L’Orage (Armand D’ARTOIS - RAYMOND - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Vaudeville, le 9 juin 1823.

 

Personnages

 

MADAME D’ALFORT, jeune veuve

JULIENNE, jeune paysanne, à son service

DARCOURT, fiancé de Madame Dalfort

SAINT-MARCEL, amoureux de Madame Dalfort

BONNARD, maréchal des logis

GOBINEAU, concierge du château

 

Le Théâtre représente un salon

 

 

Scène première

 

MADAME D’ALFORT, JULIENNE

 

MADAME D’ALFORT.

Ce château n’est pas habitable.

JULIENNE.

C’est une masure, une vraie maison d’ sorciers et d’hiboux, et c’est d’ici que vous allez partir, pour vous marier une seconde fois ? ça ne promet rien de bon.

MADAME D’ALFORT.

Que veux-tu, Julienne, la solitude m’effraye, et depuis la mort de M. Dalfort, il me semble être seule au monde.

JULIENNE.

Eh bien ! je vous remercie, je n’ suis donc pas au monde, moi, qui ne vous ai pas quittée depuis votre veuvage, moi, qui suis la fille de votre nourrice, moi, votre sœur de lait, que vous...

Pleurant.

Ah ! ce mot-là me fend le cœur !

MADAME D’ALFORT.

Allons, ma bonne Julienne, je n’ai pas voulu te faire de la peine.

JULIENNE.

Ce vilain château-là me porte malheur.

MADAME D’ALFORT.

Nous le quitterons demain, j’espère... M. Darcourt a désiré que notre hymen se fit à Rouen, où habite toute sa famille, et ce château n’en est qu’à huit lieues... il était bien aise de me faire visiter le gothique manoir où s’écoula son enfance... des voitures devaient venir nous chercher... nous les attendons en vain depuis hier soir, et je vois bien qu’il faudra encore passer cette journée ici... j’ai fait des rêves affreux, cette nuit.

JULIENNE.

Et moi, donc, madame, je n’ai rien rêvé, que de voleurs, de revenants et de chats, ah ! c’est traître, ça ; j’ les voyais sortir par douzaine, de d’ssous les vieilles tapisseries d’ ma chambre.

MADAME D’ALFORT.

Air : Ça fait toujours passer le temps.

Je te trouve aussi trop peureuse,
Et la raison te calmera.
Je suis loin d’être courageuse,
Mais je n’ai point ces frayeurs-là.

JULIENNE.

Ah ! j’ sais qu’vous avez d’ la force d’âme ;
Cependant vous, à dix-neuf ans,
Qui v’nez d’perdr’ vot’ mari, madame,
Vous devez avoir peur des r’venants.

Je suis sûre que vous n’y croyez pas, seulement ! Oui, vous êtes assez superstitieuse pour ne pas croire aux revenants, tant pis pour vous, vous y serez prise ; mais, c’est les orages qui vous font peur.

MADAME D’ALFORT.

Celui d’hier m’a épouvantée à un point !...

JULIENNE.

Bah ! des éclairs de chaleur, si vous n’aviez peur que du tonnerre, encore, ça gronde, mais ça passe. Au lieu que les propos, les bavardages, ça va toujours, et v’là ce que vous craignez ; le quand dira-t-on vous coûtera le bonheur car je vois bien que c’est lui qui est cause que vous allez épouser ce M. Darcourt, qui n’est ni de votre âge, ni de vot’ caractère.

MADAME D’ALFORT.

Mais que voulais-tu que je fisse, Julienne ? je ne pouvais éviter cet hymen ; les visites fréquentes que M. Darcourt me faisait depuis mon veuvage, la direction d’affaires importantes dont il se chargea pour moi, tout semblait lui donner des droits sur ma main, et d’ailleurs, qu’aurait-on dit...

JULIENNE.

Là, je l’aurais parié ! v’là ce maudit qu’en dira-t-on qui arrive !... t’nez, madame.

Air : Eh ! ma mère, etc.

On n’peut pas, j’en ai la preuve,
Empêcher d’parler les gens ;
Un jeun’ femme est-elle veuve,
Vit’ chacun fait des cancans.
Que plein d’une ardeur extrême
Un jeune homm’ sache l’émouvoir,
On dit tout d’ suite qu’ell’ l’aime :
V’là comme on parl’ sans savoir.

Deuxième couplet.

Vous savez comm’ je suis sage,
M’attaquer n’est pas aisé,
Et pourtant dans mon village
On a joliment jasé.
On disait que l’ grand Hilaire
Venait sous ma f’nêtr’ le soir,
Tandis que c’était l’ petit Pierre :
V’là comme on parl’ sans savoir.

Mais, j’avais entendu parler quand j’ vins chez vous, d’un certain M. de Saint-Marcel, un jeune homme, bien aimable, à c’ qu’on disait.

MADAME D’ALFORT.

Oui, il était fort aimable, et c’est pour cela que, dès le commencement de mon veuvage, je refusai tout-à-fait de le recevoir.

JULIENNE.

Par exemple ; ça n’est pas poli ça.

MADAME D’ALFORT.

Son assiduité pouvait me compromettre.

JULIENNE.

C’est ça, nous y r’v’là ! tenez, madame, moi je n’ai pas été élevée à la ville, mais, qu’il se présente un homme un peu gentil, qu’il soit seulement jeune, riche et aimable, s’il veut faire mon bonheur, je vous assure bien que je me laisserai compromettre... et tant qu’il voudra.

 

 

Scène II

 

MADAME D’ALFORT, JULIENNE, GOBINEAU

 

GOBINEAU, entrant avec respect.

Madame, pardon, excuse.

JULIENNE.

Ah ! c’est le concierge du château ; que voulez-vous, monsieur Gobineau ?

GOBINEAU.

Mamzelle, je n’ veux rien, je n’ viens pas ici pour vouloir quelque chose, c’est deux messieurs qui sont à la porte du château, et qui veulent saluer monsieur Darcourt.

MADAME D’ALFORT.

Eh bien, monsieur Darcourt est sorti.

GOBINEAU.

C’est ce que je leur ai dit, j’ai même ajouté que monsieur m’avait défendu de laisser entrer personne, avant son retour... ils m’ont répondu que j’étais un imbécile, et j’ viens prendre les ordres de madame, pour savoir ce que dois penser de tout ça.

MADAME D’ALFORT.

Obéis à ton maître.

À Julienne.

Viens, Julienne, monsieur Darcourt ne peut tarder à rentrer.

Elle rentre avec Julienne.

JULIENNE, avant de rentrer.

Monsieur Gobineau, êtes-vous normand ?

GOBINEAU.

Oui, mam’selle, mais ma mère était champenoise.

