l’innocence, la candeur même... qui ne connaît que ses agneaux, son mari, son chien... et ses enfants ! Regardez-la au milieu de son ménage... comme elle s’occupe de tout le monde, de vous, de son père, de moi, de ses marmots... elle donne la soupe à l’un, la bouillie à l’autre, un baiser à celui-ci... le fouet à celui-là... et nous, nous jouissons de ce tableau patriarcal.
DUFOUR, l’embrassant.
Je n’y tiens plus, finis... finis, je l’en prie, tu me fais pleurer comme une bête... cet Alexis-là a un feu, une imagination... je ne sais pas comment j’ai pu faire un garçon aussi vif... aussi spirituel...
Scène V
DUFOUR, ALEXIS, PIERROT
PIERROT, accourant.
Comment ! qu’est-ce que je viens d’apprendre ?... mon frère de lait... qui est arrivé... Bonjour, monsieur... Alexis... vous ne remettez pas... Pierrot... votre frère de lait...
ALEXIS.
Eh ! oui... ce cher Pierrot avec qui... ô nature !
Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.
Eh quoi ! le ciel me rend un frère
Je n’y pensais plus en effet.
PIERROT.
Dam’ ! vot’ nourrice était ma mère,
Nous avons pris le même lait.
ALEXIS.
Je ne t’aurais pas, ce me semble.
Reconnu...
PIERROT.
C’ n’est pas étonnant,
C’est que j’ somm’ s ben changés vraiment
D’puis l’ temps où nous buvions ensemble.
DUFOUR.
Alors... mes enfants, je vous laisse tous les deux, je n’ai pas trop de temps pour me rendre à la ferme.
ALEXIS.
Allez... papa... allez... je reste avec mon frère de lait... avec mon ami...
Un frère est un ami que donne la nature...
Adieu, mon papa.
PIERROT.
Adieu, mon père de lait.
Dufour sort.
Scène VI
ALEXIS, PIERROT
PIERROT, à part.
V’là l’heure où c’ que Madeleine doit s’ rendre à la p’tite rivière... si j’ pouvais la guetter au passage... et l’i conter ma brouille avec son père...
ALEXIS.
Ce pauvre Pierrot...
PIERROT.
Monsieur Alexis... vous êtes trop bon...
À part.
J’ai cru qu’il voulait me bailler pour boire...
ALEXIS.
Et ta bonne mère... ma respectable nourrice, comment se porte-t-elle ?
PIERROT.
Vous êtes ben honnête... alle est morte l’an passé... à la chute des feuilles.
ALEXIS.
Ah ! que je suis désolé... de rouvrir une plaie !... car tu la pleures sans doute... cette bonne mère...
PIERROT, d’un œil sec.
Oh ! oui... d’autant plus qu’alle n’ m’a rien laissé et que je n’ vis que d’ mon travail... c’ qui est bien dur.
ALEXIS.
Sois tranquille, nous t’aurons de l’ouvrage... Eh ! parbleu ! je te mettrai à la tête de nos troupeaux...
PIERROT.
Tout d’ même... j’ vous en rendrai bon compte, j’ les soigne joliment...
À part.
Il m’a l’air plus aisé à gourer que l’ père Gervais.
Haut.
Et ça fera d’autant mieux, monsieur Alexis, que j’aurions envie de me marier.
ALEXIS.
Quoi ! tu as une passion... une inclination, peut-être même un sentiment ?...
PIERROT.
Juste...
ALEXIS.
J’aurais du m’en douter... c’est aux champs que doit habiter le véritable amour !... Et ton inclination...
Air : Lise épouse l’ beau Gornance. (Fanchon la vielleuse.)
Sans doute, elle est belle et sage ?
PIERROT.
C’est la plus rich’ du village.
ALEXIS.
Sans doute, elle a des vertus ?
PIERROT.
Dam’, son père a des écus !
ALEXIS.
Et son caractère ?...
PIERROT.
Unique !...
Point d’autr’ enfant, Dieu merci !...
Plus... un oncl’ paralytique...
Allez... c’est un bon parti !
ALEXIS.
Eh bien ! mon garçon, cela se trouve d’autant mieux que je vais me marier aussi...
PIERROT.
Ah ! vous venez ici pour ça ?...
ALEXIS.
Oui, l’aimable Madeleine... la fille de l’honnête Gervais.
PIERROT, surpris.
Madeleine !... vous épousez Madeleine ?...
ALEXIS.
Sans doute...
PIERROT, à part.
Ah ! jarnigué !...
Haut.
Vous la connaissez donc ?
ALEXIS.
Du tout... mais c’est égal... je l’épouse... c’est une surprise que je lui ménage...
PIERROT, à part.
C’ muscadin qui vient exprès d’ Paris pour nous souffler nos maîtresses à présent !... Ah ! si j’osais, le cher frère de lait... comme j’ li repasserais des cadeaux de noce.
Faisant le geste de lui donner des coups de poing.
ALEXIS, regardant à droite.
Eh ! mais, qu’entends-je de ce côté ?... une chanson villageoise...
PIERROT.
C’est elle !...
ALEXIS.
Madeleine !... Ah ! quel bonheur !
Il tire son lorgnon.
Oui... oui, je crois l’apercevoir.
À part.
L’occasion est superbe... il faut que je me déclare.
