Le Bon papa (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 2 décembre 1822.
Personnages
M. DE VERBOIS, grand-père
LÉONIE, sa petite-fille
ADOLPHE, son petit-fils, frère de Léonie
SAINT-VALLIER, ancien fournisseur
HENRIETTE, sa nièce
BABET, gouvernante de M. de Verbois
L’appartement de M. de Verbois. Porte au fond ; deux portes latérales. À gauche, vers le fond, une croisée. Du même côté, une cheminée. Un guéridon.
Scène première
BABET, seule, devant un guéridon
C’est bien ; de cette manière Monsieur n’attendra pas son déjeuner ; sa tasse, sa serviette, la flûte de chez Hébé, et le chocolat près du feu, en attendant qu’il se lève.
Regardant autour d’elle.
Il me semble que mon appartement est bien rangé. Ah ! mon Dieu ! et la bergère ?
Elle arrange les coussins.
J’entends dire tous les jours dans le quartier : Ah ! ah ! mademoiselle Babet n’est pas malheureuse ; depuis quarante ans gouvernante d’un vieillard qui a cinquante mille livres de rente !... Ils croient peut-être que cet état-là ne donne pas de mal. Obligée d’être la maîtresse de la maison, de commander sans cesse à tout le monde, même à Monsieur ; et, ce qu’il y a de plus désagréable, voir les gens du dehors qui ont toujours l’air de vous regarder comme une domestique.
Air du Premier pas.
Chacun son tour :
Dans mon adolescence,
J’obéissais... je commande en ce jour ;
Mais maintenant Monsieur peut bien, je pense,
Avoir pour nous un peu de complaisance ;
Chacun son tour.
Hein ! qui vient là ? que veut cette belle demoiselle, et surtout à cette heure-ci ?
Scène II
BABET, HENRIETTE
HENRIETTE, à la cantonade.
Catherine, attendez-moi en bas, chez le portier.
À Babet.
Ma bonne, M. de Verbois y est-il ?
BABET, avec humeur.
Ma bonne...
Sèchement.
Non, Mademoiselle, il n’y est pas ; mais c’est égal : que voulez-vous ?
HENRIETTE.
Je voudrais lui parler.
BABET.
J’entends ; voyons alors, de quoi s’agit-il ?
HENRIETTE.
Je vous ai dit, Madame, que c’était à lui que je voulais parler.
BABET.
Eh bien ! qu’est-ce que je vous ai répondu ? à moi ou à Monsieur, n’est-ce pas la même chose ?
HENRIETTE.
Non, pas pour moi.
BABET.
Il est bon cependant que Mademoiselle sache qu’on n’a pas ici l’habitude de recevoir, le matin surtout, des personnes mystérieuses, quand elles sont d’un âge... Mademoiselle a dix-sept ou dix-huit ans ?
HENRIETTE.
Dix-huit, Madame.
BABET.
Elle connaît Monsieur.
HENRIETTE.
Beaucoup.
BABET.
Il l’attend sans doute ?
HENRIETTE.
Non ; mais il ne sera pas fâché de me voir.
BABET.
Ce ne sera pas pour aujourd’hui, car il est sorti.
HENRIETTE, s’asseyant.
Alors j’attendrai.
BABET.
Comment ! vous attendrez ?
HENRIETTE.
Oui, mon sort en dépend : il est si bon, si généreux !
BABET.
Qu’est-ce à dire ? son sort en dépend ! et Monsieur ne m’en a pas parlé. Il faut absolument que je sache ce que c’est. Si Mademoiselle veut entrer ici à côté, dans le cabinet de Monsieur, j’aurai soin de l’avertir après son déjeuner.
HENRIETTE.
Quand vous voudrez, Madame ; mais j’aurais été bien aise que ce fût tout de suite, car si on s’apercevait chez mon oncle...
BABET, vivement.
De quoi, Mademoiselle ?
HENRIETTE.
Rien, rien. Madame.
Elle entre dans le cabinet à droite.
BABET.
Qu’est-ce que cela signifie ? est-ce que Monsieur... Autrefois, je ne dis pas, mais à son âge !
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
En frémissant encor je me rappelle
Que chez Monsieur, dans l’ombre de la nuit,
Par l’escalier dérobé mainte belle
Entrait souvent et voilée et sans bruit !
Mais quand plus tard et sous d’autres étoiles
En ma tutelle enfin il est tombé,
Chez le portier j’ai consigné les voiles
Et fait murer l’escalier dérobé.
Ou plutôt cette querelle d’hier au soir... Je me rappelle maintenant qu’il m’a menacée de prendre une autre gouvernante : s’il en était capable... Depuis quarante ans que Monsieur me nourrit... ce n’est pas l’embarras, cela ne m’étonnerait pas ! les maîtres sont si ingrats !... Qui vient encore ? ça c’est différent, c’est mademoiselle Léonie, la petite-fille de Monsieur.
Scène III
BABET, LÉONIE
LÉONIE.
Bonjour, ma bonne Babet ; mon grand-papa est-il visible ?
BABET.
Je m’en vais le savoir, Mademoiselle.
LÉONIE.
Tâche qu’il n’y ait personne, parce que je voudrais lui parler ce matin avant tout le monde.
BABET.
Vous arrivez trop tard ; il y a déjà des visites qui attendent.
LÉONIE.
Ah ! mon Dieu ! moi qui craignais qu’il ne fût trop tôt.
BABET.
Oui, ordinairement ; mais aujourd’hui... Je ne serais pas surprise que déjà Monsieur ne fût sur pied, maintenant qu’il fait le jeune homme.
LÉONIE.
Lui !
BABET, en confidence.
Si vous saviez, Mademoiselle... cette fois-ci du moins on ne dira pas que c’est sans raison que je gronde Monsieur ; comme si à son âge il ne ferait pas mieux de rester tranquille, de ne recevoir que sa famille. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; je vais lui dire que vous l’attendez. Après tout, moi, ce que j’en fais, c’est pour le repos et la santé de Monsieur, car cela ne me regarde pas ; il est le maître ; mais enfin on saura ce que ce peut être, et nous verrons.
Elle sort.
Scène IV
LÉONIE
Cette pauvre Babet, si elle passait un jour sans se fâcher, elle en serait malade ; heureusement, pour aujourd’hui, me voilà rassurée sur sa santé. Voilà mon grand-papa.
Scène V
LÉONIE, M. DE VERBOIS, à qui BABET donne le bras
Air du vaudeville du Colonel.
BABET.
Prenez, Monsieur, ce bras que je vous donne ;
Il voudrait marcher seul, je croi !
M. DE VERBOIS.
Oui, maintenant, voilà mon Antigone.
BABET.
Allons, Monsieur, appuyez-vous sur moi.
M. DE VERBOIS.
Tu sais, Babet, d’un sexe qu’on redoute
Réparer les torts aujourd’hui !
Lui qui souvent me fit broncher en route,
Sur mes vieux jours me devait un appui !
BABET.
La, la ! doucement, Monsieur. Vous allez vous faire mal.
Avec mauvaise humeur.
Il est si étourdi...
M. DE VERBOIS, s’asseyant avec peine.
Moi étourdi ! Cette Babet me fait toujours des compliments.
LÉONIE.
Bonjour, grand-papa ! comment avez-vous passé la nuit ?
M. DE VERBOIS, la baisant sur le front.
Pas mal, mon enfant. C’est bien aimable à toi d’être venue de si bonne heure t’informer de mes nouvelles : je me ressens un peu de la soirée d’hier.
BABET.
Je crois bien, à votre âge... à soixante-dix ans, donner un bal.
