L’Opiniâtre (David Augustin de BRUEYS)
Comédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, le 19 mai 1722.
Personnages
LE BARON, Père d’Éraste
ÉRASTE, Fils du Baron
LA MARQUISE, Mère de Dorise
DORISE, Fille de la Marquise
LE MARQUIS, Mari de la Marquise, et crû Ibrahim Turc
DAMIS, Cousin du Baron et d’Éraste
CLITANDRE, Amant de Dorise
LA RAMÉE, Hôte, autrefois Valet du Marquis
TOINON, Fille de Chambre de Dorise
La Scène est chez la Marquise, dans un Bourg près de Toulon.
ACTE I
Scène première
ÉRASTE, LE BARON, DAMIS
LE BARON.
Vous sortez ?
ÉRASTE.
Oui, Monsieur.
LE BARON.
Mais, mon fils.
ÉRASTE.
Oui, mon père,
Je sors.
LE BARON.
Après l’éclat que vous venez de faire,
Sortir si brusquement, mon fils, que dira-t-on ?
ÉRASTE.
L’on dira... l’on dira, Monsieur, que j’ai raison ;
LE BARON.
Mais vous savez à quoi la bienséance engage ;
La Marquise consent à votre mariage ;
Ses parents à Toulon ce matin avertis,
Seront ici ce soir, et sont déjà partis ;
Chez elle vous jouez, vous passez la soirée ;
Et par votre imprudence une bague égarée,
Et que peut-être encor trouverait-on sur vous,
Vous fait quitter le jeu, puis ferme contre tous
Vous osez soutenir que sa fille Dorise
Voulait avoir la bague, et qu’elle vous l’a prise.
ÉRASTE.
Mais, Monsieur, je le sais, j’en suis sûr, elle l’a,
Et j’en mettrais au feu cette main que voilà.
DAMIS.
Oh ! Monsieur le Baron, nous savons bien la chose.
LE BARON.
Mais, quand cela serait, est-il séant qu’il ose
Soutenir contre tous opiniâtrement ?...
ÉRASTE.
Eh bien, Monsieur, j’ai tort, j’ai tort assurément ;
On le veut, je me rends.
LE BARON.
Eh ! je crois vous entendre,
Éraste, et ce n’est pas ainsi qu’on doit se rendre.
ÉRASTE.
Mais, le doit-on, Monsieur, lorsque l’on a raison ?
LE BARON.
Raison ?... Vous vous fondez sur un simple soupçon.
Clitandre avait donné cette bague à Dorise,
Parce qu’en mariage elle lui fut promise :
Mais aujourd’hui la mère approuvant nos desseins,
A voulu qu’elle ait mis cette bague en vos mains,
Et vous la soupçonnez d’avoir voulu reprendre
Un présent qui venait de la main de Clitandre.
Voilà sur quel prétexte, et sur quoi seulement
Rien ne peut vous tirer de votre entêtement ;
Mais puisqu’enfin demain, de l’aveu de la mère,
Vous épousez Dorise, ainsi que je l’espère ;
Lorsqu’un hymen heureux va joindre nos maisons,
Devez-vous soutenir, sur de simples soupçons,
Qu’elle vous a repris la bague de Clitandre ?
ÉRASTE.
Mais qui donc, je vous prie, est venu me la prendre ?
LE BARON.
Je ne sais, mais enfin je connais votre esprit ;
Vous n’en démordrez point, puisque vous l’avez dit.
DAMIS.
Mon cousin n’a pas tort, je vous en fais excuse.
ÉRASTE.
Moi tort, Monsieur, moi tort ? Qui faut il que j’accuse,
Que celle qui cherchait, sans doute, à la ravoir ?
Nous jouons, j’ai ma bague, on demande à la voir,
Je la donne, on la voit, on la met sur la table ;
Je ne l’ai point reprise, ou je sois misérable ;
Et lorsque je rêvais au coup que j’ai perdu,
Vous en êtes témoin, ma bague a disparu
Toinon s’est mise à rire, en regardant Dorise,
Monsieur, je le soutiens, c’est elle qui l’a prise.
DAMIS.
On n’en saurait douter.
LE BARON.
Mon Dieu, Monsieur Damis,
Sans lui complaire en tout, soyez de ses amis ;
Son sentiment toujours est la règle du vôtre ;
Quand il est d’un avis, vous n’en avez point d’autre ;
À présent qu’il est nuit, s’il s’avisait ici
De dire qu’il est jour, vous le diriez aussi ;
On doit pour ses amis avoir quelque indulgence ;
Mais on ne porte pas si loin la complaisance ;
Et lorsque sans raison il s’obstine si fort,
Vous devriez au moins lui dire qu’il a tort ;
Mais vous n’en ferez rien, j’ai beau vous le rebattre ;
Et vous mourrez flatteur, et vous opiniâtre.
ÉRASTE.
Eh ! Monsieur, quand j’ai tort je me rends sans détours ;
Mais lorsque j’ai raison.
LE BARON.
Vous l’avez donc toujours,
Éraste ; car jamais je ne vous ai vu rendre,
Vous soupçonnez Dorise, à cause de Clitandre ;
L’apparence est pour vous, j’en demeure d’accord ;
Mais voici surement en quoi vous avez tort.
Croyez-vous que ce soit assez que l’apparence,
Pour soutenir un fait avec tant d’assurance ?
Et s’il n’en était rien, n’enrageriez-vous pas,
D’avoir mal à propos fait un si grand fracas ?
Je veux que vous soyez assuré de la chose,
Alors que contre nous tout le monde s’oppose,
À la voix générale il faut s’accommoder ;
Et, quoiqu’on ait raison, il est mieux de céder ;
Entre nous, je crains fort que Dorise en colère
Contre vous n’ait aigri la Marquise sa mère ;
Je l’ai vue en courroux de votre entêtement,
Rentrons pour l’apaiser... je crains son changement,
Et la fine Toinon, qui nous est opposée,
Pour vous nuire auprès d’elle est bien assez rusée.
Venez, rentrons, Éraste.
Scène II
TOINON, LE BARON, ÉRASTE, DAMIS
TOINON.
Ah ! Messieurs, vous voici :
Vraiment je vous croyais déjà bien loin d’ici,
Et j’allais vous chercher.
ÉRASTE.
Nous, pourquoi ?
TOINON.
Pour vous dire
Que ma Maîtresse...
ÉRASTE.
Eh bien, Toinon, c’était pour rire
Seulement qu’elle a pris ma bague, n’est-ce pas ?
Eh bien, Monsieur, j’ai tort d’avoir fait du fracas,
Je suis opiniâtre ?
DAMIS.
Et moi flatteur ?
ÉRASTE.
Mon père,
On se trompe par fois.
DAMIS.
Monsieur, je suis sincère,
Vous voyez à présent que nous avions raison.
ÉRASTE.
Sans faire un peu de bruit, adieu ma bague...
DAMIS.
Bon,
On aurait ri de vous.
ÉRASTE.
Tu viens donc me la rendre.
TOINON.
Non, Monsieur.
ÉRASTE.
Non ? comment ?
TOINON.
Non, je viens vous apprendre
Que la bague...
ÉRASTE.
Et tu viens de dire en ce moment
Que ta Maîtresse l’a...
TOINON.
Moi ? je dis seulement
Qu’elle a vu que vous-même...
ÉRASTE.
Eh quoi ? que je l’ai prise ?
TOINON.
Oui, Monsieur.
ÉRASTE.
Moi ?
TOINON.
Vous-même.
ÉRASTE.
Où donc l’aurais-je mise ?
TOINON.
Dans votre bourse.
ÉRASTE.
Bon dans ma bourse.
TOINON.
Oui vraiment.
ÉRASTE.
Tu te moques de moi.
TOINON.
Cherchez bien seulement,
Et vous l’y trouverez.
ÉRASTE.
Ah ! testebleu... j’enrage,
Comment diable ai-je fait ?
TOINON.
Il la touche ; je gage,
Oui, qu’il n’avouera pas qu’il l’a...
ÉRASTE.
Va, va, Toinon,
Si je l’ai soutenu, ce n’est pas sans raison.
TOINON.
Mais, Monsieur, vous avez la bague...
ÉRASTE.
Ta Maîtresse
Trouve Clitandre seul digne de sa tendresse.
TOINON.
Mais la bague...
ÉRASTE.
Il est vrai que son père autrefois,
Quand il était en vie, en avait fait le choix.
TOINON.
Quoi... vous n’avouerez pas ?
ÉRASTE.
Enfin, malgré sa mère,
Elle veut s’en tenir au choix de feu son père.
TOINON.
Non, il n’en fera rien.
ÉRASTE.
Et ce n’est qu’à regret,
Qu’elle voit le dessein que nos parents ont fait.
TOINON.
Oh !
LE BARON.
Toinon, c’est assez.
ÉRASTE.
Voyez cette insolente.
TOINON.
Oh, Monsieur, je la vois, je suis votre servante.
Scène III
ÉRASTE, LE BARON, DAMIS
LE BARON.
