L’Île du prince Toutou (Adolphe D’ENNERY - Édouard BRISEBARRE)
Sauvagerie en un acte, ornée de couplets et de danses océaniennes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies-Dramatiques, le 1er février 1845.
Personnages
TOUTOU, roi de l’île, 46 ans
RIC-AC-RIC, grand-prêtre, 70 ans
CHRISTIAN, matelot, 23 ans
MARASQUIN, matelot, son frère de lait, 23 ans
RARA, veuve, 50 ans
ZIZI, jeune fille, 17 ans
NADA, jeune fille
FOFO, jeune fille, 20 ans
TAMI
SAUVAGES des deus sexes
La scène se passe dans une île inconnue.
Le Théâtre représente un site sauvage ; au fond, la mer ; à gauche, une case ; à droite, un petit bois de palmiers.
Scène première
TAMI, FOFO, NADA, JEUNES SAUVAGES, entrant par la gauche
FOFO.
Oui, jeunes filles, oui, mes sœurs, voilà ce que disait hier au coucher du soleil, le grand prêtre Ric-ac-Ric.
NADA.
Est-il possible ?
FOFO.
Et nous ne nous vengerions pas.
TOUTES.
Vengeance ! vengeance !
ZIZI, arrivant par la droite.
Mais qu’y a-t-il donc, Fofo ?
FOFO.
Tu le demandes, Zizi, toi, une jeune fille comme nous...
ZIZI, avec douleur.
Hélas !
FOFO.
Car voici, toutes ici... les jeunes filles de l’endroit.
ZIZI.
Oh ! le vilain pays, la maudite île, où les veuves ont seules le droit de se marier.
NADA.
Oui, une loi baroque et immorale condamne les jeunes filles à un célibat perpétuel.
ZIZI.
Quelle indignité !
TAMI.
Mais ça finit par devenir fatigant ça, il n’y a plus moyen d’y tenir.
TOUTES.
Non, non ?
NADA.
Ne pas se marier, certes, c’est gênant... mais on prendrait son mal en patience, si ces maudites veuves ne venaient pas vous enlever des maris à votre nez.
ZIZI.
Comment, encore une qui se marie...
FOFO.
Oui, la grande Rara, qui est veuve depuis la lune rousse, de son quatorzième mari... elle va aujourd’hui en prendre un quinzième.
ZIZI, avec envie.
Quinze maris ?... est-elle heureuse !
TAMI.
Et quel mari encore, Toutou, le roi de l’île.
ZIZI.
Elle épouse Toutou ?
FOFO.
Se voir préférer des charmes aussi... anciens.
NADA.
Ah ! ça ne se passera pas ainsi.
TOUTES.
Non, non, vengeance !
ZIZI.
Que voulez-vous faire ?
FOFO.
Cueillir quelques branches de palmier, et les approcher très fort et à plusieurs reprises des épaules de Rara, en signe de mécontentement.
ZIZI.
C’est-à-dire que vous voulez la frapper.
TOUTES.
Oui, oui ?
NADA.
Ah ! ce moyen me semble un peu violent.
FOFO.
Eh bien, un autre non moins ingénieux se présente à mes esprits... mettons le feu à sa butte.
ZIZI.
Mais Rara est dedans.
FOFO.
C’est précisément pour ça, mettons le feu à la hutte à Rara.
TOUTES.
À bas Rara !
Elles remontent la scène, Rara sort de sa hutte qui se trouve au deuxième plan à droite.
Scène II
TAMI, ZIZI, RARA, FOFO, NADA, JEUNES FILLES
RARA, sortant de sa hutte.
Qui pousse ces hurlements ?
TOUTES.
Rara !
RARA.
Moi-même, je suis Rara, surnommée la Belle-Taille, à cause de quelques avantages corporels... À qui en avez-vous donc, jeunes filles.
FOFO.
À toi, veuve maudite : est-il vrai, que notre roi Toutou, dit le Nez-Subtil, ait l’intention de t’épouser.
RARA.
Il ne demande que ça.
TOUTES, indignées.
Ah !
RARA.
Quand le soleil aura disparu derrière l’horizon, je pourrai entrer dans sa butte, il pourra entrer dans la mienne... nous serons époux de par la loi.
FOFO.
Loi ridicule !
RARA.
Mais originale ! respect aux œuvres du grand Zing-Pouf-Beck... c’est lui qui l’a fa briquée cette charmante loi... aussi, depuis sa mort, nous vous l’avons nommé idole, à une majorité assez honorable.
ZIZI.
Adorer un pareil législateur.
RARA.
N’était-il pas aussi notre roi... quel vaillant chef, en décousait-il le grand Zing ; en a-t-il remporté des victoires et des chevelures... il est vrai que pas mal de ses guerriers mordaient de temps à autre la poussière... ils partaient trois cents, et ils revenaient quatre.
NADA.
Quatre cents ?
RARA.
Non, quatre, brut ?... chargés de lauriers, et avec un grand nombre de prisonniers.
FOFO.
Comme c’était agréable ? personne ne se pressait d’épouser les veuves... vu qu’on prenait de préférence, les jeunes filles ?... heureux temps !
RARA.
C’est alors que le grand Zing, dans sa haute sagesse, fatigué des plaintes de toutes les veuves, et voulant leur assurer une poire pour... la fin... de leur carrière, décréta, que nul individu mâle ne pourrait, sans encourir la peine de mort... épouser autre chose qu’une veuve.
ZIZI.
Mais cette loi absurde il l’aurait abolie plus tard.
NADA.
Dès que toutes les veuves auraient été placées.
TAMI.
Par malheur le grand Zing est mort subitement d’une indigestion de cocos.
RARA.
Dans les premiers temps, ça boulottait... la veuve donnait assez... les gens qui avaient envie de se marier le pouvaient facilement ; mais, un jour, par une belle matinée... il se trouva qu’il n’y avait plus de veuves.
FOFO.
Tout avait été consommé !
ZIZI.
Il ne restait plus que les jeunes filles.
FOFO.
Et personne n’en voulait.
ZIZI.
À cause de la maudite loi.
RARA.
C’est à cette époque, que l’on commença seulement à soupçonner que le grand Zing, avait exécuté une brioche assez grossière.
FOFO.
Certainement : car, pour être veuve, il faut avoir été mariée.
NADA.
Pour avoir été mariée, il faut avoir été jeune fille.
TAMI.
Et comme la loi empêche d’épouser les jeunes filles ?...
RARA.
Il faut s’en priver...
NADA.
Tandis qu’il y a des veuves qui se sont remariées, des sept et neuf fois.
FOFO.
Un observateur a même remarqué, que depuis cette fameuse loi, le veuvage s’est propagé d’une manière assez piquante.
RARA.
Qu’entendez-vous par ces paroles, jeune fille ?... oserais-tu soupçonner ma bonne foi ?... me croire capable... d’aider un peu la nature ?...
