L’Important (Jacques-François ANCELOT)
Comédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Royal de l’Odéon, le 4 décembre 1827.
Personnages
GRANVILLE, duc de Séréville
DUPRÉ, bourgeois de Châlons-sur-Saône
FRÉDÉRIC, son neveu
SÉNARMONT, ami de Dupré
DOUBLET, secrétaire du sous-préfet
LARDILLON, directeur des contributions
BLONDEL, jeune médecin
JOSEPH, valet de chambre du duc
EMMA, fille de Dupré
MADAME GIRARD, directrice de la poste
TOINETTE, servante de Dupré
BOURGEOIS de Châlons-sur-Saône
BOURGEOISES de Châlons-sur-Saône
La scène se passe à Châlons-sur-Saône, dans un salon de la maison de Dupré.
Pendant le premier acte, deux tables de jeu sont dressées dans le salon.
ACTE I
Scène première
TOINETTE, JOSEPH
TOINETTE.
Eh bien ! monsieur Joseph, que faites-vous là-bas ?
À ranger ce salon ne m’aiderez-vous pas ?
Vous me l’avez promis.
JOSEPH.
Je suis à vous, Toinette.
TOINETTE.
Je tremble à tout moment d’entendre la sonnette.
JOSEPH.
À sept heures, bon Dieu !
À part.
quel pays et quel ton !
TOINETTE.
Par là, le reversi, et par là le boston...
JOSEPH.
Avez-vous préparé les sorbets, la bougie,
Les sirops ?
TOINETTE.
Nous aurons des verres d’eau rougie,
Six bouteilles de bière et cinquante échaudés
Qu’au pâtissier fameux tantôt j’ai commandés.
JOSEPH.
Quel luxe !... Où placez-vous la table des gravures,
Les croquis, les dessins, les album, les brochures ?
TOINETTE.
Des album !... mais vraiment vous n’êtes guère au fait
D’où venez-vous, Joseph ? Quel jargon !
JOSEPH.
En effet,
Des plaisirs de Châlons je n’ai pas l’habitude.
TOINETTE.
Oui, votre maître semble aimer la solitude,
Vous vivez avec lui fort simplement, mon cher,
N’est-il pas vrai ?
JOSEPH.
Mais oui...
À part.
Servir un duc et pair
Et passer à Châlons pour ignorer l’usage !
Cruel incognito !
TOINETTE.
Quand je vins du village,
Moi, j’étais comme vous, mais, chez monsieur Dupré,
On me forma bien vite, et je vous formerai ;
Vous apprendrez le monde et les belles manières.
JOSEPH.
Je voudrais profiter longtemps de vos lumières ;
Mais, Toinette, je crains qu’il ne soit un peu tard,
Et peut-être...
TOINETTE.
Comment ? songez-vous au départ ?
Ici, depuis huit jours, libre, heureux et tranquille,
Votre maître paraît se plaire en notre ville ;
Son goût l’y retiendra. C’est un riche bourgeois,
Nulle affaire à Châlons ne l’appela, je crois ?
JOSEPH.
Non, le hasard naguère à Reims lui fit connaître
Le bon monsieur Dupré qui voulut que mon maître
En passant par Châlons se reposât chez lui ;
Il accepta ; pour moi, je pensais que l’ennui,
Malgré tous vos plaisirs, l’en chasserait bien vite ;
Point du tout, il y reste, et je m’en félicite,
Puisque je peux ainsi recevoir vos leçons
Et vous faire ma cour.
TOINETTE.
Ah ! Joseph, finissons :
Gardez pour d’autres temps votre galanterie,
Nos maîtres vont venir, suivez-moi, je vous prie.
Elle sort.
JOSEPH.
Très volontiers.
Scène II
JOSEPH, GRANVILLE
GRANVILLE.
Joseph !
JOSEPH.
Que vois-je ? Monseigneur !
GRANVILLE.
Encor !... Que dis-tu là ?
JOSEPH.
Pardon, mais en honneur,
Ce long incognito me chagrine et me pèse,
Et sous un titre obscur je suis mal à mon aise.
GRANVILLE.
Vraiment ?
JOSEPH.
Oui, si j’osais...
GRANVILLE.
Parle.
JOSEPH.
Depuis six mois,
Je passe pour servir un honnête bourgeois,
Je n’y puis plus tenir, et quand toute une ville,
Fière de recevoir le duc de Séréville,
Assiégerait ses pas pour le voir, le fêter...
GRANDVILLE.
Voilà précisément ce qu’il faut éviter.
Écoute, je pourrais, en t’imposant silence,
D’un ridicule orgueil réprimer l’insolence ;
J’excuse volontiers un ancien serviteur :
Eh ! mon pauvre Joseph, pourquoi tant de hauteur ?
J’ai conquis un beau titre aux champs de la victoire ;
Mais de mes premiers ans je garde la mémoire,
Le sort change, le cœur doit-il aussi changer ?
Mon père était bourgeois, le tien était berger,
Ne l’oublions jamais !
JOSEPH.
Je m’en souviens sans doute :
Pourtant, monsieur le duc, j’avouerai qu’il m’en coûte
De ne pas ajouter au nom de vos aïeux
D’un rang si bien acquis le titre glorieux ;
Vous vous faites partout nommer monsieur Granville.
GRANVILLE.
Il le faut ! nous vivons dans un temps difficile ;
En des jours de débats, de troubles, de complots,
Quand s’agitent encor tant d’intérêts rivaux,
J’ai dû, pour seconder une auguste espérance,
Observer inconnu les besoins de la France ;
Le prince l’ordonnait. Tout s’apaise aujourd’hui,
D’un avenir plus doux enfin l’aurore a lui,
Et bientôt à Paris, où mon rang me ramène,
Il me faudra reprendre un luxe qui me gêne ;
Je m’y dois résigner. À Reims, durant un mois,
J’ai vécu sans façon avec ce bon bourgeois,
Cet excellent Dupré, que j’estime et qui m’aime,
Et tu veux qu’aujourd’hui je change de système,
Qu’après m’être nommé, je voie à chaque pas,
À la franche amitié succéder l’embarras ?
Non, sans me découvrir, je lui veux être utile,
Et jusqu’à mon départ rester monsieur Granville.
Console-toi pourtant, nous partirons demain.
JOSEPH.
Enfin, je vais revoir le faubourg Saint-Germain,
Et reprendre à l’hôtel mes titres et mon poste.
GRANVILLE.
Tu feras demander des chevaux à la poste.
JOSEPH.
J’y cours.
Il sort.
GRANVILLE.
Pauvre Joseph !
Scène III
GRANVILLE, FRÉDÉRIC, DUPRÉ, EMMA
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! mon oncle, eh bien !
Je suis enfin nommé ! quel bonheur est le mien !
EMMA.
D’un aussi prompt succès je ne me flattais guère.
FRÉDÉRIC.
Oh ! Sénarmont n’est pas un protecteur vulgaire.
DUPRÉ.
Tu crois donc que c’est lui ?...
FRÉDÉRIC.
Sans doute, je le crois ;
Car, s’il promet souvent, il donne quelquefois ;
Il fut mon seul appui, mon unique refuge.
DUPRÉ.
Pour moi j’hésite encor...
FRÉDÉRIC.
Je prends monsieur pour juge.
GRANVILLE.
Voyons.
FRÉDÉRIC.
Je vous l’ai dit, monsieur, depuis longtemps,
Malgré des droits réels et des travaux constants,
Dans un obscur emploi s’écoulait ma jeunesse,
Je cessais d’espérer ; quand mon bonheur m’adresse
L’aimable Sénarmont, notre concitoyen ;
Mon père avait jadis été l’ami du sien ;
Sénarmont à Paris nous oublia sans peine :
Un jour certaine affaire à Châlons le ramène ;
Il vient nous voir, chacun le reçoit de son mieux ;
Je me plains de mon sort ! il étale à nos yeux
D’un immense crédit les ressources puissantes,
Les anciennes grandeurs et les grandeurs récentes ;
Il connaît tout, il a vingt amis à la cour,
Il sait ce qu’on a fait, ce qu’on doit faire un jour ;
Il parle, en homme instruit, des hommes et des choses ;
Il prédit les effets, et devine les causes ;
Il nous dit les abus qu’il a fait réformer,
Quels députés on nomme, et quels on va nommer ;
Il est universel ! Mon oncle, peu crédule,
Dans tout ce grand fracas ne voit qu’un ridicule ;
Bref, Sénarmont me plaint et m’offre son appui ;
Il part, je n’attends rien... j’obtiens tout aujourd’hui,
Il ne m’a point donné des espérances vaines,
Me voilà par ses soins inspecteur des domaines ;
Le ministre m’écrit, voyez monsieur.
Il donne la lettre à Granville, qui lit tout haut.
GRANVILLE, lisant.
« Monsieur, je vous annonce avec plaisir que vous êtes promu au grade d’inspecteur des domaines. Je ne vous cacherai pas que vous devez cet avancement rapide aux pressantes sollicitations de monsieur le duc de Séréville, et je ne doute pas que votre zèle et vos talents ne justifient la faveur dont vous êtes l’objet, et la protection dont monsieur le duc vous honore. »
FRÉDÉRIC.
Eh bien !
Dites que Sénarmont pour moi ne pouvait rien !
GRANVILLE.
Si j’osais m’expliquer...
FRÉDÉRIC.
Parlez, monsieur Granville.
GRANVILLE.
Vous devez votre place au duc de Séréville,
Cela paraît constant, soit ; mais on n’écrit pas
Que monsieur Sénarmont pour vous ait fait un pas,
Je ne vois point son nom dans la lettre.
FRÉDÉRIC.
Sans doute ;
Mais ce duc, dont les soins m’aplanissent la route,
Je ne le connais pas, il ne m’a jamais vu ;
Je dois à Sénarmont son secours imprévu :
Il le connaît beaucoup, le duc l’estime, l’aime,
Le consulte, et le croit souvent plus que lui-même,
Près de Son Excellence il est fort en crédit.
GRANVILLE.
Vous croyez ?
FRÉDÉRIC.
J’en suis sûr ! vingt fois il nous l’a dit !
De ce duc, ignorant jusqu’à mon existence,
Quel autre me pouvait obtenir l’assistance ?
À sa protection quels titres puis-je avoir ?...
GRANVILLE.
Souvent on est connu des gens sans le savoir...
FRÉDÉRIC.
D’un homme tout puissant, d’un favori du prince,
Sur moi, qui vis obscur au fond d’une province,
Quel prodige incroyable eût attiré les yeux,
Si d’un ami commun le zèle officieux
N’avait plaidé ma cause ?... Oui, tout me le fait croire,
Et c’est le seul moyen d’expliquer ma victoire.
GRANVILLE.
Allons, soit !
FRÉDÉRIC.
Quand j’obtiens au-delà de mes vœux,
Nous pourrons, chère Emma, serrer les plus doux nœuds
Mon oncle, un inspecteur peut entrer en ménage,
Et d’un bonheur plus grand mon bonheur est le gage.
DUPRÉ.
Oui, mon cher Frédéric, tu peux compter sur moi,
J’ai donné ma parole, et ma fille est à toi ;
Ta cousine bientôt deviendra ton épouse.
EMMA.
La fille du préfet va-t-elle être jalouse !
Je serai mariée avant elle ?
DUPRÉ.
C’est bon !
À votre âge il faudrait avoir plus de raison.
GRANVILLE.
Oh ! ne la grondez pas !
EMMA.
Merci, monsieur Granville.
FRÉDÉRIC.
Moi, fier de mon bonheur et parcourant la ville,
Je vais de mes succès informer nos amis.
DUPRÉ.
Chez moi dans un instant ils seront réunis.
FRÉDÉRIC.
N’importe, j’ai besoin de répandre ma joie.
DUPRÉ.
Va, mais dans la soirée au moins qu’on te revoie.
Scène IV
GRANVILLE, DUPRÉ, EMMA
GRANVILLE.
Votre neveu, mon cher, paraît fort satisfait.
DUPRÉ.
Sans doute, et, selon lui, Sénarmont a tout fait.
EMMA.
L’aspect de mon bonheur sera sa récompense.
DUPRÉ.
Je voudrais bien savoir ce qu’il faut que j’en pense.
GRANVILLE.
Vous ne me semblez pas encor bien convaincu.
DUPRÉ.
Par la réflexion je suis presque vaincu.
GRANVILLE.
Quel homme est Sénarmont ?
DUPRÉ.
