L’Homme du siècle (Auguste LE POITEVIN DE L’ÉGREVILLE)
Événements historiques en quatre actes et quinze tableaux, précédés du 13 Vendémiaire, prologue d’une grande histoire.
Imprimés en 1834.
Personnages de l’Acte I
Premier tableau
BONAPARTE, Général en chef
JUNOT
LE PRIEUR
IL SIGNOR MELZI
UN GÉNÉRAL AUTRICHIEN
PETRUCCIO, Portefaix
UN SBIRE
MARGARITA, Femme du peuple
DEUX HABITANTS
SOLDATS FRANÇAIS et AUTRICHIENS
MOINES
PEUPLE, etc.
Deuxième tableau
BONAPARTE, Général en chef
LE CARDINAL BUSCA
LE COMMANDEUR D’EST
LE PRINCE BELMONTE, Envoyé de Naples
L’ENVOYÉ DE SARDAIGNE
L’ENVOYÉ DE VENISE
BUGNET, Payeur-Général
JUNOT, Colonel
EUGÈNE BEAUHARNAIS, Capitaine
UN COMMIS
Troisième tableau
BONAPARTE
UN OFFICIER HONGROIS
UN OFFICIER FRANÇAIS
MISCOT, Grenadier
UN TAMBOUR
OFFICIERS-GÉNÉRAUX FRANÇAIS et AUTRICHIENS
SOLDATS FRANÇAIS et AUTRICHIENS
Personnages de l’Acte II
Premier tableau
BONAPARTE
EUGÈNE BEAUHARNAIS
JUNOT
LARREY, Chirurgien en chef
UN OFFICIER FRANÇAIS
SOLDATS MALADES
OFFICIERS
GÉNÉRAUX
Deuxième tableau
BONAPARTE
EUGÈNE BEAUHARNAIS
JUNOT
LE GÉNÉRAL DUPUIS
LE GÉNÉRAL BARAGUEY
UN ULÉMA
IOUSSOUF
SULEIMAN
UN OFFICIER
MISCOT
UN SOLDAT
TURCS
ARABES
FAQUIRS
DERVICHES
TROUPES FRANÇAISES, etc.
Troisième tableau
BONAPARTE, Premier Consul
JUNOT, Général
EUGÈNE BEAUHARNAIS, Colonel
MOREAU, Général
LE GRAND-JUGE
UN SECRÉTAIRE
UN HUISSIER
Quatrième tableau
NAPOLÉON
JUNOT, Général
EUGÈNE BEAUHARNAIS
LE CHANCELIER DE LA LÉGION D’HONNEUR
MISCOT
LE TAMBOUR-MAJOR
UN TAMBOUR
MARÉCHAUX
GÉNÉRAUX
OFFICIERS
SOLDATS
SAVANTS
ARTISTES
Personnages de l’Acte III
Premier tableau
NAPOLÉON
JUNOT, Général
MISCOT
RAPP, Général
UN TAMBOUR-MAJOR
UN TAMBOUR
DEUX DAMES DES HALLES
ÉTAT-MAJOR
GARDE IMPÉRIALE
DAMES DES HALLES
Deuxième tableau
NAPOLÉON
EUGÈNE BEAUHARNAIS
JUNOT
LE GRAND-DUC CONSTANTIN
MISCOT, Grenadier
L’HUISSIER
LA REINE DE PRUSSE
LE ROI DE BAVIÈRE
LE ROI DE WURTEMBERG
LE ROI DE NAPLES
LE GRAND-DUC DE SAXE-WEIMAR
LE GRAND-DUC DE BADE
L’ÉLECTEUR DE SAXE
Troisième tableau
NAPOLÉON
MARIE-LOUISE
LE PRÉFET DE LA SEINE
MARÉCHAUX
OFFICIERS
REINES
DAMES
Personnages de l’Acte IV
Premier tableau
NAPOLÉON
DROUOT, Général
CAMBRONNE, Général
LE COMTE DE SAINT-VALLIER
LE CAPITAINE ADAM
MISCOT
UN POLONAIS
UN CENT-SUISSE
MARCHAND, Valet de chambre
LE CAPITAINE MÉJEAN
Deuxième tableau
NAPOLÉON
NEY
CAMBRONNE
MURAT
UN AIDE-DE-CAMP
UN MARÉCHAL-DES-LOGIS DE DRAGONS
TROUPES FRANÇAISES
TROUPES ANGLAISES
LE 13 VENDÉMIAIRE
Le théâtre représente le portail de l’église Saint-Roch et les rues qui y aboutissent.
Scène première
Des habitants traversent les rues ; des crieurs publics distribuent leurs feuilles ; des patrouilles d’infanterie et de dragons paraissent sur le théâtre.
LE CRIEUR.
Voilà qui vient de paraître, un décret d’urgence de la Convention nationale qui nomme le citoyen Barras général en chef de l’armée de l’intérieur, et le général Bonaparte commandant en second. Voilà qui vient de paraitre ; ça ne se vend qu’un sou.
Une crieuse répète.
UNE FEMME.
Qu’est-ce que ça, le général Bonaparte ?
UNE AUTRE FEMME.
Tu ne te souviens plus ?... c’est ce petit dur-à-cuire qui a repris Toulon aux Anglais.
Le peuple se retire peu à peu.
Scène II
BARRAS, BONAPARTE, JUNOT
BARRAS.
Oui, mon cher Bonaparte, je vous ai demandé à la Convention pour commander sous moi.
BONAPARTE.
Je suis étonné, citoyen représentant, que la Convention soit allée chercher dans la retraite et dans l’oubli un officier disgracié par le ministre de la guerre Aubry, pour lui confier une mission aussi délicate.
BARRAS.
Je vous avouerai avec franchise que, dans ce dangereux moment, peu d’officiers généraux sollicitaient cette marque de confiance.
BONAPARTE.
Je le crois.
BARRAS.
Je me suis souvenu de vous, je me suis souvenu du siège de Toulon, de votre bravoure, de votre persévérance, et je vous ai désigné comme l’homme qu’il nous fallait.
BONAPARTE.
Je ferai mon possible pour ne pas tromper vos espérances.
BARRAS.
D’après tous les rapports qui me sont arrivés cette nuit, les sectionnaires semblent disposés à nous disputer vivement le terrain.
BONAPARTE.
Ce qui peut arriver de plus heureux à la Convention est une résistance armée ; le succès mettrait évidemment la puissance et le droit de son côté.
BARRAS.
Mais pensez-vous que nous soyons en mesure pour disperser et forcer les rebelles ?
BONAPARTE.
Si l’on m’avait donné hier le commandement, j’aurais pu ce matin me rendre maitre des différentes positions qui avoisinent les Tuileries et les quais. Les sectionnaires, s’ils ont parmi eux quelque général qui entende la guerre, ne manqueront pas de s’emparer de la position de Saint-Roch. Cependant, aussitôt que les troupes de Menou seront réorganisées, je déboucherai par ces rues pour isoler la section Lepelletier des autres sections révoltées. Quelques pièces de canon chargées à mitraille nous rendront facilement maîtres de la rue Saint-Honoré. Rien n’est encore perdu ; ici comme à Toulon, je réponds de tout si l’on veut me laisser agir.
BARRAS.
Vous êtes libre, je prends tout sur ma responsabilité ; cependant, agir aussi hardiment, serait peut-être une grande faute, car nous ignorons l’esprit de la population de Paris.
BONAPARTE.
Cette incertitude provient de l’hésitation du gouvernement : le peuple ne voyant pas où l’on veut le conduire, reste impassible et désaffectionné ; cependant rien n’eût été plus facile que de rallier tous les citoyens. Le mouvement qui vient d’éclater est évidemment contre-révolutionnaire et royaliste. En exposant clairement les faits, la Convention eût été certaine de rencontrer la sympathie du peuple.
Les cris de vive la nation, vive la république ! se font entendre.
Vive la nation ! vive la république, ces cris ne prouvent rien ; en guerre civile, tout le monde invoque la patrie.
JUNOT.
Général, irai-je m’assurer de ce qui se passe ?
BONAPARTE.
Va, mais sois prudent.
Junot s’éloigne. Bonaparte examinant la position.
Oui, citoyen Barras, cette position est excellente, et Menou n’aurait jamais dû l’abandonner ; il pourra nous en coûter cher pour la reprendre.
On entend les cris de vive la Convention !
BARRAS.
Ce sont des amis !
Scène III
BARRAS, BONAPARTE, JUNOT, CHEFS DE SECTIONNAIRES
TOUS.
Vive la Convention !
JUNOT.
Les patriotes du faubourg Saint-Antoine, au nombre de quinze cents hommes environ, dont voici quelques-uns des chefs, sont en marche pour se réunir aux troupes de la Convention.
BONAPARTE.
Bon augure ! le peuple est pour nous.
Scène IV
BARRAS, BONAPARTE, JUNOT, CHEFS DE SECTIONNAIRES, LES PATRIOTES DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE
TOUS.
Vive la Convention ! à bas les royalistes ! à bas l’étranger !
BONAPARTE, à Barras.
Vous le voyez, ces mots de royalistes et d’étrangers marchent toujours ensemble.
TOUS.
Des armes ! des armes !
BONAPARTE.
Citoyens, on va vous en distribuer ; des braves tels que vous sauront les rendre redoutables aux ennemis de la patrie.
Scène V
BARRAS, BONAPARTE, JUNOT, CHEFS DE SECTIONNAIRES, LES PATRIOTES, DRAGONS qui se replient
BONAPARTE.
L’ennemi s’avance sans doute ?
L’OFFICIER DE DRAGONS.
Oui, général, des rassemblements nombreux se dirigent vers nous.
BONAPARTE.
Nous allons battre en retraite, mais on nous verra bientôt marcher en avant... Citoyens et soldats, c’est aujourd’hui que nous sauverons la patrie.
TOUS.
Des armes ! des armes !
Les patriotes se retirent, ils sont bientôt suivis des sectionnaires qui éclairent leur mouvement.
Scène VI
LE COMTE DE MAULEVRIER, LE VICOMTE DE CASTELLANE, SAINT-JULIEN, SECTIONNAIRES
SAINT-JULIEN.
Il paraît que les sections se maintiennent toujours dans les sentiments que nous désirons.
LE COMTE.
Encore quelques heures et la république française, une et indivisible, ne sera plus qu’une excellente monarchie avec un roi par la grâce de Dieu.
LE VICOMTE.
Ces bons Parisiens sont les gens les plus commodes du monde à attraper ; nous avons crié plus haut qu’eux : vive la liberté ! et les voilà qui crient plus haut que nous : à bas la Convention. Ce n’est pas pour le leur reprocher, mais nous leur avons fait de belles promesses.
SAINT-JULIEN.
Le peuple ressemble aux enfants, il faut toujours tout lui promettre.
LE COMTE.
Quitte à ne rien tenir.
SAINT-JULIEN.
C’est parbleu bien comme je l’entends. Ah ça ! nos hommes du lendemain sont-ils prêts à agir ?
LE VICOMTE.
Aussitôt les conventionnels pendus ou fusillés, nous montons à cheval et nous proclamons Louis XVIII.
LE COMTE.
Et le gouvernement provisoire ?
SAINT-JULIEN.
Il est nommé.
LE VICOMTE.
Ah ça ! pas de gens tièdes, pas d’hommes à double face, ii nous faut des royalistes purs.
SAINT-JULIEN.
Messieurs, craignons d’aller trop vite ; il serait possible que les sections, si longtemps abusées, ne nous abandonnassent devant l’armée de la Convention.
LE VICOMTE.
Belle armée ! quatre mille cinq cents hommes réunis en toute hâte à la plaine des Sablons, sans chefs, sans généraux en réputation pour la commander. Vous avez vu hier comme nous avons traité Menou.
LE COMTE.
On dit que Barras vient d’être nommé pour commander les troupes républicaines.
LE VICOMTE.
Grand général, ma foi ! un coquin calqué en petit sur le modèle de Néron, croyant pouvoir en même temps se gorger d’or, de plaisir et de sang.
SAINT-JULIEN.
Je connais l’officier-général qui commande sous ses ordres, c’est un homme à craindre.
LE VICOMTE.
Le petit Bonaparte ! allons donc ! je vous promets de lui donner une bonne leçon.
On entend le rappel ; les tambours paraissent, suivis de gardes nationaux et de sectionnaires.
SAINT-JULIEN, sur les marches de Saint-Roch.
Citoyens ! vos sections vous convoquent ! Accourez défendre vos femmes, vos enfants, vos biens, qui sont tous menacés par une nouvelle terreur. La Convention, cette caverne infâme, veut encore nous décimer à l’aide de nouveaux Robespierre, de nouveaux Couthon, Saint-Just et autres scélérats. Nous avons assez souffert. Réunissons-nous tous autour de l’autorité communale, renversons d’odieux tyrans et mettons promptement en activité cette belle constitution républicaine qui doit sauver la France et nous rendre le repos. Aux armes ! aux sections !
TOUS.
Aux armes ! aux sections !
Ils vont pour sortir.
LE VICOMTE, les arrêtant.
Un moment, citoyens. L’ennemi doit déboucher par ces rues ; embusquons-nous dans ces maisons, prenons position sur les marches de Saint-Roch, et défendons vaillamment les approches de la section. Quels sont les braves qui veulent demeurer avec moi ?
TOUS.
Nous demeurons.
LE VICOMTE, aux conjurés.
Vous, mes amis, ne tardez pas à nous envoyer du renfort.
Saint-Julien et le comte se retirent.
Les troupes de la Convention arrivent et se mettent en bataille dans le Manège ; Saint-Julien reparaît à la tête d’un grand nombre de sectionnaires, qui prennent position sur le théâtre.
Scène VII
BONAPARTE, BARRAS, JUNOT, FONTENAY, etc.
BARRAS.
Nos colonnes d’attaque sont-elles disposées ?
BONAPARTE.
Oui, général.
BARRAS.
Attaquez. Faites faire une dernière sommation.
Le trompette sonne.
LE VICOMTE.
Qui vive ?
JUNOT.
France.
LE VICOMTE.
Et nous aussi, nous sommes pour la France.
JUNOT.
Nous sommes en même temps pour la loi.
À Fontenay.
Citoyen, faites votre devoir.
FONTENAY.
Au nom de la Convention nationale...
LE VICOMTE.
À bas la Convention ! plus de tyrans.
LES SECTIONNAIRES.
À bas la Convention ! plus de tyrans !
JUNOT, à Fontenay.
Donnez-moi votre papier.
Aux sectionnaires.
Au nom de la Convention nationale...
LE VICOMTE.
Non, non, à bas les tyrans !
LES SECTIONNAIRES.
À bas les tyrans ! à bas les tyrans !
JUNOT.
Hommes aveuglés, voulez-vous m’écouter ?
LE VICOMTE.
Non, non ! vive l’officier ! vive l’armée !
LES SECTIONNAIRES.
Vive l’officier ! vive l’armée ! à bas la Convention !
JUNOT.
Je venais annoncer le pardon à ceux qui mettraient bas les armes à l’instant même, maintenant je vous déclare que vous serez tous traités comme des rebelles.
Les sectionnaires font feu sur Junot.
BONAPARTE.
Grenadiers, en avant !
Attaque et prise de Saint-Roch.
ACTE I
Premier Tableau
L’armée française à Milan
Le théâtre représente une partie de la ville de Milan ; un aqueduc au fond ; un palais et des monuments à droite et à gauche.
Scène première
DES HABITANTS de diverses classes traversent et stationnent sur la place publique, PETRUCCIO, portefaix, et AUTRES HOMMES DU PEUPLE, sont assis sur les marches de l’aqueduc
PETRUCCIO.
Eh ! bien, signori, que dit-on de nouveau à Milan ?
PREMIER HABITANT.
Des bruits sourds se répandent par la ville ; cependant, on affirme tout bas que l’avant-garde française est entrée hier à Crémone.
DEUXIÈME HABITANT.
Et les Autrichiens, que font-ils ?
PREMIER HABITANT.
Craignant un mouvement populaire, ils mettent le château en état de défense, et y laissent pour garnison l’élite de leurs troupes ; le reste a pris les armes ce matin au point du jour, et occupe les diverses places de la ville.
PETRUCCIO.
Si vous ne savez que ça de nouvelles... Mais voici Margarita : c’est le meilleur trompette de la ville, surtout depuis que son mari a été mis à l’ombre par les Autrichiens.
Scène II
LES MÊMES, MARGARITA, FEMMES DU PEUPLE
MARGARITA.
Et que faites-vous là, vous autres ?
PETRUCCIO.
Tu le vois bien : nous nous reposons.
MARGARITA.
En effet, vous avez entrepris de grands travaux ! Pendant que vous dormez au soleil, nos meilleurs citoyens sont incarcérés, jugés et condamnés... L’inquisition autrichienne pèse sur nous à côté de celle de Rome : il faut secouer toutes ces chaînes ; la France nous en donne l’exemple, et plusieurs de nos compatriotes les plus distingués n’attendent qu’un signal pour se mettre à la tête du mouvement. Debout ! mes amis, debout ! l’heure de la liberté vient de sonner pour l’Italie !