NADA.
Je dis, que si j’étais homme, ça m’inquièterait de voir presque tous ceux qui épousent des veuves, déménager aussi lestement.
FOFO.
Eh ! bien, pas du tout, je ne sais pas ce qu’ils ont ces diables d’hommes, dès qu’une femme devient veuve, c’est à qui l’aura, ils se l’arrachent.
RARA.
Je comprends bien cela, moi ; le hasard a fait que mon quatorzième mari est allé rejoindre ses ancêtres... je n’ai pas cherché à le retenir... et...
ZIZI.
Et aujourd’hui, vous aller convoler en quinzième noces.
TAMI.
C’est une horreur !
RARA.
Jeunes filles !
FOFO.
À bas Rara !
TOUTES.
À bas Rara !
RARA, remontant la scène.
Au secours ! à moi ! à moi :
TOUTES.
Air : Fuyons, ma jeune amie.
À la belle étoile.
Pour nous, non, plus d’épreuves,
Assez comme cela ;
Mort à toutes les veuves,
Et surtout à Rara.
Scène III
LES MÊMES, TOUTOU, RIC-AC-RIC, SAUVAGES des deux sexes, entrant par la droite
TOUTOU.
Qu’est-ce ? qu’est-ce ?
RARA, allant au prince.
Prince, prince, sauvez-moi !
TOUTOU.
Et de quoi ? et de qui ?
RARA.
De la colère de ces jeunes filles, qui furieuses de ne pouvoir prendre un époux...
TOUTOU.
Serait-il vrai, jeunes filles, que pour un motif aussi puéril...
FOFO.
Prince, eh ! bien, oui, là... le célibat nous pèse...
TOUTOU.
Pauvres petites !
RIC-AC-RIC.
Absolument comme tous les jeunes hommes du pays.
TOUTOU.
En vérité, Ric-ac-Ric !
RIC-AC-RIC.
Oui, prince, ils se plaignent, ils se désolent, ils deviennent pâles, maigres. Je ne comprends vraiment pas qu’on se tracasse pour peu... Mais moi, prince, moi, depuis fort longtemps je suis veuf, et je ne maigris pas pour ça.
TOUTOU.
Ça serait difficile.
FOFO.
Mais, prince, si vous pouviez...
TOUTOU.
Quoi !... mais quoi !... ne connaissez-vous donc pas la loi du pays ? Dis-la leur, Ric-ac-Ric ! Tu la sais par cœur.
RIC-AC-RIC.
Tout individu mâle qui se passera la fantaisie d’épouser autre chose qu’une veuve, sera immédiatement mis à mort, après la cérémonie nuptiale. Signé et paraphé par le grand Zing-Pouf-Beck...
TOUS, avec désespoir.
Hélas !...
TOUTOU.
Après ça, si quelqu’un en désire.
TOUS LES SAUVAGES.
Merci !
RARA.
Prince, on dit que le grand Nez-Subtil a fait choix d’une compagne ; je suis l’unique jeune beauté disponible... et je viens...
TOUTOU.
Et tu viens quoi ?
RARA, allant à Toutou.
Vous demander à quand la noce !
TOUTOU.
La noce !... À quand la noce !... Veux-tu me laisser tranquille, toi, la Belle-Taille !
TOUS, surpris.
Ah !
RARA, très étonnée.
Sur quel scorpion s’est-il promené aujourd’hui. Qu’avez-vous donc, mon Toutou ?
TOUTOU.
Je ne suis pas votre Toutou, femme délabrée.
RARA.
Qu’a-t-il dit ?
TOUTOU.
C’est que j’ai beau la regarder... de toutes les façons... Ses quatorze mariages lui ont fait beaucoup de tort... Ah ça ! fanée...
RARA.
Ah ça ! me direz-vous, prince, ce que signifient vos paroles obscures ?
TOUTOU.
Mais tu ne comprends donc pas que si je t’épouse, c’est que je ne peux pas faire autrement... que j’en aime une autre, et que cette autre, la voilà... c’est Zizi... Approche Zizi, je ne te mangerai pas.
TOUS.
Zizi !
ZIZI, à part.
Je m’en doutais !... Ah ! Il est bien vilain !
Elle soupire.
RARA.
Et vous osez m’avouer votre turpitude... Ah ! prince !
RIC-AC-RIC, passant derrière Rara.
Jeune Toutou, prenez garde, Zizi est une jeune fille ; la loi du grand Zing est positive, et je serais assez contrarié d’être obligé de vous faire taper sur la nuque.
TOUTOU.
Je partagerais ta contrariété, Ric-ac-Ric ; mais, cette nuit, sur ma couche solitaire, dévoré par les feux de l’amour, il m’est poussé une idée...
RIC-AC-RIC.
Une idée... quel évènement !
TOUTOU, remontant.
Et la voici... Ô ! mes fidèles sujets, qui m’êtes si dévoués, qui donneriez tous votre existence pour moi, j’offre une récompense raisonnable à celui qui voudra épouser Zizi en première noce.
TOUS, surpris.
Ah !
TOUTOU.
Il est vrai, qu’aux termes de la loi, il sera mis à mort immédiatement après la cérémonie... mais qu’il ne craigne rien, il peut compter sur ma reconnaissance... Je donnerai quelques cocos à sa famille, trois peaux de tigres et deux crocodiles vivants, et je ver serai plusieurs larmes à son intention... De cette façon-là, Zizi deviendra veuve, et je pourrai l’épouser sans être inquiété.
RARA, furieuse.
Ô infâme Toutou !
ZIZI, à part.
Pourvu que personne n’aille accepter !
TOUTOU.
Ne parlez pas tous en même temps ; ne vous pressez pas... J’attends les propositions...
Les sauvages tournent le dos.
Comment ! personne ne dit mot ? Voilà les figures que vous me faites ?... Ah ! quel lourd fardeau que la couronne.
RIC-AC-RIC.
Prince !
TOUTOU.
Ah ! tu acceptes, Ric-ac-Ric.
Les sauvages font face.
Merci, mon ami ; tu es bien vieux... et tu ne me sacrifies pas grand’chose... N’importe, je t’en sais gré.
RIC-AC-RIC.
Du tout, du tout, je n’accepte pas. J’ai toujours eu horreur du mariage.
TOUTOU.
Alors, laissez-moi, tous, ingrats que vous êtes.
RIC-AC-RIC.
Nous t’obéissons, grand Nez-Subtil... Laissons le prince avec lui même ; rendons-nous tous à la Pagode pour offrir nos hommages au grand Zing-Pouf-Beck.
TOUTOU, à part.
Le plus souvent que je l’adorerai aujourd’hui celui-là... Je lui refuse mon encens.
RARA, à part.
Il est à moi... je triomphe !
ZIZI, à part.
Personne n’a voulu accepter, quel bonheur !
RARA.