Eh bien, qu’en dites-vous ?
DAMIS.
C’était distraction.
LE BARON.
Oui, mais ce que je blâme en cette occasion,
C’est d’avoir soutenu contre tous, que Dorise...
DAMIS.
Eh qui diantre n’eut cru qu’elle l’avait reprise ?
LE BARON.
Excusez-le toujours, rien ne peut vous tenir ;
C’est votre caractère, il faut le soutenir ;
Et puis vous me direz, sur quelque vaine excuse,
Que d’être opiniâtre à tort on vous accuse.
Je vous l’ai dit souvent, l’opiniâtreté
N’est pas de disputer contre la vérité,
Savoir que l’on a tort, le voir et le comprendre,
Et de mauvaise foi ne vouloir point se rendre ;
C’est lorsque prévenu de bonne opinion,
On croit obstinément avoir toujours raison ;
Et n’approuvant jamais les sentiments des autres,
Sans rien examiner ne suivre que les nôtres ;
Ce dernier vice est bas, et ne tombe jamais
Qu’en de lâches esprits, et dans les cœurs mal faits ;
Et ce défaut n’est pas, que je pense, le vôtre ;
Mais aisément, Éraste, on y passe de l’autre.
On le voit tous les jours, un esprit prévenu
D’abord de bonne foi soutient ce qu’il a cru ;
Mais lorsqu’à la raison en vain on le rappelle,
Qu’à la prévention la passion se mêle,
Alors, pour soutenir ce qu’il a d’abord dit,
Contre la vérité souvent il se raidit ;
Et honteux d’avouer qu’il ait pu se méprendre,
Il voit, il sent, il touche, et ne veut pas le rendre.
Vous vous reconnaissez sans doute à ce portrait,
Car voilà justement ce que vous avez fait ;
Mais qu’en dit le cousin, s’il veut être sincère ?
DAMIS.
Je dis... Je dis, Monsieur... que... vous êtes son père,
Que... quoi que vous disiez... on vous doit respecter,
Et que nous aurions tort de vous rien contester.
LE BARON.
Je vous entends, Damis, et vois votre défaite,
Avec ce beau respect vous avouez la dette.
Et vous, de tout ceci jugez ce qu’on dira.
Mais je vois chaque jour encor pis que cela.
Quand vous vous êtes mis en tête quelque chose,
C’est une affaire faite ; et quoi qu’on vous oppose.
Jamais vous ne cédez, pas seulement à ceux
Qu’on consulte en leur art, vous en savez plus qu’eux.
Jamais nos Avocats n’ont pu vous faire entendre
Qu’il faut accommoder le procès de Clitandre,
Et que vous allez perdre un gros bien sûrement,
S’il peut de feu Damon trouver le testament.
Pour moi, quand je vous vois si fort opiniâtre,
Je crains qu’on ne vous mette un jour sur le Théâtre.
Le caractère est neuf, et pourrait divertir,
Sans que du naturel on cherchât à sortir.
Mais c’est trop s’arrêter. Votre brusque sortie
Nous a mal à propos fait rompre la partie,
Je vous l’ai déjà dit, ce vif emportement
Ne peut se réparer, qu’en rentrant promptement.
De tout ce qui causait votre plainte imprudente,
Vous venez de le voir, Dorise est peu contente ;
Rentrons... vous aviez tort, le fait est avéré ;
Ce manque de respect doit être réparé,
Et par ce prompt retour vous leur ferez connaître.
ÉRASTE.
Non, mon père, sitôt je ne dois point paraître.
DAMIS.
En effet, comme on vient, Monsieur, de contester,
Il me semble que c’est trop tôt se présenter.
LE BARON.
Trop tôt ? ne faut-il pas achever la reprise ?
Je parlerai pour vous, j’apaiserai Dorise.
Je me charge de tout.
ÉRASTE.
Mais, Monsieur...
LE BARON.
Eh ! rentrons...
Nous le pouvons encor ; mais si nous différons,
Il ne sera plus temps, rentrons, je vous en prie.
ÉRASTE.
Nous finirons demain, Monsieur, notre partie.
LE BARON.
Non, tandis que l’on a les cartes à la main,
Il est mieux...
DAMIS.
L’on pourrait renvoyer à demain.
LE BARON.
Eh, Monsieur... non, Éraste, allons... rentrons, vous dis-je ;
La raison, le devoir, l’amour, tout vous oblige
À rentrer promptement.
ÉRASTE.
Je ne vois pas parbleu
Sur quel prétexte entrer.
LE BARON.
Pour reprendre le jeu ;
Déjà, même déjà, c’est trop se faire attendre.
DAMIS.
Il est pourtant bien tard pour vouloir le reprendre.
ÉRASTE.
Assurément, Monsieur, tout dort dans le logis.
DAMIS.
La Marquise bâillait quand nous sommes sortis.
LE BARON.
Allons, ferme tous deux, il n’est plus de remède,
Je le vois bien, en tout il faut que je vous cède :
Mais c’est tant pis pour vous, Dorise a des appas ;
Je sais que vous l’aimez.
ÉRASTE.
Si je ne l’aimais pas,
Je serais trop heureux ; je sais que la cruelle
Me hait, et malgré moi je soupire pour elle ;
Et pour changer jamais, j’aime trop constamment.
LE BARON.
Vous ne changerez pas, Éraste, assurément.
Pour moi, j’admire en tout votre persévérance,
Et vous êtes sans doute un héros en constance ;
Toutes vos actions ne le font que trop voir :
Mais puisque vous aimez, je ne peux concevoir
Que vous ne veuillez pas réparer la sottise,
Que vous venez de faire aux yeux de la Marquise.
ÉRASTE.
Nous calmerons demain ces petits différends ;
Cependant, comme il faut inviter nos parents,
Je m’en vais à Toulon.
LE BARON.
Mais c’est une imprudence
Dans la nuit...
DAMIS.
Il est bon de faire diligence...
ÉRASTE.
Sans doute, et je serais même déjà parti,
N’était que si Toinon venait encor ici,
Je voudrais l’engager à parler à Dorise
En ma faveur, après je parts et sans remise.
LE BARON.
Attendez à demain.
ÉRASTE.
Et pourquoi pas ce soir ?
LE BARON.
Mais quoi ! partir de nuit ?
DAMIS.
Il ne fait pas trop noir.
LE BARON.
À Toulon cependant vous ne pourrez rien faire
Qu’il ne soit jour.
ÉRASTE.
Souffrez.
DAMIS.
Monsieur, quand on diffère,
On peut manquer les gens.
LE BARON.
De grand matin suffit.
ÉRASTE.
Eh ! Monsieur, permettez que je parte.
LE BARON.
Il l’a dit,
C’est une affaire faite, il partira sans doute.
ÉRASTE.
Dans deux heures au plus j’aurai fait cette route...
LE BARON.
Eh bien, allez, partez, Éraste ; je vois bien
Que pour vous retenir, je n’avancerais rien.
ÉRASTE.
Je reviendrai d’abord.
LE BARON.
Allez, je me retire ;
Car aussi bien il vaut autant ne vous rien dire.
Scène IV
TOINON, ÉRASTE, DAMIS
DAMIS.
Vous demandiez Toinon, justement la voici.
TOINON.
Ma Maîtresse me suit, et doit se rendre ici
Pour prendre mes conseils sur tout ce qui se passe.
Faisons-les déloger de cette salle basse.
DAMIS.
Elle vient droit à nous.
ÉRASTE.
Bonsoir ; où va Toinon ?
TOINON.
Bientôt au lit, Monsieur ; tout dort dans la maison ;
Ma Maîtresse est couchée, et chacun se retire ;
Délogeons.
DAMIS.
Le cousin a deux mots à te dire.
TOINON.
Le cousin me dira demain ce qu’il voudra ;
Mais ma foi pour ce soir, Monsieur s’en passera :
Délogeons.
ÉRASTE.
Tu veux donc perdre la récompense
Que je vais te donner, si tu prends ma défense.
TOINON.
Je dors, Monsieur, je dors.
ÉRASTE.
Dis, ma pauvre Toinon,
Voudrais-tu dire un mot à ta Maîtresse ?
TOINON.
Non.
Ô que les Provençaux sont faits d’étrange sorte !
Restez, Messieurs, restez ; je vais fermer la porte :
Voyez si vous voulez coucher ici.
ÉRASTE.
Sortons,
Allons faire seller des chevaux, et partons.
Scène V
TOINON, DORISE
TOINON.
Venez, je leur ai dit que vous étiez couchée ;
Venez, ils sont sortis.
DORISE.
Ma mère est donc fâchée.
Scène VI
CLITANDRE, DORISE, TOINON
TOINON.
Qui vois-je ? Les amants marchent toujours de nuit,
Madame, c’est Clitandre... approchez-vous sans bruit,
Vous serez du conseil, Monsieur.
CLITANDRE.
Quel coup sensible !
Ce que je viens de voir, Madame, est-il possible ?
DORISE, à Toinon.
Qu’a-t-il donc ?
CLITANDRE.