M. DE VERBOIS.
D’abord, Babet, ce n’est pas moi, ce sont mes petits-enfants qui l’ont donné, pour célébrer l’anniversaire de ma naissance.
Air : Muse des bois.
Voilà soixante et dix ans, quand j’y pense,
Qu’à pareil jour j’arrivais impromptu ;
Montrant Léonie.
Et leur bouquet, quoiqu’attendu d’avance,
Me fait toujours un plaisir imprévu,
C’est une joie à nous seul réservée,
Car il est doux pour le cœur d’un vieillard
De voir encor fêter son arrivée
Quand il se trouve aussi près du départ.
BABET, montrant son livre de dépense.
Oui ; mais qui est-ce qui le paiera, ce bal ?
M. DE VERBOIS.
Eh ! parbleu ! c’est moi ; qu’est-ce que tu veux donc que je fasse de mon argent ? Je n’ai plus d’autres plaisirs que ceux que je puis procurer aux autres, et je donne tant que je peux à mes plaisirs.
BABET.
À la bonne heure. Monsieur ; mais vous verrez le livre de dépense... quatre cents francs pour un bal !
M. DE VERBOIS.
Je sais qu’autrefois c’était meilleur marché : mais depuis que les contredanses sont des concertos, et les ménétriers des Viotti, ça a dû renchérir : c’est comme le menuet, qui a été remplacé par les entrechats... il faut bien s’élever à la hauteur du siècle : du reste, je n’y ai pas de regret. Mon petit-fils Adolphe a dansé l’anglaise dans la perfection, et Léonie...
Essuyant ses yeux.
je croyais revoir sa pauvre mère... enfin, des personnes qui viennent rarement chez moi... de simples connaissances me disaient à chaque instant : Monsieur de Verbois, quelle est donc cette jolie personne qui danse avec tant de grâce ? – C’est ma petite-fille, Monsieur. – Tu sens que c’est infiniment flatteur pour un grand-papa !
BABET, se levant.
Voilà votre déjeuner, Monsieur.
M. DE VERBOIS.
C’est bien. Veux-tu la moitié de ma tasse de chocolat, Léonie ?
LÉONIE.
Non, mon grand-papa. J’aurais à vous parler, et mon frère Adolphe aussi, du moins à ce qu’il m’a dit.
BABET.
Et puis une autre audience encore que Monsieur sait bien.
M. DE VERBOIS.
Qui donc ?
BABET.
Air du vaudeville de l’Écu de six francs.
Eh mais ! cette jeune personne
Que Monsieur peut-être attendait.
M. DE VERBOIS.
Qui, moi ?
BABET.
Surtout ce qui m’étonne,
C’est qu’on veut tous voir en secret.
M. DE VERBOIS.
Comment, me parler en secret ?
BABET.
Oui, Monsieur, sachez que les belles
Courent après tous...
M. DE VERBOIS.
Quoi ! vraiment ?
Elles font bien, car maintenant
Je ne puis courir après elles.
Mais je n’attends personne, et je ne sais pas ce que tu veux dire.
BABET.
En ce cas, Monsieur, je vais vous la chercher.
LÉONIE.
Du tout : mon grand-papa commencera par m’écouter.
M. DE VERBOIS.
C’est trop juste ; la famille d’abord. Prie cette personne-là et celles qui pourraient arriver de vouloir bien attendre, mais pas dans l’antichambre comme tu le fais ordinairement ; tu me donnes l’air d’un ministre.
BABET.
C’est cela, pour gâter mon salon et tous mes meubles ; je n’ai peut-être pas déjà assez de peine à les nettoyer.
LÉONIE.
Il me semble, Babet, que vous pourriez dire le salon de mon grand-papa.
M. DE VERBOIS.
Il n’y a pas grand mal, ma fille ; c’est l’habitude : les cinq premières années que Babet était ici elle disait : le salon de Monsieur ; cinq ou six ans après elle disait : Notre salon ! et maintenant : Mon salon. Que veux-tu ; elle prend tant d’intérêt à ce qui me touche, que tout ce qui est à moi lui appartient.
Lui donnant au petit coup sur la joue.
Cette pauvre Babet ! Allons, allons, laisse-nous.
Elle sort.
Scène VI
M. DE VERBOIS, LÉONIE
M. DE VERBOIS.
Eh bien ! ma petite Léonie... Eh mais ! il me semble que tu as l’air triste ?
LÉONIE.
Oui, mon grand-papa ; vous savez que j’ai seize ans passés, et on veut que je retourne à ma pension ; certainement cela ne m’amuse pas ; mais ce ne serait rien encore...
M. DE VERBOIS.
Eh ! mon Dieu, qu’y a-t-il donc ?
LÉONIE.
Il y a, bon papa, que M. Auguste est très injuste ?
M. DE VERBOIS.
Qui ? le jeune Auguste Derville, le camarade de collège de ton frère Adolphe ?
LÉONIE.
Lui-même : il était hier à ce bal, et parce que j’ai dansé deux contredanses de suite avec un autre, il m’a dit que je ne faisais pas attention à lui, que j’étais très coquette, enfin des choses très désagréables ; et je vous demande, bon papa, vous qui me connaissez, si on peut dire...
M. DE VERBOIS.
Qu’est-ce que j’entends là !
LÉONIE.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.
En pension je dois me rendre,
Et le bal hier a fini
Sans que nous puissions nous entendre.
M. DE VERBOIS, étonné.
Il se pourrait ?...
LÉONIE.
Oui, c’est ainsi.
M. DE VERBOIS.
Mais c’est une horreur... une honte !
LÉONIE.
N’est-il pas vrai que c’est affreux ?
Aussi c’est sur vous que je compte
Pour nous raccommoder tous deux.
M. DE VERBOIS.
Eh mais ! a-t-on idée de cette petite fille ! moi qui la regardais encore comme une enfant. Expliquez-moi donc au moins comment cet amour-là est venu ? toi à ta pension et lui à son lycée.
LÉONIE.
Aussi nous ne pouvions nous aimer que les jours de congés mais le reste du temps il m’écrivait.
M. DE VERBOIS, sévèrement.
Et je voudrais bien savoir qui osait se charger d’une pareille correspondance.
LÉONIE.
C’était vous, bon papa.
M. DE VERBOIS.
Moi !
LÉONIE.
Vous veniez me voir tous les jours, et l’on vous donnait toujours quelque présent pour moi.
M. DE VERBOIS.
Eh bien ?
LÉONIE.
Air : Du partage de la richesse.
On avait soin d’y glisser quelques lignes.
M. DE VERBOIS.
Vous osiez m’abuser ainsi !
Le croirait-on ? quels procédés indignes !
LÉONIE.
N’allez-vous pas me quereller aussi ?
Auprès de vous tout ce qui me désole
Peut aisément s’oublier, je le croi :
Qui voulez-vous qui me console
Si vous vous fâchez contre moi ?
M. DE VERBOIS.
Au fait, je suis là-dedans le plus coupable.
LÉONIE.
Il est bien sûr que c’est vous qui êtes la cause de cette inclination-là.
Pleurant.
et de tout le chagrin que j’ai aujourd’hui.
M. DE VERBOIS.
Comment ! morbleu !
LÉONIE.
Je ne vous gronde pas, grand-papa, vous ne le saviez pas ; mais occupez-vous de nous raccommoder tout de suite, c’est là le plus pressé.
M. DE VERBOIS, à part.
Pour un grand-père, me voilà dans une situation...
Haut.
C’est bon, Mademoiselle, c’est bon, on verra ce qu’il faudra faire : mais surtout ne parlez pas de cela devant votre frère ; cet enfant, cela lui donnerait des idées...