C’est un homme estimable,
Jeune encore, garçon, d’un caractère aimable ;
J’espère qu’à Châlons il reviendra bientôt :
Je l’aimerais beaucoup sans son maudit défaut,
J’enrage de le voir en toute circonstance
Prendre l’air et le ton d’un homme d’importance.
À chaque nom célèbre il accole le sien ;
Pour lui dans les bureaux il ne demande rien,
Il est indépendant ; mais il faut qu’il protège,
Et, le placet en main, sans cesse il les assiège :
Cherchant des protégés et des solliciteurs,
Comme un autre insensé cherche des protecteurs,
À vanter son crédit plaçant toute sa gloire,
Il en a tant parlé qu’il finit par y croire.
Je ne suis point injuste, et parmi les commis
Je croirai volontiers qu’il a quelques amis ;
Il fit placer, dit-on, des gens de notre ville ;
Mais, s’il rend un service, il vous en offre mille,
Promet, par vanité, plus qu’il ne peut tenir.
GRANVILLE.
Attendez !... ce portrait !... je crois me souvenir...
C’est cela... Sénarmont !... Oui, j’étais à l’armée !...
DUPRÉ.
Le connaissez-vous ?
GRANVILLE.
Lui ? Non ! mais sa renommée !
J’ai déjà contre lui des griefs...
DUPRÉ.
Vous, mon cher !
GRANVILLE.
Oui, mais laissons cela. Vous m’avez dit hier
Que ce soir vous auriez nombreuse compagnie.
EMMA.
Pour vous, monsieur.
GRANVILLE.
Comment ! de la cérémonie !
C’est fort mal ; mais au moins ne pourrai-je savoir
À qui je vais parler, quelles gens je vais voir ?
Moi qui suis étranger !
DUPRÉ.
La chose est très facile.
C’est madame Girard. Des postes de la ville
Elle est la directrice, et, de plus, bel esprit ;
Je ne vous dirai rien de tout ce qu’elle écrit,
Et pour cause ! Élégie, Épîtres, Romans, Drame :
Nul genre n’est, dit-on, étranger à la dame :
Feu son mari jadis réprimait ce travers ;
C’est depuis qu’il est mort un déluge de vers ;
Rien ne peut l’arrêter : dans l’ardeur qui l’embrase,
Comme un cheval de poste elle mène Pégase.
Du reste bonne femme, excellent naturel !
GRANVILLE.
Ensuite ?
DUPRÉ.
Vous verrez le médecin Blondel ;
Un jeune homme charmant, un docteur romantique,
Qui ne s’instruisit pas à la manière antique ;
Faible à l’amphithéâtre, et fort chez Tortoni,
Lisant peu Gallien, chantant tout Rossini ;
Aux manèges, aux tirs, il passait la journée,
Et le soir il faisait des cours à l’Athénée.
Des femmes à la mode assidu courtisan,
De tout nouveau système effréné partisan,
Il a fondé l’espoir de sa gloire future
Et sur le magnétisme et sur l’acupuncture.
De Paris à Châlons arrivé depuis peu,
Pour ses talents d’abord nos dames ont pris feu ;
Comme défunt Saint-George il manie une épée ;
D’une balle à vingt pas il brise une poupée ;
Hormis la médecine il sait tout.
GRANVILLE.
C’est fort bien ;
D’expédier son monde il a plus d’un moyen.
DUPRÉ.
Il vend ici fort cher les livres qu’il compose.
GRANVILLE.
Comment ! il est auteur ?
DUPRÉ.
Oh ! c’est la moindre chose !
Pour faire maintenant des ouvrages nouveaux,
Il faut des vieux bouquins, des yeux et des ciseaux.
EMMA.
Sur son dernier ouvrage on dit que, sans scrupule,
Un journal de Paris versa le ridicule ;
Il en est furieux, et notre cher docteur,
S’il le trouve jamais, tuera le rédacteur,
Il l’a juré.
DUPRÉ.
Le temps calmera sa colère.
EMMA.
Ce soir, monsieur Doublet vient-il ici, mon père ?
DUPRÉ.
Certainement.
GRANVILLE.
Quel est ce monsieur, s’il vous plaît ?
DUPRÉ.
C’est un homme étonnant que notre ami Doublet :
De notre sous-préfet il est le secrétaire ;
C’est peu de chose encor ; mais bientôt il espère
Arriver aux emplois qui lui furent promis :
Comme pour parvenir il a besoin d’amis,
Il s’est fait obligeant : ce métier-là rapporte.
De tous les gens en place il assiège la porte ;
Quel qu’ait été le chef de l’arrondissement,
Doublet montra toujours le même dévouement ;
Afin qu’on le remarque il n’est rien qu’il ne tente ;
Si le hasard un jour, remplissant son attente,
Faisait naître à Châlons quelque petit complot,
Vous verriez, déployant l’activité d’un sot,
Le cher Doublet courir, se mettre en évidence,
Puis réclamer bientôt le prix de sa prudence.
Au moment où je parle il est presque puissant,
Car notre sous-préfet pour trois jours est absent,
Et c’est par intérim Doublet qui le remplace.
GRANVILLE.
Cet homme est votre ami ?
DUPRÉ.
Que voulez-vous qu’on fasse ?
Il est si complaisant !
EMMA.
Et monsieur Lardillon ?
DUPRÉ.
Je l’oubliais !
GRANVILLE.
Eh bien ?
DUPRÉ.
Médisant, tatillon,
Aux travers du prochain jamais il ne fait grâce ;
Il sait tout ce qu’on dit et tout ce qui se passe ;
Des contributions ce malin directeur
N’est pas indifférent à notre femme auteur ;
Mais bien souvent l’ingrat, Phaon de la régie,
Donne à notre Sapho des sujets d’élégie.
EMMA.
Ah ! mon père !
GRANVILLE.
Dupré, vous êtes méchant !
DUPRÉ.
Moi !
Je suis historien, et voilà tout !
À Emma.
Mais toi,
Que fais-tu là ? Va voir si, pour notre soirée,
Tout est prêt.
EMMA.
Oh ! déjà je m’en suis assurée ;
Mais j’y retourne.
Emma sort.
DUPRÉ.
Bon !... n’entends-je point là-bas
La voix de Frédéric ?
Il regarde par la fenêtre.
Je ne me trompe pas ;
Quelqu’un est avec lui.
Scène V
GRANVILLE, DUPRÉ, SÉNARMONT, FRÉDÉRIC
FRÉDÉRIC, à la cantonade.
Venez, entrez, de grâce,
Qu’en sa reconnaissance un ami vous embrasse.
SÉNARMONT.
Frédéric, malgré moi, m’entraîne jusqu’ici ;
Pardon, monsieur !
DUPRÉ.
Comment, Sénarmont, vous voici !
GRANVILLE, à part.
Ah ! c’est notre Important.
DUPRÉ.
J’étais loin de m’attendre...
FRÉDÉRIC.
Il arrive !... À l’hôtel où je l’ai vu descendre,
J’ai dit : Monsieur Dupré n’entend pas qu’aujourd’hui
Son ami Sénarmont loge ailleurs que chez lui ;
Les hôtes murmuraient, mais, bravant leur colère,
Je l’amène chez vous, bien certain de vous plaire.
DUPRÉ.
Grand merci, mon neveu.
À Sénarmont.
Mon cher, je suis surpris,
Mais charmé de vous voir !... Vous venez de Paris ?
SÉNARMONT.
Oui, de ses vains plaisirs j’ai connu l’imposture,
Et pour me reposer je cherche la nature ;
Je vais en Suisse.
DUPRÉ.
Bah !
SÉNARMONT.
Quand on vit comme moi
(Bien que n’ayant jamais voulu le moindre emploi)
Au sein d’un tourbillon de devoirs et d’affaires ;
Quand on juge le monde et toutes ses misères,
On devient misanthrope, et l’on sent un beau jour
Le besoin de quitter et la ville et la cour.
DUPRÉ.
Vous n’en êtes pas là ?
SÉNARMONT.
Non ! mais je me prodigue !
Ma foi, Paris m’ennuie, et la cour me fatigue ;
Et d’ailleurs pourraient-ils m’offrir rien de nouveau ?
Protéger nos auteurs et leurs in-octavo,
Voir nos hommes d’état, déjouer mille intrigues,
Au torrent des abus opposer quelques digues,
Recevoir en un jour trente invitations,
Préparer des succès et des élections,
De la diplomatie expliquer les mystères,
Pour placer des ingrats hanter les ministères,
Donner aux gouvernants des conseils superflus,
Qu’on s’arrange ! pour moi, je ne m’en mêle plus.
GRANVILLE, à part.
Le fat !
FRÉDÉRIC.
Cher Sénarmont, vous êtes trop sévère !
On renonce avec peine au bien que l’on peut faire ;
Vous avez, dites-vous, rencontré des ingrats ?
Mais en ces lieux, du moins, vous n’en trouverez pas.
SÉNARMONT.
À mon gré je n’ai pu vous être utile encore,
Et malgré tous mes soins...
GRANVILLE.
Eh quoi ! monsieur ignore
Le succès éclatant qu’il vous fit obtenir ?
FRÉDÉRIC.
C’est que du bien qu’on fait on perd le souvenir.
DUPRÉ.
C’est bien prompt.
SÉNARMONT.
Qu’est-ce donc ?
FRÉDÉRIC.
J’ai le fruit de vos peines.
J’ai reçu le brevet d’Inspecteur des domaines.
SÉNARMONT.
J’importunais pour vous et ministre et commis,
Ils ont enfin tenu... moins qu’ils n’avaient promis ;
C’est un demi-succès !
FRÉDÉRIC.
Il vous était facile ;
Grâce à vous, je le dois au duc de Séréville...
SÉNARMONT.
Ah ! le duc ?...
FRÉDÉRIC.
Avec lui n’êtes-vous pas lié ?
GRANVILLE.
Qui sait ? monsieur encor l’a peut-être oublié ?
SÉNARMONT.
Oui, c’est très vrai, le duc me répétait sans cesse
Que vous seriez placé, qu’il tiendrait sa promesse ;
Mais je n’y comptais pas, je le dis sans détour :
Je les connais si bien tous ces hommes de cour !
Lui surtout ! un bon cœur !... mais l’esprit si frivole !
Souvent, sans y songer, manquant à sa parole ;
Obligeant quelquefois, mais si grand prometteur !
Qui prend, même avec moi, certains airs de hauteur !...
GRANVILLE.
Vraiment ?
SÉNARMONT.
Il a grand tort, je le sais, je le gronde !
Que voulez-vous ? il est flatté par tant de monde !
Il le faut excuser.
GRANVILLE.
En le jugeant ainsi
Vous m’étonnez, monsieur ; on m’avait jusqu’ici
Peint sous un autre aspect le duc de Séréville :
Fort simple dans ses goûts, et d’un abord facile,
Le duc, m’avait-on dit, se souvient qu’autrefois
Son père n’était rien qu’un honnête bourgeois :
Il n’est ni vain ni fier !... c’est un homme bizarre !
Voilà comme souvent l’opinion s’égare ;
On m’a trompé, monsieur le connaît mieux que moi.
SÉNARMONT.
Vous concevez, mon cher...
GRANVILLE.
Oh ! oui, je le conçois.
DUPRÉ, à part.
Je ne sais que penser, et ce ton d’ironie...
Scène VI
GRANVILLE, EMMA, DUPRÉ, SÉNARMONT, FRÉDÉRIC
EMMA.
Mon père, on a sonné ; voici la compagnie.
SÉNARMONT.
Vous recevez, monsieur ? Je ne sais si je puis
Rester en ce salon dans l’état où je suis.
FRÉDÉRIC.
Allons donc !
DUPRÉ.
À rester c’est moi qui vous engage.
FRÉDÉRIC.
Chacun de vous revoir sera charmé, je gage.
Scène VII
GRANVILLE, EMMA, DUPRÉ, SÉNARMONT, FRÉDÉRIC, DOUBLET
TOINETTE, annonçant.
Monsieur Doublet.
DUPRÉ.
Bonjour.
DOUBLET.
Que vois-je ? quel bonheur !
C’est vous !... Eh quoi, monsieur, vous nous faites l’honneur
De venir visiter notre petite ville ?
SÉNARMONT.
Hélas ! pour peu de temps.
DOUBLET, à part.
Il pourra m’être utile.
Haut.
Vous venez en ces lieux jouir de vos bienfaits,
Et de vos heureux soins contempler les effets :
Sans doute Frédéric bénit votre présence,
Vous avez tant de droits à sa reconnaissance.
La place qu’il vous doit...
SÉNARMONT.
Ce n’est rien que cela
DOUBLET.
