L’Amante vindicative (Balthazar BARO)

Poème dramatique en cinq actes et en vers.

Représenté pour la première fois en 1649.

 

Personnages

 

CLÉANDRE, père d’Oronte, et parent du Roi

ORONTE

LISIS, confident d’Oronte

ROXANE, maîtresse de Cléandre, et amante d’Oronte

CLARINDE, confidente d’Oxane

OLYMPE, maîtresse d’Oronte

FULVIE, confidente d’Olympe

FÉRÉRIC, Roi de Sicile

ALCIDOR, capitaine des Gardes

 

La Scène est à Messine

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLÉANDRE, ORONTE

 

CLÉANDRE.

Le sort en est jeté, ne t’en mets point en peine,

J ne consulte ici son amour ni sa haine,

Dans le dessein formé de chercher mes plaisirs,

Je ne consulte plus que mes propres désirs.

ORONTE

Le désir doit s’éteindre où s’éteint la puissance.

CLÉANDRE.

Ce désir quel qu’il soit veut ton obéissance.

ORONTE.

Je n’y résiste pas.

CLÉANDRE.

Parle plus nettement,

Trop de froideur se mêle à ce consentement.

N’est-ce point que tu crains qu’un second hyménée

Altère tant soit peu l’heur de ta destinée ?

Faible crainte, mon fils, cède à ma passion,

J’ai de quoi satisfaire à ton ambition.

L’illustre Fédéric qui règne en la Sicile,

Conte au dessous de moi les plus grands de cette île.

Ce Roi me considère, Oronte, et tu sais bien

Que mon sang se confond dans la source du sien.

ORONTE.

La peur de voir ternir l’éclat de ma fortune,

N’est pas ce qui me trouble, ou ce qui m’importune.

CLÉANDRE.

Que crains-tu donc ?

ORONTE.

L’humeur d’une jeune beauté

Qui pleine de mépris comme de vanité,

Loin de brûler pour voies d’une ardeur légitime

Fera de vos faveurs le sujet de son crime.

À peine vous aurez contracté cet accord

Que (votre âge et le sien n’ayants point de rapport)

Vos cœurs au lieu d’amour blessés d’Antipathie

Verront toute leur joie en douleurs convertie ;

Vous aurez beau cacher votre ressentiment,

Vous ne survivrez pas ce funeste moment,

C’est là mon déplaisir.

CLÉANDRE.

Laisse-moi je te prie,

Veiller sans ton secours au soutien de ma vie.

Pour chasser de mon cœur cet amoureux poison,

Tu choisis pour remède une faible raison.

ORONTE.

Si de vos jours si chers aucun soin ne vous touche,

Pour tout autre intérêt je dois fermer la bouche.

J’ose dire pourtant par ma douleur pressé,

Qu’en ce nouveau dessein mon honneur est blessé.

CLÉANDRE.

Comment ?

ORONTE.

On jugera que mon peu de conduite

Dans ce prompt désespoir a votre âme réduite,

Et que manquant pour vous d’amour ou de respect,

Je vous force à chercher un appui moins suspect.

CLÉANDRE.

Oronte, ne crains pas que jamais on t’impute

D’avoir été l’auteur de ce que j’exécute,

S’il faut justifier tes respects et tes soins,

J’en rendrai si tu veux tous les hommes témoins.

Mais il faut que je cède à l’ardeur d’une flamme

Qui détruit ma raison, et dévore mon âme ;

On a beau la combattre, on a beau la choquer,

Ce que j’ai résolu ne se peut révoquer.

Enfin, à mes désirs n’apporte plus d’obstacle,

Et puisque mon amour passe pour un miracle,

Sans me brouiller l’esprit de conseils superflus,

Sui le vouloir des Dieux, ne conteste plus.

Cet Astre que tu vois si brillant de lumière,

Et qui dans ce climat commence sa carrière,

Avant que ses Coursiers nous dérobent le jour,

Me verra posséder l’objet de mon amour,

Adieu ; prépare-toi sans en faire de plainte

À souffrir aujourd’hui cette fâcheuse atteinte.

Je vais voir ses parents, et conclure avec eux.

ORONTE.

Dessein également injuste et dangereux,

Qui travailles mon âme, et qui dois sur ma tête

Lancer les rouges traits d’une horrible tempête !

Mais j’aperçois Lisis. Cher Ami d’où viens-tu ?

 

 

Scène II

 

ORONTE, LISIS

 

LISIS.

Je vous cherche ; mais quoi ! ce regard abattu

Ce faible ton de voix, et ce mauvais visage,

Sont d’un tourment caché l’évident témoignage,

Qu’avez-vous ?

ORONTE.

Un ennui qui va jusqu’à l’excès.

LISIS.

Il en faut détourner la cause ou le succès,

Me le communiquer serait votre remède.

ORONTE.

Tu ne saurais querir le mal qui me possède.

Toutefois, cher Lisis, puisque c’est ton désir

Je veux bien t’expliquer d’où naît mon déplaisir.

Tu sais bien que mon père au déclin de son âge

Veut se soumettre ait joug d’un second mariage ?

LISIS.

Ses ennemis, petit être, en ont fermé le bruit.

ORONTE.

Nullement, c’est l’effet d’un œil qui l’a séduit.

Mais, Lisis, la beauté dont l’éclat le transporte,

Brûle aujourd’hui pour moi d’une flamme si forte,

Que malgré des mépris des refus mortels

Son aveugle fureur m’élève des Autels ;

Malgré les traits puissants qui la rendent si belle,

Je n’ai dedans le soin que de l’horreur pour elle ;

Et je n’ai pu jamais en qualité d’amant

Pousser en sa faveur un soupir seulement.

Quelque secret Démon me vient dire à toute heure

Méprise cet objet, qu’il languisse, qu’il meure,

Ôte-lui tout espoir, cesse de l’écouter,

C’est le seul ennemi que tu dois redouter.

Ainsi quoi qu’ell’ ait fait, quoi qu’elle ait pu dire

Pour soumettre mon cœur aux lois de son empire,

De ce rude combat sortant victorieux

J’ai dérobé mon âme au pouvoir de ses yeux.

Cléandre cependant plus sensible à leurs charmes,

À peine les a vues, qu’il a rendu les armes ;

Et sans considérer l’outrage qu’il me fait,

Il tâche de voler du désir à l’effet.

Juge s’il vient à bout du dessein qu’il propose

De combien de malheurs elle sera la cause ;

Si l’Amour dans son cœur vent encore régner

Le moindre de mes maux sera de m’éloigner.

Le moindre, ah ! qu’ai-je dit ? s’il faut quitter Messine

Je n’ai plus qu’à chercher un bras qui m’assassine,

Je ne puis concevoir de plus rude tourment,

Et je meurs mille fois d’y penser seulement.

LISIS.

Par là je dois juger que votre âme constante

A d’un juste mépris outragé cette Amante.

N’en faites pas le fin, Amour vous défendait

De lui céder un bien qu’une autre possédait,

Vous estes attaché d’une plus forte chaine.

ORONTE.

J’adore la vertu sous une forme humaine,

Et puisqu’il faut tout dire en ces extrémités

J’aime en un seul objet mille divinités,

Olympe est l’abrégé des merveilles du monde,

Ell’ est comme les Dieux en miracles féconde,

Et savants en cet art de régner sur les cours,

Ses yeux n’ont qu’à s’ouvrir pour s’en rendre vainqueurs.

Enfin ce beau sujet qui fait toutes mes peines,

Vient de ce même sang qui produit tant de Reines,

Cependant la splendeur dont il est revêtu

Brille encor d’un éclat moindre que sa vertu.

Mais admire, Lisis, la fortune d’Oronte.

D’Oxane qui me suit je ne tiens point de conte,

Et comme pour venger le mépris de sa foi

Olympe que je fers ne tient conte de moi.

Depuis six mois entiers que je languis pour elle

Tout ce qu’a pu gagner ma passion fidèle,

C’est que dans les respects que mon âme lui rend

Je ne suis pas du tout traité d’indifférent.

LISIS.

Plus un homme est heureux, plus il aime à se plaindre,

Mais parlons de l’hymen que vous avez à craindre,

Il faut sauver Cléandre, il faut le garantir

De la peine que donne un triste repentir,

Je vois dans quel péril son amoureuse envie

Expose désormais son repos et  sa vie,

Un fils est trop suspect pour en rompre le coup ;

Mais en cette rencontre un ami peut beaucoup.

ORONTE.

Puis donc que tu connais le mal qui le travaille,

Oppose à son effet un remède qui vaille :

Si tu peux le guérir, tu mérites le nom

D’un second Esculape, et d’un autre Apollon.

LISIS.

Où nous reverrons-nous ?

ORONTE.

Chez toi.

LISIS.

Quand ?

ORONTE.

Dans une heure.

Rompez ce mariage, ou faites que je meure,

Vous de qui le pouvoir.

 

 

Scène III

 

OXANE, ORONTE, CLARINDE

 

OXANE.

N’invoque point les Dieux.

ORONTE.

Ah vous me surprenez !

OXANE.

Tu le peux beaucoup mieux ;

Notre crainte est pareille, et le meilleur remède

Qu’on y puisse appliquer, Oronte le possède.

ORONTE.

Moi ?

OXANE.

Toi-même cruel, tu ne l’ignore pas,

Mais ta haine obstinée à chercher mon trépas,

Pour ne point écouter ne point voir ma flamme,

Te rend aveugle et sourd, et du corps et de l’âme.

Que ton père aujourd’hui soit prêt de triompher,

Tout l’espoir qu’il en a tu le peux étouffer,

Tu peux comme lui-même assouvir l’avarice

De ceux qui de mon corps lui font un sacrifice,

Il ne faut seulement.

ORONTE.

Quoi ?

OXANE.

Peux-tu l’ignorer ?

Faire ce que je fais, souffrir et soupirer.

ORONTE.

Je ne souffre que trop, et mes soupirs de flamme

Sont les secrets témoins du feu que j’ai dans l’âme.

OXANE.

Tu soufres, je le crois, mais pour un autre objet :

Je suis pour te bleffer un trop faible sujet ;

Je manque de beauté, je manque de mérite,

Une basse naissance en mes yeux est écrite :

Enfin pour dire tout je ne puis te charmer,

Faute d’avoir en moi de quoi me faire aimer.

ORONTE.

Je vois votre beauté, je sais votre mérite,

Votre illustre naissance en vos yeux et écrite,

Mais...

OXANE.

Quoi mais ?

ORONTE.

Aspirer où mon père prétend !

OXANE.

Ne délibère plus, c’est un coup important,

Le mal presse.

ORONTE.

Il est vrai, mais il faut s’y résoudre.

Adieu.

OXANE.

Va cœur ingrat et digne de la foudre,

Va rire si tu veux de ma facilité,

Et de mon imprudence enfler ta vanité :

Loin des yeux impuissants d’une amante confuse

Va chercher le repos que le Ciel me refuse :

Va faire triompher la beauté que tu sers,

Des biens que je mérite, et de ceux que je perds,

Olympe, dont ma honte a composé la gloire,

Ne cueillera jamais le fruit de sa victoire,

Je perdrai, si je puis, ou l’Amante ou l’Amant.

CLARINDE.

Vous vous rendez, Madame, un peu légèrement.

Une prompte action par la haine inspirée,

Traine des repentirs d’éternelle durée.

C’est à vous d’y penser.

OXANE.

D’y penser, c’en est fait.

