L’Envers d’une sainte (François DE CUREL)
Pièce en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Libre, le 25 janvier 1892.
Personnages
GEORGES PIERRARD
JULIE RENAUDIN
NOÉMIE DULAC
CHRISTINE LAVAL
JEANNE LAVAL
VEUVE RENAUDIN
BARBE
Même décor pour les trois actes. Intérieur bourgeois de petite ville : Salon cossu ; parquet ciré, rideaux empesés, mobilier banal. Ordre méticuleux. Carrés de guipure sur le dossier des meubles, tapis ronds en losanges de toutes couleurs devant les fauteuils. Portraits de famille tournures rococo, faces philistines. Cave à liqueurs, jeu de tric-trac, album de photographies. Ni livres ni journaux. Sujet de pendule : Muse accordant sa lyre.
ACTE I
Scène première
VEUVE RENAUDIN, NOÉMIE
Veuve Renaudin, toilette soie noir à volants, surannée et sévère, non sans prétentions à l’élégance. Chapeau à rubans violets et ornements de jais. Prête à sortir. Noémie : robe de toile grise très simple. Tablier à bavolet attaché sur la poitrine.
NOÉMIE.
Elle peut arriver d’une minute à l’autre...
VEUVE RENAUDIN.
Aura-t-elle l’esprit de faire arrêter la diligence en passant devant la maison ? Sa vie au couvent doit l’avoir rendue bien empêtrée... Il aurait mieux valu convenir d’aller la prendre au bureau, pour ne pas risquer de malentendu.
NOÉMIE.
Je ne me représente pas Julie empêtrée, ou c’est qu’elle est bien différente d’autrefois... Elle si impétueuse !
VEUVE RENAUDIN.
Oui, mais 18 ans religieuse !
NOÉMIE.
Bientôt dix-neuf... En effet, ça compte... Mais c’est justement signe qu’elle a gardé beaucoup de décision dans le caractère : Rompre avec un si long passé !
VEUVE RENAUDIN.
D’autant que personne ne l’a encouragée... Certainement je suis contente de revoir ma fille... Quand elle est entrée au Sacré-Cœur, j’ai fait tout mon possible pour la retenir, car je n’ai jamais cru un instant à sa vocation... Malgré cela, je ne lui ai témoigné aucune joie quand elle m’a écrit qu’elle était à bout de forces, avait soit de grand air, voulait achever sa vie au milieu de ses parents, que dans l’intérêt même de son salut, elle devait quitter le couvent où elle ne pouvait plus prier. Sa position sera si difficile !... Quand on aura dit : « elle a jeté le froc aux orties, » les pharisiens se signeront. Elle est pourtant relevée de ses vœux. Il en a fallu des démarches à Rome !
NOÉMIE.
Elle est très pieuse... Nous l’occuperons énormément des pauvres, des œuvres... Elle s’est trompée sur sa vocation... C’est un malheur. Tout le monde la plaindra. Elle a lutté si longtemps !... Nous lui ferons une petite vie supportable.
VEUVE RENAUDIN.
Qui peut-être lui paraîtra encore plus amère que celle de là-bas !... La diligence a du retard... Comme si j’avais le temps d’attendre !... Barbe guette à la porte, n’est-ce pas ?
NOÉMIE.
Oui. Dès qu’elle entendra les grelots des chevaux, elle se précipitera sur le perron pour faire arrêter, au cas où Julie n’aurait pas bien prévenu le conducteur... Pauvre Julie, c’est tout de même bon de penser que nous allons l’embrasser, après des an nées et... tant de choses tristes !...
VEUVE RENAUDIN, distraite.
Oui... tristes... Pourtant, si elle n’arrive pas, je vais être obligée de partir... Il n’y a pas à lire...
NOÉMIE, écoutant.
La voilà !... J’entends la diligence...
VEUVE RENAUDIN, après avoir écouté.
Tu as l’oreille fine !... Je n’entends rien...
NOÉMIE.
Si, si !...
Elle court à la fenêtre et l’ouvre.
Maintenant, à moins que tu ne sois sourde... Là-bas ! Regarde... Il y a un militaire sur l’impériale... Oh ! mais !... on dirait à la portière de gauche... Elle !... C’est elle, qui agite son mouchoir !... je savais bien qu’elle ne serait pas empêtrée !...
Toutes deux penchées à la fenêtre agitent aussi leurs mouchoirs. Le bruit de la voiture augmente.
Courons au-devant d’elle !...
Elles sortent en laissant la porte ouverte. On entend le bruit d’une arrivée. Baisers, exclamations. Choc d’une malle sur le dallage du vestibule.
Scène II
VEUVE RENAUDIN, NOÉMIE, JULIE
Elles entrent. Julie au milieu, sa mère et sa tante suspendues à ses bras. Julie en robe noire, plate, sans taille. Chapeau en paille marron, garni sur le devant d’un bandeau blanc, voile marron tombant sur l’épaule.
VEUVE RENAUDIN, embrassant Julie.
Ah ! ma fille !... Après 18 ans !...
JULIE.
Il me semble que c’est un rêve !... que j’ai tout quitté hier...
Elle embrasse sa mère et Noémie.
Excepté vous deux, méchantes, qui n’êtes jamais venues me voir...
VEUVE RENAUDIN.
Le pouvions-nous ?... La santé de ton pauvre père...
JULIE, montrant une porte.
C’est dans la chambre à côté, là, n’est-ce pas, qu’il est mort ?
VEUVE RENAUDIN.
Oui...
Elle s’essuie les yeux.
NOÉMIE.
Il a parlé de toi presque jusqu’à la fin.
JULIE.
Sa connaissance tout le temps ?
VEUVE RENAUDIN.
Tout le temps !... Et si résigné à la volonté du bon Dieu !
JULIE.
Pauvre papa !...
Elle se dirige vers la porte.
Je voudrais dire une petite prière au pied du lit...
Elle entre dans la chambre voisine. Un silence. Sa mère et sa tante restent à la porte et la regardent en s’essuyant les yeux. Julie, du dehors.
Tout est resté comme autrefois.
NOÉMIE.
On n’a touché à rien.
JULIE, reparaissant.
Pauvre papa !... Je le vois encore !...
Se retournant vers la porte ouverte.
Là, dans son fauteuil... Toujours si patient ! Ah !... les morts...
VEUVE RENAUDIN.
Quand on y pense !... Tous ceux que tu ne retrouveras plus... Tes deux grand’mères... Tante Mélanie... Tante Louise... Il y a trois mois, ton cousin Henri.
JULIE, se contenant.
J’en ai pleuré là-bas... Henri, si jeune, si nécessaire aux siens...
VEUVE RENAUDIN.
Oui... Quand on a un peu vécu, et qu’on se reporte vers le passé, comme il semble animé, et le présent morne. Ne trouves-tu pas ?
JULIE.
Non... Pour moi, la vie de loin, cela se résumé à quelques souvenirs... presque rien... et un presque rien qui serre le cœur... Enfin !
Elle va vers la fenêtre, probablement pour s’attendrir à son aise et regarde au de hors.
Le jardin n’a pas changé... Ah si, au bout, on a planté du lilas... Il y avait autrefois une charmille.
NOÉMIE.
Il a fallu l’arracher après le gros hiver.
JULIE.
C’est comme dans le jardin du Sacré-Cœur ; on a perdu toute une allée de marronniers. Les poules, toujours à la même place... Et dans la niche, plus, de chien ? Phanor, qu’est-ce qu’il est devenu ?
VEUVE RENAUDIN.
Y penses-tu ? À ton départ, il était déjà vieux.
JULIE.
C’est vrai !... je retarde !
VEUVE RENAUDIN.
Julie, il faut que je m’en aille. C’est aujourd’hui la réunion générale des Enfants de Marie. Monseigneur a fait le voyage exprès pour y assister, et comme présidente, il est impossible que je man que. À tout à l’heure.
Elle embrasse Julie.
C’est ennuyeux tout de même !
JULIE.
Voilà... Les grandeurs !...
VEUVE RENAUDIN.
À la prochaine séance, tu viendras... on compte que tu seras une des plus zélées...
JULIE.
Oui, maman.
Mme Renaudin sort.
Scène III
JULIE, NOÉMIE
NOÉMIE, à Julie qui ôte son chapeau.
Julie, tu ne veux rien prendre ?
JULIE.
Merci, tante. J’ai déjeuné au buffet de Dijon il y a deux heures. Pour une personne qui vient d’être enfermée la moitié de sa vie, je me tire très bien d’affaire en voyage. Cela m’amuse, par dessus le marché.
NOÉMIE.
Ta mère était convaincue que tu te perdrais en route.
JULIE.
Moi ?... Pas de danger !...
NOÉMIE, lui prenant les mains.
Maintenant tu vas t’asseoir à côté de moi. Il y a des siècles que nous n’avons causé... La pensée que ta supérieure lisait mes lettres, me glaçait, tu comprends... Et toi, probablement la même chose...
Elles s’assoient. Après l’avoir longuement regardée.
Julie, je ne croyais jamais te revoir ici !
JULIE.
Il est mort... Je pouvais revenir...
NOÉMIE.
Mais ce n’est pas seulement pour ne plus voir Henri que tu te réfugiais au couvent... Tu t’imposais une expiation...
JULIE.
L’expiation n’a-t-elle pas assez duré ?... En somme, je n’ai pas tué ; Dieu veut-il que je meure ? Cela serait arrivé ; je n’en pouvais plus ! J’éprouvais vis-à-vis de mes compagnes, une sécheresse de cœur affreuse !... Mes élèves, celles-là, je les aimais. Ah oui, beaucoup !... Mais la famille me les arrachait dès que je leur étais bien attachée... Les autres sœurs avaient toutes ou presque toutes une vocation ardente... Sans doute, elles s’intéressaient aux enfants, mais avec l’idée d’en faire des saintes... Moi pas... On m’appelait « ma mère » et j’étais bien réellement mère, toujours en deuil de quelque fille... Voyez-vous, tante, je n’ai jamais pu renoncer à être femme, douloureusement et humainement femme, parmi des anges qui ne me comprenaient pas.
NOÉMIE.
Au moins, avais-tu un confesseur intelligent ?... Est-ce sur son conseil que tu reviens ?
JULIE.
Oui, cela oui !... Un homme très âgé... Excellent... Il voyait bien que j’étouffais... C’était clair !... Il a été d’avis qu’il valait mieux rentrer dans le monde et y faire le plus de bien possible, que de se ronger dans un cachot, puisque ma cellule était un cachot... Intelligent ?... Non, je ne crois pas... Il me semble qu’il s’y prenait mal... Toujours revenir sur le passé, m’exhorter au repentir, prêcher une vie de pénitence... Eh que faisais-je donc, grand Dieu ?... Oui j’ai été criminelle ; mais pourtant on aurait dû me laisser oublier un instant que le cloître était un bagne...
NOÉMIE.
La supérieure ? Est-ce qu’elle était au courant ?
JULIE.
La supérieure... J’en ai eu trois... Si bien façon nées par la règle qu’elles étaient absolument pareilles. On peut en parler au singulier : la supérieure... Mon devoir était de tout lui dire. Elle a connu ma faute.
NOÉMIE.
Et rien de ce côté-là ?... Pas un peu de tendresse ?...
JULIE.
Bonne... les trois... également bonnes et indulgentes !... De la tendresse ?... Non, certes pas... Le ciel... toujours le ciel... Au ciel je serais récompensée, consolée, choyée... Au ciel, heureuse !... Ah ! tante, ce que j’ai souffert sur la terre !
NOÉMIE, l’embrassant.
Pauvre petite !
JULIE, brusquement, les yeux baissés, après un long silence.
Parlons d’Henri... J’ai appris qu’il était mort, et c’est tout... Pas un détail... La nouvelle m’a été apportée par une gentille lettre de sa fille Christine, petite lettre bien affectueuse, qui m’a surpris, écrite à une parente qu’elle n’a jamais vue... mais un billet insignifiant... Ensuite, à votre tour, vous m’avez écrit deux lignes... L’annonce toute sèche de l’évènement... Ce n’est pas bien à vous, tante... J’attendais mieux...
NOÉMIE.
Je n’ai pas osé... Je ne connaissais pas assez l’état de ton cœur... Dans l’incertitude...
JULIE.
Mon cœur... Il vous en a voulu de ce silence !
NOÉMIE.
Ainsi, tu aimais encore ton cousin ?
JULIE.
J’ai été une fidèle religieuse, je vous jure... Jamais je n’ai pensé à Henri qu’en priant... mais hélas ! jamais je n’ai prié sans penser à lui... Et c’est ce que vous auriez dû sentir, ma tante, vous qui, j’en suis sûre, avez eu de grandes peines, car vous devinez trop bien les cœurs qui se désespèrent... vous, mon amie des mauvais jours... Il fallait me comprendre jusqu’au bout... Henri n’a pas été longtemps malade, n’est-ce pas ?
NOÉMIE.
Quelques jours. Une fluxion de poitrine qui l’a enlevé en pleine santé.
JULIE.
Et ses derniers moments ?
NOÉMIE.
Très courageux... Mais tu sais, il pratiquait peu. C’était un homme de la génération nouvelle... Pas comme ton père...
JULIE.
Il a reçu ses sacrements, cependant ?
NOÉMIE.
Oui, oui... Et il s’est éteint doucement... entre sa femme et sa fille...
JULIE, hésitante.
Sa femme !... Moi partie, est-ce que Jeanne a parlé ?
NOÉMIE.
Jamais !... Elle ne mérite pas un pareil soupçon. Tu, avais sa promesse de ne rien dire, elle l’a tenue.
JULIE.
J’ai tort... Oui, elle a été très généreuse... presque trop... Si elle avait dénoncé mon crime au lieu de tout mettre sur le compte d’un accident, j’aurais passé, sans doute, par une abominable épreuve, mais la révolte m’aurait poussée dans une autre voie, et je ne serais pas maintenant un fruit sec de la vie...
NOÉMIE.
Allons, allons !... Tu n’en penses pas un mot... Fruit sec, toi qui as élevé pour Dieu toute une génération de jeunes âmes ! Et le bien que tu peux faire encore !
JULIE.
Oui, le bien !... Le bien que peut faire une créature en détresse !
Après un silence.
Tante, il est impossible qu’Henri soit mort sans m’envoyer un souvenir, une parole... Puisqu’il a toujours ignoré que j’ai voulu tuer sa femme, il a pu regretter en toute liberté d’esprit ce que j’ai souffert de son abandon... Ma vocation !... Ah il en connaissait la valeur, lui !... Et rien avant de mourir ?
NOÉMIE.
Pendant son agonie, il a prononcé des noms : celui de ta mère, le mien, celui de ses sœurs... le tien, probablement... Rien de particulier...
Julie pleure.
Ma pauvre enfant, il y a dix-huit ans de cela, c’est long !
JULIE.
Long ! il a vécu lui... Il a pu oublier ! Moi, enfermée avec la même vision, toujours ! toujours !... je me souviens...
NOÉMIE.
N’accuse pas ton cousin d’insouciance... Il n’a pas parlé de toi pendant sa maladie... c’est vrai... Mais nous étions si rarement seuls.
JULIE.
Est-ce qu’avant ?...
NOÉMIE.