Comment donc ?
SÉNARMONT.
Frédéric n’en restera pas là ;
Nous saurons le pousser.
DOUBLET.
Oh ! je vous croissants peine ;
Avec votre secours sa fortune est certaine :
Votre crédit, monsieur, va toujours en croissant ;
Ami d’un duc et pair, d’un homme tout puissant...
SÉNARMONT.
C’est trop dire !... le duc a pour moi de l’estime ;
J’ai reçu quelquefois sa confidence intime ;
Souvent il me consulte en dépit des jaloux...
Eh parbleu ! l’autre jour je lui parlais de vous.
DOUBLET.
De moi !
SÉNARMONT.
De vous.
DOUBLET.
Au duc !... monsieur, je vous rends grâces !
GRANVILLE, à part.
Il va distribuer les honneurs et les places ;
Bien, monsieur l’Important, mais tout n’est pas fini,
J’ai mon plan dans la tête et vous serez puni.
Scène VIII
GRANVILLE, EMMA, DUPRÉ, SÉNARMONT, FRÉDÉRIC, DOUBLET, MADAME GIRARD, MADAME DE L’ÉCLUSE
TOINETTE, annonçant.
Madame Girard.
DUPRÉ, allant au-devant des dames.
Bon !
TOINETTE, annonçant.
Madame de l’Écluse.
DUPRÉ, à madame Girard.
Je salue humblement notre dixième muse.
MADAME GIRARD.
Nous sommes en retard.
DUPRÉ.
Et nous en gémissions.
TOINETTE, annonçant.
Monsieur le directeur des contributions.
Scène IX
GRANVILLE, EMMA, DUPRÉ, SÉNARMONT, FRÉDÉRIC, DOUBLET, MADAME GIRARD, MADAME DE L’ÉCLUSE, LARDILLON, BLONDEL, MADAME DELAPORTE
DUPRÉ, à Lardillon.
Bonsoir !
TOINETTE, annonçant.
Monsieur Blondel, madame Delaporte.
DUPRÉ, allant au-devant d’elle.
Madame...
LARDILLON, à madame Girard et aux autres femmes.
Elle a changé de chaussure à la porte.
MADAME GIRARD.
Que vous êtes méchant !
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! messieurs, ici
Vous ne pensiez pas voir Sénarmont ; le voici !
Notre concitoyen, mon protecteur !
SÉNARMONT.
De grâce,
Épargnez-moi, mon cher.
FRÉDÉRIC.
Non, je vous dois ma place ;
Heureux de vos bienfaits, je les veux publier.
SÉNARMONT.
Si vous me voulez plaire, il les faut oublier.
MADAME GIRARD.
Quels nobles sentiments !
LARDILLON.
Quelle âme délicate !
DOUBLET.
Quel crédit !
GRANVILLE, à part.
On le croit tout puissant, on le flatte.
DOUBLET, à Sénarmont.
Vous resterez au moins quelques jours à Châlons ;
Dînez demain chez moi.
SÉNARMONT.
Je ne saurais.
DOUBLET.
Allons,
Ne me refusez pas ! Dupré, monsieur Granville
Y seront ; vous verrez l’élite de la ville.
SÉNARMONT.
Oh ! je dois promptement me remettre en chemin,
On m’attend.
DOUBLET.
Vous pourrez partir après-demain.
MADAME GIRARD.
Non ! monsieur ne veut pas affliger une femme ;
Après-demain jeudi, c’est moi qui le réclame,
Il dînera chez moi, j’ose au moins y compter.
SÉNARMONT.
Mais, madame...
MADAME GIRARD.
Il le faut.
SÉNARMONT.
Qui peut vous résister ?
Vendredi, sans retard...
LARDILLON.
Oh ! non pas, je vous jure.
De m’accorder ce jour c’est moi qui vous conjure ;
Feu votre père était un de mes bons amis,
Me refuserez-vous ?
SÉNARMONT.
Mais...
LARDILLON.
Vous avez promis,
C’est convenu !
SÉNARMONT.
Mon dieu ! comment reconnaîtrai-je...
MADAME GIRARD, à part.
J’aurai besoin de lui.
LARDILLON, à part.
Je veux qu’il me protège.
Haut.
Parmi les directeurs des contributions
Doit-on faire bientôt quelques mutations ?
SÉNARMONT.
Oui, l’on y songe.
LARDILLON.
Ici ma place est assez mince.
SÉNARMONT.
Iriez-vous volontiers dans une autre province ?
LARDILLON.
Oui, quelque grande ville !...
SÉNARMONT.
Eh bien ! j’en parlerai ;
Préparez une note, et je m’en chargerai.
DUPRÉ.
Ah çà ! mais Sénarmont pourrait, en conscience,
Tandis que nous jouerons, donner son audience ;
Prépare un reversi, un boston, chère Emma.
Emma prépare les fiches, les présente à Doublet, à madame Girard, à Dupré et à d’autres personnes qui forment deux tables de jeu et se placent pendant la conversation qui continue sur le devant.
BLONDEL, à Sénarmont.
N’est-il pas vrai, monsieur ?
SÉNARMONT.
La mode est notre excuse.
GRANVILLE.
Oui, l’on bâille, l’on paie, et l’on dit qu’on s’amuse.
BLONDEL.
Quel blasphème !
SÉNARMONT.
Monsieur semble être un amateur,
Un artiste, peut-être ?
LARDILLON.
Eh ! non, c’est un docteur,
Un jeune médecin, très savant... en musique.
Sur son art en revanche il est fort laconique ;
Ne parlant jamais grec ni latin, Dieu merci.
BLONDEL.
Certes !
LARDILLON, bas à Sénarmont.
Il a ses raisons pour en agir ainsi.
BLONDEL.
J’eus toujours, j’en conviens, horreur du pédantisme.
LARDILLON.
J’ai presque, grâce à lui, compris le magnétisme !
Mais vous n’entendez rien à ces matières-là.
SÉNARMONT.
Qui ? moi !
LARDILLON.
Vous.
SÉNARMONT.
Devant qui parlez-vous de cela !
BLONDEL.
Vous savez ?...
SÉNARMONT.
Faria, Puységur et Deleuse
M’ont souvent consulté : science merveilleuse !
L’estomac clairvoyant, un sens intime et sûr
Dont le siège est ici, pour qui rien n’est obscur !
GRANVILLE.
Oui ! mieux que la raison l’estomac nous dirige.
DUPRÉ, à la table de boston.
Madame, il eût fallu jouer à-tout, vous dis-je !
Grâce à vous, nous perdrons.
DOUBLET, à la table de reversi.
Parbleu ! nous y voilà !
Sans madame Girard je forçais quinola :
Ce n’est pas le moment de songer à des rimes,
De vos distractions nous serons les victimes.
MADAME GIRARD.
J’ai l’esprit occupé, j’en dois faire l’aveu ;
Pardonnez-moi, Doublet... Emma, prenez mon jeu.
Madame Girard se lève, Emma la remplace.
MADAME GIRARD, à Sénarmont.
Je reviens près de vous, vraiment le jeu m’excède.
SÉNARMONT.
Contre l’ennui les sots y trouvent un remède ;
Mais vous, dont Apollon enchante les loisirs,
Vous n’avez pas besoin de ces fades plaisirs !
À nos bravo pourquoi vous dérober, madame ?
Vous ne publiez rien !
MADAME GIRARD.
Je ne suis qu’une femme,
Et j’ai craint jusqu’ici...
SÉNARMONT.
Vous avez eu grand tort :
Chargez-moi de vos vers, confiez-moi leur sort ;
Plus d’une femme auteur sur moi seul se repose,
Mais je n’ai fait encor que des succès en prose ;
Je vous mène à la gloire, et, vos vers à la main,
J’éclipse nos Sapho du faubourg Saint-Germain.
Parmi mes obligés je compte vingt libraires
Qui se disputeront vos trésors littéraires.
MADAME GIRARD.
Mon bagage est léger.
SÉNARMONT.
Livrez-vous à mes soins :
N’avons-nous pas les blancs et les lignes de points,
Les marges, les dessins, les fleurons, les vignettes ?
J’arrangerai cela.
MADAME GIRARD.
Fort bien, mais les gazettes ?
SÉNARMONT.
Ne craignez, avec moi, ni public ni journal.
MADAME GIRARD.
Il en est un pourtant...
SÉNARMONT.
Lequel ?
MADAME GIRARD.
L’Impartial.
LARDILLON, bas à Blondel.
Celui qui, l’autre jour, déchirait votre ouvrage.
BLONDEL.
Puissé-je me venger !
SÉNARMONT, à madame Girard.
Vous aurez son suffrage.
MADAME GIRARD.
Quoi ! vous me répondez ?...
SÉNARMONT.
De lui ne craignez rien.
MADAME GIRARD.
Ce journal est méchant.
SÉNARMONT.
Oui, quand je le veux bien.
BLONDEL, à Lardillon.
Parbleu ! je suis ravi de cette confidence,
Et nous saurons bientôt...
LARDILLON, l’arrêtant.
Mon cher, de la prudence !
Songez qu’on nous observe, et que cette maison
Doit être respectée.
BLONDEL.
Oui, vous avez raison ;
Nous nous verrons demain.
DUPRÉ, se levant de la table de boston.
J’ai perdu quatre fiches.
MADAME GIRARD, à Sénarmont.
Vous protégerez donc mes faibles hémistiches ?
SÉNARMONT.
Comptez sur moi.
DUPRÉ.
Je dois quatre cents, les voici.
À ce moment Joseph et Toinette entrent portant des plateaux et offrant de la bière à toute la société.
DOUBLET, se levant de la table du reversi.
Je gagne donc un jour !
TOINETTE, offrant à Sénarmont.
Monsieur veut-il ?...
SÉNARMONT.
Merci !
Tout le monde a quitté le jeu.
DOUBLET.
Ciel ! dix heures !... partons !
DUPRÉ.
Déjà l’on se retire !
Les dames remettent leurs châles, les hommes prennent leurs chapeaux ; on commence à se retirer.
BLONDEL, à Sénarmont.
Monsieur, j’aurai demain quatre mots à vous dire.
SÉNARMONT.
D’obliger mes amis je me fais une loi.
DOUBLET.
Demain n’oubliez pas que vous dînez chez moi.
SÉNARMONT.
D’accord.
DUPRÉ, à la société qui s’éloigne.
Bonsoir.
MADAME GIRARD.
Adieu.
LARDILLON.
Ma foi, cela m’ennuie,
Quelqu’un ce soir encore a pris mon parapluie.
DUPRÉ.
Chez vous demain sans doute il sera renvoyé.
LARDILLON.
Oui ; mais, en attendant, je vais être noyé.
DUPRÉ.
Il ne pleut pas.
LARDILLON.
Bonsoir !... La déplaisante chose !
Scène X
GRANVILLE, DUPRÉ, SÉNARMONT, FRÉDÉRIC, EMMA
Joseph et Toinette dans le fond.
DUPRÉ.
Il est temps qu’en effet Sénarmont se repose ;
Nous allons le conduire.
À Emma.
Adieu, ma chère enfant !
Dupré embrasse Emma, qui prend un flambeau et s’éloigne par le fond.
Granville, bonne nuit !
Frédéric prend un flambeau, et sort d’un côté avec Dupré et Sénarmont.
Scène XI
GRANVILLE, JOSEPH, TOINETTE
Granville est seul sur le devant du théâtre, tandis que Joseph et Toinette rangent les tables.
GRANVILLE.
Il s’en va triomphant !
Oui-dà, monsieur, je suis un homme vain, frivole !
Souvent, sans y songer, je manque à ma parole ;
Pour éblouir les gens, abusant de mon nom,
Vous me calomnierez impunément !... oh ! non !
D’abaisser votre orgueil le moyen est facile ;
Vous ne connaissez pas le duc de Séréville :
Pour la seconde fois vous le piquez au jeu ;
Prenez garde, il faudra faire un pénible aveu !...
Joseph, un jour encore à Châlons je m’arrête :
Suis-moi.
Il sort du côté opposé à celui par où sont sortis Frédéric et Dupré.
JOSEPH.
J’y vais, monsieur.
Scène XII
JOSEPH, TOINETTE
JOSEPH.
Qu’en dites-vous, Toinette ?
Votre élève bientôt deviendra votre égal ;
Comme déjà je porte un plateau !
TOINETTE.
Pas trop mal !
JOSEPH.
Donnez-moi des conseils et des leçons sévères.
TOINETTE.
Eh bien ! une autre fois n’emplissez pas les verres.
