Léontine (Jacques-François ANCELOT)
Drame en trois actes, mêlé de couplets.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 20 mai 1831.
Personnages
LE COMTE DARCY
MONSIEUR DE BELFONDS
ANDRÉ, jardinier chez madame de Ceroni
LA MARQUISE DE CERONI
LÉONTINE
MARIETTE, femme de chambre de madame de Ceroni
AMIS, etc.
La scène se passe à Paris dans l’hôtel de madame de Ceroni.
AVANT-PROPOS
Le drame qui suit, reçu au Théâtre-Français en novembre 1830, allait entrer en répétition, lorsque mademoiselle Mars et mademoiselle Leverd s’éloignèrent de la scène, l’une pour une année seulement, grâce à Dieu, et l’autre pour toujours. Je me trouvai donc privé tout à coup de mes deux plus brillants interprètes. M. Harel dirigeait alors l’Odéon ; il me demanda Léontine, je la lui donnai. La pièce fut apprise et répétée à ce théâtre ; mais des discussions survenues entre ce directeur et moi me décidèrent à faire repasser les ponts à Léontine, qui s’arrêta dans la rue de Chartres pour n’en plus sortir. Madame Albert venait de débuter avec un éclatant succès sur le théâtre du Vaudeville ; son jeu pathétique et passionné, la puissance de son regard et de sa voix, l’énergique expression de sa pantomime, tout m’indiquait l’actrice créée pour mon personnage ; et plus de cent représentations de ce drame, qui, depuis 1831, est constamment resté au répertoire, me prouvèrent que je ne m’étais pas trompé.
L’histoire des deux pièces que le lecteur trouvera après celle-ci (le Favori et l’Escroc du grand monde) est, à peu de chose près, celle de Léontine. Ces ouvrages, destinés aussi à la Comédie-Française, y auraient été représentés, si les engagements que j’avais pris à cette époque avec l’administration du Vaudeville ne m’avaient contraint de les livrer à ce théâtre. C’est donc seulement à cause de leur destination primitive que je leur donne place aujourd’hui dans ce recueil, qui ne devait contenir que mon répertoire des théâtres royaux ; et, bien qu’il m’eût été facile de rendre à ces pièces la physionomie qu’elles avaient d’abord, j’ai cru devoir leur laisser la forme sous laquelle l’indulgence du public les a si souvent applaudies.
Ainsi voilà trois drames, composés pour le Théâtre-Français, qui, grâce à quelques morceaux de chant semés çà et là, ont été joués sur une scène secondaire. Ont-ils, pour cela, mérité de descendre dans l’estime du lecteur ? Je ne le pense pas. Il me semble que, pour tout homme sensé, le cadre est peu de chose, le tableau est tout. Si les circonstances ont poussé hors de leur voie naturelle quelques-unes de mes compositions dramatiques, qu’importe le lieu où elles ont été représentées ? Depuis quelques années le public s’est aperçu, je crois, que, s’il n’est pas rare de trouver des vaudevilles à la Comédie Française, il ne serait pas impossible de rencontrer des comédies sur les théâtres de vaudevilles.
ACTE I
Le théâtre représente un riche salon ouvert sur un salon plus grand. Au lever du rideau, madame de Ceroni est assise près d’une table, à gauche de l’acteur ; deux fauteuils, placés à côté l’un de l’autre, sont à droite ; portes de chaque côté.
Scène première
MARIETTE, ANDRÉ, MADAME DE CERONI
MADAME DE CERONI.
Tout est-il prêt ?
ANDRÉ.
Les ordres de madame sont remplis : la fête de ce soir sera superbe.
MARIETTE.
J’ai disposé l’appartement comme madame l’avait ordonné ; j’ai aussi envoyé Joseph chez M. le comte Darcy ; mais il était sorti.
MADAME DE CERONI, à elle-même.
Sorti !... et il n’est pas ici !... Naguère encore, avant que je fusse éveillée, souvent il était venu deux fois !
ANDRÉ.
Madame a-t-elle quelque chose à m’ordonner ?
MADAME DE CERONI.
Non.
ANDRÉ, soupirant.
Ah !
MARIETTE.
Eh bien ! venez donc, André.
ANDRÉ.
Attendez, mam’zelle Mariette.
MARIETTE.
Vous restez là planté comme un piquet ! Madame vous a dit qu’elle n’a pas besoin de vous.
MADAME DE CERONI, qui était restée plongée dans ses réflexions, lève la tête.
Non, non, je n’ai besoin de rien.
ANDRÉ.
C’est que, voyez-vous, c’est moi qui ai besoin de madame.
MADAME DE CERONI.
Ah !
ANDRÉ.
Est-ce que madame est toujours contente de moi ?
MADAME DE CERONI.
Sans doute.
ANDRÉ.
Moi aussi, je suis assez content de madame ; ce n’est pas là l’embarras.
MADAME DE CERONI.
Eh bien ?
ANDRÉ.
J’ai de bons gages.
MARIETTE.
Une place de jardinier dans une maison où l’on n’a affaire qu’à une veuve.
ANDRÉ.
Oui, je devrais être heureux ; madame est une bonne maîtresse. Mais je n’ai plus cœur à rien.
MARIETTE, à part.
Je crois deviner.
ANDRÉ.
Madame ne s’est pas aperçue ?...
MADAME DE CERONI.
De quoi ?
ANDRÉ.
C’est que mon frère, qui est arrivé du pays, m’a dit comme ça : André, tu es tout changé ! tu deviens à rien !... Et ça, c’est vrai, je suis miné par le chagrin.
Air : Faisons la paix (Maison du Faubourg).
Ça fait pitié !
Dans mes habitudes tout change ;
L’ moment des r’pas est oublié ;
C’est à pein’ si j’ dors et si j’ mange...
Ça fait pitié !
Ça fait pitié !
Mon visage ici vous l’atteste :
J’ai déjà maigri de moitié,
Par ce qu’on voit jugez du reste...