Oui, plusieurs fois... Connaissant notre intimité, il supposait que tu m’écrivais souvent... Il m’a prié de lui montrer de tes lettres.
JULIE.
Beaucoup de lettres ?
NOÉMIE.
Quelques-unes, oui... je lui en ai fait lire...
JULIE.
Combien, enfin ? je suis curieuse...
NOÉMIE, hésitante.
Deux... je crois.
JULIE.
Deux !... Il a demandé deux fois de mes nouvelles !...
NOÉMIE.
Tu sais, je ne m’y prêtais pas très volontiers... À quoi cela pouvait-il mener ? Un jour, il m’a longue ment parlé de toi... Dans l’état de paix où je te supposais, je n’ai pas cru devoir t’en avertir.
JULIE.
Mais maintenant, maintenant...
NOÉMIE.
C’était le jour de la première communion de sa fille... Après déjeuner, on prenait le café sous le gros sapin. Je me suis trouvée un peu à l’écart, je ne sais comment, avec Henri. Il s’est mal conduit envers toi, mais malgré cela, je t’assure, il n’y avait pas de meilleur garçon... Loyal et bon !
JULIE, avec anxiété.
Oui, oui... Loyal et bon...
NOÉMIE.
Il me montrait sa fille, jolie comme un cœur dans son nuage de mousseline et il l’appelait en riant « sa petite mariée » ; puis tout à coup, il est devenu grave : « Ma petite mariée, toute blanche, me fait songer à une autre personne... là-bas... toute noire... Dès que j’y pense, à celle-là, adieu toute espèce de joie... Je n’ai commis qu’une vraiment vilaine action, voyez-vous, cousine Noémie... mais c’est un poids que j’ai là... »
JULIE, exaltée.
Oui, c’est bien lui... Je le retrouve... Il ne pouvait m’avoir oubliée... Nous nous étions trop promis l’un à l’autre... Tôt ou tard, il devait me revenir... Pourquoi n’ai-je pas été prévenue ?...
NOÉMIE, scandalisée.
À voir l’impression que tu éprouves, c’eût été très regrettable... Vous aviez des engagements sacrés l’un et l’autre...
JULIE.
Ah je suis si touchée !... La façon dont il s’exprimait sur mon compte... Cela me fait un peu délirer... Hélas qui, mes engagements étaient là... Et l’entretien, comment s’est-il terminé ?... Qu’à encore dit Henri ?
NOÉMIE.
Il s’est mis à raconter votre histoire. Cette histoire sur laquelle nous avons tant pleuré ensemble, ma pauvre enfant... Et qu’il t’avait beaucoup aimée, et que tu l’avais beaucoup aimé. Puis vos serments, vos illusions, et les projets qui s’en suivirent. Enfin son année à Paris...
JULIE.
Suivie d’un retour !... Marié !... Une élégante petite parisienne au bras... Et moi... folle !...
NOÉMIE.
Il savait à quoi s’en tenir... Pour lui, ton entrée en religion était un coup de désespoir... Il me l’a dit ce jour-là, et pas gaiement, va !
JULIE.
Avez-vous cherché à lui donner le change ?
NOÉMIE.
Non... Comme j’ai foi dans une autre vie, je pense que chacun doit connaître ses responsabilités, quitte à y perdre un peu de son repos.
JULIE.
Tout son repos !... Un régime qui m’a réussi...
NOÉMIE.
Après s’être accusé longuement, Henri m’a priée de faire une démarche auprès de toi, pour t’expliquer ses remords et obtenir son pardon... J’ai nettement refusé, prétextant que ses regrets blesseraient ta conscience de religieuse et que tu m’arrêterais au premier mot... Quant au pardon, j’ai pris sur moi de déclarer qu’avant ton départ tu m’avais chargée de le lui donner plein et entier si l’occasion s’en présentait.
JULIE, amèrement.
Cela va de soi... Il n’avait brisé que mon bonheur, moi j’ai voulu détruire celui de sa femme et le sien... Deux pour un, la proportion n’y était plus...
NOÉMIE, cherchant à la calmer.
Julie !
JULIE, éclatant.
Eh bien oui, dans un accès de basse jalousie, j’ai essayé de tuer Jeanne... Elle était enceinte, nous traversions le ravin sur une planche étroite, je marchais derrière elle... Un faux pas... Je la pousse, elle tombe !... Le pardon d’une femme qui a fait cela ne se demande pas... Mon pardon ! J’aurais dû passer en cour d’assises et au lieu du Sacré-Cœur j’arriverais de Nouméa...
NOÉMIE, consternée.
Julie !... Julie !... Toujours violente, exagérée...
JULIE, se contenant.
Non, non, la discipline y a mis bon ordre... Voyez, je suis bien vite maîtresse de moi-même... Du reste, c’est la première fois depuis des années... Au couvent, jamais le moindre emportement... Mes élèves me trouvaient très douce...
NOÉMIE.
Ainsi tu ne m’en veux pas d’avoir pardonné en ton nom à Henri ?
JULIE, acerbe.
Comment donc !... Ne me suis-je pas pardonné à moi-même, puisque me voici ?...
NOÉMIE.
Ton retour me donne une grosse inquiétude... Nous sommes très liées avec Jeanne, qui vient ici à peu près tous les jours, surtout depuis qu’elle est veuve. Elle mène une vie très retirée et n’a guère que nous à voir... Ta mère qui n’a jamais eu le moindre soupçon du drame d’autrefois, désire qu’une grande intimité s’établisse entre Jeanne et toi... Jeanne s’y prêtera... C’est une nature très simple, incapable d’arrière-pensée... Elle s’est toujours beaucoup intéressée à toi... Oh ! sans affectation de grandeur d’âme, je t’assure ! Enfin, elle va continuer à être de la maison, et je suis très préoccupée du trouble où sa présence te jettera, car tu n’es pas facile à prendre, ma chère Julie...
JULIE.
Je me suis beaucoup modifiée dans le sens de la simplicité... Faire la classe à des petites filles, continuellement, cela finit par clarifier l’âme... En tout cas, l’idée de revoir Jeanne... je ne peux pas dire qu’elle me laisse impassible, mais je dissimulerai parfaitement. J’en réponds.
NOÉMIE, l’embrassant.
Ah tant mieux !... Je ne vivais plus... Elle va venir, c’est son heure, et aujourd’hui elle ne sera pas en retard... Figure-toi qu’elle est très intimidée et en même temps impatiente de te voir, elle me l’a dit... Cette longue pénitence, qui a tant dû coûter à ton caractère, lui inspire un véritable enthousiasme, et pour tout avouer, je soupçonne que ta passion pour son mari, cette passion sauvage dont elle a été victime, te donne à ses yeux une teinte romanesque... mot qui pourtant jure avec son extrême piété.
JULIE, sèchement.
Tout cela est d’une personne un peu sotte.
NOÉMIE.
Tu sais bien qu’elle ne l’est pas... Quand tu l’as précipitée dans le ravin, toutes les apparences d’un accident y étaient... Tu n’avais rien négligé... Moi-même, j’ai été prise au petit cri que tu as poussé, comme quand on glisse et qu’on se retient de tomber... Eh bien, elle n’a pas hésité une seconde... Elle a tout compris, ton amour, ta jalousie, ton crime...
JULIE.
Compris... Est-ce l’intelligence ou le cœur ?...
NOÉMIE, sévèrement.
C’est en effet le cœur qui t’a parlé si doucement, lorsqu’elle t’a fait appeler auprès de son lit avant son accouchement dont elle n’avait guère chance de réchapper, au dire des médecins. Le cœur... et son intelligence aussi, je pense, car tu l’as quittée pénétrée d’admiration et de repentir... deux sentiments, qui ne t’étaient pas très familiers... Tout cela est-il d’une sotte ?
JULIE.
N’épluchez donc pas toutes mes phrases !... J’ai perdu l’habitude de peser chaque mot... Vous oubliez que je parlais à des enfants du matin au soir... On appelle une élève « petite sotte » et souvent elle est remplie de moyens... Il faudra pendant quelque temps ne pas attacher grande importance à mes expressions... Ainsi elle va venir ?...
NOÉMIE.
Je suis étonnée que nous ne l’ayons pas encore vue.
JULIE.
Elle ne va donc pas, comme maman, aux Enfants de Marie ?
NOÉMIE.
Son deuil est encore trop récent... Elle assiste aux réunions de travail, mais aujourd’hui, Monseigneur doit prononcer un discours. Dans une petite ville, c’est une fête... On y va en grande toilette... Une femme qui a perdu son mari, il y a trois mois, cela ne serait pas convenable...
JULIE.
C’est vrai !... Je ne suis plus au courant des usages... Tante, vous me laisserez seule avec elle.
NOÉMIE.
Seule... Pour revenir sur le passé ?
JULIE.
Oui.
NOÉMIE, inquiète.
Ne vaudrait-il pas mieux renouer petit à petit ?...
JULIE.
Non. J’ai un penchant décidé pour les situations nettes. Puisque je dois la rencontrer tous les jours, je préfère épuiser dès la première entrevue le sujet que, sans cela, nous aurions continuellement à l’esprit. Ensuite, nous serons banales avec sécurité...
NOÉMIE.
Julie, à mon idée, ceci est encore de l’exaltation. Je l’ai remarqué bien des fois, dans la vie les choses s’arrangent d’elles-mêmes quand on les laisse aller... La Providence s’en mêle, voilà ce qu’il faut se dire.
JULIE.
Que sa volonté soit faite ! Je m’y soumets... Seulement, la vie me serait impossible dans un état de dissimulation perpétuelle. M’humilier, me frapper la poitrine, reconnaître mes torts, tant qu’on voudra : j’ai été religieuse. Mais au couvent on ne m’a pas appris à regarder en face une personne qui serait séparée de moi par un énorme secret. Les sœurs ne sont pas parfaites... Nous avions de petites bouderies, des piqûres d’épingles... De vrais enfantillages... Ici ce n’est pas le cas... Je parlerai à Jeanne.
NOÉMIE.
Comme tu voudras... J’emmènerai Christine faire un tour de jardin.
JULIE.
Christine !... La lettre qu’elle m’a écrite pour m’annoncer la mort de son père m’a été au cœur... je la verrai avec plaisir.
NOÉMIE.
Tu n’auras pas de déception... La douceur et la gentillesse même, quoiqu’on l’ait beaucoup gâtée quand elle était petite... Elle était si délicate !
JULIE.
Alors, elle aussi ?...
NOÉMIE.
Née à sept mois... On a eu de la peine à l’élever... Enfin, de ce côté là ; les conséquences ne sont pas graves, car il n’y a pas en France de plus jolie ni plus forte jeune fille... C’est à toi seule, ma pauvre enfant, que ta folie a porté malheur... Les voici !...
Scène IV
JULIE, NOÉMIE, JEANNE, CHRISTINE
Jeanne arrive suivie de sa fille. Elles sont en grand deuil. Julie va au devant de Jeanne et l’embrasse. Elles restent un instant la main dans la main, très émues, Jeanne ayant peine à contenir ses larmes.
JEANNE, se tournant vers Christine.
Ma chère Julie, je vous présente ma fille. Dix huit ans !... Une grande personne...
JULIE, embrasse Christine.
En ai-je élevé de ces grandes personnes !... J’espère que celle-ci remplacera toutes celles qui ont été mes amies, et que le monde m’a prises, toutes, l’une après l’autre.
JEANNE, souriant.
Il est bien à craindre qu’un jeune inconnu vous la prenne aussi tôt ou tard.
JULIE.
C’est vrai !... Le renoncement... il faut toujours en venir là... Le renoncement ! Un grand mot n’est ce pas, Christine, que vous n’avez pas beaucoup médité ?
Christine lève les yeux sur elle et ne répond pas.
JEANNE.
Vous l’intimidez énormément.
JULIE.
Cela passera.
NOÉMIE.
Moi qui ne fais peur à personne, je lui propose un tour de jardin, et je la ramène dans dix minutes, intrépide.
Noémie et Christine sortent.
Scène V
JULIE, JEANNE
JULIE.
Toute une vie, Jeanne, depuis que nous ne nous sommes vues !
JEANNE.
Ah pour moi, c’est sûr, l’existence est finie !... Il n’y a plus que ma fille...
JULIE.
Mon existence, à moi, qu’est-ce qu’il en reste ?... Une conscience douloureuse...
JEANNE.
C’est ce qu’il faut effacer à tout prix, chère Julie !... Une minute d’égarement est plus que rachetée par des années d’abnégation... Car vous n’étiez pas attirée vers la vie religieuse. Évidemment non !... Ce que vous avez fait est beau... Je n’aurais pas eu l’énergie de persévérer ainsi contre tous mes goûts !
JULIE, souriant.
Mais je ne persévère pas non plus.
JEANNE, bas.
J’ai deviné pourquoi... Si Henri avait vécu, vous seriez restée là-bas...
Elle fond en larmes.
Je ne suis pas forte quand on parle de lui.
JULIE.
Ah ! je comprends tous les chagrins.
JEANNE, lui prenant la main.
Vous êtes bonne !
JULIE, avec raideur.
La bonté n’entre pour rien là-dedans.
JEANNE.
Vous voulez dire que c’est l’expérience... Mais je garde mon opinion quand même.
Elle s’essuie les yeux.
JULIE, après un silence.
Je suis bien aise que vous sentiez pourquoi je reviens. En effet, j’ose rentrer dans le monde parce qu’Henri n’y est plus. Vous avez été tellement bonne que j’ai perdu jusqu’au droit de penser à lui. C’est grâce à vous que j’ai pu lui dire adieu sans être chassée comme une malfaitrice, mais aussi mon adieu ne pouvait être qu’éternel. Vous me voyez avec la résolution bien arrêtée de ne pas réclamer même une parcelle de sa mémoire. S’il faut promettre de ne pas aller sur sa tombe, j’y suis prête. Il a été à vous, il reste à vous... Je me suis donnée à Dieu et ne croyez pas que je me sois reprise... Cette conversation vous fait mal, pourtant il m’eût été impossible de ne pas dire ces choses.
JEANNE.
Je pleure, mais je trouve un grand charme à tout ce qui le rappelle... J’aime à parler de lui... Avec Christine, je l’évite autant que possible... Elle est encore si nerveuse !...
JULIE.
Je comprends qu’on ait une impression consolante à s’entretenir de ceux qu’on a perdus... Je suis moi-même contente que vous me parliez d’Henri, car cela montre à quel point vous me savez détachée du passé.
JEANNE.
Quand je disais que vous êtes bonne !
JULIE.
Vous avez été heureuse ?
JEANNE.
Très heureuse... Du moins, pendant longtemps... Et ensuite, il n’y a eu que de bien légers nuages... Et nous étions si complètement unis !... Encore maintenant, il n’a pas cessé d’être présent autour de moi... À chaque instant, si je lève les yeux, il me semble que je vais l’apercevoir... En ouvrant la porte de son bureau, mes yeux vont tout de suite à la place où il s’asseyait... Je l’y verrais... Ah je n’aurais pas du tout peur ! Mais il faudrait un miracle... Quelquefois la nuit, je me réveille en sursaut croyant qu’on a frappé à la porte...
JULIE.
Tout cela est dans l’imagination.
JEANNE.
Qui sait ?... Vous admettez, cependant, que les âmes restent en relation d’une vie à l’autre... Moi, je le crois fermement.
