Mélanide (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français le 12 mai 1741.
Personnages
DORISÉE, veuve
ROSALIE, fille de Dorisée
THÉODON, beau-frère de Dorisée
LE MARQUIS D’ORVIGNY, amant de Rosalie
MÉLANIDE, amie de Dorisée
DARVIANE, amant de Rosalie
UN LAQUAIS
La Scène est à Paris, dans un Hôtel.
ACTE I
Scène première
DORISÉE, MÉLANIDE
MÉLANIDE.
J’aurai fait à Paris un voyage inutile !
DORISÉE.
Mais auriez-vous mieux fait de demeurer tranquille
Au fond de la Bretagne, où, depuis si longtemps,
Vous avez essuyé des chagrins si constants ?
MÉLANIDE.
Ils étaient ignorés ; et le secret console,
Je ne crains que l’éclat.
DORISÉE.
Quelle crainte frivole !
N’êtes-vous pas ici comme au fond d’un désert ?
Aucun de vos secrets n’y sera découvert.
MÉLANIDE.
S’ils étaient divulgués, j’en serais désolée.
DORISÉE.
Sachez qu’à Paris même on peut vivre isolée.
Dès que l’on fuit le monde, il nous fuit à son tour ;
Ainsi, ne craignez point l’éclat d’un trop grand jour.
Dans votre appartement reculé, solitaire,
À tous les importuns vous pourrez vous soustraire,
Il vous est fort aisé, si vous le trouvez bon,
De n’admettre que moi, ma fille, et Théodon.
Je vous l’ai toujours dit, ma chère Mélanide,
Comptez que mon beau-frère est un ami solide,
Un homme essentiel. Je l’éprouve aujourd’hui.
Hélas ! je deviendrais bien à plaindre sans lui.
Daignez donc l’honorer de votre confiance,
Et vous en rapporter à son expérience.
MÉLANIDE.
J’ai suivi ses conseils ; mais sans trop espérer
Que ses soins généreux pussent rien opérer.
Je crois même entrevoir qu’il n’oserait m’instruire...
DORISÉE.
Par de fausses terreurs vous vous laissez séduire.
Ah ! vous méritez trop pour espérer si peu.
Mais permettez qu’enfin je vous fasse un aveu,
Qui, depuis quelque temps, m’embarrasse et me pèse.
MÉLANIDE.
D’où vient ?
DORISÉE.
C’est que je crains...
MÉLANIDE.
Quoi ?
DORISÉE.
Qu’il ne vous déplaise.
MÉLANIDE.
Vous me connaissez mal. Eh ! de grâce, ordonnez.
Puis-je vous être utile ?
DORISÉE.
Oui, sans doute. Apprenez
Celui de mes chagrins qui m’est le plus sensible,
Ma fille en est la cause.
MÉLANIDE.
Ah ! serait-il possible ?
DORISÉE.
Je l’aime, elle en est digne. À son goût, comme au mien,
Je voudrais la pourvoir ; et vous concevez bien
Le sujet douloureux de mes peines secrètes.
Est-ce avec peu de bien, des procès et des dettes,
Que je puis, à mon gré, lui choisir un époux ?
Je crois que le plus sûr, s’il n’est pas des plus doux,
Serait de ne penser qu’à gens d’un certain âge.
Parmi ceux que m’attire ici le voisinage,
Il serait un parti qui rassemble à la fois
Tout ce qui peut d’ailleurs déterminer mon choix.
Gloire, faveur, emplois, opulence, noblesse,
Tout s’y trouve, excepté la première jeunesse.
MÉLANIDE.
Est-ce un homme de guerre ?
DORISÉE.
Oui ; mais très estimé.
MÉLANIDE.
Aime-t-il Rosalie ?
DORISÉE.
Il m’en paraît charmé.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il en est la conquête :
Mais je crois entrevoir l’obstacle qui l’arrête ;
Et s’il n’a pas encore osé se proposer,
J’ai lieu de soupçonner qu’il craint de s’exposer...
MÉLANIDE.
Madame, il faut l’aider ; vous ne pouvez mieux faires
DORISÉE.
Vous me conseillez donc de suivre cette affaire ?
MÉLANIDE.
Quoi ! c’est un avantage, et vous vous consultez !
DORISÉE.
Il est vrai que j’y vois quelques difficultés ?
MÉLANIDE.
Quelles difficultés ?
DORISÉE.
Surtout il en est une.
Si je poursuis le bien que m’offre la fortune,
Monsieur votre neveu sera désespéré.
À tout autre parti je l’aurais préféré ;
Car enfin son amour, dont il n’est pas le maître,
Depuis plus de deux ans s’est fait assez connaître.
Cet heureux mariage eût resserré les nœuds
De la tendre amitié qui nous joint toutes deux.
Darviane et ma fille étaient nés l’un pour l’autre :
Mais vous connaissez trop mon état et le vôtre.
Tant de félicité n’est pas faite pour nous :
Madame, cependant, parlez, qu’ordonnez-vous ?
MÉLANIDE.
Darviane, sans doute, a grand tort de prétendre
Au bonheur de pouvoir être un jour votre gendre.
S’il ose s’en flatter, je ne sais pas pourquoi.
Il manque de fortune ; et, comme il n’a que moi
Sur qui puisse rouler toute son espérance,
Il poursuit un bonheur hors de toute apparence.
Mais d’un enchantement, plus fort que mes discours,
Je vois bien qu’il est temps d’interrompre le cours.
N’ayez pour Darviane aucune complaisance.
Et, comme son amour, et surtout sa présence,
Pourraient nuire aux projets dont vous m’entretenez !
Mes ordres absolus lui vont être donnés.
DORISÉE.
Comment ?
MÉLANIDE.
L’occasion en est fort naturelle.
N’est-il pas temps qu’il aille où son devoir l’appelle ?
Quoiqu’il prétende encor éloigner son départ,
Pour mes avis je crois qu’il aura quelqu’égard.
DORISÉE.
Madame, ce départ est un grand sacrifice ;
Pourra-t-il s’y résoudre ?
MÉLANIDE.
Il faut qu’il obéisse.
DORISÉE.
Je le plains.
MÉLANIDE.
Il m’est cher.
DORISÉE.
Ah ! vous pouvez l’aimer,
Sans craindre que personne ose vous en blâmer ;
Il a tout ce qui rend la jeunesse charmante.
MÉLANIDE.
Je lui vois tous les jours un défaut qui s’augmente.
DORISÉE.
Quel est-il ?
MÉLANIDE.
Un peu trop d’impétuosité.
DORISÉE.
Non, qu’il n’en perde rien. Tant de vivacité
Désigne un grand courage, et beaucoup de droiture ;
Ces cœurs-là font toujours honneur à la nature.
D’ailleurs, je ne crois pas qu’on puisse, à dix-huit ans,
Avoir moins de défauts avec plus d’agréments.
MÉLANIDE.
Je vous suis obligée. Il aura beau se plaindre,
À partir dès demain je saurai le contraindre ;
Et je vais de ce pas...
DORISÉE.
Je crois le voir entrer.
Adieu. Je voudrais bien ne le pas rencontrer.
Scène II
DARVIANE, MÉLANIDE
MÉLANIDE.
J’avais à vous parler.
DARVIANE.
Ma joie en est extrême.
Le sujet qui m’amène est sans doute le même ;
Et je venais exprès vous chercher en ces lieux.
MÉLANIDE.
Vous avez dû songer à faire vos adieux.
DARVIANE.
Non, Madame.
MÉLANIDE.
Tant pis. Vous auriez dû les faire.
DARVIANE.
Rien ne me presse encor ; et je compte...
MÉLANIDE.
Au contraire,
Vous partez dès demain.
DARVIANE.
Sur un nouveau congé,
Qu’on m’a fait espérer, je m’étais arrangé.
MÉLANIDE.
Vous n’en obtiendrez point, si vous voulez me plaire.
Faut-il, sur vos devoirs, qu’un autre vous éclaire ?
Et voulez-vous tomber dans le relâchement ?
Puisqu’on pense de vous avantageusement,
Conservez ce bonheur sans y porter atteinte.
DARVIANE.
Ne puis-je demander sans scrupule et sans crainte,
Que l’on me renouvelle un malheureux congé ?
Est-ce donc le premier que l’on ait prolongé ?
MÉLANIDE.
D’accord : mais le plus sage est celui qui s’en passe.
Eh ! peut-on, sans rougir, aller demander grâce,
Quand il est question de remplir son devoir.
Quel prétexte avez-vous à faire recevoir ?
Vous n’osez me le dire ; et j’entends ce langage,
DARVIANE.
Je n’imaginais pas être dans l’esclavage.
Dans ma profession, il est quelques loisirs,
Que la gloire permet de prêter aux plaisirs :
Quand ii en sera temps, je pourrai m’y soustraire.
Je ne sais point manquer où je suis nécessaire.
MÉLANIDE.
J’ai vu que votre ardeur et votre activité
Ne se mesuraient pas sur la nécessité.
Un cercle moins étroit renfermait votre zèle.
Déjà l’on vous citait partout comme un modèle.
Ah ! vos devoirs, pour vous, auraient le même appas :
Mais un charme funeste enchaîne ici vos pas.
Vous vous dissimulez le tort que vous vous faites.
Vous convient-il d’aimer, dans l’état où vous êtes ?
Laissez, Monsieur, laissez l’amour aux gens heureux
Hélas ! c’est un plaisir qui n’est fait que pour eux.
Accablé sous le poids d’une chaîne importune,
Eh ! comment voulez-vous aller à la fortune ?
Il sera temps d’aimer, quand vous serez au port.
DARVIANE.
Vous verrai-je toujours soupirer sur mon sort ?
Est-il si différent de celui de tant d’autres ?
MÉLANIDE.
Ne vous comparez point...
DARVIANE.
Quels discours sont les vôtres !
Mon sort n’est pas des plus heureux, sans contredit.
Je n’ai rien oublié. Vous m’avez assez dit
Que les infortunés à qui je dois la vie,
Contraints, par des malheurs, à quitter leur patrie,
Ayant bientôt après fini leurs tristes jours,
Ne m’avaient, en mourant, laissé d’autres secours,
Que vos seules bontés, avec quelque naissance :
Et vous avez pour moi, dès ma plus tendre enfance,
Pris des soins, que le temps n’a pu diminuer ;
Tant que vous daignerez me les continuer,
Ma situation ne sera point affreuse.
MÉLANIDE.
Il ne tiendrait qu’à vous qu’elle fût plus heureuse :
Mais, par un contretemps qu’on éprouve toujours,
La prudence ne vient qu’à la fin des beaux jours.
L’amour, qui peut vous faire un tort si manifeste,
N’est pas le seul écueil qui vous sera funeste :
Vous en rencontrerez bien d’autres en tous lieux.
Vous avez dans l’esprit un feu séditieux,
Qui prend de plus en plus sur votre caractère
Le plus léger obstacle aussitôt vous altère ;
Vous ne supportez rien. N’apprendrez-vous jamais
L’art de dissimuler, ou de souffrir en paix
Les contrariétés dont la vie est semée ?
La moindre, dans votre âme aisément enflammée,
Vous donne du dépit, du dégoût, de l’humeur.
Quand on veut dans le monde avoir quelque bonheur.
Il faut légèrement glisser sur bien des choses :
On y trouve bien plus d’épines que de roses.
Aux contradictions il faut s’accoutumer,
Ou, loin de tout commerce, aller se renfermer,
Ce discours vous ennuie ?
DARVIANE.
En quoi donc ?
MÉLANIDE.
J’en soupire.
Mais tels sont les avis que l’amitié m’inspire,
À la veille du jour où vous m’allez quitter ;
Partout où vous serez, tâchez d’en profiter.
DARVIANE.
Pourquoi ce prompt départ ?
MÉLANIDE.
N’y formez point d’obstacle
Le cœur d’un galant homme est son plus sûr oracle :
Interrogez le vôtre, et suivez son conseil.
Scène III
DARVIANE, seul
Oh ! parbleu, je ne vis jamais rien de pareil ;
C’est me tyranniser d’une façon cruelle.
Je veux bien lui passer ses leçons et son zèle.
Mais qu’à propos de rien, elle fixe à demain
Mon malheureux départ ; l’ordre est trop inhumain,
C’est une cruauté qui n’eut jamais d’égale ;
Et l’on ne permet pas que mon dépit s’exhale !