JULIENNE.

Alors, vous êtes de race croisée... vous devez être de bonne garde, monsieur le concierge.

Elle rentre.

 

 

Scène III

 

GOBINEAU, SAINT-MARCEL, BONNARD

 

SAINT-MARCEL, dans la coulisse.

Je ne passerai pas devant ce château, sans voir Darcourt.

GOBINEAU.

Allons, les v’là qui sont entrés par le jardin.

SAINT-MARCEL, entrant.

Ah ! voilà quelqu’un... eh ! bien, l’ami...

GOBINEAU.

Je ne suis pas l’ami, je suis le concierge, et je vous répète que monsieur Darcourt est absent.

BONNARD.

Absent, tant mieux, nous sommes fatigués, harassés, altérés, affamés, nous l’attendrons...

SAINT-MARCEL.

Nous l’attendrons.

GOBINEAU.

Ça n’ se peut pas, j’ai reçu l’ordre de ne recevoir qui que ce soit ici, et je ne connais que l’ordonnance.

BONNARD.

C’est comme au régiment ; le brave homme est discipliné ; alors nous resterons de force pour ne pas le faire manquer à la consigne.

GOBINEAU.

Impossible... mon maître m’a dit bien expressément, ne laisse entrer quiconque au château, ces dames ne veulent voir personne, il me l’a dit comme ça.

SAINT-MARCEL.

Comment, ces dames ? il y a des femmes dans le château de Darcourt ?

GOBINEAU.

Et de jolies, encore, je m’en vante.

SAINT-MARCEL.

Qui sont-elles !

GOBINEAU.

Elles sont deux.

BONNARD, à Gobineau.

Air.

Dis-moi, mon ami, ces deux belles
Sont-ell’ dames ou demoiselles ?

GOBINEAU.

Moi qui n’ les ai vu’s qu’un moment
J’ peux pas dir’ ça positiv’m
ent.

SAINT-MARCEL.

Darcourt contre l’amour déclame.

BONNARD.

Mais l’une est peut-être sa femme ?

GOBINEAU.

Si l’une est sa femme, en tous cas,
J’suis presque sûr qu’ l’autr’ ne l’est pas.

SAINT-MARCEL.

C’est une bonne fortune de Darcourt, plus de doute, et lui même ne s’est-il pas constitué le gardien de sa belle.

GOBINEAU.

Il n’est pas encore rentré.

BONNARD.

N’habite-t-il pas ce château ?

GOBINEAU.

Depuis hier ! il a été passer la nuit ailleurs.

SAINT-MARCEL.

Comment, de l’amour, du respect, je ne reconnais plus ce Darcourt, si railleur, si inflexible pour les faiblesses des amans et des maris.

BONNARD, à Gobineau.

Et l’on ne peut savoir le nom de ces belles inconnues ?

GOBINEAU.

Et si, on peut le savoir, mais moi je ne l’ sais pas ; cependant, quand je dis que je n’ le sais pas, je mens.

BONNARD.

Parle, normand.

GOBINEAU.

Je veux dire que je ne m’en souviens pas ; mais dites-le moi, je vous dirai si c’est ça.

SAINT-MARCEL.

Le sot !

À Bonnard.

Allons, partons, tu sais qu’il m’importe d’arriver le plutôt possible à Rouen, car on me mande que j’y dois trouver madame d’Alfort.

GOBINEAU, qui l’a entendu à la fin de la phrase.

Madame d’Alfort, c’est ça, c’est le nom que monsieur Darcourt a prononcé devant moi ; vous saviez donc qu’elle était dans ce château.

SAINT-MARCEL.

Serait-il possible !

GOBINEAU.

Mais c’est assez causer, il faut vous remettre en route.

SAINT-MARCEL.

Nous restons.

GOBINEAU.

Mais je vous dis que...

BONNARD, lui criant dans l’oreille.

Nous restons... êtes-vous sourd ?

GOBINEAU.

Non, mais je vais le devenir si vous continuez.

SAINT-MARCEL, à Gobineau.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

Ici nous attendrons ton maître,
Et si tu fais avec nous l’insolent,
Je te ferai sauter par la fenêtre.

BONNARD.

V’là comm’ ça s’ fait au régiment.

GOBINEAU.

Vit-on jamais choses pareilles.

BONNARD.

Si tu refuses ce traité,
J
e te coupe les deux oreilles
Pour trancher la difficulté.

Ensemble.

SAINT-MARCEL.

Ici, tous deux, etc.

BONNARD.

Ici, tous deux, etc.

GOBINEAU.

Ici, tous deux, etc.

Il sort.

Ainsi, crois-moi ; prudemment...

 

 

Scène IV

 

SAINT-MARCEL, BONNARD

 

SAINT-MARCEL.

Ah ! mon cher Bonnard, je vais la revoir ! je vais être heureux ! Madame d’Alfort, jeune, brillante, pleine de charmes, retirée dans un vieux château, au fond de la Normandie ! Peut-être ne suis-je point étranger aux causes de sa retraite, je l’aimais tant, il est impossible qu’elle ne se soit pas repentie de m’avoir ainsi congédié.

Air : Vaudeville de l’homme vert.

En secret son cœur fut sensible.

BONNARD.

C’est fort possible, j’en conviens.

SAINT-MARCEL.

Elle m’entendra.

BONNARD.

C’est possible.

SAINT-MARCEL.

Et m’aimera.

BONNARD.

Ça se peut bien.

SAINT-MARCEL.

De fidélité vrai modèle,
Elle aimera jusqu’au trépas.

BONNARD.

Il est possible qu’ell’ soit fidèle,
Il est possible qu’ell’ n’ le soit pas.

SAINT-MARCEL

Ah ! si tu savais quelle timidité, quelle candeur, elle aura quitté le monde du chagrin de ne plus m’y voir.

BONNARD.

Allons, voilà encore votre cœur qui est en route ; on vient de vous dire qu’elle n’est ici que depuis hier, de plus elle est chez monsieur Darcourt.

SAINT-MARCEL

C’est vrai ; mais maintenant j’y pense, Darcourt est incapable de figurer dans une affaire d’amour ; le respect qu’il lui témoigne... et puis si tu connaissais madame d’Alfort.

BONNARD.

Ah ! je connais les femmes.

SAINT-MARCEL.

Il n’est que son hôte, que veut-il lui être de plus... Il a quarante ans.

BONNARD.

Mais moi, je n’ai que quarante-cinq ans, et corbleu, auprès d’une jolie femme... suffit ; je me défie des amoureux qui donnent dans les extrêmes ; vous vous déclarez avant la fin d’un veuvage, ou bien, vous faites l’amour avec des soupirs et des œillades... Au régiment, c’était sur un meilleur pied que cela... L’amour se fait de trois façons ! par la pantomime, le dialogue, ou par la pantomime dialoguée.