JULIE.
Je suppose que les morts s’intéressent à nous, qui pensons à eux... Ainsi, votre union n’a pas été troublée un seul jour ?
JEANNE.
Presque pas... Un peu, cependant, et si vous saviez par qui !... C’est une confidence étrange à faire... justement à vous... Mais n’est-ce pas donner la plus belle marque d’estime qui soit en mon pouvoir, que de vous traiter en personne supérieure à nos passions... en femme qui n’a jamais connu Henri.
JULIE.
C’est cela !... je vous le demande en grâce... Les années de cloître ont complètement nivelé mon âme...
JEANNE.
Je vous avouerai donc qu’à un certain moment, votre image est venue se placer entre Henri et moi... C’était vers l’époque de la première communion de Christine... Mon mari n’était plus le même... Il songeait à vous, j’en ai eu la preuve...
JULIE, simulant l’incrédulité.
Je ne crois guère aux affections qui ressuscitent.
JEANNE.
Moi, non plus, parce qu’une véritable affection ne semble jamais éteinte... Jugez si j’étais inquiète... La froideur d’Henri s’accentuait de jour en jour... Tout de suite, j’ai soupçonné qu’il pensait encore à vous... Mais ce n’était pas une certitude, car je le savais très contrarié de n’avoir pas de fils, et depuis mon... accident, il m’était impossible d’espérer une nouvelle grossesse.
JULIE.
Mon ouvrage !
JEANNE.
Allez, c’est bien oublié... Rien qu’à ma façon d’en parler, il ne peut y avoir de doute.
JULIE.
Puis-je oublier, moi, devant les conséquences ?...
JEANNE.
Soyez sans scrupule... S’il y avait des conséquences, vous m’avez servi à les effacer...
JULIE.
Ah ?
JEANNE.
J’ai fini par m’expliquer avec Henri... Je lui ai dit que quelque chose d’indéfinissable, mais de réel me peinait beaucoup dans sa façon d’être et que je l’attribuais au regret de ne pas avoir de fils... Il a répondu avec bonté que je n’étais pas responsable d’un malheur... Qu’à la suite d’une chute faite en me promenant avec vous, un accouchement prématuré m’avait condamnée à ne plus avoir d’enfants... Cela ne l’empêchait de m’être très attaché... Puis je l’entends encore ajoutant avec un soupir : « Vous devez être heureuse... S’il y a une punition du ciel, qu’elle retombe sur moi ! » Moi qui savais ce que cela signifiait, j’ai vu que vous étiez bien réellement entre nous, et aussitôt, ma résolution a été prise. J’ai tout raconté à Henri... N’ai-je pas bien agi ?... Je vous avais tendu la main, dès le premier instant, sans l’ombre de ressentiment, mais avais-je le droit de sacrifier ma dignité d’épouse ?... Non, n’est-ce pas ?
JULIE, froidement.
Non... je n’ai pas un reproche à vous adresser... Qu’a dit Henri ?...
JEANNE.
Rien... Un trouble profond qui a duré plusieurs jours... puis il est revenu à moi, et je n’ai plus cessé d’être une très heureuse femme.
JULIE, très pâle, très hautaine.
Tant mieux que j’aie pu m’acquitter envers vous !
JEANNE.
Ah ! me voici récompensée de ma sincérité... Cet aveu qui pouvait fâcher contre moi une âme moins haute que la vôtre, nous rapproche au contraire... La cousine Noémie vous a-t-elle dit qu’elle me plaisante parfois du vif sentiment d’admiration que j’éprouve pour vous ? De ce côté-là, il n’y a pas de désillusion.
JULIE.
Vous n’y êtes pas du tout, Jeanne... Je ne mérite aucune admiration... J’ai péniblement lutté pendant des années, pour ne pas avancer beaucoup, allez, dans la voie de l’abnégation. Et puisque vous êtes si franche, laissez-moi ne pas être en reste de sincérité. Je vous vois prête à devenir ma sœur. Vous alliez me proposer, si je ne me trompe, une de ces amitiés précieuses qui reposent sur l’estime et une discrétion absolue... Eh bien, cela n’est pas possible... Quoi que vous puissiez penser de mon caractère, ouvrez les yeux et constatez qu’il manque de souplesse... Je suis une recluse... L’habitude est prise de me renfermer en moi-même... Il y a une aridité d’âme qui ne se guérit pas. Vous me verrez souvent, nous serons compagnes de tous les jours, mais il y a un degré de confiance mutuelle que nous ne franchirons plus.
JEANNE, désolée et déroutée.
Ô Julie, que vous me traitez durement !... En quoi l’ai-je mérité ?... Ainsi vous acceptez comme une chose toute simple, que nous soyons compagnes de tous les jours, sans avoir pu rester amies l’espace d’une heure ?... J’en ai un grand chagrin, mais je ne puis m’imposer à vous... J’étais pourtant si fière de m’appeler votre sœur... Ce titre, que vous repoussez, je me croyais tenue de vous l’offrir... Celui qui a brisé votre vie, ne faisait qu’un avec moi, et il me semble si juste que ce soit sa femme qui panse les blessures qu’il a faites... Ce sentiment-là, Julie, qui le comprendra si ce n’est vous ? Je me suis élevée jusqu’à lui dans l’ardent désir de vous ressembler un peu.
JULIE.
Jeanne, vous me faites rougir... Songez que je dois autant que possible continuer dans le monde une existence de religieuse... Ma vie sera très isolée... Je comprends ce que votre démarche exige de noblesse et je l’envie. C’est tout ce que me permet la grandeur d’âme que vous vantez tant, et dont il n’est pas difficile d’atteindre la cime, allez.
JEANNE.
Au moins, puisque vous repoussez mon amitié, vous ne refuserez pas celle de ma fille... Au couvent vous étiez adorée de vos élèves. Serez-vous bonne pour Christine ?
JULIE.
C’est à moi qui ai failli la tuer dès sa naissance que vous demandez cela ?
JEANNE.
Toujours cet affreux souvenir !... Oui, je le demande... Christine m’accable de questions sur vous... dont elle a entendu exalter les mérites par une ou deux pensionnaires du Sacré-Cœur qui viennent ici tous les ans à l’automne. C’est Christine qui a tenu à vous annoncer elle-même la mort de son père... Elle m’a suppliée de lui abandonner ce soin, avec une insistance inexplicable... Je la vois prête à vous aimer tendrement, pour peu que vous ne la rebutiez pas, et son affection vous sera d’une grande douceur.
Scène VI
JULIE, JEANNE, NOÉMIE, CHRISTINE
NOÉMIE.
Il fait délicieux dehors...
À Julie.
Si tu n’avais pas voyagé, je te proposerais de sortir avec nous.
JULIE.
Merci, tante, je suis un peu fatiguée... Deux cents kilomètres depuis ce matin suffisent à une personne qui n’avait pas dépassé le parloir depuis vingt ans.
JEANNE.
Laissons-la se reposer... Noémie, voulez-vous m’accompagner jusqu’à la maison ? C’est si triste d’y rentrer seule !
Levant sur Julie un regard indécis.
Permettez vous que cette grande fille vous tienne un peu compagnie ?... Quand elle vous ennuiera, est-ce que Barbe peut la reconduire, Noémie ?
NOÉMIE.
Parfaitement.
JULIE.
Alors je la garde.
JEANNE, tend la main à Julie.
Au revoir, Julie.
JULIE.
Au revoir !
Scène VII
JULIE, CHRISTINE
JULIE, allant à Christine, lui tourne le visage au jour et la regarde avec émotion.
Comme elle ressemble à son père !
CHRISTINE.
Vous l’avez beaucoup connu, ma cousine ?
JULIE.
Oui, beaucoup. C’était mon ami d’enfance.
CHRISTINE.
Maman me l’a dit. Car nous parlons souvent de vous.
JULIE.
Pour en dire du mal ?
CHRISTINE.
Oh ! ma cousine !
JULIE.
Pour en dire du bien, alors ?
CHRISTINE.
Certainement, ma cousine.
JULIE.
Votre père, a-t-il jamais parlé de moi ?
CHRISTINE, embarrassée.
Je ne me souviens pas trop... Il me semble que non...
JULIE.
Il n’écoutait donc pas quand votre mère disait tant de bien de moi ?
CHRISTINE.
C’est depuis que papa est mort, dans nos conversations, le soir, maman raconte sa jeunesse, comment elle a connu papa quand il habitait Paris... De fil en aiguille, elle énumère les personnes de ce temps-là qui vivaient autour d’eux... Vous surtout... Une femme remarquable, intelligente, courageuse... Oh si vous l’entendiez !...
JULIE.
Dieu m’en garde !... Expliquez-moi une chose : puisque c’est depuis la mort de votre père qu’on fait mon éloge, où avez-vous pris l’inspiration de m’écrire si gentiment pour m’annoncer la triste nouvelle ?...
CHRISTINE, troublée.
Comme parente, vous deviez être prévenue, et maman était anéantie. Il a fallu penser à tout...
JULIE, la regardant fixement.
Êtes-vous bien sûre qu’elle était anéantie au point de m’oublier ?
CHRISTINE, rougissant et détournant la tête.
Peut-être pas, mais...
JULIE, lui prenant la main.
Mon enfant, un autre motif a dicté votre lettre... On n’écrit pas aussi tendrement à une inconnue... Il y avait des mots partis du cœur... J’ai été profondément touchée... Et à peine si vous saviez mon nom !
CHRISTINE, se remettant.
Oh que si !... Mademoiselle Dupré, qui a été trois ans dans votre classe, me l’a fait connaître depuis longtemps... Elle ne tarit pas sur votre compte...
JULIE.
Mademoiselle Dupré ?
CHRISTINE.
Elle est petite fille de monsieur Dupré l’inspecteur des forêts en retraite. Tous les ans elle vient chez son grand-père, et nous nous voyons beaucoup. Elle dit qu’aucune des dames du Sacré-Cœur ne vous va jusqu’à la cheville.
JULIE.
Hélas ! je viens de prouver que ces dames vivent dans une région trop haute pour moi !... Fiez-vous donc à la popularité !... D’ailleurs, je suis bien aise que mademoiselle Dupré garde bon souvenir de son ancienne maîtresse... Toujours est il, Christine, que vous saviez au moins mon nom, je le reconnais. De mon côté, je m’inquiétais de vous... Du fond de ma solitude, je m’informais de votre santé. On prétendait que vous n’étiez pas très robuste. Il n’y paraît guère.
CHRISTINE.
J’ai été excessivement délicate... Quand j’étais toute petite on a craint de me perdre.
JULIE.
Des convulsions ?
CHRISTINE.
Non, un accident... La nourrice m’a laissé tomber.
JULIE.
Ah !... On m’écrivait aussi que vous étiez très sage et travailleuse.
CHRISTINE.
On écrivait... La cousine Noémie ?
JULIE.
Eh, la jeune curieuse !... Vos études, vous comprenez que cela intéressait une maîtresse d’école... C’est votre mère, n’est-ce pas, qui vous donnait vos leçons ?
CHRISTINE.
Oui, rien qu’elle... Excepté pour le piano, j’ai l’organiste de Saint-Martin.
JULIE.
Vous aimez la musique ?
CHRISTINE.
Énormément.
JULIE.
Tant mieux, nous jouerons à quatre mains... Maintenant que vous êtes grande, votre mère n’a probablement plus guère de leçons à vous donner... À quoi passez-vous le temps ?
CHRISTINE.
Oh ! je ne m’ennuie jamais... je dessine... La musique... Le catéchisme de persévérance... Un peu de tapisserie... Des vêtements de pauvres... C’est moi qui tiens tous les comptes de maman... Il y a aussi les œuvres les dames de charité... l’asile... Je suis secrétaire des jeunes économes...
JULIE.
Ainsi pas une minute d’ennui ?
CHRISTINE.
Ah cela jamais... Surtout... C’est très singulier... surtout depuis que je suis grande... Autrefois il m’arrivait de trouver le temps long... À présent, il vole.
JULIE.
Même quand vous n’avez rien à faire ?
CHRISTINE, riant.
Justement.
JULIE.
Mon enfant, je ne crois pas que cela soit très difficile à expliquer.
CHRISTINE, inquiète et riant encore.
Vraiment ?
JULIE.
Quand vous n’avez rien à faire, vous songez... et c’est précisément votre meilleure occupation... Et voici que vous rougissez, ma petite... Comme je n’ai aucun désir de surprendre vos secrets, nous ferons mieux de parler d’autre chose.
CHRISTINE.
Claire Dupré m’avait bien prévenue, ma cousine, que vous avez une façon, en causant, sans paraître y prendre garde, de tout vous faire dire... Elle prétendait que vous êtes un peu sorcière... M’en voilà convaincue... Oui, j’ai un très gros secret, ma cousine. Maman le sait... mais il n’y a qu’elle... Il y aura vous aussi... Je veux qu’avec ma mère vous soyez ma plus grande amie...
JULIE.
Ah ! c’est de bon cœur que j’accepte... toute con fondue pourtant de cette affection que je n’ai rien fait pour gagner.
CHRISTINE, souriant.
Une corvée que j’impose à l’amie d’enfance de papa... Écoutez mon secret... Seulement, devant la cousine Noémie, pas un mot.
JULIE.
Soyez tranquille !
CHRISTINE.
J’ai un fiancé... Monsieur Georges Pierrard, le fils du juge Pierrard... vous ne pouvez pas le connaître, c’est vrai, il n’est ici que depuis 15 ans... Le juge Pierrard habite une maison à nous... Locataire, vous comprenez, cela crée, des relations. Enfant, Georges était toujours fourré chez nous... Il jouait avec moi, comme autrefois papa et...
Avec un sourire naïf.
j’allais dire vous... C’est qu’il y a une petite différence : je n’ai pas la moindre envie d’entrer au Sacré-Cœur... Il a 7 ans de plus que moi, ça lui fait 25... Ce n’est pas encore un bien grand âge : tout de même il est docteur ès-sciences, et attaché au laboratoire de chimie à la Sorbonne... Voilà le côté triste : il demeure à Paris et le mariage n’aura lieu que dans deux ou trois ans, quand il sera chef de laboratoire... Pour le moment il ne gagne presque rien et nous n’avons ni l’un ni l’autre assez de fortune pour faire aller le ménage... Je ne le vois que pendant les vacances... C’est il y a un an, pendant les vacances, qu’il m’a demandé si je voulais l’épouser... Si je voulais !... Savez-vous qu’il sera tôt ou tard de l’Académie des Sciences, le proviseur du Lycée le disait à papa. Il a fait des recherches remarquables sur l’éthyl... l’ithol... Peu importe, n’est-ce pas... Maman me voyait si heureuse, elle n’a pas fait trop d’objections. Pourtant, elle dit que ce n’est pas très raisonnable. Le juge prétend aussi que son fils n’a pas le sens commun, mais il laisse faire... Il admire beaucoup Georges, et il a raison... Nous n’avons rien dit à personne, puisqu’on ne sait quand le mariage se fera... C’est loin, loin, dans un brouillard, et cela ne n’empêche pas d’être parfaitement contente... Georges est ici... Vous le verrez Les vacances de Pâques durent encore huit jours et puis il faudra rentrer à Paris...