Il faut paisiblement digérer ce poison !
Non, malgré ma douceur, j’enrage ; et j’ai raison.
Scène IV
ROSALIE, DARVIANE
DARVIANE, allant au-devant de Rosalie.
Ah ! Rosalie !
ROSALIE.
Eh ! bien, quel sujet vous agite ?
DARVIANE.
On prétend que je parte ; on veut que je vous quitte.
ROSALIE.
Est-ce un mal aussi grand que vous l’imaginez ?
DARVIANE.
Et vous aussi, cruelle, et vous m’y condamnez !
Quoi ! vous me prescrivez ce départ inutile !
Mais pour quelles raisons faut-il que je m’exile,
Que j’aille sans besoin prévenir mon devoir,
Et perdre des moments consacrés à vous voir ?
Vous le savez ; pour peu que la gloire m’appelle,
Je ne balance pas à vous quitter pour elle.
Que dis-je ? Pardonnez ; ce n’est pas vous quitter
Que d’aller acquérir de quoi vous mériter.
Mais quand rien ne m’oblige...
ROSALIE.
Écoutez. On m’ordonne
D’user de tous les droits que votre amour me donne.
On s’en prendrait à moi, si vous ne partiez pas ;
Comme si je pouvais disposer de vos pas,
Et vous faire obéir au gré de mon envie.
DARVIANE.
Eh ! qui peut mieux que vous décider de ma vie ?
Ah ! du moins, convenez enfin, de bonne foi,
De l’empire absolu que vous avez sur moi.
ROSALIE.
Il faut donc m’en donner la preuve la plus claire.
DARVIANE.
Je suis bien malheureux, dès qu’elle est nécessaire,
Hélas ! je dois m’attendre à tout de votre part.
ROSALIE.
On veut que vous partiez.
DARVIANE.
Quoi ! toujours ce départ !
Vous l’avez résolu ?
ROSALIE.
Si l’amour vous arrête,
Vous y gagnerez peu. Sachez ce qui s’apprête.
DARVIANE.
Voyons.
ROSALIE.
Ma mère...
DARVIANE.
Eh ! bien ?
ROSALIE.
M’ordonne de vous fuir.
DARVIANE.
On n’aura point de peine à vous faire obéir,
ROSALIE.
J’obéirai, sans doute.
DARVIANE.
On vous l’a fait promettre ?
ROSALIE.
Et j’exécuterai ma parole à la lettre.
DARVIANE.
Je le crois.
ROSALIE.
Cependant, vous ferez sagement
De vous prêter de même à cet arrangement ;
D’avoir l’attention d’éviter ma présence.
DARVIANE.
Ne faut-il pas plus loin pousser la complaisance,
Et, pour l’amour de vous, cesser de vous aimer ?
ROSALIE.
Vous feriez bien.
DARVIANE, animé.
L’avis a de quoi me charmer !
ROSALIE.
Vous vous fâchez, je crois ?
DARVIANE.
J’ai tort d’être sensible,
Et de ne point avoir cet air toujours paisible,
Qui montre que, pour vous, tout est indifférent !
Ah ! je n’en connais pas de plus désespérant.
ROSALIE.
L’égalité d’humeur fut toujours mon partage.
DARVIANE.
Je ne suis pas jaloux d’un si triste avantage :
Si pour vous c’en est un ; quant à moi, je le suis,
Plus je sens vivement, plus je sens que je suis.
L’égalité d’humeur vient de l’indifférence ;
Et quoi que vous puissiez dire pour sa défense.
L’insensibilité ne saurait être un bien.
Quoi ! jamais n’être ému, n’être affecté de rien,
Rester au même point tout le temps de sa vie,
Tandis qu’autour de nous, tout change, tout varie ;
Borner, ou pour mieux dire, anéantir son goût ;
Ne voir, ne regarder, et n’envisager tout
Qu’avec les mêmes yeux, que sous la même forme ;
N’avoir qu’un sentiment, qu’un plaisir uniforme ;
Etre toujours soi-même ! Y peut-on résister ?
Est-ce là vivre ? Non. C’est à peine exister.
ROSALIE.
Ainsi votre bonheur est grand ?
DARVIANE.
Il devrait l’être,
Enfin, je vais partir.
ROSALIE.
Je vous ai fait connaître
Qu’il le faut... Mais quel est l’état où je vous vois ?
Vous ne me quittez pas pour la première fois,
Et vous n’avez jamais eu tant d’inquiétude.
DARVIANE.
Hélas ! je vous laissais dans une solitude,
Où vos charmes naissants, par moi seul adorés,
De tout ce qui respire étaient presque ignorés.
À ma conquête alors l’amour bornait les vôtres.
Grands Dieux ! que ce départ est différent des autres !
Vous restez à Paris. Déjà de tous côtés
On se plaît à semer le bruit de vos beautés.
Et sur quoi voulez-vous que mon repos se fonde ?
Je vous vois mille Amants.
ROSALIE.
Qui sont-ils ?
DARVIANE.
Tout le monde.
ROSALIE.
Mais encore, il faudrait me nommer...
DARVIANE.
Eh ! ce sont
Tous ceux qui vous ont vue, et ceux qui vous verront.
Paraîtrez-vous toujours surprise d’être aimée ?
Ou n’y seriez-vous pas encore accoutumée ?
Vous feignez d’ignorer quel est votre pouvoir.
On ne fait point d’Amant sans s’en apercevoir.
Le Marquis d’Orvigny n’est pas sous votre empire ?
ROSALIE.
Et quand cela serait, qu’auriez-vous à me dire ?
DARVIANE.
Qu’il vous plaît de le voir épris de vos appas,
Et qu’ici tous les jours il ne reviendrait pas,
Si vous ne l’attiriez.
ROSALIE.
Je dépends d’une mère,
Et d’un oncle qui m’a toujours servi de père.
Il m’aime ; et vous savez que je puis espérer
D’en hériter un jour, s’il veut me préférer.
Puis-je avoir trop d’égards pour tous ceux qu’il honore ?
À l’égard du Marquis ; s’il m’aime, je l’ignore :
Tout ce que j’en puis dire est qu’il est fort discret.
DARVIANE.
Vous lui ferez bientôt avouer son secret.
ROSALIE.
Je ne prétends lui faire aucune violence.
DARVIANE.
Il ne tardera pas à rompre le silence.
Apprenez que vos yeux en savent plus que vous.
Vous leur laissez parler un langage si doux ;
Ils savent regarder d’une façon si tendre,
Qu’on croit être bientôt en droit de les entendre ;
Chacun de vos regards paraît un sentiment,
Qui semble autoriser les désirs d’un Amant ;
Et dès qu’ils sont formés, l’espoir les fait éclore.
ROSALIE.
L’avez-vous cet espoir qui fait que l’on m’adore ?
DARVIANE.
De tous ceux que l’Amour a mis sous votre loi,
Vous n’avez jamais su désespérer que moi.
ROSALIE.
Qui vous force à souffrir un si dur esclavage ?
DARVIANE.
Vous, à qui l’on ne peut cesser de rendre hommage.
ROSALIE.
Que vous ai-je promis ? Osez le réclamer.
DARVIANE.
Ne s’engage-t-on pas, quand on se laisse aimer ?
ROSALIE.
Ainsi vous m’apprenez, d’une façon discrète,
Que naturellement je suis un peu coquette.
DARVIANE.
Ah ! si vous vouliez l’être, il ne tiendrait qu’à vous.
ROSALIE.
Eh ! n’est-ce point aussi que vous seriez jaloux ?
DARVIANE.
Qui suis-je donc pour être exempt de jalousie ?
Mais la mienne, bien loin d’être une frénésie,
N’est qu’un sentiment vif, et toujours animé
Par la crainte de perdre un objet trop aimé.
ROSALIE.
Non, je vous ai connu dès l’âge le plus tendre...
Quand je pouvais encore à peine vous entendre,
Il semblait que, pour vous, l’amour et la raison
Auraient dû, dans mon cœur, prévenir leur saison ;
À vos fausses terreurs, tout servait de matière ;
Vous vouliez occuper mon âme toute entière.
Chez vous, l’inquiétude est dans son élément :
On n’a jamais été plus injuste en aimant.
En croyant pénétrer au fond de ma pensée,
Hélas ! combien de fois m’avez-vous offensée ?
L’amour dans votre cœur est toujours en courroux...
DARVIANE.
Ah ! vous me trahirez ; je le sais mieux que vous.
ROSALIE.
De part et d’autre enfin laissons-là le reproche.
Monsieur, en attendant que le temps nous rapproche,
Il faut vous éloigner ; il faut nous séparer.
Votre départ m’importe ; allez le préparer.
Imaginez pourtant que j’y serai sensible,
Autant que je dois l’être.
DARVIANE.
Ah ! serait-il possible ?
Oserais-je expliquer ?...
ROSALIE.
Finissons l’entretien ;
Il n’a que trop duré : je n’écoute plus rien.
Scène V
DARVIANE, seul
C’en est fait ; aux chagrins je ne suis plus en proie
Non, jamais je ne fus si transporté de joie.
L’absence est donc un bien ?... Sans elle, aurais-je appris
Que j’ai touché l’objet dont mon cœur est épris ?
Il fallait me bannir pour savoir qu’elle m’aime.
Mais puis-je me flatter de ce bonheur suprême ?
Que dis-je ? S’il est vrai, je l’apprends un peu tard.
Pour la première fois, au moment d’un départ,
Ce cœur, où je n’ai vu que de l’indifférence,
Me donne tout-à-coup une douce espérance !
Pourquoi m’aimerait-elle ? Est-ce une trahison ?
Aurait-elle employé cet aimable poison
Pour me perdre ?... Il faut voir. Ma présence fatigue.
Contre mes intérêts on trame quelque intrigue :
Rosalie elle-même y pourrait avoir part.
Pour nous en éclaircir, retardons mon départ.
ACTE II
Scène première
LE MARQUIS D’ORVIGNY, THÉODON
LE MARQUIS.
J’allais me plaindre à vous.
THÉODON.
Eh ! de quoi, je vous prie ?
LE MARQUIS.
D’avoir empoisonné tout le cours de ma vie.
THÉODON.
C’est me faire un reproche assez mortifiant.
LE MARQUIS.
En flattant mon amour, en le fortifiant
Dans mon âme incertaine, et toujours combattue,
Vous avez irrité le poison qui me tue.
Sans vous, le fol espoir ne m’eût pas enivré ;
Et peut-être déjà serais-je délivré
D’un mal qui, dans le temps, n’était pas incurable.
THÉODON.
Mon tort est donc bien grand ?
LE MARQUIS.
Il est irréparable.
THÉODON.
Pourquoi ?
LE MARQUIS.
Sur votre appui je n’ai que trop compté,
Devais-je encore aimer ? Je vous ai raconté
L’histoire de ce triste et secret hyménée,
Dont on me fit briser la chaîne fortunée.
Vous savez quelle fut la douleur que j’en eus ;
Et qu’ayant employé bien des soins superflus
À chercher en tous lieux une épouse si chère,
Alors pour me venger des rigueurs de mon père,
Je me promis du moins le reste de mes jours
De fuir également l’hymen et les amours.
Vaine promesse ! Hélas ! qu’est-elle devenue !
Sans vous, cruel ami ; je l’aurais mieux tenue.
THÉODON.
J’aurais quelque reproche à vous faire à mon tour.
Avais-je mendié l’aveu de votre amour ?
Votre cœur s’est ouvert sans nulle violence :
Quand vous avez rompu ce pénible silence,
Vous cherchiez de l’espoir, je vous en ai donné.
LE MARQUIS.
C’est de quoi je me plains.
THÉODON.
J’en dois être étonné.
Car enfin je n’ai pu, ni dû vous faire un crime
D’une ardeur qui n’a rien que de très légitime.
D’où viennent ces remords ? Votre épouse n’est plus,
Depuis assez long-tenus ; et croyez, au surplus,
Que, pour peu que sa mort eût été moins certaine,
Malgré l’arrêt cruel qui brisa votre chaîne,
Je n’aurais pas laissé mourir un feu si beau ;
Mais cette infortunée est au fond du tombeau.
LE MARQUIS.
J’ai trahi mes serments ; j’ai vaincu mes scrupules :
Et c’est pour me couvrir des plus grands ridicules.
THÉODON.