ACTE II
Scène première
SÉNARMONT, FRÉDÉRIC
FRÉDÉRIC.
Ainsi votre repos n’a pas été troublé ?
SÉNARMONT.
Non.
FRÉDÉRIC.
D’importuns hier vous étiez accablé...
SÉNARMONT.
Je serais enchanté de leur rendre service ;
Ce sont de braves gens.
FRÉDÉRIC.
Votre bonté propice
A fait pour mon bonheur plus que vous ne pensiez :
J’épouse ma cousine.
SÉNARMONT.
Ah ! vous vous mariez ?
FRÉDÉRIC.
Oui : pour former ces nœuds il nous fallait attendre
Que j’obtinsse la place où je pouvais prétendre ;
À mes destins obscurs vous m’avez arraché,
L’obstacle a disparu.
SÉNARMONT.
Ma foi j’en suis fâché !
FRÉDÉRIC.
Pourquoi ?
SÉNARMONT.
J’avais sur vous fondé des espérances.
Avec votre talent, vos rares connaissances,
À de brillants emplois vous deviez parvenir ;
Je vous créais déjà le plus bel avenir...
Il n’y faut plus songer.
FRÉDÉRIC.
Expliquez-vous, de grâce !
SÉNARMONT.
D’un homme marié que voulez-vous qu’on fasse ?
Vous voilà confiné dans un département ;
Vous aurez des enfants ?
FRÉDÉRIC.
J’y compte bien, vraiment.
SÉNARMONT.
Alors, c’en est donc fait !... et pourtant c’est dommage !
Mais quelle idée aussi ! s’enchaîner à son âge !
FRÉDÉRIC.
N’ai-je pas vingt-trois ans ?
SÉNARMONT.
Vous êtes bien pressé !
Dans la vaste carrière où je l’avais lancé,
J’aurais guidé ses pas : j’avouerai qu’il m’en coûte
D’être aujourd’hui contraint à le laisser en route.
FRÉDÉRIC.
Vous comptiez à Paris me placer quelque jour ?
SÉNARMONT.
Que sait-on ? à Paris ?... Pourquoi pas à la cour ?
FRÉDÉRIC.
À la cour !
SÉNARMONT.
C’est possible.
FRÉDÉRIC.
À la cour !... Comment faire ?
Si Mervil fut nommé gentilhomme ordinaire,
On assure en effet qu’il ne le dut qu’à vous.
SÉNARMONT.
Parbleu !
FRÉDÉRIC.
Qu’il est heureux !
SÉNARMONT.
Il m’eût été bien doux
De vous mener plus loin.
FRÉDÉRIC.
Un tel projet m’honore.
SÉNARMONT.
Mais vous vous mariez !...
FRÉDÉRIC.
Je suis bien jeune encore.
SÉNARMONT.
Il aurait eu bientôt des honneurs, du crédit,
Une charge brillante, un magnifique habit !...
L’uniforme brodé vous irait à merveille.
FRÉDÉRIC.
Vous me conseillez donc ?...
SÉNARMONT.
Qui ? moi ? je vous conseille
D’épouser.
FRÉDÉRIC.
On pourrait reculer cet hymen.
SÉNARMONT.
Voyez, ceci demande un sévère examen :
On peut vous protéger, vous avez du mérite ;
Il faut être garçon quand on veut aller vite,
Et toujours végéter près des petits bourgeois,
C’est un triste avenir !
FRÉDÉRIC.
Oui vraiment, je vous crois.
SÉNARMONT.
En bornant votre essor, Emma serait coupable.
FRÉDÉRIC.
Pour ne pas différer, elle est trop raisonnable ;
C’est dans son intérêt ! Et j’aurai son aveu,
Si vous daignez ici me seconder un peu.
SÉNARMONT.
Je crains de l’affliger.
FRÉDÉRIC.
Oh non ! c’est impossible !
À l’espoir des honneurs Emma sera sensible :
Et puis je reviendrais former un doux lien
Dans un an au plus tard.
SÉNARMONT.
Allons, je le veux bien !
FRÉDÉRIC.
Je l’aperçois.
Scène II
SÉNARMONT, FRÉDÉRIC, EMMA
EMMA.
J’accours vous dire que mon père
Me quitte à l’instant même et va chez son notaire ;
Il veut de notre hymen serrer bientôt les nœuds,
Et rapprocher le jour qu’appellent tous nos vœux :
Remerciez-moi donc de ma bonne nouvelle.
FRÉDÉRIC.
J’en suis heureux, Emma.
EMMA.
Quel ton !
SÉNARMONT, passant entre Emma et Frédéric.
Il se rappelle
Que vous aviez naguère un peu d’ambition.
EMMA.
Eh bien ?
SÉNARMONT.
Voyez son âge et sa position :
La place qu’il obtient sans doute est honorable,
Mais un ami lui tend une main secourable,
Vers de plus hauts emplois il saura le guider,
Et, jusqu’à ce moment, on pourrait retarder...
EMMA.
Quoi ! notre mariage ?
SÉNARMONT.
Oui !... vous jugez vous-même
Quel sera son bonheur, quand de celle qu’il aime
Environnés d’éclats les jours s’embelliront !
Les honneurs qu’il attend sur vous rejailliront :
Vous devez l’approuver, et vous êtes trop sage
Pour ne pas différer d’un an ce mariage.
EMMA.
Qu’entends-je ? Notre hymen le doit-il empêcher
D’arriver aux honneurs qu’il semble rechercher ?
Ne partageons-nous pas les plaisirs et les peines ?
SÉNARMONT.
Mais des devoirs nouveaux nous imposent des chaînes ;
Mille embarras divers viendront l’envelopper ;
Belle Emma, la fortune est prompte à s’échapper,
Il ne faut point d’entrave à qui veut la surprendre ;
Un garçon court vers elle !... Un mari doit l’attendre.
À peine votre époux voudrait-il vous quitter ?
Non ! Dans une province il faut donc végéter !
Le doit-il ?
EMMA.
Frédéric, quel projet est le vôtre ?
Naguère en ce pays, vivre heureux l’un pour l’autre,
Au sein de ma famille et près de nos amis ;
Tel était votre espoir... Je vous l’avais permis.
Écartez loin de vous une idée importune :
J’ai besoin de bonheur bien plus que de fortune,
Et, d’ailleurs, mon orgueil n’a rien à souhaiter,
D’un époux inspecteur, je sais me contenter.
SÉNARMONT.
C’est fort bien ! cependant.
EMMA, à Frédéric.
Vous gardez le silence ?
FRÉDÉRIC.
Ne vous affligez pas !...
EMMA.
Que faut-il que je pense ?
Expliquez donc vos vœux et votre intention.
FRÉDÉRIC.
Chère Emma...
EMMA.
Je comprends ! Tout à l’ambition,
Votre cœur déloyal aujourd’hui me méprise.
FRÉDÉRIC.
Jamais, et je prétends que nos nœuds...
EMMA.
Je les brise !
À peine des honneurs a-t-il touché le seuil,
Que ma main est déjà trop peu pour son orgueil !...
Vous, dont l’heureux crédit protégea le volage,
Vous devez maintenant rougir de votre ouvrage ?
Eh bien ! de vos bontés puisqu’il abuse ainsi,
Il faut pour le punir me protéger aussi ;
Qu’un sort brillant, enfin, me venge et l’humilie !
Monsieur, j’ai dix-sept ans, on me trouve jolie,
Vous avez des amis riches, puissants, titrés,
Prêts à faire pour vous tout ce que vous voudrez ;
Il faut m’en donner un pour mari, tout de suite.
SÉNARMONT.
Comment ?
EMMA.
Protégez-moi.
SÉNARMONT.
Vous allez un peu vite.
EMMA.
Je ne vous gêne pas ! Un duc, un général,
Un chevalier, un comte, un marquis, c’est égal !
La colère à mon tour me rend ambitieuse,
Je prendrais un baron, tant je suis furieuse !
SÉNARMONT.
C’est fort modeste !
FRÉDÉRIC.
Emma, calmez ce grand courroux.
EMMA.
Vous voulez que monsieur ne protège que vous ?
À mon bonheur aussi croyez qu’il s’intéresse.
SÉNARMONT.
On pourrait en effet...
EMMA.
Oui, je serai duchesse !
La fille de Dermon, bourgeois de ce pays,
Est, depuis l’an dernier, la femme d’un marquis ;
Vous le savez ?
SÉNARMONT.
Sans doute.
EMMA.
Elle était de mon âge.
SÉNARMONT.
Et moins belle que vous !... Ma foi, ce mariage
M’a donné quelque mal, et j’ai craint un moment
De ne pas réussir.
EMMA.
Quoi ! c’est vous ?
SÉNARMONT.
Eh ! vraiment !
Eût-on jamais, sans moi, terminé cette affaire ?
EMMA.
Eh bien ! en ma faveur vous ne sauriez moins faire.
L’infidèle ! à mon tour je le mépriserai,
Je ne le verrai plus !... Peut-être j’en mourrai !...
Mais n’importe, du moins je me serai vengée,
Et je l’aurai puni de m’avoir outragée !
Monsieur, de vos bontés j’attendrai les effets,
Et je vais à mon père annoncer vos bienfaits.
Scène III
FRÉDÉRIC, SÉNARMONT, DOUBLET
Il entre au moment où sort Emma.
DOUBLET.
Que vois-je ? Emma pleurant, qui s’éloigne en colère.
Et quitte son cousin en appelant son père ;
Frédéric soucieux et l’air embarrassé,
Sénarmont souriant !... Que s’est-il donc passé ?
FRÉDÉRIC.
Rien !... Près de ma cousine il faut que je me rende,
Mais, au moins, n’allez pas accueillir sa demande.
SÉNARMONT.
Bien ! nous verrons !...
Scène IV
SÉNARMONT, DOUBLET
DOUBLET.
Enfin, rien ne peut nous troubler.
Un moment sans témoins je voulais vous parler.
SÉNARMONT.
Qu’exigez-vous de moi, mon cher ? je vous écoute.
DOUBLET.
Quand il faut obliger nul effort ne vous coûte,
Et vous accorderez votre appui protecteur
À l’établissement dont je suis fondateur.
SÉNARMONT.
Volontiers : qu’est-ce-donc ?
DOUBLET.
Un club philanthropique.
SÉNARMONT.
De quoi s’occupe-t-il ?
DOUBLET.
De soupe économique,
D’engrais, d’horticulture et de souscriptions.
SÉNARMONT.
Très bien !
DOUBLET.
Ce n’est pas tout ; nos méditations
Ont pour premier objet le bien de la patrie ;
Nous stimulons les arts, éveillons l’industrie ;
Chacun de son savoir apporte le tribut :
On a parlé de nous deux fois à l’Institut.
SÉNARMONT.
C’est très flatteur pour vous.
DOUBLET.
L’hiver on se rassemble ;
Une fois chaque mois nous dînons tous ensemble,
C’est là qu’entre l’Aï le Pomar, le Bordeaux,
Nous rédigeons nos plans, mûrissons nos travaux ;
Pour le bonheur public chacun de nous s’escrime,
Nous lisons des rapports que le journal imprime ;
On se prépare ainsi pour de plus hauts destins ;
Plus d’un talent fameux sortit de nos festins :
Tel dont les longs discours ont étonné la France,
Dans nos réunions puisa son éloquence,
Et l’on peut affirmer que nos restaurateurs
Fournissent à Paris d’excellents orateurs.
SÉNARMONT.
Je vous fais compliment ; mais vous puis-je être utile ?
DOUBLET.
Oui.
SÉNARMONT.
De quelle façon ?
DOUBLET.
Cela vous est facile ;
De la société soyez le président.
SÉNARMONT.
Moi !
DOUBLET.
C’est une faveur : mais en nous l’accordant,
À vos concitoyens vous prouvez votre estime.
SÉNARMONT.
Cet hommage honorable...
DOUBLET.
Il est bien légitime.
Daignez de votre nom nous accorder l’appui !
Si vous la présidez, à compter d’aujourd’hui...
Notre société prend un essor immense,
Et de cet heureux jour, son histoire commence.
SÉNARMONT.
Avec un grand plaisir, mon cher, j’accepterais ;
Mais hélas ! malgré moi, je vous négligerais !
Mes soins sont réclamés par mille et mille affaires ;
Tant de sociétés savantes, littéraires,
Demandent tout mon temps !
DOUBLET.
Nos droits sont plus anciens.
Et vous appartenez à vos concitoyens.
SÉNARMONT.
Soit : mais que d’intérêts appellent ma présence !