JULIE, avec emportement.
Rentrer à Paris !... Y emporter la fleur de votre affection... l’espoir de toute une vie... Ô mon enfant, Paris tue les âmes que nous lui confions... Les tentations y sont si grandes !... En ai-je connu, des bonheurs détruits là-bas tandis qu’en province un cœur fidèle attendait...
CHRISTINE.
Quand vous connaîtrez Georges...
JULIE.
Je connais la vie... votre fiancé est la loyauté même, je le veux bien, mais il y a des entraînements que vous ne soupçonnez pas, ma chère enfant... Que savez-vous de l’existence de ce jeune homme là-bas ?... Votre mère s’est-elle informée ?
CHRISTINE.
Mais nous le connaissons, lui... Il a grandi sous les yeux de ma mère, auprès de moi... Mon père l’aimait comme un fils...
JULIE.
Et il habite Paris pendant 9 mois de l’année !... Son avenir, ses relations, ses amitiés, il y a tout placé... Une fois par an, un pèlerinage ici... Des souvenirs d’enfance auxquels il sourit... Quel homme est assez corrompu pour ne pas s’attendrir un peu sur son berceau ?... Ah la comédie humaine !... On redevient bon, honnête et pieux, pendant quelques jours, quand on se retrempe aux sources limpides, mais ensuite, avec quel empressement on retourne à la fange ! Vraiment, Christine, que vous soyez confiante, vous, à ce point, c’est de votre âge et de votre innocence... Mais votre mère... je l’admire !...
CHRISTINE.
Maman voit mon affection pour Georges... Elle est sûre qu’il me la rend largement... Ce sont des garanties de bonheur, pourtant !
JULIE.
Mettez-vous donc bien dans la tête, qu’à Paris il y a une corruption dont nous n’avons pas même idée. Tout ce qui en vient porte le germe du vice... On y considère comme une chose très simple, qu’un cœur admette à la fois trois ou quatre affections, dont une seule remplirait ici toute une existence... De pareilles monstruosités nous dépassent... Vous ne voudriez pas, j’en suis sûre, d’un bonheur avili... Se mépriser soi-même dans ce que la conscience a de plus délicat !... Plutôt se dessécher au fond d’un cloître, croyez-moi, et je ne suis pas suspecte de faiblesse pour le cloître, moi qui le déserte !
CHRISTINE.
Maman a passé toute sa jeunesse à Paris... Il est évident qu’avec les meilleures intentions du monde, elle peut avoir un reste d’indulgence pour l’esprit qui y règne.
JULIE.
Il n’y aurait rien d’étonnant...
CHRISTINE.
Que faire ?... Je n’aurai jamais d’autre mari que Georges, mais je ne l’épouserai que si je le puis en conscience.
JULIE.
Que faire ?... Je réfléchirai...
CHRISTINE.
C’est cela !... Maman, moi, tous ici, nous vous savons si prudente, si bonne ! Merci de vouloir bien me guider !... Seulement ne soyons pas trop longtemps à prendre un parti !...
JULIE.
Je conçois votre impatience de savoir s’il apporte la pureté qu’il trouve en vous-même...
Un silence. Tout à coup, Julie attire Christine et l’interroge avec une anxiété ardente.
Christine, souvent vous veniez ici avec votre père... dans ce jardin où lui et moi avons joué tout petits, dans ces chambres où plus tard nous avons causé comme des personnes sérieuses... Est-ce que jamais il ne s’en est souvenu ?... Jamais il n’a parlé de sa vieille camarade ?
CHRISTINE, hésite longuement.
J’ai beau chercher !...
JULIE, avec rage.
Jamais !
Scène VIII
JULIE, CHRISTINE, NOÉMIE
NOÉMIE, entre en toilette de promenade.
Christine, tu oublies complètement ta leçon de piano. J’ai laissé ta mère déchiffrant les noces de Jeannette avec ce brave Walther, qui s’interrompait pour lui raconter ses démêlés avec le curé de Saint-Martin. Dépêche-toi d’y courir. J’ai prévenu Barbe. Elle t’attend.
CHRISTINE, à Julie.
Le temps ne compte pas auprès de vous !...
Lui faisant un signe d’intelligence.
Ma cousine, vous m’autorisez à revenir demain, n’est-ce pas ?
Elle lui tend le front, Julie l’embrasse. À Noémie.
Adieu, cousine, je me sauve !
Elle sort.
Scène IX
JULIE, NOÉMIE
NOÉMIE, la suivant des yeux.
Qu’en dis-tu ?... La connaissance me semble faite... Il ne t’a pas fallu longtemps pour l’apprivoiser...
JULIE, hors d’elle, sans l’entendre.
Ah ! c’est complet !... Savez-vous, tante, ce que vient de m’avouer Jeanne pour ma bienvenue ?... Elle a tout raconté à son mari, tout, entendez-vous ?... et de la façon la plus horrible !... Henri en voulait à sa femme de ne pas lui donner de fils : elle a dit grâce à qui elle ne serait plus mère !... Il est mort sachant que ma main avait jeté la malédiction sur sa famille !... C’est pour cela qu’il n’a pas prononcé mon nom à la dernière heure... Un nom détesté !... À vingt ans, je me suis enterrée vive pour garder l’estime d’Henri, et voilà !...
Elle sort brusquement laissant Noémie stupéfaite.
ACTE II
Scène première
JULIE, NOÉMIE
Julie assise près de la fenêtre, les mains inoccupées, la tête vers le dehors, les yeux vagues. Elle est seule. Au bout d’un instant paraît Noémie.
NOÉMIE, examine Julie et secoue tristement la tête.
Encore à broyer du noir ?
JULIE.
Moi ? Non, pas plus qu’à l’ordinaire... Je pensais à une petite sœur que nous avons perdue cet hiver... À peine vingt-trois ans... Une figure avec de grands yeux résignés !... Elle s’en allait de la poitrine et jamais un murmure... Ses parents habitaient la ville et la voyaient baisser de jour en jour. Sa mère disait : « Si seulement elle pouvait s’éteindre au milieu de nous !... Si on me la rendait pour les derniers jours !... Et qui sait ?... Dans cette infirmerie, elle étouffe. En bon air, peut-être qu’on la prolongerait !... » On n’aurait pas demandé mieux... Mais une sœur appartient à Dieu tant qu’elle respire, et on aurait été bien reçu de proposer à la malade d’aller finir loin du couvent ! Mais c’était notre enfant gâtée et sa mère nous faisait peine. Voilà qu’une petite conspiration s’organise... Nous voulions au moins procurer à notre amie le bonheur de revoir son chez elle, de dire adieu à ses souvenirs d’enfance... Nous expliquons la chose au médecin. Il comprend... et déclare qu’une promenade en voiture est indispensable à la guérison... La mère supérieure sourit, – elle regrette que le couvent soit pauvre... Ses ressources ne lui permettent pas de promener les sœurs en carrosse... Si pourtant madame la Comtesse voulait bien prêter son landau... Vous jugez si la pauvre mère était contente !... Et la supérieure continuait avec le même sourire : « Votre fille n’est pas autorisée à descendre de voiture à moins d’accident. La règle s’y oppose. Elle est prévenue qu’elle reste cloîtrée tant qu’elle ne franchira pas les portières de la voiture. Moyennant cela, vous pourrez la promener autour du château... En laissant ouvertes les fenêtres, votre fille reverra les appartements, où elle a grandi... » La mère remerciait, le cœur gros. L’expédition a lieu... Mère et fille sont dans la voiture... Les voici dans le parc, devant le château... C’est dur, tout de même, de posséder sa fille pour une heure et de ne pas pouvoir lui donner un verre d’eau dans la maison où elle est née... Si dur, que la mère refuse de s’y soumettre. Elle a donné ses instructions au cocher, et voilà qu’en arrivant d’un pas de tortue dans la cour du château, une roue se détache, et la voiture verse mollement sur le seuil défendu. Il y des cas de force majeure. La mère, pousse un cri, entraîne sa fille, et se réfugie au château. Quand notre petite malade nous est revenue le soir, elle était, pour la première fois, lasse et découragée. Le lendemain, elle me disait : « Voyez-vous, cette promenade ne m’a pas été bonne et je ne sortirai plus... Ma pauvre mère... je lui suis reconnaissante... elle a cru me procurer un grand bonheur... c’est tout le contraire !... Ce retour, parmi des personnes attachées à la vie, qui me rappelaient une époque où ma volonté était encore flottante... tout cela est mauvais... Il m’a fallu prier toute la nuit pour me retrouver contente ce matin... Ici, nous demeurons au sommet d’une montagne d’où nous prenons notre élan vers Dieu... J’y resterai jusqu’au bout, les yeux levés vers le ciel... Si l’on a pitié de moi, qu’on m’y laisse !... Faites-le comprendre à ma mère... » Tante, elle avait raison, notre petite amie. Il ne faut pas qu’une religieuse ramène son regard sur la terre, après avoir pendant des années contemplé le ciel.
NOÉMIE.
Je m’aperçois bien que tu es mal à l’aise chez nous.
JULIE.
Dites mieux, tante Noémie, j’y suis très malheureuse !
NOÉMIE.
Je le vois bien, ma pauvre enfant, et j’en suis surprise... Certainement tu n’as rien de ce qui rend la vie attrayante, mais il ne faut pas exagérer le mal. On t’a fait partout le meilleur accueil. Ton entrée aux Enfants de Marie a été un véritable triomphe... Du reste, fille de la présidente, ça ne pouvait manquer... Ce que je suis glorieuse, rien que d’être sa sœur !...
Julie hausse les épaules.
Laisse-toi donc aller à sourire une fois !
JULIE.
Ah ! c’est facile à dire !
NOÉMIE.
Tu as eu une grosse déception... Jeanne n’a pas gardé le secret qu’elle t’avait promis... Tu en conclus qu’Henri est mort en te maudissant et cela te désespère... Mais, je t’assure, rien ne prouve qu’Henri ait dû te maudire... Tel que je le connaissais, il s’est adressé à lui-même de sanglants reproches et il t’a excusée.
JULIE, amèrement.
Ah, sans doute, vous trouvez que Jeanne merveilleusement agi, en me trahissant.
NOÉMIE.
Merveilleusement, non, mais dans les limites de son droit.
JULIE.
Comme vous en empêchant Henri que son cœur ramenait vers moi, de m’envoyer une marque de souvenir qui m’aurait tant consolée.
NOÉMIE.
Songe donc, une correspondance si contraire aux vœux qu’on exige de vous, là-bas !...
JULIE.
Ce qui est doux m’est toujours interdit.
NOÉMIE.
Tu es injuste, Julie, et tu le reconnaîtras plus tard.
JULIE.
C’est qu’aussi mon sort ici-bas est par trop injustement partagé.
NOÉMIE.
Il est naturel que tu sois triste, mais tâche donc d’avoir un peu plus de sang-froid !
JULIE.
Ah ! merci du conseil ! Je heurte à chaque pas ce mort !... Il se dresse devant moi, suppliant ou terrible, tout le long du jour et je dois l’accueillir de sang froid ! Des impressions que je croyais à jamais éteintes renaissent. Je suis assaillie de toutes parts.
S’approchant de la fenêtre.
Ce jardin, tenez, il n’est pas un détour d’allée, pas un vieil arbre, pas une touffe de lilas, qui n’évoque un souvenir. Là, il me disait tout ce qu’on peut rêver de tendre, avant son séjour à Paris. Là, il passait quelques mois après, nous amenant Jeanne en visite de noces... Ah ! son sourire humble pendant qu’il me la présentait !... C’était près de l’enclos des poules... Regardez, on voit la place... Et chez lui donc ! Il m’environne, il m’affole ! Au point que moi, une chaste fille, une religieuse, dont la pensée fuyait jusqu’au soupçon même de certaines choses ; quand Jeanne m’a menée dans la chambre où il a rendu l’âme, pendant que je priais au pied du lit, j’entendais des baisers d’époux passer dans l’air où flottait encore son dernier souffle !... Et puis, des scènes ridicules et navrantes. Par exemple, Jeanne et moi parcourons l’appartement en causant à voix basse. J’arrive à l’endroit où je lui ai serré une dernière fois la main en le quittant pour toujours. Et voilà mes yeux rivés sur ce coin du salon : je le vois ! C’est lui !... Jeanne a surpris ce regard. Au lieu de paraître choquée, elle fond en larmes et s’écrie : « Vous êtes comme moi ! Je ne peux pas m’y faire ! » Qu’a-t elle donc dans les veines, cette femme-là ! Je l’aurais étranglée !...
NOÉMIE.
Comment serait-elle jalouse ?... Peut-elle supposer qu’au bout de dix-huit ans tu éprouves encore les angoisses d’une passion trahie la veille ?
JULIE.
Non, vous ne voulez pas comprendre, vous autres, qu’au couvent nos sentiments sont enfermés avec nous, et quand nous revenons après des années, ils nous étreignent encore avec la même furie... Est-ce qu’on ne sort pas du bagne au bout d’un demi-siècle, sous les habits qu’on portait le jour du crime ?... Vous dispersez vos affections, les nôtres s’exaspèrent... Ce que vous oubliez, nous l’amplifions... Vous souriez des anciennes douleurs, tandis qu’elles nous rongent !
NOÉMIE.
Pourquoi revenir ? C’était une folie !...
JULIE.
Est-ce que je savais ? La discipline me tenait dans son étau... Mon imagination enchaînée... Mes moindres pensées dont j’avais à rendre compte... Tout cela fait illusion... On se croit anéantie... On se flatte d’une impassibilité chèrement acquise, mais certaine... On part... Et vous voyez.
NOÉMIE.
Si tu retournais là-bas, mon enfant... Oui, c’est moi qui parle à ma chère petite nièce d’autrefois... à celle que j’étais si contente de serrer dans mes bras, il y a quelques jours... Ton existence ici est un martyre... Tu en es venue à te méfier même de moi. Le couvent seul te rendra l’espèce de léthargie que tu en es à regretter.
JULIE, avec effroi.
Retourner au couvent ! Imagination... pensée... à présent que tout est déchaîné, tout remettre sous le joug ! Ah cela donne le vertige !
NOÉMIE, à Barbe qui entre.
Qu’est-ce qu’il y a, Barbe ?...
BARBE.
C’est le facteur, Mademoiselle.
Elle remet à Noémie un paquet de lettres et sort. Noémie lève la tête comme pour reprendre la conversation interrompue. Julie tend la main vers les lettres et interroge avec précipitation.
JULIE.
Rien pour moi ?... Voyez donc ?...
NOÉMIE, lit les adresses et fait le triage.
Madame veuve Renaudin, pour ta mère... Mademoiselle Noémie Dulac !... Encore pour moi ! Ah ! Ma dame Julie Renaudin ; pour toi. Encore pour ta mère... Pour moi... Et la dernière, encore pour toi.
Elle donne les deux lettres à Julie, puis sépare celles de sa sœur et les siennes.
JULIE, examinant les enveloppes.
Celle-ci de ma supérieure... Une bien excellente femme qui me portait beaucoup d’intérêt... Elle aspirait à la perfection... Je tâchais de porter bravement ma croix !... Un abîme entre les deux. Ah, cette lettre-ci...
Elle déchire le timbre.
D’une de mes anciennes élèves. Vous permettez, tante ?