D’un si juste dessein ne trouble point l’effet,

Et crois qu’en la douleur dont je suis travaillée,

Je veux être servie et non pas conseillée.

Me quitter pour un autre ! ah cruel souvenir !

Sortez larmes, soupirs qui vous peut retenir ?

Et vous faibles appas, honneur de mon visage,

Mourez, n’attendez-plus les injures de l’âge ;

Ma main pour effacer vos charmes éclatants

S’offre de prévenir les outrages du temps ?

Me quitter pour une autre ! ah ce mépris me tue !

Beauté qui me flattiez qu’êtes-vous devenue ?

Cachez-vous pour jamais faites place à l’ennui,

Un ingrat vous néglige, et je fais comme lui ?

Et toi fille coupable, Amante méprisée,

D’Oronte le rebut, d’Olympe la risée,

Pour perdre tout d’un coup beauté, charmes, appas,

Meurs pour les satisfaire, et ne consulte pas ?

Toi donc qui de ma flamme est l’Auteur et l’obstacle,

Reviens pour assister à ce triste spectacle,

Et si pour t’affranchir d’un objet odieux

Je te prête ma main, viens me prêter tes yeux ?

CLARINDE.

Ah, Madame, changez un dessein si funeste !

Vous ne perde que trop, conservez, ce qui reste :

Voulez-vous qu’un ingrat et traitre à votre amour,

Après la liberté vous ôte encor le jour ?

Il devait, glorieux d’une si  belle flamme,

Brûler d’un même feu, vous rendre âme pour âme,

Et ne l’ayant pas fait, votre fureur consent

À sauver le coupable et perdre l’innocent.

OXANE.

Clarinde je t’entends, n’en dis pas davantage,

Il faut à mon amour opposer mon courage,

Et bien mieux que mon bras armer tous mes esprits

Pour le ressentiment d’un injuste mépris :

Il verra ce que peut une fille outragée ;

Je mourrai, je l’ai dit, mais je mourrai vengée :

Ainsi dans mon malheur je confondrai mon bien,

Et je satisferai ton désir et le mien.

Mais Olympe paraît, commençons cet ouvrage.

 

 

Scène IV

 

OXANE, OLYMPE, CLARINDE, FULVIE

 

OXANE.

À voir combien d’éclat brille sur ce visage,

Combien à ces cheveux en ondes recrêpés

Et la Nature et l’Art ont de soins occupés ;

À voir de cette gorge aux libertés fatale

La blancheur, l’embonpoint la rondeur égale,

Vous cherchez un sujet d’exercer vos rigueurs,

Et vous allez, Olympes à la chasse des cœurs ?

OLYMPE.

Au lieu de m’attaquer songez à vols défendre,

Vos charmes sont écrits sur les fers de Cléandre.

OXANE.

Si Cléandre est charmé, son fils ne l’est pas moins,

Son mal n’a qu’un Auteur, mais il a cent témoins,

Olympe a trop d’esprit pour ne le point connaître,

Et pour n’avouer pas un feu qu’elle a fait naître.

OLYMPE.

J’ignore le tourment dont Oronte se plaint,

Et j’ai droit de le croire ou bien faible ou bien feint.

Sans cela, pour m’apprendre un secret qui me touche ;

Ce mal aurait passé du cœur jusqu’à la bouche.

OXANE.

Croire que vos yeux seuls ne s’aperçoivent pas

Des victimes qu’Oronte immole à vos appas ?

Croire qu’à tant de vœux vous soyez insensible ?

C’est pour ne mentir point ce qui m’est impossible.

Il en parle trop haut pour en pouvoir douter,

Olympe aime à le voir, ell’ aime à l’écouter :

Sa peine entre vous deux justement partagée,

Vous tient à son parti bien avant engagée.

Quel autre Amant que lui goûte des biens si grands ?

Vous n’êtes qu’un esprit sous deux corps différents.

Il se vante partout de sa bonne fortune :

Enfin tout lui succède, et rien ne l’importune ;

Nen concevez pourtant ni honte ni dépit,

Je dis ce qu’il en croit, et crois ce qu’il en dit.

OLYMPE.

Qu’il n’ait des qualités pour faire qu’on l’estime,

On n’en saurait douter sans espèce de crime :

Oronte vaut beaucoup, mais pour se faire aimer,

C’est trop de vanité, s’il l’ose présumer.

Enfin, s’il est tombé dans cette extravagance,

Il pourra, mais dans peu, savoir ce que j’en pense ;

Peut-être son esprit connaîtra ses défauts,

Et se détrompera d’un sentiment si faux.

OXANE.

Pour lire dans une âme où règne la malice,

On ne périt trop user d’adresse et d’artifice ;

Les hommes attachés à leur seul intérêt,

Pour triompher de nous, feignent comme il leur plaît ;

La voix qui du penser se dit la messagère,

Ne donne de leur foi qu’une preuve légère ;

Souvent elle nous trompe, et c’est un grand effort,

Quand la bouche et le cœur se rencontrent d’accord.

OLYMPE.

Qu’importe que son cœur soit trahi par sa bouche,

Je suis sans intérêt pour tout ce qui le touche.

OXANE.

L’ingrat ne le croit pas.

OLYMPE.

Il le saura pourtant.

OXANE.

Ménagez-vous, Olympe, il vous est important ;

De votre liberté conservez-vous l’empire,

Et ne vous rendez point, quoi qu’il ose vous dire,

Si pour vous confirmer son zèle et ses respects

Vous n’avez des témoins qui ne soient point suspects

La confiance d’un cœur paraît dans la disgrâce,

Feignez de mépriser quelque action qu’il fasse ;

Ajoutez au mépris l’injure et le courroux,

S’il en souffre l’atteinte, il est digne de vous.

En un mot, belle Olympe, éprouvez s’il vous aime ;

Adieu, c’est le conseil dont j’userais moi-même,

Si la présomption d’un esprit imprudent

Me faisait redouter un pareil accident.

Elle sort.

OLYMPE.

Oui, je l’éprouverai, cet esprit téméraire,

S’il ne sait pas aimer, qu’il apprenne à se taire ;

Je ne le verrai plus qu’afin de le punir

D’un secret violé qu’il devait retenir,

Et j’atteste les Dieux qu’il saura.

FULVIE.

Mais, Madame,

Il faut ouïr, Oronte, avant que l’on le blâme ;

Mais vous le condamnez sur un simple rapport.

OLYMPE.

Oxane est un témoin et trop juste, et trop sort.

Non, non, son impudence à ce point est montée

Qu’il ose publier son ardeur effrontée.

Je n’en dois plus douter, c’est le vice du temps,

Les hommes ne sont point et secrets et contents,

Et leur prospérité qui fait leur insolence

Ne saurait compatir avec le silence.

Mais, Fulvie, il est temps, songe à ma guérison,

Prête-moi ta pitié contre sa trahison.

Détourne les malheurs que l’ingrat me prépare,

Et va lui prononcer l’arrêt qui nous sépare ;

Dis-lui que j’ai blâmé ses soupirs éternels ;

Dis-lui que les désirs m’ont paru criminels,

Et que je veux punir pour m’avoir offensée,

Et jusqu’à ses regards, jusqu’à sa pensée.

Observe toutefois un peu soigneusement

Quel durant ton discours fera son mouvement.

Tâche d’examiner jusqu’aux traits du visage,

Va donc : mais non demeure ; ah ! que je suis peu sage !

Ce n’est pas un moyen que je doive tenter,

Et sa vanité même en pourrait augmenter.

Pour venger un affront qui me trouble et me gêne 

Assez d’occasions s’offriront à ma haine.

Je n’ai qu’à le vouloir, et qu’à vaincre aujourd’hui

Un secret sentiment qui me parle pour lui.

Je n’ai que trop de temps à me faire justice.

Mais on ouvre le Temple, allons au Sacrifice.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

OXANE, CLARINDE

 

OXANE.

Clarinde, que t’en semble, ai-je bien commencé ?

CLARINDE.

Trop, et mieux mille fois que je n’aurais pensé.

Malgré tous les respects dont Oronte est capable,

Sur un rapport trompeur elle le croit coupable,

Et je me trompe sort s’il passe bien son temps.

OXANE.

C’est ce que je demande, et c’est où je l’attends.

Peut être les mépris d’une ingrate maîtresse,

Mépris que cet amant ne doit qu’à mon adresse,

Feront que son esprit dégagera sa foi,

Et sera vanité de se donner à moi.

Mais que d’un vain projet ma douleur se console,

Que je flatte mon mal d’un espoir bien frivole,

Puisque dans ce moment ce courage trop bas,

Vient de me prononcer l’arrêt de mon trépas !

Il était dans le Temple ayant l’âme attentive

Quand d’un pas incertain, près de lui me glissant,

Ma voix mal assurée a formé cet accent,

Cher Oronte, ai-je dit, il est donc impossible

Que tu perdes pour moi le titre d’insensible ?

Soulage désormais, en me donnant ta foi,

Un feu qui n’a d’auteur ni de témoin que toi.

CLARINDE.

Sa réponse.

OXANE.

Ah ! Clarinde, il faut que tu la saches,

Ce cœur méconnaissant, lâche entre les plus lâches,

Loin de me procurer quelque peu de repos,

M’a répondu, bons Dieux, voici ces mêmes mots ;

Plutôt l’astre du jour franchira sa carrière,

Sans jeter sur la terre un rayon de lumière ;

Plutôt les flots grondants d’un torrent furieux

Éteindront les clartés qui brillent dans les Cieux ;

Que je flatte jamais de la moindre espérance

Ni ton affection, ni ta persévérance.

Oxane, tant s’enfant, plus ton feu paraîtra,

Plus mon juste mépris, plus ma haine croîtra.

J’en atteste les Dieux, songes-y de bonne heure,

Et n’espère jamais de réponse meilleure.

Voilà ce qu’il a dit, voici ce que j’ai fait,

Ayant eu de sa haine un si visible effet,

Et prêt d’expirer sans espoir d’allégeance.

J’ai juré de nouveau d’en prendre la vengeance.

J’en ai fait des serments.

CLARINDE.

Que vous révoquerez.

OXANE.

Jamais.

CLARINDE.

Vous l’aimez trop.

OXANE.

Il mourra.

CLARINDE.

Vous pleurez.

Quelle sera la fin du désir qui vous presse,

Si vous le commencez par un trait de faiblesse ?

OXANE.

Ah ! ne condamne point les soupirs ni les pleurs,

Que mon cœur et mes yeux prêtent à mes douleurs,

Laisse aller mes sanglots, laisse couler mes larmes,

Ma colère a besoin de ces premières armes,

Jusqu’à ce que le temps fournisse à mon dessein,

Celles qu’un désespoir me doit mettre en la main.

Mais c’est trop en parler, vengeons-nous sans le dire,

 Il faut exécuter ce que l’Enfer m’inspire,

Jusqu’ici ma fureur n’a rien fait qu’à demi,

J’ai trouvé le secret de perdre un ennemi,

Et je veux immoler à ma juste colère

Le père par le fils, ou le fils par le père,

Je ne veux consulter ni devoir mi raison,

Tout ce que fit Médée en haine de Jason ;

La mort de Méléagre, et celle d’Hyppolite

Ne furent qu’un essai de ce que je médite.

CLARINDE.

Ce transport furieux se lit sur votre front,

Gardez que votre teint ne vous fasse un affront,

Composez vos regards, je vois venir Cléandre,

OXANE.

La place qu’il attaque a de quoi se défendre.

