L’Amour musicien (Philippe POISSON)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les Comédiens ordinaires du Roi, en 1743.

 

Personnages

 

DAMON

ISABELLE

ANGÉLIQUE

LÉANDRE

LISETTE

UN POÈTE

LA BRIE

CARLIN

LAQUAIS

 

 

Scène première

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Tandis qu’à composer votre oncle encor s’applique,

Et qu’il est dans l’accès de sa fièvre lyrique,

Du chagrin qui vous tient, de grâce, instruisez-moi.

Vous n’avez rien à craindre ; et je jure ma foi,

Que dans tout l’Univers, il n’est point de Suivante

Qui sache mieux que moi l’emploi de confidente ;

J’ai même des conseils qui, dans un mal pressant,

Pour les filles, surtout, sont d’un secours puissant.

ISABELLE.

Moi, j’aurais des chagrins ! Lisette, tu veux rire ?

LISETTE.

Je vois que vous auriez de la peine à les dire.

Il est certains soucis, tenus au fond du cœur,

Que l’on craint d’avouer par excès de pudeur :

Pour vous débarrasser de cette peine extrême,

Je veux de vos secrets faire l’aveu moi-même ;

Et sans plus différer, entre nous, sans éclat,

Je vais de votre cœur découvrir tout l’état.

ISABELLE.

Tu me surprends, Lisette, avec un tel langage.

LISETTE.

Mais soyez équitable ; et quand je vous soulage

D’un fardeau si pesant, ayez la charité

De ne me point ici nier la vérité.

Je puis vous être utile, et votre confiance

Me fera vous servir de toute ma puissance.

ISABELLE.

Avec fidélité je crois que tu me fers,

Puisqu’avec tant d’ardeur tes soins me sont offerts,

Et que de tes conseils tu veux que je profite ;

Si tu peux pénétrer le trouble qui m’agite,

Oui, je t’avouerai tout, sans rien dissimuler.

LISETTE.

Ah ! voilà qui va bien ; c’est comme il faut parler.

Nous ne pouvons, je pense, être ouïs de personne ;

Parlons. Le peu de soin que votre oncle se donne

Au sujet des Procès, dont il est Rapporteur,

Qui depuis plus d’un an sont traînés en longueur ;

Ses divertissements, ses fêtes et ses danses,

Qui l’entraînent sans cesse à de grosses dépenses ;

Un logis, tous les jours plein d’affamés Auteurs,

De Danseurs turbulents, et d’altérés Chanteurs ;

De grands biens qu’on dissipe, et dont la perte entière

D’ordinaire n’est pas du goût d’une héritière :

Avouez que voilà, sans tant de questions,

Un petit abrégé de vos réflexions.

ISABELLE.

Lisette, il est trop vrai ; voilà ce qui m’occupe.

LISETTE.

Mais ce n’est pas-là tout, je ne suis pas si dupe,

Et votre cœur n’est pas tout-à-fait soulagé :

Il nous revient encore un petit abrégé.

ISABELLE.

Quoi ! ce n’est pas-là tout ?

LISETTE.

Non.

ISABELLE.

Je ne puis comprendre...

LISETTE.

Je vais donc m’expliquer ; il est certain Léandre...

ISABELLE,

Tu parles de Léandre ?

LISETTE.

Eh ! oui ; saisie si mal ?

De nos réflexions c’est l’objet principal.

Quoi ! le rouge d’abord au visage vous monte !

Une fille à vingt ans, encore a de la honte !

La chose est étonnante ; apprenez-moi comment

Vous faites pour avoir du rouge en un moment.

ISABELLE.

Sans doute, ce matin, j’en ai trop mis, Lisette.

LISETTE.

Non, non, ce n’est point-là le rouge de toilette ;

C’est celui que l’Amour prépare avec ses traits,

Et qu’on voit rarement débiter au Palais.

Mais, si vous m’en croyez, laissons ce badinage,

Parlez à votre tour, et changeons de langage ;

Vous voyez que je suis instruite de vos feux,

Que je fais que Léandre est l’objet de vos vœux ;

Fiez-vous donc à moi, n’ayez nulle réserve,

Et dites franchement s’il faut que je vous serve.

ISABELLE.

Que tu viens d’augmenter le trouble de mon cœur !

Léandre... D’où sais-tu ?...

LISETTE.

N’ayez aucune peur.

Si j’ai de vos secrets un peu de connaissance,

Vos devez vous en prendre à mon expérience.

Je ne suis pas novice, et, depuis plus d’un jour,

Je suis instruite à fond du manège d’Amour.

Qu’on parle, qu’on se taise, ou que l’on dissimule

Je sais ce que l’on sent, je vois pour qui l’on brûle ;

Je ne veux des Amants qu’observer le maintien,

Je les entends toujours, sans qu’ils se disent rien.

Un éventail porté vers le coin de la bouche,

Un mouvement de lèvre, un changement de mouche ;

Du tabac que l’on offre, et qu’on trouve excellent ;

Une toux affectée, un faux éternuement,

Un gant que l’on défait sans qu’il soit nécessaire ;

Une main qu’en passant adroitement l’on serre :

Que vous dirai-je, enfin ? de tous ces petits soins,

Mes yeux ont autrefois été tant les témoins,

J’en ai tant vu, tant vu, qu’à présent, sans fatigue,

Un coup d’œil me suffit pour connaître une intrigue.

ISABELLE.

Rien ne peut t’échapper, Lisette, et je vois bien,

Qu’il ne m’est plus permis de te déguiser rien.

LISETTE.

De ma fidélité vous devez vous attendre :

Parlons donc librement de cet heureux Léandre ;

Depuis quand l’avez-vous connu ?

ISABELLE.

Depuis six mois,

Je le vis en ce lieu pour la première fois ;

Il vint, sur un procès assez considérable,

Entretenir mon oncle.

LISETTE.

Il vous parut aimable ?

ISABELLE.

Tout-à-fait.

LISETTE.

Son esprit ?

ISABELLE.

Nul ne passe le sien,

Et dans tout ce qu’il dit...

LISETTE.

Au fait ; a-t-il du bien ?

J’aime l’amour aisé, je suis fille sincère.

ISABELLE.

Le gain de ce procès, qu’à toute heure il espère

Le doit faire jouir d’une succession

Solide, et convenable à sa condition ;

Mais, Lisette, mon oncle...