Quels sont donc ces travers si grands et si fâcheux ?
LE MARQUIS.
C’est l’amour à mon âge, et l’amour malheureux.
Je vais servir à tous de fable et de risée.
THÉODON.
Eh ! par où cette crainte est-elle autorisée ?
LE MARQUIS.
Puis-je plaire à l’objet qui m’a trop enflammé ?
Darviane l’adore ; il doit en être aimé ;
Et n’est-ce pas à moi la plus grande folie
D’oser lui disputer le cœur de Rosalie ?
Il l’aime ; il lui convient ; ils sont dans leurs beaux jours ;
Il vient de me jurer qu’il l’aimera toujours.
J’en jure bien autant. Mais quelle différence !
Je sens trop que l’amour lui doit la préférence.
Entre nous, en effet, le choix n’est pas égal.
THÉODON.
Il est rare d’aimer sans avoir de rival.
LE MARQUIS.
Je le crois. Mais, du moins, il eût fallu m’instruire.
THÉODON.
Darviane, en tout cas, ne pourra pas vous nuire.
LE MARQUIS.
Il n’est point de rival qui ne soit dangereux.
THÉODON.
Il vient de recevoir un ordre rigoureux,
Qui va vous délivrer de cette concurrence.
LE MARQUIS.
Comment ?
THÉODON.
Il part demain, et perd toute espérance.
LE MARQUIS.
Vous me débarrassez d’un poids bien importun.
Il faut qu’à cet aveu j’en ajoute encore un
Qui va me rabaisser à mes yeux, comme aux vôtres.
Mes ardeurs ne sauraient se comparer à d’autres.
Je sens de plus en plus que j’ai bien moins aimé
La première Beauté dont je fus si charmé.
Ce déplorable amour, que j’ai pour Rosalie,
Va jusqu’à la fureur. Oui, c’est fait de ma vie ;
J’en mourrai, s’il n’a pas le plus heureux succès ;
Je n’exagère point un si cruel excès.
Et vous, si vous m’aimez, achevez votre ouvrage.
Vous m’avez embarqué, sauvez-moi du naufrage.
Vous connaissez mon rang, ma naissance, mon bien ;
Parlez à votre sœur, et ne ménagez rien.
Je ne puis trop payer le bonheur de ma vie,
Enfin, pour obtenir la main de Rosalie,
Sacrifiez-lui tout : j’ose vous l’ordonner ;
Je lui devrai bien plus que je ne puis donner.
THÉODON.
Je verrai Dorisée.
LE MARQUIS.
Oui, réglez avec elle.
THÉODON.
Je compte vous porter une heureuse nouvelle.
LE MARQUIS.
Vous me le promettez ?
THÉODON.
Vous pouvez espérer.
LE MARQUIS.
Près d’elle, en attendant, je vais donc respirer.
Scène II
THÉODON, seul
Cette affaire n’est pas difficile à conclure ;
Et voilà pour ma nièce une heureuse aventure.
J’imagine pourtant que ce choix-là n’est pas
Celui qui pour son cœur aurait le plus d’appas.
Mais voyons Mélanide, Il faut bien qu’elle sache
Le triste et malheureux secret que je lui cache.
Tous mes retardements ne pourraient empêcher...
Scène III
MÉLANIDE, THÉODON
THÉODON.
À votre appartement je vous allais chercher.
MÉLANIDE.
J’étais chez Dorisée, où nous parlions ensemble :
Je la quitte toujours, quand le monde s’assemble.
THÉODON.
Vous le fuyez ?
MÉLANIDE.
Beaucoup.
THÉODON.
Je ne vous comprends pas.
Peut-on ne pas l’aimer, quand on a tant d’appas ;
Lorsqu’on est, comme vous, si sûre de lui plaire ;
Tandis que l’on en voit tant d’autres, au contraire,
À travers le torrent se jeter à grand bruit,
Et suivre avec fureur le monde qui les fuit ?
MÉLANIDE.
N’auriez-vous point, Monsieur, quelque chose à m’apprendre ?
THÉODON.
Je ne sais que vous dire, et quel compte vous rendre.
Un si fâcheux détail doit vous être épargné.
MÉLANIDE.
Non, non, parlez.
THÉODON.
Je suis tout-à-fait indigné
MÉLANIDE.
Eh ! de quoi donc, Monsieur ?
THÉODON.
Dites-moi, je vous prie,
Qu’avez-vous fait à ceux à qui le sang vous lie,
Pour qu’ils se soient ainsi contre vous déchaînés ?
Je ne vis de mes jours des gens plus acharnés.
MÉLANIDE.
Peut-être ont-ils raison, du moins aux yeux du monde :
C’est ce qui cause ici ma retraite profonde.
THÉODON.
Vos biens sont dans leurs mains sans espoir de retour.
Ne nous en flattons point : je n’y vois aucun jour.
Ils se trouvent armés d’un titre incontestable.
MÉLANIDE.
Suis-je déshéritée ?
THÉODON.
Il est trop véritable.
MÉLANIDE.
Quoi ! mon père et ma mère ont eu cette rigueur ?
Se peut-il que le temps n’ait pas changé leur cœur ?
THÉODON.
En termes trop précis leur volonté s’exprime,
Des rigueurs de la loi vous êtes la victime,
MÉLANIDE.
Ah ! ciel !
THÉODON.
Que votre sort est digne de pitié !
MÉLANIDE.
Ils ne m’ont donc laissé que leur inimitié ?
De toutes mes douleurs c’est la plus importune.
Mon pardon m’eût été plus cher que ma fortune.
M’abandonnerez-vous à mon sort rigoureux ?
Et mettrez-vous un terme à vos soins généreux ?
Je n’espère qu’en vous. À quoi dois-je m’attendre ?
THÉODON.
À tout ce qui dépend de l’ami le plus tendre.
MÉLANIDE.
Je vais donc... Le pourrai-je ?... Ah ! quelle extrémité !
Je vais mettre le comble à ma calamité.
THÉODON.
Quelle est cette frayeur ?
MÉLANIDE.
Elle est bien légitime.
Quand vous me connaîtrez, je perdrai votre estime.
THÉODON.
Non, Madame ; daignez vous rassurer.
MÉLANIDE.
Ah ! ciel ?
Il faut donc dévoiler un secret si cruel,
Et m’arracher enfin... Vous ne pourrez me croire
C’est l’aveu d’une erreur qui m’a coûté ma gloire
J’ai payé chèrement l’égarement affreux
Où je tombai. Ce fut à l’âge dangereux,
Où souvent le bonheur peut mieux que la sagesse
Sauver un jeune cœur des pièges qu’on lui dresse.
Sans m’en apercevoir, le mien fut obsédé.
Je plus ; j’y fus sensible. À peine eus-je cédé
Que notre amour naissant, si doux, si plein de charmes,
En s’augmentant toujours, me coûta bien des larmes.
L’avenir à nos yeux, sans nulle obscurité,
Vint s’offrir, et troubla notre sécurité.
Nous vîmes, mais trop tard, que jamais l’hyménée
Ne ferait le bonheur de notre destinée.
Nous devînmes certains de ne point obtenir
L’heureux consentement qui pouvait nous unir
Des haines, des procès, et mille circonstances,
Auraient fait rejeter nos plus vives instances.
Nos feux étaient secrets : s’ils s’étaient déclarés,
Notre perte était sûre ; on nous eût séparés.
THÉODON, à part.
Le Marquis, à peu près, m’a tenu ce langage
À Mélanide.
Continuez.
MÉLANIDE.
Je n’ose en dire davantage.
THÉODON.
Non, Madame ; daignez me parler sans détour.
Quel parti prîtes-vous ?
MÉLANIDE.
Le parti de l’amour.
L’objet de ma tendresse employa trop de charmes.
Son affreux désespoir me causa trop d’alarmes.
L’un et l’autre aveuglés, l’un et l’autre indiscrets,
Nous osâmes penser à des liens secrets.
L’effroi me tint longtemps au bord du précipice.
Hélas ! il n’en est point que l’amour ne franchisse.
Je ne pus résister au penchant le plus doux.
Sur la foi des serments... nous devînmes époux.
Je vois que sans frémir vous n’avez pu m’entendre :
À ce funeste effet je devais bien m’attendre.
Nous étions trop heureux ; notre amour nous trahit ;
Ce funeste secret enfin se découvrit.
J’éprouvai la rigueur que j’avais méritée,
D’une famille alors justement irritée.
Celle de mon époux ardente à nous punir,
Résolut de me perdre et de nous désunir.
En vain il réclama contre leur violence.
Un arrêt (qu’on dit juste) assouvit leur vengeance.
À peine mon opprobre eut été prononcé,
Par un père en fureur il me fut annoncé ;
Au rang de ses enfants je ne fus plus comptée ;
Dans le fond d’un désert je me vis transportée,
Où depuis dix-sept ans livrée à mes douleurs,
Aucun soulagement n’a suspendu mes pleurs.
THÉODON, à part.
Quelle conformité !
MÉLANIDE.
Ce qui va vous surprendre,
Croiriez-vous que l’amant, que l’époux le plus tendre
Me laissa dans l’horreur du plus profond oubli ?
Son amour, ses serments, tout fut enseveli...
Mais le dois-je accuser de tant de perfidie ?
Non, le moindre soupçon m’aurait coûté la vie.
Ses soins, comme les miens, ont été superflus.
Il m’a cherchée en vain ; peut-être il ne vit plus.
C’est pour le retrouver que mon cœur vous implore.
Tout peut se réparer. S’il respire, il m’adore.
Je suis libre ; il doit l’être. Aidez-moi de vos soins.
Pour mon seul intérêt je vous presserais moins ;
Il en est un plus cher à ma tendresse extrême.
THÉODON.
N’eûtes-vous pas un fils ?
MÉLANIDE.
Hélas ! c’est pour lui-même
Que la plus tendre mère implore votre appui.
THÉODON, à part.
Justement !...
Haut.
Espérez...
À part.
Sachons si c’est celui...
MÉLANIDE.
Mon époux serait-il de votre connaissance ?
THÉODON.
Peut-être. N’est-il pas d’une illustre naissance ?
MÉLANIDE.
Oui, Monsieur. Il servait ; il doit être avancé.
THÉODON.
Comment se nommait-il !
MÉLANIDE.
Le Comte d’Ormancé.
THÉODON, avec chagrin.
Ce n’est plus lui.
MÉLANIDE.
Qui donc ?
THÉODON.
Je croyais le connaître.
Le rapport est entr’eux aussi grand qu’il peut l’être :
Mais c’est un faux espoir que je vous ai donné.
MÉLANIDE.
Que dites-vous ?
THÉODON.
Celui que j’avais soupçonné,
Depuis longtemps, éprouve un sort pareil au vôtre.
Tout ressemble, au nom près ; mais il en porte un autre.
MÉLANIDE.
Rien n’est plus étonnant. Comment l’appelle-t-on ?
THÉODON.
Le Marquis d’Orvigny. Le connaissez-vous ?
MÉLANIDE.
Non.
THÉODON.
Il vient souvent ici.
MÉLANIDE.
Voilà ce que j’ignore.
THÉODON.
Vous auriez pu le voir ; vous le pouvez encore.
MÉLANIDE.
Où donc ?
THÉODON.
Chez Dorisée. Il n’y fait que d’entrer,
Comment avez-vous pu ne le pas rencontrer ?
MÉLANIDE.
Je disparais toujours dès qu’il vient des visites ;
Et je n’ai jamais vu celui que vous me dites.
THÉODON.
Il faut chercher ailleurs. Je vous promets du moins
Que je n’épargnerai ni mes pas, ni mes soins.
MÉLANIDE.
Quel embarras pour vous !
THÉODON.
Je m’en charge avec joie ;
Et je vais dès ce jour me mettre sur la voie.
MÉLANIDE.
On ne sait point ici ma situation.
J’ai craint de me livrer à leur discrétion.
THÉODON.
Quoi ! vous n’avez jamais appris à Dorisée
La cause de vos pleurs ?
MÉLANIDE.
Non ; je l’ai déguisée.
Je n’ai crû qu’à vous seul devoir ouvrir mon cœur.
THÉODON.
Mon zèle me rendra digne de cet honneur.
Scène IV
THÉODON, seul
D’abord, à Dorisée, allons, courons apprendre
Un bonheur que, sans doute, elle n’osait attendre.
Que je plains Darviane ! Il sera furieux.