Toutes deux décachètent leurs lettres. Noémie a bientôt fini de parcourir les siennes. Elle observe Julie qui achève de lire celle de l’ancienne élève.
NOÉMIE.
Te voilà prise en flagrant délit d’injustice !... L’autre jour tu soutenais que la jeunesse est ingrate... qu’on s’exténue à lui donner des leçons, qu’on s’attache à elle, et qu’à peine rendue à sa famille, elle ne songe pas plus à vous que si vous n’existiez pas... Pourtant, tu es en train de dévorer la lettre d’une ancienne élève ! Au moins une qui soupçonne ton existence !
JULIE.
Ah elle ne s’en souciait guère... Je lui ai demandé un renseignement, elle répond... gracieusement d’ailleurs...
Un silence.
Est-ce que vous croyez, tante Noémie, que ma mauvaise nature, celle qui m’a faite criminelle, soit à jamais domptée ?
NOÉMIE.
Quelle question, chère enfant !
JULIE.
C’est être méchante, j’imagine, que d’entrevoir trop aisément le mal qu’on peut faire...
NOÉMIE.
À qui voudrais-tu faire du mal ?
JULIE.
Oh, à personne... Mais enfin, si on se laissait aller... À Jeanne, par exemple !
NOÉMIE.
À Jeanne !... Ce serait là de l’ingratitude noire !
JULIE.
Permettez !... C’est ce que je conteste absolument... Que reste-t-il de sa générosité à mon égard ?... Pourquoi lui en saurais-je le moindre gré ?... Parce qu’elle a été lâche ?... Parce qu’elle s’est posée en victime et m’a livrée au mépris d’Henri ?... d’Henri qui me plaignait... Ah la malheureuse ! Je ne comptais plus ici-bas, elle m’attaque !... C’est connu on peut impunément s’en prendre aux morts, et j’étais enterrée vive !... Elle n’a donc pas pensé qu’au bon vieux temps on a vu des trépassés revenir se venger ?... Si j’étais un de ceux-là ?...
NOÉMIE.
C’est affreux, ce que tu dis !...
JULIE.
Affreux à dire, facile à faire...
NOÉMIE.
Eh bien non... Depuis que son mari n’est plus, Jeanne a tant de chagrin que je doute qu’on puisse y ajouter...
JULIE.
Ne doutez pas si vite... Réfléchissez... Elle a sa fille... Si on frappait Christine, soutiendrez-vous que Jeanne ne sentirait pas le coup ?
NOÉMIE.
Tiens, c’est révoltant... Finissons !... Tu dis cela par taquinerie, je le sais bien... mais il reste toujours quelque chose de ces vilaines idées, même si elles ne sont pas sérieuses.
JULIE.
Je vous garantis que j’en veux sérieusement à Jeanne... Je ne suis pas femme à lui pardonner jamais... Me venger ? Non, sans doute, ce n’est pas mon intention, mais il ne faudrait pas une nouvelle imprudence de sa part. La moindre confidence du genre de celle que j’ai reçue l’autre jour... je ne répondrais de rien... Et je vous prie de croire qu’il lui en cuirait !...
Brandissant sa lettre.
J’ai entre les mains une arme empoisonnée... Il ne tiendrait qu’à moi...
NOÉMIE.
Cette lettre ?
JULIE.
Cela ou autre chose... Pour mal faire, je ne suis jamais à cours de moyens Dix-huit ans d’efforts pour aboutir aux mêmes instincts, glisser sur la même pente... C’est cela qui encourage !
NOÉMIE.
Julie, tu es effrayante. Après une pareille conversation, je devrais te surveiller...
JULIE.
Allons, tranquillisez-vous. Je voulais seulement dire, qu’on aurait tort d’exagérer ses mérites pour avoir vécu quelques années à peu près comme Dieu le demande.
NOÉMIE.
Ton humilité, ma pauvre Julie, a bien peu les allures d’une vertu...
Prêtant l’oreille.
Est-ce que ne voilà pas la voix de Christine ?
JULIE.
Probablement, elle m’a promis de venir.
NOÉMIE.
Comme tous les jours, du reste... Elle ne te quitte plus... Son regard brille quand il s’attache sur toi... Tu es l’objet d’un véritable culte... et dans tes yeux, on voit bien que son amitié ne t’est pas indifférente.
JULIE.
Ce serait ma seule chance de salut, s’il ne fallait pas la partager avec une pareille mère.
NOÉMIE.
Nous en reparlerons... Coûte que coûte, il faut te vaincre...
Scène II
JULIE, NOÉMIE, CHRISTINE
CHRISTINE, les embrassant.
Bonjour !... Cousine Noémie, bonjour !... Cousine Julie, bonjour !...
Elle défait son chapeau et le jette sur un meuble.
NOÉMIE.
Ta mère ne t’a pas amenée ?
CHRISTINE.
Non, c’est la bonne... Maman n’est pas très bien...
NOÉMIE.
J’irai la voir tout à l’heure.
CHRISTINE.
Elle y compte et en même temps vous me reconduirez.
NOÉMIE.
Convenu.
Scène III
JULIE, NOÉMIE, CHRISTINE, VEUVE RENAUDIN
Mme Renaudin arrive coiffée d’un énorme chapeau de paille avec voile vert. Lunettes bleues. Robe de toile couleur puce. Tablier à carreaux. Ciseaux pendus à la taille par un cor don. Elle serre contre sa poitrine une gerbe de lilas. Barbe la suit pliant sous le poids d’une manne pleine de fleurs variées.
VEUVE RENAUDIN.
Ah ! te voilà, Christine...
CHRISTINE.
Bonjour, cousine Renaudin.
VEUVE RENAUDIN, à Barbe.
Barbe, portez toutes ces fleurs à la salle à manger, dans une minute j’y vais.
Barbe sort, revient sans la corbeille, débarrasse Mme Renaudin de sa gerbe et l’emporte.
Notre curé sera ravi...
Elle ôte ses lunettes.
Quel soleil ! Malgré mes lunettes et mon voile, je suis éblouie... Nous avons de quoi lui arranger un reposoir merveilleux... J’ai eu chaud par exemple !... Pas un brin d’air !...
Elle s’essuie le front.
Vous êtes de jolies fainéantes... Laisser une vieille bonne femme se mettre en quatre...
Ironique.
Il fait bon à l’ombre, n’est-ce pas ?
NOÉMIE.
Le facteur est venu comme nous allions descendre. Voici les lettres...
VEUVE RENAUDIN, les prend et les regarde.
Du Père Picard... Son écriture !... Nous allons savoir s’il vient prêcher la retraite...
Elle déchire l’enveloppe. Après un coup d’œil.
Il accepte... Bonne nouvelle !... Allons faire nos bouquets, et puis je vous offrirai un verre de limonade, j’ai une soif !...
CHRISTINE.
Ma cousine, nous vous rejoignons dans cinq minutes.
VEUVE RENAUDIN.
Encore bavarder avec Julie, petite pie, au lieu de travailler pour le Saint Sacrement...
CHRISTINE.
Un instant seulement, ma bonne cousine.
VEUVE RENAUDIN, se dirigeant vers la porte.
Viens toujours, Noémie... Parions que nous aurons fini quand elles arriveront.
CHRISTINE.
Eh bien, vous nous priverez de limonade.
VEUVE RENAUDIN, qui sort avec Noémie.
Ça, j’en réponds.
Scène IV
JULIE, CHRISTINE
CHRISTINE, allant à Julie.
Enfin !... j’ai cru qu’elles ne nous lâcheraient pas... Ma chère Julie, puisque vous voulez que je vous appelle par votre petit nom, ma chère Julie, je ne puis plus me passer de nos longues causeries... Il y a des choses que je ne dis qu’à vous... Votre expérience des jeunes filles est si grande !... J’ai été comprise du premier coup, et qui plus est, révélée à moi-même. Certainement, mon attachement pour Georges est au-dessus de toute discussion, mais je suis bien décidée à ce qu’il ne porte pas atteinte aux intérêts de mon âme... Il a fallu votre présence pour me faire sentir que j’ai ce courage-là... Vrai, je m’estime davantage depuis que nous sommes amies... N’est-ce pas signe que mon devoir est de vous suivre aveuglément ?
JULIE.
Il ne faut pas que cette confiance affaiblisse l’autorité de votre mère.
CHRISTINE.
Maman, je l’aime beaucoup... Mais ce n’est pas la même chose... Il entre dans sa tendresse trop de souci de mon bonheur matériel... Tandis que vous, mon salut seul vous touche... Entre les deux, aucune hésitation n’est permise... S’il faut trancher dans le vif, vous m’y aiderez...
JULIE.
Cela ne sera peut-être pas nécessaire...
CHRISTINE.
Dieu le veuille !... Ah ! que je vous prévienne... Hier, j’ai eu l’occasion de dire deux mots à Georges sans témoins... J’ai obtenu qu’il vous ferait une visite. C’est probablement pour aujourd’hui. Il ne s’en souciait pas. J’ai exigé. Je tiens à savoir ce que vous en pensez.
JULIE.
Je vous le dirai très franchement.
CHRISTINE.
Comment m’acquitter jamais envers vous ?... Si seulement une trouvaille que j’ai faite hier pouvait vous intéresser !... Oh cela n’a aucune importance... Pas d’autre que de montrer mon désir de vous être agréable... En ce moment, on met à sec, pour le nettoyer, le petit bassin qui est devant la maison... avec des poissons rouges.
JULIE.
Je les ai toujours vus... Enfants, nous leur jetions du pain...
CHRISTINE.
Pendant le déjeuner des ouvriers, je flânais par là et j’ai aperçu un objet qui sortait de la vase, un objet comme un peu doré... Je l’ai pêché avec un râteau... C’est une miniature sur bois, dans un cadre ; une miniature qui vous ressemble, autant qu’on en peut juger... car, vous concevez, l’humidité a fortement détérioré la peinture.
JULIE.
Qu’en avez-vous fait ?
CHRISTINE.
Voici !...
Elle tire de sa poche un objet enveloppé de papier blanc et le donne à Julie.
JULIE, après avoir déballé le paquet et regardé le contenu. Froidement.
Ceci a été mon portrait.
CHRISTINE.
Je m’en doutais... Est-ce qu’il n’y a pas eu quelque chose d’écrit derrière ?
Elle reprend le portrait.
Donnez, que je nettoie la boue.
Elle tire son mouchoir, en mouille un coin dans sa bouche, et frotte le revers du portrait.
Décidément, c’est effacé... Tout de même, ne dirait-on pas, le mot « Henri »... Tenez... là...
JULIE, affectant un grand calme.
Henri, oui, Henri Laval, votre père... Je me sou viens de lui avoir donné mon portrait accompagné d’une phrase quelconque, je ne sais plus laquelle.
CHRISTINE.
Comment se trouvait-il dans le bassin ?
JULIE, doucement.
La peinture s’était peut-être abîmée. On vend maintenant des couleurs si peu solides !
CHRISTINE.
C’est égal !... Je suis scandalisée de voir jeter à l’eau l’image d’une cousine, comme un petit chat crevé.
JULIE, souriant.
Une véritable profanation ! Avez-vous montré ce débris à votre mère ?
CHRISTINE.
Non. Elle est encore si triste ! Cela n’aurait qu’à réveiller une vieille histoire...
JULIE.
Vous avez bien fait. Puis-je le garder ?
CHRISTINE.
Le beau cadeau !
JULIE.
Il a sa valeur !
Elle le regarde longuement.
CHRISTINE, l’observant.
Julie, vous n’êtes guère plus forte que maman contre les vieilles histoires.
JULIE, levant la tête brusquement.
Moi ?
CHRISTINE.
Je ne suis qu’une petite fille, pourtant vous devriez avoir confiance en moi, autant que moi en vous. Est-ce que je ne vois pas vos mains qui tremblent ?... et des larmes ?... Chère Julie, j’ai eu tort d’apporter cela...
JULIE.
Nullement... Merci au contraire !... En effet, il y a de vieilles, très vieilles histoires qui me font pleurer... j’en suis quitte pour une courte émotion, comme vous voyez.
CHRISTINE.
Ainsi c’est un chagrin qui vous a fait entrer au Sacré-Cœur ?
JULIE.
Le bon Dieu ne m’a pas envoyé la grâce d’une vocation naturelle... Il a fallu de lourdes peines pour me pousser dans ses bras... Ce portrait date de la même époque : voilà toute la chose.
CHRISTINE.
Une personne que vous aimiez a eu des torts envers vous ?
JULIE.
Je ne puis répondre.
CHRISTINE.
Vous jugez bien que je n’obéis pas à une curiosité ordinaire... Arrivons à n’avoir jamais de secrets l’une pour l’autre... voulez-vous, Julie ?... J’ai donné l’exemple...
JULIE.
Mon passé est un livre fermé pour tout le monde... Je n’oserais même pas le rouvrir pour moi seule.
CHRISTINE, avec une câlinerie suppliante.
C’est une défaite... Donnez-moi cette preuve d’amitié...
JULIE, avec emportement.
Ah ! vous venez de m’en donner une qui exige un tout autre retour !
CHRISTINE.
Comment !
JULIE.
Il n’y a pas une heure, j’étais seule dans cette chambre et je luttais contre les souvenirs auxquels ce portrait se rattache... Je cherchais à leur échapper... sans grand espoir, car pour moi cette ville est peuplée de visions attristantes qui me guettent à chaque coin de rue. Je me disais qu’un simple hasard, une allusion, pouvait me livrer d’une façon si poignante au spectre qui me poursuit, que je perdrais la tête et serais capable, dans mon trouble, de saisir la première créature qui me tomberait sous la main, et de la briser !...
CHRISTINE.
Je suis consternée de ma légèreté... et puis, j’ai eu tort d’insister, je le sens bien...
JULIE, sombre.
Très tort...
Avec un sourire étrange.
Si j’avais perdu la tête, comme je le craignais, vous étiez la première créature à me tomber sous la main, et je vous brisais !
CHRISTINE, se pressant contre elle.
Oh cela, je ne le crains pas !
JULIE, menaçante.
Parce que vous me croyez bonne... Ne vous fiez pas au préjugé que le chagrin épure les âmes...
Avec un nouveau sourire.
J’avais une nouvelle assez fâcheuse à vous communiquer et je n’ose presque plus maintenant... Vous allez croire, si je vous blesse au cœur, que je me venge !
CHRISTINE.
Julie, quelle singulière façon vous avez de me juger... Et puis vous dites cela d’un air méchant !... Une nouvelle... qui concerne mon mariage ?... C’est sans doute l’idée de me tourmenter qui vous rend tout à coup si brusque ?...
JULIE, durement.
Christine, le bonheur que vous attendez me semble compromis... Si vous vous sentez faiblir, arrêtez-moi. J’affirme qu’il n’y a rien d’absolument grave. La plupart des jeunes filles mondaines en souriraient... Mais telle que je vous connais, trop noble et fière pour accepter certaines hontes, je prévois que vous gravirez résolument le calvaire.
CHRISTINE.
Qu’y a-t-il donc ?
JULIE.