LISETTE.

Ah ! je crois vous entendre.

Votre oncle est Rapporteur du procès de Léandre ?

ISABELLE.

Tu l’as dit.

LISETTE.

En ce cas nous aurons le destin

De ne pas sitôt voir de ce procès la fin.

Vous savez que Damon depuis longtemps abjure

La Justice, les Lois, et la Magistrature,

Et que de l’harmonie amateur à l’excès,

Il aime mieux chanter, que vider un procès.

Depuis que la Musique ale don de lui plaire,

Il ne peut plus souffrir qu’on lui parle d’affaire ;

On ne laisse qu’entrer Poètes et Chanteurs,

Et la porte est fermée à tous Solliciteurs.

Il a fait du Couvent sortir votre cadette,

Pour la rendre en musique une fille parfaite.

L’Opéra fait déjà son inclination :

Elle a pour les plaisirs de la vocation,

Et ne respire ici que fête et que bombance.

Votre oncle, admirateur de sa voix, de sa danse,

Lui laisse exécuter toutes ses volontés,

Et la va mettre au rang de nos enfants gâtés :

C’est dommage qu’un homme, avec tant de mérite,

Fasse voir si peu d’ordre et si peu de conduite ;

Car enfin en tous lieux de chacun révéré,

On le tient Juge intègre, équitable, éclairé...

ISABELLE.

De bien rendre justice il a le don suprême.

LISETTE.

Il devrait bien aussi se la rendre à lui-même :

Il faut que je lui parle, et trouver le moyen

De lui faire sentir...

ISABELLE.

Lisette, n’en fais rien ;

Tu pourrais l’irriter.

LISETTE.

Je ne crains point sa bile ;

Il sait pour ses plaisirs que je lui suis utile.

Ma voix, telle qu’elle est, lui sert dans le besoin ;

Son courroux contre moi ne saurait aller loin.

Mais, s’il vous plaît, avant que de rien entreprendre,

Ce serait mon avis de voir un peu Léandre ;

Dites-moi, croyez-vous que, dans un cas pareil,

Il fût mal de tenir tous les trois un conseil ?

ISABELLE.

Non.

LISETTE.

Cela vous fera de la peine, peut-être ?

ISABELLE.

Point du tout.

LISETTE.

Je le crois ; mais qui vois-je paraître ?

ISABELLE.

C’est son valet, sans doute ; il trouve chaque jour

Quelque nouveau moyen pour me rendre...

 

 

Scène II

 

ISABELLE, LISETTE, LA BRIE

 

LISETTE, abordant la Brie.

Bonjour.

Approche, mon ami.

LA BRIE, posant une Basse.

J’ai l’épaule meurtrie ;

Peste de l’instrument.

LISETTE.

C’est Monsieur de la Brie !

LA BRIE.

C’est Lisette, je crois ?

ISABELLE.

Quoi ! vous vous connaissez ?

LA BRIE.

Eh ! bonjour ; ma charmante ; il faut que...

LISETTE.

C’est assez.

Fais ta commission en toute diligence,

Nous renouvellerons ensuite connaissance.

LA BRIE.

Personne donc ici ne peut être suspect ?

ISABELLE.

Non.

LA BRIE.

Je puis donc donner...

LISETTE.

Oui.

LA BRIE.

Parlant par respect,

Voici certaine lettre...

Isabelle lit la lettre.

LISETTE.

Eh bien ! avec ta Basse,

Tu trompes donc le Suisse ?

LA BRIE.

Oui, par elle je passe.

Il me faut bien, parbleu, servir de ce moyen ;

Personne n’entre ici, s’il n’est Musicien,

Et le peste de Suisse est cloué sur la porte :

Avec son baragouin, que le diable l’emporte.

L’être Musicien, Monsir ?... Oui... Vous entrir.

L’être Solliciter, Monsir ?... Oui... Vous sortir.

On a beau lui vouloir présenter des pistoles,

L’on n’en saurait jamais tirer d’autres paroles.

LISETTE.

Ainsi le veut Damon : aux Muses trop soumis,

Il a, pour le Parnasse, abandonné Thémis.

Soutien des beaux-Esprits, protecteur de la Scène,

Des Poètes du temps il s’est fait le Mécène ;

Et dissipant pour eux le plus beau de son bien,

Le Mécène dans peu pourra n’avoir plus rien.

LA BRIE.

Mais sa Charge rapporte, et toutes les Séances...

LISETTE.

Ce qu’il en aime mieux, tiens, ces ont les Vacances.

ISABELLE, après avoir là.

Que fait-il à présent ? dis.

LA BRIE.

Chez lui plein d’amour,

Avec impatience il attend mon retour :

Ne me donnez-vous pas uni petit mot de lettre ?

ISABELLE.

Lisette, qu’en dis-tu ?

LISETTE.

Faut-il vous le permettre ?

La demande est plaisante !

ISABELLE.

Aurai-je bien le temps ?

Si mon oncle...

LISETTE.

Damon jamais n’entre céans

De si bonne heure.

ISABELLE.

Mais...

LISETTE.

Allez, sans contredire.

LA BRIE.

C’est qu’elle ne fait pas, peut-être, encore écrire.

 

 

Scène III

 

LISETTE, LA BRIE

 

LISETTE.

Ah ! que l’amour est sot chez les jeunes Amants ?

LA BRIE.

Moi, je ne le hais pas dans les commencements.

LISETTE.

Depuis quand es-tu donc le valet de Léandre ?

LA BRIE.

Depuis quatre ou cinq mois j’ai bien voulu le prendre.

J’en suis assez content ; il fait ce que je veux,

Il me sert, je le sers, nous nous servons tous deux ;

Il est sage, assidu, fidèle, débonnaire,

Et je ne compte pas sitôt de m’en défaire.

LISETTE.

C’est-à-dire qu’il est près de vous en faveur.

LA BRIE.

C’est un joli garçon, et qui me fait honneur.

LISETTE.

Et pourquoi n’es-tu plus chez ta vieille Baronne ?

Cette condition me semblait assez bonne.

LA BRIE.

Il est vrai ; le commerce en était assez doux ;

Mais il est arrivé du grabuge entre nous.

LISETTE.

Et comment ?

LA BRIE.

Elle avait pour la chambre une fille... 

LISETTE.