PETRUCCIO.
Bah ! bah ! personne ne bouge ; et d’ailleurs, les riches et les puissants trouvent que la liberté est un mets trop recherché pour le peuple.
MARGARITA.
Ont-ils donc le palais plus délicat que nous ! Je vous l’annonce, mes amis, le banquet est servi, ayez le courage de vous lever et d’y prendre place : qui donc osera vous défendre de vous y asseoir ?
PETRUCCIO.
Ah ! s’il y avait parmi le peuple deux cents bons garçons comme moi...
UN HABITANT.
Vous êtes fou, Petruccio.
PETRUCCIO.
On me l’a déjà dit plusieurs fois.
UN HABITANT.
Restons tranquilles, mes amis ; les guerres des grands ne doivent être pour nous qu’un spectacle.
PETRUCCIO.
J’aimerais assez à y jouer un rôle.
MARGARITA.
Si tu te conduis comme un lâche, bien certainement tu joueras celui de pendu.
PETRUCCIO.
Patience ! le chanvre qui doit me serrer le cou n’est pas encore filé... Comme elle y va, la commère !
MARGARITA.
Et vous autres, ne ferez-vous rien pour la patrie ? attendez-vous que le sort des armes, après vous avoir faits sujets de l’Autriche, vous rendent esclaves de la France ?
PETRUCCIO.
La république française ne fait point d’esclaves ; elle est l’alliée des peuples et l’ennemie des rois.
MARGARITA.
Montrez-vous donc dignes d’une si noble alliée ! déclarez-vous, et que l’Italie ait au moins la gloire d’entendre proclamer par des voix italiennes la liberté de la patrie... Allons ! Petruccio, allons, mon brave ! toi, que toujours on a vu le premier courir sur les sbires et sur les commis de la douane, n’auras-tu du courage que pour frauder les droits ou soutenir des tapageurs ? J’ai vu des temps où ta voix soulevait le peuple comme un ouragan ! N’es-tu plus le même ? As-tu peur aujourd’hui ?
PETRUCCIO, se levant brusquement.
Peur ! Cette diable de femme me déchire avec son mépris ; ses railleries sont comme un fer ardent qui me brûle... Petruccio, avoir peur ! et peur d’un Autrichien !
PREMIER HABITANT.
De la prudence, signori ; rentrons chacun chez nous : voici les Autrichiens qui montent dans la ville.
PETRUCCIO.
La place publique est mon chez moi, c’est celui du peuple qui n’a guère que cet asile. Je reste ici.
TOUS.
Nous restons tous.
PETRUCCIO.
Au diable les Autrichiens ! Eh bien, Margarita, ai-je peur ?
MARGARITA.
Tu es un brave ; je te reconnais.
Scène III
LES MÊMES, UN GÉNÉRAL AUTRICHIEN, LE PRIEUR, TROUPES, etc.
LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.
Ainsi donc, monsieur le prieur, Sa Majesté impériale peut compter sur vous ?
LE PRIEUR.
Nos intérêts, notre penchant et les ordres de Rome répondent de notre inviolable fidélité.
LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.
Cependant, je dois vous prévenir qu’il faut que j’évacue Milan à l’instant même, pour renforcer l’armée impériale.
LE PRIEUR.
C’est un malheur, sans doute, mais il nous permettra de vous montrer notre puissance. Nous allons servir votre maître, monsieur le général ; n’oubliez pas que si Milan, Pavie et les fiefs impériaux se révoltent et font une puissante diversion en votre faveur, nous sommes en droit d’espérer que Sa Majesté ne négligera pas nos intérêts.
LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.
Mon père, vous serez cardinal à la nomination de l’Autriche, et toutes nos promesses seront remplies.
PETRUCCIO.
Marché fait ; voilà un coquin qui en achète un autre,... Paierons-nous ? Si vous m’en croyez, nous ne nous montrerons pas si dupes.
Les trompes autrichiennes défilent et s’éloignent au milieu des murmures du peuple.
Scène IV
LES MÊMES, LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN excepté
LE PRIEUR.
Mes frères, que signifie cette conduite ? vous accueillez par des risées les alliés du Saint-Siège et les soldats de votre souverain ! N’êtes-vous plus bons catholiques ? notre Saint-Père a-t-il cessé de mériter votre respect et votre dévouement ?...
PETRUCCIO.
Le pape est maître à Rome et n’est rien ici ; notre sort dépend de nous seuls, et si nous voulions, malgré le Saint-Père et l’Autriche...
LE PRIEUR.
Insolent ! Oses-tu bien parler ainsi devant moi ?
PETRUCCIO.
Qu’êtes-vous donc pour que je me gêne ? un homme couvert d’une robe blanche, et rien de plus ?
LE PRIEUR.
Infâme ! je t’excommunie.
PETRUCCIO.
Paroles en l’air !
LE PRIEUR.
Je t’interdis les sacrements, la terre chrétienne.
PETRUCCIO.
Et moi je t’interdis le rire, le plaisir et la liberté : qui perd ou gagne, dis-le-moi ?
Le bourdon se fait entendre.
LE PRIEUR.
Malheureux ! savez-vous que ce signal peut être celui de votre mort. À l’heure où je vous parle, Uberto Pascali, que vous connaissez tous, le plus habile médecin de la Lombardie, une de vos idoles populaires, est conduit au supplice des traitres, et il vient mourir ici sur cette place au milieu de vous tous, qui, à l’instant même, avez osé invoquer l’étranger.
Silence général.
Scène V
Le cortège d’UBERTO, entouré de MOINES et de SOLDATS
LE CHEF DES SBIRES.
Uberto Pascali, vous êtes condamné à mort pour avoir pris parti pour la France.
LE PRIEUR.
Par grâce spéciale, l’église admet le condamné aux derniers sacrements.
Il fait signe de le conduire à l’église.
MARGARITA, à Petruccio.
Laisseras-tu périr ce brave homme ?
PETRUCCIO.
Uberto Pascali est innocent.
LE SBIRE.
Qui ose ici défendre le condamné ?
PETRUCCIO.
Moi ; nous tous !
TOUS.
Oui, nous tous.
PETRUCCIO.
Camarades, il n’est pas question maintenant de Français ni d’Autrichiens, mais d’un compatriote, d’un honnête homme, d’un père de famille, qui va mourir pour quelques paroles en l’air.
LE SBIRE.
Si tu ajoutes un mot, je te fais conduire en prison.
PETRUCCIO.
Oui-dà ; et si je refuse de m’y rendre ?
LE SBIRE.
Châtié sur l’heure.
PETRUCCIO.
Tu le seras avant moi... Enfants ! sus aux sbires.
Le peuple se jette sur les sbires et délivre le prisonnier.
Scène VI
LES MÊMES, JUNOT, DRAGONS, MELZI, et LA DÉPUTATION ITALIENNE
JUNOT.
Que vois-je là ? des stylets et des poignards ! Milanais, que tout rentre dans l’ordre ; sachez que l’armée française étant maîtresse de Milan, la clémence et la générosité doivent y régner avec elle.
MARGARITA.
Colonel, ce brave homme et les siens viennent de sauver du supplice le docteur Uberto, un ami de la France, un patriote.
JUNOT.
Voilà un brave garçon... Mon ami, reconduisez hors de Milan, sans insulte, mais sans retard, tous ces moines fainéants et leurs partisans fanatiques.
PETRUCCIO.
Allons ! mes excellents pères, il faut vous mettre en devoir de courir comme des lièvres, car la colère du peuple italien, lorsqu’elle s’allume sur le midi, ne se calme souvent que le soir avec la brise des montagnes, et après avoir fait répandre bien des pleurs et du sang.
LE PRIEUR.
J’en appelle au pape.
PETRUCCIO.
Appelles-en au diable ! ton vrai patron. Marche !
LE PRIEUR.
Ce terrain est sacré.
PETRUCCIO.
Il n’y a rien de sacré que la volonté du peuple. Allons ! marche, te dis-je ! et vivent l’Italie et la liberté !
Les moines sont emmenés.
Scène VII
LES MÊMES, LES MOINES exceptés
JUNOT.
Que les députations du peuple se rassemblent. Vous, signor Melzi, présidez-les ; rédigez vos demandes au général en chef et tenez-vous prêt à lui faire connaître les vœux de vos compatriotes.
MELZI.
Je convoquerai les notables habitants aussitôt qu’à la tête du clergé, j’aurai présenté au général Bonaparte les clefs de la ville de Milan.
Entrée de l’armée française sur l’aqueduc, joie du peuple : le clergé sort de l’église ; Melzi présente les clefs à Bonaparte.
Scène VIII
LES MÊMES, BONAPARTE, ÉTAT-MAJOR, SOLDATS
MELZI.
Général, vous venez de délivrer la Lombardie du joug de ses oppresseurs, nous garderons éternellement la mémoire d’un aussi grand bienfait ; nous n’avons pas attendu vos dernières victoires pour faire parvenir nos vœux jusqu’à vous, ils vous étaient déjà connus.
BONAPARTE.
L’Autriche vous avait imposé le joug de l’esclavage, la France vient vous délivrer. Italiens ! lorsqu’à la tête de la brave armée française, j’ai franchi les monts qui nous séparaient, nous n’avons tous poussé qu’un cri : Italie ! Italie ! Que ce cri prophétique soit répété par vous. S’il existe encore dans vos veines quelques gouttes de ce vieux sang romain, que les destinées de la patrie vous rallient tous ; levez-vous, mais sous un seul drapeau ; combattez s’il le faut, mais pour une seule cause, pour l’indépendance nationale, et pour reconquérir avec elle l’oubli du passé, l’admiration de vos contemporains et l’estime de la postérité.
MELZI.
Voici les votes des notables habitants ; à leurs protestations écrites se joignent les acclamations du peuple ; tous vous demandent pour la patrie indépendance et liberté.
BONAPARTE.
Habitants de la Lombardie, citoyens de la nouvelle république cisalpine, au nom de la nation française, je vous déclare libres et peuple constitué.
LE PEUPLE.
Vive la France !
LES TROUPES.
Vive l’Italie !
Deuxième Tableau
Bonaparte incorruptible
Le théâtre représente une salle gothique d’un château-fort.
Scène première
Le payeur général BUGNET, à son bureau, JUNOT, EUGÈNE BEAUHARNAIS, COMMIS
JUNOT, entrant.
Bonjour, mon cher payeur général... Mais que vois-je ? bon Dieu ! que de richesses ! des diamants ! de l’or ! des tableaux précieux.
EUGÈNE.
Nos curieux de Paris seraient bien étonnés s’ils nous voyaient aussi riches.
BUGNET.
Le général Bonaparte fait la guerre à la manière des Romains : non seulement son armée vit dans l’abondance, mais elle enrichit encore la patrie. Voilà un bel exemple à suivre pour nos généraux.
JUNOT.
Il y en a peu qui le suivront.
BUGNET.
Tant pis pour eux, car à côté des belles pages de leurs campagnes il y aura de honteuses marges. Victoires et dilapidation, tout se sait, tout se dit, et la postérité n’est que l’écho des contemporains. Ah ça ! qui vous amène, jeunes gens ? Je parie que Junot vient me demander quelques avances ; il s’adresse mal pour que je le refuse.
JUNOT, riant.
Eh bien ! vous vous trompez, le général nous envoie ici pour recevoir les ambassadeurs étrangers.
BUGNET.
Ici ! au milieu de leurs dépouilles ? il veut donc les punir deux fois ?
Aux commis.
Dépêchez-vous, mettez toutes ces caisses en ordre. Les bordereaux sont-ils prêts ? donnez, que je les vérifie et que je les signe... Vous permettez...
JUNOT.
Comment donc !
À Eugène.
Ah ça ! que dis-tu de l’idée de ton père, qui métamorphose des aides de camp en diplomates ?
EUGÈNE.
C’est qu’il n’a pas de grands secrets à cacher.
JUNOT.
Dis plutôt qu’il a peut-être de bonnes vérités à faire connaître. Si ces vieux fous m’interrogent, je ne pèserai guère mes paroles... gare la bombe !
Scène II
LES MÊMES, LE COMMANDEUR D’EST, L’ENVOYÉ DE VENISE
LE COMMANDEUR.
Monsieur le colonel Junot, enchanté de vous rencontrer.
À Eugène.
Mille pardons, je ne vous voyais pas ; j’espère que monsieur le vicomte Beauharnais me pardonnera ma distraction.
EUGÈNE.
Monsieur le commandeur d’Est, la république française est une mère qui traite tous ses enfants avec égalité, je suis le citoyen Beauharnais.
L’ENVOYÉ.
Moi aussi, je suis républicain... à ma manière, à la vérité... D’honneur, je ne vous croyais pas si purs ; on nous avait parlé d’une si singulière façon de plusieurs de vos généraux, de votre Directoire lui-même... Recevez, je vous prie, mes regrets, mes félicitations.
LE COMMANDEUR.
Mes excuses, mon admiration !
L’ENVOYÉ.
Nous pouvons compter sur quelques égards, car ni Venise, ni le duc de Modène, n’ont point armé contre les Français.
JUNOT.
Aussi conserverez-vous vos états.
L’ENVOYÉ.
Oh ! Venise ne craint rien.
LE COMMANDEUR.
Mais mon frère, le duc de Modène, craint tout ; je ne me fais pas illusion sur notre faiblesse : aussi que demandé-je ? la neutralité. Je ne vous cache point, messieurs, que j’ai le plus grand intérêt à voir Son Excellence le marquis de Bonaparte... car on m’a bien assuré qu’il était marquis avant la révolution...
JUNOT, à Eugène.
S’il croit le séduire avec ces qualités-là !
LE COMMANDEUR.
Je disais donc que j’avais le plus grand intérêt à voir Son Excellence avant ce fourbe de cardinal Busca... cet homme-là sacrifierait l’Italie sans scrupule.
L’ENVOYÉ.
Mais non sans indulgence.
JUNOT.
Pas mal, pour un Italien.
L’ENVOYÉ, fièrement.
Colonel ! Venise a toujours été indépendante du Vatican, et dans le temps où la France elle-même frémissait devant la tiare, le lion de Saint-Marc bravait Rome et ses foudres.
EUGÈNE.
Vous asservissiez alors une partie de l’Italie, aujourd’hui nous l’appelons tout entière à la liberté et à l’indépendance.
L’ENVOYÉ.
Venise est prête à vous seconder, et nous osons espérer que vous ne refuserez pas votre concours à cette noble tâche. Permettez-nous de voir votre général avant les envoyés des cours étrangères.
EUGÈNE.
Ma foi, je n’y vois pas d’obstacles... et toi, Junot ?
JUNOT.
Ni moi non plus ; au reste, je suis enchanté de trouver l’occasion de faire une campagne diplomatique contre le cardinal Busca et les plénipotentiaires de Naples et de Sardaigne... Le général va se rendre ici, profitez des dix minutes pendant lesquelles nous allons retenir le cardinal et ses alliés.
Junot et Eugène se retirent.
Scène III
LE COMMANDEUR, L’ENVOYÉ DE VENISE
LE COMMANDEUR.
Dix minutes, c’est bien peu.
L’ENVOYÉ.
C’est assez, ou c’est trop. Allons, monsieur le commandeur, du courage et de la présence d’esprit ; songez que vous jouez les destinées de la maison d’Est.
LE COMMANDEUR.
En cas de non-succès, mon frère peut-il espérer trouver un asile sûr à Venise ?
L’ENVOYÉ.
Sans doute !
À part.
Pourvu qu’il apporte avec lui ses trésors.
BUGNET.
Voici le général en chef.
Scène IV
LES MÊMES, BONAPARTE
BONAPARTE.
Vous ici, messieurs ! déjà ! mais vous avez devancé vos collègues, vous êtes sans doute les troupes légères de la coalition ?
L’ENVOYÉ.
Nous sommes, et nous voulons rester les alliés de la république.
LE COMMANDEUR.
Et les amis sincères et dévoués de monsieur le général en chef.
BONAPARTE.
Amis dévoués et sincères ! tous ceux de la France sont les miens. Au reste, messieurs, la force et la victoire donnent toujours des partisans.
L’ENVOYÉ.
Nous ne voulons pas attendre que la défaite probable d’Alvinzi vous donne sur nous les droits vulgaires de la fortune, et nous ne craignons pas, général, de vous déclarer pour vous pendant que vous avez en tête un ennemi puissant et implacable.
BONAPARTE.
Je vous remercie, messieurs ; quelles troupes joignez-vous au nôtres ?
LE COMMANDEUR.
Mon frère le duc de Modène n’a point de soldats, mais il possède des trésors.
BONAPARTE.
À la bonne heure, et Son Altesse nous offre ?...
LE COMMANDEUR.
Quatre millions
Avec intention.
en or !
BONAPARTE.
C’est fort bien, et la sérénissime république ? car je n’en doute pas, elle a aussi des offres à nous faire.