 

 

Scène II

 

CLÉANDRE, OXANE, CLARINDE

 

CLÉANDRE.

Grâces à mon destin tout succède à mes vœux,

Vos parents surmontez veulent ce que je veux,

Craindre qu’à leur désir le votre ne réponde,

C’est blesser la vertu la plus pure du monde.

Qu’en dites-vous, Oxane, ai-je encore à donner

Quelque fameux combat pour me voir couronner ?

OXANE.

Il vous reste à forcer un obstacle assez rude

Pour donner à votre âme un peu d’inquiétude,

Mes parents sont d’accord, mais les vôtres.

CLÉANDRE

Comment ?

OXANE.

S’efforcent de troubler votre contentement.

CLÉANDRE.

Quoi, Madame, les miens osent me contredire ?

Si quelqu’un s’opposait au bonheur où j’aspire,

Je saurais de ce crime étouffer les auteurs ;

J’ai vraiment un bel âge à souffrir des tuteurs !

À craindre cet obstacle on voit peu d’apparence,

Votre sort et le mien ont quelque différence,

Le votre un peu soumis peut recevoir de loi,

Mais le mien aujourd’hui ne dépend que de moi.

OXANE.

Quelques sévères lois qui me tiennent soumise,

Mon cœur peut empêcher qu’on ne le tyrannise,

Mes parents prévenus suivront mes sentiments

Pour peu que la raison règle mes mouvements.

En un mot, ils craindront de me voir engages

Au sein d’une famille en desseins partagée,

Ou le père et le fils d’un vouloir différent

Ne peuvent procurer qu’un désordre bien grand.

CLÉANDRE.

Ce désordre est un mal dont je n’ai pas de crainte,

La menace en est faible, aussi bien que l’atteinte ;

Oronte connaît trop jusqu’où va mon pouvoir,

Pour s’éloigner jamais des termes du devoir.

OXANE.

Si vous aviez mes yeux pour lire dans son âme,

 Vous m’y verriez écrite en des lettres de flamme :

Mille regards brûlants m’ont parlé de son mal.

Enfin au lieu d’un fils vous avez un Rival.

CLÉANDRE.

Un Rival ?

OXANE.

Je l’ai dit, et j’en sais des nouvelles.

CLÉANDRE.

Il a donc mis au jour ses desseins infidèles.

OXANE.

J’en ai trop vu pour vous.

CLÉANDRE.

Et j’en sais trop pour lui.

Dieux est-il quelque peines égale à mon ennui !

Je ne m’étonne plus si dans cette occurrence

Ce jaloux m’a payé de tant de résistance.

Je ne demande pas s’il a bien déclamé

Contre l’aveuglement d’un vieillard enflammé ;

Et si pour s’élever un amoureux trophée,

Le traître a mis en jeu ma vigueur étouffée.

OXANE.

Il n’a rien épargné de ce qu’on peut tenter

Pour vous rendre odieux et pour vous supplanter.

Oxane, m’a-t-il dit, je meure... Mais Cléandre

Étouffons ce récit. Que voulez-vous apprendre ?

Je rougis de le dire.

CLÉANDRE.

Et moi de l’écouter.

N’importe, poursuivez.

OXANE.

Il faut vous contenter.

Je jure, m’a-t’il dit, qu’avant qu’il vous obtienne,

Vous verrez arriver ou sa mort ou la mienne :

Sa mort d’un attentat me pourra dispenser,

Mais pour peut qu’elle tarde on saura l’avancer.

CLÉANDRE.

Qu’ai-je ouï ? Justes Cieux ! Oronte parricide !

Quel esprit de Mégère anime ce perfide ?

Oronte parricide ! Ah je ne le crois point,

Sa fureur ne saurait aller jusqu’à ce point,

Oxane, se peut-il que mon fils soit complice

De tant de lâchetés ?

OXANE.

Non, c’est un artifice

Dont je veux me servir, pour me couvrir ainsi

D’un coupable dessein dont mon cœur s’est noirci ;

C’est moi, si vous voulez, dont l’injuste pratique

Dresse un piège fatal à cette âme Héroïque.

Je tâche de ternir la gloire de ses meurs ;

Pour lui je suis de feu, je soupire, je meurs :

Et pour dire en deux mots tout ce que j’exécute,

C’est moi qui vous trahis et qui le persécute.

Un refus de fléchir à tout ce qui me plaît,

Me porte à l’accuser, tout innocent qu’il est.

Il aime une beauté que je crains qu’il épouse,

Je suis de cet objet et rivale et jalouse.

Enfin si, vous voulez plus d’un crime à la fois,

J’ai fait un vœu secret de vous perdre tous trois.

Consultez là dessous Clarinde, et sachez d’elle

Si ma bouche vous fait un récit infidèle.

CLARINDE.

C’est la vérité même.

CLÉANDRE.

Ô Ciel n’en doutons plus !

Devoir, honneur, respect qu’êtes-vous devenus ?

Qu’est-ce que désormais à ma honte on public ?

 Oronte vous trahit, Oronte vous oublie !

OXANE.

Vous aigrissez votre âme au lieu de la guérir.

Vous savez le remède où vous devez courir :

À nos communs désirs sa flamme est importune.

Exposez sa jeunesse aux coups de la fortune,

Et tâchez de trouver dans son éloignement

La fin de son amour et de votre tourment.

Ce conseil pratiqué, nous songerons au reste.

Elle sort.

CLÉANDRE.

Ce conseil pratiqué, ne sera que funeste,

C’est en vain toutefois que j’ose disputer,

Oxane le croit juste, il faut l’exécuter.

 

 

Scène III

 

LISIS

 

Cléandre ? Ce vieillard a l’oreille un peu dure.

Mais il s’en va chez lui, l’occasion est sure,

Courons l’entretenir, et faisons un effort

Pour l’obliger lui-même à rompre cet accord.

 

 

Scène IV

 

FULVIE, OLYMPE

 

FULVIE.

Voulez-vous qu’on l’appelle ?

OLYMPE.

Oui, toutefois arrête,

Sur un autre que lui doit tomber la tempête ;

Et l’on m’accuserait d’agir peu justement

S’il fallait que l’Ami fût puni pour l’Amant.

Oronte reviendra, je l’attends au passage.

FULVIE.

Que lui préparez-vous ?

OLYMPE.

Un si mauvais visage,

Que pour peu qu’il s’entende au langage des yeux,

Il y verra son crime écrit en mille lieux.

FULVIE.

Quel crime ? D’avoir dit, sans y penser peut-être,

Qu’il brûle, qu’il languit pour Olympe.

OLYMPE.

Ah le traître !

Montrant les faibles traits de son cœur enflammé,

Il n’a que trop fait voir combien il est aimé.

FULVIE.

Le sait-il ?

OLYMPE.

S’il le sait, n’en doute pas Fulvie.

En mille occasions mes soupirs m’ont trahie,

J’en ai fait des secrets, mais pour être gardés

Ma bouche et mes regards se sont mal accordés.

FULVIE.

En effet vous l’aimez !

OLYMPE.

Je n’en saurais que dire.

Il souffre, toutefois j’ignore mon martyre.

FULVIE.

Il faut que votre mal ne soit pas bien pressant.

OLYMPE.

Je ne sais si l’ardeur que mon âme ressent

Se peut nommer Amour, mais enfin je t’avoue

Que j’ai quelque plaisir d’entendre qu’on le loue :

Par un destin puissant ou des charmes secrets,

Je me trouve attachée à tous ses intérêts.

Je rougis, je palis dès l’heure qu’il m’approche ;

Et mon cœur autrefois aussi dur qu’une roche,

N’est plus qu’un peu de cire, où tout lâche qu’il est,

Oronte malgré moi grave ce qu’il lui plaît.

Si mon vil le découvre en passant dans la rue,

Mon âme l’accompagne aussi loin que ma vue.

Mais que dis-je, aussi loin, partout elle le suit,

Elle y pense le jour, elle y pense la nuit ;

Et cent fantômes vains par de plaisants mensonges,

M’en présentent l’image au milieu de mes songes,

Est-ce estime ? Est-ce amour ?

FULVIE.

C’est ce que vous voudrez ;

Mais enfin c’est un mal dont vous ne guérirez,

Si ce n’est par la mort ou par la jouissance.

OLYMPE.

La mort est mon désir, l’autre est hors d’apparence.

Oronte à mon avis blessé d’un trait léger,

Mettra tout son bonheur au plaisir de changer.

Son esprit ébranlé dès la première atteinte,

Ne fera qu’augmenter le sujet de ma plainte ;

Et mon cœur ne saurait être que mal traité

Ou par son inconstance, ou par sa vanité.

Mais j’ai fait un dessein.

FULVIE.

Quel ?

OLYMPE.

D’éprouver s’il aime.

Je veux en lui parlant de lui-même à lui-même,

Cacher son propre bien sous l’image du mal ;

Et sans changer d’amant lui forger un Rival.

Sans pouvoir reconnaître où va mon artifice,

De son propre bonheur il fera son supplice.

FULVIE.

Qu’espérez-vous de là ?

OLYMPE.

De voir ses passions,

Ou dans son entretien ou dans les actions,

Par cette invention tout à l’heure conçue,

Je l’embarrasserai, si je ne suis déçue ;

Il s’ouvrira sans doute, et j’obtiendrai ce point,

Que je saurai s’il aime, ou bien s’il n’aime point.

Mais je le vois venir, tiens bonne contenance.

 

 

Scène V

 

ORONTE, OLYMPE, FULVIE

 

ORONTE.

Enfin du juste Ciel l’adorable ordonnance

Vous rend à mes désirs, et m’accorde un moment

Pour vous entretenir des peines d’un Amant.

OLYMPE.

Quel Amant ?

ORONTE.

Pouvez-vous, sans faire une injustice,

Après l’avoir causé douter de mon supplice :

Quel Amant ? consultez au défaut de ma voix

Ce cœur, qui par mes yeux vous l’a dit mille fois.

OLYMPE.

Y lire est un secret que les Dieux se réservent.

ORONTE.

Puisqu’il faut qu’à cela les paroles me servent,

Écoutez par pitié.

OLYMPE.

Je suis sourde.

ORONTE.

Bons Dieux !

Ne voulant point m’ouïr, voyez.

OLYMPE.

 Je suis sans yeux.

ORONTE.

La mort est comme vous sans yeux sans oreilles.

OLYMPE.

Nomme-moi donc ta mort, si nous sommes pareilles,

Certes ce nom me plaît, à voir comme on la peint,

Horrible de corsage, effroyable de teint,

Toute d’os et de nerfs, laide et défigurée ;

Une fille jamais ne fut mieux comparée.

Tu devais ajouter, pour en parler moins mal,

Que la copie encor passe l’original.

ORONTE.

Hélas ! votre beauté qui me charme et me tue,

N’est que trop ressentie et que trop reconnue :

De vos seules rigueurs les effets assemblez

Peuvent faire juger que vous lui ressemblez :

Mais aimable beauté, seul objet que j’adore,

L’excès de ces rigueurs durera-t-il encore ?

Avez-vous ordonné que ce cœur amoureux,

Soit toujours innocent et toujours malheureux ?

OLYMPE.

Innocent ! parle mieux, examine ton âme,

Vois la présomption où t’élève ta flamme.

Si publier partout va triomphe indécent

Ne passe pour un crime, Oronte est innocent.

ORONTE.