Je vais donc être princesse... Ah ! je vais me faire belle, me mettre au cou mes plus jolis morceaux de verre.
RIC-AC-RIC.
Peuple, en avant.
TOUS.
Air arrangé par M. Couderc.
Vers l’idole,
Que l’on vole,
Prier pour ces amants ;
Qu’un doux gage,
Les engage,
Qu’ils aient beaucoup d’enfants.
RARA.
Pour lui plaire,
Je vais faire
Des frais, c’est décidé ;
Et me mettre,
Me permettre
Trois anneaux dans le nez.
Reprise.
Ils sortent tous par la gauche, précédés de Ric-ac-Ric, excepté Toutou et Zizi.
Scène IV
ZIZI, TOUTOU
TOUTOU, retenant Zizi qui va sortir aussi.
Arrête, Zizi, et cherche avec moi le moyen de me soustraire au malheur d’épouser Rara.
ZIZI.
Mais prince, Rara n’est déjà pas si mal.
TOUTOU.
Enfant, ne cherche pas à me faire accroire que des cocos sont des lanternes... cette vieille Rara a déjà anéanti quatorze maris, et tu veux que je me résigne à faire le quinzième, quand je rêvais le bonheur d’être ton premier... oh ! non, non, jamais !... oh ! plutôt la mort... oui plutôt la mort de Rara.
ZIZI.
Prince, vous m’effrayer... vous êtes dans un état...
TOUTOU.
Ah ! je voudrais être dans un autre état que le mien.
ZIZI.
Calmez-vous !
TOUTOU.
Je ne peux pas y réussir... j’ai beau employer mille moyens... ah ! pourquoi n’a-t’on pas écouté le vieux sage qui l’a élevée.
ZIZI.
Ah ! oui, le vieux Quiriqui !
TOUTOU.
Pourquoi l’esprit des ténèbres a-t-il invité cet excellent sage à venir le visiter dans le noir séjour.
ZIZI.
Pauvre Quiriqui, à peine s’il avait fini mon éducation.
TOUTOU.
Lui seul s’opposait à cette loi fantasque, et tout le monde lui souriait au nez ; moi-même le premier, j’ai commis cette inconvenance... fatal égarement, il me semble encore l’entendre s’écrier, de sa voix aussi mélodieuse que chevrotante : que le grand Zing-Pouf-Beck était un coquillage, et que s’il avait trouvé le moyen de rendre malheureux tous les habitants de l’île, il saurait bien, lui. Quiriqui, du moment que sa Zizi aimerait quelqu’un, le lui faire épouser sans aucun désagrément.
ZIZI, émue.
Oh ! oui, ce sont bien là ses paroles.
TOUTOU.
Eh ! bien, dis-moi quel moyen il t’a indiqué.
ZIZI, à part.
Ah ! ce n’est pas à lui que je veux le dire...
TOUTOU.
Voyons, parle.
ZIZI.
Air : Cet amour est une folie. (Première scène ; troisième acte de Monseigneur.)
Hélas ! je ne puis vous le dire ;
Le jour seul où mon cœur battra,
Brûlant d’un douloureux martyre,
L’amour me le révèlera.
TOUTOU.
Ce moyen, ton cœur, s’il l’ignore,
Près de moi, peut l’apprendre... eh bien !
ZIZI.
Prince, ça ne vient pas encore,
Non, non, mon cœur ne me dit rien.
TOUTOU, à part.
Elle n’a pas de moyen...
Haut.
Alors, rien ne m’arrête plus, j’abdique la couronne, je me prive de mes sujets, et je vais en d’autres lieux planter mon hamac !
ZIZI.
Quoi, vous partiriez ainsi, seul !
TOUTOU.
Du tout, avec toi, Zizi... je tiens à ta société.
ZIZI.
Jamais !
TOUTOU.
Zizi... veux-ta venir ici, tout de suite !... ici, Zizi !
Demi-nuit.
ZIZI.
Quoi ! vous oseriez...
TOUTOU.
Profiter du moment où mes sujets s’amusent à la pagode, à adorer le grand Zing, pour préparer ma bonne pirogue... te mettre dedans... ton prince avec...
ZIZI.
Mais du tout, je ne veux pas partir !
TOUTOU, lui prenant la taille.
Viens, te dis-je ?
ZIZI.
Laissez--moi !
TOUTOU.
Viens, viens, tu n’en seras pas fâchée...
ZIZI, remontant.
Grand Zing, protège-moi...
Coup de tonnerre.
Le ciel s’obscurcit... le tonnerre gronde !...
TOUTOU.
La terre tremble, et moi aussi.
ZIZI.
Quelle tempête épouvantable ! vous avez offensé le grand Zing... il manifeste sa colère... il va vous punir.
TOUTOU.
Ah ! Zizi, que c’est bête de dire des choses comme ça. Je n’ai pas un cœur d’aigle, et la vaillance de cet oiseau... grand Zing, pardonne-moi, et je ferai pénitence : je t’immolerai trois de mes sujets les plus gras, je le jure sur la massue de mon grand père.
L’orage redouble, tous les sauvages arrivent de la gauche, et restent tous au fond.
Scène V
ZIZI, TOUTOU, RIC-AC-RIC, RARA, FOFO, NADA
TOUS.
Air : Il pleut bergère.
Il pleut, il pleut à verse ;
Le temps était si beau,
Vraiment, c’est une averse,
Puisqu’il tombe de l’eau.
Des lois de ce rivage,
On ne doit s’affranchir ;
En ces lieux, cet orage,
Ne peut que rafraîchir.
NADA, au fond.
Que vois-je ?
TOUTOU, sur le devant de la scène.
Quoi donc ?
ZIZI.
Une pirogue ballottée par la mer.
RARA.
Il y a du monde dedans.
TOUTOU, montant sur le dos d’un de ses sujets.
Je plains sincèrement ces navigateurs...
NADA.
Ah ! la barque se brise.
RIC-AC-RIC.
Ils disparaissent !
TOUTOU.
Ils boivent un coup... oui, ma foi, ils se livrent à l’eau salée.
FOFO.
Ah ! en voici un qui nage !
RARA.
Et l’autre aussi.
ZIZI.
Mais il faut tâcher de les sauver !
NADA.
Vite, jetons-leur quelques branches d’arbres... des cordages.
RARA
Tirons tous !
Les sauvages font la chaine, et avec la corde tirent de la mer Christian et Marasquin.
RIC-AC-RIC et TOUTOU, tous deux se promènent sur le devant de la scène.
Hardi ! ferme... c’est très fatigant cet exercice-là ! Ric-ac-Ric ?...
RIC-AC-RIC.
Je suis de votre avis, prince !
TOUTOU.
Tu es toujours de mon avis.
Aux sauvages.
Hardi ! ferme !...
ZIZI.
Les voilà !
TOUS.
Les voilà !
TOUTOU.
C’est pas malheureux !... nous nous sommes donnés assez de peine pour ça...