L’ENVOYÉ.
Le sénat vous supplie d’accepter sept millions.
BONAPARTE.
Quoi ! toujours de l’or ! mais des soldats ?
L’ENVOYÉ.
Des soldats ! Venise n’en pourrait guère offrir qu’à la république française, et à quoi lui serviraient-ils ! Des alliés peu aguerris lui nuiraient peut-être, et d’ailleurs n’a-t-elle pas pour elle le génie du plus grand général, et la bravoure de la première armée du monde ? Venise préfère se conduire en amie discrète et véritable du général Bonaparte : les sept millions du sénat ne sont offerts qu’à lui.
LE COMMANDEUR.
Les quatre millions du duc de Modène n’ont pas une autre destination.
BONAPARTE.
Eh bien ! Bugnet, que dites-vous de cela ?
BUGNET.
Je dis, général, que sept et quatre font onze.
BONAPARTE.
Voilà bien la réponse d’un faiseur de chiffres et d’un sournois.
L’ENVOYÉ, bas au commandeur.
Il est à nous !
LE COMMANDEUR, de même.
Vous croyez.
Scène V
LES MÊMES, JUNOT
JUNOT.
Son Éminence le cardinal Busca attend les ordres du général en chef.
BONAPARTE.
Mes ordres ! je n’en ai point à donner à un prince de l’église ; qu’il entre sans tarder, ou j’irai au devant de lui.
Scène VI
LES MÊMES, LE CARDINAL BUSCA, LE PRINCE DE BELMONTE, L’ENVOYÉ DE SARDAIGNE, etc.
BONAPARTE.
Je dois des excuses à Votre Éminence... Messieurs, je suis tout prêt à vous entendre ; mais pardon, avant de m’occuper de vos affaires, je vous demanderai la permission de m’inquiéter des miennes... Messieurs, vous n’êtes pas de trop... Dites-moi un peu, Bugnet, dans quel état se trouve ma fortune ?
BUGNET.
Général, la caisse de l’armée vous doit un peu plus de 100 000 francs.
BONAPARTE.
Et toi, Junot, fais-moi part de la situation de ma caisse particulière.
JUNOT.
Il ne vous reste guère que 25 000 francs ; le surplus de l’argent que vous m’avez confié a été employé, selon vos ordres, à donner quelques secours à des officiers blessés ou démontés.
BONAPARTE.
Ainsi donc, je suis à la tête de 125 000 francs. Messieurs, c’est toute ma fortune : en supposant que le Directoire me laisse encore un an ou deux à la tête de l’armée française, je quitterai l’Italie conquise et pacifiée avec environ 12 ou 15 000 livres de rentes.
BUGNET.
Vous serez le plus pauvre général de la république.
BONAPARTE.
Et vous, monsieur l’intéressé, qui avez eu tant de millions en maniement, que possédez-vous ?
BUGNET.
Ma place, mon général, et mon honneur.
BONAPARTE.
C’est la gloire d’un comptable... c’est assez pour vous ; mais je dois me montrer pour mes amis plus exigeant qu’ils ne se montrent eux-mêmes. Junot, vous verrez demain les fournisseurs de l’armée, et vous leur signifierez de ma part qu’il faut qu’ils s’arrangent entre eux pour faire au payeur général une gratification de 100 000 francs.
BUGNET.
Mais, général, je ne puis.
BONAPARTE.
Ici, chacun doit m’obéir.
Aux envoyés.
Messieurs, parlons de vos affaires maintenant, et parlons-en aussi librement que nous avons parlé des nôtres. Monsieur l’envoyé de Venise, votre république m’offre sept millions ; il m’est impossible de les accepter, car il faudrait pour cela respecter le territoire de vos états de terre-ferme, ce que je ne puis ni ne veux promettre ; à moins que l’Autriche ne prenne le même engagement. Cependant, pour prix de vos offres généreuses, je veux vous donner un conseil dont vous ferez bien de profiter. Le lion de Saint-Marc se fait vieux ; il n’a plus ni dents pour se défendre, ni griffes pour attaquer ; n’essayez donc pas de lui faire pousser d’inutiles rugissements ; qu’il continue à dormir, mais qu’il dorme pour tous... vous m’entendez.
Monsieur le commandeur d’Est, la république accepte les quatre millions que lui offre le duc de Modène, vous y joindrez quelques tableaux de vos grands maîtres. Paris doit être la capitale des arts et de la gloire.
Monsieur l’envoyé de Sardaigne, je n’ai rien à vous dire, votre maître a laissé passer l’heure de la clémence.
Monsieur le prince Belmonte, si demain au coucher du soleil la division de cavalerie napolitaine n’a point quitté l’armée autrichienne, vous pouvez annoncer à votre roi qu’avant deux mois la maison de Bourbon aura cessé de régner sur Naples.
Quant à vous et à votre cour, monsieur le cardinal Busca... je devrais vous rendre tous responsables du sang que vous m’avez forcé à répandre. Croyez-vous que les millions, les diamants et les tableaux précieux que je vous ai arrachés suffisent à l’expiation d’aussi grands crimes ? Non, Éminence, il faut que le pape, qui a abusé de sa puissance temporelle, voie une partie de cette puissance lui échapper. La ville et le territoire d’Avignon appartiendront désormais à la France. Les légations de Bologne, de Ferrare et de la Romagne accroîtront le territoire de la république transpadane ; vous rétablirez à Rome l’école française des arts.
LE CARDINAL.
Rome obéira, général, mais, de grâce, n’exigez pas davantage.
BONAPARTE.
Trouvez-vous que ce soit trop !... Eh bien ! je veux accorder en même temps que je retire ; vous pouvez personnellement, monsieur le cardinal, obtenir une récompense à laquelle vous devez attacher un grand prix... je puis disposer pour vous d’une couronne.
LE CARDINAL.
Une couronne ! et laquelle ?
BONAPARTE.
Celle de martyr... tremblez de la mériter.
Bonaparte se retire, le cardinal et les envoyés demeurent consternés.
Troisième Tableau
Passage du Pont d’Arcole
Le théâtre représente les bords de l’Adige et le pont d’Arcole, des marais et une chaussée.
Scène première
L’OFFICIER HONGROIS est assis au milieu de SOLDATS FRANÇAIS
MISCOT.
Voilà un triste temps pour l’Italie, de la pluie et toujours de la pluie. Par bonheur que nous avons une suspension d’armes de vingt-quatre heures. Allons, allons, il fera beau temps demain au point du jour, et le soleil luira pour les braves... n’est-ce pas, mon officier ?...
L’OFFICIER HONGROIS.
Qu’il se lève radieux ou non, peu m’importe, je n’en serai pas moins prisonnier.
LE TAMBOUR.
Consolez-vous, les armes sont journalières : vaincus hier, vous pouvez être victorieux demain.
L’OFFICIER HONGROIS.
C’est ce diable de demain qui n’arrive jamais. Beaulieu nous l’a promis dix fois ; j’espérais quelque chose du vieux Wurmser, mais bath ! et voilà maintenant Alvinzi qui nous tient le même langage, je n’y crois plus.
LE TAMBOUR.
Encore une bataille comme la dernière, et je ne sais pas, ma foi ! si nous ne serons pas plus embarrassés que vous.
L’OFFICIER HONGROIS.
On dit que nos troupes se sont bien montrées à Caldiéro.
Bonaparte s’avance incognito vers le bivouac, en examinant la position de l’ennemi.
MISCOT.
Pas mal, pas mal ! Vos Hongrois ont surtout bien défendu les bonnes redoutes qui les couvraient. Cette journée nous a coûté cher.
L’OFFICIER HONGROIS.
Vous croyez donc que cela pourra bien tourner pour nous ?
MISCOT.
Hum !... Ah ça ! dites donc, vous autres, est-ce que nous n’allons pas assembler notre petit conseil et juger nos généraux ?
L’OFFICIER HONGROIS.
Juger vos généraux !
BONAPARTE, s’avançant.
Écoutons ; je ne serais pas fâché de connaître leur opinion.
MISCOT.
Oui, c’est notre habitude après chaque affaire, nous donnons et ôtons les grades ; Bonaparte lui-même a passé devant nous. Caporal à Lodi, nous l’avons fait sergent à Castiglione.
L’OFFICIER HONGROIS.
Voilà qui est curieux, sur mon honneur ? si nos soldats en agissaient ainsi dans l’armée autrichienne !
MISCOT.
Vous ne seriez pas aussi souvent frottés, n’est-ce pas ?
LE TAMBOUR.
Il me semble que nous ne sommes guère en train aujourd’hui.
MISCOT.
Pourquoi donc ? le combat de Caldiéro n’est qu’une partie nulle, nous avons eu la première manche à la bataille de la Brenta...
LE TAMBOUR.
Pauvre manche ! Si la seconde ne vaut pas mieux, nous aurons un habit diablement déguenillé.
MISCOT.
Je conviens que l’uniforme n’est pas brillant, mais patience ! comme disent les Italiens... Voyons, appelle les noms.
LE TAMBOUR.
Masséna !
MISCOT.
Celui-là s’est bien montré, comme d’habitude.
LE TAMBOUR.
Vaubois !
MISCOT.
Il a perdu du monde, mais ce n’est pas sa faute. On dit cependant que Bonaparte a grondé sa division, qui a demandé, pour toute réponse, à marcher à l’avant-garde.
LE TAMBOUR.
Il gronde souvent, le petit caporal, et si on le grondait, lui !
MISCOT.
Hé ! hé ! il l’a peut-être un peu mérité hier.
BONAPARTE, s’avançant encore.
Vraiment ! Je suis curieux de savoir...
MISCOT.
Le petit caporal ! je suis pincé !
LE TAMBOUR.
Voulez-vous vous asseoir, mon officier ?
BONAPARTE.
Volontiers.
Il prend place au bivouac.
Voilà une froide nuit. Eh bien ! camarades, que disions-nous ?
LE TAMBOUR.
Nous disions, mon officier, que le petit caporal a fait hier des brioches.
BONAPARTE.
Oui-dà ! et qui disait cela !
LE TAMBOUR.
Le vieux Miscot, et il doit s’y connaître, il a fait toutes les campagnes de la révolution.
MISCOT, à part.
Ces diables de conscrits commettent toujours des inconséquences ; en voilà un qui est assez en retard pour ne pas avoir reconnu le général en chef.
BONAPARTE.
Ah ! c’est donc toi, vieux grognard, qui trouves que Bonaparte...
MISCOT, embarrassé.
Oui, je l’ait dit.
BONAPARTE.
Et comment pourrais-tu prouver ?...
MISCOT.
Écoutez donc, la pluie avait tellement détrempé les terres, que notre artillerie n’a pu servir... Ensuite de ça, l’ennemi était retranché, nous n’étions pas en nombre, et de plus fatigués par des marches forcées... Mon avis est qu’il fallait attendre du renfort ou le beau temps.
LE TAMBOUR.
Des renforts ou du beau temps ! je suis aussi de cet avis. Ah ça ! conserverons-nous à Bonaparte ses galons de sergent ?
MISCOT, à Bonaparte.
À vous la parole, mon officier.
BONAPARTE.
Hum !... toutes réflexions faites, je lui laisserais ses galons, mais à condition qu’il les gagne deux fois demain.
MISCOT.
Bien jugé !
TOUS LES SOLDATS.
Oui, oui, bien jugé.
LE TAMBOUR.
Oh ! oh ! bien jugé ! comme vous êtes indulgents... Je ne connais pas comme vous Bonaparte, puisque j’arrive à peine du dépôt de Nice, mais il me semble que le gaillard fait plus de bruit que de besogne... Savez-vous que cette maudite affaire d’aujourd’hui...
BONAPARTE.
Vous pensez tous que cela va mal, n’est-il pas vrai ? Je suis assez de votre avis ; et vous, monsieur l’officier hongrois, que dites-vous de tout cela ?
L’OFFICIER HONGROIS.
Que diable voulez-vous que je dise ? on ne sait jamais que penser avec votre Bonaparte, nous n’y comprenons plus rien.
MISCOT, aux soldats.
C’est fameux ! c’est à lui qu’il parle.
L’OFFICIER HONGROIS.
Il est tantôt devant nous, tantôt sur notre queue, tantôt sur nos flancs, on ne sait jamais comment il faut se placer. Sa manière de faire la guerre est insupportable ; elle viole tous les usages, toutes les règles, et, au moment où l’on croit le tenir, c’est lui qui vous tient.
BONAPARTE, se levant.
Soldats ! vous l’entendez ; l’ennemi lui-même, au milieu de ses succès, est frappé de vertiges ; il nous craint, profitons de son trouble, attaquons-le ; plus nombreux que nous, abandonnons-lui la plaine ; portons le champ de bataille sur des chaussées où le nombre ne pourra rien contre le courage. Rappelez-vous vos victoires passées, elles sont un heureux présage pour l’avenir.
TOUS.
En avant ! Vive le petit caporal !
BONAPARTE.
Je retrouve toujours mes soldats.
Les tambours battent la diane, les troupes prennent les armes.
Scène II
LES MÊMES, EUGÈNE BEAUHARNAIS
EUGÈNE.
Les divisions Masséna et Augereau sont en marche, et avant une heure elles s’établiront sur la chaussée qui traverse les marais. Le camp de Vérone a pris les armes et se dirige sur Arcole.
BONAPARTE.
Fort bien ; Eugène, tu vas te mettre à la tête de la colonne d’avant-garde.
Entrée des généraux ; bataille d’Arcole. Après plusieurs charges, les Français sont repoussés. Bonaparte arrive.
BONAPARTE.
Le salut de l’armée est derrière ce pont, il faut l’emporter de vive force ou renoncer à la victoire. Soldats, vous allez combattre à Arcole, souvenez-vous de Lodi !
Il saisit un drapeau et s’élance sur le pont.
TOUS.
En avant !
ACTE II
Premier Tableau
Les Pestiférés de Jaffa
Le théâtre représente l’intérieur d’une mosquée turque servant de quartier-général et d’ambulance.
Scène première
LES PRÉCÉDENTS, BONAPARTE, SUITE
BONAPARTE.
Eh bien, Eugène ! la reconnaissance que tu viens de faire à la tête des guides a-t-elle réalisé mes espérances ?
EUGÈNE.
Nous n’avons rencontré que quelques Arabes, des Maugrebins et deux Tartares qui allaient porter l’ordre au gouverneur turc du fort El-Aritche de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.
BONAPARTE.
Djezzard lui aura promis des secours, c’est sans doute pour cela qu’il harcelle d’aussi près notre arrière-garde. Junot, il faudra le dégoûter de cette poursuite.
JUNOT.
Ce ne sera pas ma faute si nous nous séparons sans nous être donné quelques bonnes tapes d’amitié.
BONAPARTE.
Sois prudent ! Quant aux Maugrebins, Kléber les contient sur ma droite avec sa division : je ne crains donc rien, non ; car, avec des soldats tels que ceux qui m’ont suivi, j’irais à la Mecque et à Jérusalem si cela entrait dans mes plans... Junot, cours prévenir le chirurgien en chef Larrey... Ah ! le voici.
Scène II
LES MÊMES, LARREY
BONAPARTE.
Docteur, j’ai voulu vous voir, parce que vous êtes un homme de tête et de bon conseil. Vous connaissez la position de l’armée, l’ennemi nous suit comme une proie que les fatigues, les maladies et le désert doivent lui livrer. De notre prompt retour au Caire dépend donc notre salut ; mais comment franchir l’espace qui nous sépare ? Parmi nos soldats, beaucoup sont malades, un plus grand nombre craint l’épidémie, tous sont découragés. Dans cette position cruelle, plusieurs de nos généraux et des principaux employés de l’armée sont venus me trouver ; ils m’ont donné le conseil, les uns d’abandonner nos malades ; les autres de hâter la fin de leurs souffrances avec le secours de l’opium : que pensez-vous que je doive faire ?
LARREY.
Général, je ne jouerai point avec vous le sentiment ni la philanthropie, mais je vous dirai tout simplement que je pense absolument sur cet article comme Desgenettes, qui vous a déjà répondu qu’il était médecin pour guérir et non pour tuer.
BONAPARTE.
Mon cher Larrey, je vous avais toujours regardé comme un homme de talent, vous êtes maintenant à mes yeux le premier chirurgien et le plus honnête homme du monde. Non, nous n’abandonnerons pas ceux de nos malades qui pourront être transportés sans danger de mort. Que dites-vous d’eux ?
LARREY.
Quelques-uns sont en péril, mais tous craignent...
BONAPARTE.
Oui, ils se croient frappés sans ressource, l’armée partage leur terreur panique, c’est pour la détruire en partie que j’ai ordonné d’établir ici mon quartier-général ; je veux faire plus, je veux voir les pestiférés, je respirerai le même air qu’eux, je toucherai leurs plaies, non pour les guérir comme les anciens rois de France (mon cher, ce soin vous regarde), mais pour convaincre tout le monde du danger des préventions.
JUNOT.
Quoi ! mon général, vous voulez...