Je me suis procuré ce que votre mère avait omis de prendre des renseignements sur votre fiancé. Cela m’était facile. Une de mes anciennes élèves, Louise Darcier, est fille d’un Professeur au Collège de France. Elle fréquente, par conséquent, beaucoup le monde universitaire. Je lui ai écrit. Je ne pouvais m’adresser mieux. Elle est en relations avec monsieur Georges Pierrard et fort au courant de la vie qu’il mène. Voici sa réponse.
Elle déplie la lettre.
Je passe le commencement qui m’est personnel... Ceci vous regarde
Lisant.
« Je rencontre souvent monsieur Pierrard chez mon père. Monsieur Pierrard est un homme charmant et plein d’avenir. La jeune personne qui l’épouse a toute conduite... Votre cousine appartient, dites-vous, à une famille très pieuse, d’une grande sévérité de principes. Mon Dieu, Madame, il est certain que monsieur Pierrard s’est un peu amusé ; tous les hommes de son âge à Paris, et en province aussi, je pense, en font autant. Dans le monde, on ne prend guère ces choses-là aussi tragiquement qu’on le ferait au Sacré-Cœur. Où en serait-on ?... Lorsqu’une jeune fille trouve dans son fiancé de l’intelligence, de l’énergie et une bonne éducation, elle doit s’estimer heureuse. Le reste, c’est elle qui l’apporte au ménage. Par le temps qui court, il y aurait quelque puérilité à se montrer plus exigeante. » Et voilà ce qu’on appelle une honnête femme ! Ma chère enfant, cette lettre est un bien précieux enseignement quoique douloureux. Aussi j’irai jusqu’au bout. Vous allez entendre de bien vilaines choses, qui vous montreront à quel point est méprisable notre pauvre espèce, dès qu’elle s’éloigne de Dieu.
Elle reprend sa lecture.
« Pour le moment, je ne crois pas que monsieur Pierrard ait ce qu’on appelle une liaison. On ne parle pas de sa conduite et toute conduite dont on ne dit rien, je la trouve bonne. Il y a quelques années, ses camarades le plaisantaient sur sa fidélité à une petite actrice de l’Odéon. Mais on me jure qu’il n’y a plus rien. En un mot, c’est un jeune homme sérieux, très estimé, d’une correction de tenue parfaite, et dont je suis heureuse de n’avoir à dire que du bien. » Consacrez donc votre vie à former des mères de famille, pour arriver à produire de pareilles poupées !
CHRISTINE, très pâle, avec fermeté.
Je sais comment vous agiriez à ma place... Si j’osais... Vous pourriez me rendre un grand service.
JULIE.
Disposez de moi, mon enfant.
CHRISTINE.
Parlez-lui... Je suis courageuse, mais s’il suppliait, je crains de perdre la tête... Ayez soin, pour commencer, de n’avoir pas l’air d’y croire... Qu’il ait toute facilité de se défendre... Justement, parce que le monde est méprisable, on doit jusqu’à preuve du contraire, le traiter en calomniateur... Dites à Georges les bruits qui courent. Demandez-lui ce qu’il y a de vrai... S’il avoue, alors...
JULIE.
Il avouera tout... et en riant !... À ses yeux, ce genre de fautes ne compte pas... Vous venez d’entendre ce qu’en pense madame Darcier... Ces gens-là n’ont pas de sens moral...
Scène V
JULIE, CHRISTINE, GEORGES
Barbe introduit Georges et se retire.
GEORGES, saluant Julie.
C’est ma bonne étoile qui m’amène... Christine m’envoie vers vous, sa meilleure amie, madame, et je la rencontre à point nommé pour me présenter.
Il regarde les deux femmes, surpris de leur attitude glaciale.
Pardon !... Christine, venez à mon secours si je fais un impair... N’ai-je pas l’honneur de parler à madame Julie Renaudin ?...
CHRISTINE.
Georges, je vous laisse avec elle... Répondez-lui sincèrement, je vous en supplie.
GEORGES.
Je n’ai pas l’habitude de mentir, et rien à cacher... Mais, mon Dieu, que vous êtes pâle, et quelle figure !... Qu’y a-t-il ?
CHRISTINE.
Épargnez-moi de le dire... Julie veut bien s’en charger... Retenez seulement une chose : Dans mes idées, très arriérées, probablement, le mari et la femme doivent s’entr’aider à devenir meilleurs... Voilà le vrai mariage chrétien !... Je n’épouserai jamais quelqu’un sans la certitude que son affection m’élèvera l’âme.
GEORGES.
Mais ce sont de très belles ambitions auxquelles je m’associe volontiers.
CHRISTINE, fondant en larmes.
En les trouvant niaises !... Des subtilités auxquelles ne vous ont pas habitué les actrices de l’Odéon...
GEORGES, fixant les yeux sur Julie.
Ma chère Christine... je vois d’où vient le coup...
CHRISTINE, sanglotant dans les bras de Julie.
Vous voyez !... C’est donc vrai !... Me tromper ainsi !...
GEORGES.
Me suis-je jamais donné pour un saint ?
CHRISTINE.
Oh je n’en puis plus !... Julie, je me réfugie dans votre chambre... Expliquez-lui ce que je suis puisqu’il s’en doute si peu !
Elle sort.
Scène VI
JULIE, GEORGES
GEORGES.
M’expliquer ce qu’elle est... Pardi cela saute aux yeux : folle.
JULIE.
Le moment est mal choisi pour plaisanter, Monsieur.
GEORGES.
Je n’en ai guère envie... Je dis qu’elle est folle, parce que je le crois.
JULIE.
D’après vous, c’est folie que rêver dans le mariage l’association des cœurs pour tendre à la perfection ?
GEORGES.
Où prenez-vous que j’aie dit cela ?... On dénonce à Christine comme une chose inouïe, que je participe aux faiblesses humaines. Elle en est très surprise, la pauvre enfant, et me juge indigne d’être aimé. Voilà où je me permets de trouver son raisonnement en défaut. Si j’étais parfait d’avance, ne voit-elle pas qu’il lui serait impossible de m’améliorer pour le mariage ? Le but qu’elle se propose serait en partie manqué. Moi seul, pourrais remplir ma mission d’époux, en la rendant meilleure.
JULIE.
C’est cela !... Continuez à railler... Meilleure !... Vous avez dit meilleure !... Elle, un ange !...
GEORGES.
C’est précisément en cela qu’elle pèche !... Mieux vaudrait cesser d’être ange pour rester femme... Vous connaissez le mot de Pascal ?
JULIE.
Qui fait l’ange fait la bête... Un mot que Pascal se serait gardé de prononcer, s’il avait prévu qu’on s’en servirait pour taxer de bêtise ceux qui s’élèvent au-dessus de l’universelle lâcheté.
GEORGES.
Enfin, que me reproche-t-on ? Assurément, je suis à peu près renseigné, mais encore ai-je droit à une accusation précise.
JULIE.
Est-il vrai que vous ayez fréquenté des personnes ?...
GEORGES.
Que de détours, nous ne sommes pas au couvent ! Vous demandez s’il est vrai que j’ai eu des maîtresses ? Oui, Madame, et plusieurs. Christine parlait d’actrices de l’Odéon... En effet, j’ai été l’amant de Rose Chalmin... Enfin où voulez-vous en venir ?... Que diable vous avez beau sortir du Sacré-Cœur, il est impossible que vous n’ayez pas une certaine notion de la vie... D’anciennes élèves vous écrivent... Que sais-je, moi ?... Ignorez-vous qu’il n’y a pas un homme, pas un, entendez-vous, à moins qu’il ne soit... souffrant, qui se marie tel que vous me reprochez de ne pas être... Je serais un phénomène... Encore, notez bien que parmi les jeunes gens, je suis un des très vertueux... En ma qualité de bûcheur, mon laboratoire, mes livres, mes examens, mes élèves, – car j’ai aussi des élèves, et vous parlez à un confrère, – tout cela m’a jusqu’ici beaucoup plus occupé que les femmes. Elles m’ont pris quelques heures de récréation. Voilà-t-il pas un désastre ?
JULIE.
Il est inutile, Monsieur, de consacrer un temps si précieux à prouver que l’homme capable de discerner le bien du mal est un phénomène. Il suffit que vous n’en soyez pas un. Nos renseignements nous le faisaient craindre. Christine ne veut pas d’une union qui mettrait son âme en danger. Quels que soient ses regrets, elle ne balancera jamais en présence d’un devoir... Elle me charge de vous le dire.
GEORGES.
Mon congé !... Je ne l’accepte pas de vous !... Que Christine me le signifie devant sa mère, et je partirai... très malheureux, car j’aime profondément ma fiancée. Je ne dirai pas que je n’ai jamais aimé qu’elle, mais je n’ai jamais aimé aucune femme comme je l’aime... Je ne pense pas qu’on puisse trouver un plus noble caractère, ni un cœur plus pur... Vous le savez bien, vous, qui, je ne sais pour quel motif, cherchez à la détacher de moi. Ce n’est ni à son orgueil, ni à sa jalousie, ni à aucun sentiment égoïste que vous avez fait appel... Il a fallu lui montrer en moi l’ennemi de ses efforts vers le bien... Son erreur est touchante... Elle me fuit comme on recule d’horreur devant un vice.
JULIE, ironique.
C’est cela même !
GEORGES.
Que de dédain !... Faut-il que vous me preniez pour un naïf !... Est-ce que j’essaie de me défendre, de vous communiquer ma conviction que Christine a mille chances de rencontrer un mari moins sérieux et moins dévoué que moi ?... Au fond, vous en êtes parfaitement d’accord... Vous avez entrepris de dessécher l’âme de cette enfant... Pourquoi ? C’est ce que je commence à comprendre... On dirait que l’épanouissement de ce jeune cœur vous porte ombrage. Vous avez hâte de le mettre de moitié dans vos désillusions... Quand vous l’aurez bien flétri, ce sera un compagnon de haineuse envie contre les heureux par l’amour... Mais n’est-ce pas plutôt que vous poursuivez contre Christine une vengeance inexplicable ?...
JULIE, tressaille et l’interrompt avec un calme affecté.
J’attends, Monsieur, que vous cessiez d’insulter mon affection pour Christine. Dans l’impossibilité où vous êtes de concevoir les angoisses d’une âme chaste, vous m’attribuez une influence dont je ne déclinerais pas la responsabilité, mais que je n’ai pas eu besoin d’exercer... C’est Christine qui veut rompre... Mon intervention ne vise qu’à lui épargner une scène pénible.
GEORGES.
Je verrai sa mère... Ici je perds mon temps...
JULIE.
Allez trouver madame Laval... C’est votre droit... Je suis sûre de Christine.
GEORGES.
Sûre qu’elle préférera vos conseils à ceux de sa mère ! À merveille !... Voilà qui en dit long ! J’ai pour alliée la femme d’intérieur qui a aimé son mari, a été chérie de lui, est vénérée de tous, et peut être consultée en matière de famille... Celle qui me combat n’a pu s’attacher ni à Dieu, ni à l’homme... Nomade entre ciel et terre, elle persécute chez les autres le repos qu’elle n’obtiendra jamais pour elle-même.
Il s’arrête comme craignant de dépasser les bornes et sort rapidement.
JULIE, seule.
En suis-je donc là !
Elle se cache la figure dans les mains et sanglote.
Scène VII
JULIE, CHRISTINE
Après quelques instants, Christine arrive sans être remarquée de Julie. Elle voit sa désolation et court se jeter dans ses bras.
CHRISTINE.
C’est donc fini !... Je suis seule, seule comme vous, Julie !... De votre chambre, je l’ai vu partir à travers le jardin. Il gesticulait en se parlant à lui-même comme un insensé. J’ai été sur le point de le rappeler, tant il me faisait peine... Ah je me rends bien compte que livrée à mes propres forces, je n’aurais jamais en le courage d’aller jusqu’au bout... À vous-même, il vous en a coûté... Encore maintenant, voilà que vous recommencez à pleurer... Bonne amie, qui se tourmente à cause de moi !...
JULIE.
Ah ! dans cette misérable vie, on a toujours plus d’une raison de se tourmenter.
CHRISTINE.
Avez-vous découvert autre chose ?... Pis encore ?...
JULIE.
Rien qui vous concerne... Je constate en moi-même des violences qui datent de loin et qui m’affligent... De grâce, ne m’interrogez pas !... Monsieur Pierrard va trouver votre mère. Il s’en rapporte à sa décision.
CHRISTINE.
Maman me laissera toute liberté. À ce point de vue, je suis tranquille... Je ne crains qu’une chose... Elle sera probablement blessée que j’aie pris une résolution aussi grave sans la consulter... Pauvre maman ! En fait de résolutions graves, peut-être que je lui ménage bien des inquiétudes... Ainsi, Georges était bien réellement coupable ?... Au moins a-t-il témoigné du regret ?
JULIE.
Aucun regret de ses fautes... Beaucoup, je dois le dire, de vous perdre. Il m’a vivement reproché de vous diriger dans une voie funeste.
CHRISTINE, lui prenant les mains.
Chère Julie !...
JULIE.
Le chagrin l’affolait !
CHRISTINE.
Sous quel prétexte vous accuser ?... Les scrupules qui m’éloignent de lui ne sont-ils pas assez clairs ?
JULIE.
Mon enfant, ils sont clairs pour nous qui avons la foi.
Scène VIII
JULIE, CHRISTINE, NOÉMIE
NOÉMIE, en chapeau.
À quoi pensez-vous donc ?... Nous laisser faire seules tous les bouquets de la Fête Dieu !... C’est maman qui n’est pas contente !...
CHRISTINE.
J’y cours...
NOÉMIE.
Il est bien temps !... Me voici prête à aller chez ta mère... Plus tard je ne pourrais pas... Si tu veux que je te reconduise, décide-toi.
CHRISTINE.
Patientez deux secondes. Je ne puis pas m’en aller sans avoir dit adieu à cousine Renaudin.
NOÉMIE.
Reviens vite.
Christine sort.
Scène IX
JULIE, NOÉMIE
NOÉMIE.
Que se passe-t-il ?... Elle a les yeux rouges et toi aussi...
JULIE.
Une maladresse que j’ai faite. Je ne sais plus à quel propos, je me suis un peu trahie... L’idée que ma félicité laisse à désirer l’a beaucoup émue, pauvre petite !
NOÉMIE.
Elle a un excellent cœur... En sa présence, tu devrais t’observer davantage. Il ne faut pas que ton intimité lui soit nuisible, ce qui arriverait infailliblement si elle était mise sur la trace de tes crises... Ces secrets-là ne sont pas de son âge... Sans compter toutes sortes de raisons de famille.
Scène X
JULIE, NOÉMIE, CHRISTINE, VEUVE RENAUDIN
VEUVE RENAUDIN, à Julie en la menaçant du doigt.
Je dirai à monsieur le Curé que ton retour prive la procession d’une ouvrière.
CHRISTINE, d’un ton particulier.
Le bon Dieu n’y perdra rien, allez, tante.
NOÉMIE, riant.
Tu n’es pas à l’âge où il fera de bien brillantes affaires avec toi.
CHRISTINE, mystérieuse.
On ne peut pas savoir !
Elle embrasse la veuve Renaudin, puis elle et Julie se quittent dans une étreinte silencieuse.
VEUVE RENAUDIN, à Christine qui sort.
Dis à ta mère que j’irai la voir demain.
Noémie et Christine sortent.