Ça fait pitié !
MADAME DE CERONI.
Qu’avez-vous ?
ANDRÉ.
Ce que j’ai ? est-ce que je le sais ? Voyez-vous, c’est comme qui dirait une maladie de gens riches ; je m’ennuie.
MADAME DE CERONI.
Vous êtes fou ! Mais je suis contente de votre service : restez chez moi.
ANDRÉ.
J’y mourrais.
MARIETTE.
Et depuis quand donc êtes-vous ainsi, monsieur André ?
ANDRÉ.
Voilà près de deux ans ! tout juste depuis le départ de mademoiselle Léontine.
MARIETTE.
Léontine !
MADAME DE CERONI, se levant et allant se placer au milieu.
N’ai-je pas défendu qu’on m’en parlât jamais ?
MARIETTE.
Une ingrate qui s’est sauvée de chez madame qui l’avait fait élever comme une princesse.
ANDRÉ.
Oui, et pour suivre un mauvais sujet, dit-on.
MARIETTE.
N’en parlez pas ; elle est tout-à-fait perdue.
ANDRÉ.
Hélas !
MADAME DE CERONI.
Et que vous importe ? Auriez-vous eu de l’amour pour cette fille ?
ANDRÉ.
De l’amour ! moi, un pauvre garçon sans éducation ! De l’amour pour une jeune demoiselle qui était si savante ! qui jouait du piano, qui dansait, il fallait voir ! et que madame aurait sûrement mariée à un homme riche.
MADAME DE CERONI.
Oui, j’aurais pu faire quelque chose pour elle : le marquis de Ceroni s’intéressait à cette enfant que, dans une de ses campagnes, il avait trouvée seule, abandonnée sur une grande route à l’âge de quatre ans ; il voulut s’en charger.
MARIETTE.
Et après sa mort, madame la marquise la retira de pension pour la garder chez elle.
MADAME DE CERONI.
Elle était coquette et vaine ! une figure...
ANDRÉ.
Ah ! comme on n’en vit jamais !
MADAME DE CERONI.
Une figure passable ; mais dont elle s’occupait sans cesse. Enfin elle partit, et vous n’ignorez pas que bientôt son indigne conduite n’eut plus d’excuses.
MARIETTE.
Il faudrait n’avoir pas de cœur pour y penser encore.
MADAME DE CERONI.
Allons, André, continuez à faire votre ouvrage : je ne comprends pas ce qui pourrait vous en empêcher.
ANDRÉ.
Ni moi non plus ! Et pourtant je ne peux plus le faire. Autrefois, quand je m’éveillais, je me disais : la journée ne se passera pas sans que je voie mademoiselle Léontine, et je sautais gaiement en bas du lit. Quand je travaillais, je la voyais sur la terrasse, arrangeant ses fleurs ; de l’antichambre, j’entendais sa voix quand elle chantait en s’accompagnant sur le piano. Quelquefois aussi elle me disait : André, allez me chercher ceci, cela ; mais à présent, il me semble que je suis tout seul dans l’hôtel.
MARIETTE, à part.
L’ingrat !
ANDRÉ.
J’ai comme qui dirait un poids, là, qui m’empêche de respirer ; je reste deux et trois heures de suite devant cette terrasse, où elle venait dès le matin. Voyez-vous, c’est comme un sort, j’oublie tout devant cette maudite terrasse. Et ne v’là-t-il pas que ces pauvres fleurs meurent l’une après l’autre ! elles me tenaient compagnie. Eh bien ! le dernier pot de jasmin, je l’ai trouvé tout sec hier : il est mort, et je pourrais bien faire comme le dernier pot de jasmin si je ne retournais pas au pays. Là-dessus, madame veut-elle s’assurer de quelqu’un ?
MADAME DE CERONI, à part, tristement.
Où l’amour vrai s’est-il réfugié ?
Haut.
Attendez encore, André : ce n’est pas moi, c’est l’hôtel que vous voulez quitter, n’est-ce pas ? Eh bien ! nous partirons tous probablement bientôt : il y a un an, mon projet était de quitter Paris et de retourner à Florence, mon beau pays.
Tristement.
Je suis restée pourtant !
MARIETTE.
Madame la marquise avait changé de projet ; nous pensions...
MADAME DE CERONI, vivement.
Quoi ? que pensiez-vous ?
MARIETTE.
Que madame se fixerait tout-à-fait en France par... un mariage. M. le comte Darcy...
MADAME DE CERONI.
Pourquoi vous occuper de cela ? Est-on donc entouré d’espions chez soi ?
MARIETTE.
Pardon, madame !
MADAME DE CERONI.
Si je pars pour l’Italie, vous me suivrez, n’est-ce pas, André.
ANDRÉ.
Avec plaisir, madame, ça me remettra peut-être ; on dit que les voyages...
MADAME DE CERONI.
Vous aussi, Mariette, je vous emmènerai ; mais plus de réflexions !
MARIETTE.
Je suis muette, et je deviens aveugle !
Bas.
Tout espoir n’est pas perdu ; André sera avec nous.
MADAME DE CERONI.
Venez, Mariette ; il faut que j’achève ma toilette. Vous, André, dites à Joseph de retourner chez M. Darcy ; qu’on lui remette cette boîte, et qu’il sache que je l’attends.
Madame de Ceroni entre dans sa chambre à droite de l’acteur.
ANDRÉ.
Oui, madame.
MARIETTE, en sortant.
Adieu, beau Céladon !
Scène II
ANDRÉ, seul
Un Céladon !... qu’est-ce que c’est que ça ? ça m’a l’air bête en diable ?... Mais mam’zelle Mariette vous a dit cela d’un air !... Est-ce qu’elle aurait des idées ?... C’est possible... Et c’est une jolie fille que mam’zelle Mariette !... Coquette, babillarde, curieuse, par exemple... comme toutes les femmes... excepté une seule !... Pauvre Léontine ! Et on dit qu’elle est devenue pire que les autres !... Allons donc, n’y pensons plus.