Comité des beaux-arts, bureaux de bienfaisance,
Théâtres, hôpitaux, quêtes, souscriptions,
Tout m’accable !... J’ai fait vingt réputations
Que, sans moi, nos enfants n’auraient jamais connues ;
Médailles à deux sous, tabatières, statues,
Consacrent, par mes soins, leur immortalité,
Et même on désirait... Mais non, j’ai résisté,
Et comme un héros grec, je puis dire peut-être :
« J’ai fait des immortels et n’ai pas voulu l’être ! »
DOUBLET.
Acceptez !...
SÉNARMONT.
Mais...
DOUBLET.
Allons !
SÉNARMONT.
Vous l’exigez ? Eh bien
Mon cher, nous reprendrons plus tard cet entretien.
DOUBLET.
À merveille !
SÉNARMONT.
Pardon, il faut que je vous laisse.
DOUBLET.
N’oubliez pas surtout votre aimable promesse !
À quatre heures chez moi vous êtes attendu.
SÉNARMONT.
Oui.
Scène V
DOUBLET, seul
Ce que j’ai fait là ne sera point perdu.
Sénarmont est l’ami du duc de Séréville ;
De tous mes protecteurs voilà le plus utile !
J’ai flatté son orgueil, il me protégera,
Et bientôt des emplois la porte s’ouvrira,
J’ai lieu de l’espérer !... Sur moi, sur ma conduite,
Je ne sais pas vraiment tout ce que l’on débite !
Depuis trente ans, dit-on, j’ai, du matin au soir,
Dans mes vœux tour-à-tour passé du blanc au noir,
Parlé d’une façon, et puis crié d’une autre ?
Eh ! messieurs les censeurs, quelle erreur est la vôtre !
Hélas ! voilà pourtant comme l’on est jugé !
On ne me connaît pas : je n’ai jamais changé ;
Si tout autour de moi change, en suis-je la cause ?
Non, certes, et j’ai toujours voulu la même chose ;
Oui, ma pensée est une, immuable !... En effet,
Quel fut toujours mon vœu ? le même !... Être préfet.
Si quelque évènement d’une haute importance,
Durant mon intérim, réclamait ma prudence,
Alors tout irait bien !... Mais je suis malheureux ;
Je ne verrai pas même un voyageur douteux ;
Pas le moindre accident ne troublera la ville,
Et j’aurai la douleur de trouver tout tranquille.
Scène VI
DOUBLET, GRANVILLE, LARDILLON
LARDILLON, un journal à la main et s’adressant à Granville en entrant.
Eh bien ! qu’en pensez-vous ?
GRANVILLE.
Le fait est avéré.
DOUBLET.
D’où vient ce ton tragique et cet air effaré ?
Qu’avez-vous donc, messieurs ?
LARDILLON.
Vous savez la nouvelle ?
DOUBLET.
Je ne sais rien.
LARDILLON.
Vraiment !
DOUBLET.
Rien du tout. Quelle est-elle ?
LARDILLON.
Le journal de Châlons l’annonce ce matin ;
Tenez, lisez, mon cher.
DOUBLET, lisant.
« Il n’est bruit en ce moment que de la complète disgrâce et de la fuite du duc de Séréville. Ce coup vient de le frapper au sein de la plus grande faveur. Il paraît que de graves accusations pèsent sur lui. On assure même que quelques-uns de ses amis intimes sont compromis, qu’ils ont quitté Paris à la hâte, et qu’on est à leur recherche. »
LARDILLON.
Cela paraît certain.
DOUBLET.
L’article est mensonger !... Qui donc peut se permettre ?
GRANVILLE, à part.
Je le sais.
Haut.
De Paris je reçois une lettre
Qui confirme en tout point l’article du journal ;
Vous pouvez en juger.
DOUBLET, parcourt bas la lettre.
Évènement fatal !
GRANVILLE.
Au temps où nous vivons, il n’offre rien d’étrange ;
Souvent un jour suffit pour que le destin change.
Le terrain des honneurs est un terrain glissant ;
Tel s’endormit chétif, qui s’éveille puissant ;
Tel autre du sommet tombe, sans qu’il s’en doute ;
L’un descend, l’autre monte !... On se rencontre en route.
LARDILLON.
Oui, dans un bon emploi quiconque vient d’entrer
Devrait trouver moyen de se faire assurer.
DOUBLET.
Dans un grand embarras cet accident nous plonge.
GRANVILLE.
Moi, j’avais des soupçons.
DOUBLET.
Qui ? vous ?
GRANVILLE.
Oui, plus j’y songe,
Moins j’en saurais douter, le fait est positif :
Ce monsieur Sénarmont qui, sans but, sans motif,
Fuit Paris brusquement, quitte même la France,
Ne commande qu’à peine à son impatience,
Quand on nomme le duc ne répond qu’à demi,
Et parle, en hésitant, de son intime ami ;
Tout cela n’est pas clair : je juge à sa conduite
Qu’on l’aurait arrêté, s’il n’avait pris la fuite.
DOUBLET.
Vous croyez ?
GRANVILLE.
J’en suis sûr.
LARDILLON.
C’est probable en effet.
DOUBLET.
Moi, qui, pour un instant, remplace un sous-préfet,
Je l’invite à dîner, je viens de lui promettre...
Ces politesses-là peuvent me compromettre.
GRANVILLE.
Beaucoup !
LARDILLON.
Il a raison.
DOUBLET.
Messieurs, conseillez-moi :
Si le duc a livré des secrets à sa foi,
Si l’on veut découvrir le lieu qui le recèle,
N’est-ce pas le moment de signaler mon zèle ?
GRANVILLE.
Oui, certes.
DOUBLET.
Dans un temps de troubles, de danger,
On a tout à prévoir et rien à ménager.
GRANVILLE.
C’est juste !
DOUBLET.
Pour traiter de semblables affaires,
On ne peut s’entourer des formes ordinaires :
Ce qu’a vu Sénarmont intéresse l’État ;
Me voilà du pays le premier magistrat ;
L’ordre de l’arrêter viendra bientôt sans doute :
Il ne sera plus temps, s’il s’est remis en route.
LARDILLON.
Et vous aurez perdu la seule occasion
Qu’offre un heureux hasard à votre ambition ;
Car vous devez songer qu’un emploi d’importance
De votre activité sera la récompense.
DOUBLET.
Je l’espère.
GRANVILLE.
En ces lieux il le faut retenir.
DOUBLET.
Surtout il faut chez moi l’empêcher de venir,
Je serais compromis en lui donnant asile.
LARDILLON.
S’il est libre à Châlons, fuir lui sera facile.
DOUBLET.
C’est juste !... Il ne doit pas quitter cette maison.
GRANVILLE.
On ne peut lui donner plus aimable prison.
DOUBLET.
Je lui ferai subir un interrogatoire.
GRANVILLE.
Très bien vu.
DOUBLET.
Quel bonheur et surtout quelle gloire,
Quand notre sous-préfet, dans un château voisin,
De ses administrés me livre le destin,
Si je terminais seul cette affaire importante !
LARDILLON.
On vous rendrait justice, et justice éclatante.
DOUBLET.
Oui ?
LARDILLON.
Le gouvernement ne serait point ingrat.
DOUBLET.
Je deviendrais préfet ?
LARDILLON.
Et conseiller d’état !
DOUBLET.
Plus de retards ! il faut à tout prix que je sache
Et les projets du duc et le lieu qui le cache ;
Je les découvrirai, Sénarmont est instruit.
GRANVILLE.
Tout le prouve.
LARDILLON.
C’est sûr !
DOUBLET.
Sans esclandre et sans bruit,
On va de la maison surveiller chaque issue ;
Observer Sénarmont, et le garder à vue :
Qu’il ne soupçonne rien ; messieurs, pas un seul mot.
GRANVILLE.
Non, non.
À part.
Punir un fat et se moquer d’un sot,
Double plaisir !
DOUBLET.
D’abord, je vais lui faire entendre
Qu’à dîner avec nous il ne doit pas s’attendre.
GRANVILLE.
Très sagement pensé.
DOUBLET.
Je chercherai pourtant
Un prétexte poli.
LARDILLON.
Moi, j’en vais faire autant.
Scène VII
DOUBLET, GRANVILLE, LARDILLON, DUPRÉ
DUPRÉ.
Le cruel a juré de troubler ma famille !
Je ne reconnais plus mon neveu ni ma fille.
GRANVILLE.
Qu’avez-vous, cher Dupré ?
DUPRÉ.
Moi, je suis furieux !
Depuis que Sénarmont est entré dans ces lieux,
La sotte ambition tourne toutes les têtes :
Emma rêve, en pleurant, à d’illustres conquêtes,
Elle doit épouser pour le moins un marquis !
Non content de l’emploi par ses travaux acquis,
Frédéric veut sortir de la route commune ;
Sénarmont lui promet une haute fortune ;
Moi, je vais chapitrer ce protecteur maudit :
Qu’il nous rende la paix et garde son crédit !
DOUBLET.
Sénarmont ose encor !... vraiment c’est incroyable !
LARDILLON.
Que peut-il leur offrir ? son crédit est au diable !
DUPRÉ.
Comment ? Que savez-vous ?
DOUBLET.
Silence, je l’entends :
Dans une heure chez moi, tous trois je vous attends.
À Dupré.
Là, vous serez instruit d’un important mystère ;
Mais, jusqu’à ce moment, songez qu’il faut vous taire.
DUPRÉ.
Parbleu, je ne sais rien ; que puis-je révéler ?
DOUBLET.
N’importe : observez tout et laissez-nous parler.
DUPRÉ, à Granville.
Que se passe-t-il donc ? je n’y puis rien comprendre.
Scène VIII
GRANVILLE, DOUBLET, SÉNARMONT, DUPRÉ, LARDILLON
SÉNARMONT.
Ah ! monsieur Lardillon, chez vous j’allais me rendre.
LARDILLON.
C’est trop d’honneur.
SÉNARMONT.
Hier, assez imprudemment,
De rester à Châlons j’ai pris l’engagement ;
Mais on m’appelle en Suisse, il faut que je m’immole ;
Veuillez, en m’excusant, me rendre ma parole.
LARDILLON.
Je serais désolé de vous gêner en rien.
GRANVILLE, bas à Doublet.
Voyez-vous, il veut fuir !
DOUBLET, bas à Granville.
Je l’empêcherai bien.
LARUILLON, à part.
Il me tire de peine.
DOUBLET.
Eh quoi ! partir si vite !
SÉNARMONT.
Oui, vraiment, cette nuit il faut que je vous quitte ;
On me presse.
DOUBLET.
C’est mal !
SÉNARMONT.
Mais ne vous fâchez pas ;
Vous me verrez chez vous faire honneur au repas ;
Jusqu’à minuit, mon cher, je suis à vous encore.
DOUBLET.
Certes, la préférence, et me flatte, et m’honore :
Pourquoi faut-il, hélas ! qu’un contretemps fâcheux ?...
SÉNARMONT.
Qu’est-ce donc ?
DOUBLET.
Vous savez si je serais heureux
D’accueillir, de fêter un aussi cher convive !
J’en nourrissais l’espoir !... voyez ce qui m’arrive :
À ce plaisir si doux je ne dois plus songer ;
On repeint le plafond de ma salle à manger.
SÉNARMONT.
Comment ?
DOUBLET.
C’est une odeur cruelle, insupportable.
SÉNARMONT.
Eh bien ! dans le salon on placera la table.
DOUBLET.
On y travaille aussi.
SÉNARMONT.
C’est fâcheux !... mais hier
Vous nous invitiez donc à dîner en plein air ?
DOUBLET.
J’espérais aujourd’hui lever tous ces obstacles.
SÉNARMONT.
Bon ! pour en triompher il faudrait des miracles.
DOUBLET.
Vous me plaignez, sans doute, et ne m’accusez pas ?
SÉNARMONT.
Non !
À part.
Pourquoi m’éloigner ? D’où vient son embarras ?
DOUBLET.
Vous comprenez ?...
SÉNARMONT.
Très bien ! des accident semblables
Arrivent tous les jours et sont fort vraisemblables.
DOUBLET, bas à Granville.
Il est dupe, et j’ai pris un excellent moyen,
Qu’en pensez-vous ?
GRANVILLE.
Parfait !
DOUBLET, à Sénarmont.
Adieu, portez-vous bien !
SÉNARMONT.
Adieu.
GRANVILLE, à Doublet.
Nous vous suivons.
SÉNARMONT.
Tout le monde me quitte ?
DUPRÉ.
Je vais voir mes enfants.
LARDILLON.