EUGÈNE.
Ce serait une témérité, et elle pourrait nous coûter cher à tous. Au nom de l’armée, général, au nom de votre famille, de ma mère...
BONAPARTE.
Mon fils, ne plaçons pas nos affections au travers de nos devoirs ; il faut aujourd’hui que nous soyons hommes et soldats, demain nous serons époux et pères.
EUGÈNE.
N’oubliez pas qu’une imprudence enleva Alexandre à la gloire et à la puissance à trente-trois ans.
BONAPARTE.
Oui, mon jeune philosophe, mais Alexandre avait rempli sa carrière, la mienne commence ; le monde était plein de lui, il ouvre à peine les yeux sur moi. Je ne terminerai point ici mes destinées, je sens en moi un avenir immense ; je dois vivre pour la gloire de mon pays, et, j’ose le dire, pour la postérité. Rassurez-vous donc, mes amis, je ne mourrai point sur la terre d’Égypte... Docteur, faites transporter ici tous nos malades... Junot, que l’armée se tienne prête à marcher... Eugène, que les portes soient ouvertes, afin que les soldats qui le désirent puissent pénétrer ici.
Scène III
LES MÊMES, CHIRURGIENS, conduisant les malades
BONAPARTE.
Hé ! voilà un vieux camarade du siège de Toulon ; pourquoi as-tu l’air si triste, souffres-tu ?
LE SOLDAT.
Dam ! mon général ; cette diable de peste, ça n’est pas gai.
BONAPARTE.
Tu t’es toujours moqué du sabre et du boulet ; crois-tu la peste plus dangereuse ?
LE SOLDAT.
On dit qu’on en meurt toujours.
BONAPARTE.
Je te dis qu’on en guérit souvent ; n’est-il pas vrai, docteur ?
LARREY.
Très souvent, surtout lorsque l’imagination du malade ne s’effraie pas.
BONAPARTE.
Entends-tu ? entendez-vous tous ? Mes enfants, croyez Larrey, c’est un homme de talent, un homme d’honneur ; il ne vous trompera pas.
S’adressant à un autre pestiféré.
Voyons, toi, montre-moi ton mal.
Le soldat découvre sa poitrine.
Ce n’est que cela !
Il y touche.
Tiens ! tu vois que je ne crains pas la contagion ! Va, va, ces bobos-là ne t’empêcheront pas de faire une bonne étape aujourd’hui.
LARREY.
Ah ! mon général, comment une armée ne serait-elle pas invincible sous un chef tel que vous ?
BONAPARTE.
Bon ! bon ! vous avez fait votre devoir ; je fais le mien : nous ferons tous le nôtre.
TOUS.
Oui, oui !
Scène IV
LES MÊMES, JUNOT, accourant
JUNOT.
Général, les Turcs et les Arabes investissent le camp de toutes parts et menacent d’attaquer la ville.
BONAPARTE.
Ces hordes ne soutiendront pas la présence de nos grenadiers, laissez-les s’approcher et que le canon des remparts en fasse justice.
Le canon se fait entendre.
Soldats ! nous allons retourner au Caire, et vous nous suivrez tous ; si les moyens de transport nous manquent, les officiers, les généraux feront ce que Larrey a déjà fait pour nos blessés. Ils donneront leurs chevaux. Je donnerai le mien le premier, et je marcherai à la tête de nos grenadiers.
TOUS.
Vive Bonaparte ! vive le général !
Les malades se soulèvent, et tendent leurs mains vers Bonaparte en signe de reconnaissance.
Deuxième Tableau
Révolte du Caire
Le théâtre représente une place du Caire, avec une grande mosquée au fond ; à droite et à gauche, des bâtiments orientaux.
Scène première
Des soldats français fument à côté d’habitants turcs ; des femmes, couvertes de leurs voiles et suivies d’esclaves, traversent la place pour se rendre au bain.
MISCOT.
Je n’ai pu encore parvenir à savoir de quelle couleur sont les yeux des femmes.
UN SOLDAT.
Tels sont les usages musulmans.
MISCOT.
Chiens d’usages ! ils sont tous contre nous.
UN SOLDAT.
Fais-toi turc !
MISCOT.
Pourquoi pas ! le général Menou a déjà pris le turban ; je ne vois pas ce qui empêcherait un grenadier de suivre l’exemple d’un général de division.
UN SOLDAT.
Avec cela, qu’avec ta paie tu pourrais avoir des femmes, des esclaves et des chevaux.
MISCOT.
C’est juste... Parlez-moi de la France ! Les femmes sourient au plus aimable, et le raisin mûrit pour tout le monde.
IOUSSOUF.
Eh quoi ! soldat franc, serait-il vrai que dans le pays où tu reçus le jour, les femmes marchent à visage découvert, et se promènent libres au milieu des hommes ?
MISCOT.
Elles rient, elles chantent, elles dansent avec qui bon leur semble.
IOUSSOUF.
Et les maris, que disent-ils ?
MISCOT.
Rien.
IOUSSOUF.
Giaour, tu veux, selon l’humeur de ta nation, te divertir aux dépens d’un étranger ; l’autre jour tu me racontais que tu avais vu, dans le Frangiskan, des escadrons entiers courir sur les fleuves, sans que le poil du pied des chevaux fût seulement mouillé ! et aujourd’hui, tu viens me dire que les femmes sont libres ! De par Mahomet ! ton pays est celui des merveilles ! ou celui des menteurs !
MISCOT.
Je te jure, sur ma foi...
UN SOLDAT.
À quoi bon ? Un Arabe qui ne connaît que le kangiar, le cordon, les eunuques et les sables du désert ne pourra jamais croire à la glace de nos hivers et à la sagesse de nos femmes...
MISCOT.
Quant à ce dernier article, il y a bien des Français qui sont Turcs... mais c’est égal, vivent les Françaises ! il n’y a que ça de bon... Allons ! voilà encore ces diables de mamamouchi qui viennent faire leurs salamalecs. Camarades, retirons-nous ; nos généraux nous ont expressément ordonné de respecter la religion des naturels du pays ; les gaillards ne badinent pas avec leurs faquirs, et il ne faudrait pas dix paroles légères pour faire briller mille poignards. Allons, allons, venez.
Les soldats se retirent.
Scène II
Les ulémas, les faquirs et les derviches descendent lentement vers la place.
L’ULÉMA.
Mes frères, il est temps d’agir ; ne laissons point aux infidèles le loisir de se reconnaître et de réparer leurs pertes, annonçons-leur l’esclavage et la mort... Youssouf, mon fils, es-tu bien certain des nouvelles que tu m’as apportées ?
IOUSSOUF.
Saint uléma, mes yeux ont vu Djezzar repousser plusieurs fois les infidèles loin des remparts de la ville ; mon fils Suleiman est demeuré sur les lieux avec ordre de venir m’apprendre ce qui pourrait arriver d’important. J’attends son retour.
L’ULÉMA.
Prosternons-nous vers la Mecque, et prions Dieu et son prophète, afin qu’ils lui fassent le désert comme un jardin plein de fleurs et de fruits.
Tous s’agenouillent et prient.
Scène III
LES MÊMES, SULEIMAN arrive à cheval
IOUSSOUF.
Gloire à Dieu ! c’est Suleiman !
L’ULÉMA.
Que deviennent les giaours ?
SULEIMAN.
Ils sont en ce moment la proie de la guerre et de la peste, et ils marchent sur le Caire poursuivis par Djezzar et entourés par les fidèles tribus.
L’ULÉMA.
Gloire à Dieu ! ils périront tous ! Mes frères, point de retard. Vous, enfants d’Ismaël, répandez-vous comme un torrent dans la ville, armez vos serviteurs et vos amis... Quant à nous, ministres de la sainte loi, nous allons courir aux mosquées, et du haut de leurs minarets nous appellerons tous les croyants à la défense de l’islamisme ; que nos paroles soient des torches ! que nos gestes deviennent des kangiars ! Venez, mes frères, venez, Mahomet bénira nos efforts.
Ils s’éloignent.
Scène IV
IOUSSOUF, SULEIMAN
IOUSSOUF.
Enfant de mon adoption, pourquoi n’as-tu pas frappé le chef des giaours, ainsi que je l’avais commandé ?
SULEIMAN.
Dieu a mis un voile devant mes yeux, car je n’ai jamais pu trouver la place de mon kangiar.
IOUSSOUF.
Retourne sur tes pas, suis le chef des infidèles, comme le chien altéré suit la source d’eau vive, et ne reparais devant moi que pour m’apporter ou sa tête ou son sang.
SULEIMAN.
Que la volonté de Mahomet s’accomplisse ; mon père, bénissez mon voyage.
Il s’agenouille, et son père le bénit.
Scène V
IOUSSOUF, SULEIMAN, LE GÉNÉRAL DUPUIS, LE GÉNÉRAL BARAGUEY, OFFICIERS et SOLDATS
DUPUIS.
Vous dites donc, capitaine, que les Turcs et les Arabes se sont réunis ce matin en grand nombre dans cette mosquée ?
LE CAPITAINE.
Oui, mon général.
BARAGUEY.
C’est sans doute pour quelque cérémonie religieuse, nous approchons du ramazan.
DUPUIS.
Mon cher général, la religion, je le crains bien, est étrangère à tout ceci, une grande fermentation règne dans la ville. On parle de malheurs arrivés à notre armée de Syrie ; on répand même le bruit de la mort du général en chef.
BARAGUEY.
Démentons ces nouvelles, ajoutons à l’armement du fort de Boulack, et envoyons demander des renforts aux généraux les plus voisins.
DUPUIS.
Quels sont ces hommes ?
Aux Arabes.
Approchez ! que faites-vous ici ?
IOUSSOUF.
Je viens de prier.
DUPUIS.
Et toi ?
SULEIMAN.
J’arrive du désert.
DUPUIS.
Dans quel but ?
SULEIMAN.
Pour voir mon père.
DUPUIS.
Que se passe-t-il au désert ? as-tu entendu parler de notre brave armée de Syrie ? les mamelucks ont-ils pris les armes ?
SULEIMAN.
J’ignore le sort de votre armée et celui de votre sultan, mais j’ai rencontré les mamelucks de Mourad, jamais je ne les avais vu en aussi grand nombre, leurs chevaux font élever jusqu’aux cieux les sables du désert.
On entend la générale.
DUPUIS.
La générale qu’on bat dans la ville m’explique tout... Je vais établir dans cette place et dans cette maison l’état-major général... Courez promptement aux casernes, c’est ici que vous viendrez chercher des ordres.
BARAGUEY.
Je me rends à Boulack, mes amis, il n’y a pas un instant à perdre.
Ils sortent précipitamment.
Scène VI
IOUSSOUF, SULEIMAN
IOUSSOUF.
Pars, Suleiman, et remplis ta tâche comme je vais remplir la mienne.
Suleiman s’éloigne au galop. Ioussouf se retire sur les marches de la mosquée. Un tambour paraît battant la générale, Ioussouf l’ajuste et le tue ; un grenadier l’aperçoit et lui tire un coup de fusil. Combat entre les Français et les Arabes. Le général Dupuis est blessé à mort.
DUPUIS.
Commandant, les troupes ont-elles pris les armes ?
LE COMMANDANT.
Nous sommes tous assiégés dans nos quartiers, et ce n’est qu’à travers mille périls et après avoir perdu la moitié de nos soldats que nous sommes parvenus jusqu’ici. Nous vous savions presque seul, mon général.
DUPUIS.
Commandant, je vous remercie. J’ai défendu, tant que je l’ai pu, l’honneur du drapeau national...Camarades, je vous le confie, combattez pour lui, combattez pour moi, qui vais mourir ; sauvez-nous tous deux de l’opprobre de tomber au pouvoir de ces brigands.
TOUS LES SOLDATS.
Nous le jurons ! vive la république !
LES TURCS.
Allah ! Allah !
DUPUIS.
Quels nouveaux malheurs annoncent ces cris sauvages ?
LE COMMANDANT.
Les mamelucks viennent de pénétrer dans la ville. Camarades ! ferme ! à vos rangs.
DUPUIS.
Mettez-moi devant l’ennemi.
On entend le canon.
C’est l’armée de Syrie ! vive la France !
Il expire.
Entrée de l’armée de Syrie.
Scène VII
LES MÊMES, BONAPARTE, JUNOT, EUGÈNE, ÉTAT-MAJOR
BONAPARTE.
Soldats, la trahison nous avait devancés, mais nous l’avons suivie aussi raide que l’aigle. Les chefs et les fauteurs de # révolte seront punis.
Scène VIII
LES MÊMES, ULÉMAS et ARABES conduits par des Soldats
BONAPARTE.
Hommes pervers, vous m’aviez promis sur vos têtes, vous m’aviez juré sur le tombeau de Mahomet une fidélité inviolable, j’avais respecté votre religion, je vous avais laissé vos biens, vos dignités ; répondez, ne suis-je pas aujourd’hui le maître de tout ce que je vous avais si généreusement accordé ?
Les Turcs se prosternent.
Il vous reste encore une espérance de salut ; allez trouver vos frères égarés, faites leur poser les armes et je promets que les chefs seuls de la révolte seront punis. Songez que si, dans cinq minutes, je n’obtiens pas une soumission complète, la mort vous atteindra tous, allez...
Les ulémas se retirent.
JUNOT.
Mon général, les coquins vont se soumettre.
BONAPARTE.
Je ne l’espère pas, la douceur et la clémence sont sans pouvoir sur de tels fanatiques.
On entend la fusillade.
Eugène, monte à Boulack, et que le canon du fort foudroie cette mosquée au premier signal.
Combat. Les mamelucks chargent les Français, et sont repoussés par les dragons. Bonaparte arrive à la tête des guides, les Turcs sont vaincus.
Troisième Tableau
Jugement de Moreau
Le théâtre représente le cabinet du Grand-Juge.
Scène première
LE GRAND-JUGE, UN HUISSIER
LE GRAND-JUGE, à l’Huissier.
Allez trouver le général Moreau, et dites-lui que je l’attends ici, dans mon cabinet... songez, monsieur, que vous répondez de sa personne.
Examinant des papiers.
Ce procès est une affaire déplorable... Moreau sur le banc des criminels ? le vainqueur de Hohenlinden accusé de trahison ! et toutes ces sollicitations qui se croisent, tous ces vœux qui se combattent... Les amis du premier consul acharnés à la perte de Moreau ; les royalistes et les démagogues empressés à le défendre... Bonaparte seul paraît neutre... que m’importe ce déchaînement de haines et de passions ? grand-juge, premier organe de la loi, je serai impassible et froid comme elle... Voici l’accusé.
Scène II
LE GRAND-JUGE, MOREAU
LE GRAND-JUGE.
Asseyez-vous, général, j’ai cru devoir à votre nom, à votre gloire, à vos services, une instruction plus libre qu’on ne l’accorde ordinairement à un accusé vulgaire. Une grave accusation pèse sur vous, veuillez me fournir les moyens de la détruire.
MOREAU.
Je pourrais répondre à mes ennemis, comme ce consul romain : Citoyens ! à cette époque je sauvai la patrie, venez avec moi au Capitole, et allons rendre grâce aux dieux... Quelles sont les preuves de mes prétendus crimes ?
LE GRAND-JUGE.
Des émissaires du gouvernement affirment que vous avez envoyé Votre aide-de-camp Lajolais auprès du prétendant réfugié en Angleterre.
MOREAU.
Quand la police accuse, la justice doit absoudre.
LE GRAND-JUGE.
Des personnes plus dignes de foi assurent que vous avez vu et reçu chez vous l’ex-général Pichegru, notoirement connu comme proscrit et conspirateur.
MOREAU.
Dans nos discordes civiles, chacun a été à son tour au faite et au bas de la roue. Dumouriez, Carnot, Barthélemy, Lafayette lui-même, ont commandé les armées, gouverné la France, puis se sont vus exilés et bannis ; les sentiments d’un honnête homme ne peuvent être aussi variables que la politique. Je conviendrai donc que j’ai vu Pichegru, mais comme un ancien compagnon d’armes malheureux, et qui méritait ma pitié. Depuis quand est-ce un crime de voir et de secourir un proscrit ?
LE GRAND-JUGE.
C’est souvent une faute, et toujours une grande imprudence ; il n’en faut pas davantage pour alarmer justement l’autorité.
MOREAU.
L’autorité d’aujourd’hui pouvant être demain l’ennemie de l’autorité qui lui succède, comment puis-je éviter de blesser l’une ou l’autre ?
LE GRAND-JUGE.
Des chefs royalistes, je citerai Bouvet de Lozier, ont déposé de votre connivence avec Georges Cadoudal, Jules et Armand de Polignac, Rivière et autres.
MOREAU.
Tous ces noms me sont inconnus ; parlez-moi de Souvarow, de Mélas, de l’archiduc Charles, et je pourrai répondre.
LE GRAND-JUGE.
Pouvez-vous préciser les diverses occupations qui ont employé votre temps les 4, 5, 6 pluviôse et jours suivants ?