On amène les deux jeunes gens qui sont à moitié évanouis.
ENSEMBLE.
Air : Bras dessus, bras dessous. (Deuxième scène, troisième acte de Monseigneur.)
De la fureur des flots,
Sauvons ces matelots,
Que la mer en courroux
Vient jeter parmi nous.
Scène VI
RIC-AC-RIC, NADA, TAMI, CHRISTIAN, ZIZI, FOFO, MARASQUIN, RARA, TOUTOU
CHRISTIAN.
Où suis-je ?
ZIZI.
Pauvre jeune homme !
MARASQUIN, étendant les bras comme pour nager.
Han... han...
TOUTOU.
Aïe ! il me fourre son doigt dans l’œil.
RARA, regardant Marasquin.
Il est très gentil, ce petit boulot-là.
FOFO, s’approchant.
Oh ! oui !...
RARA, la repoussant.
Veux-tu pas y toucher !
CHRISTIAN, ouvrant les yeux.
Que vois-je !
ZIZI.
Oh ! qu’il a de jolis yeux !
MARASQUIN.
Des plumes, des massues... ah ! nous sommes chez des anthropophages !
CHRISTIAN, s’approchant de Marasquin.
Hein ? des anthropophages !
TOUTOU.
Jeunes noyés, qui êtes-vous ? qui êtes-vous ?
CHRISTIAN.
Christian, matelot du navire le Curaçao.
MARASQUIN.
Et moi, Marasquin, cuisinier... toujours du Curaçao.
CHRISTIAN.
Tous deux orphelins, frères de lait.
TOUTOU.
Je m’en doutais...
CHRISTIAN.
Et naufragés ensemble, en retournant en France, note patrie, et sans vous, estimables sauvages...
MARASQUIN.
Nous étions cuits !
CHRISTIAN, bas.
Ne dis donc pas de ces mots-là, ça pourrait leur donner des idées.
Haut.
Ah ! çà, où diable sommes-nous ici ?
TOUTOU.
Dans les états du prince Toutou !...
MARASQUIN.
Du prince...
TOUTOU.
Toutou !
MARASQUIN.
Nom d’un chien !
TOUTOU.
Ici l’hospitalité se donne...
MARASQUIN.
Ce prix nous convient assez !
RARA, montrant Marasquin.
Je me charge de ce petit-là !
FOFO.
Du tout, c’est moi, je l’ai retenu...
RARA, tirant Marasquin.
Je le veux !
FOFO, tirant Marasquin.
Il m’appartient !
MARASQUIN, criant.
Ah ! elles vont me déchirer pour m’avoir...
TOUTOU.
Silence !... moi, Toutou...
MARASQUIN.
Ah ! c’est vous qui êtes...
TOUTOU.
Toutou XLVII, dit le Nez-Subtil, à cause de la finesse de cet organe. J’octroie le plus vilain...
MARASQUIN, désignant Christian.
Lui...
TOUTOU.
Non, toi... à Rara !
MARASQUIN.
La grande !
RARA.
Viens par ici, petit blanc, viens !
FOFO.
Tout pour elle !
TOUTES.
C’est une injustice !
TOUTOU.
Elle est la plus ancienne de l’île... quant à l’autre visage pâle... je me charge de lui.
ZIZI, à part.
Ah ! moi qui allais demander...
RARA, à Marasquin.
Je vais disposer la petite case, mon colibri.
TOUTOU.
Zizi, prépare tout ce qu’il faut pour le repas de mon jeune homme.
ZIZI.
Oh ! oui, prince, à l’instant !
MARASQUIN.
Prince !
CHRISTIAN, à part.
Et moi qui craignais d’être tombé chez des cannibales, c’est qu’ils sont charmants, ces sauvages-là !
MARASQUIN, à Toutou.
Prince, vous êtes prince !... ah !... si j’avais su votre grade !
Saluant à la musulmane et donnant un coup de derrière à Ric-ac-Ric qui causait avec Christian.
allah ! allah ! allah !
TOUTOU, le relevant et lui serrant la main.
Comment donc, Monsieur, comment donc ?
RIC-AC-RIC.
Retournons à la pagode, remercier le grand Zing d’avoir sauvé ces deux étrangers !
ENSEMBLE.
Air : Final du 2e acte de César de Bazan.
Selon notre méthode,
Puisque le temps est sec,
Offrons à la pagode
Nos vœux à Zing-Pouf-Beck.
Ils s’éloignent tous de différents côtés, excepté Christian, Marasquin et Toutou.
Scène VII
TOUTOU, MARASQUIN, CHRISTIAN
TOUTOU, à part.
Il me vient une idée... un trait de lumière...
CHRISTIAN, au fond, à Marasquin.
Était-elle gentille... hein ! cette petite sauvage... qui ne me quittait pas des yeux là... tout à l’heure... comme c’est équipé...
MARASQUIN.
Et sa camarade donc... qui voulait de moi, qui me tirait par ma ceinture.
TOUTOU.
Montrons la finesse de l’ours et la prudence de la pintade mâle...
Haut.
Visages pâles !...
CHRISTIAN.
Prince !
TOUTOU.
Êtes-vous garçons ?
MARASQUIN.
Nous les sommes !
TOUTOU, poussant Marasquin et passant au milieu.
Pas toi, ton camarade !
CHRISTIAN.
Oui, prince, je suis garçon !
TOUTOU.
Ah ! tant mieux, mon cher, tant mieux... voyons, franchement, là, comment trouvez vous le pays ?
MARASQUIN.
Comment je le trouve... eh ! eh !...
TOUTOU.
Pas toi, ton camarade... bavard, va !
CHRISTIAN.
Votre pays... dame ! en fait de terre ferme, ce n’est pas trop mal.
TOUTOU.
Et des agréments, sous le rapport du gibier, nous avons du lion ici...
MARASQUIN.
Ah ! ah ! vous avez du lion ! j’aime beaucoup le saucisson de Lyon...
TOUTOU.
Une infinité de tigres !
MARASQUIN.
Ah ! du tigre aussi !
TOUTOU.
Et des serpents à sonnettes... ça fourmille... on n’a qu’à se baisser pour en prendre.
MARASQUIN.
Je sais bien qu’est-ce quine se baissera pas... et il y a des gens qui s’amusent à çà ???
TOUTOU.
Je ne vous parle pas d’un tas d’autres avantages, ça n’en finirait pas.
MARASQUIN.
Vraiment, le joli pays. Mais j’aime mieux Nanterre.
TOUTOU.
Eh bien ! éprouveriez-vous quelque répugnance à vous établir dans ces lieux enchantés, à devenir des nôtres.
MARASQUIN.
Y a trop de... choses à sonnettes pour moi.
CHRISTIAN.
Eh ! mon Dieu ! quand on n’a pas de famille, qu’on a fait naufrage dans une île, et qu’on ne peut pas en choisir une autre.
MARASQUIN, à part.