Mais que faire : Il pourra quelque jour trouver mieux.
À son âge, on remplace aisément ce qu’on aime.
Mélanide revient.
Scène V
MÉLANIDE, THÉODON
MÉLANIDE.
Ah ! ma joie est extrême !
Il sortait ; je l’ai vu.
THÉODON.
Qui donc avez-vous vu ?
MÉLANIDE.
Le Marquis d’Orvigny... Quel bonheur imprévu !
Je m’étais mise en lieu, d’où, sans être aperçue,
Je l’ai vu de mes yeux. Ils ne m’ont point déçue :
Il semblait que mon cœur me l’avait annoncé.
THÉODON.
Quoi ?
MÉLANIDE.
Le Marquis est...
THÉODON.
Qui ?
MÉLANIDE.
Le Comte d’Ormancé.
THÉODON.
Ne vous trompez-vous point ?
MÉLANIDE.
Quoi ! vous doutez encore !
Eh ! peut-on se méprendre à l’objet qu’on adore ?
C’est lui-même ; j’en ai des signes trop certains.
Mes sens se sont troublés ; mes yeux se sont éteints ;
Mon cœur a tressailli... Que mon âme est ravie !
Non, il n’est plus personne à qui je porte envie.
Tous mes pleurs sont payés. Sans mon saisissement,
J’aurais cédé, sans doute, à mon empressement...
Vous avez déploré mon infortune affreuse ;
Félicitez-moi donc.
THÉODON, d’un air embarrassé.
La rencontre est heureuse.
MÉLANIDE.
Heureuse ! J’en mourrai. Mais ne différez pas :
Vers un époux si cher précipitez vos pas ;
Sa vive impatience égalera la mienne.
Qu’il vienne réunir ma flamme avec la sienne.
Volez... Mais je vous vois un air embarrassé !
D’où vient ce froid mortel dont vous êtes glacé ?
Ne partagez-vous point le bonheur qui m’arrive ?
THÉODON.
J’avouerai que ma joie aurait été plus vive,
Si je n’appréhendais un contretemps fâcheux.
MÉLANIDE.
En quoi donc mon bonheur peut-il être douteux ?
THÉODON.
Il ne devrait pas l’être ?
MÉLANIDE.
Expliquez-vous, de grâce.
Quel est ce contretemps ? Qu’est-ce donc qui se passe ?
Je retrouve l’époux que j’avais tant pleuré :
Se peut-il que mon sort ne soit pas assuré ?
THÉODON, après avoir un peu rêvé.
Il reprendra, sans doute, une chaîne si belle.
Il est trop vertueux pour n’être pas fidèle.
Scène VI
DORISÉE, ROSALIE, THÉODON, MÉLANIDE
DORISÉE, à Rosalie.
On a sur un amant un pouvoir absolu.
Il aurait obéi, si vous l’eussiez voulu.
ROSALIE.
Madame, ce reproche a de quoi me surprendre.
DORISÉE, à Mélanide.
Darviane nous reste ; on vient de me l’apprendre.
Je pense qu’il est bon de vous en avertir.
MÉLANIDE.
Il me semble pourtant qu’il s’apprête à partir.
DORISÉE.
J’ai su qu’il ne pouvait se résoudre à l’absence,
Et que, pour vous cacher sa désobéissance,
Il doit se retirer chez un de ses amis.
MÉLANIDE.
Je croyais qu’à mon ordre il serait plus soumis.
DORISÉE, regardant Rosalie.
Aux volontés d’un autre il aurait pu se rendre.
On avait des moyens qu’on n’a pas voulu prendre
La raison m’en paraît aisée à pénétrer.
Mais laissons ces détails ; je n’y veux pas entrer.
ROSALIE.
Trop de prévention peut-être vous abuse.
DORISÉE.
La prompte obéissance est la meilleure excuse :
C’est la seule, en un mot, que je puisse adopter.
Ainsi, Mademoiselle, il vous plaira d’opter.
Le Cloître est d’un côté, de l’autre est l’Hyménée.
Vous-même, décidez de votre destinée.
Acceptez, dés ce jour, un époux de ma main,
Ou déterminez-vous à partir dès demain.
On vous offre un bonheur que vous n’osiez prétendre.
Le Marquis d’Orvigny vient de me faire entendre
Qu’il veut bien partager sa fortune avec vous.
C’est le plus tendre amour qui vous offre un époux.
MÉLANIDE, à part.
Oh ciel ! quel coup de foudre !
DORISÉE, à Rosalie.
En cas qu’il vous convienne,
Dictez votre réponse, elle sera la mienne.
MÉLANIDE, à part.
Oh ! ciel !
DORISÉE, à Rosalie.
Pour Darviane, il faut y renoncer.
En regardant Mélanide.
Madame vous dira de n’y jamais penser.
MÉLANIDE, à part.
Que vais-je devenir ?
DORISÉE, à Mélanide.
Qu’elle-même décide...
Que vois-je !... Qu’avez-vous, ma chère Mélanide ?
MÉLANIDE, en se laissant aller dans les bras de Théodon.
Hélas ! je n’en puis plus.
THÉODON.
Aidez-moi promptement.
Il faut la ramener dans son appartement.
Dorisée, Rosalie et Théodon l’emmènent.
ACTE III
Scène première
ROSALIE, seule
Que je hais du Marquis la recherche importune !
Faut-il que Darviane ait si peu de fortune !
Ah ! du moins, pour jamais, s’il me perd aujourd’hui,
Un autre n’aura pas un bien qui fut à lui.
Mais, hélas ! le voici. Faisons-nous violence,
Pour le persuader de mon indifférence.
Le bonheur de savoir qu’il me fait soupirer,
Ne pourrait plus servir qu’à le désespérer.
Scène II
DARVIANE, ROSALIE
ROSALIE.
Que me fuyez-vous ? Quel espoir vous attire ?
DARVIANE.
Vous paraissiez avoir quelque chose à me dire.
ROSALIE.
Je l’ai cru. Ce n’est rien. Ne me retenez plus.
DARVIANE.
Pour le plus grand mépris je prendrai ce refus.
ROSALIE.
Mais il faut donc vouloir tour ce qui peut vous plaire ?
Eh ! bien, n’avez-vous point de reproche à vous faire ?
DARVIANE.
Le seul que je me fasse est de vous trop aimer.
ROSALIE.
Laissez-là votre amour ; tâchez de vous calmer.
Que devient ce départ promis et nécessaire ?
DARVIANE, plus doucement.
J’y songe apparemment.
ROSALIE.
On sait tout le contraire.
DARVIANE, vivement.
C’est me persécuter d’une étrange façon...
Avais-je si grand tort de prendre du soupçon ?
Oui, je reste ; et s’il faut que je me justifie,
C’est pour être témoin de votre perfidie.
ROSALIE.
Je suis accoutumée à vos vivacités.
DARVIANE.
Achevez librement ce que vous méditez,
Sans craindre désormais que je vous importune.
Mais, en sacrifiant l’amour à la fortune,
Fallait-il abuser de ma faible raison ?
Ne peut-on se quitter sans une trahison ?
ROSALIE.
Serait-ce bien à moi que ce discours s’adresse ?
DARVIANE.
Deviez-vous affecter une fausse tendresse ?
Jamais tant de noirceur ne peut se pardonner.
ROSALIE.
De tout ce que j’entends j’ai lieu de m’étonner.
C’est vous qui m’accusez, quand je suis offensée !
Et sur quoi fondez-vous cette plainte insensée ?
DARVIANE.
Le Marquis ne va pas devenir votre époux ?
ROSALIE.
Peut-être.
DARVIANE.
Ce n’est pas votre espoir le plus doux ?
Pour hâter mon départ, dont j’ai prévu la suite,
Vous n’avez pas flatté mon âme trop séduite ?
Nos adieux sont trop bien gravés dans mon esprit.
Perfide ! en me quittant, vous ne m’avez pas dit :
Imaginez pourtant que j’y serai sensible,
Autant que je dois l’être...
ROSALIE.
Ah ! rien n’est plus risible.
L’interprétation vous égare et vous perd.
Si l’on pressait ainsi les mots dont on se sert,
Et les expressions qui sont de cette espèce,
Il faudrait du discours bannir la politesse.
DARVIANE.
Quoi ! le plus tendre aveu, quand on l’approfondit,
N’est plus qu’un compliment !
ROSALIE.
Je vous ai toujours dit,
D’une façon très claire et très intelligible,
Que, sans aucun amour, on peut être sensible.
L’amitié véritable a sa tendresse à part,
Qui ne fait à nos cœurs courir aucun hasard.
DARVIANE.
Ce n’est pas-là le prix d’une tendresse extrême.
Je cherchais de l’amour... depuis que je vous aime,
Et que vous le souffrez...
ROSALIE.
Pouvais-je l’empêcher ?
DARVIANE.
Je n’ai pu parvenir encore à vous toucher !
ROSALIE.
Je m’en rapporte à vous.
DARVIANE.
Que d’amour inutile !
Si l’estime insipide et l’amitié stérile
Sont les seuls sentiments qui soient connus de vous !
Je comptais vous en voir partager de plus doux.
ROSALIE.
Ceux que vous m’inspirez auraient dû vous suffire.
DARVIANE.
Non, je ne vous crois pas, puisqu’il faut vous le dire.
Je tiens, depuis longtemps, ce secret renfermé :
Ou vous n’aimez qu’à plaire, ou vous m’avez aimé.
Vous riez ?
ROSALIE.
C’est répondre.
DARVIANE.
Employez l’ironie :
Elle a, dans votre bouche, une grâce infinie !
ROSALIE.
Mais vous, qui m’accusez, dites-moi donc comment
On parvient à pouvoir éconduire un amant.
Pour se débarrasser d’une vaine poursuite ;
Voulez-vous qu’une femme ait recours à la fuite ?
Ou faut-il qu’elle en fasse une affaire d’État ;
Qu’elle porte, en tous lieux, sa plainte avec éclat ?
En vérité, Monsieur, ce n’est pas trop l’usage.
Entre nous, le parti que je crois le plus sage,
Est de fermer les yeux, de supporter en paix
Le fléau qui s’attache à ses faibles attraits.
DARVIANE.
Avec quelle malice elle se justifie !
La cruelle me brave encore et me défie !
C’est un peu trop longtemps s’être laissé trahir :
Pour ne plus vous aimer, il faudra vous haïr.
Oui, je vous haïrai, je vous le certifie :
C’est l’unique moyen de me sauver la vie.
ROSALIE.
Il ne fallait donc pas vous en servir si tard.
DARVIANE.
C’est la haine à présent qui hâte mon départ.
Je m’en fais un plaisir, une joie infinie.
Je ne sens plus ma flamme, elle est évanouie.
Recevez les adieux les plus déterminés.
ROSALIE.
Eh ! bien, je les reçois.
DARVIANE.
Vous vous imaginez
Que je viendrai bientôt vous prier de reprendre
Un cœur qui fut toujours si soumis et si tendre !
ROSALIE.
J’aurais grand tort.
DARVIANE.
À quoi servirait mon retour ?
À rien ; puisqu’au mépris du plus parfait amour,
La fortune et vous-même avez juré ma perte.
Ma présence vous gêne, elle vous déconcerte.
ROSALIE.
Partez, ou demeurez ; aimez, ou haïssez...
DARVIANE.
Et le mépris s’en mêle ! Ah ! vous me ravissez !
ROSALIE.
Vous êtes étonnant ! Quel but est donc le vôtre ?
Avons-nous quelque espoir d’être unis l’un à l’autre ?
DARVIANE.
L’avons-nous jamais eu ?... Mais il vaut mieux céder.
Aussi-bien je pourrais ne me plus posséder.
À compter d’aujourd’hui, de ce moment funeste,
Je vous laisse au Marquis que mon âme déteste.
Il sera bien heureux, s’il peut vous enflammer :
Pour moi, je vais chercher un cœur qui sache aimer.
Scène III
DARVIANE, seule
Que son sort est cruel ! Du moins il peut s’en plaindre.
Et moi, par le devoir, réduite à me contraindre,
Je ne puis recevoir aucun soulagement.
Voilà donc où conduit un tendre engagement !
Nous aurions dû prévoir tant de sujets de larmes.
Dans les commencements d’un amour plein de charmes,
Que l’esprit et le cœur sont frappés faiblement
D’un malheur qui n’est vu que dans l’éloignement !