À Pierrot.
Mon ami... nous nous reverrons... que je ne te dérange pas de tes occupations... laisse-moi un peu...
PIERROT, à part.
C’est ça, il m’ renvoie.
ALEXIS.
Air du vaudeville de Haine aux hommes.
Le brouillard à peine permet
De la distinguer, mais c’est elle,
En jupon court, en blanc corset,
Tenant sa houlette fidèle.
Fuyant les amants et les loups,
Où vas-tu, pudique bergère ?
PIERROT, à part.
Elle va vers la p’tite rivière,
Où j’ nous sommes donné rendez-vous.
ALEXIS.
Eh bien ! tu es encore là...
PIERROT.
J’ m’en vas. Dites donc, ne la retenez pas au moins, vous la feriez gronder... Dites-y que son père l’attend à la petite rivière, auprès de l’abreuvoir...
Il sort.
Scène VII
ALEXIS, lorgnant toujours
Elle approche... Ah ! que c’est bien ça... Elle chante en conduisant son troupeau !... ses innocentes brebis... timides comme leur bergère... courant çà et là sur la prairie émaillée de mille fleurs naissantes... Ah ! quels beaux moutons... on ferait tout Paris pour en voir de cette taille-là... Par exemple... ils ont un drôle de bêlement...
Les appelant.
Psitt !... psitt !... petits, petits moutons... Non... non... c’est moi qui me trompe... ce sont des cochons... mais d’une bien belle espèce... là... les voilà arrêtés dans un pré... Madeleine vient de ce côté, cachons-nous pour la surprendre en galant berger... si j’avais un bouquet...
Il se cache derrière un arbre.
Scène VIII
ALEXIS, caché, MADELEINE entre en chantant, elle a de gros sabots, une jupe de bure, elle porte une gaule, qu’elle appuie contre l’arbre, et mange un chiffon de pain avec du fromage
MADELEINE.
Air : V’là donc madam’ Buz’lot qu’est morte.
Premier couplet.
C’est la fille au coupeur de paille
Qui a, dit-on, un amoureux,
Mêm’ qu’en a deux.
Tirez donc à la courte paille :
Car je n’ peux pas, arrangez-vous,
Les aimer tous !
ALEXIS.
Ah ! quel joli port de voix !
MADELEINE.
Deuxième couplet.
Avec du pain et du fromage,
Quand on a faim et qu’on est deux,
On est heureux ;
L’amour vous attend au bocage...
S’interrompant. Regardant de tous côtés.
Eh ben !... où c’ qu’il est donc... c’ t’animai de Piarrot... va-t-il pas s’amuser à m’ faire faire le pied de grue... comme hier au soir...
Appelant.
Piarrot... Piarrot !... Qu’ c’est bête de s’ faire attendre comme ça... quand on n’a qu’ des petits moments pour se voir...
Elle voit quelqu’un caché derrière un arbre.
Ah ! il est là, il s’ cache pour m’ faire endêver... faut que j’y fasse une agacerie...
Elle prend sa gaule et frappe derrière le buisson en criant.
Hou... hou...
ALEXIS, frappé.
Aïe !... aïe...
MADELEINE.
J’ savais ben que j’ le ferais parler.
Elle voit Alexis.
Ah !... pardon, monsieur... j’ai cru qu’il y avait là... un d’ mes porcs...
Riant.
J’ vous ai attrapé peut-être ?
ALEXIS, boitant.
Du tout... du tout... ma belle enfant, un peu à la jambe...
Bas.
Elle a le coup d’œil juste...
Haut.
Du reste, je suis enchanté, charmante pastourelle, de cette occasion qui me procure l’avantage...
Il la regarde ; à part.
C’est drôle... elle me faisait un autre effet de loin... il me semblait... mais c’est égal... elle est très bien... tournure remarquable.
MADELEINE.
Quien... comme vous me reluquez ! c’est pas honnête, da...
ALEXIS.
Da... da...
À part.
Quel langage gracieux, que de charmes ! en voilà-t-il !...
Air : Atteint d’une sombre manie.
Avec sa taille on pourrait faire
Deux ou trois nymphes d’Opéra !
Si l’on enlève une telle bergère,
C’est qu’à coup sûr elle y consentira.
De ses vertus et de ses mœurs rigides
J’ai pour garant ses seuls appas ;
Avec des pieds aussi solides
Pourrait-on faire des faux pas,
Comment jamais (Bis.) faire de faux pas ?
Haut.
Dites-moi, belle Madeleine ?
MADELEINE.
Laissez donc... vous êtes un gausseux.
ALEXIS.
Je disais : belle Madeleine... je me reprends et je vois que je peux dire : farouche Madeleine.
MADELEINE.
Allez, monsieur le fignoleux, vous arrivez trop tard, on connaît ces manières-là.
Air : En basse Normandie.
Un monsieur, l’autr’ semaine,
Sous les arbr’ ici près,
M’ dit : Écout’ moi, ma reine.
Tout d’ même j’ l’écoutai...
Maintenant qu’il y revienne ;
Je savons ce que c’est.
Ah ! vertingait,
Ah ! sismafait,
Ah ! coupai, coupai, coupai, m’a fait,
Je me laiss’ plus attrapait ;
Et coupai, et coupai, filez vite,
Coupai, coupai, coupai, filez doux.