Moi publier partout un triomphe ? Ah ! Madame

Puisque vous l’ordonnez j’examine mon âme ;

Mais elle me répond que du moindre penser

L’image seulement n’a pu vous offenser ;

Qu’on prétexte si faible et si peu légitime,

Ne me dérobe pas l’honneur de votre estime :

Ne pouvant obtenir la gloire d’être aimé,

Que j’évite la honte au moins d’être blâmé,

Si quelqu’un plus heureux vous plaît et vous possède ;

Si je dois le souffrir, s’il faut que je lui cède,

La plus grande faveur que j’ose requérir,

C’est d’en ouïr l’Arrêt et de pouvoir mourir.

OLYMPE.

Meurs donc quand tu voudras, et puisqu’il faut le dire,

Apprends que je languis sous l’amoureux Empire,

Oui j’aime.

ORONTE.

Qui, Madame ?

OLYMPE.

Un homme qui te vaut :

Un homme jusqu’ici sans tache et sans défaut ;

Et de qui les Aïeux ont eu depuis cent lustres.

La qualité de Grands, et le titre d’Illustres.

ORONTE.

La Sicile en voit peu qui sans présomption,

Disputent avec moi de la condition.

OLYMPE.

Sa naissance pourtant ne doit rien à la tienne.

ORONTE.

Je respecte nos Dieux, à moins qu’il en provienne

Il saura...

OLYMPE.

Parle haut, et ne murmure pas.

Il sait l’art comme toi d’affronter le trépas ;

Ce superbe Rival craint peu, quoique tu fasses,

Il rit de tes projets comme de tes menaces :

Et tel auprès, de moi se pique de valeur,

Qui me l’ayant nommer changerait de couleur.

ORONTE.

De couleur ! Ah c’est trop ! Il suffit, inhumaine,

De m’avoir fait sentir tant de marques de haine,

Sans vous persuader par un sanglant mépris,

Que je craigne un combat dont vous êtes le prix.

OLYMPE.

Si tu ne le crains pas, saches qu’il le désire :

Pour ma seule conquête il languit, il soupire ;

Et si l’on savait bien ce qu’il peut mériter,

Je craindrais de le perdre en m’osant disputer.

ORONTE.

Après ce sentiment c’est un trait de Justice,

Que pour nous contenter l’un ou l’autre périsse.

Cependant obligez, un malheureux Amant,

Proférez ce beau nom une fois seulement,

Sans attendre l’effort de son bras redoutable.

Qu’il triomphe de moi, vous l’en jugez capable ;

Et puisque vos rigueurs me veulent accabler,

Apprenez, ma faiblesse et voyez-moi trembler.

OLYMPE.

Je te le nommerais, mais je crains de te plaire ;

Je te refuse tout, si ce n’est ma colère,

Souviens-toi seulement que si dans sa fureur

Il s’arme contre toi, tu frémiras d’horreur.

À ses prospérités ne porte point d’envie :

Crois que son sang versé te couterait la vie ;

Et qu’enfin ce Rival ne peut souffrir d’affront,

Dont la honte aussitôt ne te couvre le front.

C’est un autre soi-même.

ORONTE.

Il faut donc que j’expire

Sans connaître celui dont vous souffrez l’Empire.

OLYMPE.

Cela me touche peu, vis ou meurs, c’est tout un.

ORONTE.

Pour le moins...

OLYMPE.

Ah c’est trop, fuyons cet importun.

ORONTE.

Puisque votre rigueur l’ordonne de la sorte,

Je mourrai donc, Olympe.

OLYMPE.

Oui meurs, il ne m’importe

Mon cœur, que ton amour importune si sort,

Méprise également et ta vie et ta mort.

Elle sort.

ORONTE.

Hé bien il faut mourir, franchissons ce passage,

Mais au moins en mourant montrons notre courage :

Allons, allons chercher jusques dans les Enfers

Le nom de ce Rival qui la tient en les fers.

Quelque digne qu’il soit de soupirer pour elle,

Il faut qu’en ce combat, où l’Amour nous appelle,

La mort soit notre Juge, et puisse définir

À qui des deux Olympe a droit d’appartenir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLÉANDRE

 

Noirs et lâches soupçons d’une action infâme,

Ne me tourmentez plus, abandonnez mon âme.

Oronte a trop de cœur et trop de jugement,

Pour tomber dans l’horreur de cet aveuglement.

Toutefois revenez noirs soupçons, froides craintes,

Ma flamme lui déplaît, il m’en a fait des plaintes ;

Et c’est par un dessein vainement concerté

Que Lisis son ami m’en a persécuté.

Vieillard infortuné quitte cette manie,

D’un aveugle Démon force la tyrannie.

Brise, brise tes fers, si jamais tu fis

Un acte généreux, cède Oxane à ton fils.

C’est à lui de l’aimer, à lui, dont la jeunesse

Semble tirer à soi la force qui me laisse,

Et dont le sang moins froid peut servir longuement

D’agréable matière à ce feu consommant.

Toutefois perdre Oxane, ah dessein impossible !

Légitimes espoirs d’un bonheur infaillible,

Venez à mon secours. Et toi Dieu des plaisirs

Laissé encore une fois triompher mes désirs.

Termine pour jamais le trouble que j’endure,

Et pour être écouté fais taire la Nature.

Mais Oxane paraît, ne délibérons plus ;

Que sur ma liberté ses yeux soient absolus ;

Et puis qu’à les servir j’ai mis toute ma gloire,

Trouvons dans ce dessein la mort ou la victoire.

 

 

Scène II

 

OXANE, CLÉANDRE, CLARINDE

 

OXANE.

À quel supplice enfin l’avez-vous condamné ?

Dans quel affreux climat l’avez-vous confiné ?

Erre-t-il sur la terre, ou sur les rives sombres ?

Oronte est-il vivant, ou bien parmi les ombres :

Dites-moi le destin de ce méconnaissant ?

CLÉANDRE.

Je ne sais rien de lui sinon qu’il est absent.

Quelque secret remords d’une offense connue,

Le retient si longtemps éloigné de ma vue,

Car depuis ce marin je n’ai pu le revoir.

OXANE.

Dites qu’à le punir vous manquez de pouvoir.

L’amour et l’amitié dans votre âme combattent.

Vos feux et votre sang également vous flattent.

Et toutes ces longueurs ne servent qu’à prouver

Que de peur de le perdre on craint de le trouver.

CLÉANDRE.

Je jure toutefois par vos yeux, par moi-même,

Qu’à chercher cet ingrat j’ai mis un soin extrême,

Et croyez que bientôt je lui ferai sentir

D’un injuste projet le juste repentir.

Il saura le supplice à quoi je le destine.

Ce superbe jardin, l’ornement de Messine,

Est comme un rendez-vous, où tous ses habitants

Viennent rendre un hommage aux beautés du Printemps.

Il y viendra sans doute, et j’y suis pour lui dire

Qu’avant qu’il soir deux jours je veux qu’il se retire.

OXANE.

Il ne le peut trop tôt.

CLÉANDRE.

Son équipage est prêt.

OXANE.

Aurez-vous bien le cœur d’en prononcer l’Arrêt ?

À ses moindres regards vous mettrez bas les armes.

CLÉANDRE.

Je ne le ferais pas quand je verrais ses larmes.

Croyez-moi, c’est assez qu’Oronte m’a déplus

Pour me faire achever ce que j’ai résolu.

Attendant cet ingrat, permettez que mon âme

Pousse devant vos yeux quelques soupirs de flamme ;

Et qu’un peu plus cachez aux rayons du Soleil,

J’expose à vos beautés mon tourment nonpareil,

Ce berceau pour cela nous offre son ombrage,

Là mille Rossignols font un si doux ramage,

Que par le doux concert de leurs mignards accents,

Ils auront le pouvoir de nous charmer les sens.

Si vos fières rigueurs ne veulent que je meure,

Accordez-moi le bien d’y passer un quart d’heure :

Vous porterez mon âme au comble de ses vœux.

OXANE.

S’il ne faut que cela, Cléandre, je le veux.

 

 

Scène III

 

FULVIE, OLYMPE

 

FULVIE.

Vous pouvez vous montrer, Oxane s’est coulée

Avec son vieil Amant dans la prochaine allée,

Et personne en ce lieu ne peut vous détourner

Du plaisir d’être seule, et de vous promener.

OLYMPE.

Ah que tu connais mal ce qui pourrait me plaire :

Crois plutôt, si je suis pensive et solitaire,

Qu’au lieu de me nourrir d’un entretien plaisant

Je souffre la rigueur d’un ennui bien pesant.

En effet, considère avec un peu d’étude

Le trouble de mon âme, et son incertitude

Elle brûle, elle tremble, elle espère, elle craint,

Et n’osant condamner le courroux qu’elle feint,

Elle a pitié d’Oronte, et se trouve incapable

De le pouvoir juger innocent ni coupable.

FULVIE.

Ce partage l’offense, vous le condamnés

Dès l’heure seulement que vous le soupçonnés.

Je me connais trop bien aux blessures de l’âme ;

Et quelque vanité dont Oxane le blâme,

Peut-être avec raison, peut-être injustement,

Oronte, quoi qu’on die, est toujours votre Amant.

OLYMPE.

Je crois ce que tu dis, j’y vois quelque apparence ;

 Mais ayant fait dessein d’éprouver sa constance,

N’aurais-je pas sujet d’accuser son amour,

S’il ne pouvait souffrir une rigueur d’un jour ?

FULVIE.

Souvent pour trop aigrir un esprit qui s’irrite,

L’imprudence ravit ce qu’acquiert le mérite,

OLYMPE.

L’imprudence paraît à croire de léger.

Mais enfin de quel crime oses-tu me charger ?

De quoi m’accuses-tu ? je le souffre, je l’aime.

FULVIE.

Il devrait le savoir.

OLYMPE.

Je l’ai dit à lui-même.

FULVIE.

Oui sous un autre nom, et je me trompe bien

Si tout heureux qu’il est il espère plus rien.

OLYMPE.

Ne t’en mets pas en peine, une autrefois peut-être

Je m’expliquerai mieux. Mais qui vois-je paraîtres

 

 

Scène IV

 

FULVIE, OLYMPE, LISIS

 

FULVIE.

Lisis, et je présume en le voyant venir,

Qu’il a quelque dessein de vous entretenir.

Il s’en va par respect.

OLYMPE.

Quoi Lisis se retire ?

Quelle civilité de passer sans rien dire ?

LISIS.

La crainte de troubler un entretien si doux,

Sollicitait mes pas à s’éloigner de vous.

Je vous cherchais pourtant chargé d’une nouvelle,

Qui va vous affliger d’une douleur mortelle.

Oronte a triomphé des jours de son Rival.

OLYMPE.

Ô Dieux ! Oronte est mort ?

LISIS.

Non, vous m’entendez mal.

Je dis qu’il est vivant, ayant laissé

Sans âme Celui que vous nommer l’auteur de votre flamme.

OLYMPE.

Ah le faible artifice où l’on veut recourir :

Puisqu’Oronte est vivant l’autre n’a pu mourir.

Et quoi qu’ose attenter la haine ou la malice,

Il ne saurait périr qu’Oronte ne périsse.

LISIS.

Vous l’estimez beaucoup.

OLYMPE.

Beaucoup moins qu’il ne vaut.

LISIS.

Je crois qu’injustement vous l’élevé si haut.

Messine n’en voit point dont Oronte n’efface

La naissance, l’esprit, le mérite et la grâce.

Il a de tout le monde et le cœur et la voix.

OLYMPE.