Ah ! ah !

LA BRIE.

Jeune, brunette, et même assez gentille.

LISETTE,

Ensuite ?

LA BRIE.

Mon aspect lui parut gracieux ;

Sur mon mérite, enfin, elle jeta les yeux.

LISETTE.

Le fat !

LA BRIE.

En peu de temps nous fîmes connaissance ;

Nous vivions sagement, en bonne intelligence,

Lorsqu’un certain rival, de mon bonheur jaloux,

Voulut me supplanter ; nous en vînmes aux coups.

La Baronne fût tout, elle en fut irritée ;

La fille, pour sa part, fut un peu souffletée ;

De sorte qu’un beau jour, piqués avec raison,

Nous prîmes le parti de quitter là maison.

LISETTE.

Je sais comme l’on doit entendre ce langage ;

L’on vous chassa tous deux comme mauvais ménage.

LA BRIE.

Il est vrai qu’à la fin on vit sa taille...

LISETTE.

Holà.

Revenons à Léandre, et laissons tout cela.

Franchement, aime-t-il fortement ma Maîtresse ?

LA BRIE.

Il a pour elle autant d’amour et de tendresse,

Que j’en ai pour le vin.

LISETTE.

Donc il l’aime à l’excès.

LA BRIE.

Sans doute ; ah ! s’il gagnait son malheureux procès !

Quand crois-tu que ton Maître à ce procès s’applique ?

LISETTE.

Quand on rapportera les causes en musique.

Mais quel est ce procès ? je n’en fais rien encor.

LA BRIE.

Pour mon Maître, ma foi, c’est un procès tout d’or ;

En gros voici le fait. Léandre, en son jeune âge,

Laissa là sa Patrie, et sur la mer voyage ;

Au bout de quelque temps le bruit court de sa mort :

Un Voyageur Passure, on croit vrai son rapport ;

Il revient, il apprend le trépas de son père,

Pleure, gémit, regrette une perte si chère ;

Se montre à ses parents, redemande son bien,

On lui dit qu’il est mort, il dit qu’il n’en est rien ;

Aucun des héritiers ne veut le reconnaître :

Et voilà ce qui fait le procès de mon Maître.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, LISETTE, LA BRIE

 

ISABELLE.

Tiens, voilà pour Léandre ; et toi, reçois ceci.

LA BRIE.

De deux cœurs, à la fois, vous calmez le souci.

Jusqu’au revoir ; je vais reprendre cette Basse,

Retourner au plutôt, de crainte dé disgrâce.

 

 

Scène V

 

ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE.

Je ne sais quel projet Léandre a dans l’esprit ;

Je vais te faire part du Billet qu’il m’écrit.

Isabelle lit.

« La difficulté qu’il y a de parler à M. votre Oncle, et le désir extrême que j’ai de partager avec vous des biens qui dépendent de ses soins, m’ont fait imaginer un stratagème, duquel j’ose tout attendre ; les entreprises les plus folles ont, quelquefois d’heureuses suites : il suffit de vous dire que je paraîtrai tantôt devant vous, en sa présence ; ne soyez point surprise de ce que vous me verrez faire. Que n’entreprendrais-je pas, pour parvenir au bonheur de vous posséder ! »

Qu’a-t-il imaginé ? Que serait-ce, Lisette ?

Ne pénètres-tu point ?

LISETTE.

Peut-être qu’il projette

De venir déguisé.

ISABELLE.

Lui ! pourquoi ?

LISETTE.

Pour vous voir

Au divertissement préparé pour ce soir.

ISABELLE.

Non, ce n’est point cela, Lisette, je t’assure.

LISETTE.

J’entends venir votre oncle, avec sa tablature,

Et tout son train.

 

 

Scène VI

 

DAMON, ISABELLE, LISETTE, SUITE DE MUSICIENS

 

DAMON.

Allons, tout le monde est-il prêt ?

Messieurs de la Musique, avancez, s’il vous plaît.

C’est avec vos dessus qu’il vous faudra... Lisette...

Ah ! bon, vous voilà tous...Tiens, ma Cantate est faite ;

Mais je ne goûterais qu’un plaisir imparfait,

Si je n’en voyais pas en ce moment l’effet.

Qu’on dise qu’aujourd’hui je ne parle à personne.

LISETTE.

Et c’est l’ordre, Monsieur, que tous les jours on donne.

 

 

Scène VII

 

DAMON, ISABELLE, LISETTE, CARLIN, Valet de chambre

 

CARLIN.

Monsieur, c’est...

DAMON, aux Symphonistes.

Prenez, vous, cette partition.

Surtout à ce passage ayez attention.

Isabelle, tenez.

CARLIN.

Madame la Comtesse...

DAMON.

Paix... Ici, vivement ; et là, de la tendresse.

CARLIN.

Vous reçûtes sa lettre avant-hier au soir,

Monsieur.

DAMON.

Oh ! je n’ai pas eu le temps de la voir.

CARLIN.

La réponse, Monsieur ; que faut-il que je dise ?

DAMON, préludant.

La réponse ?... Morbleu !... Qu’elle se tranquillise.

 

 

Scène VIII

 

DAMON, ISABELLE, LISETTE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur.

DAMON.

Eh ! qu’est-ce encor ? la peste soit des gens !

Pour me parler d’affaire, ils prennent bien leur temps !

LE LAQUAIS.

C’est ce vieux Commandeur, Monsieur ; depuis une heure

Il est dans votre cour.

DAMON, préludant toujours.

Eh bien ! qu’il y demeure.

Ouvrez ce clavecin ; le ton me semble bas.

LE LAQUAIS.

Que dirai-je, Monsieur ?

DAMON.

Tout ce que tu voudras.

LE LAQUAIS.

Que vous chantez ?...

DAMON.

Le traître !

LE LAQUAIS.

Il est là-bas qui jure.

DAMON, lui donnant un soufflet.

Oui, dis-lui que je chante.

LISETTE.

Et qu’il bat la mesure.

Cantate.

Terpsichore, Muse charmante,
Que votre empire a de douceurs !
En vous tout séduit, tout enchante ;
Et vous régnez sur tous les cœurs.

Lorsque, par un air tendre,
Vous imitez le murmure des eaux,
Ou le ramage des oiseaux,
Nous croyons les entendre.