Scène VII
LÉONIE, M. DE VERBOIS, ADOLPHE
ADOLPHE, hors de lui.
Grand-papa, je vous cherchais ; c’est plus fort que moi, je n’y tiens plus, et, si vous me refusez, je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle !
M. DE VERBOIS.
Qu’est-ce que c’est, Monsieur, que ces manières-là ?
ADOLPHE.
Ce n’est pas ma faute, bon papa, c’est si révoltant que vous-même vous allez en être indigné !
M. DE VERBOIS.
Je ne demande pas mieux, mon garçon ; mais avant tout, calme-toi, et parle posément. Voyons de quoi s’agit-il ?
ADOLPHE.
Vous savez bien, Henriette de Saint-Vallier, la nièce de cet ancien fournisseur...
M. DE VERBOIS.
Oui, son oncle est mon voisin ; nous demeurons porte à porte.
ADOLPHE.
Et sa nièce est charmante !
M. DE VERBOIS.
C’est une aimable personne, douce, modeste et très bien élevée.
ADOLPHE.
N’est-il pas vrai ? eh bien ! on va la marier à M. de Gercourt.
LÉONIE.
Comment ! ce monsieur si laid ! qui a cinquante-cinq ans ?
ADOLPHE.
Justement, et cela sous prétexte qu’il a vingt mille livres de rente.
M. DE VERBOIS.
J’en suis fâché ; cette pauvre Henriette est vraiment sacrifiée : un homme qui ne jouit d’aucune considération.
Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.
Son opulence est encore un mystère ;
Tant de bonheur parait peu naturel :
On dit qu’il vient d’acheter une terre.
On dit qu’il vient d’acheter un hôtel.
Un rang, un titre magnifique ;
Sur ses rivaux il a dû l’emporter,
Car il a tout, hors l’estime publique,
Que par bonheur on ne peut acheter.
ADOLPHE.
Vous voyez bien, bon papa, que vous êtes de mon avis, et que c’est une indignité que nous ne pouvons pas souffrir !
M. DE VERBOIS.
Que nous ne pouvons pas souffrir ! et qu’est-ce que cela vous fait, Monsieur ? en quoi cela vous regarde-t-il ?
ADOLPHE.
Comment ! grand-papa, est-ce que je ne vous ai pas dit que je l’aimais, que je l’adorais, que je ne pouvais pas vivre sans elle ?
M. DE VERBOIS.
Et vous osez me faire un pareil aveu ?
ADOLPHE.
À qui voulez-vous que je le dise, si ce n’est à notre meilleur ami ? Oui, grand-papa, s’il faut renoncer à Henriette, j’en mourrai sur-le-champ : je serais désolé de vous causer ce chagrin-là ; mais cela ne peut manquer, je vous en préviens. Tandis qu’au contraire, si je l’épousais...
M. DE VERBOIS.
L’épouser ! à votre âge !
ADOLPHE.
Cela ne vaut-il pas mieux que dans trois ou quatre ans ? vous jouirez plus tôt de notre bonheur ; car ma sœur et moi nous sommes décidés à nous marier le plus tôt possible, exprès pour vous ; n’est-il pas vrai, Léonie ?
LÉONIE.
C’est ce que je tâchais tout à l’heure de faire entendre à grand-papa.
ADOLPHE.
Voyez-vous, voilà comme nous arrangions cela : vous nous donniez chacun soixante mille francs.
M. DE VERBOIS.
Ah ! je vous donnais...
ADOLPHE.
Oui, c’était convenu avec ma sœur : n’est-ce pas, Léonie, c’est soixante mille francs que nous disions ?
M. DE VERBOIS.
Ah çà ! mes bons amis, il me semble que vous auriez dû me dire...
ADOLPHE.
Certainement, nous vous l’aurions dit ; attendez donc que j’aie fini : nous demeurions tous ensemble, nous ne nous quittions pas ; et quelle société vous auriez eue ! entouré de soins, de distractions... Et nos enfants donc... je suis sûr que ça n’aurait pas été comme nous, vous les auriez gâtés ceux-là... ah !
LÉONIE.
Grand-papa, vous souriez, vous êtes attendri.
M. DE VERBOIS.
Je ne dis pas non, mes enfants ; mais avant tout il faut être raisonnable.
À Adolphe.
Quand le contrat de mariage d’Henriette doit-il avoir lieu ?
ADOLPHE.
Aujourd’hui même.
M. DE VERBOIS.
Et es-tu aimé d’elle ?
ADOLPHE.
Au contraire, bon papa, dans ce moment nous sommes brouillés à mort, sans qu’elle ait daigné me dite pourquoi ; mais je crois en connaître le motif :
À demi-voix.
une autre dame à qui je faisais la cour, et elle l’aura su.
LÉONIE.
Fi ! Monsieur, pourquoi faites-vous la cour à une autre, puisque vous aimiez Henriette ?
ADOLPHE.
Pourquoi ! pourquoi ! tu n’entends rien à cela ; on voit bien que tu es une demoiselle... bon papa me comprend bien.
M. DE VERBOIS.
C’est bon, c’est bon, Monsieur. Écoute ici, Adolphe, et parlons raison : tu n’es pas sûr d’être agrée par la nièce. Vu ta jeunesse, tu seras refusé par l’oncle, et de plus c’est aujourd’hui que le mariage doit avoir lieu ; tu vois donc bien qu’avec la meilleure volonté du monde, ce serait une extravagance à moi de chercher à rompre cette union, outre que cela me serait impossible.
ADOLPHE, d’un air embarrassé.
Ah ! si vous le vouliez bien, vous n’auriez pour cela qu’un mot à dire.
M. DE VERBOIS.
Tu crois ?
ADOLPHE.
Sans doute : on choisit M. de Gercourt malgré son âge, parce qu’il a vingt mille livres de rente ; mais vous qui en avez trente de plus, si vous vous mettiez sur les rangs, vous seriez préféré.
M. DE VERBOIS, étonné.
Moi !
En riant.
J’avoue que je ne m’attendais pas à une pareille idée. Et qu’est-ce qui t’en reviendra à toi ?
ADOLPHE.
D’abord, que M. Gercourt sera congédié, et que nul autre rival n’osera se présenter : ce sera à vous après cela à retarder le mariage et à gagner le plus de temps possible ; j’en profiterai pour vieillir aux yeux de l’oncle, pour me justifier aux yeux de la nièce, et alors, bon papa, vous me rendrez ma place ; vous aurez fait la cour pour moi, et j’épouserai pour vous.
LÉONIE, sautant avec joie.
Ah ! le joli projet ! j’aurai donc une sœur, une confidente !
M. DE VERBOIS.
Oui, mes enfants, tout cela est très bien dans vos jeunes têtes ; pour vous ce n’est qu’une espièglerie : mais un homme de mon âge ne peut pas se prêter à de pareils subterfuges, ce serait se jouer de M. de Saint-Vallier, d’une famille respectable.
ADOLPHE.
Comment ! bon papa, vous refusez !
M. DE VERBOIS.
Très positivement.
ADOLPHE.
Alors accablez-moi de toute votre colère : j’étais tellement sûr de votre consentement, que j’ai écrit ce matin en votre nom et sans vous consulter.
M. DE VERBOIS.
Comment ! tu aurais osé...
ADOLPHE.
Demander pour vous Henriette en mariage à M. de Saint-Vallier, son oncle. Et si vous, me désavouez, c’en est fait de ma vie !...
Scène VIII
LÉONIE, M. DE VERBOIS, ADOLPHE, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur de Saint-Vallier.
LÉONIE.