Il n’importe, Lisis, j’ai fait un juste choix,

Et plus vous élevez, les mérites d’Oronte,

Plus vous donnez de force au Dieu qui me surmonte.

Il n’a que les vertus dont brille son Rival ;

Et quand je le compare à l’auteur de mon mal,

J’y vois tant de rapport et tant de ressemblance,

Que je n’y puis trouver aucune différence.

LISIS.

Vous faites de son nom un étrange secret.

OLYMPE.

Comme son amitié mon silence est discret.

LISIS.

On ne peut l’arracher de cette belle bouche ?

OLYMPE.

Non plus que de mon cœur.

LISIS.

Ah discours qui me touche !

Je déplore le sort d’un ami maltraité ;

D’un ami, que l’excès de votre cruauté

Presse de se venger et de finir sa vie,

Pour finir les malheurs dont elle est poursuivie.

Ce papier, belle ingrate, où son cœur innocent

A tracé quelques traits des peines qu’il ressent,

Vous dira mieux que moi la cause qui l’anime

A chercher pour vous plaire un trépas légitime.

Vous y verrez, dépeints ces tendres mouvements

Que la douleur inspire aux malheureux Amants :

Et si de ses ennuis quelque pitié vous reste,

Vous vous opposerez à son dessein funeste.

J’ose vous en prier par ce sacré lien

Qui joint si doucement son esprit et le mien.

Par les lois du devoir, par l’éclat de vos charmes,

Par sa discrétion, par ses vœux, par ses larmes,

Enfin par vos rigueurs, s’il peut être permis

D’employer à cela ses plus grands ennemis,

Recevez de sa foi ce triste témoignage.

OLYMPE.

Et bien je le reçois, que faut-il davantage !

LISIS.

L’ouvrir.

OLYMPE.

Il est ouvert.

LISIS.

Jetez les yeux dessus.

OLYMPE.

Je les y jette aussi. Que voulez-vous de plus ?

LISIS.

Lisez ce qu’il contient.

OLYMPE.

Il serait inutile.

Vous auriez un sujet de me croire incivile.

Je vous crois véritable, et je dois en effet

Déférer au récit que vous m’en avez fait.

LISIS.

Mais que lui rapporter ?

OLYMPE.

Douze lettres pour une.

Vous m’en demandez trop, ce discours m’importune.

Adieu, Quelques raisons m’appellent autre part,

LISIS.

Prétexte malheureux ! injurieux départ !

Si le Ciel ne punit cette extrême injustice,

N’espère plus, Oronte, il en est le complice.

Mais le voici qui viens, tâchons de le guérir.

 

 

Scène V

 

ORONTE, LISIS

 

ORONTE.

Quel sera mon destin ? dois-je vivre ou mourir

As-tu vu cet objet dont mon âme est éprise ?

LISIS.

Trop, Oronte, Olympe vous méprise.

Voilà votre billet.

ORONTE.

Elle l’a déchiré ?

LISIS.

Voilà de ses rigueurs un témoin assuré.

Enfin il n’est plus temps que votre esprit se flatte :

L’espoir vous est ôté de fléchir cette ingrate.

Et je me trompe sort si quelqu’autre vainqueur

N’usurpe votre place, et ne règne en son cœur.

ORONTE.

Tu l’as donc reconnu ?

LISIS.

Cette ingrate en fait gloire,

Elle ne peut cacher sa honte on sa victoire :

Et sans avoir besoin des yeux ni des soupirs,

Sa bouche peu discrète exprime ses désirs.

Elle cache pourtant avec beaucoup d’adresse

Le nom de ce Rival qui l’adore et la blesse :

Car prière ni ruse en ce fâcheux moment

N’en ont pu découvrir un signe seulement.

ORONTE.

Ah Lisis ! ah Lisis ! que ma peine est extrême !

Cette ingrate m’a dit, c’est un autre toi-même

Et quand je songe bien comme elle t’a dépeint,

Mon âme trouve en toi ce Rival qu’elle craint.

Aurais-tu bien trahi cette amitié sa belle,

Qui nous devait lier d’une étreinte éternelle ?

Parle, découvre tout ; dois-tu te refuser ?

Si ton crime est si beau qu’il se peut excuser.

Dis que ces mêmes yeux qui m’ont réduit en cendre,

Ont rencontré, ton cœur trop faible à se défendre ;

Et que par le rapport de ton esprit au mien,

Ce qui fit mon servage a pu faire le tien.

Hélas ! si c’est par toi qu’Olympe m’est ravie,

Perfide, prends ce fer et m’arrache la vie.

Rends funeste à mon cœur déjà mort à demi,

La foi de la Maîtresse ; et le bras de l’Ami.

Ne laisse à ton bonheur d’obstacle qui le trouble,

S’il suffit d’une mort, pour une âme si double.

Ajoute en te souillant de cet acte inhumain,

Au crime de ton cœur le crime de ta main,

Quoi tu n’avances point ?

LISIS.

Est-ce ainsi qu’on me traite ?

Sont-ce là des effets d’une amitié parfaite ?

Oronte me soupçonne, et si peu justement ?

Ô Dieux quelle imprudence et quel aveuglement !

Si j’ai blessé les lois d’une amitié si belle,

Vous voilà tout armé contre un cœur infidèle.

Que tarde votre main à se venger sur moi,

De votre Amour trahie et de mon peu de foi ?

Moi perfide ! mon double ! ah coupable pensée !

Toutefois je pardonne à votre âme bleffée.

Mais écoutez, Oronte, et ce discours fini,

Ne nous revoyons plus, je serai trop puni.

Si jamais ces beaux yeux, dont vous sentez les armes,

Ont blessé mon esprit du moindre de leurs charmes,

Et si le traitement qu’on vous fait chaque jour,

Ne m’inspire plutôt la haine que l’amour.

Je veux...

ORONTE.

Ne jure pas mon Lisis, et pardonne

Au crime que je fais, lorsque je te soupçonne.

Accablé des rigueurs qu’on me fait éprouver,

Je cherche à qui m’en prendre et ne le puis trouver.

Ami ne m’ôte pas le bien de ta présence :

Je mets en ton secours ma dernière espérance.

Aide-moi si tu peux à trouver ce Rival.

Tâche de découvrir la source de mon mal ;

Et me facilitant une vengeance prompte,

Évite partes soins le naufrage d’Oronte :

Va cher Ami, travaille et ne perds point de temps.

LISIS.

Je rendrai si je puis tous vos desseins contents.

Mais juge mieux de moi, si vous aimez ma vie.

ORONTE.

Va je te le promets. Funeste jalousie,

Passion, que mon âme éprouve en même jour

Et mère de la haine fille de l’amour ;

Et toi fier désespoir, dont l’image effroyable

Me présente sans cesse un esprit misérable,

Viens sur des flots de sang, viens, suivi de la mort,

Seconder ma fureur dans son juste transport.

Adorable beauté, mais ingrate Maîtresse,

Dieux ! que vois-je ?

 

 

Scène VI

 

OXANE, ORONTE, CLARINDE

 

OXANE.

Est-ce à moi que ta plainte s’adresse ?

ORONTE.

Vous me persécutez avec trop de rigueur.

OXANE.

Oronte ne crains plus, j’ai dégagé mon cœur,

Mon âme est toute libre, et grâces à ta haine,

J’ai repris ma raison et secoué ma chaine.

Cet amour toutefois changée en amitié,

M’attache à ton repos d’une juste pitié,

Et fait que je te plains d’adorer une esclave,

Qui gémit sous les fers d’un Rival qui te brave.

ORONTE.

Vous le connaissez donc ?

OXANE.

Hélas il n’est pas loin.

Olympe le caresse avecque tant de soin,

Qu’on remarque aisément à l’ardeur qui la pique,

Que pour ce beau Médor elle est une Angélique.

ORONTE.

Ne saurais-je le voir ?

OXANE.

Il est sous ce berceau.

ORONTE.

Ce fer juste vengeur en fera son tombeau.

CLARINDE.

Tout est perdu, fuyons.

 

 

Scène VII

 

CLÉANDRE, ORONTE

 

CLÉANDRE.

Mon fils, que veux-tu faire !

Par pitié songe à toi, mon Oronte.

ORONTE.

Mon père

Est-ce vous ?

CLÉANDRE.

Ah cruel à ma perte animé !

Enfin te voilà pris, te voilà désarmé.

ORONTE.

Oxane ?

CLÉANDRE.

Tu mourras esprit lâche et perfide,

Tu pensais achever son dessein parricide ;

Mais pour en détourner le dangereux effet,

Ce que n’eut pu mon bras la Nature l’a fait.

 C’est à l’effort du sang, non pas à ton envie,

Que je suis désormais obligé de la vie.

Sans cet heureux secours, ton esprit forcené

Était prêt de m’ôter ce que je tai donné.

Ingrat.

ORONTE.

On m’a trahi.

CLÉANDRE.

Ne cherches point d’excuse.

De même que ta main ton visage t’accuse.

Traître, je l’a savais ton infidélité ;

Je savais le dessein où ton bras s’est porté ;

Mais je n’eusse pu croire une faute pareille,

Si l’œil n’en eut appris beaucoup plus que l’oreille,

N’était-ce pas assez d’avoir si lâchement

Des plaisirs de ton père été l’empêchement ?

N’était-ce pas assez d’Oxane subornée ?

D’Oxane par tes soins de l’hymen détournée ?

 Sans vouloir par ce fer m’ouvrir encor le flanc,

Et confondre ta perte à celle de mon sang ?

Qui me tient ?

ORONTE.

Achevez, c’est ce que je désire.

La mort est aujourd’hui le seul bien où j’aspire.

Ouvrez, ouvrez, ce cœur, et puis qu’il y consent

Voyez s’il est coupable ou s’il est innocent.

Assez, d’autres sujets me font haïr la vie :

D’un bonheur recherché l’espérance ravie,

Me presse à tous moments de hâter mon trépas,.

Poussez, qui vous retient ? je ne résiste pas,

CLÉANDRE.

En vain à te percer ton forfait me dispose :

À mon bras comme au tien la Nature s’oppose.

Il faut à d’autres mains remettre cet effort ;

Tu ne mérites pas une si belle mort.

Marche, il faut qu’un Arrêt aussi juste qu’étrange,

D’un si noir attentat te punisse et me venge.

Il faut que Fédéric de ton crime averti,

Contraigne sa Clémence à quitter ton parti ;

Et qu’il t’accable enfin sous le même tonnerre,

Qu’il rend si redoutable aux Monstres de la terre.

J’espère en sa justice, et si je ne l’obtiens,

Infâme tu mourras sous le fer que je tiens.

Va donc.

ORONTE.

Me voici prêt, que rien ne vous arrête.

Olympe, s’en est fait, vous serez satisfaite :

Et cette occasion que j’embrasse à deux mains,

Finira mieux que vous mes tourments inhumains.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

OXANE, CLARINDE

 

OXANE.

Enfin je le confesse, aimable confidente,

Jamais une douleur ne fut plus violente,

Mon désir incertain ne sait où s’arrêter,

Et tant de passions me viennent agiter,

Que je ne puis former une seule pensée

Qui ne soit aussitôt détruite ou traversée.

Dans cet amas confus de desseins infinis

Les contraires en moi se rencontrent unis,

J’aime, je n’aime pas, je cède, je surmonte.

Je désire la mort, et le salut d’Oronte.

Et l’esprit accablé de mouvements divers ;

Je perds ce que je veux, et veux ce que je perds.