ALEXIS.
Belle Madeleine, mes intentions sont pures, et que cet anneau, gage de mon estime...
MADELEINE.
De l’estime, c’est différent.
Même air.
Vous m’ rendez tout’ honteuse...
Monsieur, c’est t’y de l’or ?
Je n’ suis pas connaisseuse,
Et, l’autr’ dimanche encor,
J’en r’çus un’ plus précieuse
Qu’était du similor !
Ah ! vertingait,
Ah ! sismafait.
Ah ! coupai, coupai, coupai, m’a fait,
Je me laiss’ plus attrapait ;
Et coupai, et coupai, filez vite
Coupai, coupai, coupai, filez doux.
ALEXIS.
Moi ! vous attraper ?
MADELEINE.
Mais lâchez-moi... si mon père venait... vous m’ feriez avoir des coups...
ALEXIS.
Votre père... bah ! Pierrot m’a dit qu’il vous attendait à la petite rivière à côté de l’abreuvoir... ainsi vous n’avez rien à craindre...
MADELEINE, à part.
À côté de l’abreuvoir... c’ pauvre Piarrot !
Haut.
J’y cours.
ALEXIS.
Un moment, vous ne me quitterez pas ainsi.
La retenant par la jupe.
MADELEINE.
Nanni... nanni...
ALEXIS.
Si fait, parbleu !...
MADELEINE.
Lâchez-moi donc ?...
Elle lui donne un coup dans l’estomac.
ALEXIS.
Ouf !... quoi poignet et quelle pudeur !
Madeleine s’échappe.
Scène IX
ALEXIS, seul
L’aimable personne... elle a moins de grâces peut-être que nos Parisiennes... mais beaucoup plus de vertu... une vertu...
Se tâtant.
d’une force... je suis sûr que j’en ai la marque. Oh ! comme elle court... c’est crainte de faire attendre son père... c’est édifiant, elle en a laissé là son déjeuner, ça m’ fait songer que je n’ai pas encore fait le mien ; entrons chez le père Gervais...
Il s’arrête en regardant le cerisier.
Ah ! les belles cerises... justement, un déjeuner de campagne... c’est délicieux, manger sur l’arbre...
Il monte.
Voilà encore une de ces jouissances qu’on ne connaît pas à Paris... Aïe, mon habit qui se délabre... ce n’est rien...
Il s’assied dans l’arbre et mange des cerises.
C’est du gros gobet tout pur... elles ne sont pas très mûres... mais quel goût !...
Scène X
ALEXIS, dans l’arbre, GERVAIS, MADAME SIMONNEAU, arrivant d’un autre côté
GERVAIS, sans voir Alexis.
Ah ! vous voilà, ma chère voisine !
ALEXIS, à part.
Tiens... le père Gervais que j’ croyais à la petite rivière.
Il reste dans le cerisier et mange.
GERVAIS.
Vous me trouvez dans un fier embarras...
MADAME SIMONNEAU.
Voisin, voyons, voyons, mon cher... je reviens du sermon et je suis en état de vous donner un bon conseil...
GERVAIS.
L’arrivée de M. Dufour et de son fils me met la tête à l’envers.
ALEXIS, à part.
Qu’est-ce qu’il dit donc ? notre arrivée...
MADAME SIMONNEAU.
Comment ?
GERVAIS.
C’est au sujet des six cents francs que je vous ai promis et que M. Dufour me redemande...
La regardant.
Parce qu’enfin, il vous les faut...
MADAME SIMONNEAU.
Oh ! sans ça, pas de mariage...
GERVAIS.
C’est embarrassant parce qu’on est honnête... et la conscience avant tout.
MADAME SIMONNEAU.
Oh ! c’est juste ; mais si vous empruntiez ?...
GERVAIS.
J’y avais déjà pensé... mais voyez-vous, il est dur de donner d’ gros intérêts.
MADAME SIMONNEAU.
Monsieur Dufour vous en faisait-il payer ?
GERVAIS.
Du tout... c’est un brave homme... et v’là pourquoi j’ tiendrais à garder son argent... il faudrait donc trouver un moyen, voyez-vous... pour le forcer malgré lui à me donner du temps.
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
J’ sais qu’il a besoin d’ son argent,
Mais j’en ai plus besoin qu’ personne.
MADAME SIMONNEAU.
Et puis tout s’excuse aisément
Lorsque l’intention est bonne.
Quel est votre but ?
GERVAIS.
De chercher
À bien marier notre fille,
Et l’on n’a rien à se r’procher
Quand on travaill’ pour sa famille.
ALEXIS, à part.
Eh bien ! pour d’honnêtes gens, ils ont une drôle de conscience.
MADAME SIMONNEAU.
Les six cents francs sont chez vous ?
GERVAIS.
Dans un sac vert étiqueté... qui est caché au fond d’ ma paillasse...
MADAME SIMONNEAU.
Si vous supposiez... un malheur... un accident... cela arrive tous les jours...
GERVAIS.
Ah ! la bonne idée, jarni ! si on m’avait volé le sac vert... hein... justement la fenêtre de ma chambre donne dans la petite ruelle... je peux laisser la fenêtre ouverte... et voyez-vous, dans une heure : « Ah ! mon Dieu... quel événement... on s’est introduit chez moi... l’on m’a dérobé six cents francs !... »
MADAME SIMONNEAU.