SAINT-MARCEL.

Fais-moi grâce de tes distinctions.

BONNARD.

Écoutez donc ; votre père m’a confié votre jeunesse inexpérimentée, je dois vous éclairer.

SAINT-MARCEL, riant.

Je vois que tu es un mentor sévère, un gouverneur rigide.

BONNARD.

Je ne vous gronde pas ; mais que diable, soyons donc raisonnable : ce n’est pas le tout d’être amoureux des femmes, il faut encore savoir ce métier-là.

Air : J’ai vu le Parnasse.

Je suis vot’ gouverneur et j’ose
Vous l’dire ici sans balancer,
En amour comme en toute autr’ chose
Il faut marcher pour avancer,
Quand la pudeur bat la chamade,
Il faut l’attaquer vivement ;
S’il le faut même on escalade,
V’là comm’ ça s’ fait au régiment.

SAINT-MARCEL, riant.

Je te remercie.

BONNARD.

Au lieu de voyager romantiquement pour chercher d’ la science et d’ faire le tour de France en flânant, j’aimerais mieux vous voir bien tenir votre place à table, dépeçant un volatile par compartiments, ou débouchant artistement une bouteille de champagne, ou bien chantant la petite chanson ; ça n’est pas que vous chantiez mal ; mais nous ne chantions pas comme ça au régiment... Ensuite je voudrais que vous eussiez quelques talents, vous ne savez pas seulement le moindre petit tour de carte ni de physique, je sais bien que vous savez la physique, peut-être encore mieux que moi-même ; mais vous pêchez par l’exécution, et c’est avec toutes ces calembredaines qu’on se pousse auprès des femmes.

SAINT-MARCEL.

Mais où donc es-tu devenu si savant ?

BONNARD.

Au régiment je m’occupais beaucoup de physique expérimentale et amusante.

SAINT-MARCEL.

Expérimentale, c’est possible.

BONNARD.

Et amusante aussi ; je possède là un fort joli talent d’amateur. J’ai gagné ça dans mes voyages en Allemagne ; j’étais logé chez un escamoteur... un bien digne homme, très savant... Il était ventriloque... Nous faisions ensemble des tours de fantasmagorie ; mais je lui soufflai sa maîtresse, et ça nous brouilla comme si d’escamoteur à escamoteur...

SAINT-MARCEL.

Tu es donc sorcier ?

BONNARD.

Air : L’autre jour la jeune Isabelle.

Maître de la nature entière,
Je commande à chaque élément.
Voulez-vous d’ la grêl’, du tonnerre,
Je vous les passe au prix coûtant.
À ma voix, parmi les décombres,
Près de vous, quand viendra le soir,
De pâles ombres
Aux minés sombres
Vont s’asseoir !
Voulez-vous voir votre grand-père ?...

Parlant.

Fermez les yeux et r’gardez bien... Eh ! dites donc là-bas ! Montez un peu, c’est votre petit fils qui vous demande. – Qu’il aille se promener. – mais il est amoureux. – Je ne l’ai jamais été, moi... qu’il s’adresse à son grand oncle... Au diable ; allez-vous promener ! – mais... bonsoir, bonsoir, – bonne nuit ; pour faire parler les morts, je n’ai.

Qu’à les en prier.
Eh bien ! vous voyez, je l’espère,
Que j’ puis passer pour un sorcier.

Mais écoutez mon aventure.

Deuxième couplet.

Un’ fois à la guerr’ je m’égare,
Et je m’ trouve sans mes hussards ;
Un’ brigad’ d’ l’ennemi se prépare
À m’env’
lopper de toutes parts ;
Mais fuir devant la multitude
Qui, si lestement m’attaquait,
C’était bien rude ;
Puis l’habitude
Me manquait.
Alors je m’ mets en embuscade

Parlant.

Je crie à moi, Lauzun ! à moi Chamboran ! – Nous voilà, p’tit trot, silence ! il faut les surprendre ; puis la bride aux dents, le sabre suspendu, les pistolets aux poings, à la tête de mon armée imaginaire, je m’élance.

Le premier et le dernier.
Et j’ mets en déroute la brigade ;
Je puis passer pour un sorcier.

 

 

Scène V

 

SAINT-MARCEL, BONNARD, DARCOURT

 

DARCOURT, arrivant.

Et ! je ne me trompe pas ! c’est Saint-Marcel.

SAINT-MARCEL, lui serrant la main.

Mon cher Darcourt ?

DARCOURT.

Par quel heureux hasard reçois-je ici votre visite ?...

SAINT-MARCEL.

Je parcours en ce moment la Normandie, et je ne pouvais passer si près de vous... Mais que viens-je d’apprendre... votre château possède notre charmante madame d’Alfort... Madame d’Alfort, dont je vous ai tant parlé, vous vous rappelez.

Air.

Votre amitié, votre sage prudence,
Je m’en souviens, calmèrent son chagrin.
Vous avez donc toujours sa confiance ?

DARCOURT.

Eh ! oui, mon cher, je l’épouse demain !

SAINT-MARCEL.

Eh quoi ! Darcourt, vous l’épousez demain !

DARCOURT.

Vous le savez, d’une humeur libre et franche,
Des bons époux je riais chaque jour ;
Mais je me marie à mon tour
Afin qu’ils prennent leur revanche.

SAINT-MARCEL, stupéfait.

Il l’épouse !

BONNARD, à part.

Nous voilà encore une fois débusqués,

Bas à Saint-Marcel.

ça ne doit pas se passer comme ça ; au régiment nous serions déjà de là,

Il fait le geste de se battre.

Une, deux...

SAINT-MARCEL, bas à Bonnard.

Sois tranquille.

BONNARD, à part.

C’est que son père me l’a confié ; il faut qu’il marche, et je vais préparer les armes.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

SAINT-MARCEL, DARCOURT

 

SAINT-MARCEL.

Comment Darcourt, vous épousez madame d’Alfort, mais oubliez-vous que je vous rendis autrefois le confident de l’amour que j’avais pour elle ?

DARCOURT.

Non, non, je ne l’oublie point... Mais je me souviens aussi qu’à votre dernière visite, elle vous fit certaine prière.

Riant.

Dites-moi, mon ami, une fois que vous eûtes reçu votre congé, la place devenait libre et attaquable ; je l’attaquai, et si dans ce temps je vous avais vu, je vous aurais pris pour confident à mon tour... D’ailleurs, vous n’avez pas eu l’air très empressé d’en appeler... Allons, mon ami, prenez votre parti en brave.

SAINT-MARCEL, avec dépit.

Fort bien.