Ce que j’ai : faut-il tant le chercher ?
Cruelle, n’avez-vous rien à vous reprocher ?
DORISE.
Moi ?
CLITANDRE.
Je cours à Toulon par son ordre, et j’espère
D’engager les parents de feu Monsieur son père
À soutenir son choix ; et lorsque tout est prêt...
TOINON.
Il faut que je m’en mêle... halte-là, s’il vous plaît.
Voyons... ce ne sera que pure bagatelle ;
Les amants ont toujours quelque sotte querelle ;
Et pour se picoter, ils choisissent le temps,
Que l’on veut employer à les rendre contents.
Ça, voyons, qu’avez-vous ?
CLITANDRE.
Demande-lui le gage
Qu’elle reçut de moi, d’un amour...
TOINON.
Oh ! j’enrage :
Point d’exclamations, laissez-là votre amour
Pour l’heure, et répondez, s’il vous plaît, tour à tour.
Quel gage ?
CLITANDRE.
Elle le sait ; Éraste dans la rue
Vient de me faire voir...
DORISE.
Ma bague.
CLITANDRE.
Oh ! je l’ai vue ;
Ne cherchez pas ici des détours superflus ;
Vous pouviez la cacher, et ne la porter plus :
Mais la donner.
TOINON.
Suffit... qu’avez-vous à répondre ?
DORISE.
Rien... fais-lui voir ceci, c’est de quoi le confondre,
Il la reconnaîtra.
TOINON.
Quoi ! vous l’aviez aussi.
DORISE.
Dans un temps plus heureux, je vous aurais puni,
D’oser sur un soupçon offenser ce qu’on aime,
Je vous aurais laissé dans l’erreur...
CLITANDRE.
C’est la même.
DORISE.
Mais j’ai bien d’autres soins en ce malheureux jour.
CLITANDRE.
Hélas !
TOINON.
Ô moi, je suis curieuse à mon tour,
Et je n’y comprends rien... de grâce, que j’apprenne
Comment cela se peut ?
DORISE.
Te voilà bien en peine.
TOINON.
On le serait à moins.
DORISE.
Quand ma mère voulut
Que de mes propres mains Éraste la reçut,
Je contestai deux jours, et j’en fis faire une autre ;
Je la donnai, Clitandre, et je gardai la vôtre.
TOINON.
La peste qu’elle en sait !... et vous sites cela
Sans me communiquer à moi ce secret-là ?
DORISE.
Personne ne le sut.
CLITANDRE.
Ah ! charmante Dorise,
Me pardonnerez-vous cette injuste méprise ?
TOINON.
Allons au fait, Monsieur.
CLITANDRE.
Eh bien, que serons-nous,
Pour l’empêcher d’avoir Éraste pour époux ?
Dis, ma pauvre Toinon, dis, que nous faut-il faire ?
TOINON.
Faisons courir le bruit que Monsieur votre père
Est en vie, et revient.
DORISE.
Mais tu sais mieux que moi,
Que jamais à ce bruit on n’ajouterait foi :
Chacun sait qu’autrefois la fortune ennemie,
Sur les mers du Levant, lui fit perdre la vie,
Dans un combat naval contre les Ottomans.
CLITANDRE.
Oui, mais l’on sait aussi que depuis quatorze ans,
Madame sur sa mort presque toujours en peine,
N’en a jamais reçu la nouvelle certaine.
TOINON.
Que sait-on, après tout, s’il est mort, comme on dit ?
DORISE.
Mais s’il était vivant, n’aurait-il pas écrit ?
TOINON.
Bon, écrit ; tant de gens pris par les Infidèles,
Dont on n’avait jamais pu savoir des nouvelles,
Et qu’on croyait défunts, sont venus à bon port...
Lorsque l’on meurt si loin, on n’est pas toujours mort ;
D’ailleurs, vous le savez, sur la côte où nous sommes,
Tous les jours, tous les jours, on voit venir des hommes
À Marseille, à Toulon, qu’on avait cru perdus,
Et qui chez eux pourtant se sont enfin rendus.
Faisons courir ce bruit.
DORISE.
Comment ?
TOINON.
Hier un homme
Qui prit terre à Toulon, et vient, dit-il, de Rome,
Arriva dans ce Bourg : c’est un homme de peu,
Très facile à gagner, et fort propre à ce jeu ;
Il est Turc, ses habits le font assez connaître,
Nous le ferons parler, on le croira peut-être ;
Je l’instruirai moi-même. Il suivra mes leçons,
Et quand on n’en prendrai : que de simples soupçons,
Nous ferons différer du moins le mariage
Qu’on veut faire demain, et qu’on fera, je gage ;
Car tout est arrêté, même je vous apprends,
Qu’Éraste, pour aller inviter ses parents,
Est parti pour Toulon.
CLITANDRE.
Juste Ciel ! s’il les mène,
Toinon, tout est perdu.
TOINON.
Ne soyez pas en peine ;
À la pointe du jour secrètement demain
J’engagerai ce Turc à nous tenir la main ;
Il le nomme Ibrahim, je m’en suis informée,
Il loge heureusement chez Monsieur la Ramée,
L’Hôte du Cheval blanc, jadis votre Fermier ;
Il est de mes amis, je veux que le premier
Il répande le bruit que Monsieur votre père
Est en vie : aussitôt Madame votre mère
Voudra s’en informer, et le Turc parlera ;
Il l’aura vu vivant, et le lui dépeindra
Tel qu’il était. Instruit par Monsieur la Ramée,
Qui le servait du temps qu’il partit pour l’armée,
Et qui l’a, comme on sait, parfaitement connu ;
Car, Madame, pour moi je ne l’ai jamais vu.
DORISE.
À peine il m’en souvient.
TOINON.
Dormez en assurance ;
Et prenez sur mes soins entière confiance :
J’irai tout disposer avant votre réveil,
Mais allons nous coucher, la nuit porte conseil.
ACTE II
Scène première
LE MARQUIS, LA RAMÉE
LE MARQUIS.
Ce n’est pas sans sujet qu’après quinze ans d’absence,
J’étais depuis hier dans quelque impatience,
De revoir ma maison ; et j’ai pris le matin,
Pour n’être rencontré de personne en chemin.
Je vous ai dit pourquoi je ne veux pas encore
Annoncer mon retour, il est bon qu’on l’ignore ;
Vous m’avez informé de ce qu’on fait ici ;
Et je veux par moi-même être mieux éclairci
Enfin je suis chez moi, mon pauvre la Ramée
LA RAMÉE, rêvant.
J’ai de ce qu’il m’a dit l’âme encore alarmée.
LE MARQUIS.
Montez là haut sans bruit, et tâchez de savoir...
LA RAMÉE, rêvant.
Il tombe dans la mer blessé sans nul espoir.
LE MARQUIS.
Allez voir si l’on dort là haut.
LA RAMÉE, rêvant.
Ceux qui le prirent,
À d’autres maudits Turcs aussitôt le vendirent
LE MARQUIS.
Allez...
LA RAMÉE, toujours rêvant.
Quinze ans esclave.
LE MARQUIS.
Oui, mais laissons cela.
Te vois que vous avez encor ce défaut-là,
De réfléchir à part sur ce qu’on vient de dire,
Sans faire attention à ce que l’on désire.
LA RAMÉE.
Pardon, Monsieur.
LE MARQUIS.
Tandis que j’observe ces lieux,
Vous, afin d’éviter que quelque curieux
Ne me surprenne ici...
LA RAMÉE, par réflexion.
Dans le fond de l’Asie,
Esclave sans pouvoir informer sa patrie,
De son état.
LE MARQUIS.
Encor.
LA RAMÉE, à part.
Un Marquis !
LE MARQUIS.
Je vois bien
Qu’à moins qu’il n’ait tout dit, je n’avancerai rien :
Mais allez donc savoir si quelqu’un va descendre.
LA RAMÉE, au Marquis.
Que ce vaisseau marchand vint à propos vous prendre
Sur les bords de la mer !
LE MARQUIS.
Apparemment on dort.
LA RAMÉE.
Si l’on vous eut repris, Monsieur, vous étiez mort.
À part par réflexion.
Il arrive à Toulon sans se faire connaître,
De nuit hier chez moi je vois entrer mon Maître
Sous le nom d’Ibrahim.
LE MARQUIS.
Enfin il a tout dit.
Allez voir si là haut on est encore au lit.
LA RAMÉE.
Ma foi sans l’aller voir, Monsieur, ne vous déplaise,
Vous pouvez observer ces lieux tout à votre aise ;
Ne craignez pas qu’on vienne, on dort.
LE MARQUIS.
Quand on viendrait,
Hors ma femme, céans nul ne me connaîtrait.
LA RAMÉE.
Mais ne voulez-vous pas vous faire reconnaître ?
LE MARQUIS.
Je le prétends, sans doute, et dès ce soir peut-être ;
Car c’est sans nul dessein, que sous ces vêtements,
Qui cachent qui je suis, je me trouve céans :
Avant que de paraître et que de me produire,
De ce qu’on fait chez moi j’ai du me faire instruire,
L’ayant su, je voulais aussitôt me montrer ;
Mais vous savez pourquoi j’ai voulu différer.