C’est lui qui vient vous rendre réponse.
ADOLPHE.
Songez-y bien, mon grand-papa, si vous le refusez, je n’y survivrai pas. Je vous demande pardon de vous manquer de respect à ce point-là ; mais au moment où vous direz non...
Courant à la croisée qui est à gauche.
Tenez, cette croisée...
M. DE VERBOIS.
Adolphe ! Adolphe ! je vous ordonne de rester ici près de moi.
À part.
Je n’en ai pas une goutte de sang dans les veines.
Scène IX
LÉONIE, M. DE VERBOIS, ADOLPHE, M. DE SAINT-VALLIER
M. DE SAINT-VALLIER.
Ah ! mon ami ! mon cher neveu, votre lettre m’a pénétré de joie et de tendresse.
M. DE VERBOIS.
Monsieur...
M. DE SAINT-VALLIER.
Ne vous dérangez donc pas... C’est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux ! une alliance aussi honorable ! un mariage aussi convenable sous tous les rapports ! Pourquoi diable aussi ne parliez-vous pas plus tôt ? Vous étiez bien sûr de mon consentement ! Du reste, il n’y a pas de mal, puisqu’il était encore temps. Au reçu de votre lettre, j’ai tout rompu de l’autre côté.
M. DE VERBOIS.
Comment ! vous vous êtes hâté...
M. DE SAINT-VALLIER.
Oui, mon cher ami ! sur-le-champ ! M. de Gercourt est furieux, et moi j’en suis enchanté, parce que, s’il faut vous le dire, cet autre mariage ne me convenait pas. C’était malgré moi que je le faisais.
M. DE VERBOIS.
Malgré vous ?
M. DE SAINT-VALLIER.
Oui, la force des circonstances, dont je vous parlerai tout à l’heure. Et puis une nièce de dix-huit ans à établir. Allez, mon cher ami, vous saurez cela. Un chef de famille qui aime ses enfants est souvent bien embarrassé.
M. DE VERBOIS.
À qui le dites-vous ?
M. DE SAINT-VALLIER.
Ah çà ! je viens prendre avec vous les petits arrangements préliminaires et indispensables. À quand la noce ?
M. DE VERBOIS.
Mais, Monsieur, je voulais vous prévenir avant tout...
LÉONIE, à M. de Verbois, à voix basse, montrant Adolphe.
Ah ! mon Dieu, bon papa, il s’approche de la croisée !
M. DE VERBOIS.
Adolphe !...
À Saint-vallier.
Je voulais vous dire, Monsieur... que... j’étais décidé...
M. DE SAINT-VALLIER.
Décidé... à quoi ?
LÉONIE, bas, à M. de Verbois.
Dieu !... il touche l’espagnolette !
M. DE VERBOIS, vivement, à M. de Saint-Vallier.
À épouser... Monsieur... à épouser mademoiselle votre nièce.
ADOLPHE, s’approchant et serrant la main de M. de Verbois.
Ah ! grand-papa, qu’elle reconnaissance...
M. DE SAINT-VALLIER.
Ah çà ! pour parler d’affaires, vous connaissez mes arrangements avec M. de Gercourt... Je ne donne pas de dot.
M. DE VERBOIS.
Qu’à cela ne tienne.
M. DE SAINT-VALLIER.
Mon ami, mon estimable ami, je cours prévenir Henriette.
M. DE VERBOIS.
Un instant. Je dois avant tout vous prévenir d’une condition essentielle : il me faut d’abord le temps de plaire à votre nièce ; car je ne l’épouserai que quand elle aura de l’amour pour moi.
Bas, à Adolphe.
Tu vois que je ne m’engage à rien.
M. DE SAINT-VALLIER.
Je vous prends au mot, et ce mariage-là aura lieu plus tôt que vous ne croyez. Ma nièce me parlait sans cesse de vous, de votre bonté, de vos excellentes qualités. Il y a deux ou trois jours, vous deviez venir dîner à la maison ; elle était d’une joie à laquelle je ne comprenais rien : et quand on a appris que votre attaque de goutte vous empêchait de sortir, elle a soudain changé de couleur ; ses lèvres sont devenues tremblantes, et j’ai vu des larmes dans ses yeux.
ADOLPHE, vivement.
Comment ! Monsieur, il serait possible !
M. DE SAINT-VALLIER.
Tout le monde l’a remarqué comme moi ; et du reste de la soirée, impossible de dissiper sa tristesse.
ADOLPHE.
Par exemple, grand-papa, vous ne m’aviez pas dit cela.
M. DE SAINT-VALLIER.
Ah çà ! mon cher ami, je cours chez moi écrire un mot à mon notaire.
M. DE VERBOIS.
Pourquoi donc retourner chez vous ? passez dans mon cabinet.
M. DE SAINT-VALLIER.
Puisque vous me permettez d’en agir sans façon... c’est l’affaire d’un instant.
Au moment où il va entrer dans le cabinet, Henriette en sort et se présente devant lui.
Scène X
LÉONIE, M. DE VERBOIS, ADOLPHE, M. DE SAINT-VALLIER, HENRIETTE
M. DE SAINT-VALLIER.
Dieu ! que vois-je ?
ADOLPHE.
Ô ciel ! Henriette !...
M. DE VERBOIS.
Mademoiselle de Saint-Vallier !
M. DE SAINT-VALLIER.
Ma nièce... que je rencontre ainsi chez vous... dans votre cabinet !
HENRIETTE.
Mon oncle, pardonnez-moi !
À M. de Verbois.
Ah ! Monsieur, daignez me protéger... Quand vous saurez...
M. DE SAINT-VALLIER.
Heureusement, aux termes où nous en sommes, il n’y a que demi-mal.
À M. de Verbois.
Mais vous sentez, mon cher ami, qu’après une aventure comme celle-là, il n’y a plus de retards possibles.
M. DE VERBOIS.
Comment !...
M. DE SAINT-VALLIER, bas.
Ce n’est pas à votre âge, j’espère, que vous voudriez passer pour un séducteur.
M. DE VERBOIS.
Non, certainement, mais il me semble nécessaire de savoir, avant tout, comment mademoiselle votre nièce se trouve ici, et quel motif l’y amène.
M. DE SAINT-VALLIER.
Eh bien ! voyons, Mademoiselle, expliquez-vous.
HENRIETTE.
Si mon oncle le permet.
À M. de Verbois.
C’est à vous. Monsieur, que je voudrais le confier.
ADOLPHE, d’un ton piqué.
Il me semble que Mademoiselle peut bien dire tout haut devant nous ce qu’elle voulait dire en tête-à-tête à mon grand-papa.
HENRIETTE, de même.
Justement, Monsieur, c’est que je ne le dirai pas.
M. DE SAINT-VALLIER.
Et moi, je vous l’ordonne.
M. DE VERBOIS, à M. de Saint-Vallier.
Allons, de la douceur.
À Henriette.
Parlez, mon enfant, et ne craignez rien. Je vous promets, moi, de vous protéger et de vous défendre.
HENRIETTE.
Ah ! c’est tout ce que je demandais ! et je vois que j’avais raison de venir à vous : mon oncle m’aime beaucoup, mais...
M. DE VERBOIS, lui prenant la main.
Achevez, c’est lui qui vous l’ordonne.
HENRIETTE.
Mais je n’ai jamais eu d’autres volontés que la sienne.
Air de Mademoiselle de Delaunay.
Pour ne pas lui désobéir,
Jugez donc quelle peine extrême,
Ce Gercourt que l’on veut que j’aime,
Gercourt à qui l’on doit m’unir !
J’aurais voulu qu’il put me plaire.