Enfin, mon choix est fait, il faut que je l’annonce ;
Ma mère impatiente, attend une réponse...
Scène IV
THÉODON, DARVIANE, ROSALIE
THÉODON, en ramenant Darviane.
Rentrez donc.
DARVIANE,
Non, Monsieur ; j’ai fait trop de serments.
THÉODON.
Eh : bien, parjurez-vous ; c’est le droit des amants.
Il me faut, à la fois, sa présence et la vôtre.
Eh ! pour l’amour de moi, souffrez-vous l’un et l’autre.
DARVIANE.
Ce sera malgré moi, puisque vous m’y forcez.
ROSALIE.
Ce sera par respect, puisque vous m’en pressez.
THÉODON.
Je vous suis obligé. La complaisance est rare.
Les amants sont entr’eux un peuple bien bizarre...
Pardonnez ; j’oubliais que je suis devant vous.
ROSALIE.
Je vous les abandonne ; ils extravaguent tous.
THÉODON.
Vous vous rendez justice. En tout cas, il me semble
Qu’on devrait, en s’aimant, un peu mieux vivre ensemble.
DARVIANE.
Sans doute. Est-ce ma faute ? Et peut-on me blâmer ?
Je ne sais qu’adorer ; c’est ma façon d’aimer.
Mais où trouver un cœur capable d’y répondre ?
Le choix que j’avais fait a de quoi me confondre.
THÉODON, à Rosalie.
Ne répliquez-vous rien ?
DARVIANE.
J’ose l’en défier.
ROSALIE.
Moi, Monsieur ! je n’ai point à me justifier.
THÉODON.
C’est la règle entre amants ; l’un se plaint, l’autre nie :
La querelle s’embrouille, et devient infinie.
ROSALIE, à Théodon.
Pourquoi dans ce procès vouloir m’embarrasser ?
En montrant Darviane.
Ce doit être à Monsieur qu’il faut vous adresser.
THÉODON, à Darviane.
On me renvoie à vous.
DARVIANE.
Non, non, qu’elle poursuive.
J’ai bien pris mon parti. Si jamais il m’arrive
D’avoir le moindre amour, je veux bien en mourir.
THÉODON, à Rosalie.
Vous en dites autant ? Et, sans plus discourir,
Je vois bien qu’entre vous l’affaire est décidée.
J’en suis fâché pourtant ; j’avais eu quelque idée.
DARVIANE.
Eh ! qui ?... vous.
THÉODON.
Il n’est plus besoin de l’expliquer.
DARVIANE.
Ah ! vous pouvez toujours nous la communiquer.
THÉODON.
Ma foi, sur l’apparence est bien fou qui se fonde.
Oui, j’aurais parié, mais toute chose au monde,
Que, depuis très longtemps, les plus tendres amours
Unissaient vos deux cœurs.
DARVIANE.
Eh ! supposez toujours...
THÉODON.
La supposition me paraît un peu forte.
À Rosalie.
N’en convenez-vous pas ?
ROSALIE.
Sans doute : mais n’importe ;
Vous pouvez contenter sa curiosité.
DARVIANE.
Quel était ce dessein ?
THÉODON.
Mon projet eût été
De vous unir tous deux par un bon mariage.
J’assurais tout mon bien...
À part.
Ils changent de visage !
Haut.
Dorisée eût, sans doute, accepté le parti.
ROSALIE.
Quoi ! ma mère ?...
THÉODON.
Oui, vous dis-je ; elle aurait consenti...
DARVIANE.
Qu’entends-je ? Et qu’ai-je fait ? Grands Dieux !
ROSALIE, à part.
Quel parti suivre ?
DARVIANE.
Je pouvais être heureux ! Je n’y pourrai survivre.
À Rosalie.
Mon bonheur est possible ; on daigne y concourir !
Il se jette à ses genoux.
Ah ! Rosalie ! Hélas : dois-je vivre, ou mourir ?
Je sens tous mes excès ; ils sont irréparables.
L’infortune et l’erreur, toujours inséparables,
Ont causé le transport et le délire affreux
Où vient de succomber un cœur trop amoureux.
ROSALIE.
Songez-vous bien à tout ce qu’il faut que j’oublie :
Le reproche, l’insulte !...
DARVIANE.
Il y va de ma vie.
L’amour au désespoir est toujours insensé.
ROSALIE.
Levez-vous.
DARVIANE, à Théodon.
Ah ! Monsieur, vous avez bien pensé.
Que rien ne vous arrête.
THÉODON.
Eh ! bien, l’affaire est faite,
J’ai parlé ; Dorisée en paraît satisfaite.
DARVIANE.
Dorisée y consent ! Que de félicités !
Il baise la main de Rosalie.
Ma chère Rosalie !...
Il embrasse Théodon.
Ah ! Monsieur, permettez...
THÉODON.
Il faut que Mélanide achève mon ouvrage.
Allez donc au plus vite obtenir son suffrage.
DARVIANE.
Nous l’aurons. Mais, souffrez...
THÉODON.
Épargnez-vous ces soins
Si vous êtes contents, je ne le suis pas moins.
Scène V
THÉODON, seul
Tavaillons à présent au bonheur de sa tante.
Je crois que le Marquis remplira mon attente ;
Que son premier amour, facile à réveiller,
Dans le fond de son cœur ne fait que sommeiller.
Scène VI
LE MARQUIS, THÉODON
LE MARQUIS.
Je vous trouve à propos.
THÉODON.
J’en ai l’âme ravie.
LE MARQUIS.
Qu’avez-vous décidé du bonheur de ma vie ?
Monsieur, m’avez-vous mis au comble de mes vœux ?
Dites ; puis-je espérer d’être bientôt heureux ?
THÉODON.
Il ne tiendra qu’à vous, si vous le voulez être.
LE MARQUIS.
Comment, si je le veux ?
THÉODON.
Vous en êtes le maître.
LE MARQUIS.
N’avez-vous pas conclu ?
THÉODON.
Tout est bien avancé.
Ne vous nommiez-vous pas le Comte d’Ormancé ?
LE MARQUIS.
On m’appelait ainsi ; c’est mon nom véritable.
Un oncle, en me laissant un bien considérable,
M’a fait prendre à la fois son nom et son bonheur.
Je le dis volontiers, et je m’en fais honneur ;
C’est à lui que je dois la meilleure partie
De ce que je vais mettre aux pieds de Rosalie.
THÉODON.
Ne pourrais-je savoir à peu près en quel temps
Vous avez pris ce nom ?
LE MARQUIS.
Depuis près de seize ans.
THÉODON.
Et vous étiez déjà, depuis plus d’une année,
Séparé, malgré vous, de cette infortunée,
Dont la perte a causé votre juste courroux ?
LE MARQUIS.
Il est vrai. Mais pourquoi ?...
THÉODON.
Je n’ai point su de vous
Comment on appelait une épouse si tendre.
LE MARQUIS.
Eh ! Monsieur, à présent, laissons en paix sa cendre.
Elle et le triste fruit de mon funeste amour
Ne sont plus. Éloignons cette idée en ce jour.
THÉODON.
Mélanide est son nom ?
LE MARQUIS.
Ma surprise est extrême !
Monsieur, d’où pouvez-vous l’avoir su ?
THÉODON.
D’elle-même.
LE MARQUIS.
Vous l’avez donc connue ?
THÉODON.
Oui.
LE MARQUIS.
Vous m’étonnez fort.
Est-ce longtemps avant qu’elle ait fini son sort ?
En quel endroit ?
THÉODON.
Sortez d’une erreur trop cruelle.
Je vous ai retrouvé cette épouse fidèle,
Toujours digne de plaire, et de vous enflammer.
Elle respire encore ; et c’est pour vous aimer.
LE MARQUIS.
Mélanide !
THÉODON.
Oui : la mort n’a point tranché sa vie.
Depuis qu’entre vos bras elle vous fut ravie,
Elle n’a point cessé d’aimer, et d’espérer.
LE MARQUIS.
Ah ! de grâce, un moment, laissez-moi respirer.
De tous les coups du sort, ce n’est pas-là le moindre.
Mais où fallait-il donc aller pour la rejoindre ?
Qu’ai-je à me reprocher ? Où n’ai-je point erré ?
Au fond de quel désert n’ai-je point pénétré ?
Quel charme nous rendait l’un à l’autre invisibles ?
Il est donc pour l’Amour des lieux inaccessibles ?
Partout, mais vainement, j’avais porté mes pas,
Lorsque de toutes parts on m’apprit son trépas.
THÉODON.
Monsieur, on vous trompait.
LE MARQUIS.
Mais son silence même
M’a toujours confirmé dans cette erreur extrême.
Ah ! devait-elle ainsi me laisser si longtemps
Déplorer des malheurs que j’ai cru trop constants.
THÉODON.
Ne lui reprochez rien.
LE MARQUIS.
Sur les moindres nouvelles,
Soyez sûr que l’Amour m’aurait donné des ailes.
THÉODON.
Eh ! ne lui faites point ce reproche indiscret.
Ses lettres ont été soustraites en secret.
Avec trop de rigueur elle était observée.
LE MARQUIS.
Eh ! comment donc, Monsieur, l’avez-vous retrouvée ?
THÉODON.
Elle n’est plus en proie au courroux trop réel
D’une mère inflexible, et d’un père cruel :
Et c’est depuis trois mois qu’avec leur destinée,
Leur tyrannie affreuse est enfin terminée.
LE MARQUIS.
Ah ! Mélanide, hélas ! quel moment prenez-vous
Pour venir réclamer le cœur de votre époux ?
Malgré moi, malgré lui, l’amour vous a trahie ?
Je ne l’ai plus ce cœur ; il est à Rosalie.
Ce n’est point sans combat qu’il s’est enfin rendu.
Je l’ai trop disputé, je l’ai trop défendu,
Pour oser espérer de pouvoir le reprendre.
Il est trop tard.
THÉODON.
Comment ! Et qu’osez-vous m’apprendre ?
LE MARQUIS.
Que je crains de céder à la fatalité
Qui pourrait m’entraîner à l’infidélité.
THÉODON.
Cette fatalité n’est autre que vous-même.
Vous craignez de céder ! Quelle faiblesse extrême !
Mais il faut excuser un premier mouvement ;
Vos esprits ont été frappés trop vivement :
Vous y penserez mieux.
LE MARQUIS.
Éclatez sans contrainte ;
De reproches sans nombre accablez-moi sans crainte :
Les plus sanglants de tous sont ceux que je me fais.
THÉODON.
Eh ! croyez-vous par-là vos devoirs satisfaits ?
LE MARQUIS.
Ma ressource est du moins d’être plus excusable.
THÉODON.
Ah ! ciel ! cette ressource indigne et méprisable
N’est pas faite pour vous. Malheur à qui s’en sert !
Hélas ! presque toujours c’est elle qui nous perd.
Sans faire un seul effort, vous vous laissez abattre !
De peur de triompher, vous n’oseriez combattre !
LE MARQUIS.
Mes efforts pourraient bien devenir superflus.
THÉODON.
Ah ! vous devez sentir qu’il en coûte bien plus
À trahir son devoir, qu’à vaincre sa faiblesse.
LE MARQUIS.
Vous n’avez ni mon cœur, ni le trait qui le blesse.
THÉODON.
Non ; mais j’ai, comme ami, votre gloire à sauver.
C’est un bien assez cher pour vous le conserver.
Étouffez un amour qui n’est plus légitime.
Le penchant doit finir où commence le crime.
LE MARQUIS.
Le crime, dites-vous ?
THÉODON.
Le mot m’est échappé.
Je ne m’en dédis point, quoiqu’il vous ait frappé.
Je vois quelles raisons votre amour vous prépare.
Vous allez m’alléguer qu’un arrêt vous sépare.
Pouvez-vous à présent revendiquer des lois,
Que vous ne trouviez pas si justes autrefois ?
Soyez vrai ; j’interroge ici votre droiture.
Vous êtes-vous cru libre après cette rupture ?
Pourquoi donc Mélanide a-t-elle si longtemps
Nourri dans votre sein les feux les plus constants ?
Vous n’aurez donc été fidèle qu’à son ombre ?
Quoi ! sitôt qu’elle sort de la nuit la plus sombre,
Vous objectez l’arrêt qui vous a séparés !
Ce n’est plus lui, c’est vous qui la déshonorez.