Moi, rendre une visite !
DOUBLET.
Moi, m’occuper de vous. Bon voyage !
Scène IX
SÉNARMONT, seul
Ma foi,
Je ne sais que penser ! se moque-t-on de moi ?
Que prétend donc Doublet, et qu’est-ce qu’on apprête ?
Son air mystérieux et malignement bête,
De monsieur Lardillon le souris goguenard,
Tout m’est suspect !... Eh ! mais, voudraient-ils par hasard,
Pour me prouver leur zèle et leur reconnaissance,
Me donner une fête après ma longue absence ?...
Oui, dans ce grand complot ils sont tous engagés ;
Je recevrai bientôt les bouquets obligés,
Il me faudra subir l’inévitable aubade,
Et de mes protégés la touchante accolade,
Et les longues chansons après un long repas !...
Ce sont de bonnes gens, ne les affligeons pas,
Sachons nous résigner, et feignons la surprise.
Scène X
SÉNARMONT, BLONDEL
SÉNARMONT.
Ah ! c’est vous ?
BLONDEL.
Le hasard, monsieur, me favorise ;
À peine j’espérais vous trouver seul ici.
SÉNARMONT.
De vous voir, cher docteur, je suis heureux aussi ;
Parlez, je ferai tout pour vous, veuillez m’en croire.
BLONDEL.
C’est ce que nous verrons !... Si j’ai bonne mémoire,
Hier, en ce salon, vous nous avez appris
Que, dictant vos arrêts aux journaux de Paris,
Vous dirigiez souvent l’éloge et la critique.
SÉNARMONT.
Versé dans les secrets du monde politique,
Riche de faits nouveaux et de récits piquants,
Avec eux, il est vrai, j’ai des rapports fréquents.
Vous le savez, docteur, ils dispensent la gloire ;
Les réputations sont dans leur écritoire :
Moi, de tous nos auteurs, l’ami, le confident,
Sur leurs juges j’exerce un utile ascendant,
Et par mes soins heureux, au talent, au génie
De l’immortalité la route est aplanie.
BLONDEL.
Avez-vous donc toujours été si généreux ?
Et pour certains auteurs critique rigoureux,
Parfois n’auriez-vous point immolé des ouvrages
Qui peut-être avaient droit d’obtenir vos suffrages ?
SÉNARMONT.
Les auteurs auraient tort de se mettre en courroux ;
Que diable ! on ne peut pas non plus les louer tous.
BLONDEL.
J’en conviens.
SÉNARMONT.
Il suffit d’écouter la justice.
BLONDEL.
Oui, sans doute !... Rempli de sel et de malice
Un article a paru dans ce piquant journal
Dont vous êtes le chef : on y traite fort mal
D’un jeune médecin la personne et le livre :
Aux brocards du public tous les deux on les livre ;
Vous vous rappelez ?...
SÉNARMONT.
Oui, je crois me souvenir !...
BLONDEL.
L’article est excellent.
SÉNARMONT.
En puis je convenir ?
BLONDEL.
Je vous entends, l’article est de vous.
SÉNARMONT.
C’est possible.
BLONDEL
L’ouvrage, à votre avis, n’est pas même lisible.
SÉNARMONT.
C’est votre sentiment : soyez de bonne foi !
L’auteur est un rival ?...
BLONDEL.
Non, cet auteur c’est moi.
SÉNARMONT.
Vous !
BLONDEL.
Moi-même !
SÉNARMONT, à part.
Parbleu ! la rencontre est cruelle !
BLONDEL.
Je suis ce médecin, ce savant de ruelle,
Qui n’a point à guérir appliqué ses efforts,
Mais apprend aux défunts de quel mal ils sont morts.
SÉNARMONT.
Écoutez donc, docteur, nous nous trompons peut-être.
BLONDEL.
Pour chef de ce journal, monsieur s’est fait connaître,
Rien ne l’y contraignait : c’est à lui de juger
S’il veut se démentir au moment du danger.
SÉNARMONT.
Du danger ?
BLONDEL.
Vous avez déchiré mon ouvrage,
Vous m’avez prodigué le sarcasme et l’outrage ;
Vous devinez alors ce que, dans son courroux,
Un auteur insulté peut exiger de vous.
SÉNARMONT.
Je vous comprends, monsieur.
BLONDEL.
J’étais loin de m’attendre
Qu’à Châlons, près de moi, mon censeur dût se rendre ;
Je vous suis obligé de m’avoir prévenu.
SÉNARMONT, à part.
Si j’ai lu ce journal, je veux être pendu !
N’importe, il faut subir cette méchante affaire.
Haut.
Vous me voyez, monsieur, prêt à vous satisfaire.
BLONDEL.
J’en étais sûr !... quelle est votre arme s’il vous plaît ?
Parlez, est-ce l’épée, est-ce le pistolet ?
SÉNARMONT.
Tout ce que vous voudrez, hormis vos ordonnances.
BLONDEL.
C’en est assez, monsieur, trêve d’impertinences !
Vous m’avez offensé, j’en demande raison.
SÉNARMONT.
Je suis à vous.
Scène XI
BLONDEL, SÉNARMONT, TOINETTE
TOINETTE.
Monsieur, on cerne la maison.
SÉNARMONT.
Qu’est-il donc arrivé ?
TOINETTE.
Je ne saurais vous dire ;
Mais on vous garde à vue.
SÉNARMONT.
Allons, vous voulez rire.
TOINETTE.
Non pas ! Dans la maison des hommes sont postés,
Vous êtes investi, monsieur, de tous côtés,
C’est à vous qu’on en veut.
SÉNARMONT.
Cela ne peut pas être.
TOINETTE.
Tenez, les voyez-vous ? un à chaque fenêtre[1],
Deux là-bas !
SÉNARMONT.
Oui, vraiment !... que veut dire cela ?
Faites venir Dupré.
TOINETTE.
Monsieur, il n’est pas là.
SÉNARMONT.
Comment ! où donc est-il ?
TOINETTE.
Mon maître, j’imagine,
Est chez monsieur Doublet, car c’est chez lui qu’on dîne.
SÉNARMONT.
On dîne !... et Frédéric ?
TOINETTE.
Il y doit être aussi.
SÉNARMONT.
Ils dînent chez Doublet, et l’on m’enferme ici !
TOINETTE.
Oh non !... on fait garder jusqu’à la moindre issue,
La porte du jardin, la porte sur la rue ;
Mais vous pouvez, monsieur, vous promener partout,
Arpenter la maison de l’un à l’autre bout.
BLONDEL, à part.
Bizarre évènement !
SÉNARMONT.
La raillerie est forte !
BLONDEL.
Je vous attends.
SÉNARMONT.
Comment voulez-vous que je sorte ?
BLONDEL.
Sans quitter la maison nous pouvons en finir,
Je m’éloigne un instant, et je vais revenir ;
Sous son feuillage épais nous offrant un asile,
Le jardin est à nous : vous voilà bien tranquille,
Les maîtres du logis ne nous troubleront pas
SÉNARMONT.
Eh bien ! allez, monsieur, je marche sur vos pas.
BLONDEL, à part.
Je m’y perds, qu’a-t-il fait, et d’où vient qu’on l’arrête ?
Scène XII
SÉNARMONT, TOINETTE
SÉNARMONT.
Et moi, qui me croyais le héros d’une fête !
Elle commence mal !... Approchez donc un peu.
TOINETTE.
Me voici !
SÉNARMONT.
Tout ceci sans doute n’est qu’un jeu ?
TOINETTE.
Non, il faut, malgré lui, qu’ici monsieur demeure.
SÉNARMONT.
Fort bien, mais du dîner va bientôt sonner l’heure,
Pour me servir du moins, vous restez avec moi ?
TOINETTE.
Non, monsieur, je m’en vais.
SÉNARMONT.
Vous en aller ! pourquoi ?
TOINETTE.
De mes petits talents, s’il faut que je me vante,
Dans tout Châlons, monsieur, il n’est pas de servante
Qui sache mieux que moi préparer un repas.
SÉNARMONT.
Je voudrais en juger.
TOINETTE.
Cela ne se peut pas ;
Il est déjà bien tard, je n’ai rien à l’office,
Puis de monsieur Doublet, la servante est novice,
Elle a besoin de moi, j’ai promis, et j’y cours.
SÉNARMONT.
À qui dans la maison pourrai je avoir recours ?
Scène XIII
SÉNARMONT, JOSEPH, TOINETTE
TOINETTE.
Enfin c’est vous, Joseph !
SÉNARMONT.
Ah ! c’est un domestique ?
Parbleu, vous arrivez dans un moment critique ;
Tout le monde est sorti, mon cher, je suis captif !
Vous m’allez préparer un poulet, un rosbeeff ;
La moindre chose !... Encor faut-il bien que je dîne,
Et je compte sur vous.
JOSEPH.
Moi, faire la cuisine !
Qui donc auprès de vous m’a pu calomnier ?
Je suis valet de chambre et non pas cuisinier.
SÉNARMONT.
Pardon ! vos dignités ne m’étaient pas connues.
JOSEPH.
Il semble que monsieur ici tombe des nues !...
SÉNARMONT.
Oh ! diable !...
JOSEPH.
Il faut partir sans perdre un seul instant,
Car chez monsieur Doublet, Toinette, on nous attend.
Scène XIV
SÉNARMONT, seul
Arrêtez !... Ils s’en vont !... La fureur me transporte !...
Et ces trois estafiers qui restent à la porte !
Ils me suivent des yeux, ils me montrent du doigt,
Oui, je suis prisonnier !... Mais comment ? de quel droit ?
Je devrais, sur leur dos, épuisant ma colère,
D’avance, à coups de canne, acquitter leur salaire !...
Doucement !...Trois, cinq, six !...Vigoureux !... Calmons-nous !
Le médecin, d’ailleurs, m’a donné rendez-vous,
Et je dois être exact !... Oui, faisons le saint George,
Et pour passer le temps coupons-nous donc la gorge.
Peste soit du journal. J’aurais dû deviner...
Le mal est fait ! Il faut se battre sans dîner !
Docteur, tenez-vous bien, et soignez vos parades,
Car je me sens d’humeur à venger vos malades.
ACTE III
Scène première
EMMA, TOINETTE
EMMA.
Quoi ! monsieur Sénarmont, Toinette ! Il est blessé.
TOINETTE.
Une piqûre au bras !... Tout s’est fort bien passé.
EMMA.
À cet homme excellent ce jour est bien funeste !
Fi, le méchant docteur ! comme je le déteste !
TOINETTE.
Ce monsieur Sénarmont est fort de vos amis ?
EMMA.
Comment ? ne sais-tu pas ce qu’il m’avait promis ?
TOINETTE.
Non.
EMMA.
Un mari puissant, riche et titré, ma bonne !
Grâce à lui, je devais au moins être baronne.
TOINETTE.
Et monsieur Frédéric qui vous chérissait tant !
Que vous aimiez aussi !
EMMA.
Lui, c’est un inconstant,
Un cœur ambitieux et que l’orgueil dévore,
Qui croit qu’à dix-sept ans je puis attendre encore !
Le conçois-tu ?
TOINETTE.
Vraiment ? c’est une indignité !
EMMA.
L’espoir d’un sort brillant séduit sa vanité ;
L’ingrat, sans balancer me délaisse et m’offense :
Il ne se souvient plus des jours de notre enfance,
Où lorsque je pleurais, sa fidèle amitié
Venait de mes chagrins réclamer la moitié !
Quand nos cœurs, qui déjà savaient si bien s’entendre,
Éprouvèrent ensemble un sentiment plus tendre,
Rêvant d’heureux destins pour nos jeunes amours,
Dans ses projets futurs il me nommait toujours :
Alors, pour se frayer une brillante route,
S’il m’eût fallu quitter, Frédéric eût sans doute
Repoussé de l’orgueil le conseil suborneur,
Car le bonheur sans moi n’était pas le bonheur !
TOINETTE.
Ce bon temps reviendra ; votre cœur le regrette,
Ne vous chagrinez pas !
EMMA.
Que dis-tu là, Toinette ?
Moi ! pour un inconstant je me chagrinerais !...
Non, non, mes souvenirs ne sont pas des regrets.
TOINETTE.
Écoutez, tout ceci n’est qu’un enfantillage ;
Je veux danser encore à votre mariage !
D’ailleurs ce beau monsieur, qui nous vient de Paris,
Qui donne des emplois et promet des maris,
Est-il donc bien certain de tenir sa parole ?
EMMA.
On l’accuse, on l’arrête, et cela me désole.
TOINETTE.