DARCOURT.

Vous avez sans doute beaucoup d’autres amours qui vous consoleront de ce petit échec... Allons, Saint-Marcel, de la philosophie ; songez aux héros, aux grands hommes qui vous ont précédé dans la carrière amoureuse, et qui vous ont légué leurs nobles exemples ?... Alexandre-le-Grand, dans une occasion à-peu-près semblable à la vôtre, se montra le protecteur de son rival heureux ; vous, mon ami, soyez mon premier garçon de noce.

SAINT-MARCEL.

Ce ton de raillerie...

DARCOURT.

Tenez, mon ami, je pars à l’instant pour la ville prochaine...

SAINT-MARCEL, avec intention.

Vous partez, je ne tarderai pas alors à vous y rejoindre.

DARCOURT.

Vous me ferez plaisir... Je vais chercher de maudites voitures qui ne veulent pas arriver... Si vous attendiez mon retour, nous ferions voyage tous ensemble ; je dois être ici plutôt qu’on ne pense :

Avec un air de confidence.

c’est aujourd’hui la fête de madame d’Alfort.

SAINT-MARCEL.

Sa fête !

DARCOURT.

Oui ! certes, la sainte Adélaïde. Comment, vous, son ancien adorateur, vous avez oubliez un jour aussi cher pour un amant.

SAINT-MARCEL.

Trêve de plaisanterie, Darcourt, vous abusez de votre situation ; mais je ne puis croire tout ce que vous me dites. Est-il bien possible que madame d’Alfort, avec le caractère de douceur et de timidité que je lui connais, consente à épouser un éternel railleur tel que vous ?... N’est-ce point plutôt une plaisanterie ? Ce prétendu hymen n’a-t-il point été imaginé pour m’éloigner de madame d’Alfort.

DARCOURT.

Vous éloigner... ah ! vous me croyez jaloux, ou peut-être effrayé par votre supériorité sur moi dans l’art de plaire.

MADAME D’ALFORT, dans la coulisse.

Monsieur Darcourt est-il rentré ?

DARCOURT, à Saint-Marcel.

Tenez, elle s’approche, vous allez voir si votre présence m’inspire la moindre crainte.

 

 

Scène VII

 

SAINT-MARCEL, DARCOURT, MADAME D’ALFORT

 

DARCOURT, allant au-devant d’elle.

Venez, madame.

MADAME D’ALFORT, apercevant Saint-Marcel.

Que vois-je !

DARCOURT, vivement.

Madame, voici monsieur de Saint-Marcel, mon ami, qui se trouvé tout juste dans ce pays pour assister à notre noce... Je vous le recommande comme un homme de beaucoup d’esprit, fort enjoué, et qui demain fera un excellent convive ; je le laisse en ces lieux, et j’espère, que grâce à lui, le temps de mon absence s’écoulera plus rapidement pour vous... Adieu.

Il lui baise la main. Bas à Saint-Marcel.

Ne dites pas un mot de la sainte Adélaïde... et je lui ménage une surprise.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

SAINT-MARCEL, MADAME D’ALFORT

 

MADAME D’ALFORT, à Darcourt qui est sorti.

Comment, comment, monsieur.

Revenant.

Quel homme inconséquent !

SAINT-MARCEL.

Madame, je ne sais si je dois m’applaudir du hasard qui me rapproche de vous.

MADAME D’ALFORT, embarrassée.

Vous ici, monsieur, mais je vous crois assez généreux pour ne pas profiter de l’indiscrète confiance de M. Darcourt. Notre hymen doit avoir lieu demain... et ce serait attirer sur moi tous les propos médisants du monde, que de passer la journée, seule, dans un château avec... un étranger.

SAINT-MARCEL, vivement.

Un étranger !... Je ne suis donc toujours qu’un étranger pour vous ! Mes assiduités, mon empressement, mon amour même, vous avez donc tout oublié.

MADAME D’ALFORT, avec un sentiment concentré.

Je n’ai rien oublié, monsieur... mais je connais mes devoirs.

À part.

Je ne puis retenir mon émotion.

SAINT-MARCEL.

Vous voulez que je vous fuis encore ?

Air : Aux rochers de Saint-Avelle.

Puisqu’il me faut vous fuir, Madame,
Aidez-moi contre mon amour,
Dites-moi bien que votre âme
Est toute entière à Darcourt.
Fuyez-moi, riez de ma peine,
Sans nul espoir je veux partir ;
Oui, j’ai besoin de votre haine,
Madame, pour vous obéir.

MADAME D’ALFORT.

Même air.

Puisque vous l’exigez vous même,
Je dois me rendre à vos souhaits ;
Monsieur Darcourt... eh bien ! je l’aime,
Et vous, Édouard, je vous hais.
Bien plus je ris de votre peine,
Cependant je dois convenir
Que si pour vous j’ai tant de haine,
Monsieur, c’est pour vous obéir.

SAINT-MARCEL.

Elle me hait ! je n’en puis plus douter... je n’espère plus rien maintenant... je puis partir sans regret... déjà, mon cœur est plus calme... plus tranquille... adieu, madame, je pars.

 

 

Scène IX

 

SAINT-MARCEL, MADAME D’ALFORT, BONNARD

 

Morceau d’ensemble.

Air : C’est charmant ! (des gardes-marine.)

BONNARD.

Partons-nous ? plions bagage,
Même accélérons le pas ;
Je m’y connais, et l’orage
Certes ne tardera pas.

MADAME D’ALFORT.

Ô ciel ! encore un orage !

BONNARD, montrant deux énormes pistolets.

Nos pistolets de voyage.

MADAME D’ALFORT.

Dieu ! pourquoi ces pistolets ?

BONNARD.

Mais, Madame, l’on assure
Que la route n’est pas sûre,

Ensemble.

Et nous faisons nos apprêts.

SAINT-MARCEL, à Bonnard.

Tu sembles le faire exprès.

 

 

Scène X

 

SAINT-MARCEL, MADAME D’ALFORT, BONNARD, JULIENNE, accourant toute effrayée

 

JULIENNE.

Continuation de l’air.

Ah ! grands dieux ! (bis)
Quel pays horrible, infâme,
Exécrable, odieux ;
On n’entend parler, Madame,
Que de voleurs, de bandits,
D’ villag’s en proie au ravage,
De vieux châteaux au pillage,
Et de voyageurs occis.

Ensemble.

SAINT-MARCEL, à Madame Dalfort.

Vous l’ordonnez, je vous fuis ;
Cependant qui vous engage
À rester en ce village
Seule, hélas ! et sans appuis ?

MADAME D’ALFORT, à part.

Ah ! malgré moi je frémis
Aux dangers d’un tel voyage.
Dois-je exposer son courage
D’après de pareils récits.