Quand, par de doux accords,
Des mortels qu’Amour blesse,
Vous nous exprimez la tendresse,
Nous ressentons tous leurs transports.

Si des mers en courroux, par quelque affreux orage,
Vous nous représentez l’image,
Nous croyons voir l’instant
D’une fin déplorable :
Mais cette terreur cède au plaisir qu’on ressent ;
Et vos sons savent rendre aimable,
Un spectacle effrayant.

DAMON.

Je suis content de moi ; franchement je l’avoue.

Et toi, dis ?

LISETTE.

Sur vos airs, vous aimez qu’on vous loue :

C’est un faible, entre nous, quine vous sied pas bien.

Vous êtes en cela par trop Musicien.

DAMON.

Ah ! j’aime là Musique, elle fait mon délice.

LISETTE.

Si vous aimiez de même à rendre la justice,

Que vous seriez parfait !

DAMON.

Et ne l’aimé-je pas ?

LISETTE.

Oui, l’on chante ici-haut, et l’on pleure là-bas.

Je vois le même train tant que dure Tannée ;

La Musique commence, et finit la journée,

Sans qu’un Solliciteur puisse avoir l’agrément

De vous entretenir, de vous voir, seulement.

DAMON.

Vas-tu me quereller ?

LISETTE.

Ma foi, vous pouvez croire,

Quand je vous parle ainsi, que c’est pour votre gloire ;

Je compatis pour vous, je fais ce qu’on en dit :

C’est un Juge équitable, il a beaucoup d’esprit ;

Pour son intégrité, partout on le renomme ;

Il est ce qu’on appelle un parfait honnête-homme ;

Mais il trouve du temps tous les jours pour chanter,

Et n’en saurait avoir quand il faut rapporter.

Voilà les petits traits qu’on lance dans le monde.

DAMON.

Va, j’empêcherai bien que davantage on gronde.

Je me doute de ceux qui parlent sur ce ton,

Ce peut bien être Éraste, ou Géronte, pu Criton ;

Tiens, je vais parier que, de toute la clique,

Il n’en est pas un seul qui sache la Musique.

LISETTE.

Eh ! quoi ! ne pourrez-vous n’avoir jamais d’égard

Que pour ceux seulement qui connaîtront cet art ?

Mais, Monsieur, vous riez ; et je vous crois trop sage,

Pour tenir tout de bon, un semblable langage.

Si la loi demandait que tous Solliciteurs

Fussent Musiciens, ou bien Compositeurs,

Ces Messieurs, la plupart, je crois, seraient à plaindre.

DAMON.

Leurs procès sont en ordre ; ils ne doivent rien craindre.

LISETTE.

Ils ne doivent rien craindre ? oui, voilà qui va bien,

Mais cependant, pour eux, vous ne finissez rien.

Surtout il en est un que je plains ; c’est Léandre ;

Depuis près de six mois, vous le faites attendre.

Vous jurez tous les jours de remplir ses souhaits,

Et tous les jours, pour lui, ce sont nouveaux délais ;

Si vous sentiez les coups de ces revers terribles,

Et quel mal cela fait aux cœurs qui sont sensibles !

DAMON.

Le procès de Léandre est prêt à rapporter.

Je pourrais au Palais même me transporter

Dès demain, dès ce jour, s’il était nécessaire,

Et ne veux qu’un instant pour finir son affaire.

Cependant j’aime à voir ton zèle officieux ;

Tu me fais sur moi-même ouvrir un peu les yeux.

Oui, j’ai tort, il est vrai ; l’âme se montre ingrate,

Lorsque... Recommençons encor notre Cantate.

LISETTE.

Fort bien ! si ses remords eussent duré longtemps,

C’eût été le plus grand de mes étonnements.

DAMON.

Elle m’a fait plaisir, il faut encor l’entendre.

Mais, qui vient nous troubler ?

ISABELLE.

Lisette, c’est Léandre,

DAMON.

Le fâcheux contretemps ! Léandre dans ces lieux ?

Morbleu...

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE.DAMON, ISABELLE, LISETTE

 

LÉANDRE.

Léandre encor, Monsieur, s’offre à vos yeux,

Et vient vous présenter...

DAMON.

Mais, Monsieur,, il me semble

Vous avoir déjà dit...

ISABELLE.

Ah ! Lisette, je tremble.

DAMON.

Que vous ne deviez point vous tant inquiéter ;

Votre cause est fort juste, il faut la rapporter :

Mais il est, avant vous, des gens à satisfaire,

Ne vous embarrassez en rien de votre affaire ;

Dans peu...

LÉANDRE.

De grâce, avant que je quitte ces lieux,

Sur ce Placet, Monsieur, daignez jeter les yeux,

DAMON.

Bon ! pourquoi ce Placet ? Je fais ce qu’il peut dire,

LÉANDRE.

Monsieur, il est en vers.

DAMON.

En vers, il faut le lire :

Quoi ! vous faites des vers ? Ma foi j’en suis charmé.

LÉANDRE.

Monsieur, c’est un talent que j’ai toujours aimé.

LISETTE, à Isabelle.

Je devine à-peu-près la fin de l’aventure,

Et de ce Placet-là, je tire un bon augure.

DAMON, lit.

Si d’une espérance nouvelle
Vous avez su flatter mon cœur,
Une impatience cruelle
En détruit la douceur.
Sur son Trône Thémis sans cesse vous appelle,
Prenez-y place en ma faveur ;
Hélas ! tout mon bonheur
Dépend de vous et d’elle.
C’est me solliciter, Monsieur, très galamment,
Et je saurai répondre à ce Placet charmant ;
Oui, vous pouvez compter que, sans nulle remise
Je m’emploierai pour vous.

LÉANDRE.

Souffrez que je vous dise,

Que sur ces mêmes vers, à vos yeux exposés,

J’ai fait moi-même un air qui...

DAMON.

Quoi ! vous composez

De la Musique aussi ?

LISETTE, à Isabelle.

Ne perdons point courage,

Il s’y prend comme il faut.

LÉANDRE.

Monsieur, dès mon jeune âge,

De tout ce qui formait mon éducation,

La Musique, surtout, faisait ma passion ;

C’est un art tout divin, et quiconque le blâme

N’est pourvu, selon-moi, de sentiment, ni d’âme :

La Musique, en un mot, est le charme des sens ;

Elle calme, adoucit les maux les plus cuisants ;

Des amans malheureux fait flatterie martyre,

Et dans tout l’Univers...