Je retrouve en ces lieux et ma femme et ma fille,
Et je suis, grâce au Ciel, content de ma famille :
Vous m’en avez instruit, et de plus déclaré
Ce qu’on a résolu pour l’hymen préparé.
Mais puisque par hasard sous un tel équipage,
J’arrive justement le jour du mariage,
Je veux, à la saveur de ce déguisement,
En faire, s’il se peut, moi seul, le dénouement.
Vous tiendrez en ceci fort bien votre partie,
Car, jadis vous avez joué la Comédie.
LA RAMÉE.
Oui, Monsieur, j’ai couru la campagne autrefois,
Je jouais les valets, même au besoin les Rois.
LE MARQUIS.
Je le sais, et j’aurai besoin de votre adresse.
Comme je veux ce soir que l’on me reconnaisse,
Il me faut des habits.
LA RAMÉE.
Je vais prendre là haut,
Pour vous bien assortir, Monsieur, tout ce qu’ii faut ;
Car je sais que depuis que vous vous en allates,
On n’a point déplacé ce que vous y laissâtes.
LE MARQUIS.
Tant mieux ; portez-le donc chez vous adroitement,
Et songez à garder le secret seulement,
Mais surtout à Toinon.
Scène II
TOINON, LE MARQUIS, LA RAMÉE
TOINON.
Oh ! les voici, j’enrage ;
Depuis le grand matin je cours tout le village :
Où diantre étiez-vous donc ?
LA RAMÉE.
Ici, comme tu vois.
TOINON.
Ô ça, Signor... ce Turc entend-il le François ?
LA RAMÉE.
Lui ? non... parle-lui Turc, si tu veux qu’il t’entende.
TOINON.
Moi, Turc ?
LA RAMÉE.
Il veut sortir.
TOINON.
De grâce, qu’il attende.
LA RAMÉE.
Ô ! non, il craint Madame, il faut nous en aller.
TOINON.
Elle est encore au lit ; et moi je veux parler,
Si je peux, à ce Turc d’une affaire pressante,
Signor... Si voi... voler : peste de l’ignorante,
Que n’ai-je appris le Turc !
LA RAMÉE.
Mais, que veux-tu de lui ?
Je lui ferai savoir.
TOINON.
Je voudrais qu’aujourd’hui,
Pour rompre, ou différer l’hymen de ma Maîtresse,
Pour laquelle je crois que chacun s’intéresse,
Comme il est Turc, par lui le bruit se répandît,
Que Monsieur le Marquis n’est point mort, comme on dit ;
Qu’il l’a vu dans l’Asie, et qu’il revient... ce drôle
Sera très bien payé, s’il veut jouer ce rôle ;
Mais il ne parie point, je n’avancerai rien.
LE MARQUIS.
Je parlerai, ma fille, et parlerai fort bien.
Mon hôte l’ignorait, j’entends votre langage...
Et je serai ravi de vous aider.
TOINON.
Courage
Ah ! Signor Ibrahim, ceci dépend de vous ;
Vous serez bien payé, de grâce servez-nous.
Ah ! que si vous saviez quel homme on lui destine,
Et quel autre on refuse ; enfin on l’assassine.
LE MARQUIS.
Je sais tout.
Scène III
DORISE, TOINON, LE MARQUIS, LA RAMÉE
TOINON.
La voici.
LE MARQUIS.
Ciel !
DORISE.
Toinon, est-ce là
Ce Turc dont tu parlais ?
TOINON.
Madame, le voilà,
Et tout prêt à parler, comme je le souhaite ;
Il est instruit de tout.
LE MARQUIS.
Vous serez satisfaits.
LA RAMÉE.
J’en réponds corps pour corps.
LE MARQUIS.
Sans me flatter, je crois
Qu’à ce que je dirai l’on ajoutera foi.
TOINON.
Ah ! Madame, le Ciel, sans doute, nous l’envoie.
DORISE.
À le voir, à l’entendre, une secrète joie
Se répand dans mon cœur, et me fait espérer
Que du trouble ou je suis il pourra me tirer.
Je n’ai qu’un seul regret, c’est, Toinon, quand je songe
Qu’il nous faut pour cela recourir au mensonge,
Imposer à ma mère, annoncer un bonheur
Qui va, se trouvant faux, rappeler sa douleur.
Même je ne sais point, lorsque je considère
Ce Turc, qui me paraît être honnête et sincère,
Comment il ose faire un récit fabuleux.
TOINON.
Ô ! Madame, les Turcs ne sont pas scrupuleux.
LE MARQUIS.
À faire ce récit, si je consens sans peine,
C’est que l’on m’a donné pour chose très certaine,
Qu’avant que de partir, feu Monsieur le Marquis
Vous avait accordée à l’un de ses amis,
Pour son fils encor jeune, et qu’on nomme Clitandre ;
Ainsi, quand la Marquise accepte un autre gendre,
Je crois que sans scrupule on peut adroitement
Tâcher de rappeler son premier sentiment :
Si pourtant à cela vous trouvez à redire,
Je n’en parlerai point.
TOINON.
Eh ! bon, laissez-la dire,
Vous voyez pour un rien son esprit combattu.
LE MARQUIS.
Je vois avec plaisir qu’elle a de la vertu.
Vous craignez d’affliger Madame votre mère ;
Elle regrette donc feu Monsieur votre père ?
DORISE.
Elle ne peut encore en entendre parler,
Que ses pleurs aussitôt ne soient prêts à couler.
TOINON.
Ô ! puisqu’il veut agir, Madame, il faut se rendre.
DORISE.
Ah ! Toinon, je ne sais quel pouvoir a su prendre
Cet homme-là sur moi, si c’est pour me trahir ;
Mais à tout ce qu’il veut je ne peux qu’obéir.
Cependant ne crois pas ici que je m’abuse,
J’attends peu de secours d’une pareille ruse ;
Mais enfin, dans l’état pressant où je me vois,
Fais ce qu’il te plaira, je m’abandonne à toi.
TOINON.
Ô ! ça donc, il nous faut sans tarder davantage,
Répandre adroitement ce bruit dans ce village,
Pour parler du Marquis que vous n’avez pas vu,
Vous vous en instruirez de lui, qui l’a connu.
LA RAMÉE.
Bien plus, je soutiendrai la chose véritable,
Même j’en jurerai, s’il le faut, comme un diable.
TOINON.
Ce que vous devez dire, il le faut inventer.
Sortez, j’entends Madame, allez vous concerter.
Scène IV
LA MARQUISE, LE BARON, TOINON
LA MARQUISE.
Quels gens sortent d’ici ?
TOINON.
Madame, c’est un homme
Qui prit terre à Toulon hier, et vient de Rome ;
C’est un Turc, qui, dit-on, parle pertinemment
Des guerres de Venise et des mers du Levant...
Il est logé, je crois, chez Monsieur la Ramée.
LA MARQUISE.
Un Turc ? Je le verrai... Monsieur, je suis charmée
Que Monsieur votre fils ait vu qu’il avait tort.
LE BARON.
Madame, il se prévint ; mais il revint d’abord ;
Hier même, pressé d’une ardeur vive et pure,
Il partit pour Toulon, malgré la nuit obscure ;
Et je viens de savoir, que hâté par l’amour,
Il a vu nos parents, et qu’il est de retour.
LA MARQUISE.
Il est céans, Monsieur ; lui, Damis et Dorise,
Pour se raccommoder, achèvent leur reprise ;
Allons les voir jouer... Vous, faites-moi venir
La Ramée, tantôt je veux l’entretenir.
Scène V
LA RAMÉE, TOINON
LA RAMÉE.
J’ai pris secrètement les habits de mon Maître ;
Il prétend aujourd’hui se faire reconnaître,
Aussitôt qu’il saura... Mais, chut... voilà Toinon :
Le dessein qu’elle avait ne nous paraît pas bon ;
Du retour du Marquis il ne lui faut rien dire ;
Bon, passons vitement, puisqu’elle se retire,
TOINON.
Qu’emportez-vous d’ici ?
LA RAMÉE.
C’est... c’est... un vieux ballot
Que j’avais au grenier... Adieu.
TOINON.
De grâce, un mot ;
Je viens de préparer Madame à la nouvelle
Que nous voulons répandre, et je vous réponds d’elle ;
Elle m’a commandé de vous faire venir ;
Mais le Turc est-ii prêt à l’en entretenir ?
Parlera-t-il bientôt ? Comment va notre affaire ?
LA RAMÉE.
Fort mal.
TOINON.
Pourquoi fort mal ?
LA RAMÉE.
C’est qu’il dit que la mère
Ne peut croire jamais qu’il ait vu son époux.
TOINON.
Mais de notre projet comment sortirons-nous ?
LA RAMÉE.
Fort bien.
TOINON.
Fort mal, fort bien, que diantre a-t-il en tête ?
LA RAMÉE.