BONNARD, à part.

Elle entend déjà les bruits
Des voleurs et de l’orage,
Et bientôt de mon ouvrage
Je vais recueillir le prix.

JULIENNE.

Oui, l’on parle en ce pays
De bandits et de ravage,
De vieux châteaux au pillage,
Et de voyageurs occis.

BONNARD.

Allons, monsieur, puisque vous le voulez, partons.

JULIENNE, vivement.

Vous partez ! vous voulez partir ! Ah ! madame, de grâce, opposez-vous à leur départ ! que voulez-vous que nous fassions, des femmes seules, dans ce vieux château ?

MADAME D’ALFORT, hésitant.

Allons, Julienne, tu feras loger ces messieurs dans le fond de la seconde cour.

BONNARD, à part.

Bon !

JULIENNE.

Vous n’y pensez pas, madame, ils ne pourraient nous entendre, si des brigands osaient...

BONNARD, regardant à une fenêtre du fond.

L’orage qui se prépare écartera sans doute pour aujourd’hui.

MADAME D’ALFORT.

L’orage... eh ! bien, Julienne, fais ce que tu voudras.

BONNARD, à part.

Ça marche.

JULIENNE, ouvrant la porte vis à vis celle de sa maîtresse.

Monsieur logera ici... et monsieur son gouverneur, dans cette petite chambre au-dessus, voyez-vous, où il y une lucarne... par ce moyen, les communications s’établiront facilement en cas d’attaque, et nous serons bien entourées par la garnison.

MADAME D’ALFORT.

Eh ! bien, soit, Julienne... mais monsieur, j’exige de vous une promesse, un serment.

SAINT-MARCEL.

Ordonnez...

MADAME D’ALFORT.

C’est que vous allez rentrer chez vous, et que vous ne chercherez ni à me voir, ni à me parler, sans ma permission : vous le jurez ?

SAINT-MARCEL.

Vous exigez ?

BONNARD, bas à Saint Marcel.

Jurez.

SAINT-MARCEL.

Je le jure.

BONNARD.

Vous pouvez dormir sur la foi des traités.

À Julienne.

Ma belle enfant, ne pourriez-vous procurer de l’artillerie quelconque, à la garnison. Si vous aviez seulement un peu de poudre à canon.

MADAME D’ALFORT, à Saint Marcel.

Monsieur, je compte sur votre promesse, et je me retire plus tranquille. Julienne, suis-moi.

Elle rentre.

JULIENNE, à sa maîtresse.

Mais, madame, la poudre à canon, il faut que je leur procure de la poudre à canon.

À Bonnard.

Je vais apporter de la poudre à canon.

Elle rentre.

 

 

Scène XI

 

SAINT-MARCEL, BONNARD

 

BONNARD, riant.

Ah ! ah ! ah ! Monsieur, comment trouvez-vous les voleurs, les assassinats, l’orage ?

SAINT-MARCEL.

Fort inquiétant pour des femmes.

BONNARD.

Eh bien, monsieur, les voleurs, l’orage, tout est sorti de là.

SAINT-MARCEL, riant.

Comment !

BONNARD.

Écoutez le récit de la savante manœuvre que je viens d’exécuter, et admirez ?... Je vous quittais pour préparer nos pistolets, lorsque je rencontre la petite Julienne ; elle a une figure chiffonnée qui est engageante, j’engage donc la conversation. Pour lui donner de la confiance en moi, je lui dis que je suis un ancien housard... Elle parle, et j’apprends que sa maîtresse et elle-même, tombent dans des transes mortelles au seul mot de voleur ou de tonnerre. La réception de tantôt, le mariage prochain, le caractère susceptible de la dame, me font facilement présager que notre congé ne tardera pas à arriver ; je prends la parole à mon tour... je raconte que des voleurs ont été aperçus dans le pays, je cite les endroits où des voyageurs auraient été attaqués ; je nomme les châteaux qui ont été pillés, les dames qui ont été... perdues... Voyez les progrès rapides des belles choses... Je n’avais parlé que de vols, Julienne, cinq minutes après, est venue nous parler d’assassinats, et grâce à la peur qu’on a des autres, on oublie celle qu’on a de nous et nous voilà installés.

SAINT-MARCEL.

Mais, madame d’Alfort se marie demain.

BONNARD.

Ne vous inquiétez de rien, on va vite en affaire avec de l’amour, de l’activité, de l’esprit et de la poudre à canon ; et nous avons de tout cela à nous deux.

SAINT-MARCEL.

De la poudre à canon, qu’en prétends-tu faire ?

BONNARD.

De la physique expérimentale et amusante.

À part.

J’ai annoncé un orage, et la représentation aura lieu, puisque l’annonce est faite.

SAINT-MARCEL.

Mais Darcourt ne peut tarder à revenir, et alors...

BONNARD.

Ne vous inquiétez de rien... Voici l’arsenal qui arrive ; mon plan de campagne est là.

SAINT-MARCEL.

Air : Ah ! quel plaisir.

Je te connais, pourtant je n’ose croire
Que nous ayons un heureux résultat.

BONNARD.

Marchons toujours, pour avoir la victoire
Il faut au moins livrer combat.

SAINT-MARCEL.

Mais si le sort nous est contraire,
Si je vois cet hymen fatal ?

BONNARD.

Eh bien ! vous tuerez vot’ rival ;
Il est toujours temps de bien faire.

Ensemble.

SAINT-MARCEL.

Je te connais, pourtant je n’ose croire etc.

Il rentre.

BONNARD.

Je me connais, et j’osé croire
Que nous aurons un heureux résultat.

 

 

Scène XII

 

BONNARD, JULIENNE

 

JULIENNE, apportant un fusil, une fourche et des cartouches.

Monsieur le gouverneur, voilà tout ce que j’ai trouvé. Ah ! gardez-nous bien, de grâce.

BONNARD.

Il ne vous arrivera rien de malheureux ; je viens de tirer les cartes, et je vous réponds de l’avenir.

JULIENNE.

Vous savez tirer les cartes ?

BONNARD.

Je le crois bien... Je faisais les délices de la bonne société au régiment.

JULIENNE.

En ce cas-là, si vous étiez un bon enfant, vous me diriez ma bonne aventure.

BONNARD.

Avec plaisir et satisfaction.

Il prend un jeu de cartes, et les mêle. À part.

Elle est gentille ; mais conservons le sentiment de la morale.

JULIENNE.

Pourquoi donc me r’gardez-vous comme ça ?

BONNARD.

C’est que plus je vous examine, plus je suis de mon avis. Vous êtes gentille.

JULIENNE.

N’allez pas vous enflammer surtout ; car j’ai juré de ne jamais épouser un militaire.