Il va pour sortir, M. Darcy entre par le fond.
Ah ! monsieur Darcy !
Scène III
DARCY, ANDRÉ
DARCY.
Ta maîtresse est-elle visible ?
ANDRÉ.
Elle est à sa toilette ; mais je vais promptement l’avertir, car elle allait envoyer chez M. le comte pour la seconde fois, afin de le prier de venir et lui faire remettre cette petite boîte.
DARCY.
Donne !
André sort par le fond.
Qu’est-ce que cela ? Voyons. Ah ! son portrait ! Oui, elle me l’avait promis, et je n’y songeais plus !... Il y a donc bien du temps ?... Six mois à peine !...
Air : Vaudeville de la Robe et les Bottes.
J’ai désiré souvent que son image
Vint à mes yeux l’offrir à tout moment :
Eh bien ! voilà son gracieux visage ;
Ses beaux cheveux ornent son front charmant.
Le même éclat aujourd’hui les décore,
Ces traits si purs dont j’étais enchanté ;
Seul j’ai changé ! L’amour est-il encore
Plus fragile que la beauté ?
Ah ! peut-être est-il plus durable cet autre amour que j’ai longtemps rêvé ! Unir son sort à celui d’une jeune et innocente fille ; voir respectée et honorée de tous celle qu’on aime seul !... Mais éloignons ces idées ; elles me rendent plus pénibles les liens qui m’enchaînent ici !... Ces liens, je peux, je dois les rompre ; mon amour-propre m’a sans doute exagéré les regrets dont je serais l’objet : feindre un amour qu’on n’éprouve plus, n’est pas d’un honnête homme ; expliquons-nous... Dieu ! la voici !... L’oserai-je ?...
Scène IV
MADAME DE CERONI, LE COMTE DARCY
MADAME DE CERONI.
Pardon si vous avez attendu ! Ma toilette...
DARCY.
Est charmante, et semble vous embellir encore.
MADAME DE CERONI, à part.
Puisse-t-il le penser !
DARCY.
Mais je vous félicite, vous avez suivi mes conseils ; tout dans votre hôtel se prépare pour une fête. La société que vous vouliez fuir va donc enfin changer votre vie triste et monotone en une suite d’amusements ?
MADAME DE CERONI, tristement.
Autrefois, jamais une visite ne venait troubler notre solitude sans vous paraître importune.
DARCY.
Autrefois nous ne cherchions pas assez les distractions, les plaisirs.
MADAME DE CERONI.
Nous avions trouvé mieux : le bonheur ! Mais vous avez changé.
DARCY, à part.
Encore des reproches !
MADAME DE CERONI va s’asseoir sur un des fauteuils de droite, et indique l’autre à Darcy, qui s’y place à côté d’elle.
Edmond, répondez-moi ! Depuis trois jours, je ne vous ai vu qu’une fois : où donc passez-vous votre temps ? quelles sont les femmes que vous voyez ? où allez-vous ? que faites-vous ? Vous connaissez mon cœur, Edmond ; vous savez s’il peut supporter les dédains ? Vous le savez ; et pourtant, depuis bien des jours, j’attends, je souffre, je pleure !
DARCY, avec douceur.
En arrivant ici, aurai-je donc de nouveaux reproches à entendre, de nouveaux soupçons à détruire ?
MADAME DE CERONI.
Tant de froideur !...
DARCY.
Vos soupçons, rien ne les justifie : aucune autre femme...
MADAME DE CERONI.
Est-il vrai ?
DARCY.
Le ciel m’est témoin que jamais une autre que vous n’a reçu mes serments d’amour, et que mon désir le plus vif est de vous voir heureuse.
MADAME DE CERONI.
Heureuse !... oui, je peux l’être encore ! Edmond, écoute-moi ; viens, quittons Paris. Que tous ces intérêts, toutes ces relations de société, qui se placent entre nous pour y semer le trouble, disparaissent. Renonçons au monde ; viens dans ma patrie. Mon enfance s’écoula dans un séjour délicieux sur les bords de l’Arno ; viens-y seul avec moi. Qu’a-t-on besoin de ces plaisirs bruyants, de ces succès de la vanité, de ces intérêts qu’on poursuit à Paris avec tant de peine ?
DARCY.
Moi ! vous arracher à la société, vous livrer aux reproches de l’opinion qui s’armerait contre vous ! Ah ! le monde mêle trop de chagrins, pour une femme, à l’amour qu’il n’est pas contraint de respecter.
MADAME DE CERONI.
Eh bien ! les malheurs d’un premier mariage me faisaient envisager de nouveaux liens avec crainte ; j’ai refusé de m’unir à toi ; je cède aujourd’hui. Consens à me suivre, Edmond, voilà ma main !
DARCY, avec émotion.
Vous savez si je l’ai désirée !... mais puis-je quitter la France, mon état, ma famille ?
MADAME DE CERONI.
L’amour tient lieu de tout : que de fois ne me l’as-tu pas dit !
DARCY.
Des devoirs m’attachent à mon pays.
MADAME DE CERONI.
Que dis-tu ?
DARCY.
Je suis officier ; une guerre est imminente, puis-je me déshonorer ?
MADAME DE CERONI, se levant.
Tu refuses ?
DARCY, embarrassé.
Moi, refuser !...
MADAME DE CERONI.
Tu refuses !... l’honneur, les devoirs, dis-tu ? le cœur n’a-t-il donc pas des devoirs ? Un homme n’est-il engagé que par les serments que le monde garantit ? La réputation, l’estime, l’honneur, dont tu fais tant de cas, auxquels tu attaches un si grand prix, sont-ils de vains mots qu’on arrange à son gré ? Un homme pourra-t-il passer pour bon, et déchirer le cœur d’une femme ? pourra-t-il passer pour vrai, et la tromper indignement ? Dis-moi, Edmond, le crois-tu ?