Scène XI
JULIE, VEUVE RENAUDIN
VEUVE RENAUDIN, les suivant des yeux.
Elle a mauvaise mine, cette enfant... Depuis quelques jours surtout... Tu ne devrais pas tant la faire causer. Avec son genre de nature, elle n’a pas besoin qu’on lui éveille trop les idées... Cela m’agace de voir s’éterniser vos colloques... C’est pour cela que j’ai grogné pour les bouquets... Ah ! si vous aviez fait une partie de volants sur la pelouse, je n’aurais rien trouvé à redire ! Mais du moment qu’il s’agissait d’une conférence, je regrette qu’elle n’ait pas ficelé des fleurs au lieu de s’exa.ter avec toi.
JULIE.
Oh, s’exalte.
VEUVE RENAUDIN.
Je maintiens le mot... Tu ne t’en aperçois pas... Avec ses dehors paisibles, c’est une tête chaude que cette fillette-là... Ne viens-tu pas de l’entendre ? « Le bon Dieu n’y perdra rien ! On ne peut pas savoir ! » Tu feras si bien qu’elle ira prendre ta place au couvent.
JULIE.
Quand cela serait ?
VEUVE RENAUDIN.
Tu t’en es bien trouvée, n’est-ce pas ?
JULIE.
Moi, je n’avais pas la vocation. Une foule d’autres l’ont.
VEUVE RENAUDIN.
Et puis, songe à sa mère qui resterait seule. Sa position serait lamentable. Elle n’est pas de force à supporter l’isolement, ce serait sa fin.
JULIE, se redresse les yeux étincelants, d’une voix molle.
Quelle idée !
ACTE III
Scène première
JULIE, JEANNE
Julie est seule. Elle fait du crochet. Entre Jeanne.
JEANNE.
Comment allez-vous, Julie ?... Seule ?
JULIE.
Je garde la maison. Ma mère et ma sœur sont allées à leur ferme de Belle-Fontaine pour des réparations.
JEANNE.
Tant mieux... Nous serons tranquilles...
JULIE.
Où est Christine ?
JEANNE.
Au jardin. Je l’ai priée de nous laisser un instant... C’est d’elle...
JULIE,
Très bien... Vous avez reçu la visite de Monsieur Pierrard...
JEANNE.
Hier. Mon Dieu, je ne tenais pas énormément à ce mariage... Peu de fortune de part et d’autre. Une belle carrière, il est vrai ! du côté de Georges, mais on avance si lentement ! C’est à lui que je m’attachais. Maintenant que nous le perdons, je m’aperçois que j’étais prête à le considérer comme un fils. Et il aime tant Christine !... Pauvre garçon !... J’avais le cœur gros de ne pouvoir lui donner la moindre espérance... Et malgré ma bonne volonté, il n’y a pas à y songer... Christine paraît décidée à rompre... Tout cela est venu si brusquement, les raisons qu’elle allègue sont tellement invraisemblables, surtout avec son esprit sérieux, incapable de caprices !... Je ne sais qu’imaginer pour expliquer sa conduite. Il y a des moments, et cela me cause une inquiétude folle il y a des moments où je me figure qu’elle a des scrupules religieux... Ces choses-là ne sont pas très rares chez les jeunes filles pieuses. Christine est sombre, rude, comme frappée de terreur... Si on la laissait faire, elle ne quitterait plus l’Église où elle prie avec une sorte de rage... Quelques mots qui lui sont échappés, joints à tous ces symptômes, me font craindre un coup terrible.
JULIE.
Qu’entendez-vous par là ?
JEANNE.
Ne vous a-t-elle pas laissé entrevoir l’intention de se faire religieuse ?
JULIE, avec un sourire amer.
Ah ! voilà le coup terrible ?
JEANNE.
Mon unique enfant !... Tout ce qui survit de mon bonheur !
JULIE.
Elle ne m’a rien dit de précis.
JEANNE.
Enfin, vous croyez cela possible ?
JULIE.
Probable même !
JEANNE, joignant les mains.
Ô Julie, rendez-la moi !...
JULIE.
Qu’y puis-je ?... C’est une affaire entre Christine et Dieu.
JEANNE.
Dans laquelle vous jouez le rôle d’intermédiaire.
JULIE.
Vous adoptez, à ce que je vois, la version de monsieur Pierrard ?
JEANNE.
Écoutez, Julie, je ne viens pas récriminer... Nous causons de bonne amitié, soucieuses avant tout du bien de ma fille... Je m’étonne qu’avec votre passé d’éducatrice, vous n’ayez point remarqué à quel point Christine subit votre ascendant... Mériter votre approbation est devenu chez elle une idée fixe. Elle n’agit plus sans s’être demandé : « Que pensera Julie ? » Eh bien, si vous aviez fait attention, vous auriez constaté que jusqu’ici votre influence n’est pas bonne. Christine, à tort, j’en suis sûre, vous croit impitoyable aux péchés les plus véniels et méprisante de nos petites existences sans vertus héroïques ni devoirs sublimes. Pour se mettre à l’unisson, elle se montre difficile, mystique, chercheuse de complications morales... Rien ne satisfait plus ses aspirations... J’ai vu son caractère changer du jour au lendemain, et cela de l’instant où elle vous a connue. Avant, elle était si gaie, si gentille... Vous paraissez !... Adieu son air heureux, sa physionomie ouverte, la confiance qu’elle me témoignait... Vous ne savez pas ce que nous étions. Il ne lui était pas arrivé une fois depuis sa naissance, de me cacher une pensée ou une action... Et voilà qu’elle prend la résolution la plus grave de sa vie renvoyer un honnête homme qu’elle avait promis d’épouser, sans même songer à m’avertir ! Même au physique, elle est méconnaissable. Ne la voyez-vous pas maigrir et changer à vue d’œil ?... Sa fraîcheur d’il y a un mois où est-elle ? À dix-huit ans, on dirait une de ces filles de 22 ou 23 ans, montées en graine, qui se dessèchent dans l’attente d’un mari !... Et c’est moi, qui vous l’ai amenée ! N’avez-vous donc pas senti ce qu’il y avait d’affectueux dans ma façon d’agir ?... Nous ne pouvions pas devenir très liées... Il y avait entre nous une ombre... Et pourtant, je vous devinais si seule !... Alors j’ai eu l’inspiration de vous donner en ma fille une charmante petite amie... Un rayon de soleil dans votre existence... N’éteignez pas le rayon !... J’en ai besoin pour vivre !...
JULIE, sèchement.
C’est très malheureux... Je n’y puis rien...
JEANNE.
Laissez-vous attendrir, Julie... L’empire que vous exercez sur ma fille, ne l’employez pas à faire mon malheur et le sien...
JULIE.
Le vôtre, j’admets... Le sien, cela n’est pas prouvé...
JEANNE.
Soutiendrez-vous qu’elle a la vocation ? Ah ! plût au ciel !... Je n’aurais du moins à pleurer que sur moi-même. Mais non ! Il fallait l’entendre il y a quelques semaines, toute au bonheur d’être fiancée ! Sa joie faisait plaisir à voir ! Je vous en réponds, elle ne rêvait ni de cloître, ni de cellule... Une vocation religieuse ne s’improvise pas en huit jours, à moins de catastrophe, de vie brisée... Dans les conditions ordinaires, un désir aussi subit de quitter le monde, ne peut se justifier que par une excessive admiration pour une personne austère... Il y a eu un temps où moi-même j’étais enthousiaste de vous, Julie... Aussi n’est-ce point au hasard que je vous crois capable de monter la tête d’une jeune fille jusqu’à l’exaltation la plus folle. Christine est sous votre dépendance absolue... Voyez dans quel abîme vous la précipitez !... Pendant des années malheureuse au couvent... Ou bien, si elle se décourage, une existence stérile parmi nous...
JULIE, amèrement ironique.
Tout à fait mon histoire !
JEANNE.
C’est pour cela, Julie, qu’il faut épargner ma fille... Vous connaissez l’enfer qu’elle se prépare : Sauvez-la !
JULIE, avec emportement.
À supposer qu’elle soit à sauver, et que je le puisse, pourquoi est-ce vous qui m’en priez !... Vous !
JEANNE.
Moi que vous n’avez jamais cessé de haïr, cela n’est que trop évident... Pour vous, je serai toujours celle qui a volé le cœur d’Henri... Hélas, combien alors j’étais loin de savoir que j’acceptais le bien d’une autre... Je croyais que quand on aime, c’est pour toujours !... Et quand même j’aurais été une méchante rivale, n’êtes-vous pas assez vengée ?... Me tuer presque, me condamner à des années d’angoisse auprès du berceau de ma fille, compromettre mon bonheur par l’impossibilité où j’étais de donner un fils à Henri, n’est-ce pas suffisant ?... Dieu lui-même vous est venu en aide, en m’arrachant autant de larmes que mes yeux pouvaient en verser... Ne suis-je pas veuve ?... Que vous faut-il encore ?... M’enlever ma fille... Ah non, c’est trop. Souvenez-vous, Julie, après que vous m’avez eu poussée dans le ravin, quand on m’a rapportée mourante sur mon lit, ma première parole a été pour vous demander... J’accouchais... On croyait que je ne passerais pas la nuit... Vous êtes venue, hautaine, le cœur plein de révolte, bien près d’être provocante... Ai-je hésité au milieu dé mes souffrances à vous tendre la main ? Pourtant vous m’ôtiez une vie qui s’annonçait si belle ! C’était de toute mon âme que je vous pardonnais, car je me croyais sur le point de paraître devant Dieu... Et puis, la lumière était faite, je savais que vous aviez espéré être la femme d’Henri, et je vous plaignais sincèrement. Vous l’avez compris... Vous avez été touchée... Ah n’essayez pas de nier ! Vous étiez venue parce qu’il le fallait ; plus disposée à m’achever qu’à compatir, et vous m’avez dit adieu, résolue à un sacrifice d’autant plus admirable que ma mort pouvait le jour même rendre à Henri sa liberté. Depuis, que s’est-il passé en vous ? Pourquoi cette haine inexplicable ? Julie, vous qui croyez en Dieu, comment avez-vous pu communier si souvent avec un pareil ressentiment dans le cœur ?
JULIE.
Ma conscience était pure, mon renoncement sincère. Je ne vous détestais plus... Vous m’aviez désarmée à force de générosité...
JEANNE.
Eh bien, alors ?
JULIE.
Mon unique consolation, le seul charme de ma triste vie, était de penser qu’Henri gardait de moi un touchant souvenir. C’était mon illusion dernière... une faiblesse inguérissable, le péché auquel on ne renonce pas... J’espérais qu’Henri regrettait parfois un cœur si dévoué !... Et s’il y avait faute à entretenir un pareil sentiment dans une âme de religieuse, je n’osais ouvrir les yeux, tant elle était douce ! Je rapportais ici ce bien modeste rêve... Je le berçais avec un redoublement de passion... J’en attendais le couronnement de ma longue pénitence... Il me semblait certain qu’Henri n’était pas mort sans avoir chargé quelqu’une de mes parentes d’un message de paix pour son inconsolable amie... J’accourais au devant de ce mot qui devait renouer à travers la tombe notre lien d’autrefois... À mon arrivée, au lieu du message si chèrement souhaité, qu’est-ce que j’apprends de votre bouche ? Que vous avez tout raconté à Henri !... Qu’à ses yeux, j’ai perdu mon auréole de sainte, pour n’être plus qu’une repentie. Je le hantais... Ma figure sacrifiée lui faisait-elle simplement pitié ? En tout cas, elle vous semblait redoutable encore. Vous l’avez transformée en objet d’horreur... D’avoir fait cela, voyez-vous, je vous en veux mortellement... C’était un droit, vous n’aviez rien à céder de votre dignité d’épouse, soit... Mais on ne se fait pas baiser les mains dans un élan de reconnaissance par une créature affolée, on ne l’envoie pas murer sa jeunesse dans un cachot, pour qu’elle découvre ensuite qu’elle s’est pâmée devant une magnanimité de carton, qui n’attendait qu’une occasion pour la trahir... Tâchez à présent, de m’apitoyer sur vos soucis maternels !
JEANNE.
Ainsi vous vous vengez ?
JULIE.
Je me dispense de vous secourir... Lorsque Christine m’a demandé conseil, je l’ai remise dans la bonne voie, avec la rigueur de principes qui existe au couvent. J’apporte dans le monde ma sévérité de recluse. Tant pis pour le monde si j’y suis un fléau ! Monsieur Pierrard prétend que n’ayant été agréée ni de Dieu ni des hommes, je reste nomade entre ciel et terre... Nuage menaçant, alors !... Nuage qui dévaste le printemps sur lequel il passe ! Est-ce qu’une trombe se venge ? N’est-ce pas Dieu qui la pousse ?
JEANNE.
C’est le démon qui vous mène... Lui seul peut inspirer la vilaine action de perdre une enfant qui se confie à vous, pour torturer sa mère. Mais sa mère la défendra !
JULIE, ironique.
Nous allons la voir à l’œuvre... Voici Christine...
Scène II
JULIE, JEANNE, CHRISTINE
CHRISTINE.
Vous parlez si haut, on entend du jardin... J’ai fait mon possible pour ne pas écouter... Du reste, c’eût été superflu !... Quand vous m’avez dit d’attendre, maman, j’ai compris tout de suite qu’il s’agissait de mon mariage. Vous avez l’air fâchée, Julie n’y peut rien... Ma résolution ne changera pas... Je regrette bien que cela vous contrarie, mais je vous ai dit mes raisons. Lorsqu’on a le moindre respect de soi-même, on n’épouse pas un homme dont la foi ne répond pas à la vôtre... Julie ne mérite aucun reproche... Je suis parfaitement d’âge et de caractère à me conduire toute seule.
JEANNE.
Non, ma chère enfant. Tu n’es pas d’âge encore à connaître la perfidie humaine, et tu n’es pas de caractère à te méfier... Aussi tu tombes dans un piège odieux... On se sert de toi pour crucifier ta mère, il faut que tu le saches...
CHRISTINE.
Maman, je vous en conjure... Vous êtes dans l’erreur la plus complète... À peine s’il a été question de vous entre Julie et moi.
JEANNE.
Justement : mon nom n’était pas prononcé, mais on ruinait mes espérances... Je t’ai élevée pour faire de toi la femme d’un homme distingué, être une mère de famille, et m’entourer de chers petits enfants, moi déjà vieille... On t’a présenté un idéal auquel tu ne songeais pas, auquel tu n’es pas préparée, qui ne convient qu’à très peu d’élues...
CHRISTINE.
Vous voulez dire, maman, que je me ferai religieuse. Nouvelle erreur... Mon premier devoir est de ne pas vous quitter. Je resterai avec vous, toujours... Il serait cruel, en effet, de vous laisser seule... Je ne me marierai pas... Le danger auquel j’échappe m’a suffisamment éclairée. Nous vieillirons ensemble, bien paisiblement...
JEANNE.
Que me voilà donc tranquille !... Ta personne me reste, liée par un devoir ; mais ton affection, je la sens décroître depuis que cette femme est ici...
CHRISTINE.
Ô Julie !... Maman ! Je vous en supplie !... Entre vous deux, que je respecte, que j’aime, comprenez...
JEANNE.