Et moi donc !... « Comment, mon voisin... mais c’est une horreur... une infamie ! ce pauvre Gervais !... » tout le monde vous plaindra... et M. Dufour à moins d’être un juif, ne peut se dispenser de vous donner du temps.
GERVAIS.
C’est dit... je suis volé... mais le bourgeois peut revenir d’un instant à l’autre, je cours ouvrir la fenêtre de ma chambre... ensuite je fais ma tournée dans mes écuries, dans mes greniers... vous comprenez.
Air : L’amour, l’estime et l’amitié. (Léonce.)
Et quand ils reviendront chez nous,
Le coup sera fait, ma voisine.
MADAME SIMONNEAU.
Voisin, je vois d’ici leur mine.
GERVAIS.
Et j’ les entends qui disont tous :
« Père Gervais, consolez-vous ! »
Comme ils vont tous mordre à la grappe !
Quel tour d’exciter leur pitié,
Et d’ conserver, sans qu’on vous drape,
L’argent, l’estime et l’amitié
Des honnêtes gens qu’on attrape !
Ils rentrent tous deux.
Scène XI
ALEXIS, seul, sur l’arbre
Par exemple... cet honnête Gervais est un fier coquin... et cette mère Simonneau... descendons vite et courons prévenir tout le village... Hein ! qu’est-ce que j’aperçois là... la belle Madeleine poursuivie par le garde champêtre de ce matin...
Il s’arrête.
Pauvre petite... elle se détend joliment, allons à son secours... Patatra, voilà l’échelle à bas.
Scène XII
ALEXIS caché, MADELEINE, EUSTACHE
Air : Eh ! quoi donc, quoi donc ?
EUSTACHE.
Eh ! quoi donc, (Bis.)
Madeleine,
Pourquoi fais-tu donc,
Mad’lon,
Tant d’ façon ?
Eh quoi donc ! (Bis.)
Ma reine,
Es-tu donc
D’venu-z-un glaçon ?
Quoi, déjà
Tu prends la mouche ?
Moi je n’ t’ai jamais, oui-da,
Vue comm’ ça...
Pourquoi donc qu’ t’es si farouche ?
MADELEINE, à demi voix.
N’ vois-tu pas,
Grosjean sur nos pas ?
Scène XIII
ALEXIS caché, MADELEINE, EUSTACHE, GROSJEAN
GROSJEAN.
Même air.
Eh ! quoi donc, (Bis.)
Madeleine,
Pourquoi fais-tu donc,
Mad’lon,
Tant d’ façon ?
Oui, tout d’ bon, (Bis.)
Ma reine,
Du canton
J’ suis l’ plus beau garçon.
Ah çà !... ah çà !... mamz’elle, il paraît que j’ fons bien d’arriver... j’ m’ai douté qu’il y avait quelqu’ anguille sous roche... quand j’ai vu Eustache... qui rôdait autour d’ vos cochons...
EUSTACHE.
Oui... quand je vous ai arrêtai... où couriez-vous donc comme ça du côté de la petite rivière ?...
GROSJEAN.
Du côté de la rivière...
Bas à Madeleine.
Une autre fois je vous attendrai au petit bois des noisetiers... c’est joli d’ faire trimer le monde comme ça...
MADELEINE, bas.
Est-ce que j’ai pu donc... c’t’ Eustache ne me quitte pas plus qu’ son ombre...
À part.
Ah ! mon Dieu ! et Piarrot qui m’attend !...
Haut.
Lâchez-moi donc...
GROSJEAN, la retenant.
Non... non, faut vous expliquer entre nous.
EUSTACHE.
Oui, prononçais... parce que je dois vous épouser... et que pourtant Grosjean dit que vous l’aimai...
GROSJEAN.
Tiens... Eustache dit bien qu’il a votre amiquié.
MADELEINE.
Fi ! que c’est vilain de se vanter comme ça... vous mentais tous les deux...
EUSTACHE.
Dame ! il l’a dit et il a même parié.
GROSJEAN.
Et il a parié aussi...
MADELEINE, feignant de pleurer.
C’est affreux !... entendais-vous... de calomnier une pauvre fille... qu’a d’ l’honneur de reste... ah ! ah ! ah ! en fait d’ vartu... je n’ crains rien da, tous les garçons du village savent c’ qui en est... haï... haï... haï...
GROSJEAN.
Allons... allons, n’ faut pas pleurer, j’ sommes des vieux routiers qu’on n’ fait pas aller... ainsi dites clairement celui que vous préférez...
MADELEINE, les regardant l’un après l’autre.
Mon Dieu !... mon Dieu... comme vous me pressai !... est-ce que c’ti-là qu’ j’aimons... ne le sait pas bien... est-ce que je peux lui dire plus clairement...
Baissant les yeux.
surtout... devant le monde...
Air d’Ambroise.
G’ n’y a-t-y pas certaines avances,
G’ n’y a-t-y pas certain’s préférences
Qui doiv’nt montrer clair’ comm’ le jour,
C’ti-là pour qui j’ai de l’amour ?
Les regardant tous deux.
Hier encor, c’ soufflet si tendre...
Comment... on ne s’en souvient point ?...
Enfin... puisqu’il faut m’ faire entendre...
Donnant à l’un un coup de pied et à l’autre un coup de poing.