DARCY.
Mon cœur est toujours...
MADAME DE CERONI.
Tais-toi ! un seul mot doit suffire ! Tu refuses ?
DARCY.
Je n’ai point dit cela.
MADAME DE CERONI.
Eh bien ! veux-tu me suivre ? le veux-tu ?
DARCY.
Mais... à présent... c’est impossible !... Je...
MADAME DE CERONI.
N’achève pas !
À part.
Suis-je assez humiliée ?
DARCY.
Revenez à vous... calmez-vous...
MADAME DE CERONI.
Vous me consolez !
Elle sourit avec dédain.
Je n’en ai pas besoin.
DARCY.
Comment ?
MADAME DE CERONI.
Non, non... Mais vos traits sont altérés ! Vous paraissez ému ?
Elle a composé son visage et rit aux éclats.
En vérité, je ne me croyais pas tant de talent pour jouer la comédie.
DARCY.
Que dites-vous ?
MADAME DE CERONI.
Que ce projet de départ, ce mariage, ces plaintes et ces reproches n’étaient qu’une épreuve : elle m’a réussi au-delà de mes espérances.
DARCY.
Je ne vous comprends pas.
MADAME DE CERONI, à part.
Voyons si tout espoir est perdu.
Haut.
Je crois pouvoir m’expliquer. Il y a longtemps, mon ami, que je suis tentée de vous faire une confidence ; mais je craignais de vous affliger.
DARCY.
De m’affliger !
MADAME DE CERONI.
Le ciel m’est témoin que cela s’est fait sans mon consentement, par une fatalité à laquelle apparemment toute l’espèce humaine est assujettie, puisque moi, moi-même je n’y ai pas échappé.
DARCY.
De quoi s’agit-il ?
MADAME DE CERONI.
Avant de vous avouer ce pénible secret, j’ai voulu m’assurer qu’il ne serait pas trop difficile à supporter pour votre cœur.
DARCY.
Nous nous sommes promis une confiance entière.
MADAME DE CERONI.
Aussi, je me reproche déjà de ne vous avoir pas encore tout appris. Est-ce que vous ne vous êtes pas aperçu que je n’ai plus la même gaîté qu’autrefois ? J’ai perdu le sommeil : nos sociétés les plus intimes me déplaisent : à chaque instant, je vous rends la victime de mes impatiences et de ma mauvaise humeur. Eh bien !... je m’attends à votre surprise : mais c’est déjà un assez grand malheur que la chose soit arrivée, sans y ajouter le tort d’être fausse en dissimulant ; je veux, je dois vous l’avouer, mon cœur a changé.
DARCY.
Votre cœur !
MADAME DE CERONI.
Oui, j’ai pour vous l’estime la plus vraie, l’amitié la plus tendre : mais je n’ai plus d’amour.
DARCY.
Est il possible ?... Ces regrets, ces reproches, ces projets que vous formiez à l’instant...
MADAME DE CERONI.
Je vous l’ai dit, c’était une épreuve. Mon ami, je craignais votre douleur. Si vous m’aviez prise au mot, si vous aviez consenti à tout quitter pour moi, je n’aurais jamais eu le courage de vous dire la vérité ; je me condamnais à une dissimulation dont me voilà délivrée. Je vois votre étonnement. Accusez-moi : mais vous ne me croirez du moins ni fausse, ni trompeuse, car en vérité je ne le suis pas.
DARCY.
Vous êtes une femme charmante, une femme adorable ! Votre franchise me confond, et devrait me faire mourir de honte. Ah ! quelle supériorité ce moment vous donne sur moi ! Votre sincérité m’entraine, je serais un monstre si je vous trompais... Vous avez parlé la première ; mais c’est moi qui fus coupable le premier !
MADAME DE CERONI.
Ah !
À part.
Tout est fini !
DARCY.
Rien de plus vrai ! Je n’avais pas le courage de parler.
MADAME DE CERONI, à part.
Aurai-je la force de l’entendre ?
DARCY.
Il ne nous reste plus qu’à nous féliciter d’avoir perdu en même temps ce sentiment fragile et trompeur qui nous unissait.
MADAME DE CERONI, à part.
Quelle horrible torture !
Haut.
Si l’un des deux eût encore aimé quand l’autre n’aimait plus, que de chagrins !
DARCY.
Vous avez raison. Je le sens ; mais le ciel a eu pitié de nous.
Air : Mais, Frédéric, vous l’ignorez peut-être.
Il nous épargne une peine cruelle ;
Mes torts sont grands, mais vous les partagiez ;
Vous ne m’avez jamais paru si belle :
Je vous admire et je suis à vos pieds.
Si je n’avais interrogé mon âme,
D’un premier feu je craindrais le retour...
MADAME DE CERONI, vivement.
Vous m’aimeriez encore ?
DARCY.
Non, madame ;
Rassurez-vous : ce n’est pas de l’amour !
MADAME DE CERONI, à part.
Que je souffre !
DARCY.
Mais qu’allons-nous devenir ?
MADAME DE CERONI.
Vivre dans le monde, nous voir souvent, et nous accorder une confiance sans bornes... Sans bornes, entendez-vous ? c’est le prix que j’exige de ma franchise.
DARCY.
Vous l’obtiendrez.
MADAME DE CERONI, à part.
Pourrai-je jamais me venger ?
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur de Belfonds.
DARCY.
Voilà déjà, madame, un de ceux de nos hommes à la mode qui s’attachent à vos pas.
MADAME DE CERONI, avec joie.
Ah ! vous l’avez remarqué ?
Scène V
MADAME DE CERONI, MONSIEUR DE BELFONDS, DARCY
BELFONDS.
Veuillez, madame, agréer mon hommage. Bonjour, Darcy.
DARCY.
Comment ! vous, sitôt ! Il est à peine neuf heures ! Vous, Belfonds, le plus célèbre de nos dandys, de nos fashionables ! mais c’est une merveille !