Un grand dessein ; Toinon, va, je ne suis pas bête,
Et si je ne craignais ta langue...
TOINON.
Oh ! sur ma foi,
Vous pouvez surement vous confier à moi,
Qu’est-ce ?
LA RAMÉE.
C’est un dessein, un dessein, qui, sans doute
Te plaira... Sache donc... Je crains qu’on ne m’écoute,
Regarde...
TOINON.
Non, personne ici ne doit venir,
Ils sont tous occupés du jeu qui va finir.
LA RAMÉE.
Ô ça, jure moi donc...
TOINON.
Que le Ciel me confonde,
Puissai-je devenir l’horreur de tout le monde,
Que la terre, l’enfer...
LA RAMÉE.
Non, tous ces serments-là
Ne te retiendront point, voici qui suffira
Pour m’assurer de toi, comme je le désire,
Il faut.
TOINON.
Eh bien ! il faut.
LA RAMÉE.
Il faut ne te rien dire.
TOINON.
Peste de l’animal.
Scène VI
DORISE, ÉRASTE, DAMIS, LA MARQUISE, TOINON
TOINON.
Mais d’où vient ce fracas ?
DORISE.
C’est Monsieur qu’on condamne, et qui ne se rend pas.
ÉRASTE.
Ô ! non pas, s’il vous plaît, Madame, et je pâtie,
J’ai vu le même coup mille fois en ma vie ;
J’en suis sur, j’en suis sûr, vous-même l’avouerez,
Il n’en sera pourtant que ce que vous voudrez.
DORISE.
Je ne veux rien, Monsieur.
ÉRASTE.
Pardonnez-moi, si j’ose
Vous dire qu’il est bon de bien savoir la chose :
À l’Hombre quelquefois ce coup peut revenir,
Et nous saurons, Madame, à quoi nous en tenir.
LA MARQUISE.
On ne peut le juger autrement, j’en suis sûre.
ÉRASTE.
Ô ! Madame, agréez qu’ici je vous assure,
Que si la chose était douteuse seulement,
Je n’appellerais pas de votre jugement ;
Mais, si vous le voulez, malgré mon assurance,
Le respect et l’amour m’imposeront silence.
LA MARQUISE.
Qu’en croit Monsieur Damis ?
DAMIS.
Les règles ont changé,
Madame, et je croirais... que l’on a mal jugé,
Je parle contre moi.
Scène VII
LE BARON, CLITANDRE, ÉRASTE, DAMIS, LA MARQUISE, DORISE, TOINON
LA MARQUISE.
Voici Monsieur son père,
C’est un Juge pour l’Hombre à qui chacun défère ;
Vous savez qu’après lui, l’on n’ose contester :
Voici Clitandre encor sur qui l’on peut compter ;
Ils ont tous deux du jeu connaissance parfaite,
Exposez-leur le coup.
ÉRASTE.
Ils me croiraient mazette,
De mettre seulement la chose en question.
Au moins, Messieurs, je fais ma protestation
Que je n’en doute point, quoique je le propose.
LA MARQUISE.
Je vais, moi, sans façon leur exposer la chose ;
Rendez-vous, quand l’arrêt en sera prononcé
Monsieur donne, Damis et Dorise ont passé ;
Éraste dit qu’il joue. Il écarte, et s’explique
En jetant son écart, qu’il va jouer en pique.
Sur cela l’on n’a point de contestation :
Pour prendre, il se saisit des cartes du Talon,
Il les compte, recompte, enfin au lieu de treize,
Les tenant dans ses mains il en a trouvé seize.
ÉRASTE.
Eh ! qu’importe ?
LA MARQUISE.
Qu’importe, il vient de l’avouer,
Il trouve le jeu faux, et veut pourtant jouer.
ÉRASTE.
Sans doute, on doit du jeu bannir toute finesse,
Je ne dis pas pour nous ; mais on aura l’adresse
De couler au Talon trois cartes, et par-là
D’un gros coup, d’un jeu sur, bon, on me privera.
Vous en riez ? J’avais cinq matadors sixièmes.
DORISE.
Et moi j’avais, Messieurs, les deux as noirs septièmes.
LA MARQUISE.
Dans les cartes de trop il est aisé de voir,
Qu’avaient été laissés et l’un et l’autre as noir ;
Il s’en est trouvé quatre, et partant treize piques.
TOINON, à part.
Ô, je te tiens bien fin, ma foi, si tu répliques.
ÉRASTE.
Tout cela n’y fait rien.
LE BARON.
Mais vous n’y pensez pas.
Quatre as noirs. Et comment jouer avec quatre as ?
LA MARQUISE.
C’est cela ; car Monsieur ne voulant rien entendre,
Et Damis l’approuvant, il a fallu se rendre ;
On s’est mis à jouer ; mais ces as présentés,
L’un à l’autre, les ont si fort déconcertés,
Qu’ils ont quitté par force.
ÉRASTE.
Oui, oui ; mais je parie
Que je gagne le coup.
CLITANDRE.
La gageure est hardie.
LE BARON.
Vous avez tort, Éraste.
ÉRASTE.
Eh ! bien soit... Mais, Monsieur
Qui, fans être prié, tranche du connaisseur,
Voudrait-il parier cent louis ?
CLITANDRE.
La gageure
N’est pas tout-à fait bien, quand une chose est sûre.
ÉRASTE.
Eh ! pariez, Monsieur.
DAMIS.
J’en serai de moitié.
LE BARON.
En vérité, tous deux vous nous faites pitié,
Qu’osez-vous soutenir ?
ÉRASTE.
Depuis quelques années,
Les règles de ce jeu, Monsieur, sont surannées.
DAMIS.
C’est ce que je disais.
LE BARON.
Vous rêvez, vous dit-on.
ÉRASTE.
Pour en être certains, envoyons à Toulon
LE BARON.
À Toulon ? on dira que c’est une folie.
DAMIS.
Permettez-nous, Monsieur, d’en douter, je vous prie.
ÉRASTE.
Envoyons.
CLITANDRE.
À Madrid, Monsieur, si vous voulez.
ÉRASTE.
Pariez, pariez, Monsieur, si vous osez.
CLITANDRE.
Quand Monsieur votre père, et Madame, je pense,
Ont jugé, le pourrais-je en bonne conscience ?
ÉRASTE.
Eh ! pariez toujours, à Toulon on ira.
LE BARON.
À Toulon, et par tout, Éraste, on en rira.
DORISE.
Qui contesta jamais une pareille chose ?
ÉRASTE.
Contester contre vous, Madame, oh ! je ne l’ose,
Quand vous vous tromperiez, et que j’aurais raison.
Mais que l’on joue ainsi, si l’on veut, à Toulon,
À Marseille, à Madrid, pour moi je le proteste,
Puisque je sais le coup, et qu’on me le conteste,
Sur mes terres au moins, j’en fais ici serment,
Je ne souffrirai point qu’on le juge autrement.
CLITANDRE.
Ô, là, vous le pouvez ; il faudra qu’on y passe :
Vous avez la Justice haute, moyenne, et basse.
ÉRASTE.
Vous riez, nous rirons peut-être à notre tour.
TOINON, bas à Clitandre.
Allez presser le Turc de servir votre amour.
Scène VIII
LA RAMÉE, TOINON, LA MARQUISE, LE BARON, DORISE
TOINON, à la Ramée.
Eh ! venez donc, Madame est prête à vous entendre.
LA RAMÉE, à part.
De lui venir parier je n’ai pu me défendre ;
Mais battons la campagne, et gardons le secret.
LA MARQUISE.
Eh bien ! que dit ce Turc ? J’aurais quelque regret
D’avoir rien négligé.
LA RAMÉE.
Grande, grande nouvelle,
Du Signor Ibrahim ! (c’est ainsi qu’on appelle,
Madame, un certain Turc qui vint loger chez nous)
Il prétend prouver que Monsieur votre époux
Est encor plein de vie.
ÉRASTE.
Eh ! bon, sur ma parole ;
Ce Turc-là veut avoir de vous quelque pistole.
TOINON.
Il ne demande rien.
LA MARQUISE.
Mais s’il veut me parler,
Lorsqu’il m’a vu tantôt, pourquoi donc s’en aller ?
ÉRASTE.
Sur ce qu’il veut vous dire il craint qu’on le confonde.
LA RAMÉE.
Non ; mais avec Madame il a vu trop de monde ;
Il veut prendre son temps, c’est un homme discret,
Et qui souhaite fort de vous voir en secret.
LE BARON.
On le doit écouter.
LA MARQUISE.
De nouvelles pareilles,
Monsieur, l’on m’a cent fois rebattu les oreilles.
TOINON.
Écoutez-le toujours, Madame, que sait-on ?
ÉRASTE.
Ce Turc pourrait bien être aposté par Toinon.
LA RAMÉE.
Ô, non, vous vous trompez, et lui faites injure.
D’ailleurs, j’ai consulté mon oracle, et j’augure
Sur ce que j’y lisais, que Monsieur le Marquis
Reviendra sain et sauf bientôt en ce pays ;
J’ai lu, ces jours passés...