DAMON.

Monsieur, je vous admire ;

Souffrez qu’on vous embrasse, et qu’il me soit permis

De vous placer au rang de mes meilleurs amis.

Vous voyez devant vous un homme qui n’adore

Qu’Érato, Polymnie, Euterpe, et Terpsichore :

Ces Muses ont pour moi des charmes ravissants,

Et j’estime tous ceux qui sont leurs partisans.

Mais, venons à votre air, il faut que je l’entende,

S’il vous plaît.

LÉANDRE.

Le voici ; c’est une Sarabande.

DAMON, après que Léandre a chanté.

Il a la voix fort belle.

LISETTE.

Elle va jusqu’au cœur ;

Qu’en dites-vous ?

DAMON.

Monsieur, je vous jure en honneur

Qu’aucun air ne m’a plu jamais tant que le vôtre ;

Il est fort de mon goût...

LISETTE.

Il est aussi du nôtre.

DAMON.

Je le trouve charmant ; mais je vous dirai plus.

Je voudrais l’avoir fait...

LÉANDRE.

Vous me rendez confus ;

Je n’aurais jamais cru que cette bagatelle...

DAMON.

Bagatelle ! Non, non, ne la nommez point telle ;

Ce qui me plaît encor de vous infiniment,

Franchement, je le dis, c’est votre goût de chant...

Tous les jours de concert, il faut ici vous rendre

Je vous en avertis.

LÉANDRE.

Ah ! Monsieur, je...

LISETTE, à Isabelle.

Léandre,

Dans le cœur de Damon, par ma foi, prend accès ;

Tenez, vous gagnerez tous deux votre procès.

DAMON.

Je suis impatient de vous faire connaître

Quelle estime, pour vous, dans mon cœur a su naître !

J’agirai pour vos droits avec tant de chaleur...

LÉANDRE.

Votre feule amitié fera tout mon bonheur ;

Et c’est pour moi, Monsieur, la faveur la plus grande.

J’ai fait aussi des pas sur cette Sarabande,

Dont je souhaiterais que vous fussiez content.

DAMON.

Quoi ! de la danse aussi ? Vous êtes étonnant !

Ah ! sans plus différer, Monsieur, voyons la danse,

Accordez cette grâce à mon impatience.

ISABELLE, à Lisette.

Lisette, il va danser.

LISETTE, à Isabelle.

Ma foi c’est tout de bon ;

Il va faire tourner la cervelle à Damon.

DAMON.

Fort bien.

LISETTE, à Isabelle pendant que Léandre danse.

Tous ses pas sont des sentiments. Il passe

Toujours auprès de vous avec assez de grâce ;

Il profite de tout pour marquer son ardeur,

Et jusques dans sa danse, il fait parler son cœur.

DAMON.

Je ne puis plus tenir contre tant de mérite ;

Léandre, c’en est fait, tout pour vous sollicite ;

Et de vous rendre heureux j’ai tant d’empressement,

Que je veux dès ce jour, sans nulle retardement,

De mes amusements vous faisant sacrifice,

Courir au Tribunal, et vous rendre justice ;

Quitter tout pour vous seul, par-là vous pouvez voir

Quel plaisir je me fais de remplir votre espoir.

Venez.

LÉANDRE.

Chère Isabelle...

ISABELLE.

Allez en diligence,

Et revenez content ; c’est ma seule espérance.

 

 

Scène X

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

ISABELLE.

Et moi je crois rêver, Lisette, en ce moment.

LISETTE, contrefaisant Léandre.

Ah ! qu’il danse avec grâce !... Un certain tout d’épaule...

Un air de tête aisé... des bras... des yeux...

ISABELLE.

La folle !

LISETTE.

Ma foi, je me fais gré d’être de cette humeur,

Et d’un bonheur prochain c’est un avant-coureur ;

L’espérance chez vous devrait aussi renaître.

 

 

Scène XI

 

LA BRIE, ISABELLE, LISETTE

 

LA BRIE.

Damon, dans son carrosse à fait monter mon Maître ;

Où vont-ils donc si vite ?

LISETTE.

Ils vont pour le procès ;

Va-t’en vite, la Brie, en savoir le succès.

LA BRIE.

J’y vais.

ISABELLE.

Apporte-m’en la première nouvelle.

LA BRIE.

J’y vole, fiez-vous à l’ardeur de mon zèle.

ISABELLE.

Tu peux joindre Léandre, et lui dire...

LISETTE.

À propos,

Ce sont soins superflus ; car ce n’est qu’à huis clos.

Que se rapportera, sans doute, cette affaire ?

ISABELLE.

Vraiment, elle a raison.

LA BRIE.

Allez, laissez-moi faire ;

Je vois le Buvetier dix mille fois par an,

Par lui je saurai tout. Vive l’esprit.

LISETTE.

Va-t’en.

Il pourrait se tromper, et quel que soit son zèle,

Ce sera grand hasard, s’il fait quelque nouvelle.

Mais voici votre Sœur.

ISABELLE.

Ah ! je vais réviser :

Lisette, entretiens-la ; je ne veux point rester ;

Toutes ses questions me mettent à la gêne...

 

 

Scène XII

 

ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Qu’est-ce donc qu’a ma Sœur, Lisette ?

LISETTE.

La migraine,

ANGÉLIQUE.

Oh ! ce n’est pas cela ; je le parierais bien.

LISETTE.

Ah ! que c’est un sot mal !

ANGÉLIQUE.

Ce n’est pas-là le sien ;

Et je fais...

LISETTE.

Comment donc ? Que voulez-vous donc dire ?

ANGÉLIQUE.

Ma Sœur, depuis un temps, se plaint, gémit, soupire ;

Elle est presque toujours distraite à nos concerts ;

Elle a même oublié la plupart de ses airs.

Et tout l’ennuie, enfin, tout lui fait de la peine ;

Elle rêve sans cesse...

LISETTE.

Eh bien ! c’est la migraine :

Voilà comme l’on est, quand ce maudit mal prend.

ANGÉLIQUE.

Vous m’impatientez ; suis-je donc un enfant ?

Allez, Lisette, allez, j’ai de l’intelligence,

Et je sais là-dessus ce qu’il faut que je pense.