MADAME DE CERONI.
C’est un bonheur !
BELFONDS.
Ah ! de bonne foi, croyez-vous que j’arrive au bal comme un habitant du Marais, et que je commence ma soirée avant minuit ?... Non, je viens prier madame de recevoir mes excuses.
MADAME DE CERONI, allant s’asseoir à gauche du spectateur.
Qu’entends-je ? quelque autre bal ?...
BELFONDS.
Pouvez-vous le penser ? irais je chercher des plaisirs ailleurs, quand je puis les trouver près de vous ?... Non : des affaires, des devoirs !...
DARCY.
Vous, Belfonds, des devoirs !...
BELFONDS.
Oui, sans doute. Une partie de trois cents louis contre Monbray qui m’en a gagné deux cents à la chasse au clocher, et qui, de plus, est cause que j’ai été condamné à une amende pour un champ fourragé, une haie renversée... je ne sais quoi !... Mais, à propos, Darcy, vous avez là un habit qui me fait de la peine, car vous savez que je suis votre ami.
DARCY.
Comment donc ?
BELFONDS.
Dieu me pardonne ! la coupe est du mois passé.
DARCY, riant.
Et celle du vôtre est du mois prochain : cela fait compensation.
Darcy va s’asseoir à droite.
MADAME DE CERONI, à part.
Sa gaieté me révolte.
BELFONDS.
Quand plus de six personnes ont adopté la forme de nos habits, nous en créons une nouvelle.
MADAME DE CERONI.
Oserai-je le dire, monsieur de Belfonds ? comment, avec un esprit distingué, se rend-on célèbre par des folies ?
BELFONDS.
Que voulez-vous, madame ! il y a deux chemins qui mènent à la célébrité : la grande route, et le chemin de traverse qui est plus court : c’est celui que je prends ; mais il y a tant de monde, qu’on a peine à se faire jour.
Madame de Ceroni retombe dans une rêverie profonde, dont on voit qu’elle cherche à triompher ; elle fait des efforts pour prendre part à la conversation.
DARCY.
En vérité, mon ami, vous êtes un extravagant.
BELFONDS.
Indépendant et riche, je pouvais essayer d’être un homme de mérite pour occuper de moi les gens sensés, un extravagant pour occuper de moi les sots, ou un homme raisonnable pour que personne ne s’en occupât... On aime à faire de l’effet sur le grand nombre.
DARCY.
Ce qui me surprend le plus, Belfonds, c’est votre association avec ces jeunes fous, ces élégants exagérés, qui ne se distinguent que par leurs ridicules ; on vous cite dans leur coterie.
BELFONDS.
Cela est vrai ; mais il faut tenir à quelque chose. J’avais pensé au romantisme ; l’ennui des lectures de salon m’a repoussé.
DARCY.
Vous auriez fait des vers !
BELFONDS.
Oh ! des vers romantiques. Qu’importe d’ailleurs que ce soit bon ou mauvais, quand on fait partie d’une coterie ? Voyez-vous, mon cher Darcy, cela tient lieu de mérite ! c’est une association où l’on met son amour-propre en commun, et je vous assure qu’on fait joliment valoir le fonds de la société. On n’a besoin ni d’esprit, ni de talent, ni de sens commun ; on dit : nous avons du génie ! et l’on est dispensé de tout. Cela m’avait séduit d’abord ; mais il aurait fallu admirer jusqu’à mes propres vers, et j’ai trouvé que je pouvais être ridicule à meilleur marché.
DARCY.
Comment ! vous avouez vous-même le ridicule, et cependant...
BELFONDS.
Je suis de ces malades qui ont la conscience de leur état.
MADAME DE CERONI.
C’est un commencement de guérison.
BELFONDS.
Il est telle personne dont un désir pourrait l’achever.
MADAME DE CERONI, avec coquetterie.
Il faudrait un grand pouvoir.
BELFONDS, se penchant sur le fauteuil de la marquise.
Le pouvoir égalerait l’intérêt qu’on prendrait au malade.
MADAME DE CERONI, à part, observant Darcy.
Autrefois si jaloux !... si tranquille maintenant !
DARCY, à part.
Belfonds lui plairait-il ?
MADAME DE CERONI.
Et vous ne restez pas avec nous ce soir ?
BELFONDS.
Au milieu du monde vous verrais-je ? Si l’on osait troubler votre solitude ?... Mais à quelque heure qu’on se présente, votre porte est impitoyablement fermée.
MADAME DE CERONI.
Elle ne le sera plus pour vous.
Elle se lève.
Monsieur Darcy, à quoi pensez-vous donc ?
DARCY, se levant.
Je songe que, si cela vous convient, Belfonds peut être de notre partie de campagne projetée pour demain.
MADAME DE CERONI.
Ah ! vous le désirez ?
BELFONDS.
Le permettez-vous ?
MADAME DE CERONI, d’un ton brusque.
Sans doute.
BELFONDS.
J’emporte cette espérance pour me consoler un peu du malheur de vous quitter sitôt.
DARCY.
Déjà !
BELFONDS.
Notre partie de quinze est pour dix heures ; puis, à minuit, je suis juge d’un pari entre Dalville et d’Ermont : d’un côté cinq cents louis, deux chevaux arabes de race pure, six chiens courants et un griffon anglais ; et de l’autre, une maison délicieuse dans la vallée de Montmorency. Dalville doit boire douze verres de vin de Champagne pendant que l’horloge sonnera minuit.
DARCY.
Quelle folie !
BELFONDS.
C’est une importation anglaise : nous appelons cela des créations. Mais, pardon, je dois être exact.
Air : Je saurai bien la faire marcher droit.
J’aurai demain l’honneur de vous revoir.
Ah ! plaignez-moi si je vous quitte !
Je voudrais bien prolonger ma visite ;
Mais le plaisir doit céder au devoir.
MADAME DE CERONI, à Darcy.