Mais ne pouvant y parvenir
Et craignant un arrêt sévère,
J’étais résolue à mourir.
M. DE SAINT-VALLIER.
Comment ! Mademoiselle...
HENRIETTE, achevant l’air.
Pour ne pas vous désobéir.
À M. de Verbois.
Lorsque j’ai pensé à vous, Monsieur, qui êtes si bon que tout le monde vous aime et vous honore ; et je venais vous prier de me sauver la vie en rompant ce mariage.
M. DE VERBOIS.
Si ce n’est que cela, mon enfant, c’est déjà fait.
M. DE SAINT-VALLIER.
Oui, tout est rompu ; vous n’épouserez plus M. de Gercourt.
HENRIETTE, avec joie.
Il serait possible !
M. DE VERBOIS.
Ne vous réjouissez pas encore... c’est moi qui le remplace.
HENRIETTE, étonnée.
Vous, Monsieur !
M. DE VERBOIS.
Je ne sais pas si vous l’aimez mieux.
HENRIETTE.
Ah ! mille fois davantage !
M. DE VERBOIS.
Permettez cependant... il faut vous avouer la vérité ! je n’aurais peut-être pas pensé de moi-même à vous demander en mariage ; c’est mon petit-fils Adolphe qui a eu cette heureuse idée.
HENRIETTE, avec émotion.
Comment ! c’est Monsieur qui a bien voulu songer à mon établissement ! je le remercie des soins qu’il prend pour me donner à un autre. Du reste, il ne pouvait pas faire un choix qui me fût plus agréable.
ADOLPHE.
J’étais persuadé, Mademoiselle, que, pourvu que ce ne fût pas moi, il vous conviendrait.
HENRIETTE.
Oui, Monsieur, pourvu que ce fût quelqu’un qu’il fût possible d’estimer ; quelqu’un qui ne se fît pas une gloire d’aimer et de tromper deux personnes à la fois.
ADOLPHE.
Ce n’est pas pour moi, sans doute, que Mademoiselle dit cela ! car, grâce au ciel, je n’aime personne.
HENRIETTE.
Et moi donc, croyez-vous que j’y pense ?
M. DE VERBOIS.
Eh bien ! mes enfants, qu’y a-t-il donc ?
M. DE SAINT-VALLIER.
Mais, en effet, qu’est-ce que cela veut dire ?
M. DE VERBOIS, sévèrement.
Cela veut dire que monsieur Adolphe oublie devant qui il est.
À M. de Saint-Vallier.
Et je crains bien, mon cher, que mes petits-enfants ne s’accordent difficilement avec la femme de leur grand-père.
À Henriette.
Écoutez-moi, mon enfant, j’ai fait rompre votre mariage avec M. de Gercourt, et par cela même, je ne peux pas me le dissimuler, je me suis engagé d’honneur envers votre oncle et envers vous : je vous épouserai donc, si vous le voulez, rien ne peut m’en dispenser ; mais comme, dans le cas où je ne parviendrais pas à vous plaire, je ne me suis pas interdit le droit de présenter mon successeur, je vous l’offre aujourd’hui : choisissez entre le grand-père.
Montrant Adolphe.
Et le petit-fils. Eh bien ! Mademoiselle ! prononcez. Il me semble assez glorieux pour vous de voir à vos pieds deux générations.
MORCEAU d’ensemble.
Fragment du Barbier de Séville.
M. DE VERBOIS.
Allons, allons, prononcez vite ;
Nommez-nous cet heureux vainqueur.
ADOLPHE.
Mais vraiment je crois qu’elle hésite ;
Pour moi, d’honneur,
C’est très flatteur.
Vous pouvez parler sans rien craindre !
HENRIETTE, à part.
Rien n’égale mon embarras.
Haut.
Eh quoi ! vous voulez me contraindre.
ADOLPHE.
Du tout, l’on ne vous force pas ;
On peut bien près d’une autre belle
Trouver de quoi se consoler.
HENRIETTE.
Il ose encore, l’infidèle...
Eh bien donc, puisqu’il faut parler.
TOUS.
Parlez, parlez, Mademoiselle !
HENRIETTE, à Verbois.
Eh bien ! c’est vous
Que je choisis pour époux.
Ensemble.
M. DE VERBOIS, M. DE SAINT-VALLIER, LÉONIE.
Dieu ! quel événement !
Ah ! le tour est piquant !
Oui, le tour est piquant ;
Rien n’est égal vraiment,
À mon étonnement.
Elle a du goût vraiment,
Elle fait le serment
De l’aimer constamment.
M. DE VERBOIS.
De m’aimer constamment.
HENRIETTE.
Oui, je fais le serment
D’oublier cet amant
Qui ferait mon tourment,
Et je fais le serment
Désignant M. de Verbois.
De l’aimer constamment.
M. DE VERBOIS.
Y pensez-vous ! un choix semblable !
Mais cela n’est pas raisonnable.
HENRIETTE.
Au contraire, voilà pourquoi
Je vous engage ici ma foi ;
Vous seul possédez ma tendresse :
Et puisque vous m’avez ici
Juré d’être mon mari,
Je réclame votre promesse.
ADOLPHE, M. DE VERBOIS.
Ah ! je le voi,
C’est fait de moi !
M. DE SAINT-VALLIER.
L’autre noce était déjà prête ;
Dans un moment, soyez-en sur,
Nous pourrons commencer la fête ;
Rien n’est changé que le futur.
M. DE VERBOIS.
Mais, Monsieur, l’usage ordinaire...
M. DE SAINT-VALLIER.
On vous en dispense aujourd’hui,
Et je vais amener ici
Et votre femme et le notaire.
TOUS.
Dieu ! quel événement ! etc.
M. de Saint-Vallier et Henriette sortent par le fond.
Scène XI
M. DE VERBOIS, ADOLPHE, LÉONIE
M. DE VERBOIS.
Eh bien ! mes enfants.
LÉONIE.
A-t-on idée de cela ? Comment ! bon papa, c’est vous qu’elle aime !
M. DE VERBOIS.
Hélas ! ma chère amie, voilà que je commence à le craindre, et je te demande s’il est possible d’être si malheureux !
ADOLPHE.
Parbleu ! je ne le suis peut-être pas plus que vous : ce n’est pas d’être supplanté, cela arrive tous les jours ; mais de l’être par son grand-papa.
M. DE VERBOIS.
Voilà pourtant. Monsieur, ce que vous avez fait avec vos étourderies ! Aller marier votre grand-père à une jeune personne de dix-huit ans !...
ADOLPHE.
Comment ! bon papa, est-ce que vraiment vous épouserez ?
M. DE VERBOIS.
Fais-moi le plaisir de me dire comment je pourrai m’en dispenser. Tu as fait la demande en mon nom, j’y ai consenti, l’oncle m’a accepté, et la nièce m’adore ; enfin tout est réuni contre moi !
ADOLPHE.
C’est égal, vous devez refuser, vous devez tout rompre. Dieu, pourquoi ai-je eu cette idée-là ! j’aime mieux maintenant qu’elle épouse M. de Gercourt.
LÉONIE.
Adolphe, y penses-tu ?
ADOLPHE.
Oui, sans doute, ce serait une consolation, parce qu’enfin celui-là je suis sûr qu’elle le détesterait : tandis que vous, bon papa, tous les jours elle vous aimera davantage ; elle finira par être heureuse avec vous : et alors qu’est-ce qu’elle regrettera ? Ne le souffrez pas, je vous en prie ; parlez à M. de Saint-Vallier.
M. DE VERBOIS.
Air de Lantara.