S’il y en avait une petite à côté... où il n’y ait que des lapins seulement...
CHRISTIAN.
Ma foi, rester ici ou ailleurs.
TOUTOU.
Très bien, vous serez mon premier ministre.
MARASQUIN.
Premier ministre, moi !
TOUTOU.
Pas toi, ton camarade... je suis fâché de t’avoir reçu dans mon île, celui-là...
À Christian.
Voyons, accepteriez-vous...
MARASQUIN, passant au milieu.
Accepte ! accepte ! tu me nommeras quelque chose de bon... de bien payé...
Toutou le repousse.
Eh bien ! prince !
TOUTOU.
C’est convenu, vous voilà une bonne place, il ne vous manque plus qu’une compagne, une femme...
CHRISTIAN, à Marasquin.
Une femme !
TOUTOU.
Est-ce que vous avez peur du mariage, visage pâle ?
CHRISTIAN.
Peur, moi ! au contraire, mille caronades !
MARASQUIN.
Peur, nous, et du mariage... par exemple... il n’y a que le chapitre des... machines à sonnettes, qui me chiffonne un peu.
TOUTOU, à Christian.
Voyons, voyons... qui voudriez-vous bien épouser ?
MARASQUIN, s’approchant près de Toutou.
Comment ! quoi !... qu’est-ce qu’on épouse donc ici ?...
À part.
Je ne suis pas tranquille.
TOUTOU, à Christian.
Allons plus loin, allons plus loin...
À Marasquin qui l’a suivi.
Si tu continues, nous allons être obligés de nous en aller... vois comme tu es désagréable !
À Christian.
Qu’est-ce qui vous flatterait le plus, d’une jeune fille ou d’une veuve ?
CHRISTIAN.
Une jeune fille, mille sabords !
MARASQUIN, s’approchant de nouveau.
Une jeune fille, quinze cents sabords !
TOUTOU.
Voilà bien les hommes, l’étourderie de la gazelle... moi, je vous conseille de prendre une veuve, c’est moins dangereux.
MARASÇUIN, à Toutou.
Oui, mais c’est moins agréable... hé ! hé !
TOUTOU, à Christian.
Est-ce qu’il est toujours comme-ça... hein ! votre ami. Dieu ! que je suis donc fâché de l’avoir reçu dans mon île !...
Changeant de ton.
Je connais pourtant une certaine veuve de 67 ans.
CHRISTIAN.
Mais j’aime mieux une jeune fille, encore une fois.
TOUTOU.
C’est différent, puisque vous y tenez absolument... c’est égal, souvenez-vous bien que je vous ai conseillé de prendre une veuve...
CHRISTIAN, insistant.
Je me tue de vous dire que je veux une...
TOUTOU.
Vous l’aurez... ah ! à propos, vous savez qu’il faut toujours se conformer aux lois du pays qu’on habite.
CHRISTIAN.
Certainement, pardieu ! c’est comme à bord.
TOUTOU.
Dites-moi donc, tenez vous beaucoup à ce que je vous lise les lois du grand Zing-Pouf-Beck.
MARASQUIN, à part.
Est-il permis de s’appeler comme ça, mon Dieu, Grand Bout d’zing Pouſ-Beck.
CHRISTIAN
Eh ! du tout, à quoi bon, c’est inutile... je m’en rapporte parfaitement à vous...
TOUTOU.
Cette confiance m’honore,
À part.
et j’en abuserai.
Scène VIII
CHRISTIAN, TOUTOU, ZIZI, MARASQUIN, puis RARA
ZIZI.
Prince ! tout est préparé pour le repas.
TOUTOU, bas à Christian en lui désignant Zizi.
Examinez-moi ça, jeune homme !
CHRISTIAN.
Ma petite sauvage.
RARA, accourant.
Visage pâle !... visage pâle...
MARASQUIN.
Encore la grande !
RARA.
Viens dans la case à Rara, viens boire du lait de coco... du jus d’ananas et fumer le calumet de l’amour
MARASQUIN.
Presti, qu’elle m’embête cette saurage-là...
Ensemble.
Air : Quel bon tour, ah ! c’est charmant. (Sixième scène, deuxième acte de Monseigneur.)
RARA.
Étranger, bon petit blanc,
Mon cœur, au tien, prête le flanc,
Ton regard, d’un air aussi franc
M’embrase,
À toi, ma main, ma case.
Loin des fureurs du grand lac,
Viens reposer sur mon hamac,
Et le mettre sur l’estomac
Ce que vous nommez du Cognac.
MARASQUIN.
À ce nom de petit blanc,
Je ne veux pas prêter le flanc.
Pour m’offrir d’un air aussi franc
Sa case,
Il faut que je l’embrase.
De dormir sur son hamac,
Je sens déjà que j’ai le trac ;
Mieux vaudrait vivre sans tabac,
Ou ne plus boire de cognac.
LES AUTRES.
Étranger, bon petit blanc,
Son cœur, au tien, prête le flanc,
Ton regard, d’un air aussi franc
L’embrase,
À toi, sa main, sa case,
Loin des fureurs du grand lac,
Va reposer sur son hamac,
Et te mettre sur l’estomac,
Ce que vous nommez du cognac.
Rara emmène Marasquin dans sa case.
Scène IX
CHRISTIAN, TOUTOU, ZIZI
TOUTOU, à part.
Continuons mon abus de confiance.
Haut.
Eh ! bien !...
CHRISTIAN.
Dieu ! quelle est jolie... quels yeux, quelle bouche, quelle jambe... le charmant petit pied !
TOUTOU.
Elle vous irait donc pour femme !...
CHRISTIAN.
Si elle m’irait, vingt-cinq mille obus... deux fois plutôt qu’une...
TOUTOU.
Topez là !... c’est arrangé...
CHRISTIAN.
Comment, mais elle...
TOUTOU.
J’en fais mon affaire !
CHRISTIAN.
Et je pourrai l’épouser...
ZIZI.
M’épouser que dit-il ?
TOUTOU.
Tout à l’heure, je vais prévenir Ric-ac-Ric le grand prêtre qui va nous célébrer ça vivement.
CHRISTIAN.
Dépêchez-vous ?
TOUTOU.
Je suis aussi pressé que vous, allez !
CHRISTIAN.
Que d’obligations je vous ai...
TOUTOU.
Laissez-donc... entre amis... ne parlons donc pas de ça, je vous en prie... écoute ici, Zizi !... Monsieur que tu vois veux t’épouser.
ZIZI.
Est-il possible ! mais étranger je ne suis une jeune fille !
CHRISTIAN.
Eh ! bien ?...
ZIZI.
Je n’ai jamais été mariée, je ne suis pas veuve et la loi...
TOUTOU, bas.
Veux-tu bien te taire.
Haut.
Monsieur, n’aime pas les veuves ; n’est-il pas vrai que vous savez que c’est une jeune fille, et que ça ne vous fait rien.