Quel prix réservez-vous à l’amour le plus tendre ?
Quelle horreur sur vos jours est prête à se répandre ?
Vous n’aurez donc été qu’un lâche suborneur ?
LE MARQUIS.
Cet amour excessif qui maîtrise mon cœur,
N’a jamais, dans le vôtre, altéré la sagesse.
On censure aisément, quand on est sans faiblesse.
Souvenez-vous du moins, si je me suis rendu,
Que ce n’a pas été sans m’être défendu.
Ma résolution, incertaine et flottante,
Ne pouvait se fixer, ni remplir votre attente.
Mon amour indécis me laissait en suspens.
Vous ne pouviez prévoir ce fatal contretemps.
Mais qui dois-je accuser, si j’en suis la victime ?
À qui dois-je ma perte ? À vous, qui, vers l’abîme,
Pressant toujours mes pas par la crainte enchaînés,
Enfin, jusques au fond les avez entraînés.
Pensez-vous que je puisse, au gré de votre zèle,
Me relever d’abord d’une chute mortelle ?
Ne le présumons pas : j’y vois trop peu de jour.
La pente qui m’aidait, sert d’obstacle au retour.
Cependant, quelque soit cet amour si funeste,
J’armerai contre lui la vertu qui me reste.
THÉODON.
J’en dois tout espérer.
LE MARQUIS.
Vous m’avez pénétré ;
Dans toutes vos raisons mon esprit est entré :
Mais le cœur n’est jamais si facile à convaincre !
Je ne sais si le mien pourra se laisser vaincre.
THÉODON.
Ne vous arrêtez pas à de faibles essais.
LE MARQUIS.
Je réponds des efforts, et non pas du succès.
Scène VII
UN VALET, LE MARQUIS, THÉODON
LE VALET, au Marquis.
Monsieur, j’allais chez vous. Madame Dorisée
Veut vous voir un moment, pour affaire pressée.
LE MARQUIS, au Valet.
J’y vais...
À Théodon.
Permettez-vous ?...
THÉODON.
J’ose vous en prier.
Scène VIII
THÉODON, seul
Il ne devine pas qu’on va le supplier
De ne plus désormais penser à Rosalie.
Ce que je viens de faire est un coup de partie
Qui les sauve tous quatre, et moi-même avec eux.
Car enfin il était pour moi bien douloureux
D’être, sans y penser, le complice d’un crime
Dont Mélanide allait devenir la victime.
Mais, en réparant tout, j’ai rempli mon devoir :
Et, comme enfin l’amour s’envole avec l’espoir,
Le Marquis, à présent, aura bien moins de peine
À reprendre son cœur et sa première chaîne.
Scène IX
DARVIANE, THÉODON
DARVIANE.
Monsieur, vous avez cru faire mon bonheur ?
THÉODON.
Oui.
DARVIANE.
Sachez qu’il n’en est rien ; tout est évanoui.
Je suis au désespoir...
THÉODON.
Et quelle en est la cause ?
DARVIANE.
À ma félicité Mélanide s’oppose :
Il lui plaît d’éluder et de temporiser.
THÉODON.
Pourquoi ? Quelle raison la peut autoriser ?
DARVIANE.
Elle prétend, dit-elle, en avoir de secrètes.
THÉODON.
Vous m’étonnez !
DARVIANE.
Ce sont de méchantes défaites ;
Et je vois qu’elle cherche à rompre honnêtement.
THÉODON.
Je ne la conçois pas.
DARVIANE.
C’est un entêtement.
Dorisée aussitôt, sensible à cet outrage,
A mandé le Marquis.
THÉODON.
Oui ; je sais le message.
DARVIANE.
Et, pour que mon malheur fût plutôt consommé,
Il faut qu’on ait trouvé cet homme à point nommé.
Il est venu. Jugez si mon bonheur s’arrange.
THÉODON.
Il faut voir d’où provient ce changement étrange.
DARVIANE.
Monsieur, je suis perdu.
THÉODON.
Sachez vous modérer ;
Attendez qu’il soit temps pour vous désespérer.
ACTE IV
Scène première
THÉODON, MÉLANIDE
MÉLANIDE.
Telle est de mon refus la cause nécessaire.
Darviane est outré. Mais que pouvais-je faire ?
Quand j’aurais consenti, rien n’eût été conclu.
Dans cette occasion n’aurait-il pas fallu
Faire de notre état l’histoire infortunée ?
Dorisée eût alors rompu cet hyménée.
Et pourquoi, sans besoin, vouloir s’humilier ?
Répandre ses malheurs, c’est les multiplier.
THÉODON.
J’ai cru que mon projet vous serait plus utile.
Cet hymen, à présent, me paraît difficile.
Quel dommage ! Il pouvait nous rendre tous heureux.
MÉLANIDE.
Voilà tous mes secrets. Ils sont si douloureux
Qu’il faut les arracher les uns après les autres.
THÉODON.
Il est peu de malheurs aussi grands que les vôtres.
MÉLANIDE.
Voyez la cruauté du sort qui me poursuit.
Quand tout semble contraire à l’ingrat qui me fuit,
Quand je puis à mon gré lui ravir ma rivale,
Il faut qu’il se rencontre une raison fatale
Qui me force à laisser combler mon déshonneur.
Pour mon malheureux fils et pour moi quelle horreur !
Mais enfin croyez-vous qu’on soit assez barbare
Pour nous livrer tous deux aux pleurs qu’on nous prépare ?
THÉODON.
Je le crains.
MÉLANIDE.
Vos efforts seraient infructueux !
On a tant de pouvoir sur un cœur vertueux.
Le sien est fait pour l’être : il l’était ; j’en suis sûre.
Eh ! pourquoi voulez-vous qu’il devienne parjure ?
Vous êtes effrayant, quand l’espoir me séduit.
THÉODON.
Je voudrais, en l’état où le sort vous réduit,
Pouvoir, sans vous tromper, dissiper vos alarmes.
Mais, hélas ! je ne puis que partager vos larmes ;
Je tremble que bientôt, peut-être dès ce jour,
Votre époux ne vous soit arraché par l’Amour.
Tout m’alarme pour vous ; et rien ne me rassure,
Peut-être en ce moment signe-t-il son parjure.
MÉLANIDE.
Ah ! perfide, arrêtez ; c’est l’arrêt de ma mort...
Vous n’empêcherez pas un si cruel accord ?
THÉODON.
Eh ! Madame, comment ?
MÉLANIDE.
Votre pitié se lasse ?
THÉODON.
On me fait un secret de tout ce qui se passe.
MÉLANIDE.
Ainsi donc Rosalie accepterait mon bien ?
THÉODON.
C’est ce qui me surprend ; et j’appréhende bien
Que de tant de grandeurs la brillante chimère
N’ait ébloui la fille aussi-bien que la mère.
Rosalie est, d’ailleurs, contrainte d’obéir.
Elle n’a pas le choix.
MÉLANIDE.
Tout sert à me trahir.
Ah ! Monsieur, vous voyez qu’en cet état funeste,
La pitié que j’inspire est tout ce qui me reste.
Ai-je épuisé la vôtre ? Il me serait affreux...
THÉODON.
Elle suit vos malheurs, et redouble avec eux.
MÉLANIDE.
Et me Permettez-vous d’en abuser encore ?
THÉODON.
Ah ! votre confiance et m’oblige et m’honore ;
Disposez de mon zèle.
MÉLANIDE.
Auprès de mon époux
Daignez donc l’employer 3 Portez les derniers coups :
Faites-lui bien sentir que, s’il me sacrifie,
Mes pleurs seront autant de taches sur sa vie ;
Que le bien qu’il reprend est un vol qu’il me fais
Des plus vives couleurs peignez-lui ses forfaits :
Dites-lui, qu’en m’ôtant ma gloire, il perd la sienne ;
Que sa honte sera plus grande que la mienne ;
Et qu’il est (quelque soit l’excès de ma douleur)
Plus affreux d’être en proie aux remords qu’aux malheurs...
Mais non. Ne vous servez que des plus douces armes ;
Jusqu’au fond de son cœur faites couler mes larmes :
Hélas ! ne lui portez que des gémissements,
Que de tendres douleurs et des embrassements.
Renouvelez-lui bien la foi que je lui donne
De lui garder toujours ce cœur qu’il abandonne ;
Ce cœur qui lui parut un don si précieux.
Cet heureux temps n’est plus ! Mais, Monsieur, faites mieux :
Parlez-lui de son fils ; il sauvera sa mère.
Qui peut mieux resserrer une chaîne si chère ?
Qu’il regarde en pitié le fruit de son amour,
Quoique ce soit de moi qu’il ait reçu le jour.
Dans ce gage innocent de sa tendresse extrême,
Je le conjure, hélas ! de ne voir que lui-même.
Mon sort sera trop doux, si, pour prix de mes pleurs,
Il daigne sur son fils réparer mes malheurs.
THÉODON.
Mais voudra-t-il m’entendre ? On fuit ceux qu’on redoute.
Il a lieu de me craindre ; il me fuira sans doute.
Et contre lui tantôt n’ai-je pas éclaté ?
J’espérais son retour ; il m’en avait flatté.
MÉLANIDE.
Toute ressource enfin serait-elle épuisée ?
Si j’allais me jeter aux pieds de Dorisée,
L’aveu de mon état serait-il indiscret ?
THÉODON.
C’est lui dire un peu tard ce malheureux secret.
Pourquoi ne pas aller, dans ce péril extrême,
À l’auteur de vos maux, au Marquis, à lui-même ?
Vous aurez contre lui des traits victorieux.
Quelque enchanté qu’il soit, paraissez à ses yeux ;
Par un charme plus fort, on en détruit un autre.
MÉLANIDE.
Et sur quoi fondez-vous mon espoir et le vôtre ?
Sur de faibles appas, que le temps et les pleurs !...
THÉODON.
Madame, comptez mieux sur vous-même. D’ailleurs,
On s’embellit encore en voyant ce qu’on aime.
Vous n’imaginez pas quelle puissance extrême
Ont les pleurs d’un objet qu’on a trouvé charmants
MÉLANIDE.
Quand on les fait répandre, on les brave aisément.
THÉODON.
Ne perdons point de temps ; venez-y tout à l’heure.
MÉLANIDE.
Si je tombe à ses pieds, il faudra que j’y meure.
THÉODON.
Espérez que son cœur ne résistera pas.
Il faut que votre fils accompagne vos pas ;
Qu’il joigne à vos attraits sa jeunesse et ses charmes ;
Madame, ils donneront plus de force à vos larmes.
Vous porterez tous deux d’inévitables coups.
Je vous seconderai. Nous vous aiderons tous...
MÉLANIDE.
Je ne balance plus. Puissent, sous vos auspices,
La Nature et l’Amour nous devenir propices !
Vous guiderez mes pas. J’irai dès aujourd’hui ;
J’y conduirai mon fils : je n’espère qu’en lui.
Scène II
UN VALET, THÉODON, MÉLANIDE
LE VALET, en donnant un billet à Mélanide.
De la part de Madame...
MÉLANIDE.
Eh ! qu’a-t-elle à me dire ?
Au Valet.
C’est assez.
Scène III
THÉODON, MÉLANIDE
MÉLANIDE.
Voyons donc ce qu’elle peut m’écrire.
Elle lit.
Je vous donne au plutôt ce malheureux avis ;
Darviane, chez moi, vient de se méconnaître,
Et d’insulter vivement le Marquis.
L’outrage est, de sa part, aussi grand qu’il peut l’être.
J’en frémis. Voyez donc, et tâchez de trouver
Les moyens d empêcher ce qui peut arriver.
C’est à moi de frémir.
THÉODON.
Cette affaire est affreuse.
MÉLANIDE.
Darviane !... Ah ! Monsieur, que je suis malheureuse !
Je crains sa violence ; elle peut aller loin.
THÉODON.
Les moments nous sont chers. Vous, d’abord, ayez soin
D’arrêter Darviane ; empêchez qu’il ne sorte :
Et moi, de mon côté, je m’en vais faire en sorte
Qu’il ne se passe rien de la part du Marquis.
MÉLANIDE.
Que ne vous dois-je pas ?
THÉODON.
Mes soins vous sont acquis.
MÉLANIDE.
Si Darviane était ici, je vous supplie,
Daignez me l’envoyer.
THÉODON.
Vous serez obéie.