EUSTACHE, avec sentiment.
Ah ! quel coup d’ pied...
GROSJEAN.
Ah ! quel coup d’ poing...
EUSTACHE et GROSJEAN.
Oui... j’ai fort bien su la comprendre,
De mon bonheur je n’ doute point !
EUSTACHE.
Allons, puisque c’est dit et prononcé, je n’ai plus de jalousie.
GROSJEAN.
Ni moi non plus... je n’en voulons plus éprouver en tout... et la preuve... c’est que j’avons là des provisions et que j’allons goûter tous trois pour faire la paix.
EUSTACHE.
Bien dit... asseyons-nous au pied de ce cerisier... viens, Madeleine...
MADELEINE, tirant son couteau.
Est-ce que vous avez queuque chose de bon ?...
GROSJEAN, souriant.
J’ crois bon... un fameux morceau... mais faut pas qu’on nous voie...
Il regarde de tous côtés.
EUSTACHE.
Un quartier d’ lard ou d’ salé ?
GROSJEAN.
Mieux qu’ça... un pâté !...
Il le tire de sa poche.
MADELEINE.
Ah ! j’en ai jamais mangé !... ça doit rire fièrement bon...
ALEXIS, à part.
Dieux !... c’est notre pâté que nous avions perdu ce matin... les coquins !...
EUSTACHE, le coupant.
Oh !... y a d’ la farce...
Ils mangent.
Mais dis donc, Grosjean... il ressemble à celui... tu sais ben...
GROSJEAN.
Chut... chut donc !... les cahots ça l’a fait tomber dans un fossé... et c’ qui tombe dans l’ fossé... c’est peur le paysan... hi ! hi ! hi !...
EUSTACHE.
C’est juste... respect aux propriétés... mais c’ qu’on trouve sur les chemins...
Il tire de sa poche deux bouteilles de vin.
C’est comme ces deux bouteilles qu’étaient à côté du pâté... elles ont glissé sur l’ sable... et en faisant ma ronde...
Il les débouche.
À vous, mam’zelle...
ALEXIS, à part.
Et notre vin de Bordeaux !...
MADELEINE, après avoir bu.
Il est chenu tout d’ même... mais malgré ça...
À part.
Air del Senor Baroco.
Moi, c’ qui m’ fait de la peine.
C’est Piarrot qui m’attend...
EUSTACHE et GROSJEAN.
À ta santé, Madeleine !
Faut nous répondr’ sur-le-champ.
MADELEINE trinque avec eux deux en disant à part.
À ta santé, Piarrot,
Oh !
ALEXIS, sur l’arbre.
C’est mon vin qu’on boit là !
EUSTACHE et GROSJEAN, se frottant l’estomac avec plaisir.
Ah !...
Et c’ Parisien... c’ nigaud,
Oh !
Comme il aval’ tout ça...
ALEXIS, se découvrant.
Ah !
Ah ! c’est trop fort... je ne souffrirai pas !...
Criant.
Comment ! voleurs que vous êtes... c’est donc ainsi que vous abusez de la confiance des étrangers...
TOUS.
Ah ! mon Dieu !...
ALEXIS, toujours dans l’arbre.
Je vais vous faire tous arrêter... Au voleur !... au voleur !...
EUSTACHE, criant plus fort.
C’est vous qu’ êtes un voleur... entendez-vous... ah ! vous montez dans les arbres d’ la commune... y aura procès-verbal.
ALEXIS.
Oui... oui... procès-verbal, je m’en moque ; et toi, petite vertu de village, c’est donc ainsi que tu repousses les amoureux ?
MADELEINE.
C’est plutôt vous qui voulez séduire les honnêtes filles... et qui leur tenez des propos.
GROSJEAN.
Ah ! c’est un suborneur...
EUSTACHE.
Et un voleur... Attends ! attends... coquin !
Ils prennent chacun une gaule et lui en donnent des coups.
CHŒUR.
Air : Au voleur ! au voleur !
Au voleur ! (Bis.)
Il vient manger nos cerises,
Au voleur ! (Bis.)
Par lui nos filles sont prises,
Il vient manger nos cerises,
Par lui nos filles sont prises ;
C’est un lâche suborneur
Et de plus c’est un voleur.
Ils sortent.
Scène XIV
ALEXIS, PIERROT, accourant
ALEXIS, descendant.
Ah ! les misérables... je suis moulu... au diable les goûters de campagne !
PIERROT, à part.
Madeleine n’est pas venue, faut que son père l’ait rencontrée... hum !... c’ vieux Gervais, si j’ peux li faire payer tous les tours qu’il m’ joue...
ALEXIS, tombant dans ses bras en descendant de l’arbre.
Ah ! mon ami...
PIERROT.
C’est vous, monsieur Alexis... Quoique vous avez donc ?... ces yeux battus...
ALEXIS.
Et les épaules donc !... Ah ! quel pays... quels habitants... Tu ne sais pas... d’abord cet Eustache... ce Grosjean qui nous avaient volé... notre pâté et qui l’ont mangé là... sous mes yeux...
PIERROT.
Voyez-vous ça !...
ALEXIS.
Mais ce n’est rien... celle Madeleine que je croyais l’innocence même...
PIERROT.
Alle n’ vous aura pas écouté.
À part.
J’en étais sûr... ail’ m’aime tant !