MOREAU.
Ma vie intérieure est trop insignifiante pour que je garde le souvenir de ce que j’ai pu faire.
LE GRAND-JUGE.
C’est malheureux : vous comprenez, général, que tout accusé se tirerait facilement d’embarras, si des réponses comme les vôtres étaient admises... Toutefois, quelles que soient celles que vous puissiez faire entendre devant le tribunal, veuillez les signer.
MOREAU, à part.
Cet homme est un vrai juge ; je craignais de trouver ici un Jeffries ou un Laubardemont. Voyons, examinons ces papiers... Dans quel dédale me suis-je plongé ! nulle issue pour en sortir ! Ah ! j’ai eu tort d’ouvrir mon âme à une jalousie si peu digne de moi : la gloire de Bonaparte ne détruisait pas la mienne !... Maudits soient mes amis et leurs imprudents conseils !
LE GRAND-JUGE.
Eh bien ! général.
MOREAU.
Monsieur, voici mes réponses écrites et signées.
LE GRAND-JUGE.
Avez-vous quelques demandes à faire ?
MOREAU.
Je demande mes juges.
LE SECRÉTAIRE, entrant.
Le tribunal est assemblé.
LE GRAND-JUGE.
Général, vos vœux sont comblés ; puissiez-vous triompher de l’accusation qui pèse sur vous, comme vous l’avez fait des ennemis de la patrie !
Un officier de gendarmerie et l’huissier entrent, Moreau s’éloigne entre eux.
LE SECRÉTAIRE.
Citoyen grand-juge, le général Junot et deux autres officiers demandent à vous voir.
LE GRAND-JUGE.
Je ne puis les recevoir maintenant ; après le jugement je suis tout à eux.
À part.
Cependant, s’ils avaient quelques communications à me faire dans l’intérêt de la justice.
Haut.
Donnez des ordres pour que ces généraux soient admis dans mon cabinet.
Il sort.
Scène III
L’HUISSIER, BONAPARTE, JUNOT, EUGÈNE
JUNOT.
Le cabinet du grand-juge ?
L’HUISSIER.
C’est ici mon général.
JUNOT.
Laissez-nous... Conçoit-on ce grand-juge ? refuser de nous recevoir !
BONAPARTE.
Il a fait son devoir.
JUNOT.
Cependant, premier consul, ma visite et mon nom auraient dû lui faire soupçonner que je venais de votre part.
BONAPARTE.
C’est précisément pour cela qu’il n’a pas voulu te recevoir. Au reste, je suis bien aise qu’il ait agi de la sorte. Bien certainement, je ne viens pas ici pour influencer les juges ; mais cette affaire est assez importante pour que j’en suive avec intérêt tous les détails... Personne ne sait que je suis ici ?
JUNOT.
Personne.
BONAPARTE.
Eugène, rends-toi au tribunal ; fais en sorte de ne pas être remarqué, et viens m’avertir de ce qui se passera.
Eugène sort.
Scène IV
BONAPARTE, JUNOT
JUNOT.
La circonstance est grave ; les officiers et les généraux qui ont servi dans l’armée du Rhin sont mécontents du procès de leur général.
BONAPARTE.
C’est assez naturel : l’armée d’Italie n’eût pas été flattée, je pense, de ma mise en accusation ; moi, au moi s, je n’ai jamais pactisé avec l’étranger.
JUNOT.
Moreau est bien coupable.
BONAPARTE.
C’est un homme faible, échauffé par son amour-propre ; il voit mal, et se laisse gouverner par des intrigants.
JUNOT.
Il est jaloux de vous.
BONAPARTE.
C’est un hommage involontaire qu’il me rend.
JUNOT.
Il se croit le premier général du monde.
BONAPARTE.
Oh ! le premier !
Scène V
BONAPARTE, JUNOT, EUGÈNE
EUGÈNE.
Le tribunal est comble ; je suis parvenu cependant à y faire entrer un officier des guides.
BONAPARTE.
Moreau est-il devant ses juges.
EUGÈNE.
Il venait de paraître.
BONAPARTE.
Comment a-t-il été accueilli ?
EUGÈNE.
Le public s’est levé en sa présence, et les soldats lui ont présenté volontairement les armes.
JUNOT.
C’est une trahison ! un complot formé.
BONAPARTE.
Eh ! non, non, les soldats ont été justes à l’égard de Moreau ; pour eux, c’est un général naguère victorieux ; pour le public, c’est un illustre accusé : pour nous seuls, qui connaissons le fond des choses, c’est un coupable, et encore ne l’est-il que politiquement parlant.
JUNOT.
Sa condamnation serait juste cependant ; elle est nécessaire, pour vous surtout, premier consul.
BONAPARTE.
Pour moi ! s’il est condamné, je lui ferai grâce.
EUGÈNE.
Je l’ai toujours pensé.
JUNOT.
Grâce ! quand sa mort peut vous délivrer...
BONAPARTE.
Sa mort ! fou que tu es, veux-tu que l’on dise que je l’ai fait condamner parce que je le craignais ? Sa vie, au contraire, importe à ma gloire, mais la condamnation de ses actes, de ses principes, de son opposition serait utile à la France et à mon gouvernement. Sous ce point de vue, j’avoue que j’en ai besoin.
JUNOT.
Cette politique est trop haute pour moi. Je ne vois qu’une chose, la France ; tout ce qui n’est pas l’ennemi de l’étranger est Son ennemi.
Un huissier entre, et remet une lettre à Eugène.
EUGÈNE.
Moreau est jugé.
BONAPARTE.
Quel est son arrêt ?
EUGÈNE.
Deux ans de prison.
BONAPARTE.
Deux ans de prison ! cette peine est trop légère ou trop forte ; trop légère si Moreau est coupable de ce dont on ‘accuse, trop forte si son crime n’est pas évident. Moreau méritait la mort ou l’acquittement.
EUGÈNE.
Il existe cependant des degrés dans le mal. Je suis convaincu que Moreau ne pouvait avoir les mêmes idées que Georges, que les Polignac, ni même que Pichegru.
JUNOT.
Bah ! bah ! tous ces gens-là sont du même bord.
BONAPARTE.
Junot, cours trouver le grand-juge, et transmets-lui cet ordre.
JUNOT.
Ah ! ah ! premier consul, vous en | revenez donc à mes idées.
Il sort.
Scène VI
EUGÈNE, BONAPARTE
BONAPARTE.
Eugène, tu vaste tenir prêt à monter à cheval à la tête des guides.
EUGÈNE.
J’ose vous recommander la clémence.
BONAPARTE.
Sois tranquille, tu sais que je ne suis sévère qu’à mon corps défendant.
EUGÈNE.
Quelles sont mes instructions ?
BONAPARTE.
Attends-les... J’ignore encore si tu commanderas une escorte d’honneur ou une garde de sûreté.
EUGÈNE.
La première de ces missions peut seule me convenir. Premier consul, songez que je suis votre fils adoptif.
BONAPARTE.
Tu l’es aussi d’affection. Ne crains rien, te dis-je. Savary est-il en bas ?
EUGÈNE.
Je l’ai entrevu dans la cour.
BONAPARTE.
Cela suffit. Va le rejoindre et attends mes ordres ; je ne t’en donnerai jamais que tu ne puisses exécuter avec honneur.
Eugène sort.
Scène VII
BONAPARTE, seul
Que va-t-il me dire ? Son inimitié est évidente... Cependant ce n’est point un méchant homme ; le renfermer est une chose indigne, le laisser libre sans être assuré de sa foi serait une imprudence... Que faire ?...
Scène VIII
BONAPARTE, MOREAU
MOREAU.
Que me veut-on !
Apercevant Bonaparte.
Bonaparte !
BONAPARTE.
Ma présence vous surprend, général ?
MOREAU.
Il est vrai. Cependant j’aurais dû m’attendre à vous rencontrer ici ; vous venez sans doute jouir de votre triomphe et de mon malheur.
BONAPARTE.
Vous me jugez mal, vous m’avez toujours mal jugé.
MOREAU.
En effet, ma présence en ces lieux le prouve.
BONAPARTE.
C’est vous qui vous êtes fait mon ennemi ; en mille occasions je suis allé au-devant de vous. Je le pouvais, ma gloire n’avait rien à envier à la vôtre. Je vous ai associé au 18 brumaire ; je vous ai donné le commandement de l’armée d’Allemagne ; je vous aurais nommé avec joie mon beau-frère. Comment avez-vous répondu à ces nobles avances ? Je vous ai toujours trouvé en opposition ou à l’écart ; vous avez cherché à ridiculiser mes plus sages mesures, mes plus nobles institutions... La Légion d’Honneur a été l’objet de vos sarcasmes, et cependant, général, vous devez comprendre ce que je puis faire avec la Légion d’Honneur ?
MOREAU.
Nouveau Mahomet, vous voulez faire de séides.
BONAPARTE.
Je veux distinguer tous les braves et les habiles ; je veux, en un mot, faire une aristocratie de courage et de talents. Vous pouviez y occuper une des premières places, ce n’est pas moi qui vous ai rejeté.
MOREAU.
Le rôle que vous me destiniez n’était pas digne de moi. Premier consul, bien qu’inhabile aux intrigues, je connais assez les hommes pour les deviner à leurs actes. Vous m’avez associé au 18 brumaire, mais pour m’y faire perdre de ma popularité et de mon influence. Dans cette fatale journée, je ne me suis montré que comme un satellite qui tournait autour de l’astre principal. Je commis une grande faute alors, ma place était près des conseils que je devais protéger ; mais l’histoire, je l’espère, me pardonnera cette erreur. J’étais plus accoutumé à commander à des soldats qu’à comploter avec des intrigants.
BONAPARTE.
Depuis, vous avez pris quelques leçons.
MOREAU.
C’est vous qui m’y avez forcé... Pourquoi avez-vous désiré me voir ? Si ce n’est pas pour triompher de mon infortune, c’est encore moins, j’ose le croire, pour tenter de m’acheter. Ce n’est donc que pour deviner mes vues, mes projets, mes sentiments ? Eh bien ! vous me connaîtrez tout entier. Je ne suis point ici devant un tribunal, je parle à un homme sans doute plus heureux que moi, peut-être plus délié politique, mais à qui je ne le cède en rien comme soldat et comme général.
Bonaparte, il y a longtemps que je t’ai deviné ; tu aspires au pouvoir suprême, tu y touches, et, à moins d’un assassinat, tu dois y parvenir. Mais tous ces généraux, tous ces ambitieux qui t’adorent, sont des gens nouveaux qui attendent des honneurs et des richesses. Ils ont été des moyens pour toi, tu n’en es qu’un pour eux ; une fois tous parvenus au but de leurs vœux, vous ! cesserez de marcher ensemble.
Moi seul, j’ai refusé ta faveur et ton alliance ; j’ai été ton ennemi ; je t’ai fait la guerre, maladroitement sans doute, et d’une manière peu digne de moi ; mais j’avais compris que Bonaparte et Moreau ne pouvaient suivre la même route. J’ai désiré ! ta ruine, je la désire encore. Tu me tiens en ta puissance, venge-toi, assure ton avenir ; car, tant que je vivrai, je suis à craindre ; les fautes que j’ai faites me serviront de leçons, et tu pourrais un jour te repentir cruellement de m’avoir laissé vivre.
BONAPARTE.
Je me repentirais bien davantage de commettre un crime en t’ôtant la vie. La loi a respecté ta tête, je respecterai la loi... Nous nous sommes assez vus ; j’ai tenté encore une fois de changer ta destinée, elle est plus forte que ma volonté... Soyons donc ennemis, mais pour qu’il continue d’être le mien avec honneur, le héros de Hohenlinden ne peut subir la honte d’une prison ; va, pars, tes biens te seront conservés, ta famille et tes amis peuvent te, suivre, tu es libre.
MOREAU.
Tu as tort, Bonaparte, l’Europe est pleine de tes ennemis ; j’irai en Angleterre, en Allemagne, en Russie, j’irai partout enfin où l’on s’armera contre toi.
BONAPARTE.
Que m’importe !... soulève l’Europe, soulève le monde entier, je vous braverai tous en m’appuyant sur la France... Tu es libre, te dis-je...
Il lui fait signe de sortir.
MOREAU.
Au revoir, Bonaparte.
Il s’éloigne fièrement.
Quatrième Tableau
Le camp de Boulogne
Le théâtre représente le camp de Boulogne. Sur le devant, la tente de l’Empereur. Au fond la mer et la flottille.
Scène première
JUNOT, EUGÈNE, MARÉCHAUX, OFFICIERS, SÉNATEURS, SAVANTS et ARTISTES, désignés pour recevoir la décoration de la Légion d’Honneur
JUNOT.
Messieurs, l’Empereur va bientôt arriver au camp, tout est prêt pour la cérémonie, les aigles et l’étoile de la Légion d’Honneur vont être distribués devant l’élite de la nation et de l’armée. C’est un beau jour pour nous.
EUGÈNE.
Et ce beau jour aura plus d’un lendemain, l’honneur et le mérite ne meurent point en France, et il y aura toujours a récompenser.
JUNOT.
Le chancelier de la Légion d’Honneur attend les grands dignitaires de l’ordre ; si vous le permettez, messieurs, je vais vous montrer le chemin.
Les grands dignitaires s’éloignent, les artistes et les savants causent entre eux dans le fond.
UN TAMBOUR.
Dites donc, major, tous ces pékins-là ont donc obtenu aussi des armes d’honneur.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Et de fiers !
LE TAMBOUR.
Je ne les croyais pas si braves ; cependant en Égypte, pour dire la vérité, j’en ai vu quelques-uns qui faisaient joliment le coup de sabre.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Bah ! ils ont bien fait autre chose !
LE TAMBOUR.
Vraiment !
LE TAMBOUR-MAJOR.
Tiens ! celui qui est là-bas, eh bien ! c’est le sénateur Monge.
LE TAMBOUR.
Ah ! oui, un savant qui sait tout.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Cet autre qui regarde la mer et le ciel en faisant de si grands gestes, c’est David.
LE TAMBOUR.
Connu ! nom d’une pipe ! c’est un gaillard qui fait de jolis portraits.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Dites donc, vous autres, vous voyez que nous allons nous trouver en assez bonne compagnie, des maréchaux, des sénateurs, des peintres, des savants... enfin tous hommes chiqués, tous lapins finis, chacun dans son genre.
LE TAMBOUR.
Oui, oui, ce sera assez divertissant de se voir membre de la Légion d’Honneur... avec ça qu’il y aura 250 fr. de rente, ce qui ne gâte rien.
LE TAMBOUR-MAJOR.
À quoi diable penses-tu ?...
LE TAMBOUR.
Dam ! je pense à tout.
Les tambours battent au champ.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Voilà l’Empereur ! Mes amis, à nos postes !
Scène II
LES MÊMES, NAPOLÉON, ÉTAT-MAJOR BRILLANT
NAPOLÉON.
Soldats ! c’est aujourd’hui la fête des braves, la fête de l’honneur, vous y êtes tous invités.
MISCOT.
Oui, mais il y en a pas mal qui ne tâteront guère de la cuisine.
NAPOLÉON.
C’est ta faute, ou plutôt celle de la fortune : car tu es un brave, toi, je te reconnais pour un homme d’Égypte... Comment se fait-il que tu n’aies pas obtenu une arme d’honneur ?
MISCOT.
Ah ! dam ! la fabrique allait peu de mon temps, et puis, comme vient de le dire Votre Majesté, ce coquin de sort m’a toujours été contraire.
NAPOLÉON.
Sois tranquille, le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme.
MISCOT.
Oh ! je l’espère bien ; d’ailleurs, j’ai encore plus d’une campagne dans le ventre.
NAPOLÉON.
Et moi, plus d’une croix à donner. Va, tout s’arrangera, nous sommes gens de revue.
MISCOT.
Et de parole, sire.
Musique militaire ; les officiers portant des aigles montent sur l’estrade. Le chancelier de la Légion d’Honneur s’y place, tenant en main le casque de Bayard ; l’Empereur s’assoit sur son trône.
LE CHANCELIER.
Au nom de l’empereur Napoléon, je proclame membres de la Légion d’Honneur les généraux, officiers, soldats et citoyens dont je vais appeler les noms. Voici le serment que les légionnaires doivent répéter après moi... Je jure fidélité aux lois de l’empire, à la patrie, à l’honneur. Masséna, maréchal d’empire.
NAPOLÉON.
Vainqueur de Zurich et de Rivoli, enfant chéri de la victoire, recevez le grand aigle que vous avez si bien conquis.
LE CHANCELIER.
Michel Ney, maréchal d’empire.
NAPOLÉON.
Je suis certain que l’ennemi verra de bien près la devise de la légion.
LE CHANCELIER.
David, peintre !
NAPOLÉON.
C’est à l’Italie, la reine des arts, à nous envier maintenant.
Un voltigeur sort des rangs et vient s’agenouiller sur l’estrade.
Quel est ton nom ?
LE SOLDAT.
Édouard Marcel.