Son crédit n’est pas clair : croyez-en mes leçons,
Prenez votre cousin, laissez là vos barons,
Prétendez au solide, et non à ce qui brille ;
Ou bien vous risquerez de rester longtemps fille,
C’est fort dur ! Frédéric est l’époux qu’il vous faut.
EMMA.
Mais puisqu’il m’abandonne ?
TOINETTE.
Il reviendra bientôt
EMMA.
Tu crois ?
TOINETTE.
Oui.
EMMA.
Je voudrais qu’il vînt ici, ma bonne,
Pour le punir !
TOINETTE.
Et moi, j’entends qu’on lui pardonne..
EMMA.
Voici mon père !
Scène II
TOINETTE, EMMA, DUPRÉ, GRANVILLE
DUPRÉ.
Ah ! ah ! l’air triste et soucieux !
Tu regrettes sans doute un hymen glorieux ?
Que veux-tu ? De la cour te voilà revenue !
Pauvre enfant, c’est dommage ! être sitôt déchue !
EMMA.
Vous vous moquez de moi.
DUPRÉ !
Qui ? moi !... j’aurais grand tort !
Non, vraiment, je te plains, je gémis sur ton sort ;
Mais à ton protecteur voilà qu’on cherche noise,
Adieu ducs et barons !... Tu redeviens bourgeoise.
EMMA.
Le pauvre homme !... chacun se plaît à l’accabler,
C’est fort mal !... Moi, du moins je vais le consoler.
GRANVILLE, passant auprès d’Emma.
De monsieur Sénarmont si le crédit chancèle,
Ne vous affligez pas, fiez-vous à mon zèle,
Sous ma protection, je vous prends à mon tour,
Et je vous marierai !
EMMA.
Quand, monsieur ?
GRANVILLE.
Dès ce jour...
EMMA.
Merci ! je ne suis pas, monsieur, très exigeante,
Que mon cousin enrage, et je serai contente.
Scène III
GRANVILLE, DUPRÉ
GRANVILLE.
S’il faut, mon cher Dupré, vous parler franchement,
Je ne m’explique pas ce ton, cet enjouement :
Quand le malheur poursuit le duc de Séréville,
Vous semblez oublier ses bienfaits ?
DUPRÉ.
Non, Granville :
Mon neveu, grâce à lui, dit-on, est inspecteur,
Je ne sais trop comment il fut son protecteur ;
S’il est vrai qu’aujourd’hui le sort le persécute,
M’unissant à sa peine, et déplorant sa chute,
Du plus profond du cœur, je plaindrai son destin ;
Mais j’attends pour gémir que le mal soit certain.
GRANVILLE.
On annonce pourtant sa disgrâce et sa fuite.
DUPRÉ.
Cette disgrâce-là me paraît bien subite.
GRANVILLE.
J’admire ce sang-froid.
DUPRÉ.
Je vous l’ai dit : j’attends,
Et je m’affligerai quand il en sera temps.
Au reste, nous verrons bientôt ce qu’il faut croire,
Car on va procéder à l’interrogatoire ;
Et monsieur Sénarmont, las d’être prisonnier
Dira tout ce qu’il sait sans se faire prier !
Je l’entends.
Scène IV
FRÉDÉRIC, SÉNARMONT, DUPRÉ, GRANVILLE
Sénarmont a la manche de son habit coupée.
SÉNARMONT.
Frédéric, je dois vous rendre grâce !
Oui, c’est mon seul ami, mon sauveur que j’embrasse ;
S’il n’eût à mon secours daigné venir enfin,
Messieurs, je serais mort de colère et de faim.
DUPRÉ.
Que nous dites-vous là ?
SÉNARMONT.
Parbleu ! je sors de table,
Grâce à son amitié !... Vous êtes bien aimable !
Est-ce ainsi, dites-moi, que, dans votre cité,
On observe les lois de l’hospitalité ?
M’enfermer ici seul avec la médecine ;
Des geôliers, un duel et de plus la famine !
Est-ce assez de fléaux ?
DUPRÉ.
Veuillez mieux me juger :
Je suis à vos chagrins tout-à-fait étranger ;
Je ne prévoyais pas la fâcheuse querelle,
La blessure...
SÉNARMONT.
Ceci ? c’est une bagatelle.
DUPRÉ.
Cependant...
SÉNARMONT.
Vous auriez grand tort d’être alarmé ;
À ces accident-là je suis accoutumé.
DUPRÉ.
Vraiment ?
SÉNARMONT.
Que voulez-vous, sur maint et maint ouvrage
On vient solliciter mes avis, mon suffrage,
On me presse, on m’obsède, et je résiste en vain ;
Comment faire ? Un beau jour, un article malin
S’échappe de ma plume, un journal le recueille ;
Bientôt dans tout Paris on s’arrache la feuille,
L’auteur se fâche, il vient me demander raison,
Et je lui donne alors une double leçon.
GRANVILLE.
Ici de la leçon en apprenant l’issue,
Bien des gens penseraient que vous l’avez reçue.
DUPRÉ.
Il est bon de se battre avec un médecin ;
On a moins de dangers à courir, car enfin
Avec lui, près du mal on trouve le remède.
SÉNARMONT.
Recourir au docteur.… Que Dieu me soit en aide !
Je fus un maladroit, il a pu me frapper,
Mais me traiter !... non pas, je veux en réchapper.
GRANVILLE.
Pas mal !
SÉNARMONT.
Laissons cela !
À Dupré.
Daignerez-vous m’instruire
De ce qui s’est passé, du motif qui m’attire
Le traitement nouveau que j’éprouve aujourd’hui ?
DUPRÉ.
Je vois venir Doublet, adressez-vous à lui ;
J’en suis fort innocent, mon cher.
SÉNARMONT.
À la bonne heure.
Scène V
LARDILLON, FRÉDÉRIC, SÉNARMONT, DOUBLET, GRANVILLE, DUPRÉ
SÉNARMONT.
C’est donc par vos bons soins que dans cette demeure
Jusqu’à présent, monsieur, je suis emprisonné ?
DOUBLET.
Oui, oui !
SÉNARMONT.
De quel forfait suis-je donc soupçonné ?
Parlez, votre conduite a lieu de me surprendre.
DOUBLET, fait avancer un fauteuil par un domestique et s’assied.
C’est bon !... d’abord, vos nom, prénoms et qualités ?
SÉNARMONT.
Comment ?
DOUBLET.
Répondez-moi, monsieur.
SÉNARMONT.
Vous plaisantez ?
DOUBLET.
Plaisanter ?... Ah ! bien, oui !... vos papiers !
SÉNARMONT.
Qu’est-ce à dire ?
DOUBLET.
Vos papiers !
SÉNARMONT, après avoir hésité.
Les voici !
DOUBLET, après les avoir examinés.
C’est en règle.
SÉNARMONT.
Il veut rire ?
DOUBLET.
Cela ne prouve rien.
SÉNARMONT.
Morbleu !...
DOUBLET.
Chut !... du respect.
SÉNARMONT
Eh ! monsieur...
DOUBLET.
Ce courroux pourrait sembler suspect :
Je mets dans tout ceci beaucoup de bienveillance,
Mais enfin...
SÉNARMONT.
Vous voulez lasser ma patience.
DOUBLET.
Du calme, s’il vous plaît ; dès que vous avez vu
À quels soins en ces lieux ma prudence a pourvu,
Vous avez deviné qu’un avis salutaire
M’avait de vos projets dévoilé le mystère :
Pourquoi donc feindre encor ? c’est un mauvais moyen.
SÉNARMONT.
Écoutez ; supposons que je n’y conçois rien,
Et l’éclaircissement deviendra plus facile.
DOUBLET.
N’êtes-vous pas l’ami du duc de Séréville ?
SÉNARMONT.
Ensuite.
DOUBLET.
Eh bien ! monsieur, nous avons tout appris.
SÉNARMONT.
Appris ! quoi donc ?
DOUBLET.
Parbleu ! sa fuite de Paris,
Ses desseins dangereux, sa complète disgrâce ;
Nous savons que partout on recherche sa trace.
SÉNARMONT.
Sa disgrâce ! le duc !...
DOUBLET.
Il feint de l’ignorer.
SÉNARMONT.
Que m’importe à moi ?
GRANVILLE.
Vous qu’il daignait honorer
De son affection, de sa profonde estime,
Vous de tous ses secrets le confident intime,
Pourriez-vous renier un ami malheureux ?
Un pareil procédé serait peu généreux !
SÉNARMONT, à part.
Le duc disgracié !... Mais au fait, c’est possible,
L’emploi de favori n’est pas inamovible.
Haut.
Je dois partir, monsieur, parlez, je suis pressé.
DOUBLET.
Parbleu ! je le sais bien ! mais vous voilà forcé
D’ajourner le départ.
SÉNARMONT.
De quel droit, je vous prie
M’arrêter ? c’est trop loin pousser la raillerie !
Qu’êtes-vous donc, monsieur, pour en agir ainsi ?
DOUBLET.
Monsieur, du sous-préfet je suis l’image ici !
À son assentiment j’ai soumis ma conduite,
Un exprès de Châlons est parti tout de suite,
Il reviendra bientôt.
SÉNARMONT.
Cela m’est fort égal.
DOUBLET.
Doucement !
SÉNARMONT.
Laissez là le ton préfectoral ;
Il ne m’impose guère.
DOUBLET.
Arrêtez ! point d’injure !
On ne plaisante pas avec la préfecture.
L’affaire est grave.
SÉNARMONT.
Eh bien ! voyons, que voulez-vous ?
DOUBLET.
Ne saurait-on, mon cher, s’expliquer sans courroux ?
SÉNARMONT.
Je suis calme et j’attends.
DOUBLET.
Vous allez nous apprendre
Dans quel asile obscur le duc a pu se rendre.
SÉNARMONT.
Qui ? moi !
DOUBLET.
Ce n’est pas tout : vous allez déclarer
À quel coupable espoir il osait se livrer ;
Révéler tous ses plans.
SÉNARMONT.
Et si je les ignore ?
DOUBLET.
Cela ne se peut pas ! Voulez-vous feindre encore ?
Si vous avez quitté Paris en fugitif,
Si vous allez en Suisse, on sait par quel motif !
Sans doute en ce moment, dans cette immense ville,
On cherche en vain l’ami du duc de Séréville,
Son complice, peut-être.
SÉNARMONT.
Un moment, s’il vous plaît ;
Vous allez un peu loin, mon cher monsieur Doublet.
DOUBLET.
Votre air et vos discours, tout me le persuade :
Mais parlez !
SÉNARMONT.
Non !
DOUBLET.
Alors, de brigade en brigade,
Jusqu’à Paris, monsieur, on vous ramènera.
LARDILLON.
C’est un peu fort !
FRÉDÉRIC.
Qu’entends-je ?
SÉNARMONT.
Eh quoi ! l’on osera !...
DOUBLET.
Oui, ce sera, je crois, le parti le plus sage.
Du sous-préfet pourtant j’attendrai le message.
FRÉDÉRIC.
Nous ne souffrirons pas...
DUPRÉ.
Calmez-vous, mon neveu !
GRANVILLE, à part.
Il faut que du mensonge il fasse enfin l’aveu.
FRÉDÉRIC.
Sénarmont !...
SÉNARMONT.
On a mal jugé mon caractère :
Un homme tel que moi sait souffrir et se taire.
De son pouvoir d’un jour monsieur peut abuser ;
Il m’offre un rôle abject... je dois le refuser.
Le duc est malheureux, et l’on flétrit sa gloire ;
Il n’en serait pas là s’il m’avait voulu croire !
Mais, moi, je trahirais le plus sacré lien ?
Détrompez-vous, messieurs, je ne vous dirai rien.
GRANVILLE, à part.
Je le crois !
SÉNARMONT.
Des secrets épanchés dans mon âme
Je pourrais aujourd’hui faire un trafic infâme !...
Pélisson, comme moi, jadis persécuté,
Dut à son dévouement son immortalité :
Comme lui, du pouvoir honorable victime,
Je resterai fidèle à l’ami qu’on opprime,
Et, réunis un jour dans un doux souvenir,
Nos noms iront ensemble aux siècles à venir !
GRANVILLE.
C’est superbe !
FRÉDÉRIC.
Songez, Sénarmont...
SÉNARMONT.
Que m’importe !
LARDILLON.
Je vous plains !
DUPRÉ.
À Paris retourner de la sorte,
C’est un triste voyage !
SÉNARMONT, à part.
Il a pourtant raison !
GRANVILLE, à part.