ALEXIS.
Du tout... du tout... c’est pas ça.
Air : Traitant l’amour sans pitié. (Voltaire chez Ninon.)
Elle m’eût bien écouté,
Car cette rare merveille
À chacun prête l’oreille.
PIERROT.
Que dit’s-vous ?
ALEXIS.
La vérité.
Près de Grosjean, qui l’ignore.
C’est Eustache qu’elle adore,
Peut-être quelqu’ autre encore.
PIERROT.
Cela se peut bien vraiment,
Si j’en crois les apparences,
J’ vois qu’elle a des préférences
Pour tout l’arrondissement.
Jarnigué ! ventregué ! morgué !
ALEXIS.
Allons ! allons, mon ami, tu prends mes intérêts trop à cœur... je ne l’ai pas encore épousée.
PIERROT.
Oui... si je la rencontrais !...
ALEXIS.
Brave garçon !... voilà où l’on reconnaît ses véritables amis... Mais ce n’est rien encore.
PIERROT.
Comment !...
ALEXIS.
Une trame abominable... cet honnête Gervais, cette dévote madame Simonneau, j’ai entendu leur complot...
PIERROT.
Un complot !
ALEXIS.
Gervais a six cents francs à mon père... dans un sac vert qui est au fond de sa paillasse...
PIERROT, à part.
Ah ! si je l’avais su...
ALEXIS.
Eh bien ! le croirais-tu... pour se dispenser de nous rendre cet argent, madame Simonneau a conseillé au père Gervais de faire semblant d’être volé... et le vieil hypocrite y a consenti.
PIERROT.
Comment ? d’être volé !...
ALEXIS.
Oui... il doit laisser la fenêtre de sa chambre ouverte et venir ensuite se lamenter...
PIERROT.
Ah ! la fenêtre du rez-de-chaussée, celle qui donne sur la ruelle... eh bien ! voyez-vous, le père Gervais, je suis sûr qu’il lui arrivera malheur, parce qu’il n’est pas honnête.
ALEXIS.
Je le pense comme toi ; et pour commencer, tu vas aller tout de suite prévenir le maire... l’adjoint, les autorités locales... et nous ferons une descente chez Gervais.
PIERROT.
C’est juste !...
ALEXIS.
Tu déposeras contre lui...
PIERROT.
Certainement... mais pour ça il ne faut oublier aucune circonstance... vous dites la fenêtre de la chambre ouverte... un sac vert... dans la paillasse... six cents francs... c’est essentiel...
ALEXIS.
Oui... oui, mais ne perds pas de temps.
PIERROT.
J’y vole !
À part.
Ce ne sera pas long.
Il sort.
Scène XV
ALEXIS, DUFOUR, arrivant d’un autre côté
ALEXIS.
Voilà un brave garçon, par exemple... et quand nous serons établis dans nos terres... je saurai le récompenser... Eh ! c’est vous, papa... dans quoi état !...
DUFOUR.
Ah ! mon enfant... tu me vois furieux, désespéré...
ALEXIS.
Et moi donc !...
DUFOUR.
Nous avons été trompés d’une manière indigne... j’arrive de La Grange... des terres en friche, pas un arbre fruitier.
ALEXIS.
Et le château, mon père ?
DUFOUR.
Dieu ! quel château !
Air du Ballet des Pierrots.
Les toitures en sont brisées,
Le vent fait trembler la maison ;
Ça n’a ni portes ni croisées,
Il pleut même dans le salon.
J’ai vu de l’herbe et de la mousse
Jusque dans la salle à manger,
Enfin partout ça pousse, pousse,
Excepté dans le potager.
Pas une laitue... pas une salade, un bien que j’ai payé trente mille francs et qui n’en vaut pas dix mille !... c’est pourtant cet honnête Gervais qui m’a fait faire ce marché-là...
ALEXIS.
J’aurais dû m’en douter... Allez, mon papa, j’en ai de belles aussi à vous raconter... vous savez bien, vos six cents francs déposés chez ce digne fermier...
DUFOUR.
Eh bien ?
ALEXIS.
Eh bien !... ils ont l’infamie de...
GERVAIS, dans sa maison.
Au voleur !... au voleur !...
DUFOUR.
Qu’entends-je ?
ALEXIS.
C’est ça... voilà que ça commence. Ne dites rien... je me charge de les confondre.
Scène XVI
ALEXIS, DUFOUR, GERVAIS, sortant de sa ferme, puis MADAME SIMONNEAU
GERVAIS, à lui-même et en désordre.
Ah ! mon Dieu... mon Dieu ! c’ que c’est que de penser à mal ! moi qui voulais faire semblant... il faut que quelqu’un nous ait entendus et ait fait son profit...
Appelant.
Ma voisine... madame Simonneau !...
DUFOUR.
Qu’y a-t-il donc, père Gervais ?
MADAME SIMONNEAU.
Eh bien ! mon voisin, qu’avez-vous donc ?
GERVAIS.
Ah ! c’est vous, monsieur Dufour... vous n’avez vu personne... sortir de la petite ruelle... vos six cents francs que je comptais vous rendre aujourd’hui, on vient de me les voler...
DUFOUR.
Comment... mes six cents francs !...
MADAME SIMONNEAU, qui pendant ce temps a fait à Gervais des signes d’approbation.