Songez donc qu’il a ma promesse,
Puis-je manquer pour la première fois ?
Dans son honneur quand je le blesse,
De l’offenser qui m’a donné les droits ?
Oui, quelque erreur que vous puissiez commettre,
Vous... à votre âge un tort est toléré ;
Non pas au mien, car dès demain peut-être
Je puis partir sans l’avoir réparé.
Scène XII
M. DE VERBOIS, ADOLPHE, LÉONIE, BABET
BABET.
Ah ! mon Dieu ! Monsieur, qu’est-ce que cela signifie ! le portier de M. de Saint-Vallier s’est avisé de dire à notre portière, qui me l’a redit, que vous, Monsieur, vous alliez... Mais je ne veux pas seulement vous répéter... Aussi je l’ai joliment reçue.
M. DE VERBOIS.
Comment ! Babet...
BABET.
Non, Monsieur, ça été plus fort que moi ! on ne plaisante pas là-dessus, cela peut donner des idées. Aussi j’ai dit à cette bavarde de portière, que si elle osait jamais répéter... nous donnerions congé ; n’est-ce pas, Monsieur, j’ai eu raison ?
M. DE VERBOIS.
Non, Babet, vous avez eu tort.
BABET.
Et pourquoi ?
M. DE VERBOIS.
Parce que cette pauvre femme n’a dit que la vérité.
BABET.
Qu’ai-je entendu ! comment ! il serait possible ?
M. DE VERBOIS.
Tenez, mes enfants, je ne vous le disais pas, mais voilà ce que je craignais le plus.
BABET.
Après quarante ans de service, Monsieur me renvoie, ou c’est tout comme ; et vous croyez que je vous laisserai commettre une pareille injustice ! que moi, que vos enfants ?...
M. DE VERBOIS.
Et ce sont eux qui en sont cause.
ADOLPHE.
Oui, Babet ; ne parlons plus de cela, c’est notre faute, cherchons plutôt les moyens de le démarier.
BABET.
Des moyens ! il y en a cent. Est-ce que Monsieur peut s’exposer aux railleries, aux quolibets ; Monsieur ira donc à la noce en fauteuil ?
M. DE VERBOIS.
Je sais que les brocards vont fondre sur moi : mais enfin j’ai promis, et il vaut mieux passer pour un extravagant que pour un malhonnête homme.
LÉONIE.
Mais si nous pouvions faire que le refus vînt d’Henriette ou de son oncle ?
M. DE VERBOIS.
Oh ! alors, à la bonne heure.
LÉONIE.
Attendez... si bon papa l’effrayait sur son caractère ; s’il faisait le méchant ?
M. DE VERBOIS, d’un ton très doux.
Ah ! oui, si je faisais le méchant...
ADOLPHE.
Bon papa ne pourra jamais... il se trahira tout de suite ; tu sais bien qu’il n’a jamais pu nous gronder.
BABET.
Il n’est que trop vrai ! et voilà le mal ; sans cela nous ne serions pas où nous en sommes. À son âge, aller faire une promesse de mariage ! on ne doit promettre, Monsieur, que ce qu’on peut tenir.
M. DE VERBOIS.
Il n’est pas question de cela. Babet, tu nous empêches de délibérer. Moi j’ai une idée.
ADOLPHE.
Une idée pour rompre votre mariage ?
M. DE VERBOIS.
Précisément. Il est certain, quoi qu’en dise Henriette, qu’elle ne m’aime pas beaucoup ; malheureusement elle ne t’aime pas davantage ; mais peut-être il se pourrait qu’un autre...
BABET, vivement.
C’est évident, elle en aime un autre.
ADOLPHE, hors de lui.
Il serait possible ! si je le savais, bon papa, ce ne serait pas comme avec vous, d’abord cela ne se passerait pas ainsi.
M. DE VERBOIS.
Laisse-moi donc achever : je ne te dis pas qu’elle l’aime encore ; mais si je cherchais, pour lui céder mes droits, un jeune homme aimable, spirituel... dis donc, Léonie, quelqu’un dans le genre de M. Auguste.
LÉONIE.
Eh bien ! par exemple, aller penser à Auguste, il ne manquerait plus que cela.
M. DE VERBOIS.
Ce n’est pas là ce que je veux dire.
ADOLPHE.
C’est encore pire ! pour ne plus voir Henriette, pour lui choisir un jeune homme qui l’adorera, et dont elle deviendra folle ; ma foi, non, autant que vous l’épousiez vous-même.
LÉONIE.
Pour ma part, je l’aime bien mieux.
ADOLPHE.
Et moi aussi : arrivera ce qui pourra, au moins nous serons tous malheureux.
BABET.
Comment ! Monsieur...
M. DE VERBOIS.
Tu le vois, Babet, ils sont tous contre nous.
ADOLPHE.
Qu’elle vienne maintenant, cela m’est égal.
M. DE VERBOIS.
Ah ! mon Dieu ! tu m’y fais penser : l’oncle qui m’a menacé de revenir dans l’instant et de m’amener ici et le notaire, et la mariée, et toute la société ; je ne veux cependant pas les recevoir ainsi !
BABET.
Ils ne lui laisseront pas le temps de respirer.
M. DE VERBOIS.
Babet, qu’est-ce que je vais mettre, mon habit noir ?
BABET.
Du tout, c’est trop sombre : l’habit fleur de pensée, les gants blancs et le bouquet, puisqu’il le faut.
LÉONIE.
Y penses-tu ? les gants blancs et le bouquet pour signer un contrat.
BABET.
Oui, Monsieur, ce sera mieux : cela se fait ainsi ; et surtout ne prenez pas ce vilain chapeau qui vous vieillit de dix ans.
ADOLPHE, à Babet.
Laisse donc faire. Au contraire, bon papa, prenez-le.
M. DE VERBOIS.
Air d’une valse de Muller.
Allons, Babet, grand Dieu ! quelle journée !
Moi qui croyais renoncer aux amours,
Faut-il qu’hélas ! le flambeau d’hyménée
S’allume encore au déclin de mes jours !
On a bien vu des enfants, je l’espère,
Jusqu’aux autels traînés par leurs parents ;
Mais on n’a pas encor vu de grand-père
Sacrifié par ses petits enfants !
Allons, Babet, etc.
Il sort avec Babet.
Scène XIII
LÉONIE, ADOLPHE
ADOLPHE.
C’est cela ; il va s’apprêter pour la cérémonie, et Henriette qui va arriver, et dans quelques instants tout sera fini. Ah ! ma sœur, je suis au désespoir.
LÉONIE.
Tu viens de dire que cela ne te faisait rien.
ADOLPHE.
Eh bien ! oui, on dit cela ; mais le plus terrible, c’est que, vois-tu bien, Henriette me déteste, je la déteste aussi ; et je suis sûr, malgré cela, que nous nous aimons tous deux ; mais elle n’en conviendra jamais, elle est capable d’épouser mon grand-papa par obstination.
LÉONIE.
Attends, il y aurait peut-être alors un moyen...
ADOLPHE.
Ah ! ma petite sœur, que je t’aime ; mais tu sais que tu me dois cela : toutes les fois que tu étais brouillée avec Auguste...
LÉONIE.
Oui, oui, tu étais de son parti, parce que les hommes se soutiennent toujours. Mais c’est égal, il me semble que mon moyen doit réussir ; il faut seulement nous concerter avec grand-papa, pour que de son côté il joue bien son rôle.
ADOLPHE.
Non, non, moi je ne suis pas d’avis de mettre grand-papa dans le complot ; il faut le tromper le premier, sans cela il ne fera rien qui vaille.
LÉONIE.