C’est cela... Mets-nous sur la même ligne... Elle, que tu connais depuis quinze jours à peine, et moi, ta mère... Du respect ! à elle... Attends un peu...
JULIE.
Elle a raison, Christine, aucune comparaison n’est possible entre elle et moi. Votre mère doit marcher le front haut, moi je n’ai qu’à baiser la poussière. Il y a dans mon passé, une grande faute que j’avoue. C’est rabaisser quelqu’un que l’égaler à moi. Mais j’en appelle à votre témoignage, Christine, ai-je jamais tenté d’accaparer votre confiance ?... Ai-je dit un mot pour vous inspirer le désir de prendre le voile... Nous avons causé de votre avenir... J’ai traité le mariage comme une chose sainte... en vraie chrétienne que je m’efforce d’être. Si les gens du monde s’en offusquent, ce n’est pas moi que je plains !
CHRISTINE.
La pure vérité, maman ! Nous n’avons pour ainsi dire jamais nommé personne. Nous nous occupions d’une façon générale, de ce que peut endurer sans déchoir une honnête femme. Est-ce un sujet défendu, cela ?
JEANNE.
L’honnêteté est un sujet que certaines femmes ne devraient aborder qu’avec une extrême réserve.
CHRISTINE.
Écoutez, maman. je ne puis pas vous laisser accabler Julie. Vous seriez la première à le regretter ensuite. Je suis prête à recevoir avec la plus grande soumission vos conseils et vos ordres... Si vous exigez que je m’éloigne d’elle, j’obéirai... pas avant de vous avoir expliqué pourquoi je lui suis infiniment attachée... Vous l’attribuez à un engouement de jeune fille... Ce n’est pas me faire grand honneur !... Je suis moins facile à entraîner que cela... Le caprice n’entre pour rien dans mon affection. J’ai pour moi l’autorité de papa... Vous qui n’aviez avec lui qu’un cœur et qu’une âme, allez vous le désavouer ?
JULIE, palpitante d’émotion.
Ah ! Christine, je crains d’avoir mal compris. Voulez-vous dire que votre père a jamais parlé de moi ?
CHRISTINE.
Oui, d’une manière qui m’obligeait à devenir votre amie.
JEANNE.
Prends garde, mon enfant, réfléchis avant de commettre une imprudence. Ne ferais-tu pas mieux de m’apprendre d’abord de quoi il s’agit ?... Il y a bien des choses que tu ignores... Laisse-moi décider...
JULIE.
Non, à nous deux... Par pitié, Jeanne, permettez-le lui... j’en serai reconnaissante.
CHRISTINE.
S’il y avait du danger à dire ce que je sais, on m’aurait recommandé le silence, tandis qu’on m’a laissée libre... Et vraiment, au point où en sont les choses, je me reproche d’avoir été si discrète. Presqu’à la fin de sa maladie, quand on n’avait déjà plus d’espoir, un matin que j’étais seule à veiller papa, il m’a tout d’un coup appelée, et comme je me penchais sur le lit, il m’a serrée dans ses bras, de tout ce qui lui restait de forces... et il m’a dit : « Christine, je vais te faire une recommandation que tu n’oublieras pas... Tu sais qu’une de tes cousines, Julie Renaudin, est religieuse au Sacré-Cœur de Vannes... Elle a eu à se plaindre de moi et je le regrette profondément... Je meurs en pensant beaucoup à elle... Si jamais tu crois la consoler en le lui disant, fais-le... Pourtant je t’engage à l’en assurer d’abord. Cela lui rappellerait des souvenirs pénibles qui ne l’occupent probablement guère. En tout cas, je veux que tu cherches les occasions de lui témoigner une très grande amitié. Tu comprends, c’est une espèce de réparation ; dont je te charge... Sois comme sa fille... Je ne pense pas que tu aies occasion de la rencontrer avant ton mariage, mais après, arrange-toi pour aller la voir et être très bonne... Je compte sur toi, ma petite ! » Il m’a encore serrée dans ses bras avec une espèce de rage, comme pour faire entrer dans mon ce qui mourait dans le sien...
Julie écoutait haletante les yeux fixes, les poings crispés. À la fin du récit, le tombe à genoux, la figure cachée, secouée par de longs sanglots. Christine cherche à la relever.
Julie !... Dans quel état vous êtes !... Ne voulez-vous pas me regarder ?... Faut-il me repentir d’avoir parlé ?...
JULIE, toujours à genoux, le front baissé les mains jointes, humblement tendues vers Christine.
Ah ! non, mille fois non !... Si seulement vous m’aviez avertie plus tôt !... Je n’aurais pas à me traîner à vos pieds, à ceux de votre mère, je n’aurais pas à lever les bras vers Henri qui est au ciel, pour de mander pardon à tous trois, humblement pardon, de mon hypocrisie... Ah ! l’indigne créature que je suis !... Et cependant, faites-lui encore l’aumône d’une parole de miséricorde !... Christine, répétez le, votre père n’est donc pas mort en me maudissant ?...
CHRISTINE, surprise et un peu effrayée, s’est rejetée en arrière pendant la supplication de Julie.
Pouvez-vous croire, Julie !... J’ai rapporté fidèlement son dernier entretien... Car, à partir de ce jour-là, il était si faible ; à peine s’il pouvait nous sourire... Mon Dieu, ce sont d’affreuses idées !... Lui, vous maudire !... Mais la lettre que je vous ai écrite, qui vous a tant touchée... où je vous annonçais sa mort... J’y avais mis toute mon âme... C’était ma façon d’exécuter au plus tôt sa volonté... Il n’était pas encore enseveli...
JULIE, toujours à genoux.
Ah ! j’ai besoin de vous entendre... Il n’y a ni désespoir ni honte qui tienne... je bois vos paroles !
Elle se lève d’un bond et va rapidement à son panier à ouvrage où elle fouille parmi ses laines. Elle en retire un objet qu’elle présente à Christine.
Ce portrait que j’avais donné à votre père dans un temps, il faut bien que vous le sachiez, dans un temps où je me croyais certaine de son cœur ; pourquoi, s’il ne me méprisait pas, l’avoir jeté ainsi ?...
JEANNE, se penche et d’un coup d’œil reconnaît le portrait.
Julie c’est moi !...J’étais inquiète, je souffrais... Un jour ce portrait m’est tombé sous la main... Il était chez Henri, au fond d’un secrétaire... Je l’ai fait disparaître...
CHRISTINE, se jetant dans les bras de Jeanne.
Maman ! je devine, je comprends tout !...Et c’est moi qui ai retrouvé ce portrait ! Vous l’aviez écarté dans un moment de chagrin et je l’ai rapporté. J’ai fait revivre quelque chose de très pénible... On m’a fait jouer un rôle...
Avec un regard de reproche.
Ô Julie !
JULIE.
Votre mère a raison : il vous reste beaucoup à apprendre au point de vue de la perfidie humaine et de la méfiance...
CHRISTINE.
Pourquoi me méfier ?... J’obéissais à mon père... Lui qui vous connaissait, il m’envoyait vers vous...
JULIE.
Il me connaissait heureuse : je devais l’épouser... À peine s’il m’a vue après son mariage... Pouvait-il se douter à quel point le désespoir m’exaspérait ?... Il vous livrait à une misérable... Pour frapper mon ennemie, je détruisais sans pitié votre bonheur... Je sais comment on s’y prend avec les jeunes filles... Tout ce qu’il y a de noble dans votre âme, je l’ai faussement exalté !... Pauvre enfant !... Je prétendais qu’une honnête femme n’accepte pas un cœur qui s’est déjà donné... je soutenais que c’est une abomination... je disais cela, n’est-ce pas ?... et voyez, je mendie les miettes du cœur de votre père, d’un cœur qui se détournait de moi et me laissait vieillir dans l’abandon...
Christine se cache la figure sur la poitrine de sa mère.
JEANNE, montrant sa fille.
Elle n’est plus en état de vous entendre...
JULIE.
Emmenez-la, je la crois sauvée...
CHRISTINE, entrainant sa mère.
Partons, maman...
D’un petit ton sec.
Sauvée... Que veut-elle dire ?...
JULIE.
Que rien, dans votre avenir, ne portera la trace de mon passage... Promettez-le-moi pour le repos de ma conscience...
CHRISTINE, d’une voix nette.
Soyez tranquille, Julie, mon avenir s’appuie sur l’expérience de maman... Elle va pour sortir précédant sa mère.
JEANNE, jette un regard sur la résignation muette de Julie et s’arrête indécise.
Christine... embrasse-la... N’oublie jamais le dernier vœu de ton père... sois bonne pour elle.
Christine revient sur ses pas et embrasse Julie avec une gêne marquée.
JULIE.
Merci, Jeanne, je ne vous demande pas d’autre pardon... À une âme comme la vôtre, ce serait faire injure... Adieu... ne revenez pas avant deux ou trois jours...
JEANNE.
Quand vous voudrez, Julie.
Christine est déjà dehors, sa mère la rejoint.
Scène III
JULIE, BARBE
Julie presque défaillante, va s’appuyer le front contre un carreau de la fenêtre et pleure amèrement. Au bout d’un instant arrive Barbe. Julie surprise fait le mouvement de se sauver. Barbe vient droit à elle.
BARBE.
Je crois qu’on revient de la campagne, on entend rouler la voiture...
Dévisageant Julie.
Est-ce que vous êtes malade, Mademoiselle ?
JULIE, le regard vague.
Non, rien, merci... Que disiez-vous donc ?... Ah, ma mère revient...
BARBE, écartant le rideau.
Oui, Mademoiselle.
Riant.
Et on voit d’ici qu’elle a fait du butin... Voyez !... Y en a-t-il des paquets ?
Elle détourne un peu la tête et regarde à un autre bout de la rue un spectacle qui semble l’intéresser vivement.
Tiens ces dames Laval ont rencontré le fils Pierrard en s’en allant... Les voilà qui causent ensemble... Mademoiselle Christine lui fait des mines ! On dit qu’elle pourrait bien l’épouser.
JULIE.
Ça ferait un beau petit ménage !
BARBE, détalant.
Je cours aider Madame.
On entend un bruit de voiture qui s’arrête. Julie prend son tricot et se met en attitude de travail auprès de la fenêtre.
Scène IV
JULIE, VEUVE RENAUDIN, NOÉMIE
Entrée tumultueuse de Mme Renaudin escortée de Noémie et de Barbe. On apporte des paniers, des volailles, des branchages, des légumes... Pendant que Mme Renaudin énumère ses trophées, Barbe en débarrasse le salon et finit par s’en aller.
VEUVE RENAUDIN, entrant à Julie.
La belle journée !... Tu as été bien sotte de rester à l’ennuyer toute seule, Julie... D’autant que c’était une occasion d’aller voir tous les changements qu’on a fait à la ferme... Un véritable petit palais maintenant... Ah c’est que les fermiers sont devenus des gaillards exigeants... Il leur faut des peintures et des plinthes... Et puis, tu aurais vu... Il y avait un veau né hier, pas plus gros qu’un chat... Et vois tout ce que nous rapportons : des œufs, du beurre, d’excellentes salades fraîches, du muguet, des asperges... Regarde... La fermière a obtenu qu’on lui bâtirait une laiterie neuve, mais nous l’avons joliment pillée !... Tout de même, c’est une affaire de 300 francs, la laiterie... On n’en finit jamais...
Barbe, après beaucoup d’allées et venues, sort définitivement.
NOÉMIE, triomphante.
J’apporte aussi quelque chose... devine quoi.
Elle s’approche de Julie et présente ses deux mains réunies en boule, l’une servant de couvercle à l’autre.
Prend garde de la laisser échapper... C’est une petite fauvette... Vois comme elle est jolie ?...
JULIE.
Montre !...
Noémie soulève une de ses mains, et Julie saisit l’oiseau d’un mouvement brutal.
NOÉMIE.
Ne la prends pas ainsi à pleines mains... Tu lui fais mal !... Rends-la-moi...
JULIE, tend sa main ouverte sur laquelle l’oiseau est mort.
La voilà !... Elle ne s’envolera plus !...
Elle le jette dans la cheminée.
NOÉMIE, furieuse.
Tu l’as tuée !... Méchante !... C’est une lâcheté !... Tu ne te plais qu’à faire souffrir...
VEUVE RENAUDIN, s’approchant.
Comment tu l’as étouffée. !... C’est inouï, une cruauté pareille !
JULIE.
La cruauté, c’est de mettre en cage un pauvre petit oiseau, de le tenir captif... tant qu’il vivra...
Elle se recueille un instant.
Voyez-vous maman et ma tante, pour la dernière fois que je vous mets en colère, ne me grondez pas trop. J’ai longuement réfléchi toute la journée... la liberté ne me réussit pas... Je m’en faisais fête... et déjà elle me pèse... Mes élèves me manquent... J’ai pris une grande résolution...
VEUVE RENAUDIN.
Rentrer au Sacré-Cœur ?
JULIE.
Oui.
VEUVE RENAUDIN, l’embrasse en s’essuyant brièvement les yeux.
Oh ! mon enfant, encore une croix que le bon Dieu m’envoie !... Mais cela ne m’étonne pas... Je l’avais prédit à Noémie... Demande-lui... C’était écrit que tu t’ennuierais !... Ma fille, nous allons donc encore te perdre... Enfin, on ira te voir... Ton pauvre père n’est plus là pour nous retenir...
JULIE.
Vous pourrez loger au couvent... On y prend des dames en chambre...
VEUVE RENAUDIN.
Attends, je vais jeter un coup d’œil à la cuisine. Barbe range toujours les provisions en dépit du bon sens, si on ne la surveille pas... je reviens.
Elle sort.
Scène V
JULIE, NOÉMIE
Julie va se rasseoir, prend son crochet, et fait courir ses doigts avec une activité fébrile.
NOÉMIE, debout au milieu de la chambre.
Je suis atterrée !
JULIE.
Il le faut !
NOÉMIE.
Hélas ! je le sais... Tu fais bien, Julie. J’ai le cœur gros. Je me retiens pour ne pas pleurer... mais je t’approuve... Je te suivais... je comprenais Ce mort, partout !...Tu ne l’avais pas vu mettre dans le cercueil, descendre dans la fosse... Pour toi, il vivait parmi nous... Mais pourquoi recommencer l’enfer du couvent ? Si tu essayais de te fixer à la campagne, justement à Belle-Fontaine, d’où nous venons... Il y a un appartement de maîtres.
JULIE.
Si je cherchais uniquement un refuge contre le souvenir d’Henri, cela se pourrait...
NOÉMIE.
Il y a autre chose ?
JULIE.
Oui. Vous savez, tante, quand je commets un crime, c’est au couvent que je l’expie...
NOÉMIE.
Ah, j’avais un pressentiment !... Qu’est-il arrivé ?...
JULIE.
Rien d’irréparable... Le mal disparaît avec moi... Ne me questionnez pas... J’appartiens au couvent pour toujours... Pendant dix-huit ans, j’ai été un instrument aveugle entre les mains des supérieures ; ma vertu – car j’avais de la vertu – était leur chef-d’œuvre... Je respirais, je parlais, je pensais avec la communauté... Je ne sais plus faire usage de ma volonté... La responsabilité m’affole !
NOÉMIE, l’embrassant.
Pauvre Julie !... Ah s’il n’y avait pas l’autre vie !