C’est bien... c’est ça... continuez...
Haut.
Comment ! mon voisin, ces six cents francs que vous avez mis de côté... C’est une horreur... une infamie !...
GERVAIS.
Sans doute...
À madame Simonneau.
Mais ça n’est pas comme vous croyez... c’est réellement.
MADAME SIMONNEAU, à Gervais.
Ça va sans dire...
Haut.
Moi d’abord, je suis témoin qu’il les avait.
GERVAIS, à madame Simonneau.
Mais non... vous ne m’entendez pas... je vous dis que je ne les ai plus...
Haut.
Il est vrai que j’avais laissé la fenêtre ouverte... quelle imprudence !... le sac est enlevé... et le lit, la paillasse, tout cela est au milieu de la chambre...
MADAME SIMONNEAU, à Gervais.
C’est bien... c’est bien... nous n’étions pas convenus de ça, mais ça ajoute...
GERVAIS, à madame Simonneau.
Eh ! morbleu... vous me feriez damner...
Haut.
Quand je vous répète...
ALEXIS.
Que c’est une frime... et que vous vous entendez tous les deux...
DUFOUR.
Y penses-tu, Alexis !...
ALEXIS.
Oui... oui, mon père, je sais ce que je dis... ils s’entendent pour vous tromper... et ce sont eux-mêmes qui ont fait le coup...
GERVAIS.
Au fait, quelle idée !
À madame Simonneau.
Quoi ! voisine, vous auriez pu...
MADAME SIMONNEAU.
Quoi ! voisin, vous pourriez croire...
ALEXIS.
Heureusement ! j’ai fait prévenir le maire et l’adjoint... toute la commune, et tenez, on vient déjà les arrêter... quand je me mêle de quelque chose...
Scène XVII
ALEXIS, DUFOUR, GERVAIS, MADAME SIMONNEAU, EUSTACHE, MADELEINE, PAYSANS armés
EUSTACHE, MADELEINE et LES PAYSANS montrant Alexis.
Air de l’ouverture d’Élisca.
Oui, saisissez-le, c’est un voleur,
Oui, c’est un lâche suborneur !
À Alexis.
Vous ne nous échapperez point,
Car j’aperçois monsieur l’adjoint.
Scène XVIII
ALEXIS, DUFOUR, GERVAIS, MADAME SIMONNEAU, EUSTACHE, MADELEINE, PAYSANS, GROSJEAN, à qui l’on fait place et qu’on salue avec respect
GROSJEAN.
Oui, qu’on emmène ce voleur,
Non, point de grâce au séducteur !
Expliquez-vous sur chaque point,
Car c’est moi qu’est monsieur l’adjoint.
ALEXIS, montrant Gervais.
Son affaire sera prompte,
Saisissez ce coquin-là.
TOUS.
Morgué ! c’est pour votre compte
Que la prison s’ouvrira.
ALEXIS et DUFOUR.
Comment ! que dites-vous donc ?
Daignez m’écouter...
TOUS.
Non, non...
ALEXIS et DUFOUR, montrant Gervais.
Messieurs, voilà le fripon
Qu’il faut arrêter.
TOUS.
Non, non.
Oui, que l’on emmène ce voleur, etc.
ALEXIS et DUFOUR.
Non, je le soutiens, c’est une erreur,
Alexis n’est pas un voleur.
Nous aurons, je n’en doute point,
Justice de monsieur l’adjoint.
GERVAIS.
Non, non, je ne suis point un voleur,
Je le soutiens, c’est une erreur.
Nous aurons, je n’en doute point,
Justice de monsieur l’adjoint.
ALEXIS.
Qu’est-ce que ça signifie ? un magistrat en bonnet et en sarrau ?
GROSJEAN.
Oui, monsieur... c’est moi qui est l’adjoint, M. le maire est absent... ainsi, respect à la loi... De quoi s’agit-il ?...
ALEXIS, à son père.
Si c’est celui-là qui nous juge... c’est mon autre coquin...
GROSJEAN.
Silence !... C’est z’un vol de cerises... n’est-ce pas ?
ALEXIS.
Pardi... il sait l’affaire sur le bout de son doigt...
EUSTACHE.
Oui, monsieur l’adjoint, il a porte atteinte à la propriété... des propriétaires... et volé des cerises en plein jour... sur le cerisier, ici présent... au vu et au su de moi, Claude Eustache, garde de la commune dont j’ai fait procès-verbal... suivant la plainte... parce que respect aux propriétés... je ne connais que ça...
ALEXIS.
Le procès-verbal ne parle pas de vin de Bordeaux... et d’un certain pâté...
GROSJEAN.
Du tout... jeune homme... il n’en est pas question... et l’on ne vous accuse pas de ça... ainsi n’embrouillons pas les affaires...
ALEXIS.
Mais moi, je soutiens...
GROSJEAN.
Silence ! respect à la loi !... Où sont les témoins ?
EUSTACHE.
Moi et Madeleine.
MADELEINE.
Me v’là.
DUFOUR.
Mais enfin, messieurs...
GROSJEAN.
Silence... respect à la loi !... Les témoins entendus, et vu d’ailleurs que j’ai vu le délinquant dans le cerisier s’en donnant à bouche que veux-tu, le condamnons à vingt francs de dommages intérêts au profit du garde champêtre de la commune...