Par vanité, je gage, il irait en prison !
Quel homme !
SÉNARMONT, à part.
Que je sois damné si, de ma vie,
D’être l’ami d’un duc il me reprend l’envie !
DOUBLET.
Qui donc vient nous troubler ?
DUPRÉ.
C’est madame Girard.
Scène VI
LARDILLON, FRÉDÉRIC, SÉNARMONT, DOUBLET, MADAME GIRARD, GRANVILLE, DUPRÉ
MADAME GIRARD.
Ce que je viens d’apprendre est-il vrai, par hasard ?
On accuse, dit-on, le duc de Séréville,
Et monsieur Sénarmont voulait fuir notre ville ?
Que veut dire cela ?
DUPRÉ
Comment l’ignoriez-vous ?
MADAME GIRARD.
Monsieur, depuis hier je suis sous les verrous ;
Quand je veux composer telle est mon habitude.
GRANVILLE.
Les muses en effet aiment la solitude.
MADAME GIRARD.
J’ai fait d’assez bons vers, je le dis sans orgueil :
Désirant à ce duc dédier mon recueil,
Je voulais qu’à Paris de ce léger ouvrage
Son ami Sénarmont lui présentât l’hommage :
Je chantais ses talents, son pouvoir, ses vertus !...
S’il est disgracié, voilà mes vers perdus ;
C’est fort désagréable !
GRANVILLE.
Eh quoi ! cela vous gêne ?
MADAME GIRARD.
Sans doute.
GRANVILLE.
Vous ferez choix d’un autre Mécène :
Vos vers vous serviront sans y rien déranger,
Et vous n’aurez alors que le nom à changer.
MADAME GIRARD.
Vous croyez qu’on pourrait ?...
GRANVILLE.
C’est un usage antique !
À Paris c’est ainsi que cela se pratique.
DOUBLET.
Qu’est-ce encor ? que veut-on ?
Scène VII
LARDILLON, MADAME GIRARD, SÉNARMONT, EMMA, DOUBLET, GRANVILLE, DUPRÉ
EMMA.
Pour vous, monsieur Doublet,
Un exprès à l’instant apporte ce billet.
DOUBLET.
Donnez ! du sous-préfet enfin c’est la réponse ;
Sur votre sort, monsieur, voyons ce qu’il prononce.
Il lit.
« Monsieur, je m’empresse de répondre à votre lettre, et je ne saurais trop blâmer la légèreté de votre conduite. Je vous enjoins de remettre en liberté monsieur Sénarmont que vous avez retenu sur la foi d’un bruit ridicule. Non-seulement monsieur le duc de Séréville n’est point disgracié et en fuite, mais un avis que je reçois à l’instant, m’apprend qu’il est à Châlons-sur-Saône. Je pars dans quelques heures pour aller lui présenter mes hommages. Songez que si jamais pareille incartade se renouvelait, vos fonctions près de moi cesseraient « sur-le-champ. »
SÉNARMONT.
Qu’entends-je ?
DUPRÉ, à part.
Quel soupçon ?
DOUBLET.
Le duc est à Châlons !
SÉNARMONT, à part.
En voici bien d’un autre !
DOUBLET, à Granville.
Ah çà, monsieur, voyons,
Que m’avez-vous conté ? venir me compromettre !
GRANVILLE.
Ma lettre de Paris...
DOUBLET.
Au diable votre lettre !
GRANVILLE.
Le journal...
DOUBLET.
L’éditeur par moi sera tancé.
SÉNARMONT, à part.
Je voudrais être loin.
FRÉDÉRIC, à part.
Il semble embarrassé !
SÉNARMONT.
Ce journal eut grand tort.
DOUBLET.
Votre tort n’est pas moindre :
Le duc est à Châlons ! vous veniez l’y rejoindre ?
C’est clair ! Et quand il peut me détromper d’un mot,
Monsieur me laisse ici m’enferrer comme un sot ;
Il plaint le duc, il feint de croire à sa disgrâce !…
On ne se moque pas ainsi d’un homme en place.
SÉNARMONT.
Il est vrai, j’ai voulu m’amuser un instant.
GRANVILLE, à part.
Il n’en démordra pas !
DOUBLET.
Monseigneur vous attend ;
D’une innocente erreur il ne faut pas l’instruire.
SÉNARMONT.
Non, mais une autre fois sachez mieux vous conduire :
Avant que d’arrêter un homme tel que moi,
On s’informe !
DOUBLET.
On avait surpris ma bonne foi.
SÉNARMONT.
Si je dis un seul mot, vous perdez votre place...
DOUBLET.
Loin de là ! vous allez m’accorder une grâce.
SÉNARMONT.
Qu’est-ce ?
DOUBLET.
Guidez mes pas ; que j’offre à monseigneur
L’hommage du respect...
SÉNARMONT.
Je ne le puis, d’honneur !
LARDLLON.
Et moi ?
SÉNARMONT.
Mais non, mon cher !
DOUBLET.
Serez-vous inflexible ?
SÉNARMONT, à part.
Que maudit soit ce duc !
Haut.
La chose est impossible,
Il ne recevrait pas, je le connais !
GRANVILLE.
Pourquoi ?
SÉNARMONT.
D’ailleurs je vais partir.
DOUBLET.
Au moins parlez de moi.
LARDILLON.
J’ai, par votre conseil, écrit une requête,
Je dois l’avoir en poche, hier elle était prête,
La voici !... que le duc la reçoive de vous.
MADAME GIRARD, le manuscrit à la main.
Présentez-lui mes vers.
SÉNARMOMT.
Encor !
DOUBLET, à Granville.
Priez pour nous.
GRANVILLE, passant à côté de Sénarmont.
Pouvez-vous refuser un si léger service ?
SÉNARMONT.
Je ferais tout pour eux, mais je m’en vais en Suisse.
GRANVILLE.
Prenez ces papiers !
SÉNARMONT, hésitant.
Non.
GRANVILLE.
Vous vous en chargerez.
SÉNARMONT.
Mais je vous dis...
GRANVILLE.
Au duc vous les présenterez !
Prenez !
SÉNARMONT, prenant les papiers que lui présentent Lardillon et Madame Girard.
Monsieur...
GRANVILLE, les prenant de la main de Sénarmont.
Voyons ! comme il faut qu’on vous presse.
SÉNARMONT.
Vous les lisez ?
GRANVILLE.
Sans doute.
DUPRÉ.
Ils sont à leur adresse,
J’en suis sûr !
DOUBLET.
Quoi ? le duc !
LARDILLON.
Comment !
SÉNARMONT.
Il se pourrait !
GRANVILLE.
Je vous le disais bien qu’il les lui remettrait.
DUPRÉ.
Ainsi vous nous trompiez ! Et le nom de Granville
Cachait à nos regards le duc de Séréville !
DOUBLET.
Fort bien ! mais de qui donc se moquait-on ici ?
De monsieur ou de moi ?
LE DUC, à demi-voix.
De tous les deux.
DOUBLET.
Merci.
À part.
Encore un faux espoir ! Je vois, de l’aventure,
S’envoler à-la-fois complot et préfecture.
LE DUC.
Mon destin est cruel ! M’y serais-je attendu ?
De mon intime ami n’être pas reconnu !
SÉNARMONT.
Je n’ai pas, j’en conviens, l’honneur d’être le vôtre ;
Je connais tant de ducs !
LE DUC.
C’est un nom pour un autre !
J’entends !
FRÉDÉRIC.
Vous me donnez un honorable emploi,
Et vous ne dites rien !
LE DUC.
C’est ma méthode, à moi :
Je m’en trouve assez bien.
DUPRÉ.
Du moins est-elle rare !
LE DUC.
Je vous l’ai dit, je suis un homme fort bizarre.
À Frédéric.
De votre avancement, mon cher, je suis chargé,
Si monsieur me veut bien céder son protégé.
SÉNARMONT.
Je respecte vos droits.
LE DUC.
Et vous, mademoiselle,
Croyez qu’à mes serments je resterai fidèle,
Je vous dois un mari, je veux vous le donner.
Il prend Frédéric par la main.
Le voici !
EMMA.
Mais, monsieur...
LE DUC.
Il faut tout pardonner ;
Il se repent, ce jour est un jour d’indulgence,
Qu’il soit heureux ! voilà la plus belle vengeance.
MADAME GIRARD.
Veuillez, monsieur le duc...
LE DUC.
J’estime vos talents ;
Je n’en saurais douter, vos vers sont excellents,
Mais craignez un espoir qui souvent nous abuse :
Chaque département a sa dixième muse ;
Pour ma part, j’en connais douze ou quinze à Paris :
Élevez vos enfants, et gardez vos écrits ;
Ne les publiez pas, si vous voulez m’en croire,
Les femmes ont assez de chagrins sans la gloire.
LARDILLON, à part.
Diantre ! il n’y fait pas bon ! Il est prudent à moi
D’oublier ma requête, et de me tenir coi !
DOUBLET.
Je ne viens point, paré de mes anciens services,
M’offrir, monsieur le duc, à vos bontés propices :
Je m’en rapporte à vous. Au moment du danger,
Vous savez qui je suis ; vous avez pu juger
Comment à mes devoirs on me trouve fidèle.
LE DUC.
Certes, je vous connais ! Pour montrer votre zèle,
Vous feriez arrêter tout un département.
DOUBLET.
Sans hésiter !
LE DUC.
Messieurs, voilà du dévouement !
Modérez-le pourtant, et, dans des cas semblables,
Ne soyez pas si prompt à trouver des coupables.
DOUBLET, à part.
Il est un peu bourru !
SÉNARMONT.
Pardon ! mais le temps fuit,
Il me faut vous quitter, voici venir la nuit :
Si je pouvais, messieurs, vous être utile en Suisse ?
LE DUC.
Bien obligé !
SÉNARMONT.
Je suis tout à votre service :
On a dans ce pays quelqu’estime pour moi.
LE DUC, à part.
Toujours le même !... au moins il ment de bonne foil
Scène VIII
LARDILLON, MADAME GIRARD, SÉNARMONT, EMMA, DOUBLET, GRANVILLE, DUPRÉ, BLONDEL
DUPRÉ.
Le docteur !
BLONDEL, à Sénarmont.
Mon attente enfin n’est point trompée,
Je vous trouve.
SÉNARMONT.
Serait-ce encore un coup d’épée ?
BLONDEL.
Non ! tantôt, n’écoutant qu’un aveugle courroux,
Je l’avouerai, monsieur, j’eus des torts envers vous ;
Je viens vous assurer du chagrin que me cause
La funeste blessure...
SÉNARMONT
Oh ! c’est fort peu de chose !
Ne rappelons jamais ce léger accident ;
J’ai fait sur votre ouvrage un article mordant,
Vous vous êtes fâché ! Mon Dieu ! dans cette affaire
Chacun de nous n’a fait que ce qu’il devait faire
BLONDEL.
Sans doute, si l’article était de vous.
SÉNARMONT.
Docteur !
LE DUC.
Comment !
DUPRÉ.
Quoi ! de l’article il n’était pas l’auteur ?
BLONDEL.
Non, certes !
LE DUC.
C’est bien mieux.
SÉNARMONT, à part.
Que le diable l’emporte !
LE DUC, à part.
J’aurais dû m’en douter, mais la leçon est forte.
SÉNARMONT.
Qui vous a dit, docteur ?...
BLONDEL.
Un de mes bons amis
A vu le rédacteur, l’autre jour, à Paris,
Il me l’apprend, je viens de recevoir sa lettre :
Le sévère Aristarque a bien voulu promettre
Que pour moi désormais il deviendrait plus doux ;
Il se nomme Derval, ainsi ce n’est pas vous :
Vous vous êtes offert à ma fureur trompée,
Et je suis désolé du fatal coup d’épée...
SÉNARMONT.
C’est bon, mon cher, c’est bon !
BLONDEL.
Vraiment ! je suis confus,
Ce coup d’épée...
SÉNARMONT.
Encore ! allons n’en parlons plus :
Pour un que je reçois, j’en ai donné tant d’autres !
LE DUC.
Je vous plains ! quels destins ici furent les vôtres !
Arrêté pour un duc que vous n’aviez pas vu !
Blessé pour un journal que vous n’aviez pas lu !
DUPRÉ.
D’être un homme important quelquefois il en coûte !
SÉNARMONT.
Raillez, messieurs, raillez ! je me tais et j’écoute :
Vous reviendrez à moi, je vous tendrai les bras ;
J’ai toujours mis ma gloire à faire des ingrats !
[1] Le spectateur ne voit point les gens qu’indique Toinette.