ÉRASTE.
Vous nous la donnez belle.
LA RAMÉE.
Morbleu, ne traitez point ceci de bagatelle ;
Dans mon Nostradamus j’ai lu, ces jours passés :
De loin gens reviendront qu’on croyait trépassés.
Madame, je suis sur de cette centurie,
Et mon Turc m’en répond.
LA MARQUISE.
C’est une rêverie.
J’en reviens à Toinon, qui pourrait en effet...
Mais nous l’allons savoir, si ma fille le sait.
LA RAMÉE.
L’on m’attend au logis, Madame, et je vous quitte ;
Ce Turc viendra dans peu vous faire sa visite.
Bas à Toinon.
Je te l’avais bien dit, qu’elle n’en croirait rien ;
Mais ne t’alarme point. Adieu, tout ira bien.
Scène IX
LA MARQUISE, DORISE, TOINON, ÉRASTE, LE BARON
LA MARQUISE.
De me vouloir tromper je vous crois incapable,
Ma fille, et je vous crois aussi trop raisonnable,
Pour entrer dans le tour qu’elle veut me jouer :
Seulement je vous prie ici de m’avouer
Si Toinon, qui s’oppose à votre mariage,
N’a point gagné ce Turc pour tenir ce langage.
DORISE.
Madame...
TOINON, bas à Dorise.
Chut au moins.
LA MARQUISE.
Que dit-elle tout bas ?
DORISE.
Madame...
LA MARQUISE.
Parlez donc.
DORISE.
Madame, elle n’a pas,
Par ce qu’elle inventait, eu dessein de vous nuire,
Je ne le voulais point.
LA MARQUISE.
C’est assez m’en instruire.
DORISE.
Pardonnez-lui, Madame.
LA MARQUISE.
Oui, ma fille, entre nous
Je doute quelquefois du sort de mon époux ;
Pareils bruits m’ont souvent mis dans l’inquiétude ;
Car je n’ai de sa mort aucune certitude ;
Mais il est temps d’aller... Faites votre devoir,
Toinon, allez parer ma fille pour ce soir,
Allons à ma bastide y finir notre affaire.
LE BARON.
Madame, nous avons averti le Notaire ;
Et pour la noce on fait préparer ce qu’il faut.
LA MARQUISE.
Mon carrosse viendra nous reprendre au plutôt ;
Mais hâtez-vous, Toinon, ne faites pas attendre.
Scène X
DORISE, TOINON
DORISE.
Eh bien ! Toinon, eh bien ! quel conseil dois-je prendre ?
TOINON.
À vous parler, Madame, avec sincérité,
De votre mère il faut suivre la volonté :
L’amour en souffrira, mais quoiqu’il vous en coûte,
Le parti du devoir est le plus sur, sans doute.
DORISE.
Ah ! Toinon, j’en mourrai.
TOINON.
Non, vous n’en mourrez pas :
Bien d’autres, sans mourir, ont vu le même cas.
Au choix de nos parents c’est à nous à nous rendre,
Comme vous, franchement, j’aimerais mieux Clitandre ;
Mais enfin quelquefois l’hymen fait de ces coups.
Ceux que l’on hait amants, on les chérit époux,
Et peut-être, s’il faut qu’Éraste soit le vôtre...
DORISE.
Non, Toinon, je le hais.
TOINON.
C’est que vous aimez l’autre.
DORISE.
Je ne m’en défens point.
TOINON.
Vous-même l’avez vu,
J’ai tenu pour Clitandre, autant que je l’ai pu.
DORISE.
Pour Éraste à présent tu t’es donc déclarée ?
TOINON.
Moi : Non, dans son parti je ne suis point entrée.
Je ne tiens pour personne, et j’ignore aujourd’hui
Encor qui vous aura de Clitandre ou de lui.
Clitandre assurément aurait tout l’avantage,
S’il pouvait de Damon obtenir l’héritage.
DORISE.
Il m’a dit très souvent qu’un testament perdu
Le prive d’un gros bien, qui lui serait rendu.
TOINON.
Et même la Ramée avec toute assurance
M’a dit qu’en sa faveur il tournerait la chance ;
Mais nous ne voyons point paraître votre amant,
Parce qu’auprès du Turc il agit vivement.
Pour moi, je ne sais point ce qu’ils prétendent faire ;
Car franchement, Madame, ils m’en font un mystère,
Et comme si Toinon n’était plus bonne à rien,
Tout ce que l’on m’en dit, c’est que tout ira bien.
Attendons, s’il vous plaît, que le sort se déclare,
Et cependant entrons. Venez, que l’on vous pare,
Votre mère le veut. Allons.
DORISE.
Cruel devoir !
Je ne prendrai conseil que de mon désespoir.
ACTE III
Scène première
CLITANDRE
Je les ai vu passer ; mais avec la Marquise,
Éraste et le Baron, je n’ai pas vu Dorise,
Elle doit être ici : ne pourrai-je un moment
Présenter à ses yeux son malheureux amant ?
Car enfin on me donne en vain quelque espérance ;
Sur ce qu’on me promet je prends peu d’assurance :
Quand ce Turc prouverait ce qu’il m’a raconté,
Fera-t-il différer un hymen arrêté ?
Je sais que tout est prêt ; que puis-je entendre encore ?
Ah ! je perds aujourd’hui la beauté que j’adore.
Scène II
DORISE, TOINON, CLITANDRE
DORISE.
Non, Toinon. Laisse-moi, tes soins sont superflus,
En l’état où je suis je ne me connais plus ;
Dans le cruel ennui qui déchire mon âme,
À quoi bon tous ces soins ?... Ah ! c’est vous...
CLITANDRE.
Oui, Madame,
Je viens... je sens... je sais que l’on n’attend que vous,
Et qu’on va vous donner Éraste pour époux...
Vous pleurez !
DORISE.
Juste Ciel !
TOINON.
Quel dessein est le vôtre ?
Pourquoi ces pleurs ? Pourquoi s’affliger l’un et l’autre ?
Rien n’est encore fait : la chose peut changer.
CLITANDRE.
On me le dit.
TOINON.
Eh bien, pourquoi donc s’affliger ?
Scène III
LA RAMÉE, CLITANDRE, DORISE, TOINON
LA RAMÉE.
Je viens vous avertir... mais que vois-je ? on soupire.
TOINON.
Laissez-les soupirer ; qu’avez-vous à nous dire ?
Grand faiseur de desseins, vous, qui promettez tant,
Garderez-vous encor ce secret important ?
LA RAMÉE.
Doucement, s’il te plaît ; je vois ce qui t’offense ;
Tu ne pouvais entrer dans notre confidence :
Aujourd’hui franchement tu joues de malheur ;
Je tente un grand dessein, mais j’en veux tout l’honneur.
TOINON.
Eh ! que tardez-vous donc ? ma foi, le temps nous presse ;
Le Notaire est venu, l’on attend ma maîtresse ;
On dresse le contrat ; il en sera bien temps,
Quand il sera signé.
LA RAMÉE.
C’est où je les attends.
CLITANDRE.
Croyez-vous réussir ?
DORISE.
Que faut-il que j’espère ?
LA RAMÉE.
Attendons seulement Madame votre mère.
TOINON.
Elle est à sa bastide.
LA RAMÉE.
Elle en doit revenir.
C’est ici que mon Turc la veut entretenir,
Et je viens de sa part vous dire de l’attendre.
TOINON.
Je vois que votre Turc joue à se faire pendre ;
Je soupçonne à peu près ce qu’il ose tenter :
Les hardes que d’ici je vous ai vu porter ;
Au portrait du Marquis certaine ressemblance
Que je trouve en ce Turc : tout cela, que je pense,
Vous poste à hasarder un coup des plus hardis,
Et que l’on fit, dit-on, autrefois à Paris...
LA RAMÉE.
Quel esprit pénétrant !
TOINON.
Pénétrant ; prenez garde
À ce que vous ferez.
LA RAMÉE.
Va, cela me regarde ;
De ce que j’entreprends je vous suis caution,
Et je vous prends tous deux sous ma protection.
CLITANDRE.
Dois-je croire un bonheur dont mon âme est charmée ?
DORISE.
Pouvons-nous espérer, mon pauvre la Ramée ?...
LA RAMÉE.
Oui, Madame, comptez que nous réussirons :
Je suis sur de mon fait, et je vous en réponds.
Après, comme je sais qu’elle vous est fidèle,
Vous me remettrez bien, s’il vous plaît, avec elle ;
Car nous sommes brouillés quelque peu.
TOINON.
Bon vraiment,
Que demandai je mieux ? servez les seulement.
LA RAMÉE.
Mais qu’as-tu contre moi ?
TOINON.
Rien.
LA RAMÉE.
Je vais le contraire
L’affaire de tantôt t’aura mise en colère ;
Mais franchement, Toinon, tu te piques de rien :
Car, après tout, pourvu que ceci tourne bien,
Pourquoi mal à propos vas-tu te mettre en tête
De savoir ce que c’est ?