LE CHANCELIER.
Il n’est pas sur la liste.
NAPOLÉON.
Que veux-tu ?
LE SOLDAT.
Je veux la croix. On dit qu’on la donne à tout le monde.
NAPOLÉON.
Moi, je ne la donne qu’à ceux qui l’ont méritée. L’as-tu gagnée, toi ?
LE SOLDAT.
Non, sire, mais je la gagnerai.
NAPOLÉON.
Je t’en fais l’avance. Songe que Masséna a commencé comme toi.
LE CHANCELIER.
Lannes, maréchal d’empire !
NAPOLÉON.
Les soldats t’ont surnommé le Roland de l’armée, sois toujours digne d’un si beau nom.
LE CHANCELIER.
Eugène Beauharnais, colonel des guides !
NAPOLÉON.
Celui que j’ai nommé mon fils sera toujours, j’en suis certain, également fidèle à la France et à l’honneur.
Au chancelier.
Au nom de tous ces braves, ajoutez celui d’un vieux soldat... Chancelier, appelez Pierre Miscot, grenadier de la garde impériale.
LE CHANCELIER.
Pierre Miscot, grenadier.
MISCOT.
Présent.
NAPOLÉON.
Approche... mets-toi à genoux.
Il lui donne la croix.
Tu vois que j’ai de la mémoire. Tu serviras d’exemple aux jeunes conscrits.
MISCOT.
Et je vous promets, sire, d’en faire tuer plus d’un.
On entend le canon.
NAPOLÉON.
L’Angleterre nous appelle ! soldats, l’entendez-vous ?
TOUS.
En avant !
NAPOLÉON.
Faites avancer les porte-aigles.
Les officiers qui doivent porter les aigles s’approchent, l’Empereur les leur remet.
Soldats ! vous venez de recevoir vos aigles, songez à les illustrer !
TOUS.
Nous le jurons...
Un aide-de-camp arrive et remet des dépêches à l’Empereur.
NAPOLÉON.
Soldats ! l’or de l’Angleterre a triomphé encore une fois ; l’Autriche vient de courir aux armes, et a envahi la Bavière. Les Russes s’avancent à marches forcées ; courons à eux, il faut que cette campagne se termine par un coup de tonnerre, et que la grande nation, libre d’entraves et de soins, puisse enfin glorieusement parcourir les nobles destinées qui lui sont réservées.
TOUS.
En Allemagne !
Les officiers qui ont reçu les aigles les agitent, tous les regards se portent vers l’Angleterre.
ACTE III
Premier Tableau
Banquet de la Garde Impériale aux Champs-Élysées
Le théâtre représente les Champs-Élysées : la garde impériale est assise autour de tables couvertes de bouteilles et de mets.
Scène première
JUNOT, RAPP, GÉNÉRAUX et GRENADIERS de la Garde Impériale
JUNOT.
Allons, mes amis, une chanson.
MISCOT.
Volontiers, mon général ; en voilà une nouvelle, et dont l’auteur fait quelque bruit dans le monde.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Ce Miscot est-il femme ?...
JUNOT.
C’est de Désaugiers, sans doute ?
LE TAMBOUR.
Mon général, c’est d’un plus bel homme.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Silence, rafla !
JUNOT.
Voyons si les beaux hommes ont de l’esprit.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Ils ont tout.
MISCOT, chantant.
Napoléon est empereur, etc.
LE TAMBOUR-MAJOR.
À toi, rafla, le deuxième couplet ; mon général, il est un peu chiqué celui-là, je m’en flatte.
LE TAMBOUR, chantant.
V’là-t-il pas c’t empereur autrichien, etc.
RAPP.
C’est ça, morbleu ! des chansons à l’honneur de Napoléon ; d’abord, c’est dans l’ordre ; mais ensuite il en faut de drôles : l’Empereur veut qu’on chante, qu’on boive...
MISCOT, buvant.
J’obéis à l’Empereur !
RAPP.
Boire, c’est très bien ; mais ce n’est pas assez : il faut rire, s’égayer ; je déclare, que le premier qui n’aura pas l’air de s’amuser en sera pour trois mois de cachot.
JUNOT.
Mon cher général, voilà une menace capable de rendre tristes comme des bonnets de nuit les plus gais de nos grognards.
RAPP.
Comment diable ! avec du champagne à discrétion ?
MISCOT.
Quelque chose de rare que du | champagne, quand on a bu du johannisberg et du tokay.
LE TAMBOUR.
Et dans la timbale d’or de François, rien que ça.
JUNOT.
Laissez-moi faire, et je réponds de les mettre en gaîté avant qu’il soit peu.
RAPP.
À la bonne heure ! mais il faut qu’on s’amuse ; l’Empereur me l’a ordonné positivement.
JUNOT, à un officier.
Faites approcher les dames de la Halle : les grenadiers les invitent à prendre place.
LES GRENADIERS.
Bravo ! bravo ! place ! place !
Scène II
LES MÊMES, LES DAMES DES HALLES
JUNOT.
Venez, mesdames, venez, j’espère que vous n’avez pas peur de la gloire.
PREMIÈRE DAME.
Peur, non, mon petit, nous connaissons c’te gloire-là.
DEUXIÈME DAME.
Oui-dà.
LE TAMBOUR-MAJOR.
Et depuis longtemps ?...
DEUXIÈME DAME.
Méchant rantanplan !
MISCOT.
Par ici, ma princesse...
PREMIÈRE DAME.
Il n’y a pas de presse, mon ancien ; t’as trop de chevrons.
RAPP.
Ah ! voilà une bonne farceuse...
PREMIÈRE DAME.
Doucement, l’Allemand.
RAPP.
Hé ! la commère, apprenez que je suis Français, et bon Français, morbleu ! de père en fils.
PREMIÈRE DAME.
Oui, bouffi... Va, je te connais ; j’sais que’t’es un pays pour le cœur et le bras, mais pour la langue, en retard, mon canard.
Les soldats rient aux éclats.
RAPP.
Le premier que j’entends rire...
La gaieté des soldats redouble.
DEUXIÈME DAME.
Tu le fais frire.
RAPP.
Morbleu !
JUNOT.
L’Empereur a ordonné positivement qu’on s’amuse.
RAPP.
C’est vrai. Eh bien ! qu’ils s’amusent donc.
Il s’éloigne.
DEUXIÈME DAME.
Adieu, l’ourson.
PREMIÈRE DAME, à Junot.
Eh bien ! gouverneur de mon cœur, est-ce qu’on ne pourra pas lui parler à ton Empereur ?
JUNOT.
Très facilement, au contraire. Sa Majesté va se rendre ici.
PREMIÈRE DAME.
Entendez-vous les commères ? préparez vos becs.
MISCOT.
Il ne faudrait pas trop casser les vitres.
DEUXIÈME DAME.
Quelle huître ! nous dirons ce qu’il faudra dire.
PREMIÈRE DAME.
Sans doute ; nous savons vivre. Dites donc, mes mignonnes, il me semble qu’un verre ou deux de champagne ne ferait pas de mal pour nous délier la parole ?
LES GRENADIERS.
C’est ça... Buvons, buvons !
MISCOT, trinquant.
Sans rancune, méchante.
PREMIÈRE DAME boit.
Ma foi, c’est du vrai.
JUNOT.
Pour que la gaieté soit parfaite, je n’ai plus qu’à m’en aller.
Il se retire.
PREMIÈRE DAME.
Je veux payer mon écot : allons, une chanson.
Elle chante.
Air nouveau.
Fi de la bataille !
Fi de la mitraille !
Tous ces bons guerriers
Ne nous r’vien’t jamais tout entiers.
C’est à Cythère
Que les combats
Ont des appas.
Mais, pour nous plaire,
Je vous le dis tout net...
Faut être au complet.
MISCOT.
Mais nous y sommes au complet... présent à l’appel ; c’est égal, quoique vous ayez voulu nous égratigner, petite mère, c’est à ravir.
PREMIÈRE DAME.
Tu me fais rougir... À vous autres, maintenant.
MISCOT.
J’obéis à la beauté comme à l’Empereur. Écoutez ça, camarades ; c’est pour l’honneur du corps.
Même air.
Nous aimons nos aises,
Au diable les fadaises.
Nous n’en voulons plus,
C’est autant de boulets perdus.
Les citadelles,
Pour des soldats
Qui n’boud’nt pas,
Sont comm’ les belles ;
J’vous l’dis tout haut,
Tout ça s’prend d’assaut.
PREMIÈRE DAME.
Tiens ! l’ancien, pas si serin.
RAPP, revenant.
Ah ! ah ! vous chantez donc maintenant ! tout à l’heure cependant quand j’ai commandé une chanson...
PREMIÈRE DAME.
Tais-toi donc...commande la manœuvre, à la bonne heure ; mais apprends que la gaieté vient comme elle peut et quand elle veut.
JUNOT, qui s’est rapproché.
C’est parler en sage.
PREMIÈRE DAME.
Comme une image.
On entend les cris de vive l’Empereur.
Scène III
LES MÊMES, NAPOLÉON, ÉTAT-MAJOR
TOUS.
Vive l’Empereur !
NAPOLÉON.
Mes enfants, ne vous dérangez pas ; je viens ici pour partager vos plaisirs, et non pour les troubler... Ah ! il me paraît que vous avez de la société ?
MISCOT.
Et de l’aimable, mon Empereur ! les dames de la Halle.
NAPOLÉON.
C’est fort bien ; ce sont de bonnes commères.
PREMIÈRE DAME.
Et qui n’aiment guère la guerre.
NAPOLÉON.
J’entends ; vous ne la voulez faire qu’à vos maris.
PREMIÈRE DAME.
Oui, mon fils... mais faut en avoir ; et les hommes commencent à être rares.
NAPOLÉON.
Rares ! Regardez autour de vous, la bonne : il me semble qu’il y a de quoi faire un choix.
PREMIÈRE DAME.
Ah ! mon roi ! des soldats comme les tiens font de tristes maris, des maris toujours absents, et qui aiment mieux leur Empereur que leurs femmes.
NAPOLÉON.
Bah ! bah ! pourvu qu’un homme reste deux mois par an auprès de sa femme, cela suffit pour la paix du ménage et la prospérité de l’état.
PREMIÈRE DAME.
Ah ! mon petit chat ! nous sommes plus friandes... Sois gentil ; fais la paix, et laisse-nous nos hommes à jamais...
RAPP.
Retirez-vous, insolente, ou morbleu !...
PREMIÈRE DAME.
Tiens ! monsieur Barbe-Bleue !
NAPOLÉON.
Laissez-la parler ; bien que mes ennemis publient le contraire, j’aime la vérité, surtout quand elle me vient du peuple... Donnez-moi un verre ?... Au peuple français, à l’armée, à la garde impériale !
Il boit.
TOUS, le verre en main.
À l’Empereur !
Napoléon se retire ; les soldats montent sur les tables et les bancs en continuant les acclamations.
Deuxième Tableau
Le Congrès des Rois
Le théâtre représente un salon du palais du roi de Saxe, à Erfurt.
Scène première
LA REINE DE PRUSSE
Mesdames, je suis ici incognito. Ne l’oubliez pas, je vous prie.
Seule.
La Prusse a tout à craindre si le roi arrive à Erfurt avant que j’aie pu voir Napoléon ; sa franchise et sa bonne foi compromettraient nos intérêts. Il a cru devoir faire la guerre ; il a cru avoir des torts à venger ; il le dira, et Dieu sait ce qu’il peut en coûter, même à un roi, pour oser dire la vérité à un vainqueur. Si du moins le grand-duc avait agi auprès de Napoléon...
Scène II
LA REINE, LE GRAND-DUC
LE GRAND-DUC.
Vous ici, madame ? Je vous avais cependant priée...
LA REINE.
Je n’ai pu modérer mon impatience, Eh bien ?
LE GRAND-DUC.
Tout semble nous servir ; soit amitié, soit politique, Napoléon paraît recevoir favorablement nos insinuations. Je lui ai parlé du désir qu’aurait eu l’empereur Alexandre de nouer d’une manière indissoluble les liens d’une alliance durable. Il m’a aussitôt interrogé sur ma sœur, sur le caractère de l’impératrice douairière,
LA REINE, vivement.
Et que lui avez-vous répondu ?
LE GRAND-DUC.
Que ma mère, de qui la jeune princesse dépend, avait encore certaines préventions contre la France.
LA REINE.
Il a dû comprendre que c’était contre lui.
LE GRAND-DUC.
Sans nul doute : cela nous donnera le temps de la réflexion.
LA REINE.
L’empereur Alexandre consentirait-il à un tel mariage ?
LE GRAND-DUC.
Peut-être.
LA REINE.
Prenez garde, prince, ne vous jouez pas à cet homme ; il est effrayant de gloire et de puissance.
LE GRAND-DUC.
J’en conviens ; mais j’espère prouver au conquérant, au héros, à l’aventurier, que, s’il nous a donné des leçons de guerre, il peut en recevoir de politique de ces Russes ignorants et barbares, qu’il dépréciait si bien dans son Moniteur.
LA REINE.
Que dit-il de la Prusse ?
LE GRAND-DUC.
Il est toujours furieux contre vous ; mais j’espère beaucoup de l’influence de mon frère et de la mienne. Les expressions de sa colère sont toujours les mêmes, mais le ton est déjà changé.
LA REINE.
Le moment de me présenter à lui est arrivé.
LE GRAND-DUC.
Je réclame auprès de Votre Majesté l’honneur de lui donner la main ; mais avant je désire que mon frère vous fasse part des dernières lumières qu’il aura pu recueillir. Venez, madame, les salons se remplissent déjà de monde... retirons-nous par cette galerie.
Ils s’éloignent.
Scène III
MISCOT, L’HUISSIER
L’HUISSIER.
Mon ami, je vous dis qu’on n’entre pas.
MISCOT.
Tu vois bien que si, puisque me voilà.
L’HUISSIER.
N’avez-vous pas vu tous ces rois, ces princes ; ces illustres personnages qui attendent le lever de l’Empereur. À coup sûr, vous n’avez pas la prétention de passer avant eux.
MISCOT.
Pourquoi pas ? Je les ai souvent affrontés ou devancés sur le champ de bataille.
L’HUISSIER.
Belle raison ! allons, il faut vous retirer, ou je vais appeler.
MISCOT.
Laisse-moi tranquille, ou mille tonnerres !
Scène IV
MISCOT, JUNOT
JUNOT.
Eh bien ! qu’est-ce, mon vieux ? tu violes la consigne ?
MISCOT.
Pardon, excuse, mon général, mais il faut absolument que je parle à l’Empereur.
JUNOT.
Tu lui parleras à la parade.
MISCOT.
Non, c’est du secret, et les camarades ne doivent pas entendre...
JUNOT.
En ce cas, tiens-toi dans cette galerie, et, si je puis trouver le moment favorable, je t’appellerai.
MISCOT, à l’huissier.
Hein ! tu vois.
NAPOLÉON, de son cabinet.
Junot ! Junot !
JUNOT, à Miscot.
Retire-toi, allons, vite.
MISCOT.
N’oubliez pas, mon général, que c’est diablement pressé.
JUNOT.
Sois tranquille.
Miscot se retire.
Scène V
NAPOLÉON, JUNOT
NAPOLÉON.
Junot !... Ah ! vous voilà, général ; je vous ai déjà demandé deux fois.
JUNOT.
Mille pardons, sire, mais je n’ai pu arriver plus tôt ; je me suis vu retenu dans les cours du palais et dans les appartements par un embarras de rois... C’est encore là un des inconvénient de votre gloire.
NAPOLÉON.
L’estafette de Paris est-elle arrivée ?
JUNOT.
Oui, sire, voici les dépêches... Sa Majesté le roi de Prusse est attendu ici d’un moment à l’autre.
NAPOLÉON.
Tant mieux, je traiterai plus à mon aise avec ce prince et ses ministres qu’avec la belle protégée de mon frère de Russie.
JUNOT.
Il y a là une douzaine de têtes couronnées qui attendent le lever de Votre Majesté.
NAPOLÉON.
Je suis prêt à les recevoir.
JUNOT.
À propos, j’oubliais... un vieux grenadier de votre garde est ici près ; il dit qu’il faut absolument qu’il vous parle... lui dirai-je de revenir ?
NAPOLÉON.
Non, non, qu’il vienne.
JUNOT.
Les rois attendront donc...
NAPOLÉON.
Mes soldats sont mes premiers amis, mais qu’il se hâte.
Scène VI
NAPOLÉON, JUNOT, MISCOT
NAPOLÉON.
Ah ! ah ! c’est toi. Que me veux-tu ?
MISCOT.
Sire, il m’est arrivé un grand malheur.
NAPOLÉON.
Quelque passe-droit, quelque punition trop sévère.
MISCOT.
Ce n’est pas cela.
NAPOLÉON.
Vieux fou ! je parie que tu veux te marier à quelque jolie Saxonne ?
MISCOT.
Dieu m’en garde, sire, je n’épouserai jamais que l’aigle du régiment.