Scène IV
MÉLANIDE, seule
Je tremble que déjà son aveugle fureur
Ne l’ait précipité dans la dernière horreur.
Peut-être, en ce moment, que chacun d’eux conspire...
Mon cœur s’ouvre, mon sein doublement se déchire,
J’y reçois tous les coups qu’ils peuvent se porter...
Cette attente est, pour moi, trop rude à supporter ;
Il faut...
Scène V
DARVIANE, MÉLANIDE
MÉLANIDE.
Qu’avez-vous fait ? Vous n’avez qu’à poursuivre,
Et bientôt avec vous on n’osera plus vivre.
DARVIANE.
Quoi donc ?
MÉLANIDE.
Tenez, voyez, lisez ce qu’on m’écrit.
C’est bien à vous, Monsieur, à céder au dépit !
Voilà donc la douceur que vous m’aviez promise ?
DARVIANE.
La sensibilité ne m’est donc pas permise ?
MÉLANIDE.
Non, quand elle s’exhale avec trop de chaleur.
Monsieur, il faut apprendre à souffrir un malheur.
Quand on ne le fait pas, on s’en attire un autre.
DARVIANE.
Pour un moment d’oubli, quel courroux est le vôtre ?
MÉLANIDE.
Un moment d’imprudence a souvent fait verset
Des larmes que le temps n’a pu faire cesser.
DARVIANE.
Dans l’état où je suis, pouvais-je me contraindre ?
Mais de vous-même aussi n’oserais-je me plaindre ?
Si vous m’aimez encore, au nom de cet amour,
Dites-moi donc pourquoi je perds tout en ce jour.
Vous aviez dans vos mains le bonheur de ma vie ;
Je pouvais être heureux ; vous m’ôtez Rosalie.
Par quelle cruauté faut-il que ce Marquis
Vous doive tout le bien que je m’étais acquis ?
Car il le tient de vous. Dans cette concurrence,
Cet homme devait-il avoir la préférence ?
MÉLANIDE.
Envers votre rival soyez plus circonspect,
Et ne sortez jamais du plus profond respect
Que vous devez avoir pour lui ; je vous l’ordonne.
DARVIANE.
Et par quelle raison ?... Mais votre ordre m’étonne.
Qui ! moi ! le respecter ? Ah ! retranchez ce point.
MÉLANIDE.
Je l’exige de vous.
DARVIANE.
Et ne faudra-t-il point
Que je lui fasse aussi des excuses ?
MÉLANIDE.
Sans doute :
Il faut vous y résoudre ; oui, quoi qu’il vous en coûte.
Croyez que mon conseil n’est pas indifférent.
Obéissez enfin ; ce n’est qu’en réparant,
Qu’on peut tirer parti des fautes qu’on a faites.
DARVIANE.
Madame y pensez-vous ?
MÉLANIDE.
Je sais ce que vous êtes.
DARVIANE.
Ah ! c’en est un peu trop. Ne m’abaissez pas tant.
Mon rival, si l’on veut, est un homme important.
Eh ! que me fait, à moi, si sa fortune est grande ?
Parce qu’il est heureux, faut-il que j’en dépende ?
Les procédés reçus entre gens tels que nous,
Ne souffrent pas que j’aille embrasser ses genoux.
S’il se croit offensé, nous avons notre usage.
Je ne suis pas encore à mon apprentissage.
En mettant la main sur son épée.
S’il veut, nous nous verrons. Ceci nous rend égaux.
MÉLANIDE.
Je gémis de vous voir des sentiments si faux ;
Et pour qui !... Mais je cède ; il vaut mieux vous apprendre
Les causes d’un refus qui vous a dû surprendre.
J’ai prévu, dès longtemps, ce qui vient d’éclater.
J’ai combattu vos feux, bien loin de vous flatter.
Je vous ai toujours dit que jamais l’hyménée
N’unirait Rosalie à votre destinée ;
Que même son amour vous serait superflu.
DARVIANE.
Madame, cependant, si vous aviez voulu !...
MÉLANIDE.
Si j’avais pu détruire un obstacle invincible,
Qui rend ce mariage entre vous impossible ;
Je n’aurais pas été moins heureuse que vous.
DARVIANE.
Quel obstacle s’oppose à des liens si doux ?
MÉLANIDE.
Votre état.
DARVIANE.
Mon état, dites-vous ? J’en fais gloire.
Je sers avec honneur ; du moins j’ose le croire.
Et, si quelque revers n’arrête point mes pas,
Je ferai mon chemin.
MÉLANIDE.
Vous ne m’entendez pas.
DARVIANE.
Serait-ce ma fortune ? Elle est assez bornée ;
J’en conviens avec vous. Mais, quoi donc ? l’hyménée
N’a-t-il jamais été l’ouvrage de l’Amour ?
Serais-je le premier ?... On en voit chaque jour...
MÉLANIDE.
Mais ils sont assortis, du moins, par la naissance.
DARVIANE.
De la mienne, il est vrai, j’ai peu de connaissance.
Depuis que le hasard a pu nous réunir,
Vous avez évité de m’en entretenir.
Mais je vous appartiens ; ce titre me rassure.
Oui, j’ai quelque naissance ; elle n’est point obscure.
MÉLANIDE.
Ah ! bien loin d’en avoir, gémissez d’être né.
DARVIANE.
Je frémis.
MÉLANIDE.
Et voilà l’obstacle infortuné
Que j’avais toujours craint de vous faire connaître.
DARVIANE.
Moi ! j’aurais à rougir de ceux qui m’ont fait naître !
Quel est donc le néant où j’ai puisé le jour ?
MÉLANIDE.
Que voulez-vous savoir ?
DARVIANE.
Parlez-moi sans détour.
La source de ma vie est donc bien méprisable ?
MÉLANIDE.
Elle est, de part et d’autre, assez considérable ;
Mais...
DARVIANE.
Quoi donc ? Quel malheur me serait survenu ?
MÉLANIDE.
Il est affreux.
DARVIANE.
Comment ?
MÉLANIDE.
Vous êtes méconnu.
Vous êtes à la fois le fruit et la victime
D’un hymen que la loi n’a pas cru légitime.
Ceux qui vous ont fait naître, au désespoir réduits,
L’un de l’autre ont été séparés.
DARVIANE.
Et je suis !...
MÉLANIDE.
Une attente fondée, et trop bien confondue,
A soutenu longtemps votre mère éperdue ;
Elle a cru que des nœuds, brisés malgré l’Amour,
Entre elle et son époux se renoueraient un jour.
DARVIANE.
Ne serait-elle plus ?
MÉLANIDE.
Elle est toujours fidèle,
DARVIANE.
Son époux est donc mort ?
MÉLANIDE.
Il ne vit plus pour elle.
DARVIANE.
Il ne vit plus pour elle ! Eh ! quoi ! cet inhumain,
En nous restituant son cœur avec sa main,
Pourrait venger l’Hymen, l’Amour et la Nature
Et n’a pas fait cesser cette indigne rupture !
MÉLANIDE.
Son cœur, par un amour impossible à dompter,
Involontairement s’est laissé surmonter.
DARVIANE.
Devais-je naître ! Ah ! Ciel ! tu m’as choisi mon père
Dans un jour malheureux de haine et de colère.
Daignez me le nommer ; je veux, dès aujourd’hui,
Suivre partout ses pas, et m’attacher à lui :
J’irai lui reprocher sa honte et son parjure.
MÉLANIDE.
Ne sachez rien de plus.
DARVIANE.
Ah ! je vous en conjure.
MÉLANIDE.
Je ne puis.
DARVIANE.
Eh ! pourquoi ne voulez-vous donc pas
Que j’aille, de sa main, recevoir le trépas ?
Est-ce pour m’accabler qu’il m’a donné la vie ?
C’est un fardeau pour moi de honte et d’infamie.
MÉLANIDE.
Vous me faites trembler.
DARVIANE
Ne me refusez plus.
MÉLANIDE.
Vous ferez, près de moi, des efforts superflus.
L’état où je vous vois a trop de violence.
L’épouvante et l’effroi m’imposent le silence.
DARVIANE.
Pourquoi veux-je savoir ce secret accablant,
Puisqu’on ne peut venger un affront si sanglant ?
Me refuseriez-vous aussi, dans ma misère,
La grâce et la douceur de connaître ma mère ?
MÉLANIDE.
Hélas !
DARVIANE.
Vous soupirez ! En suis-je abandonné ?
Désavoué ? Sans doute. En dois-je être étonné ?
Je me rends la justice affreuse qui m’est due :
Le sein qui m’a conçu, doit frémir à ma vue :
C’est pour elle un supplice ; elle a droit de me fuir :
Ma vie est son opprobre ; elle doit me haïr.
MÉLANIDE.
Elle ne vous hait point : croyez qu’elle vous aime ;
Qu’elle gémit sur vous, plus que sur elle-même.
DARVIANE.
Ne refusez donc plus à mes empressements,
Le bonheur de jouir de ses embrassements :
Qu’au moins, dans nos malheurs, notre amour nous rassemble ;
Nous les adoucirons, en les pleurant ensemble.
MÉLANIDE.
Ne la connaissez point.
DARVIANE.
Ou réunissez-nous,
Ou vous allez me voir mourir à vos genoux.
MÉLANIDE.
Que vous êtes pressant !
DARVIANE.
Que vous êtes cruelle !
MÉLANIDE.
Votre mère se rend ; vous l’emportez sur elle...
Ah ! mon fils !
DARVIANE.
Quoi ! c’est vous ? Mon cœur est satisfait
Le Ciel a fait, pour moi, le choix que j’aurais fait.
MÉLANIDE.
Hélas ! votre destin n’est pas moins déplorable.
DARVIANE.
Ô mère la plus tendre et la plus adorable !
MÉLANIDE.
Si vous m’aimez autant que je crois l’entrevoir,
Ayez donc sur vous-même un peu plus de pouvoir.
Vous voyez quel doit être un jour votre partage.
Il faut, au fond des cœurs, vous faire un héritage.
Leur conquête n’est pas l’ouvrage d’un moment :
On les gagne avec peine ; on les perd aisément.
Mais la douceur attire, et retient sur ses traces
L’amitié, la faveur, la fortune et les grâces.
La hauteur n’a jamais produit que des malheurs :
Je vous laisse y penser ; je vais cacher mes pleurs.
Scène VI
DARVIANE, seul
Me voilà donc instruit de mon sort effroyable ?
Stands Dieux ! quel en est donc l’auteur impitoyable ?
Hélas ! je l’aurais su, si j’avais pu calmer
Mes esprits et mes sens trop prompts à s’allumer.
À sa discrétion j’aurais été me rendre.
Peut-être sa pitié... Que devais-je en attendre,
Puisque tant de vertu jointe à tant de beauté,
N’ont pu de cet ingrat vaincre la cruauté ?
Quelle idée imprévue, et peut-être insensée,
Se forme tout-à-coup au fond de ma pensée ?
Je ne sais ; mais je sens accroître mes soupçons,
Quand je pense aux conseils, aux avis, aux leçons,
Qu’au sujet du Marquis j’ai reçus de ma mère ;
Elle y prend intérêt. Quel en est le mystère ?
Pourquoi tous ces égards, et le profond respect
Qu’elle exige pour lui ? Cet ordre m’est suspect.
Ce Monsieur d’Orvigny, qu’on veut que je révère,
Serait-il, à la fois, mon rival et mon père ?
Lui ?... Dans ce doute affreux tout se confond en moi,
Haine, désir, terreur, espoir, amour, effroi :
Je ne démêle rien dans ce trouble funeste.
Qui m’en fera sortir ?... Mais Théodon me reste ;
Il est instruit. Allons, et tâchons d’arracher
Me malheureux secret que l’on veut me cacher.
ACTE V
Scène première
LE MARQUIS, THÉODON
THÉODON.
Plus Darviane a tort, plus il doit être à plaindre.
LE MARQUIS.
Y songez-vous ? À quoi voulez-vous me contraindre ?
C’est, pour un étourdi, prendre beaucoup de soin.
Ce jeune homme a poussé l’affaire un peu trop loin.
C’est une offense en forme, une insulte marquée,
Qui jamais ne peut être autrement expliquée.
Elle a trop éclaté dans toute la maison :
Il faut bien, malgré moi, que j’en tire raison.
THÉODON.
Vous ne le ferez pas.