TOINON.
Cul, je suis une bête,
Je ne suis bonne à rien : et mordienne pourquoi,
Si l’on veut les servir, se cache-t-on de moi ?
Qu’ai-je fait pour cela : doit-on, mort de ma vie,
Me laisser ignorer comment on la marie ?
Que dira-t-on : vraiment l’on m’estime bien peu,
Moi, qui pour la servir me mettrais dans le feu.
LA RAMÉE.
Oui, ton dépit est juste, et je te le pardonne :
Mais mon Turc (je ne sais si sa raison est bonne)
M’a commandé sur tout de garder le secret.
Les Turcs, comme tu sais, révèrent Mahomet,
Et sa loi leur défend sur des peines sévères,
De confier jamais aux femmes leurs affaires ;
Il dit que votre Sexe aime à les publier,
Et que de votre langue on doit se défier.
TOINON.
Mahomet est un sot, et telles que nous sommes,
Nous valons pour ceci cent fois plus que les hommes :
Il s’agit d’une ruse, et la moindre de nous,
Pour tromper finement, l’entend mieux que vous tous :
De vos déguisements enfin je me défie ;
Il croit encor jouer ici la Comédie ;
Mais gare.
LA RAMÉE.
Les périls sont faits pour les grands cœurs,
Et de ceux d’aujourd’hui nous sortirons vainqueurs.
DORISE.
Ma mère vient ; Clitandre, allez, fuyez sa vue ;
Elle croirait qu’ici vous m’auriez retenue.
LA RAMÉE.
On va vous rendre heureux, ne vous éloignez pas :
Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.
Scène IV
LA MARQUISE, DORISE, TOINON, LA RAMÉE
LA MARQUISE.
Ma fille, je reviens, mais je ne peux comprendre
Ce que ce Turc prétend ici me faire entendre,
Vous m’avez avoué la ruse de Toinon,
Et je ne compte plus que sur la fiction.
Je vais chercher là haut, pour finir nos affaires,
Des papiers qui nous sont encore nécessaires ;
Attendez un moment, dans peu nous sortirons ;
Cependant si ce Turc paraît, nous l’attendrons ;
Mon carrosse est ici, nous partirons ensemble.
Scène V
LA RAMÉE, DORISE, TOINON
TOINON.
Votre Turc à venir tarde bien, ce me semble,
DORISE.
Pour moi j’augure mal de ce retardement.
LA RAMÉE.
Il ne tardera pas, Madame, assurément ;
Quelqu’un dans son chemin l’a retenu peut-être ;
Il n’est pas loin d’ici, vous l’allez voir paraître,
Non avec le Turban, car, à ce que je crois,
Il a de Mahomet abandonné la loi :
Enfin vous l’allez voir sous un autre équipage.
TOINON.
Il tarde bien pourtant à montrer son visage ;
Quand on fait ce qu’il ose, on y pense deux fois ;
Il craint...
LA RAMÉE.
Il ne craint rien, Toinon, et tu le vois.
Scène VI
LE MARQUIS, CLITANDRE, DORISE, TOINON, LA RAMÉE
TOINON.
C’est cela justement, voici tout le mystère :
Je prévois leur dessein, plus je le considère.
LE MARQUIS, bas à Clitandre.
Si je ne vous avais rencontré sur mes pas,
Je vous faisais chercher.
TOINON.
Que lui dit-il tout bas ?
LE MARQUIS, à Dorise.
Ce changement d’habits qui vous a fait attendre
Quelque temps, ne doit pas à présent vous surprendre ;
Mon hôte la Ramée en sait bien la raison.
LA RAMÉE.
Oui, oui, je leur ai dit votre conversion
LE MARQUIS, à Dorise.
J’ai promis d’informer Madame votre mère
Que son mari vivait ; mais je n’ai pu le faire,
Qu’après avoir connu, pour le choix d’un époux,
Lequel de vos amants était digne de vous,
Et je viens à présent vous tenir ma parole.
TOINON.
Jusques-là votre Turc joue assez bien son rôle ;
Mais j’ai peine à comprendre où diantre il veut aller.
DORISE.
Ma mère va venir, il est temps de parler ;
Si vous avez de quoi confirmer la nouvelle
Que mon père est vivant, je peux obtenir d’elle
Que l’on différera du moins de quelques jours.
CLITANDRE.
Vous me l’avez promis, j’attends votre secours.
Quand nos pères vivaient, tous deux, des notre enfance,
Nous fumes élevés dans la douce espérance
D’être unis quelque jour par les plus tendres nœuds,
Et la mère aujourd’hui nous accable tous deux.
LE MARQUIS.
J’espère que, pourvu qu’elle veuille m’entendre,
À ce que je vais dire elle pourra se rendre.
TOINON.
Enfin voici Madame ; oh voyons maintenant,
Comme il s’en tirera.
Scène VII
LA MARQUISE, CLITANDRE, DORISE, TOINON, LA RAMÉE, LE MARQUIS
LA MARQUISE.
Ma fille, on nous attend.
Allons... Pour votre Turc, il me fait bien connaître,
Ce qu’on en doit juger, puisqu’il n’ose paraître ;
Aussi ne veux-je plus m’arrêter à cela ;
Allons, Dorise, allons.
LA RAMÉE.
Madame, le voilà.
Vous pouvez par lui-même enfin être éclaircie.
LA MARQUISE.
Je ne vois aucun Turc dans cette compagnie :
Mais quel est ce Monsieur que je n’avais pas vu ?
LE MARQUIS.
Quoi ! Madame, de vous je ne suis point connu !
LA MARQUISE.
Mon mari !
DORISE.
Quoi ! mon père !
CLITANDRE.
Ô Ciel !
TOINON.
Quelle surprise !
LE MARQUIS.
Oui, Madame, c’est moi que le Ciel favorise :
Vous saurez par quel sort je me vois près de vous.
LA MARQUISE.
Ô Ciel ! il est donc vrai, je revois mon époux.
Dans la joie où je suis, à peine je respire.
TOINON.
Ma foi, je m’en doutais, et j’ai pensé le dire.
LA RAMÉE.
Ô ! voilà le secret que tu voulais savoir.
LE MARQUIS.
Madame, en arrivant je courais pour vous voir ;
Mais ayant su de lui l’hymen où l’on s’apprête,
Sous mes habits de Turc j’allai me mettre en tête,
De connaître l’époux que vous vouliez choisir ;
Le soin que j’en ai pris, m’a privé du plaisir
De me montrer d’abord à toute ma famille,
Et j’en avais fait même un secret à ma fille.
LA MARQUISE.
Vous êtes revenu, Monsieur, vous choisirez.
Je ne peux que vouloir ce que vous désirez :
C’est vous, ce n’est plus moi, qui dois disposer d’elle.
LA RAMÉE.
Allons porter partout cette grande nouvelle.
CLITANDRE.
Permettez-moi, Monsieur, dans mon ravissement,
De vous marquer l’excès de mon contentement ;
Je prends beaucoup de part, Madame, à votre joie,
Et rends grâces au Ciel des biens qu’il nous envoie.
DORISE.
Oui, mes vœux les plus doux enfin sont exaucés ;
Vous vivez, mon cher père, et pour moi c’est assez.
Scène VIII
LE BARON, LE MARQUIS, LA MARQUISE, CLITANDRE, DORISE, TOINON
LE BARON.
Madame, s’il est vrai ce qu’on vient de m’apprendre,
J’ose vous témoigner la part que j’y dois prendre.
LA MARQUISE.
Oui, Monsieur, qui l’eut cru ? Vous voyez mon époux,
Il n’avait pas l’honneur d’être connu de vous.
LE BARON.
Je suis ravi, Monsieur, qu’après tant de traverses,
Qu’après un si long cours de fortunes diverses,
Le Ciel ait bien voulu, pour finir vos travaux,
Vous ramener chez vous gouter un plein repos.
LE MARQUIS.
Je vous suis obligé, Monsieur.
LE BARON.
Pour vous, Madame,
Je ressens votre joie, et de toute mon âme ;
Peut-être ce retour nous prive de l’honneur
Dont je m’étais flatté ; mais un si grand bonheur,
Et qui vous paraissait à vous-même impossible,
À vos seuls intérêts trouve mon cœur sensible.
LE MARQUIS.
Permettez-moi, Monsieur, de faire mon devoir ;
J’aurai dans un moment l’honneur de vous revoir ;
Je vais chercher, Monsieur, ce que je dois vous rendre,
Et qu’à mon grand regret je vous ai fait attendre.
Scène IX
LE BARON, LA MARQUISE, CLITANDRE, DORISE, TOINON
LE BARON.
Madame, j’avais cru trouver céans mon fils ;
Après vous, du jardin nous sommes tous sortis,
Et revenus ici pour avoir l’avantage
De vous donner la main... Mais le voici.
Scène X
ÉRASTE, DAMIS, LE BARON, LA MARQUISE, DORISE, CLITANDRE, LA RAMÉE, TOINON
TOINON.
Je gage
Qu’il ne voudra point croire...