CHRISTIAN.
Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir.
TOUTOU, entrainant Zizi, à part.
Zizi, il est inutile de parler à cet étranger de la petite loi du pays... ça pourrait peut-être faire paitre ses scrupules.
ZIZI.
Quoi, vous voulez que je lui laisse ignorer...
TOUTOU.
Jurer-le moi, où je le mets à la porte de mon île.
ZIZI.
Grands Dieux !... je vous le jure !
À part.
Mais je serai là, moi, pour veiller sur lui.
CHRISTIAN, à Toutou.
Eh ! bien !
TOUTOU.
C’est fini... elle consent... Ah ! j’ai eu de la peine à lui arracher ça... appelons tous nos frères pour la célébration de cet heureux hymen.
Il souffle dans un cornet à bouquin.
Scène X
CHRISTIAN, ZIZI, TAMI, RIC-AC-RIC, TOUTOU, FOFO, NADA, SAUVAGES des deux sexes, entrés par la gauche
ENSEMBLE.
Air : Oui, mon cher, je suis Arlequin. (Scène cinquième, deuxième acte de Carlo et Carlin.)
Quittant son toit, son baldaquin,
À pied, ou même en palanquin,
Chacun accourt au bruit mesquin
Du royal cornet à bouquin.
CHRISTIAN.
Ainsi rien ne s’oppose à mon bonheur... et je puis...
Il veut embrasser Zizi.
TOUTOU, redescendant.
Eh ! là-bas... on n’embrasse pas encore... vous n’êtes pas mariés... ça ne se fait pas
RIC-AC-RIC
Prince ! j’attends vos ordres !
TOUTOU.
Ric-ac-Ric, il s’agit d’un mariage.
TOUS.
D’un mariage !
TOUTOU.
Que tu vas me faire l’amitié de célébrer pour ce jeune particulier et notre compatriote Zizi.
TOUS, surpris.
Ah !
FOFO.
Il épouse Zizi !
RIC-AC-RIC.
Un hymen entre ce jeune homme et Zizi... Une jeune fille !
TOUTOU.
Tu l’as dit, Ric-ac-Ric !
TOUS, avec douleur.
Hélas ! le malheureux !...
CHRISTIAN, remontant la scène et regardant les sauvages.
Qu’est-ce qui leur prend donc à ces sauvages ?
TOUS.
Hélas !
CHRISTIAN.
Encore... quelle mine ils font... C’est peut-être l’usage du pays... C’est égal... ce n’est pas gai pour une noce.
RIC-AC-RIC.
Il est donc vrai, Européen, que tu aimes Zizi.
CHRISTIAN.
J’en suis fou !
RIC-AC-RIC.
Et tu consens à l’épouser.
CHRISTIAN.
Je ne demande que ça.
RIC-AC-RIC.
Malgré sa qualité de jeune fille !
CHRISTIAN.
À cause de sa qualité de jeune fille !
TOUS, avec effroi.
Ah ! Quel courage ! Il m’intéresse.
RIC-AC-RIC.
Et rien ne peut te faire changer de résolution ?
CHRISTIAN.
Plutôt la mort que de renoncer à Zizi.
TOUTOU, vivement.
Vous l’entendez ; je ne lui fais pas dire ? Il s’est parfaitement bien expliqué. Dépêche-loi donc, Ric-ac-Ric... Monsieur est pressé, et moi aussi.
RIC-AC-RIC.
Voilà, prince, voilà ! approchez Zizi
ZIZI. Musique à l’orchestre.
Me voici !
RIC-AC-RIG, l’embrassant.
Là !
CHRISTIAN.
Qu’est-ce que vous faites donc là !
RIC-AC-RIC.
Je commence la cérémonie nuptiale... À ton tour, jeune téméraire, avance ici... Prête-moi ton œil.
CHRISTIAN.
Hein ? pourquoi faire ?
RIC-AC-RIC.
Pour vous marier... Ça se fait comme ça dans cette île fortunée.
CHRISTIAN.
Voyons... Allez !
RIC-AC-RIC, lui soufflant dans l’œil.
Très bien, à présent ! Deux pas en avant.
CHRISTIAN.
Un, deux, voilà !
RIC-AC-RIC, lui donnant un coup de pied dans le derrière.
Incline-toi !...
Christian s’incline profondément.
Ça y est.
CHRISTIAN.
Aie !... aie !...
TOUTOU.
Vous êtes époux en plein ; ça ne se fait pas autrement dans cette île fortunée.
RIC-AC-RIC.
Maintenant, vous voilà mari et femme.
TOUTOU.
Ça n’a pas été long... hein !... Nous allons vous laisser un instant ici ; nous avons quel que chose à préparer là-bas, quelque chose d’assez important.
CHRISTIAN.
Quoi donc ?
TAMI, allant à Christian et remontant la scène.
Pauvré jeune homme !
NADA, de même.
Malheureux étranger !
CHRISTIAN.
Hein ?... comment !
FOFO, de même.
Infortuné !
CHRISTIAN.
Plaît-il ?
RIC-AC-RIC, de même.
Enfin, mon ami, vous l’avez voulu !
CHRISTIAN.
Quoi donc ?
TOUS.
Hélas ! hélas !...
ZIZI, bas, de même.
Ne vous désespérez pas : je veille sur vous !
CHRISTIAN, à Toutou.
Air : C’est lui, oui, c’est bien sa figure. (Sixième scène, troisième acte de Monseigneur.)
Voyons, parlez avec franchise,
Pourquoi donc vous éloignez-vous ?
Parlez...
TOUTOU.
Non, c’est une surprise
Qu’on doit ménager à l’époux.
Nous allons revenir vous prendre.
CHRISTIAN.
À l’instant, mais parlons d’ici.
TOUTOU.
Vous ne perdrez rien pour attendre.
À part.
Comme il est pressé d’être occis.
ENSEMBLE.
Dans ce séjour
Où la loi d’un grand sage
Est en usage,
Il faut craindre l’amour,
CHRISTIAN.
Dans ce séjour
La tristesse est d’usage,
Lorsqu’on s’engage
Par l’hymen et l’amour.
Ils sortent tous par la droite, excepté Christian.
Scène XI
CHRISTIAN, puis MARASQUIN
CHRISTIAN.
Hélas !... infortuné !... vous l’avez voulu... Qu’est ce qu’ils me chantent là... Qu’est-ce que ça veut dire ? Et ma femme qui veille sur moi, et qui me quitte aussi.
MARASQUIN, arrivant par la gauche.
Ah ! le beau pays... Ah ! le charmant climat.
CHRISTIAN, à lui-même.
Au fait, ce mariage si prompt... ce sauvage si complaisant... est-ce que...
MARASQUIN, lui frappant sur l’épaule.
Te voilà, toi !
CHRISTIAN, effrayé.
Ah !... Marasquin...
MARASQUIN, enthousiasmé.