À la bonne heure, cela change mon plan, mais n’importe, viens vite, car voilà la noce qui arrive.
ADOLPHE.
Mais du tout : moi je voudrais rester là pour être témoin de l’entrevue.
LÉONIE.
C’est impossible. Dans mon projet, il faut que tu ne sois pas là.
ADOLPHE, hésitant.
Dis donc, Léonie, j’ai peur que ton plan ne vaille rien.
LÉONIE.
Et moi, je te réponds du succès, pourvu que tu me suives et que tu m’obéisses.
Elle emmène Adolphe avec elle ; dans ce moment M. de Verbois entre conduit par Babet.
Scène XIV
BABET, M. DE VERBOIS. Il est en grand costume de marié, le bouquet au côté
M. DE VERBOIS.
J’avais cru entendre du bruit, et je craignais que ce ne fût déjà ma femme.
BABET.
Non, Monsieur.
M. DE VERBOIS.
Ma femme... ce mot-là me fait un mal...
Haut.
Qu’est-ce que j’ai donc fait de mes gants blancs ?
BABET, pleurant.
Les voilà, Monsieur.
M. DE VERBOIS, les mettant.
Allons, Babel, ne pleurez pas ; quand une chose est sans remède, il faut se résigner.
Il s’essuie les yeux aussi.
Ma pauvre Babet !
Il l’embrasse en sanglotant.
BABET, sanglotant.
Puissiez-vous être heureux, Monsieur ; moi, je n’ai pas idée que ça tourne à bien.
M. DE VERBOIS.
Pourquoi pas ? elle est très douce.
BABET.
Oui, mais si jeune : vous verrez qu’il vous arrivera malheur.
M. DE VERBOIS.
Ah ! ce n’est pas cela qui m’inquiète !
BABET.
Et moi, c’est ce qui m’effraie, parce que Monsieur est d’une confiance...
M. DE VERBOIS.
Taisez-vous, Babet, voici mon oncle.
Scène XV
BABET, M. DE VERBOIS, HENRIETTE, en grande toilette de mariée, amenée par M. DE SAINT-VALLIER, UN NOTAIRE, au fond
M. de SAINT-VALLIER.
Vous voyez, mon cher neveu, que je n’ai pas perdu de temps ; on vous amène un notaire, et avant que toute la société arrive, nous ferons bien, je crois, de rédiger les principaux articles.
M. DE VERBOIS.
Chargez-vous de ce soin, je m’en rapporte à votre prudence.
Bas, à Babel.
Regarde donc, Babet, quel air doux et modeste... Sais-tu que ma femme est très jolie ?
BABET, d’un air d’humeur.
Je vous demande, dans un pareil moment, de quoi Monsieur va s’occuper !
M. DE SAINT-VALLIER.
Comment ! mon cher ami, vous ne voulez pas assister...
M. DE VERBOIS.
Je désirerais, pendant ce temps, avoir avec ma future un instant d’entretien.
M. DE SAINT-VALLIER.
C’est trop juste ; nous allons passer avec Monsieur
Montrant le notaire.
dans votre cabinet. On peut bien laisser le marié et la mariée en tête-à-tête. Vous voyez, mon cher neveu, quelle confiance j’ai en vous !
M. DE VERBOIS.
J’en serai digne, mon cher oncle.
M. DE SAINT-VALLIER.
Vous avez ici les papiers indispensables, les certificats, l’acte de naissance ?
M. DE VERBOIS.
Dans le carton vert, sur mon bureau.
BABET.
L’acte de naissance !
M. DE VERBOIS.
Oui, Babet, c’est nécessaire.
BABET.
À quoi bon ? on sait bien que Monsieur est majeur.
M. de Verbois fait signe à Babet de s’éloigner ; celle-ci sort en murmurant, et après l’avoir exhorté par ses gestes à rompre ce mariage : Verbois l’engage à rester tranquille et à s’en rapporter à lui.
Scène XVI
M. DE VERBOIS, HENRIETTE
M. DE VERBOIS.
J’ai désiré, Mademoiselle, rester seul avec vous, pour vous demander si depuis que vous m’avez choisi pour époux vous avez bien fait toutes vos réflexions.
HENRIETTE.
Oui, Monsieur.
À part.
Quoi qu’il arrive, j’aurai ce courage.
M. DE VERBOIS, à part.
Allons, il n’y a pas moyen de lui faire avouer.
Haut.
Il me semble cependant que vous avez les yeux rouges, que vous avez pleuré. Écoutez, ma chère amie, si vous avez changé d’avis, dites-le moi, ne craignez pas de me faire de la peine.
HENRIETTE.
Qui ? moi ? puis-je hésiter ? votre mérite, vos qualités...
M. DE VERBOIS.
Certainement, j’ai, comme vous le dites, de très bonnes qualités ; mais voilà bien longtemps que je les ai, et il y a ainsi dans le monde une foule d’excellentes choses à qui leur date seule fait du tort.
Air de la Sentinelle.
Sans vous troubler, répondez, mon enfant ;
La ! franchement, se peut-il que l’on m’aime ?
HENRIETTE.
Et pourquoi pas ? je vois si rarement
Cette bonté, cette douceur extrême...
M. DE VERBOIS.
J’avais pourtant compté sur un refus ;
Car à mon âge unir nos destinées...
HENRIETTE, achevant l’air.
Votre âge, je n’y pensais plus ;
Mon cœur, en comptant vos vertus.
Avait oublié vos années.
D’ailleurs, je n’ai pas d’autre moyen de vous prouver ma reconnaissance : mes soins, ma tendresse embelliront vos vieux jours.
M. DE VERBOIS, à part.
Cette chère enfant ! il est de fait que, considère ainsi, le mariage n’est pas une chose aussi effrayante... moi qui me plains si souvent d’être seul.
HENRIETTE.
Je serai votre fille d’adoption ; je passerai ma vie auprès de vous.
M. DE VERBOIS.
Auprès de moi ! À mesure que je la regarde, je ne trouve plus qu’il soit si ridicule de se marier : c’est à mon âge surtout qu’on a besoin d’une compagne, d’un guide, d’un appui : autant me laisser conduire par elle que par Babet, qui me grondait toujours ! et si j’étais sûr qu’il n’y eût pas quelque attachement secret...
HENRIETTE.
Moi, Monsieur, je n’en ai plus, je vous le jure, je vous l’atteste ; et si je vous épouse,
À demi-voix.
c’est que je ne veux plus aimer personne.
Duo.
M. DE VERBOIS.
Air d’Haydn.
En formant ces nœuds pleins d’attraits,
Eh quoi ! jamais vous n’aurez de regrets ?
HENRIETTE.
Oui, Monsieur, je vous le promets,
Je ne peux rien regretter désormais ?
M. DE VERBOIS.
L’espérance
Alors rentre en mon cœur.
HENRIETTE.
Je commence
À trembler de frayeur.
Ensemble.
M. DE VERBOIS.
Je vois bien qu’on peut plaire à tout âge.
HENRIETTE.
Ah ! grand Dieu, soutenez mon courage.
M. DE VERBOIS.
Venez donc, hâtons ce doux instant,
Car tout est prêt et le notaire attend.
Montrant la porte à droite.
Il est là.
HENRIETTE.
Quoi ! déjà ?
M. DE VERBOIS.
Votre père nous bénira ;
Il est là.
HENRIETTE.
Quoi ! déjà ?
M. DE VERBOIS.
D’où vient donc cette frayeur-là ?
J’ai senti votre main tressaillir.
HENRIETTE.
Qui... moi ? je suis prête à vous obéir !
Ensemble.