Le vif ressentiment que m’inspire ma flamme

Me force d’approuver un succès que je blâme,

Ainsi de deux partis épousant l’intérêt,

Toute ma trahison me flatte en me déplaît.

CLARINDE.

Le temps ne permet pus d’être ainsi partagée,

Vous êtes au combat trop avant engagée.

Ce crédule vieillard va faire aux yeux de tous

Éclater les effets de son juste courroux.

Mais Oronte ne peut s’excuser de l’outrage,

Quels témoins aurait-il ?

OXANE.

Mon cœur et mon visage.

CLARINDE.

Vous perdre et le sauver ne dépend que de vous.

OXANE.

Je ne saurais juger quel serait le plus doux.

Dans ce trouble d’esprit je mets bien en balance,

D’un côté la pitié, de l’autre la vengeance ;

Mais la pitié l’emporte, et je trouve aujourd’hui

Aussi doux de mourir que de vivre sans lui.

Faisons, faisons, mon âme, un acte de justice,

Qu’Oronte ville heureux, et qu’Oxane périsse,

Quelque funeste arrêt que prononce le Roi,

Qu’il épargne sa tête et n’accable que moi.

Non, non, qu’à son repos je ne suis point fatale,

Toutefois le sauver pour plaire à ma Rivale !

Pour leur donner sujet de rire à mes dépends.

Ah ! jalouses fureurs qui vous tient en suspends,

Vengez une douleur trop longuement soufferte,

Et ne révoquez point le décret de la perte.

Achevons, achevons ma Clarinde, en effet,

Il ne s’en peut défendre, on l’a pris sur le fait :

J’ai conduit ce dessein avecque tant d’étude ;

Avec tant de bonheur et tant de promptitude,

Que malgré ce que peut l’esprit le plus rusé,

Il faut que Fédéric en demeure abusé :

Déjà Cléandre atteint de trop d’impatience,

Pour le voir condamner presse son Audience ;

Et je l’ai tellement prévenu sur ce point,

Qu’on se peut assurer qu’il n’en démordra point.

Va t’en donc je te prie où je n’ose me rendre,

Hâte-toi de savoir ce que je crains d’apprendre,

Observe exactement le discours qu’il tiendra,

Enfin vois de quel air l’ingrat se défendra,

Et l’Arrêt prononcé funeste ou favorable,

Viens m’en faire aussitôt un récit véritable.

Je retourne au logis, c’est là que je t’attends.

Dépêche ma Clarinde, et ne perds point de temps.

CLARINDE.

Que cette loi me blesse, et que ma peine est grande,

Oserai-je observer ce qu’elle me commande ?

Si pour mettre en effet son coupable dessein

Je n’ai pas refusé de lui prêter la main.

Mais Fédéric parais, je frisonne, je tremble ;

Le peuple autour de lui confusément s’assemble.

Cléandre qui le suit est tout prêt de parler.

Au lieu le plus obscur tâchons de nous couler.

 

 

Scène II

 

FÉRÉRIC, CLÉANDRE, ORONTE

 

FÉRÉRIC.

Léandre : pensez bien au dessein que vous faites,

Les Rois sont de Thémis les plus saints interprètes :

Et leur voix sert de foudre à punir les mortels,

Dont l’orgueil insolent profane ses Autels.

Pensez encor un coup ait dessein qui vous mène.

Vous avez dans vos mains es sa grâce et la peine

Ne l’abandonnez pas à la rigueur des lois,

Tandis que son salut dépend de votre choix.

Implorant contre lui le secours de mes armes,

Vous l’allez dérober au pouvoir de vos larmes.

Vous aurez beau pleurer et beau me requérir,

Une fois convaincu vous le verrez périr.

Donc puisque ma bonté ce loisir vous accorde,

Consultez la justice ou la miséricorde.

Et voyez quel des deux est plus à désirer,

On d’accuser Oronte, ou de vous retirer.

CLÉANDRE.

Juste et sage Monarque, appui des misérables,

Vous de qui les Arrêts justes et redoutables

Perdent le criminel et sauvent l’innocent,

Écoutez la douleur que mon âme ressent.

Il est vrai que d’un fils la perte je conspire,

Mais enfin mon silence offenserait l’Empire,

S’il laissait impuni le plus noir attentat

Dont l’exemple ait causé la perte d’un État.

N’attendez pas des traits d’une éloquence extrême,

Mon malheur est si grand qu’il parle de lui-même,

Et me défend ici d’appeler au secours

Ce bel Ars, qui nous montre à former un discours.

En un mot, (justes Dieux ! faut-il que je le die)

Ce fils, qu’on peut nommer la même perfidie,

Au mépris de nos Dieux, au mépris de sa foi :

A voulu me ravir le jour qu’il tient de moi.

Mes soins pour sa fortune et pour sa nourriture,

Ne l’ont pas empêché de trahir la Nature.

Et s’étant envers moi lâchement démenti,

Au dessein de ma mort le traitre a consenti.

Que dis-je ? consenti, lui seul l’a projetée,

Lui seul en eut l’envie, et l’eut exécutée,

Si le puissant remords qui presse les ingrats

N’eut détourné ma perte et retenu son bras.

Au seul ressouvenir de ce projet infâme,

Je sens que la fureur triomphe de mon âme,

Elle presse ma main de vouloir prévenir

L’Arrêt que je demande et qui doit le punir.

Perfide, scélérat, âme ingrate et traitresse,

C’est à toi maintenant que ma plainte s’adresse.

Quelle offense commise et quel droit violé,

Méritait que je fusse à ta rage immolé ?

Quel enfant dût jamais plus d’amour à son père !

Voici tu le sais bien ma première colère,

Et quelque déplaisir que tu m’eusses donné,

À moins d’un parricide on t’aurait pardonné.

Devais-tu, sans respect ni du sang ni de l’âge

Contre un autre toi-même attenter cet outrage ?

Et plus dénaturé que tous les Éléments,

Devais-tu m’envier quelque peu de moments,

Si de mes faibles jours la longueur importune,

Nuisait à tes plaisirs, nuisait à ta fortune,

Sans terminer leur cours par cet acte inhumain,

Le temps se fut chargé du crime de ta main ?

Ce penser grand Monarque, est un trait qui me tue,

La vigueur qui me reste en demeure abattue.

Je ne puis plus parler, mais s’il en est besoin

Au défaut de ma voix consultez, ce témoin.

Je sais qu’il vous dira que dans cette aventure

Il a vu pervertir l’ordre de la Nature,

Et qu’on père innocent, et de crainte transi,

A de son fils coupable imploré la merci.

À peine à son aspect, que ce fer ne rougisse,

Il s’offre, s’il le faut, d’aider à son supplice,

Sire, voilà ma peine, et son crime prouvés

Je demande justice, et vous me la devez.

FÉRÉRIC.

Contre ce qu’il a dit qu’avez-vous à répondre ?

CLÉANDRE.

Ce silence profond ne sert qu’à le confondre,

La vérité le force, et l’y fait consentir

Par cet aveu secret qu’il ne peut démentir.

FÉRÉRIC.

Cette épée et à vous, parlez.

ORONTE.

Oui, c’est la même

Que je voulais porter.

FÉRÉRIC.

Ô l’impudence extrême

Juste Ciel qui pourrait retenir son courroux,

Quand ce faible vieillard embrassait vos genoux

Vous l’aviez ?

ORONTE.

Je l’avais.

FÉRÉRIC.

Sans fourreau ?

ORONTE.

Toute nue.

FÉRÉRIC.

De quoi plus s’enquérir, son offense est connue,

Ah ! le plus malheureux qui respire le jour.

ORONTE.

Quelque part où tu sois regarde mon amour

Olympe, et souviens-toi si j’osai te déplaire,

Que je ne veux mourir que pour te satisfaire.

FÉRÉRIC.

Dures extrémités dont je suis combattu !

Oronte qui jadis fut la même vertu !

Lui dont mille actions d’éternelle mémoire

Avaient gravé l’image au temple de la gloire,

Par ce lâche forfait a bien osé ternir

L’honneur de m’approcher et de m’appartenir !

Dois-je le condamner ? mais pourrais-je l’absoudre ?

Dieux qui voyez ma peine aidez à me résoudre,

D’entre les vérités rayez sa trahison,

Ou faites accorder le sang et la raison !

Enfin de quel coté penchera la balance ?

L’un presse ma justice, et l’autre ma clémence ?

Ah ! ne contestons plus, ce crime furieux

Mérite le courroux des hommes et des Dieux !

D’un si coupable esprit la vie est dangereuse,

Qu’on le mène tantôt sur la Tour malheureuse,

D’où son corps dans la mer sera précipité

Pour laver son audace et son impiété.

CLÉANDRE.

Juste et fâcheux arrêt.

ORONTE.

Grand Roi que l’on révère,

Sous ces titres fameux de Prince et de père,

Si jamais la pitié régna dans votre cœur,

Accordez à ma peine une simple faveur ;

Je ne demande pas que ces têtes illustres

Dont la gloire éclatante a duré tant de lustres,

Sortent de leurs tombeaux, et prompts à mon secours

Forcent votre indulgence à prolonger mes jours,

L’effet de leur pitié trahirait mon envie,

Je suis trop malheureux pour estimer la vie ;

Tout le bien où j’aspire est qu’il me soit permis

De voir pour un moment un seul de mes amis.

FÉRÉRIC.

Complice ?

ORONTE.

Nullement, sans lui faire une injure,

On ne peut soupçonner une amitié si pure ;

Mais il faut que mon cœur se décharge sur lui

D’un fardeau qui me pèse, et m’accable aujourd’hui.

FÉRÉRIC.

Il se nomme ?

ORONTE.

Lisis, je l’ai vu dans la presse ;

Et l’on peut le connaître à l’ennui qui le blesse,

Si l’on veut observer un torrent furieux

Que mon dernier malheur fait couler de les yeux.

FÉRÉRIC.

Gardes, cherchez Lisis. Oronte, à ta prière

J’accorde avec plaisir cette grâce dernière.

Malheureux que je suis en ce point seulement

De ne pouvoir rien plus pour ton contentement.

 

 

Scène III

 

ORONTE, LISIS

 

ORONTE.

Je te trouve, Lisis.

LISIS.

Et je vous perds, Oronte.

ORONTE.

Quel ennui !

LISIS.

Quel regret !

ORONTE.

Quel malheur !

LISIS.

Quelle honte !

Et quel prompt changement vous a fait attenter

Ce qu’à peine un barbare oserait inventer ?

Vouloir tremper ses mains dans le sang de son père ?

Ô Dieux ! qui l’aurait cru ?

ORONTE.

N’entre point en colère :

J’ose te conjurer de m’accorder un point,

Ami, plaint ma disgrâce, et ne m’accuses point.

Ton soupçon me travaille et me fait une injure :

J’emporte chez les morts une âme toute pure ;

Et si l’on me condamne à la perte du jour,

Crois que mon crime seul fut d’avoir trop d’amour.

LISIS.

Mais contre cet amour qu’est-ce qu’a fait Cléandre ?

De cette passion si funeste et si tendre

A-t-il blâmé la cause ou détourné l’effet ?

ORONTE.

Ni Cléandre, ni moi, Lisis, n’avons rien fait.

LISIS.

D’où vient donc cet arrêt ?

ORONTE.

Ne t’en mets pas en peine,

Olympe l’a dicté, c’est l’effet de sa haine,

Et d’une trahison où se serait perdu

L’esprit le plus prudente et le plus entendu.