BONNARD.

À cause ?

JULIENNE.

Parce qu’ils sont tous, à ce qu’on dit, volages, trompeurs, maraudeurs, etc.

BONNARD.

Halte-là ; c’est bon pour les fantassins, mais non les hussards : nous étions tous fidèles au régiment ; il n’y avait que la grosse cavalerie qui pouvait nous le disputer de ce côté-là... Du reste, si vous avez fait le serment... sufficit, la belle ; voyons la main.

Il prend sa main.

Dans cette ligne-là je vois que vous avez aimé.

JULIENNE.

N’ parlons pas du passé, c’est une affaire faite... ne parlons que de l’avenir.

BONNARD.

C’est mon fort.

Air : Vaudeville de Lantara.

Je devine, il faut voir comme,
Et j’ vois dans cette main-là
Qu’un hussard, un fort bel homme,
Un jour vous intéress’ra.
Il vous trouvera jolie,
Puis il vous épousera.

JULIENNE, vivement.

Monsieur l’hussard, je vous prie,
Êt’s-vous sûr qu’ ça m’arriv’ra ?

BONNARD.

C’est immanquable.

Deuxième couplet.

J’ vois qu’ vous êtes du village,
J’vois qu’ vot’ caractère est doux ;
Là, j’ vois que vous êtes sage.

JULIENNE.

Mais où donc le voyez-vous ?

BONNARD.

Je vois la noce chérie,
Et j’ vois qu’ vot’ mari sera...

JULIENNE.

Monsieur l’hussard, je vous prie,
C’est assez d’viner comm’ ça.

Ah ! vous êtes donc amoureux de moi ?

BONNARD.

Il ne s’agit pas de moi ; c’est votre main qui dit ça, c’est peut-être un hussard de mon régiment.

JULIENNE.

Alors vous m’aimez donc pas !

BONNARD.

Je ne dis ni oui, ni non ; nous sommes en Normandie, il faut adopter les usages du pays que l’on habite ; en tous cas, pour que l’heureuse pronostication que je vous ai faite s’accomplisse, il faut remplir les trois conditions que je vais vous imposer.

JULIENNE.

Voyons les conditions ; je suis toute oreille.

BONNARD.

Première condition, sous un prétexte quelconque rentrez dans votre chambre le plutôt possible.

JULIENNE.

Ce n’est pas difficile ça... La v’là.

Elle montre la porte de sa chambre.

BONNARD.

Seconde condition, vous y bien renfermer.

JULIENNE.

Je ne demande pas mieux ; car toutes ces histoires du pays m’ont assez fait peur pour que j’ prenne mes sûretés... Mais si ma maîtresse m’appelle ?

BONNARD.

Troisième condition, n’ouvrir à personne, dormir pour tout le monde, et rêver au hussard en question, si cela peut vous être agréable.

JULIENNE.

Mais...

BONNARD.

Du silence et de la subordination, ça ne marchait que comme ça au régiment ; voilà votr’ capitaine qui vous demande, à l’ordre ; je me retire.

JULIENNE.

Adieu, monsieur le gouverneur.

BONNARD.

Adieu, mademoiselle la gouvernante.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

JULIENNE, seule

 

Trois conditions à remplir. En vérité, il commande comme si j’étais déjà... et moi qui n’aime pas les militaires... Bah ! à la campagne on prend ce qu’on trouve... D’ailleurs, moi je suis poltronne, et j’ai besoin de m’étourdir... avec ça je ne dors pas.

Air : Vaudeville de l’étude.

C’est surtout la nuit que j’ redoute,
Car je fais des songes affreux ;
Il me faut un mari sans doute,
Ce hussard m’ conviendrait au mieux.
A mes frayeurs il f’rait un’ trêve,
Et quand j’y pense il m’semble déjà
Que je n’ f’rais pas un mauvais rêve
Avec un homm’ comm’ celui-là.

MADAME D’ALFORT, dans la coulisse.

Julienne ! Julienne !

JULIENNE.

Ah ! mon Dieu, v’là madame. Comment faire pour qu’elle me renvoie dans ma chambre... Oh ! la bonne idée. Vite dans le fauteuil,

Elle se met dans le fauteuil.

et faisons semblant de dormir.

 

 

Scène XIV

 

MADAME D’ALFORT, JULIENNE

 

MADAME D’ALFORT entre et paraît agitée.

Où donc est Julienne ! Elle sait pourtant bien que je n’aime pas à rester seule.

Elle aperçoit Julienne qui fuit semblant de dormir.

Ah ! la voilà ! elle s’est endormie.

JULIENNE, à part.

Est-ce qu’elle va me réveiller ?

MADAME D’ALFORT.

Le jour commence à baisser ; je ne suis point tranquille.

JULIENNE, à part.

Je crois qu’elle a peur.

Feignant de rêver.

Ah ! mon Dieu ! les v’là. Monsieur le voleur, ne me faites pas de mal.

MADAME D’ALFORT.

Qu’a-t-elle ? elle rêve, et de voleurs encore.

JULIENNE, rêvant.

J’ vous donnerai tout ce que voudrez... Je vous en prie, mon p’tit voleur.

MADAME D’ALFORT.

Je ne sais si j’ai agi prudemment en donnant à ce jeune homme un logement si près du mien.

JULIENNE, à part.

Elle parle de la garnison.

MADAME D’ALFORT.

Il me tient parole ; je lui en sais gré.

JULIENNE, à part.

C’est toujours ça.

MADAME DALFORT.

Cependant, peut-être aurais-je dû avoir plus d’indulgence pour son âge et pour son amour ; car il semblait m’aimer.

JULIENNE, à part.

Le moment est bon... ah ! si la garnison fait une sortie.

Jetant, un cri comme quelqu’un qui s’éveille en sursaut.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! au voleur !

MADAME D’ALFORT, effrayée.

Ah ! eh bien ! qu’y a-t-il, Julienne !

JULIENNE.

Ah ! madame, c’est que je rêvais de voleurs ?

MADAME DALFORT.

Encore ce mot, pourquoi dormir ?

JULIENNE.

Madame, c’est que la peur m’endort.

MADAME D’ALFORT, fâchée.

Eh ! bien, mademoiselle, allez dormir dans votre chambre ; je préfère rester seule, à être sans cesse tourmentée par vos frayeurs ridicules.

JULIENNE.

Dam ! madame, ce n’est pas d’ ma faute, quand on rêve, et puis, vous savez bien par vous-même que l’ courage ne se donne pas.

MADAME D’ALFORT.

Rentrez, vous me donnez des émotions.

JULIENNE.

Je rentre, madame.

À part, en entrant dans la chambre.

Première condition !