M. DE VERBOIS.
Quels instants
Séduisants ;
Ils me rappellent mon printemps.
HENRIETTE.
Quels tourments
Je ressens ;
Comment lui dire mes tourments !
Ensemble.
Fragment du trio du Calife.
M. DE VERBOIS.
Oui, la raison aura beau dire,
Comme autrefois, moi, je soupire ;
Et d’espérance et de bonheur
Je sens encore battre mon cœur !
HENRIETTE.
Mais maintenant comment lui dire ?
Il n’est plus temps. Ah ! quel martyre !
Et de tourment et de frayeur
Je sens, hélas ! battre mon cœur !
Scène XVII
M. DE VERBOIS, HENRIETTE, LÉONIE, qui est entrée par la droite et qui fait semblant d’arriver par le fond
LÉONIE.
Grand-papa ! grand-papa ! si vous saviez... un malheur affreux !
M. DE VERBOIS.
Qu’est-ce que c’est ?
LÉONIE, feignant de pleurer.
Adolphe, ce vilain, ce méchant frère... il nous quitte pour toujours !
M. DE VERBOIS et HENRIETTE.
Comment !
LÉONIE.
Oui. Voyant que vous lui enleviez celle qu’il n’a jamais cesser d’aimer, il n’a pu supporter l’idée d’avoir son grand-papa pour rival, et dans son désespoir il s’est engagé.
M. DE VERBOIS.
Engagé !
LÉONIE, pleurant toujours.
Dans les dragons. Il part dans une heure.
M. DE VERBOIS.
Il se pourrait.
Regardant Henriette qui est tombée dans un fauteuil.
Ah ! mon Dieu ! et cette malheureuse enfant ?
LÉONIE.
Eh bien ! la mariée qui se trouve mal.
M. DE VERBOIS.
Il ne manquait plus que cela.
Criant.
Babet ! Babet ! de l’eau de Cologne, de l’eau de mélisse !... Est-ce que personne ne viendra ?
Il sort.
LÉONIE, courant au cabinet où est son frère.
Moi, je connais un meilleur spécifique. Adolphe ! Adolphe !
Scène XVIII
LÉONIE, ADOLPHE, HENRIETTE, toujours dans le fauteuil
ADOLPHE, courant se jeter à ses pieds.
Dieu, mon Henriette !
HENRIETTE, d’une voix faible.
Adolphe ! je ne le verrai plus.
ADOLPHE.
Chère Henriette, il est près de vous.
HENRIETTE.
Que vois-je ?
ADOLPHE.
Un coupable qui attend son arrêt. Ma sœur a imaginé cette ruse pour essayer de me sauver ; mais si vous refusez de me rendre votre tendresse, je partirai, Henriette, j’y suis décidé ; j’irai me faire tuer.
HENRIETTE, avec un mouvement de crainte.
Adolphe !
LÉONIE.
Pardonnez-lui, c’est vous seule qu’il aime.
HENRIETTE.
Ne me trompez-vous pas ?
ADOLPHE.
Et vous, ne m’avez-vous pas oublié ?
HENRIETTE.
Hélas ! je n’ai pas pu ; et c’est malgré moi que je vous aime encore.
Adolphe, qui est à ses pieds, saisit sa main et l’embrasse : dans ce moment, M. de Saint-Vallier et le notaire sortent du cabinet à droite, et Babet, tenant à la main un flacon, sort par la gauche.
M. DE SAINT-VALLIER.
Qu’est-ce que je vois là !
BABET.
Un jeune homme aux pieds de la mariée !
Henriette se lève du fauteuil où elle était et court à son oncle. Pendant ce temps, Babet se laisse tomber dans le fauteuil qu’Henriette vient de quitter.
Quel scandale ! Je disais bien à Monsieur qu’il lui arriverait malheur. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Scène XIX
LÉONIE, ADOLPHE, HENRIETTE, M. DE VERBOIS, arrivant du même côté que Babet et avec un flacon
M. DE VERBOIS, allant au fauteuil.
Eh bien ! eh bien ! est-ce que ça va plus mal ? Tenez, ma petite.
Apercevant Babet.
C’est toi, Babet ! à ton âge, est-ce que tu t’évanouis encore ?
BABET.
Il n’y a peut-être pas de quoi ? Si vous saviez, Monsieur, tout à l’heure, à cette place... votre future...
ADOLPHE.
Mais tais-toi donc.
BABET.
Comment ! que je me taise, que je me taise quand il s’agit de l’honneur de Monsieur ! Imaginez-vous qu’ils s’aiment encore. Oh ! Mademoiselle, je l’ai entendu... ce n’est pas moi, que l’on trompe.
M. DE VERBOIS.
Il serait possible ! et moi, qui avais pu un instant me faire illusion. À quoi sert donc d’avoir soixante-dix ans ?
BABET.
J’étais bien sûre que Monsieur en serait indigné.
M. DE VERBOIS, souriant.
Je ne me sens pas de joie. Venez, venez, mes enfants, venez m’embrasser. Cette fois, ma chère Henriette, vous ne pouvez plus vous dédire, il y a des témoins. Et vous, Monsieur de Saint-Vallier, vous savez nos conventions ; je signerai toujours au contrat, mais comme aïeul paternel.
À part.
Ouf ! je l’échappe belle ; et si l’on m’y rattrape...
HENRIETTE, ADOLPHE et LÉONIE.
Cher grand-papa ! mon bon papa !
M. DE VERBOIS.
À la bonne heure, voilà le seul titre qui me convienne ; Babet, je reviens à toi.
BABET, essuyant une larme.
Dieu soit loué, il ne se mariera pas.
Vaudeville.
Air : Le Luth galant qui chante les amours.
LÉONIE.
Quel sort heureux nous attend ici-bas !
En les guidant nous soutiendrons vos pas :
Près de vous désormais nous resterons sans cesse ;
Nos plaisirs vous rendront vos plaisirs de jeunesse,
Et grâce à tous nos soins, grâce à notre tendresse,
Vous ne vieillirez pas.
M. DE SAINT-VALLIER.
Auteurs nouveaux, auteurs à grands fracas,
Qui de Schiller de loin suivez les pas,
De l’immortalité vous rêviez la chimère ;
Déjà s’évanouit votre gloire éphémère ;
Et malgré deux cents ans, ô Racine ! ô Molière !
Vous ne vieillissez pas.
ADOLPHE.
Du temps passé que l’on vante ici-bas,
Le temps présent ne dégénère pas :
Nous saurons conserver notre antique héritage.
On aimait la beauté, nous l’aimons davantage,
Et la gloire chez nous est toujours du même âge :
L’honneur ne vieillit pas.
M. DE VERBOIS.
De la vieillesse on médit ici-bas ;
On a grand tort ! Quant à moi, j’en fais cas.
Il est pour elle aussi des plaisirs qu’on ignore :
Aux jours de son déclin retrouvant son aurore,
On sait qu’en cheveux blancs Ninon disait encore :
Le cœur ne vieillit pas.
BABET.
Je fus jadis, mais je le dis tout bas,
Vive, coquette et brillante d’appas !
Quand sous le poids des ans aujourd’hui ma main tremble,
Je regarde Monsieur ; même sort nous rassemble ;
Et lorsque l’on est deux à vieillir... il semble
Que l’on ne vieillit pas.
HENRIETTE, au public.
De notre aïeul. Messieurs, songez, hélas !
Qu’un rien ici peut causer le trépas,
Car vous n’ignorez pas qu’il est octogénaire ;
Mais il peut, grâce à vous, prolonger sa carrière ;
Tant qu’il aura chez nous le bonheur de vous plaire,
Il ne vieillira pas.