NAPOLÉON.
À la bonne heure ! mais voyons, explique-toi, va vite et franchement.
MISCOT.
Eh bien, donc, sire, j’ai une brave femme de mère qui était heureuse, grâce à la haute-paie que lui faisaient ses quatre enfants, dont deux dans la garde et deux dans les cuirassiers... mais sa chaumière vient d’être brûlée, bestiaux, fourrages, meubles, tout a été consumé ; il ne lui reste plus que soixante-dix-huit ans et des larmes... c’est pas assez.
NAPOLÉON.
La mère d’un de mes braves doit compter sur moi... Junot, prends son nom, afin que le ministre de l’intérieur vienne promptement à son secours... Es-tu content ?
MISCOT.
Non.
NAPOLÉON.
Comment ?
MISCOT.
C’est pas des recommandations qu’il me faut ; c’est de l’argent, et de l’argent comptant.
NAPOLÉON.
Je comprends, tu viens me demander un ordre pour en toucher tout de suite.
MISCOT.
Ce n’est pas encore ça... je ne veux pas de bon.
NAPOLÉON.
Tu es bien difficile.
MISCOT.
Ce n’est pas que je trouve votre signature mauvaise, mais le temps que les commis aient enregistré, timbré, paraphé, il n’y aura plus de vieille mère pour Miscot... Vous donnez vite vous ; eux, ils paient lentement.
NAPOLÉON.
Il a raison... enfin, tu voudrais...
MISCOT.
Moi, je n’y vas pas par quatre chemins, je viens vous emprunter de l’argent, de la main à la main, comme ça se fait entre gens qui se connaissent depuis longtemps... Je crois bien que mon colonel m’aurait rendu ce service-là, mais vous êtes plus riche que lui, et j’ai pensé que ça vous gênerait moins.
NAPOLÉON.
Tu as bien fait de me donner la préférence, je crois que je puis arranger ton affaire sans compromettre le trésor de l’état. Combien te faudrait-il ?
MISCOT.
Une cinquantaine de napoléons sans vous offenser, mon Empereur.
NAPOLÉON.
Je veux t’en donner cent.
MISCOT.
Donner, dites-vous ? non pas, s’il vous plaît. Si à la parade vous m’aviez dit : Miscot, tu t’es bien battu, tu vas aller en semestre, voilà quelques napoléons pour danser à la barrière, bien ; mais je viens ici vous demander à emprunter, et voilà tout... Je ne veux pas qu’il vous reste l’idée que j’aie voulu vous surprendre... Vous avez votre paye et j’ai la mienne... Tenez, mon Empereur, voilà mon livret, j’ai six mois d’arriéré de ma croix et de ma solde, le quartier-maître vous rendra votre argent.
NAPOLÉON.
Garde ton livret, mon vieux, entre deux soldats comme nous la parole suffit ; je vais te donner ton argent.
MISCOT.
Je puis me flatter qu’il ne sera pas mal placé, je vous paierai les intérêts à la première bataille.
NAPOLÉON, se fouillant.
Allons ! je n’ai pas d’argent, c’est la centième fois que cela m’arrive.
MISCOT.
Il paraît, sire, que les jaunets manquent à l’appel.
NAPOLÉON.
Je l’ai déjà dit à M. de Bausset, je veux qu’on me mette toujours de l’or dans mes poches : ils ont tous de l’argent, excepté moi... Comment ! un vieux soldat, un ami se présente à moi, et je ne puis le secourir sans mettre tout le monde dans la confidence de ses peines...
À Junot.
Voyons, général, êtes-vous plus riche que moi ?
JUNOT.
Sire, par hasard je suis en fonds, voilà ma bourse.
NAPOLÉON.
Grand merci, général.
La donnant à Miscot.
Tiens ! prends, et cours vite écrire à ta mère pour la consoler.
MISCOT.
Sire, je lui dirai que cela vient de vous.
NAPOLÉON.
Bien, mon ami.
MISCOT.
Quant à moi, sire, je penserai à votre bonté depuis le matin jusqu’au soir, afin qu’il n’y ait pas un moment de la journée où je ne sois prêt à donner ma vie pour un si brave Empereur...
Revenant.
À propos, sire, vous savez que la somme sera déposée chez le quartier-maître.
NAPOLÉON.
Tu me rendras cela, quand tu seras colonel.
MISCOT.
Alors, mon Empereur, pour avancer l’époque du paiement, je vais prier mon capitaine de commencer par me faire caporal.
Il sort.
NAPOLÉON.
Voilà des cœurs ! ah ! rien de ce que je ferai pour eux ne sera perdu.
JUNOT.
Sire, les rois attendent toujours.
NAPOLÉON.
Fais entrer !
Scène VII
NAPOLÉON, ROIS et PRINCES
L’HUISSIER, annonçant.
Sa Majesté le roi de Bavière, Sa Majesté le roi de Wurtemberg, Son Altesse Impériale le vice-roi d’Italie, Sa Majesté le roi de Naples.
NAPOLÉON.
Mon frère de Bavière, vous devez être content de moi.
LE ROI DE BAVIÈRE.
Sire, il faudrait être ingrat, croyez que je n’oublierai jamais vos bienfaits. Deux fois vos armes victorieuses ont sauvé mes états héréditaires. Et vous venez d’ajouter le Tyrol à mes possessions.
NAPOLÉON.
C’est une belle et bonne province, mon amitié ne s’arrêtera pas là ; votre maison a toujours été une bonne alliée de la France, qu’elle lui demeure fidèle, et le rang de la Prusse peut lui appartenir un jour... J’aime à croire aussi que mon frère de Wurtemberg est satisfait...
À Joseph.
Et vous, mon frère Joseph, êtes-vous content de vos nouveaux sujets ? je vous ai déjà donné Naples, j’espère bientôt y joindre la Sicile.
À Eugène.
Qu’avez-vous, prince ? la fortune du roi de Naples excite-t-elle votre ambition ? vous connaissez mes vues pour vous en Allemagne.
EUGÈNE.
Sire, les grandeurs dont Votre Majesté m’a comblé ont dépassé mes espérances.
NAPOLÉON.
Eh bien ! qui vous inquiète ? parlez, mon fils.
EUGÈNE.
Je puis perdre ce titre.
NAPOLÉON.
Avez-vous cessé d’en être die ?
EUGÈNE.
J’ose croire que non. Cependant des bruits sourds me font craindre que ma mère.
NAPOLÉON.
Eugène, quelque sacrifice que le salut de mon empire impose à mes sentiments, Joséphine sera toujours l’amie de mon choix, et toi, tu ne cesseras point d’être mon ami, mon fils.
L’HUISSIER.
Le grand duc de Saxe-Weimar, Son Altesse le grand-duc de Bade, Son Altesse Royale l’électeur de Saxe, Son Altesse le prince de Lichtenstein, ambassadeur d’Autriche.
NAPOLÉON.
Mon hôte, je remercie Votre Altesse de sa noble hospitalité.
L’ÉLECTEUR DE SAXE.
Sire, Votre Majesté peut commander en ces lieux, j’ai déjà donné des ordres pour que mes troupes cèdent à la garde impériale l’honneur de veiller sur vous.
NAPOLÉON.
Mon frère, je me crois parfaitement eu sûreté chez vous. Dans le palais de l’électeur de Saxe, d’un prince honnête homme, la garde ordinaire du souverain est ce qui convient davantage à un ami ; vos gardes saxonnes sont d’ailleurs un superbe corps.
LE GRAND-DUC DE SAXE-WEIMAR.
Sire, j’ai une grâce à demander à Votre Majesté.
NAPOLÉON.
Votre Altesse n’a qu’à parler.
LE GRAND-DUC.
Mon neveu, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, demande à servir près de vous comme aide-de-camp.
NAPOLÉON.
Ce désir est flatteur pour moi. Le prince a-t-il fait la guerre ?
LE GRAND-DUC.
Oui, sire, mais il oubliera bien vite ce qu’il en a appris, pour ne se souvenir que des leçons d’un aussi grand maître.
Junot rentre.
NAPOLÉON.
Mon frère l’électeur de Saxe, l’Autriche et la Russie viennent de m’envoyer leurs ratifications ; je suis heureux de vous saluer le premier du titre de roi et de grand-duc de Varsovie ; vous me serez, j’e suis certain, un allié fidèle.
LE ROI DE SAXE.
Mon frère, lié par les traités avec la Prusse et la Russie, j’ai été le dernier prince allemand admis à l’alliance de Votre Majesté. Si la fortune vous devenait un jour contraire, je serais également le dernier à vous abandonner.
L’HUISSIER.
Sa Majesté la reine de Prusse ! Son Altesse le grand-duc Constantin !
Scène VIII
LES MÊMES, LA REINE DE PRUSSE, LE GRAND-DUC
NAPOLÉON.
Ah ! madame, cette visite est une faveur, le grand-duc Constantin m’est témoin que je voulais hier prévenir Votre Majesté.
LA REINE.
Votre Majesté ayant fixé la plus inconstante divinité, ne doit point s’étonner si nous autres, simples mortelles, nous ne nous montrons pas moins prévenantes que la fortune.
NAPOLÉON.
Ah ! madame ! que dites-vous ? votre illustre prédécesseur soutenait que la fortune était toujours du côté des gros bataillons.
LA REINE.
Cette fois elle a été du côté des talents et du génie...
NAPOLÉON.
Vous me rendez confus...
LA REINE.
Nous avons appris à vous admirer ; à la vérité, il nous a fallu un peu de temps.
NAPOLÉON.
Il n’en faut point auprès de vous.
LA REINE.
Votre Majesté est trop polie ; quant à moi, je reconnais mes torts, mes préventions. Oui, princes, je l’avoue hautement, j’ai mal compris les temps ; le trône du grand Frédéric me semblait nous donner des droits à l’arbitrage de l’Europe ; nous nous sommes crus les héritiers de son génie, quand nous n’étions que les successeurs de sa puissance... Ce fol orgueil nous a perdus, mais j’espère que le héros du siècle ne voudra pas punir un noble roi et un peuple généreux des erreurs d’une faible femme, sa gloire est trop brillante...
NAPOLÉON.
Madame, mes sentiments personnels vous sont soumis ; j’ai prouvé à la princesse de Hasfeld que lorsque je pouvais pardonner...
LA REINE.
La conduite de Votre Majesté fut admirable en cette circonstance, elle m’a vivement émue. Je ne vous cacherai pas que, dès cet instant, abjurant toute haine et· toute prévention, mon désir sincère a été de devenir l’alliée de la France et l’amie de Napoléon.
LE GRAND-DUC.
À cette époque, Votre Majesté m’a souvent parlé dans ce sens.
NAPOLÉON.
Combien je regrette que ces, bonnes dispositions de la reine m’aient été connues si tard !
LE GRAND-DUC.
C’est la faute des événements.
LA REINE.
C’est un peu la mienne aussi : j’étais honteuse de m’être laissé abuser sur le-compte de Votre Majesté, je n’osais revenir brusquement ; ma dignité de reine, mon orgueil de femme...
Souriant.
Votre Majesté doit nous connaître.
NAPOLÉON, souriant.
J’avoue, madame, que je connais mieux la guerre.
LA REINE, avec grâce.
Vous ne nous la ferez plus, n’est-il pas vrai ?
NAPOLÉON.
À vous, madame, je veux être désormais le plus dévoué de vos admirateurs.
LA REINE.
Vous me le promettez ?... eh bien ! faisons la paix. J’en veux un gage.
NAPOLÉON, prenant une rose.
Que cette rose, moins belle que vous, nous tienne lieu de traité.
LA REINE.
Je l’accepte... mais avec Magdebourg.
NAPOLÉON.
Magdebourg ! cette ville reviendra un jour roi de Prusse ; elle n’est qu’une sûreté entre mes mains.
LA REINE.
Qu’en avez-vous besoin maintenant ? ne nous entendons-nous pas ?
NAPOLÉON.
J’ai déjà promis de diminuer la contribution de guerre...
LA REINE.
Oui, l’empereur Alexandre et le grand-duc m’ont instruite de vos bonnes intentions... montrez-vous tout-à-fait généreux... allons, rendez-moi Magdebourg.
NAPOLÉON.
Madame, laissons ces graves questions à nos ministres, au roi votre époux.
JUNOT, annonçant.
Sa Majesté le roi de Prusse arrive dans les cours du palais.
LA REINE, à part.
Il vient trop tôt, tout est perdu !
NAPOLÉON, au grand-duc.
Ah ! mon frère ! quel piège vous m’avez tendu !
LE GRAND-DUC.
Je vous ai vu plus embarrassé que devant l’ennemi.
NAPOLÉON.
Mille fois, mais je suis sauvé. Madame, veuillez accepter ma main, et allons recevoir votre époux.
LA REINE.
Faudra-t-il que je vous quitte avec le regret de vous avoir trouvé moins grand que je ne l’avais cru ?
NAPOLÉON.
Madame, c’est la faute de ma destinée
La reine fait un mouvement pour refuser la main de l’Empereur ; elle l’accepte enfin, et s’éloigne en lui parlant avec chaleur.
Troisième Tableau
Le Bal de l’Hôtel-de-ville
NAPOLÉON, MARIE-LOUISE, LE PRÉFET DE LA SEINE, MARÉCHAUX, OFFICIERS, etc.
Le théâtre représente un riche salon.
LE PRÉFET.
Sire, Paris a ressenti plus qu’aucune ville de l’empire la joie que fait naître l’hymen de Votre Majesté. Avec sa royale souveraine la France a conquis la paix ; la prospérité du commerce, l’éclat des arts en seront les fruits. Permettez-nous, sire, au nom de votre bonne ville, de déposer aux pieds de votre auguste épouse les présents que l’usage autorise et que le cœur est heureux d’offrir.
NAPOLÉON.
Je reçois avec plaisir les témoignages de l’amitié de ma bonne ville de Paris. Ils sont magnifiques et dignes d’elle ; mais je ne serai point ingrat : en échange de ces brillants tributs de son industrie, je lui donne les drapeaux pris sur l’ennemi, ils serviront à orner la demeure de nos vieux soldats et le temple de l’Éternel.
Bal.
ACTE IV
Premier Tableau
L’île d’Elbe
Le théâtre représente la maison habitée par l’Empereur.
Scène première
CAMBRONNE, MARCHAND
CAMBRONNE.
L’Empereur est-il venu ?
MARCHAND.
Non, mon général.
CAMBRONNE.
Qui sort d’ici ?
MARCHAND.
Le capitaine du brick de guerre en relâche au port, et ce jeune comte, vous savez ?...
CAMBRONNE.
Ah ! oui, le commissaire secret de Louis XVIII. Pourquoi l’avez-vous souffert ?
MARCHAND.
Je n’ai pas d’ordre contraire.
CAMBRONNE.
L’Empereur est trop confiant. Le voici.
Scène II
CAMBRONNE, MARCHAND, NAPOLÉON
NAPOLÉON.
Ah ! ah ! c’est vous, général ; vous n’étiez pas à la manœuvre.
CAMBRONNE.
Non, sire ; mais un officier chargé de dépêches est arrivé d’Allemagne.
NAPOLÉON.
L’avez-vous vu ?
CAMBRONNE.
Non, sire ; nous nous cherchons inutilement depuis deux heures.
NAPOLÉON.
Courez après lui ; peut-être m’apporte-t-il des nouvelles de ma femme et de mon fils. Vous me retrouverez ici.
Cambronne se retire.
Scène III
NAPOLÉON, seul
Cette vue est délicieuse ! Là-bas est la France ! j’y pense toujours ! Allons ! allons ! efforçons-nous d’oublier le plus beau rêve... Où est mon Plutarque ?... Ce Marius, deux fois proscrit et deux fois triomphant, est un singulier exemple des vicissitudes de la fortune...
Il prend le livre.
Un papier !
Il lit.
« Sire, tenez-vous sur vos gardes ! » Toujours des avertissements ! voudrait-on violer les traités ?... non, je ne puis croire... d’ailleurs, ne suis-je pas ici sous la sauvegarde de l’Autriche et de la Russie ? Oui, mais la trahison, les moyens secrets... Je n’ai jamais craint la mort sur un champ de bataille, je ne la craindrai pas davantage sur ce rocher.
À Marchand.
Marchand ! mon déjeuner ; je ne me suis jamais senti autant d’appétit... ce vent de mer est un excellent cuisinier, tout est bon avec lui.
On apporte le déjeuner.
Capitaine Méjean, j’ai remarqué ce matin que le peloton de droite avait mal conversé.
LE CAPITAINE.
C’est vrai, sire.
À part.
Il voit tout.
Scène IV
NAPOLÉON, LE CAPITAINE, UN CENT-SUISSE, UN POLONAIS, UN PAYSAN, MISCOT
LE CENT-SUISSE, en dehors.
Je veux le voir, je veux entrer !
LE POLONAIS et LE PAYSAN.
Nous aussi, nous aussi !
LE CAPITAINE.
On n’entre pas.
NAPOLÉON.