LE MARQUIS.
Pourquoi donc, je vous prie ?
J’y suis très résolu.
THÉODON.
Vous en perdrez l’envie,
Quand vous serez instruit d’un secret important,
Dont je ne suis instruit que depuis un instant.
LE MARQUIS.
Quand je serai vengé, vous pourrez me l’apprendre.
THÉODON.
Il ne serait plus temps.
LE MARQUIS.
J’ai peine à vous comprendre.
THÉODON.
Si vous saviez à qui Darviane appartient !...
LE MARQUIS.
Que m’importe ?
THÉODON.
Ah ! Monsieur !...
LE MARQUIS.
Dites ; qui vous retient ?
THÉODON.
Vous en auriez pitié.
LE MARQUIS.
Suis-je ami de son père ?
Parlez.
THÉODON.
Hélas !
LE MARQUIS.
Eh ! bien ?
THÉODON.
Mélanide est sa mère.
LE MARQUIS.
Ah ! que m’annoncez-vous ?
THÉODON.
C’est cet infortuné,
Qu’en des temps plus heureux l’Amour vous a donné ;
Enfant né pour pleurer la honte de sa mère,
Déplorable héritier d’opprobre et de misère,
Sans état, sans aveu, sans nom, sans bien, sans rang ;
Qui va se voir privé de tous les droits du sang,
Au lieu d’être un objet d’amour, de complaisance,
De ressource, de joie, et de reconnaissance.
Il devait être heureux de vous devoir le jour.
LE MARQUIS.
Hélas !
THÉODON.
C’était par lui que l’Hymen et l’Amour
Comptaient que vous deviez vous survivre à vous-même :
C’est un bien que le ciel ne fait qu’à ceux qu’il aime.
Vous l’avez : eh ! pourquoi n’en jouissez-vous pas ?
Que voulez-vous de plus qu’un sort si plein d’appas,
Qu’une épouse pour vous si tendre et si constante,
Et qu’un fils en état de remplir votre attente ?
Songez que, pour jamais, vous allez vous priver
Du bonheur le plus grand qui put vous arriver.
LE MARQUIS.
Ah ! daignez m’épargner. Quelle attaque imprévue !
Ah ! Rosalie, hélas ! pourquoi vous ai-je vue ?
Devais-je rencontrer vos dangereux appas !
Quelle étoile funeste alors guida mes pas !
Rendez-moi donc ce cœur trop épris de vos charmes :
Son infidélité fait verser trop de larmes.
THÉODON.
Vous les payerez cher ; je puis vous l’annoncer.
Mélanide bientôt vous en fera verser.
Elle vivait pour vous ; il faut bien qu’elle meure.
LE MARQUIS.
Qu’entends-je ?
THÉODON.
Vous allez hâter sa dernière heure.
LE MARQUIS.
Ah ! cruel, je le vois, vous voulez mon trépas.
Oui, s’il faut que je brise un nœud si plein d’appas !
Mais comment parvenir à cet effort suprême ?
Est-ce à l’amour heureux à s’immoler lui-même ?
THÉODON.
Quand il est criminel, il ne peut être heureux.
Mais, voilà votre fils, je vous laisse tous deux.
Scène II
DARVIANE, LE MARQUIS
LE MARQUIS, à part.
Théodon ne doit pas avoir eu l’imprudence
De faire à Darviane aucune confidence.
DARVIANE.
Quand, jusqu’au fond du cœur pénétré de regret,
Je cherche à réparer un transport indiscret,
Avec quelque bonté daignerez-vous m’entendre ?
Je viens chercher ma grâce. À quoi dois-je m’attendre ?
LE MARQUIS.
Dès que vous souhaitez que tout soit effacé,
Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé,
DARVIANE.
Je craignais de trouver un rival inflexible,
Prévenu contre moi d’une haine invincible.
Si vous me haïssiez, mon sort serait affreux.
LE MARQUIS.
On ne hait pas toujours ceux qu’on rend malheureux.
DARVIANE.
Cet aveu n’adoucit mes maux qu’en apparence,
Si vous ne me voyez qu’avec indifférence.
LE MARQUIS.
Croyez que je vous plains.
À part.
Tous mes sens sont troublés.
DARVIANE.
Votre pitié m’est chère. Ah ! si vous la réglez
Sur l’état où je suis, elle doit être extrême.
LE MARQUIS.
Je sais qu’il est cruel de perdre ce qu’on aime.
DARVIANE.
J’ai bien d’autres sujets de me désespérer.
Je serais trop heureux de n’avoir à pleurer
Qu’une si douloureuse et si triste infortune :
Cette perte, après elle, en entraîne encore une.
On n’éprouva jamais un revers plus affreux.
Hélas ! j’avais un père illustre, généreux,
Digne d’être à jamais ma gloire et mon modèle :
Je ne pouvais sortir d’une source plus belle.
Vain bonheur ! Au mépris de l’amour paternel,
Il veut couvrir son sang d’un opprobre éternel ;
À ces premiers liens il s’arrache de force,
Et va sacrifier, au plus affreux divorce,
La nature, l’hymen, et l’amour gémissant.
Je serai dénué de tout ce qu’en naissant
Le plus vil des mortels apporte avec la vie.
Malheureux d’être né, je vais porter envie
À tous ceux qui devaient me voir au-dessus d’eux :
J’en deviens le dernier, et le plus malheureux...
Je vous vois attendri ! Je me flatte, j’espère
Que vous ne prenez pas le parti de mon père.
LE MARQUIS.
Il serait malaisé de le justifier.
DARVIANE.
En vous, entièrement, je puis donc me fier ?
Je suis trop malheureux pour n’être pas timide.
Dans cette extrémité, je vous prends pour mon guide.
LE MARQUIS.
Moi ?
DARVIANE.
Vous-même. À qui donc puis-je mieux m’adresser ?
Ma confiance, hélas ! doit-elle vous blesser ?
Par bonté, dites-moi ce qu’il faut que je fasse.
Mon père va bientôt combler notre disgrâce.
Avant qu’un autre hymen le sépare de nous,
Ne pourrais-je, en tremblant, embrasser ses genoux ?
Croyez-vous qu’un refus punirait mon audace ?
Quoi ! mon père !... Ah ! Monsieur, mettez-vous à sa place ;
Supposez un moment que je sois votre fils :
Que feriez-vous ? Parlez.
LE MARQUIS, à part.
Saurait-il qui je suis ?
À Darviane.
Je vous offre à jamais l’amitié la plus tendre.
De mes soins les plus doux vous devez tout attendre.
DARVIANE.
Puis-je me contenter d’un vain soulagement ?
Cruel : je ne veux point de dédommagement.
Vous avez dû m’entendre. À quoi sert le mystère ?
Ou laissez-moi périr, ou rendez-moi mon père.
C’est moi qui suis le fruit de vos premiers soupirs.
Songez que ma naissance a comblé vos désirs ;
Du plus grand des malheurs doit-elle être suivie ?
Qu’une seconde fois je vous doive la vie.
Je ne veux en jouir que pour vous honorer ;
Je ne veux respirer que pour vous adorer...
N’osez-vous voir les pleurs que vous faites répandre ?
ÀA tant de fermeté je ne pouvais m’attendre.
Vous me feriez penser que je me suis mépris ;
Qu’en effet je n’ai point le titre que j’ai pris,
Et que je n’ai sur vous aucun droit à prétendre.
Vous êtes vertueux, et vous seriez plus tendre.
J’ai cru de faux soupçons... Ah ! daignez m’excuser ;
Ils étaient trop flatteurs pour ne pas m’abuser.
On m’avait mal instruit. Rentrons dans ma misère.
Avant que de sortir de l’erreur la plus chère,
Et de quitter un nom que j’avais usurpé,
Vous-même montrez-moi que je m’étais trompé :
Vous pouvez m’en donner la preuve la plus sûre ;
Je vous ai fait tantôt une assez grande injure ;
En rival furieux je me suis égaré ;
Si vous ne m’êtes rien, je n’ai rien réparé.
L’excuse n’a plus lieu. Votre honneur vous engage
À laver dans mon sang un si sensible outrage.
Osez donc me punir, puisque vous le devez.
Vous allez m’arracher Rosalie ; achevez,
Prenez aussi ma vie ; elle me désespère.
LE MARQUIS.
Malheureux ! qu’oses-tu proposer à ton père ?
DARVIANE.
Ah ! je renais !
LE MARQUIS.
Que vois-je ? Ô ciel ! en est-ce assez ?
Scène III
MÉLANIDE, DORISÉE, THÉODON, ROSALIE, LE MARQUIS, DARVIANE
MÉLANIDE.
Vous rappellerez-vous des traits presqu’effacés ?
On veut, avant ma mort, que je vous importune ;
Et je viens, à vos pieds, pleurer notre infortune.
Mon fils, unissons-nous.
Elle va pour se jeter aux pieds du Marquis, qui l’en empêche.
DARVIAN E, se jetant aux pieds du Marquis.
Mon père !
LE MARQUIS, à Mélanide.
Pardonnez
Au trouble où tous mes sens se sont abandonnés.
À part.
Que je me sens confus, interdit et coupable !
MÉLANIDE.
Vous craignez, je le vois, que je ne vous accable :
Mais loin de me laisser aigrir par mes malheurs,
Quelque soit le sujet qui fait couler mes pleurs,
Hélas ! je sais toujours excuser ce que j’aime.
Vous causez, malgré vous, mon infortune extrême.
Une si longue absence, et les bruits de ma mort,
Ont rendu votre cœur le maître de son sort.
Je devais succomber. La Fortune jalouse,
Dès longtemps, aurait dû vous ravir votre épouse :
Pardonnez si j’emprunte encore un nom si doux ;
Je cède à l’habitude ; elle me vient de vous.
Mais, sans parler de moi, ni de ma destinée,
Je vous remets le fruit du plus tendre hyménée.
J’aurais lieu d’espérer que cet infortuné
Ne démentirait point le sang dont il est né,
Et qu’il pourrait vous être aussi cher qu’à sa mère.
Daignez donc vous charger de toute sa misère.
Permettez qu’il s’élève en secret sous vos yeux :
Il n’aura plus que vous... Recevez mes adieux.
À Darviane.
Et vous, à vos vertus faites-vous reconnaître.
Me pardonnerez-vous de vous avoir fait naître ?
Ô mon fils !
LE MARQUIS, à Mélanide.
N’imputez qu’à ma confusion,
Si j’ai paru rester dans l’indécision.
Avez-vous pu me croire assez de barbarie
Pour vous abandonner, vous, que j’ai tant chérie ;
Vous, dont j’ai si longtemps déploré le trépas ;
Vous, en qui je retrouve un cœur et des appas
Dignes d’être adorés de tout ce qui respire ?
Que n’avez-vous plutôt réclamé votre empire ;
Avant que de revoir un objet si touchant,
J’ai cru ne pouvoir vaincre un coupable penchant :
Mais j’éprouve, en sortant de cette erreur extrême,
Qu’en me rendant à vous, je me rends à moi-même.
Mon cœur et mon amour vont se renouveler.
Heureux que vous ayez daigné les rappeler !
En l’embrassant.
Quelle félicité m’allait être ravie !
MÉLANIDE.
Je vous retrouve donc !
DARVIANE.
Cher auteur de ma vie !
LE MARQUIS, à Darviane.
Oui, je suis votre père.
À Mélanide.
Oui, je suis votre époux.
Que l’Amour et l’Hymen nous réunissent tous !
À Dorisée.
Madame, vous voyez dans quelle douce chaîne,
Aussi-bien que l’amour, mon devoir me ramène.
DORISÉE.
Je ne puis qu’applaudir et vous féliciter.
J’eusse été la première à vous solliciter...
LE MARQUIS, à Dorisée.
Pourriez-vous détourner votre choix sur un autre :
Et souffrir que mon fils devînt aussi le vôtre ?
Nous serions tous heureux.
DORISÉE.
J’accepte cet honneur.
LE MARQUIS, à Mélanide.
Ne consentez-vous pas de même à leur bonheur ?
MÉLANIDE.
Qui ? moi ! si j’y consens !
Embrassant Rosalie.
Oui, vous serez ma fille.
LE MARQUIS.
Ne faisons désormais qu’une même famille.
Ô Ciel ! tu me fais voir, en comblant tous mes vœux,
Que le devoir n’est fait que pour nous rendre heureux.