Musique, tandis que Julienne va allumer sa bougie, et rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XV

 

MADAME D’ALFORT, seule

 

Me voilà seule, M. Darcourt ne reviendra sans doute que demain matin... Saint Marcel s’éloignera. Je veux éviter que ce jeune homme me revoie, et c’est à lui-même que je vais m’adresser pour cela.

Elle se met à table.

Demain, Julienne lui remettre ce billet.

Air : Pour éblouir celle qu’il aime.

Elle écrit.

« Avec un autre je m’engage,
« Un autre reçoit mon serment.

Elle s’arrête.

Un autre, hélas ! c’est bien dommage,
Mon cœur pense tout autrement.

Elle écrit.

« Désormais votre ardeur m’offense,
« Partez, il n’est plus d’espérance ;
« Et n’écoutant que mon devoir,
« Je vous défends de me revoir. »

On entend le tonnerre dans le lointain, et l’on voit un éclair.

grand Dieu ! un éclair,

Je tremble, et je n’ai plus déjà
La force de signer cela.

et je suis seule.

Elle court à la porte de Julienne, et l’appelle à voix basse.

Julienne ! Julienne !

Elle appelle plus haut.

Julienne ! elle dort !

Le tonnerre un peu plus fort, mais encore loin.

que devenir ; ah ! je ne puis rester en cet état.

Elle court à la porte de Saint Marcel.

Au secours ! au secours !

 

 

Scène XVI 

 

MADAME D’ALFORT, SAINT-MARCEL

 

SAINT-MARCEL, paraissant et apercevant Adélaïde, qui s’est enfuie de l’autre côté de la scène, comme effrayée de ce qu’elle vient de faire.

Air : Il sera malheureux peut-être. (La Demoiselle et la Dame.)

Ô ciel ! c’est vous, Adélaïde ?

MADAME D’ALFORT.

Ah ! ne vous en prévalez pas,
Seule, l’orage m’intimide.

SAINT-MARCEL.

Mon amour le bénit tout bas.

MADAME D’ALFORT.

Votre amour ! cessez ce langage.

SAINT-MARCEL, tendrement.

Pour moi ce moment est si doux.

MADAME D’ALFORT.

J’ai déjà grand peur de l’orage,
Dois-je encore avoir peur de vous.

SAINT-MARCEL.

Je vous entends : je suis auprès de vous, et je dois en rendre grâce à l’orage.

MADAME D’ALFORT.

Auprès de moi ? mais votre serment vous met à ma disposition ! éloignez-vous, je vous l’ordonne.

SAINT-MARCEL.

Vous l’exigez ?

Il fait un pas pour se retirer... un coup de tonnerre se fait entendre... l’éclair brille.

MADAME D’ALFORT, arrêtant vivement Saint Marcel.

Ah ! ne me quittez pas, éloignez-vous seulement un peu.

Elle lui fait signe de s’asseoir.

SAINT-MARCEL.

J’obéis...

Musique.

MADAME D’ALFORT, assise.

Vous avez beaucoup voyagé, Monsieur ?

SAINT-MARCEL.

Beaucoup, pour me distraire d’un amour malheureux.

Tonnerre.

MADAME D’ALFORT.

Quel pays est le plus agréable à habiter ?

SAINT-MARCEL.

Le pays habité par celle qu’on aime.

Éclair.

MADAME D’ALFORT.

La Normandie est-elle une belle province.

SAINT-MARCEL.

Dans ce moment, c’est la plus belle de toutes, à mes yeux.

Éclair.

MADAME D’ALFORT.

Il est impossible d’obtenir un mot raisonnable de vous[1].

SAINT-MARCEL.

L’amour est mon excuse.

Un grand coup de tonnerre se fait entendre. Madame d’Alfort se trouve auprès de Saint-Marcel.

MADAME D’ALFORT.

Saint Marcel ! ah ! Dieu !

SAINT-MARCEL, lui prenant la main.

Et comment voulez-vous qu’après avoir supporté si longtemps mes malheurs et votre indifférence

Elle va pour le repousser. Tonnerre, elle se rapproche.

je retienne encore dans mon sein l’expression d’un amour aussi vif et aussi vrai, lorsque le jour seul me reste pour pouvoir vous le faire entendre sans crime, Adélaïde !

MADAME DALFORT.

Laissez-moi, laissez-moi.

Le tonnerre cesse de gronder.

SAINT-MARCEL.

Qu’a donc fait l’heureux Darcourt pour m’être préféré ? la franchise, la vivacité de mon amour, ne m’attira que vos dédains, que votre haine... peut-être.

MADAME D’ALFORT.

Je ne vous hais point.

SAINT-MARCEL.

Je vous connaissais avant lui, madame, je le fis le confident de l’amour, vrai, sincère, passionné que je ressentais, que je ressens encore pour vous.

MADAME D’ALFORT.

Songez à ce que vous m’avez promis.

Tonnerre. Elle se rapproche de Saint Marcel.

Air : du Vaudeville de Michel et Christine.

Ô frayeur !
Ô frayeur !
J’entends gronder le tonnerre,
Dieu ! que faire ?
Ah ! mon cœur
N’a-t-il battu que de frayeur ?

SAINT-MARCEL.

Ô bonheur !
Sur mon cœur
Je la tiens enfin, j’espère ;
Jour prospère !
La frayeur
Seule n’agite pas son cœur.
Vous saurez tout, vous connaîtrez sa ruse.

MADAME D’ALFORT.

Je crois à ses torts dès ce jour.

SAINT-MARCEL.

Mais à vos yeux l’amour encor l’excuse.

MADAME D’ALFORT.

Pour lui, non, je n’ai pas d’amour.

SAINT-MARCEL, avec transport.

Serait-il vrai ? non, je ne suis plus maître...

MADAME D’ALFORT, avec effroi.

Qu’ai-je donc dit, Édouard, qu’avez-vous ?
Quoi ! vous êtes à mes genoux ?

SAINT-MARCEL.

Si vous voulez bien le permettre.

MADAME D’ALFORT.

Ô frayeur ! (bis.)
J’entends gronder le tonnerre.

SAINT-MARCEL.

Ô bonheur !
Sur mon cœur,
etc.

BONNARD, paraissant à la lucarne.

Garde à vous, je viens de voir un grand nombre de gens de mauvaise mine, s’approcher par ici.

MADAME D’ALFORT, se jetant dans les bras de Saint Marcel.

Édouard, ne m’abandonnez pas.

GOBINEAU, dans la coulisse.

Par ici.

MADAME D’ALFORT.

Je les entends... vite éteignons les lumières.

SAINT-MARCEL.

Mettons les verrous.

LES VILLAGEOIS, dans la coulisse.

Vive Adélaïde !