Ah ! mon cher Christian... quel pays !... Des fruits, des fleurs, des cocos, et des femmes... Ah !
CHRISTIAN.
Je te vois venir ; tu es fou de la grande sauvage.
MARASQUIN.
Le plus souvent ! J’ai filé de sa case. Cette vieille Rara m’inquiétait, et j’ai poursuivi une petite gaillarde qui me revenait beaucoup, et à laquelle j’ai fait des propositions amoureuses.
CHRISTIAN, sévèrement.
Monsieur Marasquin.
MARASQUIN.
Des propositions de mariage ! mais chose bizarre... elle s’est sauvée toute effrayée en poussant un cri.
CHRISTIAN.
Tiens, tiens, c’est égal, je te conseille de suivre ton idée... fais comme moi, Marasquin.
MARASQUIN.
Comment ! tu as...
CHRISTIAN.
Je me suis marié. J’ai pris femme, mon bon...
MARASQUIN.
Et tu ne m’as pas invité à ta noce... ah ! c’est mal, très mal...
Scène XII
MARASQUIN, RARA, CHRISTIAN
RARA, accourant.
Te voilà donc, visage pâle !
MARASQUIN.
Mon cauchemar.
RARA.
Ingrat ! tu te sauves de la case à Rara, fi ! que c’est vilain... vous ne méritez pas tout ce qu’on veut faire pour vous, peau blanche.
MARASQUIN.
Quelles sont ses intentions ?
RARA.
Écoute, Européen, je t’aime et je veux t’épouser.
CHRISTIAN.
Hein ?
MARASQUIN.
Non, merci, brave lemme, merci, sans façons... je ne peux rien pour vous...
RARA.
Tu n’as pas de dispositions pour le mariage
MARASQUIN.
Eh ! si, beaucoup... diantre ! depuis deux ans que je suis en mer... mais, franchement, là, vous êtes trop mûre.
RARA.
Mûre.
MARASQUIN, criant.
Trop vieille !
Air : de sommeiller.
Je veux une femme plus neuve,
Et pour l’hymen et pour l’amour.
RARA.
Mais je suis la plus jeune veuve
À marier de ce séjour,
Je n’ai vu que neuf cents lunes éclore.
MARASQUIN.
Neuf cents... rien qu’ ça ?
RARA.
Voilà tout.
MARASQUIN.
Sur ma foi,
Franchement, vous avez encore
Beaucoup trop de lunes pour moi.
RARA
Je n’ai eu que quatorze maris !
MARASQUIN.
Ah ! ce n’est pas la peine d’en parler. Quelle bagatelle ! quatorze hommes !
RARA.
Et il n’y a pas daris cette île une seule veuve qui...
MARASQUIN.
Mais je ne tiens pas du tout à épouser une veuve.
RARA.
Qui voudrais-tu donc épouser, malheureux ?
MARASQUIN.
Une jeune fille, pardine !
CHRISTIAN.
Et il n’en manque pas ici !
RARA.
Une jeune fille ! mais tu ne connais donc pas la loi du pays...
MARASQUIN.
Quelle loi ?
CHRISTIAN.
Oui, oui, quelle loi ?
RARA.
Tout homme qui aura l’imprudence d’épouser une jeune fille, sera mis à mort aussitôt après la cérémonie nuptiale.
CHRISTIAN.
Ah ! grand Dieu !
MARASQUIN.
Ah ! bigre !
CHRISTIAN.
Et moi qui me suis marié !
RARA.
Est-il possible ?
MARASQUIN.
Et moi qui me sentais des dispositions pour ce lien charmant !
CHRISTIAN.
Je suis perdu !
MARASQUIN.
Je l’ai échappé belle... et mon ami... mon pauvre ami, qu’est-ce qu’on va donc en faire ?
RARA.
On le placera devant un grand feu.
CHRISTIAN.
Un grand feu, mais je n’ai pas froid !
RARA.
On l’attachera a près un grand bâton, et on les fera tourner tous les deux... bien longtemps, bien longtemps, près du feu.
CHRISTIAN.
Ah ! ciel !
MARASQUIN.
Je frémis de deviner, mais c’est un exercice de volaille et de broche ça.
CHRISTIAN.
Ah ! mes jambes mollissent !
MARASQUIN.
Voilà ce qui est triste... dire qu’il ne s’est retiré de l’eau que pour retomber dans le...
RARA.
Tu y es... c’est une vieille habitude du pays.
CHRISTIAN.
Je suis flambé !
MARASQUIN, le consolant.
Allons, pas encore... mais je crains que ça ne tarde pas.
CHRISTIAN.
Mais je ne me laisserai pas rôtir comme ça, j’ai des jambes... nous avons notre barque... échouée sur les côtes...
RARA.
Elle vient d’être démolie par le prince Toutou.
CHRISTIAN.
C’est abominable !... n’importe, fût-ce à la nage, il faut que je me sauve... que je leur échappe. Adieu, Marasquin, adieu !...
Il va pour sortir.
Scène XIII
RARA, CHRISTIAN, TOUTOU, MARASQUIN
TOUTOU, venant de droite.
Où allons-nous donc, Européen ?
CHRISTIAN.
C’est donc toi, horrible sauvage, traitre ! mais tu ne me tiens pas encore.
TOUTOU, agitant un os énorme.
Ne bouge pas... ou je te casse la tête avec ma mâchoire.
CHRISTIAN.
Marasquin, tombons tous deux sur lui.
TOUTOU.
À moi, mes fidèles sujets !...
Quelques sauvages entrent.
CHRISTIAN.
Je suis perdu !... misérable, pourquoi m’as. ta fait épouser cette jeune fille ?
TOUTOU.
Oh ! des petits motifs particuliers, des rai sons de famille ! c’est une ruse de l’amour... voilà la chose... vous avez épousé Zizi... très bien... par conséquent, on va vous... très bien... Zizi... se trouvera donc veuve, et alors je pourrai l’épouser sans rien craindre pour ma chevelure.
MARASQUIN.
Quel profond politique !
CHRISTIAN.
Scélérat !
TOUTOU.
Mais de quoi vous plaignez-vous... c’est un peu votre faute... rappelez-vous bien que je vous ai conseillé de prendre une veuve.
MARASQUIN.
Monsieur Toutou dit vrai... ah ! tu es dans ton tort.
CHRISTIAN, furieux, lui donnant bourrade.
Marasquin !
TOUTOU.
Vous avez voulu à toute force épouser une jeune fille.
CHRISTIAN.
Est-ce que je connaissais votre loi, moi ?
TOUTOU.
Mais je vous ai proposé de lire les lois du royaume.
MARASQUIN.
Et tu n’as pas voulu... Monsieur Azor a raison.
CHRISTIAN.
C’est Marasquin qui n’a pas voulu !
MARASQUIN.
Ah ! moi, qui adore la lecture...
TOUTOU, à Christian.