LISETTE.

Oh ! vous ne savez rien.

ANGÉLIQUE.

Non ? Quand ma Sœur tantôt,

Pour écrire une lettre, a monté vite en haut,

J’ai suivi pas à pas, et j’ai fort bien su lire

Tout ce qu’elle venait dans ce moment d’écrire.

LISETTE.

Elle notait un air. Ah ! quel esprit troublé !

ANGÉLIQUE.

Eh ! non, ce n’était point sur du papier réglé.

LISETTE.

Vous vous êtes trompée, allez, Mademoiselle.

Quelle était cette lettre, et que contenait-elle ?

ANGÉLIQUE.

Je ne me souviens pas de tout ce que j’ai lu,

Excepté quelques mots : oui, j’en ai retenu,

Comme sincérité, crainte, éternelle chaîne.

LISETTE.

Hé bien !

ANGÉLIQUE.

Appelez-vous cela de la migraine ?

LISETTE.

Combattrez-vous toujours tout ce qu’on vous dira ?

C’est qu’elle copiait des Scènes d’Opéra ;

Et vous, vous avez cru que c’était autre chose.

ANGÉLIQUE.

Un Opéra ! fort bien ! il était donc en prose ?

LISETTE.

Si votre Sœur savoir ceci certainement,

Elle vous ferait bien rentrer dans le Couvent.

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! moi, je dirais les secrets, laissez faire.

LISETTE.

Quoi ! vous diriez ?...

ANGÉLIQUE.

Pourquoi m’en fait-elle mystère !

LISETTE.

Oh ! pour le coup, c’est vous qui m’impatientez.

Et pourquoi, s’il vous plaît, vos curiosités,

Mademoiselle ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! ah ! c’est afin de m’instruire,

Quand j’aimerai quelqu’un, comme l’on doit écrire.

LISETTE.

Vraiment, c’est de bonne heure.

ANGÉLIQUE.

Et voilà ce que c’est ;

Dans le monde, chacun songe à son intérêt.

LISETTE.

Vous, aimer ?

ANGÉLIQUE.

Pourquoi non ?

LISETTE.

La chose est trop plaisante !

Vous n’aimerez jamais, vous êtes trop méchante.

ANGÉLIQUE.

Je n’aimerai jamais ? je connais trop mon cœur,

Et j’aurai la migraine aussi-bien que ma Sœur.

LISETTE.

Allez, allez plutôt songer à votre danse ;

Le maître va venir, selon toute apparence.

ANGÉLIQUE.

Que dites-vous, mon maître ? Ah ! le pauvre garçon !

C’est moi présentement qui lui donne leçon :

Mais je ne songe pas qu’il faut que je m’apprête

Pour le bal de ce soir. Pour moi l’on fait la fête ;

Et je n’y serai pas d’un petit ornement ;

Nous avons certains airs... Adieu, ma chère enfant.

LISETTE.

La petite friponne en fait plus à son âge,

Qu’une autre à vingt-cinq ans.

 

 

Scène XIII

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Allons, ferme, courage,

Les instants, je le vois, vous semblent un peu longs ;

On tarde toujours trop, lorsque nous attendons.

ISABELLE.

Ah ! je sens dans mon cœur la peine la plus rude,

L’espérance s’y joint avec l’inquiétude ;

Mille troubles nouveaux que je ne puis dompter,

Sans cesse, tour-à-tour, me viennent agiter ;

Je ressens, à la fois, la joie et la tristesse.

Que te dirai-je, enfin ? soit crainte, soit tendresse,

Je n’ai jamais tant pris à Léandre intérêt.

LISETTE.

L’amour est dans son plein, voilà tout ce que c’est ;

Mais, qui vient en ce lieu ? la plaisante figure !

Cet homme, d’un Poète, a toute l’encolure ;

Que voulez-vous, Monsieur ? Parlez.

 

 

Scène XIV

 

ISABELLE, LISETTE, UN POÈTE

 

LE POÈTE.

Monsieur Damon,

C’est lui que je demande ; est-il en ce lieu ?

LISETTE.

Non,

Et même il ne viendra que fort tard de la Ville.

LE POÈTE.

J’ai donc pris pour le voir une peine inutile ;

Comme je fais qu’il est un des fils d’Apollon,

Qu’il fait parler de lui dans le sacré Vallon,

Je venais, comme fils aussi du même père,

Lui rendre, avec respect, un hommage sincère.

LISETTE.

C’est-à-dire, Monsieur, que vous êtes Auteur ?

LE POÈTE.

Oui, Madame, et, déplus, votre humble serviteur.

ISABELLE.

Tu vas le retenir.

LISETTE, à Isabelle.

J’aime son air grotesque ;

Il nous divertira, je le trouve burlesque.

Haut.

Nous voyons des Auteurs de genres différents,

Les uns sont sérieux et les autres plaisants.

Peut-on savoir quel est votre genre d’écrire ?

LE POÈTE.

Je m’étais autrefois mêlé de la Satyre,

Je suivais volontiers les pas de Juvénal,

Et me modelais fort sur mon original ;

Mais, j’ai vu qu’elle avait des pointes périlleuses,

Que ses suites toujours étaient trop orageuses,

Et que, quelle que fût de ses traits la douceur,

Ils retombaient souvent sur le dos de l’Auteur.

LISETTE.

Cette démangeaison d’écrire de la sorte

Ne vous a pas duré ?

LE POÈTE.

Non, le diable m’emporte ;

J’abandonne ce genre à ces Poètes fous,

Bourrés, cicatrisés, et qui sont faits aux coups.

ISABELLE.

Peut-être faites-vous des Pièces de Théâtre ?

LE POÈTE.

Encor moins ; autrefois j’en étais idolâtre,

On en a joué même une de moi jadis ;

Mais elle tomba net, franchement je le dis.

LISETTE.

Comment ! elle tomba ! Ce fut donc par cabale ?

LE POÈTE.

Oui, je vous en réponds ; elle fut générale.

Chacun également prit le même travers ;

Car on n’en put jamais entendre que deux vers.

LISETTE.

La chose est étonnante, on ne peut davantage ;

Deux vers suffisent-ils pour juger d’un ouvrage ?

LE POÈTE.