MADAME D’ALFORT.

Qu’entends-je ? ils répètent mon nom !

GOBINEAU, au dehors avec le chœur.

(Musique de Doche.)

Vive, vive Adélaïde !

MADAME D’ALFORT.

C’est le concierge qui les guide,
Comment paraître devant lui.

SAINT-MARCEL.

Aucun ne vous connaît ici,
Il faut pour sauver l’apparence
Me déclarer votre mari.

MADAME D’ALFORT.

Y pensez-vous ? quelle imprudence !

SAINT-MARCEL.

Ouvrons, ouvrons.

 

 

Scène XVII

 

MADAME D’ALFORT, SAINT-MARCEL, GOBINEAU, VILLAGEOIS, VILLAGEOISES

 

Suite du morceau d’ensemble.

CHŒUR.

Entrons, entrons.

GOBINEAU, un bouquet à la main.

Chacun, Madame, vous souhaite
Une bonne fête.

À part.

Mais en croirai-je mes yeux,
Ils étaient enfermés tous deux.

 

 

Scène XVIII

 

LES MÊMES, BONNARD, JULIENNE, arrivant de côtés différents, un bougeoir à la main

 

Continuation.

JULIENNE, à part.

Que veux dire tout ce tapage ?

BONNARD, à part.

Voyons les suites de l’orage.

SAINT-MARCEL.

Ma femme et moi, mes chers amis,
Quoiqu’étrangers à ce pays,
Sommes touchés au fond de l’âme.

GOBINEAU, JULIENNE, BONNARD, à part.

Ah ! c’est sa femme !

GOBINEAU.

Alors tout est bien, Dieu merci,
Et quoique censeur très rigide
Je pouvons tous fêter ici
Madame Sainte-Adélaïde,
Et même monsieur son mari.

TOUS, en chœur.

Vive, vive Adélaïde !

MADAME D’ALFORT, à mi-voix.

Édouard, que deviendra tout cela ?

 

 

Scène XIX

 

LES MÊMES, DARCOURT

 

DARCOURT, entrant.

Bien, mes amis, bien.

MADAME D’ALFORT, stupéfaite.

Monsieur Darcourt.

DARCOURT, avec empressement, Gobineau se trouve sur son passage.

Eh bien ! a-t-elle été surprise ?

GOBINEAU, à demi-voix.

Ah ! dame ! la çarimonie a presque manqué ses effets, parce que, quand nous sommes venus, elle était avec son mari.

DARCOURT.

Comment ! son mari ?

GOBINEAU.

Oui, son mari ! c’e petit mousu qu’est là, ils étaient enfermés ensemble à double tour.

DARCOURT.

Est-il possible !

GOBINEAU.

D’ façon que nous n’avons pas pu entrer tout de suite, nous avons été obligé de chanter dehors, et puis l’obscurité... ils étaient sans lumière.

DARCOURT.

Il suffit.

S’approchant de madame d’Alfort avec une gaieté feinte.

Madame, veuillez, recevoir mes compliments sur cette union nouvelle. Mais, quoi ! vous n’avez pas même daigné en instruire vos amis ! Vous êtes mariés depuis...

SAINT-MARCEL.

Depuis... demain...

MADAME D’ALFORT, à Darcourt.

Monsieur, si vous saviez quelles circonstances il a fallu pour réveiller dans mon cœur un sentiment que je voulais me cacher à moi-même... Mais l’orage épouvantable qui vient d’avoir lieu.

DARCOURT.

Comment l’orage... Il fait le plus beau temps du monde... Il n’y a pas eu d’orage.

BONNARD.

Il y en a eu un, j’en réponds comme si je l’avais fait.

MADAME D’ALFORT.

La frayeur qu’il me causa... Julienne qui ne m’entendait pas.

JULIENNE.

Dame ! je dormais pour tout le monde. Troisième condition.

MADAME D’ALFORT.

Je ne pouvais rester seule dans un pareil moment.

SAINT-MARCEL.

Allons, mon cher Darcourt, du courage, de la philosophie, songez que dans une circonstance à peu près semblable à celle-ci : Alexandre-le-Grand...

DARCOURT.

Fort bien, je vous entends... mauvais sujet... je serai votre premier garçon de noce, je suis sans rancune, vous le voyez, et puis, j’avais quelques reproches à me faire dans cette affaire-ci, vous l’aimiez, elle vous aimait ; j’aime autant que cela se soit découvert avant qu’après mon mariage, mais enfin, qu’est-ce que c’était que cet orage ?

BONNARD.

C’était de la physique expérimentale et amusante.

MADAME D’ALFORT.

Comment ?

BONNARD.

Nous vous expliquerons tout cela après la noce.

JULIENNE, à Bonnard.

Et nous ?

BONNARD.

Hymen pour la vie, amour pour cent ans, à moins que le mariage ne t’effraye.

JULIENNE.

C’est la seule chose dont je n’aie pas peur.

Vaudeville.

Air : du vaudeville des Gardes-Marines.

CHŒUR.

L’orage a servi les amours ; (bis)
Chantons tous l’hymen qui s’apprête,
C’est toujours
Après la tempête
Que l’on voit luire les beaux jours.

SAINT-MARCEL.

Pour avoir été désunis
La foudre a grondé sur nos têtes,
Nous avons vu bien des tempêtes
Désoler notre beau pays.
Pour effacer tant de ravage,
Grand Dieu, protecteur des Français,
De notre France pour jamais
Détourne l’orage.

BONNARD.

Jadis rien n’ me troublait vraiment,
Je n’craignais les vents ni la foudre,
Ni l’arme blanche, ni la poudre ;
V’là comme j’étais au régiment.
Maint’nant un’ chose m’ôt’ mon courage,
Oui, depuis que je sais enfin
Que l’ tonnerr’ fait tourner le vin,
Je tremble au moindre orage.

GOBINEAU.

Dans l’été quand le temps est beau
La caisse est à sec au spectacle,
Que le ciel se couvre... ô miracle !
L’argent revient vite au bureau,
Aussi dans les jours sans nuage
Notre caissier est tout chagrin,
Et ne reprend son air serein
Que dans les jours d’orage.

MADAME D’ALFORT, au public.

Quand la foudre a longtemps grondé,
Le beau temps revient nous sourire ;
Chez nous aussi puissions-nous dire
Qu’à l’orage il a succédé.
Qu’un coup de main nous encourage,
Si l’indulgence vous conduit,
Frappez, je ne crains point le bruit,
Je ne crains que l’orage.


[1] À chacune des réponses de M. Saint-Marcel, Madame d’Alfort, après un mouvement de dépit, dès qu’elle voit briller l’éclair, rapproche vivement son fauteuil du sien.

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