Dans le salon je vous suis à l’instant :
Veuillez excuser mon absence.
DARCY.
J’obéirai ; mais, lorsqu’on vous attend,
On perd aisément patience.
BELFONDS.
J’aurai demain l’honneur de vous revoir, etc.
MADAME DE CERONI.
Demain, Belfonds, vous viendrez me revoir,
C’est à regret que l’on vous quitte :
Vous devriez prolonger la visite ;
Mais le plaisir doit céder au devoir.
Darcy et Belfonds sortent.
Scène VI
MADAME DE CERONI, seule
Enfin me voilà seule ! J’ai su me contraindre : mais que d’efforts pour cacher ma souffrance ! pour qu’il n’eût pas du moins le plaisir de jouir de mes tourments !
Elle marche avec agitation...
C’est en vain que j’ai voulu ranimer par la jalousie un amour éteint à jamais ! Lui, que j’ai vu pâlir autrefois quand on m’adressait la parole ! lui, à qui j’ai tout sacrifié ! tout !... L’excès de mon amour a détruit le sien. Ô comble d’humiliation ! Il a refusé ma main ! Il ne veut point pour sa femme celle... Son imagination romanesque rêve quelque beauté naïve !... Ah ! nous verrons. Je suis outragée, je suis Italienne ! je me vengerai !
Air d’Aristippe.
Dans mon pays jamais on ne pardonne ;
De ses leçons je veux me souvenir.
Ah ! maintenant, l’ingrat qui m’abandonne
Rêve sans doute un heureux avenir ;
Mais je veille pour le punir !
Lorsque mon cœur à la haine est en proie,
Il m’ose offrir sa coupable amitié !
Quand il m’aimait il partagea ma joie,
Dans mes douleurs il sera de moitié.
Il faut me contenir et feindre, pour le garder là, près de moi, pour surprendre ses affections, ses projets !... Oh ! puissé-je un jour faire éprouver à son cœur les tourments que souffre le mien !... Mais ce bal ? Dans quel moment, grand Dieu !... Quel bruit dans mon cabinet ? on est entré par l’escalier dérobé !... Qui peut venir à cette heure ?
Elle s’avance vers la porte du cabinet à gauche du spectateur : une jeune fille en sort, pâle et les vêtements en désordre.
Que vois-je ?... Léontine !
Scène VII
LÉONTINE, MADAME DE CERONI
LÉONTINE, dans le plus grand désordre.
Qui sait mon nom ?... Me poursuit-on encore ?
MADAME DE CERONI.
Léontine !... Que voulez-vous ?
LÉONTINE, regardant autour d’elle avec surprise.
C’est vous, madame !... Pourquoi suis-je ici ? comment y suis-je ?... Ai.je donc perdu la raison !... Mais c’est vous !... Par pitié, ah ! par pitié, madame, sauvez-moi !
MADAME DE CERONI.
Dans quel état êtes-vous ?... D’ou venez-vous ?
LÉONTINE.
Je voulais mourir ! Ils m’ont retenue, ils m’ont sauvé la vie ! mais c’était pour la prison.
MADAME DE CERONI.
Ô ciel ! la prison !... Qu’avez-vous fait ?
LÉONTINE.
Hélas !
MADAME DE CERONI.
Comment êtes-vous tombée dans l’horrible situation où je vous vois ?
LÉONTINE.
L’homme qui m’arracha à tous mes devoirs, qui me fit oublier vos leçons, il avait péri dans un duel ; j’avais dissipé follement cette opulence, fruit de mon déshonneur. Alors je jetai un regard en arrière, je frémis à l’idée de tomber plus bas encore, je brisai tous les liens qui m’attachaient à l’infamie. Retirée dans un faubourg, seule avec mes remords, pleurant sur mes fautes, j’espérai que le travail de mes mains me suffirait... Ô madame ! combien j’ai souffert ! la misère, une misère affreuse m’a poursuivie... j’ai manqué de tout... même de pain ! Ce sort cruel, j’ai voulu y échapper ! Il me restait le courage de mourir : et cette nuit...
MADAME DE CERONI.
Malheureuse !
LÉONTINE.
Cette nuit, j’avais résolu de mettre un terme à mes maux. J’ignore ce qui s’est passé... Tout à coup, je sens qu’on me retient fortement ; je reviens à moi... J’étais près de la rivière !... des soldats m’avaient saisie ! ils parlaient de la prison... d’un pain dérobé !...
MADAME DE CERONI.
Dérobé !
LÉONTINE.
Vous n’avez jamais manqué de pain, madame !
MADAME DE CERONI.
Dieu !
LÉONTINE.
Le malheur, que j’avais voulu fuir, devenait plus horrible encore. Mes forces se sont ranimées ; je me suis échappée des mains des soldats...ils m’ont pour suivie... j’entendais le bruit de leurs pas... la terreur doublait mes forces... mais, épuisée de fatigue, ne pouvant plus respirer, prête à tomber mourante sur le pavé, une porte s’est présentée ; je suis entrée sans savoir où j’étais !... pourtant je sentais que ces lieux ne m’étaient pas inconnus, qu’ils me protégeraient !... Je vous ai vue, madame... mon effroi cesse... je suis sauvée !
MADAME DE CERONI.
Sauvée !... Eh ! que puis-je faire ?...
LÉONTINE.
Ô mon Dieu !...
MADAME DE CERONI.
Votre sort peut-il dépendre de moi ?
LÉONTINE.
Me repousseriez-vous !... vous, si bonne autrefois !...
MADAME DE CERONI.
Autrefois !... tout ce que j’aimais ne m’avait pas trompée !...
LÉONTINE, tombant accablée sur un siège.
Faut-il donc mourir ?
MADAME DE CERONI.
Voici quelqu’un !... Dieu ! elle ne m’entend plus.
Scène VIII
LÉONTINE évanouie, MADAME DE CERONI, MARIETTE
MARIETTE.
Madame, on demande...
MADAME DE CERONI.