LISIS.

Si vous avez connu qu’ell’ est cette injustice

Qui peut à l’innocent creuser un précipice,

Pourquoi dans le péril d’un succès si fatal

Étant bien accusé se défendre si mal ?

Ne dissimulez plus, Oxane s’est vengée,

Votre perte est un coup de sa haine enrager.

Fédéric le saura, et la ferai périr,

Je vais.

ORONTE.

Lisis arrête, enfin je veux mourir,

Cesse de t’opposer au désir qui m’anime,

Et si je fus jamais digne de son estime,

Par toute cette estime, et par notre amitié

Éloigne de ton cœur cette injuste pitié.

Ma disgrâce le veut, Olympe me l’impose,

Tu sais que sur ma vie elle peut toute chose,

Laisse agir sa rigueur toute étrange qu’ell’ est

Je fais ce que je dois, faisant ce qui lui plaît.

Hélas si tu savais et le ton et l’empire

Dont elle m’a prescrit cette mort où j’aspire,

Condamnant le secours que tu veux me prêter,

Tu la conseillerais, au lieu de l’arrêter.

Veut-on de son désir une preuve plus forte,

Va-t’en, m’a-t’elle dit, va, meurs, il ne m’importe,

Mon cœur que ton amour importune si fort

Méprise également et ta vie et ta mort.

Après ce dur arrêt tu me presses de vivre,

Non, non, laisse régner la loi que je veux suivre,

De divertir ce coup rien ne te servirait,

Aussi bien ma douleur ou mon bras le ferait.

LISIS.

Cherchez dans les combats quelque main ennemie ;

Si vous voulez mourir, mourez sans infamie.

ORONTE.

Infamie ? ah Lisis ! quand nous ne sommes plus,

La gloire et les honneurs sont des biens superflus,

Leur éclat ne va point jusqu’aux rivages sombres ;

Et quand on nous appelle ou descendent les Ombres

La mort ne s’enquiert point pour le droit qu’il lui faut

Si l’on est sur un trône, ou sur un échafaud.

Mais je ménage mal en cet état funeste

Le bien de ta présence, et le temps qui me reste,

Permets que ce beau feu qui fait notre malheur

Exhale dans ton sein sa dernière chaleur ;

Et si ton amitié que je vois si fidèle

Veut faire en ma faveur un acte digne d’elle,

Commence avec ardeur, achève avec esprit,

Ce que dans cet instant ma flamme te prescrit ;

Dès que j’aurai quitté la lumière du monde

Ne laisse pas mon corps à la merci de l’onde ;

Ôte-lui ce butin, mets le dans un cercueil

Digne de la naissance, et digne de ton deuil.

Mais avant qu’enfermer cette masse grossière

Pour en faire un amas de boue et de poussière,

Arraches-en le cœur, son destin sera beau

S’il peut auprès d’Olympe obtenir son tombeau.

Porte le tout sanglant aux pieds de cette ingrate,

Souffre que par ta voix il l’adore, il la flatte,

Et que malgré les vœux rejetés si souvent

Ce cœur fasse étant mort ce qu’il a fait vivant.

Olympe, diras-tu, c’est ici la victime

Dont vos seules rigueurs ont composé le crime

Enfin de leur excès et confus et surpris

Oronte a satisfait aux lois de vos mépris,

Son cœur encor fumant vient rendre un témoignage

Qu’il n’eut pas moins pour vous d’amour que de courage,

Et qu’outré du regret de vous avoir déplus

Il est mort dès l’instant que vous l’avez voulu,

Alors si de rigueur son esprit se désarme,

S’il donne à mon trépas un soupir, une larme,

Recueille-là, Lisis, et dans un vase d’or

Enferme avec mon sang ce précieux trésor.

Dis-lui que dans l’horreur de la fatale rive

J’aime son repentir, quelque tard qu’il arrive,

Et que dans la pitié qu’elle prend de mon fort

Je suis moins redevable à l’Amour qu’à la Mort.

Va, c’est tout le secours qu’un Ami te demande,

Ta gloire à m’assister sera d’autant plus grande,

Qu’en l’état où je suis on ne peut pas juger

Qu’aucun lâche intérêt te porte à m’obliger,

Ne me promets-tu pas cette dernière grâce ?

LISIS.

Si je le puis.

ORONTE.

Va donc, adieu, que je t’embrase,

Encor un coup, adieu.

LISIS.

Je n’en puis plus, je meurs.

ORONTE.

Ah ! Lisis, c’est assez, tu provoques mes pleurs ;

Crois que malgré l’arrêt qui veut que je périsse,

L’ennui de te quitter fait mon plus grand supplice.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

OXANE, CLARINDE

 

OXANE.

Toujours à mes talons, quelle importunité

Va, laisse à mon esprit un peu de liberté :

Ton amour ou ta crainte en vain le persécute,

Il a fait un dessein qu’il faut qu’il exécute :

Quand mille hommes encore à tes pas seraient joints,

Mon juste désespoir tromperait tous vos soins.

Rien ne peut détourner le coup que je médite,

Rien ne peut détourner le coup que je mérite.

Pour tirer mon esprit de la prison du corps,

Mon courage et ma main ont des moyens trop forts.

Après ce que j’ai su.

CLARINDE.

C’est de quoi je m’accuse,

Je devais plus adroite, inventer quelque ruse,

Déguiser pour un peu sa disgrâce, et songer

Que l’arrêt de sa mort vous pourrait affliger.

OXANE.

Quand tu m’aurais caché l’arrêt épouvantable,

Par qui l’équité même est injuste et coupable,

Tu m’aurais offensée, et par ce lâche tour

Tu n’aurais différé ma perte que d’un jour.  

Le bruit de son trépas, l’horreur de son supplice

Se seraient élevés contre mon injustice,

Et son sort malheureux que je pouvais changer,

M’aurait incessamment parlé de le venger.

Mais Clarinde est-il vrai que cédant sans murmure

Aux traits de ma vengeance et de mon imposture,

Il n’a point rejeté sur l’auteur de son mal

Le funeste sujet d’un arrêt si fatal ?

CLARINDE.

Du courage d’Oronte on fait une merveille,

Messine n’a point vu de constance pareille,

Jusques-là que plusieurs étonnés de le voir

L’ont osé soupçonner de quelque désespoir ;

Quelques faibles raisons que son père put dire,

Bien loin de les combattre on le voyait sourire,

Et payer d’un mépris le furieux transport

Qui portait ce vieillard à rechercher sa mort.

OXANE.

Ah ! ne m’en parle plus, cette histoire me trouble,

Plus il a de vertu, plus mon crime redouble,

L’image du passé me fait voir clairement

Que mourant par ma faute, il meurt injustement ;

Il meurt le malheureux, il meurt l’opiniâtre,

Plutôt que de fléchir, plutôt que de combattre.

Et malgré mes efforts, mes appas, ma foi,

La mort est à ses yeux plus aimable que moi.

Il me semble déjà que son ombre m’approche ;

Il n’est de lâcheté qu’elle ne me reproche,

Avec d’horribles cris l’inhumaine me suit ;

Ell’ en veut à ce corps qui l’adore, et la fuit.

Enfin, pour imiter et punir mon offense,

Ell’ appelle au secours le bras de la vengeance.

Déjà cette furie aux crins éparpillés

Où mille affreux serpents sifflent entortillés,

Passe, malgré le sang que sans cesse elle attire,

Pour me punir plutôt, commande que j’expire,

Laisse-moi satisfaire à ses justes désirs,

Oronte de ma mort attend tous ses plaisirs ;

Souffre que je l’apaise, ou que je le contente.

CLARINDE.

Pourquoi dans ce dessein êtes-vous si constante ?

Votre injuste fureur n’en viendra pas à bout.

OXANE.

Qui l’en empêchera ?

CLARINDE.

Je vous suivrai partout.

J’irai... Mais je me trompe ou j’aperçois Cléandre.

OXANE.

Entretiens-le un moment, je ne saurais l’attendre.

CLARINDE.

Ni moi.

 

 

Scène II

 

CLÉANDRE, CLARINDE

 

CLÉANDRE.

Clarinde ? un mot.

CLARINDE.

Ô Dieu quel contretemps !

CLÉANDRE.

Que fait Oxane ?

CLARINDE.

Ell’ entre, et me demande.

CLÉANDRE.

Attends,

A-t-elle su l’Arrêt qui venge un parricide ?

CLARINDE.

Elle plaint votre fils.

CLÉANDRE.

Elle plaint ce perfide ?

CLARINDE.

Sa bouche a fait un mal osant vous séparer,

Que son cœur et ses yeux tâchent de réparer.

CLÉANDRE.

Hélas ! par ses soupirs aussi vains que les larmes,

Au malheur qui m’attaque elle prête des armes,

Et ce qu’elle ressent ne sert qu’à rengréger

L’excès d’une douleur qu’elle pense alléger.

Va, dis-lui qu’il suffit des larmes que je verse,

Et que dans la rigueur que le destin exerce

J’ose la conjurer pour pleurer librement

De donner à mes yeux quelques jours seulement.

Dès que j’aurai payé ce droit à la Nature,

S’il m’est permis de vire après cette aventure,

Je lui témoignerai ma constance et ma foi.

CLARINDE

Cette demande est juste.

Elle sort

CLÉANDRE.

Oui plus juste que moi,

Qui pour vouloir complaire à l’ardeur qui me dompte,

Me dépouille d’un fils, et me couvre de honte.

Torrents par mon courroux trop longtemps arrêtés,

Roulez sur mon visage à flots précipités,

Il faut qu’Oronte et moi mourions de mêmes armes,

Lui noyé dans la mer, moi noyé dans mes larmes.

Toutefois, ô mes yeux, arrêtez-en le cours,

Ne lui présentez pas un si faible secours,

Et puisque j’ai donné la naissance à son crime,

Il faut pour l’expier que j’en sois la victime

La victime, que dis-je, ah ! trouble furieux,

Ma perte et son salut offenseraient les Dieux !

Qu’il meure ? mais mourir, oui son crime l’ordonne,

Ma haine le poursuit, ma pitié l’abandonne.

Quelqu’un vient toutefois interrompre mes pleurs,

Cherchons un lieu plus propre à plaindre nos malheurs.

 

 

Scène III

 

OLYMPE, LISIS, FULVIE

 

LISIS.

Si j’ai menti d’un mot, que le Ciel me punisse.

Oui, vous seule avez fait son crime et son supplice

Et vous seule pouvez éloigner son trépas.

FULVIE

Dépêchez, donc, Madame, et ne contestez pas,

Différer un secours, le peut rendre inutile.

OLYMPE.

Que ce conseil est beau, mais qu’il est difficile.

Si tu savais Lisis combien d’empêchements

Arrêtent malgré moi ces justes mouvements,

Ma pudeur confondue avecque ma faiblesse,

Un Prince que je crains, mon honneur que je blesse,

Tout cela se présente, et me vient détourner

Des soins où mon amour semble me condamner,

Dans ce rude combat mon âme qui chancelle,

Refuse de courir où sa flamme l’appelle ;

Et mon cœur attaqué de divers ennemis,

Préfère ce qu’il doit à ce qu’il a promis.

FULVIE.

À vous ouïr pourtant il ne fallait rien craindre,

Voyez ce qu’a produit ce grand désir de feindre ;

Le Ciel vous a punie.

LISIS.

Il l’a fait justement.