LA RAMÉE.
Ô ! non, assurément.
ÉRASTE.
Mais de ce qu’on me dit que croît Toinon ?
TOINON.
Vraiment,
Notre Turc Ibrahim est le Marquis lui-même.
ÉRASTE.
Bon, l’on ajoute encore au premier stratagème.
TOINON.
Demandez-le à Madame.
ÉRASTE.
Ah ! fort bien, c’est cela,
Et je donnerai, moi, dans tous ces panneaux-là ?
LA RAMÉE.
Il n’en reviendra point.
LE BARON.
Mon fils, la chose est sure.
ÉRASTE.
Ah ! ah ! vous y donnez, Monsieur ; je vous assure,
Que c’est un nouveau tour que Monsieur fait jouer.
CLITANDRE.
Je crois qu’après Madame on le doit avouer.
LA MARQUISE.
Rien n’est plus vrai, Monsieur.
LE BARON.
Après cette assurance,
Éraste...
ÉRASTE.
Eh ! bon, Monsieur, ils sont d’intelligence.
LA MARQUISE.
D’intelligence, moi ? Monsieur, détrompez-vous,
Tout le monde a d’abord reconnu mon époux.
ÉRASTE.
Bagatelle.
LA RAMÉE.
Eh ! morbleu, personne ne l’ignore,
Curé, Bailli, Notaire, et cent autres encore
De ses anciens amis...
ÉRASTE.
Eh ! Madame, pourquoi,
Si l’on a fait dessein de me manquer de foi,
Pourquoi, si l’on me veut faire cette injustice,
A-t-on encor recours à ce faible artifice ?
DAMIS.
Madame, en vérité, mon cousin a raison ;
On vous l’a dit, ce Turc est une fiction,
Ou bien il faut depuis qu’on vous ait abusée.
DORISE.
On vous le fera voir, la chose est fort aisée.
TOINON.
Pas tant que vous croyez.
ÉRASTE.
Ce tour si bien joué,
N’avez-vous pas tantôt, moi présent, avoué
Que c’était une feinte à dessein concertée
Par cette fille-là, par Toinon inventée,
Et que même c’était contre vos sentiments ?
DAMIS.
Après cela, ma foi, c’est se moquer des gens.
LA RAMÉE.
Sans doute.
LA MARQUISE.
Quoi, Messieurs, vous me croyez capable
De pouvoir entrer, moi, dans un dessein semblable ?
Il est vrai que Toinon l’a tantôt inventé ;
Mais ce qu’elle a cru feinte, est une vérité :
Mon époux est venu par un bonheur extrême,
Vous l’allez voir bientôt paraître ici lui-même.
Au Baron.
Peut-être il se rendra le voyant dans mes bras.
TOINON.
Il le verra, Madame, et ne se rendra pas.
ÉRASTE.
On ne me trompe pas aisément.
DAMIS.
Belle ruse
Pour manquer de parole ! Il faudrait être buse.
LA RAMÉE.
Tiendra-t-il ferme encor contre lui ?
Scène XI
LE MARQUIS, LA MARQUISE, ÉRASTE, LE BARON, DAMIS, CLITANDRE, TOINON, DORISE, LA RAMÉE
ÉRASTE.
Justement.
C’est ce Turc travesti. Le beau déguisement.
Eh ! Madame, peut-on m’opposer cet obstacle ?
LE MARQUIS.
Qu’est-ce ?
LA MARQUISE.
Votre retour est un si grand miracle,
Qu’il est ici des gens qui l’osent contester.
LE MARQUIS.
Je ne suis pas surpris qu’on en puisse douter,
Moi-même, quand je songe à ce long esclavage,
Dans lequel j’ai passé le plus beau de mon âge,
Et que je suis chez moi ; je doute quelquefois
De l’état où je suis, et de ce que je vois.
ÉRASTE.
Eh ! ben, c’est bien à moi qu’on conte des sornettes :
Je vois trop les leçons qui vous ont été faites :
On ne m’impose point par de pareils discours ;
Madame, encore un coup, je vois tous vos détours.
LE MARQUIS.
Que prétend donc Monsieur : Quels détours ? Qu’est-ce à dire ?
LA MARQUISE.
Monsieur veut et soutient que c’est pour me dédire,
Que je vous fais, Monsieur, passer pour mon époux,
Que vous ne l’êtes point, qu’il le sait mieux que nous.
LE MARQUIS.
Oh ! votre entêtement, Monsieur, fut-il extrême,
Vous n’empêcherez pas que je ne sois moi-même ;
Croyez-le, s’il vous plaît.
LE BARON.
Éraste, en vérité,
C’est porter dans l’excès l’opiniâtreté ;
Voulez-vous tenir seul contre la loi publique,
Contre Monsieur, Madame, et ce vieux domestique,
Contre tous ?
ÉRASTE.
Mais, Monsieur, je sais ce que je dis ;
Cet homme-là n’est point, vous dis-je, le Marquis.
LA RAMÉE.
Tout le monde, morbleu, le connaît dans les rues.
ÉRASTE.
À d’autres, on veut donc qu’il soit tombé des nues.
DAMIS.
Sait-on pas qu’il est mort depuis plus de quinze ans ?
ÉRASTE.
Ma foi ce conte est bon à faire à des enfants.
LE MARQUIS.
Ce conte ?
ÉRASTE.
Oui, oui, ce conte, ou plutôt cette fable.
LE BARON.
Éraste...
ÉRASTE.
Il ne l’est point, mon père.
LA RAMÉE.
Comment diable ;
Monsieur n’est pas mon Maître ?
LA MARQUISE.
Il n’est pas mon époux ?
ÉRASTE.
Non, non, Madame, non.
LE BARON.
Mon fils, que faites-vous ?
ÉRASTE.
Ce que je fais, Monsieur ? Quoi, souffrir qu’on nous joué !
LE BARON.
Mais enfin, on se rend quand tout le monde avoue.
ÉRASTE.
Moi, je ne me rends point, c’est une fiction.
LE MARQUIS.
Je ne suis pas l’époux de Madame, moi ?
ÉRASTE.
Non.
DORISE.
Quoi ? Monsieur, que j’embrasse.
ÉRASTE.
Il n’est point votre père,
Madame, il ne l’est point.
TOINON.
Ô ! vous avez beau faire.
On nous l’avait bien dit, que quand il le verrait,
Il ne se rendrait point.
ÉRASTE.
Qui diable se rendrait ?
Je serais un nigaud, un sot.
À Toinon.
Eh ! bon, toi-même,
Ne me l’as-tu pas dit ?
LE BARON.
Quelle folie extrême ?
ÉRASTE.
Eh ! ne voyez-vous pas qu’on cherche à me tromper ?
Par quelque ressemblance on prétend me duper ;
Mais on a beau le dire, il a beau le paraître,
Je sais qu’il ne l’est point, et qu’il ne le peut être
LE MARQUIS.
Je ne le comprends pas, ô ! quel entêtement !
Monsieur, est-il sujet à cet égarement ?
TOINON.
O ! Monsieur, tous les jours, demandez-le à Madame,
Nous admirons en lui cette fermeté d’âme.
LE MARQUIS.
Eh bien ! quoiqu’il en soit, il faut vous préparer
À ce qu’enfin, Monsieur, je dois vous déclarer :
Je voudrais, en faveur de Monsieur votre père,
Que tout le monde estime, et que je considère,
Pouvoir exécuter ce qu’on vous a promis ;
Mais l’on sait qu’au meilleur de mes anciens amis
Autrefois j’accordai ma fille en sa jeunesse
Pour son fils, et je dois lui tenir ma promesse.
ÉRASTE.
On l’a fort bien instruit, et si je ne savais
Que cet homme est le Turc, parbleu je le croirais,
LE BARON.
Allez, vous êtes fou... Monsieur, je vous supplie,
En faveur de l’amour, d’excuser la folie.
ÉRASTE.
Il est vrai que l’amour me trouble le cerveau ;
Mais, Monsieur, vous donnez, ma foi, dans le panneau !
C’est au Turc Ibrahim que vous faites excuse.
LE MARQUIS.
Si faut il à la fin que je le désabuse ;
Car avec cet écrit, je le peux surement ;
Monsieur, vous rendrez-vous voyant ce testament ?
À Clitandre.
Pour votre hymen, Monsieur, feu Monsieur votre père,
Lorsque Damon mourut, m’en fit dépositaire ;
Je partis pour Venise, et le laissai là-haut :
Le voilà, je n’ai pu vous le rendre plutôt,
Ni vous faire savoir que je l’avais.
TOINON.
Courage,
Madame, nous aurons Clitandre et l’héritage.
LE BARON.
Sortons, Vous méritez, ma foi, ce que je vois.
Allons, allons... Monsieur, j’approuve votre choix.
LE MARQUIS.
Quel homme donniez-vous, Madame, à votre fille ?
Heureusement j’en ai délivre la famille ;
Mais allons assembler nos parents, nos amis,
Et tenir à Monsieur tout ce que j’ai promis.