Qu’est-ce ?
LE CAPITAINE.
Un Cent-Suisse de la maison de Louis XVIII, et en grand uniforme.
NAPOLÉON.
Un Cent-Suisse ! le roi de France et de Navarre veut donc m’effrayer ? Qu’il entre : y a-t-il aussi là des étrangers, des voyageurs ?
LE CAPITAINE.
Oui, sire.
NAPOLÉON.
Laissez-les tous approcher ; il y en a peut-être dans le nombre qui arrivent de France.
Le capitaine fait un signe ; le Cent-Suisse, le Polonais et Miscot entrent.
NAPOLÉON.
Ah ! ah ! c’est toi, Petit ! tu fais donc toujours du tapage ?
PETIT.
Dam ! sire, un tambour-major !
NAPOLÉON.
Comme te voilà affublé !
PETIT.
Sire, ne m’en parlez pas... Ils ont prétendu, parce que j’étais tambour-major dans votre garde, que j’étais assez bel homme pour me faire Cent-Suisse, mais je n’ai pu oublier que j’ai été un de vos grognards, et j’ai déserté.
NAPOLÉON.
À te parler franchement, ton ancien uniforme t’allait mieux.
PETIT.
Au diable les côtelettes.
Il déchire ses brandebourgs.
NAPOLÉON.
Tu as déserté, sais-tu que c’est une faute grave ?
PETIT.
Sire, j’en conviens ; mais je n’y pouvais plus tenir.
NAPOLÉON.
On vous traitait donc mal ?
PETIT.
Faites excuse ! Quant à la paye, c’était bien ; mais quant à l’honneur, à la considération... quel déchet ! Lorsque les enfants nous voyaient passer, ils disaient : Tiens, un Cent-Suisse ! c’est-il drôle ! Et puis, les femmes... Enfin, j’en ai eu bien vite de trop, et me voilà. Sire, je viens vous demander l’ancienne capote et les boutons à l’aigle.
NAPOLÉON.
Je te recommanderai à Cambronne.
PETIT.
Grand merci, mon Empereur.
NAPOLÉON, au Polonais.
Un lancier polonais ! Ami, qui t’amène ?
LE LANCIER.
Le malheur ? Le czar de Russie, roi de Pologne, nous à réclamés comme ses sujets, et Louis XVIII nous a renvoyés comme étrangers.
NAPOLÉON, à part.
Quelle faute !
Haut.
Vos lettres de naturalisation ont été signées avec du sang sur vingt champs de bataille... Que puis-je faire pour toi ?
LE POLONAIS.
Sire, je ne demande qu’une lance et du pain.
NAPOLÉON.
Les Polonais ont des droits sur le dernier morceau de pain de Napoléon...
MISCOT.
Il est toujours le même... Hum ! hum !
NAPOLÉON.
Ah ! ah ! encore une vieille connaissance. Eh bien ! mon pauvre Miscot, que viens-tu faire ici ? voudrais-tu quitter la garde ?
MISCOT.
Il n’y a plus de garde impériale ; il y a les grenadiers royaux, et encore sont-ils à Metz, tandis que les mousquetaires gris et rouges, les chevau-légers, les gendarmes, les Cent Suisses, les gardes de la porte, etc., etc., sont aux Tuileries et à Saint-Cloud.
NAPOLÉON, à part.
Ah ! quelle faute ! quelle faute encore !
À part.
Quoi ! retrouver le plus beau trône après vingt ans d’exil, et recommencer les mêmes fautes ! inquiéter le peuple sur son existence, le blesser dans les sentiments d’égalité qui lui sont si chers, humilier les soldats, les dégrader pour ainsi dire, en leur enlevant leurs vieux uniformes, leurs vieux drapeaux, les insignes de leur ancienne gloire, leur seule et véritable dotation ! mais ces Bourbons, c’est donc la fatalité qui les aveugle !... J’avais renoncé à tout ; une nouvelle existence commençait pour moi dans cette île, et voilà que leurs folies semblent vouloir m’en arracher !...
Scène V
LES MÊMES, CAMBRONNE
CAMBRONNE.
Que tout le monde se retire... Grenadier, ne laissez approcher personne.
NAPOLÉON.
Qu’est-ce à dire, général ?
CAMBRONNE.
Lisez, sire.
NAPOLÉON.
Une lettre d’Eugène.
Il lit.
« Mon cher général,
« On m’a fait donner ma parole de ne point écrire et de ne point chercher à voir celui que je ne puis oublier. (Bon Eugène !) Je tiendrai ma promesse ; cependant je crois devoir vous prévenir, comme un vieil ami, que vous ayez à quitter promptement l’île d’Elbe... Le séjour des côtes de l’Italie est malsain, c’est la route d’Afrique, et les vents de cette région donnent la mort. Au reçu de cette lettre, retournez en France... »
Il réfléchit.
CAMBRONNE.
Eh bien ! sire.
NAPOLÉON.
Eh bien ! général, Eugène vous donne peut-être un bon conseil.
CAMBRONNE.
S’il est bon pour moi, il est encore meilleur pour Votre Majesté.
NAPOLÉON.
Retourner en France !
CAMBRONNE.
Tous vos amis vous y engagent, le peuple vous attend, l’armée vous désire.
NAPOLÉON.
Non, non, je ne puis sur de simples soupçons ; je ne ferai rien que je n’aie vu Drouot.
CAMBRONNE.
Il sera peut-être trop tard ; il est sans doute encore à Naples.
UN OFFICIER.
Sire, le général Drouot.
CAMBRONNE.
Son arrivée vaut une victoire.
Scène VI
LES MÊMES, DROUOT
NAPOLÉON.
Quoi ! déjà de retour ! Eh bien ! quelles nouvelles ?
DROUOT.
Sire, la guerre est déclarée, le roi de Naples a pris les armes et a envahi les légations.
NAPOLÉON.
L’imprudent ! il nous perd.
DROUOT.
J’ai tout tenté pour faire changer ses desseins, il a été inébranlable. J’ai contribué à la chute de l’Empereur, m’a-t-il dit, je veux lui ramener la fortune.
NAPOLÉON.
L’insensé ! ne sachant faire rien à propos, ni la paix, ni la guerre.
DROUOT.
Sire, il faut l’excuser, j’ai vu de mes propres yeux les preuves de la mauvaise foi de la Sainte-Alliance. On veut détrôner Murat et confiner Votre Majesté à Sainte-Hélène.
NAPOLÉON.
Ah ! il commence à trembler pour lui. Croyait-il donc se sauver sans moi ? Comme Bernadotte, il n’a pas conspiré avec Moreau et tramé ma ruine à Leipsick. Quant à moi, je demeurerai ici ; malheur à mes ennemis, s’ils osent relancer le lion dans le dernier refuge qui lui reste ! mais je ne veux pas rompre le premier les traités que j’ai consentis.
DROUOT.
Que dites-vous, sire ? Voulez-vous attendre sans défense les coups qui doivent vous frapper ? Songez-vous que deux frégates anglaises peuvent bloquer l’île, et que six mille hommes de débarquement suffiraient pour nous faire prisonniers ?
NAPOLÉON.
Croyez-vous, général ?...
DROUOT.
Au nom de vos amis, sire !
NAPOLÉON.
Pas un mot de plus. Voyons maintenant le travail.
DROUOT.
Voici les journaux de France... Quelle bassesse ! quel déchaînement !
Il rejette les papiers.
NAPOLÉON.
Lisez toujours, général ; à travers les enflures, les flagorneries et les diatribes, les faits restent les mêmes, et c’est l’important. Dire que j’ai été un despote, un tyran, ce n’est pas nier que j’ai té l’Empereur élu du peuple. Dire que les Bourbons sont des princes vertueux ct légitimes, ce n’est pas nier davantage que la nation ne veut pas leur gouvernement. Aux injures près, je m’entends très bien avec mes amis.
DROUOT.
Sire, craignez la perfidie des souverains.
NAPOLÉON.
J’ai traité de bonne foi, j’ai cédé beaucoup trop peut-être ; mais si l’on exigeait davantage, je pourrais jeter mon épée dans la balance.
UN OFFICIER.
Le capitaine Adam et le comte de Saint-Vallier demandent à présenter leurs respects à Votre Majesté.
NAPOLÉON.
Ils prennent mal leur temps : cependant, qu’ils entrent,... dans ce moment je dois tout écouter, tout voir.
Scène VII
LES MÊMES, LE CAPITAINE, LE COMTE
NAPOLÉON, au comte.
Bonjour, monsieur, eh bien ! quand nous quittez-vous !
LE COMTE.
Sire...
NAPOLÉON.
Capitaine Adam, je ne vous ferai pas la même question, je sais que vous et votre équipage avez besoin de repos...
LE CAPITAINE.
Sire, je compte cependant ! mettre à la voile sous deux jours, je vais en Grèce.
NAPOLÉON, au comte.
Voilà une superbe occasion pour vous, monsieur, vous qui aimez les beaux sites et qui écrivez.
LE COMTE.
Désespéré ! mais je ne pus profiter... cette lettre de mon gouvernement que je viens de recevoir à l’instant...
NAPOLÉON.
Eh ! mais, d’après cela, je puis vous regarder comme une espèce d’ambassadeur au petit pied. Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous à me dire ?
LE COMTE.
Sa Majesté le roi de France et de Navarre désire que votre petite armée soit licenciée.
NAPOLÉON.
Et pour me forcer à exécuter ce désir d’une manière digne d’elle, je parie que ma pension est supprimée.
LE COMTE.
Il est vrai que les embarras de l’état forceront de suspendre jusqu’à nouvel ordre... mais Votre Majesté peut réclamer.
NAPOLÉON.
C’est bien mon intention. Drouot, vous aviez raison, voici l’éclair qui précède la foudre, mais je ne l’attendrai pas immobile... Cambronne, faites battre le rappel, que tous mes soldats prennent les armes.
Cambronne sort.
DROUOT.
Sire, vous nous sauvez tous !
LE COMTE.
Sire, qu’allez-vous faire ?
NAPOLÉON.
Ce qu’exigent mon honneur, ma sûreté, ma gloire !
LE COMTE.
Vous ne pensez pas à marcher presque seul à la conquête d’un empire de trente millions d’habitants.
NAPOLÉON.
Seul ! dites-vous, monsieur, et comptez-vous pour rien mes filles immortelles ! Marengo, Austerlitz, Iéna, Wagram et Montmirail, marcheront, devant moi, elles me couvriront de leurs lauriers, elles me rendront sacré pour tout bon Français.
LE COMTE.
Sire, permettez-moi d’écrire à ma cour, je suis certain que le roi vous rendra justice.
NAPOLÉON.
Non, monsieur, il faut que je traite personnellement avec Louis XVIII ; dans vingt jours je serai aux Tuileries, et s’il veut m’attendre, je lui prouverai qu’un empereur électif peut se montrer plus généreux qu’un roi légitime.
On entend les tambours.
Scène VIII
LES MÊMES, CAMBRONNE
CAMBRONNE.
Sire, les troupes sont sous les armes.
NAPOLÉON.
Qu’elles s’embarquent ! Messieurs, le sort en est jeté... nous allons conquérir la France, mais je veux que ce soit l’arme au bras.
Deuxième Tableau
Le plateau de Waterloo
Le théâtre représente une partie du champ de bataille de Waterloo. On entend dans le lointain le bruit de la canonnade.
Scène première
NAPOLÉON, CAMBRONNE, NEY, ÉTAT-MAJOR
Au lever du rideau, le plateau est occupé par les troupes anglaises ; il est enlevé à la baïonnette par les grenadiers de la garde.
DROUOT, à Napoléon.
Sire, vous désiriez ce plateau pour observer les mouvements de l’ennemi ; la garde vient de l’enlever à la baïonnette.
NAPOLÉON prend place sur le plateau et examine le mouvement de l’ennemi avec sa lunette.
L’ennemi s’est déjà replié sur la seconde ligne ; messieurs, jamais bataille ne s’est présentée si belle et si sûre ; si tous les mouvements que j’ai ordonnés sont exécutés ponctuellement, nous coucherons ce soir à Bruxelles, et demain nous recueillerons d’immenses résultats.
LE MARÉCHAL NEY.
Sire, l’ennemi a des masses profondes, et qui n’ont point été encore entamées. Si Votre Majesté veut me confier deux divisions et une partie de la garde impériale, je m’engage à enfoncer le centre de Wellington, et à le rejeter en désordre sur la forêt de Soignes.
NAPOLÉON.
Maréchal, j’ai la plus grande confiance dans votre bravoure et dans votre habileté, mais le mouvement que vous me conseillez serait prématuré ; je n’engagerai pas la garde impériale avant de savoir si Grouchy a reçu mes dernières instructions, et s’il est en mesure de les exécuter. Messieurs, nous jouons aujourd’hui les destinées de la France, et nous en sommes peut-être à notre dernier combat.
CAMBRONNE.
Votre Majesté étant à notre tête, nous avons encore dix batailles malheureuses à livrer avant de cesser d’être redoutables à l’étranger.
NAPOLÉON.
Mon cher Cambronne, j’aime à vous entendre parler ainsi. Si tous les Français pensent comme vous, nous pouvons encore, avant trois mois, devenir les arbitres de l’Europe.
On entend le canon sur la droite, un aide-de-camp arrive et remet une dépêche au maréchal Ney.
LE MARÉCHAL NEY.
Sire, le général Domont envoie prévenir Votre Majesté qu’un corps de huit à dix mille Prussiens vient de paraître sur notre droite, le canon tonne en effet de ce côté.
NAPOLÉON.
Et Grouchy ! que devient-il ? sans doute il suit l’ennemi... Général Duhesme, portez-vous avec ma jeune garde au devant des Prussiens, et empêchez leur jonction à l’armée anglaise. Vous, maréchal, demeurez ici, faites créneler la Haie-Sainte ; repoussez l’ennemi s’il ose se présenter, mais ne hasardez aucun mouvement avant de savoir l’issue de la manœuvre des Prussiens. Messieurs, suivez-moi.
Il sort avec plusieurs généraux.
Scène II
LE MARÉCHAL NEY, OFFICIERS et SOLDATS
LE MARÉCHAL NEY, aux Soldats.
Allons, camarades, de l’activité ! mettons-nous en mesure de bien recevoir l’ennemi.
Les soldats obéissent aux ordres du maréchal, mettent les canons en batterie, et prennent diverses positions.
Scène III
LES MÊMES, NAPOLÉON
NAPOLÉON.
Tout va bien, le mouvement de ma jeune garde a arrêté brusquement l’ennemi, il n’est point en force et ses attaques n’ont plus rien d’inquiétant... Mais Grouchy ! qui me donnera des nouvelles de Grouchy ?
LE MARÉCHAL NEY.
Sire, nous allons être attaqués.
Le canon gronde.
NAPOLÉON.
Pour cette fois, c’est Grouchy ! Messieurs, la bataille est gagnée maintenant.
Un aide-de-camp arrive au galop.
L’AIDE-DE-CAMP.
Sire, l’armée prussienne ayant dérobé une marche au maréchal Grouchy, vient d’entrer en ligne tout entière ; notre droite est débordée, et le village de la Haie menacé.
NAPOLÉON.
Maréchal, défendez le village. Cambronne, à la tête de ma vieille garde, allez prendre vos lignes contre les colonnes anglaises. Mes amis, la victoire nous est arrachée, mais nous pouvons encore combattre pour l’honneur du champ de bataille.
On exécute le mouvement.
LE MARÉCHAL-DES-LOGIS DE DRAGONS.
Sire, nous sommes trahis ! plusieurs généraux haranguent leurs troupes et les engagent à passer à l’ennemi.
NAPOLÉON.
Les as-tu vus ? les as-tu entendus ?
LE DRAGON.
Non, sire ; mais le bruit s’en répand partout.
NAPOLÉON.
Les seuls traîtres sont ceux qui calomnient l’armée ; retourne à ton corps, et dis à tes camarades que les généraux qu’on accuse viennent de se faire tuer, à l’instant même, sur le champ de bataille.
LE DRAGON.
Vive l’Empereur ?
Il s’éloigne.
NAPOLÉON.
Il n’y a plus d’Empereur, mais il y a encore une France ! Soldats, vive la France !
LES SOLDATS.
Vive la France !
Scène IV
LES MÊMES, DROUOT
DROUOT.
Sire, encore un moment, et la retraite devient impossible.
NAPOLÉON.
Ne me parlez pas de retraite, mes amis ; c’est ici qu’il faut mourir !
LES ANGLAIS.
Huzza ! huzza !
DROUOT.
Ferme, Cambronne ! Soldats, faisons-nous jour à travers l’ennemi.
LES ANGLAIS.
Rendez-vous ! rendez-vous !
CAMBRONNE.
La garde meurt et ne se rend pas !
DROUOT.
En avant !
TOUS LES SOLDATS.
En avant !
La garde charge les Anglais ; Cambronne tombe blessé en leur pouvoir Napoléon et les bataillons d’escorte se font jour à travers l’ennemi.