Venez vite, Mariette, secourir cette femme.
MARIETTE.
Léontine !... Comment est-elle entrée ici ?
MADAME DE CERONI.
Elle est venue implorer mes secours. Si nous pouvions la transporter dans mon cabinet !
MARIETTE.
Comment faire ?
MADAME DE CERONI.
Je vous aiderai... ou plutôt, appelez André.
MARIETTE.
Je crois qu’il est sorti, madame.
À part.
Il est encore capable de s’apitoyer.
MADAME DE CERONI.
Voyez, cherchez-le.
MARIETTE.
Elle a l’air de se ranimer.
MADAME DE CERONI.
Allez donc, et faites ce que je vous ordonne.
MARIETTE, sortant.
Je me garderai bien de l’amener.
MADAME DE CERONI.
Quel embarras !
Scène IX
LÉONTINE, se ranimant, MADAME DE CERONI, DARCY
DARCY.
Venez, madame, il y a déjà du monde au salon... Mais que vois-je ? Quelle belle personne !
MADAME DE CERONI.
Vous trouvez !
DARCY.
La profonde douleur empreinte sur ses traits rend sa beauté plus touchante.
MADAME DE CERONI.
Votre cœur est facile à s’émouvoir.
DARCY.
Mais, à cet âge, quel malheur peut être assez cruel pour un tel désespoir ?
MADAME DE CERONI.
Déjà votre imagination s’enflamme !
DARCY.
L’âge de l’innocence doit être celui du bonheur.
MADAME DE CERONI.
L’innocence !...
À part.
C’est un de ses rêves !
Elle paraît tomber dans de profondes réflexions.
DARCY.
Je vous en supplie, dites-moi donc quelle est cette jeune fille ?
MADAME DE CERONI, à part.
Lui qui n’a pas trouvé digne de porter son nom, celle qui ne céda qu’à son amour !...
DARCY.
Vous ne m’écoutez pas !... Apprenez-moi !...
MADAME DE CERONI.
L’expression de sa figure doit indiquer qu’elle vient de prendre une résolution soudaine.
Vous saurez tout.
LÉONTINE, qui s’est tout-à-fait ranimée, et d’un ton suppliant.
Madame !...
MADAME DE CERONI, avec un ton d’intérêt.
Au nom du ciel ! pas un mot ! vous avez besoin du plus grand calme : mais tranquillisez-vous ! Les soins les plus assidus...
Léontine paraît étonnée.
Je vais envoyer chercher un médecin.
Elle sonne.
Scène X
LÉONTINE, MADAME DE CERONI, DARCY, ANDRÉ, entrant
ANDRÉ.
Madame a sonné ?
Mouvement de surprise en voyant Léontine.
MADAME DE CERONI, lui faisant signe de garder le silence.
Courez chez le docteur ; qu’il vienne à l’instant ! mais auparavant, aidez-moi à conduire cette jeune personne dans la chambre voisine.
ANDRÉ, à part.
Ah ! les jambes me manquent !
Scène XI
LÉONTINE, MADAME DE CERONI, DARCY, ANDRÉ, MARIETTE, accourant
MARIETTE.
Madame, André n’y est pas.
ANDRÉ.
Qu’est-ce que vous dites donc ? Vous venez de passer à côté de moi.
DARCY, qui contemple Léontine.
Qui peut-elle être ?
MADAME DE CERONI.
Mariette, André, j’entends déjà des voitures ; on arrive, et bien malgré moi je suis forcée de quitter cette jeune demoiselle : mais je vous recommande des soins, des égards...
ANDRÉ.
Ah ! madame n’a pas besoin de nous recommander cela.
MARIETTE, étonnée et à part.
Quel changement de ton !
MADAME DE CERONI.
Si quelqu’un osait y manquer...
Bas à Mariette.
et dire un seul mot...
Haut.
il sortirait à l’instant de chez moi. On ne saurait consoler avec trop de zèle et de respect le malheur et la vertu.
MARIETTE, à part.
En voilà une bonne !
ANDRÉ, avec joie, à part.
On nous avait trompés.
MADAME DE CERONI.
Qu’elle soit servie dans ma chambre ! Et, dès le matin, que ma couturière lui apporte d’élégants vêtements.
Léontine veut parler.
MADAME DE CERONI.
Du repos !... du repos !... demain nous causerons. En attendant, du courage ! comptez sur moi !
DARCY.
Que vous êtes noble et généreuse !
Final de M. Doche.
MADAME DE CERONI.
Consolez-vous, ne craignez rien :
Que vos pleurs enfin se tarissent ;
Le ciel vous envoie un soutien,
Car il veut que vos maux finissent.
LÉONTINE.
Comment payer tous vos bienfaits ?
MADAME DE CERONI, à part.
Dans peu vous saurez mes projets.
Haut.
Mais l’orchestre se fait entendre !
DARCY.
Voulez-vous accepter ma main ?
MADAME DE CERONI.
À ce bal il faut bien me rendre :
Adieu ; je vous verrai demain.
ANDRÉ, à Léontine.
Appuyez-vous sur moi : donnez-moi votre main.
Ensemble.
MADAME DE CERONI, ANDRÉ, DARCY, MARIETTE.
Consolez-vous, ne craignez rien, etc.
LÉONTINE.
Oui, désormais, je ne crains rien,
Il faut que mes pleurs se tarissent ;
Le ciel, qui m’envoie un soutien,
Veut-il donc que mes maux finissent ?
Léontine, soutenue par André et Mariette, sort par la porte de gauche ; Darcy et madame de Ceroni sortent par le fond.
ACTE II
Le théâtre représente une pièce de l’appartement de madame de Ceroni. Un piano ouvert, devant lequel est une chaise, occupe un des côtés de la porte du fond ; portes à droite et à gauche. Au lever du rideau, Léontine est assise près d’une table à droite du spectateur : elle travaille à une broderie à la main. Une autre table avec ce qu’il faut pour écrire est à gauche.