Oui, dès le second vers, on lui fit son procès :

J’avais bien cependant compté sur le succès ;

Mon esprit s’égayait et battait la campagne ;

J’élevais, comme on dit, des châteaux en Espagne ;

Et déjà sur l’espoir du gain de mon labeur,

J’en mettais à profit d’avance la valeur ;

Surtout, j’aurai, disais-je, une Bibliothèque.

À peine eus-je de quoi m’acheter un Sénèque.

LISETTE.

La cabale se fit par de jaloux Auteurs,

Sans doute ?

LE POÈTE.

Non ; ce fut la faute des Acteurs.

LISETTE.

Bon ! cela ne se peut, puisqu’ils n’eurent qu’à peine

Le moment d’en venir à la première Scène,

C’est-là les condamner assez mal-à-propos.

LE POÈTE.

Nous mettons, en tel cas, toujours tout sur leur dos.

Quand nous voyons tomber par malheur notre ouvrage,

Nous leur donnons le tort ; c’est l’ordinaire usage.

LISETTE.

Cet usage, entre nous, me semble fort mauvais.

Il faut mieux avouer qu’on a mal fait.

LE POÈTE.

Jamais

Nous n’avouons cela ; depuis mon infortune,

Je n’ai point fait de Pièce, et n’en veux faire aucune ;

Je m’amuse à présent à rire de tous ceux

Qui n’ont pas sur la Scène un destin plus heureux :

Je ris de voir Alcippe à ses Pièces nouvelles

Mandier le suffrage aux loges, dans les ailes,

Courir de toutes parts, pour tâcher d’obtenir

Des applaudissements qui sont longs à venir ;

Et je ris de le voir alors, dans sa colère,

Battre des mains lui seul au milieu du parterre :

Je ris de voir Ariste, autre Auteur d’à-présent,

Quand son ouvrage a plu, vouloir trancher du Grand ;

Et, d’un air de Romain, présenter une joue,

Ou faire un air de tête au Prince qui le loue :

Comme si, tout respect : à lui seul étant dû,

Des grands Héros qu’il traite il était descendu.

LISETTE.

À quoi donc à présent s’applique votre Muse ?

LE POÈTE.

À de doctes écrits, toujours elle s’amuse ;

Mais l’ouvrage que j’ai commencé depuis peu,

Qui de Monsieur Damon méritera l’aveu,

N’est pas encor fini.

ISABELLE.

Quel est-il ?

LE POÈTE.

Un ouvrage

Instructif et badin, divertissant et sage.

Qu’il m’a déjà couté de veilles et de soins !

Que d’Écrivains surpris ! On le serait à moins.

LISETTE.

Quel titre, s’il vous plaît, a cet ouvrage utile ?

LE POÈTE.

Ce sont toutes les Lois mises en vaudeville,

LISETTE.

La peste ! vous aurez bien des Approbateurs.

LE POÈTE.

De ce qu’ont établi tous les Législateurs.

Je n’ai rien oublié ; j’ai suivi les usages

Des différents Pays, et des Aréopages ;

Et de cette façon, mes chansons, et mes vers

Pourront utilement parcourir l’Univers.

On ne peut qu’approuver ma nouvelle méthode ;

Car ayant mis ainsi le Digeste, et le Code,

Il n’est aucun enfant, à quelqu’âge qu’il soit,

Qui ne puisse en chantant étudier le Droit.

ISABELLE.

Vraiment, c’est un grand bien, Monsieur, pour la Jeunesse.

LE POÈTE.

Ce que j’ai déjà fait, serait mis sous la presse :

Mais tous les Imprimeurs semblent être butés

À me faire enrager par leurs difficultés ;

Et depuis près d’un an, croirez-vous qu’on me traîne

Toujours de mois en mois, de semaine en semaine ?

Tantôt il faut avoir une autre Approbation,

Tantôt on est après une autre édition ;

Et je venais prier Monsieur Damon lui-même.

Pour leur faire sentir leur négligence extrême,

De vouloir m’accorder ses secours obligeants,

Et de faire imprimer mon Livre à ses dépens ;

Entendant, toutefois, qu’il aura la licence

D’en retirer les fonds sur son produit immense.

ISABELLE.

Monsieur, j’en instruirai mon Oncle dès ce soir.

LE POÈTE.

J’en conçois pour mon Livre un favorable espoir ;

Être méconnaissant n’est point mon caractère,

Et je vous en promets à tous un Exemplaire.

 

 

Scène XIV

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà ce qui s’appelle un grand fou.

ISABELLE.

Son esprit,

Dès l’abord, s’est fait voir dans ce qu’il nous a dit ;

Mais quand il a parlé de son dernier ouvrage,

Je n’en ai pas jugé fort à son avantage.

LISETTE.

Moi, j’en riais tout bas.

ISABELLE.

Mettre en chansons les Lois !

Mais, Lisette, quelqu’un fait entendre sa voix.

LISETTE.

C’est celle de la Brie, ou je suis bien trompée.

ISABELLE.

Mon âme de frayeur est vivement frappée.

 

 

Scène XV

 

ISABELLE, LISETTE, LA BRIE

 

LA BRIE.

Soyons toujours joyeux, et vivons sans souci,

C’est vous ? Je suis charmé de vous trouver ici.

LISETTE.

Que sais-tu ? Dis-nous donc...

LA BRIE.

Eh bien ! l’affaire est faite...

La chose est décidée et conclue.

ISABELLE.

Ah ! Lisette.

LISETTE.

Il est ivre.

LA BRIE.

Il est vrai.

LISETTE.

Le maraud !

LA BRIE.

Dans le vin

Je me suis efforcé de noyer mon chagrin.

De se déchagriner chacun a sa manière ;

Il en est qui se vont jeter dans la rivière,

Outre que je-hais l’eau, je.ne suis pas si fou

Que je ne sache bien que c’est un trait de fou.

LISETTE.

Parleras-tu toujours sans vouloir nous apprendre ?...

LA BRIE.

Quoi donc ?

LISETTE.

Ce que tu fais du procès de Léandre ;

Qu’est-ce : qui s’est passé ? L’a-t-il gagné, perdu ?

LA BRIE.

Eh ! ne voyez-vous pas-que je suis confondu ?

Quel plaisir trouvez-vous à redoubler ma peine ?

Tenez, n’y pensons plus.

ISABELLE.

Ah ! je suis à la gêne.

LISETTE.