Allons, allons, tranquillisez-vous, j’aurai bien soin de votre veuve, je me comporterai convenablement... vous serez content, et elle aussi.
RARA, qui a remonté au fond.
Voici le grand prêtre et la population de l’île...
CHRISTIAN.
Ah ! ils viennent pour la cérémonie... je n’entends plus, je n’y vois plus.
Scène XIV
MARASQUIN, CHRISTIAN, NADA, TAMI, RIC-AC-RIC, TOUTOU, FOFO, RARA, SAUVAGES des deux sexes, entrée de droite
ENSEMBLE.
Air : Ce fest’n est à notre guise. (Quatrième scène, quatrième acte de Monseigneur.)
Il faut punis à l’instant même
Celui, qui malgré nos avis,
Osa, dans son audace extrême,
Braver les lois de ce pays.
RIC-AC-RIC.
Européen, en vertu de la loi sur le mariage faite par le grand Zing-Pouf-Beck, de laquelle loi tu t’es totalement raillé, nous nous empressons de venir te chercher pour te mettre immédiatement...
CHRISTIAN.
Suffit ! mille cartouches, je sais...
TOUTOU.
Allons, il commence à s’y faire.
MARASQUIN, remontant.
Ô Dieu ! qu’est-ce qu’on allume donc là-bas ?
TOUTOU.
Ne faites pas attention !
CHRISTIAN.
Comment, est-ce que ?...
TOUTOU.
Je vous l’ai déjà dit, c’est une vieille habitude du pays.
RARA, à Christian.
Voilà ce que c’est que d’épouser des jeunes filles.
MARASQUIN, à Ric-ac-Ric.
Prenez pitié de mon ami, monsieur Vieux-Carrick.
TOUTOU, à Marasquin.
À propos, ne m’as-tu pas dit ce matin que tu étais cuisinier.
MARASQUIN.
Oui, mon prince, un peu, un peu !
TOUTOU, qui a entrainé Marasquin à part.
Je voudrais que tu me fisses une sauce... comprends-tu ?
MARASQUIN, épouvanté.
Miséricorde !
TOUTOU.
C’est convenu, bien relevée, bien relevée ! il doit être bon comme ça.
MARASQUIN.
Jamais, jamais !... moi j’assaisonnerais un ami, jamais !... Ne crains rien, Christian, je ne t’assaisonnerai pas.
CHRISTIAN.
Comment, que dis-tu ?
MARASQUIN.
Nous sommes chez des cannibales... et, en ma qualité de cuisinier, il vient de me commander une sauce robert à ton intention. Après ça, si ça ne te contrariait pas trop, une petite sauce blanche.
CHRISTIAN.
Quelle horreur !
TOUTOU.
Allons, jeune homme, on n’attend plus que vous.
CHRISTIAN, hors de lui.
Oh ! une arme... une épée, que je me défende au moins !
RIC-AC-RIC.
Prince, tout est prêt !
TOUTOU.
Allons, mon jeune ami, quand vous voudrez.
CHRISTIAN
Mais je ne voudrai jamais !
TOUTOU.
Alors, qu’on s’empare de lui.
Scène XV
TAMI, NADA, MARASQUIN, CHRISTIAN, ZIZI, TOUTOU, RIC-AC-RIC, FOFO, RARA
ZIZI, venant de la droite.
Arrêtez !
TOUS.
Zizi !
ZIZI.
Ce jeune homme n’est pas coupable !
TOUTOU.
Voilà qui est fort, enfant que tu es, est-ce qu’il n’a pas épousé une jeune fille !
ZIZI.
Il n’a épousé qu’une veuve !
TOUS.
Une veuve !
ZIZI.
Regardez cette feuille de palmier.
TOUTOU.
La pataraphe du père Quiriqui ! son seing... son vieux seing...
RIC-AC-RIC.
Du vieux sage qui l’a élevée.
ZIZI.
Et qui certifie que je suis sa femme, qu’il m’a épousée avant de mourir.
TOUS.
Il l’a épousée !
ZIZI.
Oui, en sa qualité de grand prêtre, il nous a mariés lui-même et secrètement.
TOUTOU.
Mais pourquoi, Zizi, n’ayons-nous pas employé ensemble ta feuille de palmier ?
ZIZI.
J’avais juré au vieux Quiriqui de ne m’en servir que lorsque j’aimerais... et je n’ai aimé qu’aujourd’hui.
CHRISTIAN.
Ah ! chère Zizi !
TOUTOU.
Ah ! et moi, imbécile, qui l’ai fait épouser à l’autre... ah ! si j’avais su.
ZIZI.
Vous auriez empêché mon mariage, n’est-ce pas ? c’est pour cela que je n’ai rien dit.
MARASQUIN.
C’est égal, je suis guéri pour longtemps du conjungo, saperlotte.
TOUTOU.
Eh bien ! non, non, ça ne se passera pas comme ça... le vieux Zing était dans son tort : je demande l’abolition de la loi du vieux Zing, je demande que l’on brise les tables de Zing.
TOUS.
Oui, oui.
TOUTOU.
Que tous ceux qui sont d’avis d’abolir cet ex-grand esprit veulent bien lever la main et le pied.
Tout le monde lève la main, excepté Rara.
RARA.
Je proteste !
TOUTOU.
On connait vos motifs... la loi est abolie...
TOUS.
Bravo !... bravo !...
MARASQUIN.
Alors je me marie.
RARA.
Avec moi !
MARASQUIN.
Veux-tu te sauver !... avec celle-ci, Fofo !... la belle femme là-bas... la mieux construite.
FOFO.
Moi, quel bonheur !
CHRISTIAN.
Maintenant je me fixe ici, Zizi, je ne quitterai plus cette île.
TOUTOU.
Nous rétablirons même la polygamie pour réparer le temps perdu. Je peux donc me marier sans crainte, je n’ai plus que l’embarras du choix, voyons donc, qui pourrais-je bien prendre ?... ah ! j’épouse les dix premières...
À lui-même.
J’en aurai assez pour quelque temps.
RARA.
Ric-ac-Ric, voulez-vous m’épouser ?
RIC-AC-RIC.
À quoi ça vous avancerait ?
RARA, à part.
Je ne pourrai pas faire un compte rond.
TOUTOU.
Ah ! ça mais, il faut le remplacer, le vieux Zing... Ric-ac-Ric... je te décrète idole.
TOUS.
À bas le grand Zing !
TOUTOU.
Et vive Ric-ac-Ric.
TOUS.
Vive Ric-ac-Ric.
TOUTOU.
Et exécutons en son honneur les danses nationales de l’île du prince Toutou !... étrangers, vous pouvez sauter avec nous...
MARASQUIN.
À notre manière nationale... bien.
Danse.
Ils dansent tous, puis, examinant avec sur prise les pas de Christian et Marasquin, cherchent à les imiter, et finissent par danser à peu près comme eux.