Mais puisque sa bonté borne ce châtiment,

Il faut que par l’aveu d’une amour légitime,

Votre âme donne aussi des bornes à son crime.

OLYMPE.

Oui, c’est trop résister, Oronte doit guérir

En vain son désespoir le presse de périr.

Il m’a donné son cœur, quoiqu’il veuille y prétendre,

C’est un bien qu’il usurpe, et que je puis reprendre.

Mais Fédéric paraît. Ah Dieux je n’en puis plus !

 

 

Scène IV

 

FÉRÉRIC, LISIS, OLYMPE, ALCIDOR

 

FÉDÉRIC.

Alcidor, plus j’y rêve, et plus je suis confus.

L’Arrêt que j’ai donné, quoiqu’il semble équitable,

A laissé dans mon âme un doute qui l’accable ;

Et certes confessons qu’Oronte sur son teint,

Portait les mêmes traits que l’innocence peint.

Non pas cette pâleur triste, sombre, confuse,

Et par qui sans parler un coupable s’accuse.

LISIS.

Usez du temps.

OLYMPE.

Je n’ose.

ALCIDOR.

On s’y trompe aisément.

Le teint peut bien mentir quand le cœur se dément.

À force de faillir l’âme perd cette honte,

Dont se devait couvrir le visage d’Oronte ;

Et nous voyons qu’enfin aux actes inhumains,

Notre front s’accoutume aussi bien que nos mains.

FÉRÉRIC.

D’Oronte toutefois voici le premier crime.

LISIS.

Parlez, ou bien...

OLYMPE.

Attends, Monarque magnanime.

FÉRÉRIC.

Que vois-je ? justes Dieux ! Olympe à mes genoux !

OLYMPE.

Sire, c’est elle-même.

FÉRÉRIC.

Ah c’est trop, levez-vous.

OLYMPE.

Non, Sire.

FÉRÉRIC.

C’est assez, tirez-moi hors de peine,

Er dites librement quel sujet vous amène.

OLYMPE.

Ah, Sire, un mot suffit, Oronte est innocent.

Seule j’ai fait son crime, et le mal qu’il ressent.

Suspendez pour un peu le coup qui le menace,

Si j’abuse des lois je ne veux point de grâce.

FÉRÉRIC.

Alcidor ?

OLYMPE.

Espérons, il s’en va l’ordonner.

FÉRÉRIC.

Va, je t’avertirai s’il le faut amener.

Olympe, j’ai reçu votre juste prière ;

Mais parlez désormais avec plus de lumière,

Et sachez qu’un esprit dans cette extrémité,

Ne peut sans me trahir trahir la vérité.

OLYMPE.

Que ne peuvent mes yeux épargner à ma bouche

La peine d’exprimer le tourment qui me touche ;

Et pourquoi tant de pleurs épanchés tant de fois,

Nef ont-ils aujourd’hui l’office de ma voix ?

Ces témoins innocents vous apprendraient que j’aime,

Et qu’après cent combats de moi contre moi-même,

Il a fallu souffrir qu’un aimable vainqueur

Ait trouvé le secret de régner dans mon cœur.

Cette confession, Sire, est toute ma honte ;

Et plutôt que la faire en présence d’Oronte,

Il n’est point de trépas où mon chaste désir

N’eut trouvé plus de gloire avec plus de plaisir.

En effet, ma rigueur trop longtemps exercée

D’un trouble si puisant a rempli sa pensée,

Qu’il a voulu mourir par l’aveu d’un péché,

Dont son cœur ni son bras ne fut jamais tâché.

Oui, Sire, cet aveu qui le perd et m’offense,

Vient de son désespoir et de mon imprudence ;

Et si vous permettez qu’il me soit amené,

Vous le verrez, rougir de s’être abandonné.

Dans l’heureux changement de mon humeur farouche,

Sa joie éclatera dans ses yeux, dans sa bouche :

Et vous saurez de lui qu’Oxane a tout osé

Pour venger un amour justement méprisé.

Révoquez donc, grand Prince, un Arrêt si funeste ;

Donnez à son salut le moment qui nous reste :

Et si quelque forfait presse votre courroux,

Faites tomber l’orage autre part que sur nous.

Sans changer ni le temps ni l’ordre du supplice,

Qu’au lieu de l’innocent la coupable périsse.

J’en conjure, Grand Roi, votre extrême bonté.

LISIS.

Si jamais la justice où vous êtes porté,

De deux parfaits amis a fait un peu de conte :

Sire, sauvez le mien.

OLYMPE.

Sire, saucez Oronte.

FÉRÉRIC.

Vous formez en Dédale à force de parler,

Que tout mon jugement ne saurait démêler :

Oronte en même temps innocent et coupable.

Olympe le décharge, et Cléandre l’accable.

Surpris dans le délit peut-il être innocent ?

On l’accuse, il confesse ; on le juge, il consent,

Et toutefois il meurt sans cause légitime,

De son seul désespoir la proie ou la victime

Oxane a mieux que lui mérité le trépas.

Mais que veut celle-ci qui s’avance à grands pas ?

Elle paraît troublée. Approche, qui t’amène ?

 

 

Scène V

 

CLARINDE, FÉRÉRIC

 

CLARINDE.

Je manque également de voix et d’haleine.

Mais, Sire, ce papier et mes larmes aussi

Vous diront le sujet qui me conduit ici.

FÉRÉRIC.

Quel confus labyrinthe ? et rempli de prodiges ?

Voyons pourquoi tu viens, et de quoi tu t’affliges.

Il lit.

S’il est vrai qu’Oronte soit mort

Oxane fut son homicide,

Admirez dans son triste sort

Ce que peut une âme perfide ;

Ma seule trahison le rendit criminel,

La honte de souffrir un mépris éternel

Irrita ma fureur contre son innocence,

Et dans le noir dessein de lui ravir le jour,

Mon amour a longtemps combattu la vengeance,

Mais enfin la vengeance a vaincu mon amour,

Atteinte d’un trait dangereux

De jalousie et de colère ;

J’ai fait que ce fils généreux

A presque assassiné son père.

Si l’ingrat fut tombé dans ce piège fatal

La rigueur de la peine eut adouci mon mal,

Et la fin de sa vie eut suivi son injure,

Le sang et le respect ont retenu sa main,

J’ai triomphé pourtant, et malgré la Nature,

Les lois ont achevé mon funeste dessein.

 

Fédéric tout sage et puissant

Trouvant ma faute inexcusable

Dans la perte d’un innocent

Voudra confondre une coupable.

S’il est vrai toutefois que je puisse espérer

Que la pitié l’oblige à me considérer,

Après ce qu’a produit mon ardeur indiscrète,

Encor que je mérite un supplice infini,

Qu’il pardonne à mon cœur l’offense qu’il a faite,

La cruauté d’Oronte, et mon bras l’ont puni.

Et mon bras l’ont puni ! Dieux que viens-je d’apprendre !

Qu’on nous amène Oronte, et toi cherche Cléandre,

Mon esprit éclairé d’un rayon non commun

Commence à débrouiller ce chaos importun,

Mais Oxane n’est plus.

CLARINDE.

Vous en voyez la marque,

Elle vient de payer le tribut à la parque.

À peine dans sa chambre ai-je porté mes pas

Que les yeux dépouillés de lumière et d’appas,

Et le sang dont sa gorge était toute couverte,

À mes sens étonnés ont annoncé sa perte.

Toutefois à mes cris sa paupière entr’ouvrant,

Et mêlant un soupir à ce regard mourant,

Clarinde a-t-elle dit avec un peu de peine,

J’ai satisfait d’Oronte ou la mort, ou la haine.

Mais va, prends ce papier où ma main a tracé

Mon repentir présent et mon crime passé.

Fais lire à Fédéric ce fatal Manifeste ;

Préviens l’injuste effet de son arrêt funeste,

Fais tant qu’il le révoque, ou s’il n’a le bonheur

De lui rendre le jour qu’il lui rende l’honneur.

À ce mot pour jamais sa chaleur s’est éteinte.

Cela, Sire, a causé mon voyage et ma plainte.

FÉRÉRIC.

Que ne peut un esprit jaloux et dédaigné ?

Mais Cléandre paraît de larmes tout baigné.

 

 

Scène VI

 

CLÉANDRE, FÉRÉRIC, ALCIDOR

 

CLÉANDRE.

Et bien, Sire, il est mort ?

FÉRÉRIC.

Ma justice assouvie

Ne demande plus rien.

CLÉANDRE.

Ah ! c’est fait de ma vie.

FÉRÉRIC.

Oronte a satisfait votre ressentiment.

Mais pour vous consoler voyez son testament.

CLÉANDRE.

Pour me consoler, Sire, ah ! plutôt pour éteindre

Ce reste de moments que le donne à le plaindre.

FÉRÉRIC.

Dieux ! quel étonnement va saisir ses esprits :

Il change de couleur, il paraît tout surpris.

CLÉANDRE.

Nouvelle également agréable et funeste.

FÉRÉRIC.

Cela n’est rien, Cléandre, achevez ce qui reste.

ALCIDOR.

Si l’on peut le connaître à son geste, à ses yeux,

Il se fait dans son âme un combat furieux,

Il fronce les sourcils.

CLÉANDRE.

Dieux ! quel coup de tempête,

Que le Démon est sort qui m’agite et m’arrête.

Mais coupable beauté, pourquoi ta trahison

Me ravit-elle un fils me rendant ma raison ?

Aveugle passion, amour, charmes, blessure,

Je ne vous connais plus, cédez à la Nature.

FÉRÉRIC.

Donnez trêve aux soupirs ; cette injuste beauté

En vous rendant beaucoup ne vous a rien ôté,

Oronte n’est point mort, cette Dame qui l’aime

Le conserve en son cœur ; mais le voici lui-même.

 

 

Scène VII

 

ORONTE, FÉRÉRIC, OLYMPE, LISIS

 

ORONTE.

Quel trouble fut jamais à mon trouble pareil ?

À quoi cette assemblée tout cet appareil ?

Venez-vous voir Olympe, avec quelle constance ?

Je sais de vos rigueurs observer l’ordonnance ?

Venez-vous insulter sur mon dernier tourment,

Et par votre mépris me tuer doublement.

FÉRÉRIC.

Ne parlons plus de mort, cher Oronte, il faut vivre,

De ces fers importuns Olympe te délivre,

Et les pleurs dont ses yeux récompensent ta foi

Partent d’un cœur qui brûle, et qui n’aime que toi.

Tu n’as plus d’ennemis, ta disgrâce est finie,

Olympe te réclame, Oxane s’est punie,

Et ce jaloux esprit de son corps séparé

A subi le tourment qu’il t’avait préparé.

ORONTE.

Aimable changement dont mon âme est ravie,

Quoi ? je vole sitôt de la mort à la vie ?

Olympe me reçoit, Olympe me chérit.

OLYMPE.

Au défaut de ma voix ce regard te le dit.

ORONTE.

Ô Dieux ! puis-je le croire, et n’est-ce point un songe

Qui me vient abuser d’un si plaisant mensonge ?

Ne pourrai-je savoir d’où procède mon bien ?

LISIS.

Il ne faut pour cela qu’une heure d’entretien.

CLÉANDRE.

Embrasse-moi, mon fils, et puisque je te donne

Cet adorable objet dont Amour te couronne.

Excuse dans l’excès de ta félicité

La malice d’Oxane, ma crédulité.

FÉRÉRIC.

Oronte, vit content, l’Astre de ta naissance

N’aura plus désormais de maligne influence.

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