J’étouffe. Malheureux, ne pourrons-nous savoir ?...

ISABELLE.

As-tu vu quelqu’un ?

LA BRI E.

Moi, je n’ai vu que du noir ;

J’ai pourtant entendu dire beaucoup de choses ;

Mais dans l’amas confus de différentes causes,

La mémoire ne peut...

LISETTE.

Il a bu tellement

Qu’on n’en saurait tirer nul éclaircissement ;

Son style est si brouillé...

ISABELLE.

Je crois trop bien l’entendre.

LISETTE.

Allez, il n’a pu voir ni Damon, ni Léandre.

LA BRIE.

Silence, s’il vous plaît ; je vais me rappeler...

LISETTE.

Voyons, ce qu’on pourra de ceci démêler.

LA BRIE.

Un grand homme d’abord a fait un préambule...

Ma foi, ce qu’il a dit n’était point ridicule :

À vous dire le vrai, j’étais fort bien placé ;

Mais quand tout a fini, je me suis avancé ;

La foule, cependant, m’a fait aller de sorte,

Que je me suis encor trouvé près de la porte.

LISETTE.

Le maraud a perdu tellement la raison,

Qu’il n’a pu rien savoir.

LA BRIE.

Moi, je ne sais rien ?

LISETTE.

Non ;

Puisque tune saurais rien du tous nous apprendre.

ISABELLE.

Mais autour de toi, dis, parlait-on de Léandre ?

LA BRIE.

Oh ! qu’oui.

LISETTE.

Qu’en disait-on ?

LA BRIE.

On disait hautement,

Qu’il serait déclaré le père de l’enfant.

LISETTE.

Quel enfant ?

ISABELLE.

Que dit-il ?

LA BRIE.

Oui, la fille en colère

Elle-même disait qu’il en était le père ;

Qu’elle avait pièce en main, et que, sans nul effort,

Elle pourrait prouver... Ma foi, mon Maître a tort.

LISETTE.

Eh bien ! à ce discours que pourrait-on comprendre ?

ISABELLE.

Ce ne fut jamais-là le procès de Léandre.

LA BRIE.

D’autres disaient tout bas, je l’ai bien entendu,

Qu’à la rigueur...

ISABELLE.

Hé bien ?

LA BRIE.

Il serait...

LISETTE.

Quoi ?

LA BRIE.

Pendu.

ISABELLE.

Lisette, je frémis.

LISETTE.

Quelle crainte est la vôtre ?

Cet ivrogne aura pris une chambre pour l’autre,

Plein des vapeurs du vin dont il a fait excès.

À quel endroit, dis-moi, plaidait-on ce procès ?

LA BRIE.

Parbleu, vous me feriez renverser la cervelle ;

Ne vous l’ai-je pas dit ?

LISETTE.

Eh ! non.

LA BRIE.

À la Tournelle.

Et s’il faut des témoins pour...

LISETTE.

Ah ! nous y voilà.

Peste de l’innocent ! Qui t’a dit d’aller là ?

C’est pour le criminel que cette chambre est faite.

LA BRIE.

On ne m’en a pas dit un mot à la Buvette.

ISABELLE.

Ah ! je reprends mes sens, Lisette ; il m’a fait peur.

LISETTE.

À tout son quiproquo, j’ai deviné l’erreur.

Ah ! le joli garçon ! qu’il a belle mémoire !

LA BRIE.

Eh bien ! j’ai fait la faute ; adieu, je vais la boire.

LISETTE.

Voilà ce qui s’appelle un ivrogne complet ;

À ce défaut-là près, il est fort bon valet ;

Mais, ma foi, pour le coup, nous allons tout apprendre ;

Et j’aperçois venir votre Oncle avec Léandre.

 

 

Scène XVI

 

DAMON, LÉANDRE, ISABELLE, LISETTE

 

DAMON.

C’en est fait, Isabelle, et Léandre est vainqueur.

Le voilà de ses biens paisible possesseur.

ISABELLE.

Tout de bon ?

LISETTE.

Est-il vrai ?

DAMON.

La chose est authentique.

Nous pouvons à présent faire de la Musique.

LÉANDRE.

Ah ! Monsieur, s’il vous plaît, différons d’un moment :

Il manque tout encore à mon contentement.

J’aspire dès long-temps à l’hymen d’Isabelle,

Ne la refusez point à mon amour fidèle ;

Et me liant à vous par de si puissants nœuds,

Achevez de me mettre au comble de mes vœux.

DAMON.

Vous l’aimez ?

LÉANDRE.

Oui, Monsieur, de l’amour le plus tendre ;

Et la justice enfin que vous m’avez tu rendre,

Et qui me sait rentrer aujourd’hui dans mes biens,

Flattait bien moins mon cœur que ces tendres liens.

DAMON.

Bien loin de me montrer à vos désirs contraire,

Vous présenter sa main est ce que je veux faire ;

L’Amour, je crois, sans peine y soumettra son cœur,

Et vous avez près d’elle un fort bon Rapporteur :

Vous ne résistez pas à cela, que je pense ?

ISABELLE.

Je veux ce qu’il vous plaît.

LISETTE.

Ah ! quelle obéissance !

DAMON.

Je fais tout aujourd’hui pour vos contentements,

Pour les miens, s’il vous plaît, plus de retardements ;

À remplir mes désirs ici tout vous engage ;

Il faut de la Musique un jour de Mariage :

C’est par-là, s’il vous plaît, qu’il nous faut commencer :

Aux apprêts de l’hymen, je saurai bien penser :

J’aurai soin d’ordonner que la Fête soit leste,

Et, le Contrat signé, vous aurez soin du reste.

 

 

Scène XVII

 

ANGÉLIQUE, ISABELLE, DAMON, LÉANDRE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Mon Oncle, tout est prêt ; et quand il vous plaira,

Pour commencer le Bal tout le monde entrera.

Mais, quel est ce Monsieur ?

LISETTE.

Il n’est plus de mystère ;

Allez le saluer comme votre beau-frère.

ANGÉLIQUE.

Ma Sœur est mariée ?

LISETTE.

Il a reçu sa foi ;

C’en est fait.

ANGÉLIQUE.

Comment donc ! on fait cela sans moi !

LISETTE.

Vraiment, on a grand tort ; mais le monde s’avance,

Allons, vive l’Amour, la Musique, et la danse.

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