Bas à Eustache.
Tu sais nos conventions...
DUFOUR.
Vingt francs !...
ALEXIS.
Vingt francs ! quelle amende pour des cerises... ce n’est pas à cause des vingt francs, j’en donnerais soixante pour avoir justice de ce vieux coquin-là...
GROSJEAN.
Soixante francs... un moment... nous ne refusons justice à personne... qu’y a-t-il ?
ALEXIS.
C’est cet honnête fermier qui soutient depuis une heure avoir été volé, pour se dispenser de nous rendre six cents francs qu’il nous doit.
GERVAIS.
Moi, je fais semblant d’avoir été volé !... je voudrais bien que ce fût une frime... mais je peux attester...
MADELEINE.
Oui, mon père est honnête, nous le sommes tous dans la famille.
ALEXIS.
Puisque je l’ai entendu ici comploter avec madame... et tenez, voilà mon frère de lait... voilà Pierrot... qui va vous le dire comme moi.
Scène XIX
ALEXIS, DUFOUR, GERVAIS, MADAME SIMONNEAU, EUSTACHE, MADELEINE, PAYSANS, GROSJEAN, PIERROT
ALEXIS.
Viens.., mon gardon... dis ce que tu sais...
À Dufour.
C’est le seul honnête homme que j’aie encore rencontré ici...
À Pierrot.
Oui, parle hardiment... avec cet accent que donnent la conscience et a vérité...
PIERROT.
Oui... oui, père Gervais, ti ! que c’est laid de retenir comme ça le bien des honnêtes gens... ça n’est pas la première fois que ça vous arrive... témoin... mes gages et mes agneaux.
ALEXIS, à Grosjean.
Vous l’entendez, ce n’est pas la première fois.
GROSJEAN.
J’entends bien... j’entends bien... vous attestez donc, monsieur Pierrot... qu’on n’a rien vole à M. Gervais ?
PIERROT.
Oui... je l’atteste...
GROSJEAN.
Levez la main...
PIERROT.
Quoi donc ?...
ALEXIS.
On le dit de lever la main... entends-tu ?
PIERROT, qui a les deux mains dans sa veste.
Sans doute, que je la lèverai.
Il tire précipitamment sa main de la poche de sa veste, et dans ce mouvement-là fait tomber par terre un petit sac vert avec une étiquette.
GERVAIS.
Arrêtez... arrêtez... qu’est-ce que je vois là ?... mon sac vert... et l’étiquette...
Lisant.
« À M. Gervais. » Comment, coquin, c’est toi qui as fait le coup ?
DUFOUR.
Pierrot... le seul honnête homme du pays !
PIERROT.
Un instant, ce n’est pas vrai... je n’ai pas volé... le père Gervais me doit des gages... qu’il me retient.
GERVAIS.
Air : Eh ! ma mère, est-c’ que j’ sais ça.
Pour cinquante écus de gage,
Il en prend deux cents chez nous.
PIERROT.
J’en savons pas davantage,
Les écus se r’ssemblont tous.
C’ n’est pas d’ ma faute, notr’ maître,
Comme vous l’ disiez d’ mes agneaux,
On n’ peut plus les reconnaître
Un’ fois qui sont en troupiaux.
Et M. le juge ne vous les rendra que quand l’ père Gervais m’ paiera mes cinquante écus... c’est juste, n’est-ce pas, monsieur Alexis, monsieur Dufour...
DUFOUR.
Va-t’en au diable... je ne veux avoir rien de commun avec tous les habitants de ce maudit pays.
ALEXIS.
Dieu ! quel conflit de friponneries !... Partons, mon père !... partons vite...
MADAME SIMONNEAU.
Un moment, messieurs... et votre petit compte pour le séjour que vous avez fait chez moi...
DUFOUR.
Comment, chez vous ?
MADAME SIMONNEAU.
Sans doute, monsieur... je tiens auberge, tout le monde vous le dira.
MADELEINE.
Oui, elle tient auberge.
MADAME SIMONNEAU.
On y a transporté vos bagages et préparé vos chambres.
ALEXIS.
Mais nous n’y sommes pas entrés...
MADAME SIMONNEAU.
N’importe ! les draps y sont...
DUFOUR, à son fils.
Dis donc, Alexis... voilà cette douce hospitalité...
ALEXIS.
Payez, mon père... payez et allons-nous-en...
DUFOUR, payant.
Oui... oui... cédons bien vite notre acquisition... courons chez le notaire de l’endroit...
ALEXIS.
Ah ! papa... si ça vous est égal... prenons plutôt un notaire de Paris.
CHŒUR.
Air du vaudeville de Paris à Pékin.
Vivent les plaisirs des champs,
Et l’ombrage et le laitage !
C’est chez les bons paysans
Qu’on trouve d’honnêtes gens.
ALEXIS.
Air du vaudeville des Amants sans amour.
Adieu, douce paix des chaumières,
Adieu, plaisirs que j’ai cru si touchants !
Adieu, vertueuses bergères,
Pour jamais, je quitte les champs.
Paris nous offre un plus aimable asile ;
Au public.
Permettez-moi, messieurs, de l’habiter.
Nous pouvons bien retourner à la ville,
Vous pouvez seuls nous y faire rester.
CHŒUR.
Vivent les plaisirs des champs, etc.