Scène première
LÉONTINE, puis ANDRÉ
LÉONTINE, seule, assise et brodant.
Depuis un mois que je suis dans cette maison, madame de Ceroni me traite comme sa fille ! pas un mot ! qui rappelle le passé. Et M. Darcy ?... de quels soins respectueux il m’entoure !... moi !... Il fait plus ; il m’aime !... chaque instant trahit son secret !... Je tremble d’interroger mon cœur !... Le respect, l’amour du comte Darcy !... ces biens ne sont-ils pas les plus grands de la terre ?... Et jamais... jamais ils ne peuvent être à moi !...
ANDRÉ, entrant.
Mademoiselle Léontine demande quelque chose ?
LÉONTINE, se levant.
Non, André.
ANDRÉ.
J’ai cru que vous m’aviez appelé.
LÉONTINE.
J’aurais dû le faire, André, pour vous remercier : car, ce matin, j’ai été bien étonnée en voyant la terrasse qui est sous mes fenêtres couverte des mêmes fleurs que j’y avais laissées il y a dix-huit mois, et toutes à la même place, rangées de la même manière !... J’ai couru remercier la marquise dont les soins et les bienfaits me pénètrent de reconnaissance ; mais elle m’a dit que cette attention venait de vous, André, et j’en suis bien touchée.
ANDRÉ.
Mademoiselle est bien bonne !... car, voyez-vous, c’était un plaisir !... Et, depuis un mois que vous êtes revenue à l’hôtel, je m’occupais de cela avec tant de joie pour vous surprendre.
LÉONTINE.
J’en aurai bien soin de ces jolies fleurs.
ANDRÉ.
Mam’zelle Léontine, vous ne vous en irez plus, n’est-ce pas ?
LÉONTINE, troublée.
M’en aller !... oh ! non.
ANDRÉ.
On était bien malheureux dans l’hôtel quand vous n’y étiez pas !... Avec ça que les mauvaises langues faisaient courir des bruits...
LÉONTINE, avec effroi.
Quoi ! que disait-on ?
ANDRÉ.
Des mensonges. Tout le monde le sait bien à présent ; et madame aussi, qu’on avait trompée. Il n’y avait que moi qui disais toujours : ça n’est pas possible ! Une personne si bonne, si sage !
LÉONTINE, à elle-même.
Hélas !
ANDRÉ.
Se laisser enlever !
LÉONTINE, de même.
Dieu !
ANDRÉ.
Ah ! c’est indigne d’avoir osé dire de pareilles choses ! Aussi madame redouble de soins et d’égards pour vous venger. Ah ! c’est que vraiment on ne saurait trop en avoir ! madame le disait encore hier à M. Darcy.
LÉONTINE.
Monsieur Darcy ?
ANDRÉ.
Oui, le prétendu de madame.
LÉONTINE, vivement.
Que dites-vous ?
ANDRÉ.
Sûrement, depuis un an ! Nous avons deviné cela, nous autres !... Tout de même qu’il y a un mois ça n’avait plus l’air de battre que d’une aile : mais à cette heure il est plus assidu que jamais ; et c’est sans doute pour que vous trouviez en lui la même amitié qu’en elle, que madame lui fait votre éloge à chaque instant.
LÉONTINE, à part.
Si je ne lui avais tout avoué moi-même, je croirais qu’elle ignore...
ANDRÉ.
Il n’y a plus qu’une chose qui me chagrine.
LÉONTINE.
Quoi donc, André ?
ANDRÉ.
C’est que pendant que nous sommes tous joyeux, vous, vous êtes triste. Autrefois vous étiez toujours à rire, à chanter ; si bien que vous mettiez tout le monde en joie.
LÉONTINE.
Moi !...
ANDRÉ.
Oui, vous, mam’zelle ! c’était une gaîté !... Et pourtant madame était loin d’être aussi bonne pour vous qu’elle l’est maintenant ; vous n’étiez pas heureuse ici, je le sentais bien, quoique vous ne le disiez pas.
LÉONTINE, à elle-même.
Le bonheur ! il est en nous. À présent, il n’en est plus pour moi : je ne sais plus comment on fait pour sourire.
ANDRÉ.
La voilà retombée dans ses réflexions, et se parlant toute seule.
On entend une sonnette.
On me sonne, c’est toujours comme un fait exprès ! Voyez, mam’zelle Léontine, votre chaise et votre musique sont elles bien à leur place ?
LÉONTINE, qui est allée se rasseoir.
Très bien, André.
ANDRÉ.
Pendant votre absence, c’était chaque matin ma première pensée : les domestiques se moquaient de moi à la maison.
Air de Céline.
J’ les laissais rir’ tout à leur aise,
Car je conservais quelque espoir !
J’ouvrais l’ piano, j’ plaçais vot’ chaise,
Puis il m’ semblait qu’ j’allais vous voir !
De ces apprêts, avec le même zèle,
Pendant deux ans j’ m’occupais tous les jours :
Vous ne reveniez pas, mam’zelle,
Et moi j’vous attendais toujours.
LÉONTINE.
Bon André !
Scène II
MARIETTE, ANDRÉ, LÉONTINE, assise
MARIETTE.
J’en étais sûre !
À André.
Je vous attends depuis une heure.
ANDRÉ.
Le temps vous a paru long.
Léontine demeure plongée dans sa rêverie.
MARIETTE.
Et à vous bien court.
ANDRÉ.
J’étais occupé.
MARIETTE.
On sait à quoi.
À elle-même.
Se voir préférer... Soyez donc honnête et sage ! on ne vous en sait pas plus de gré que si c’était bien facile !
ANDRÉ.
Qu’est-ce que vous marmottez donc là, mam’zelle Mariette ?
MARIETTE.
Je dis...
On sonne.
Je dis que vous feriez bien d’aller à votre ouvrage ; voilà deux fois qu’on vous sonne.
ANDRÉ.
J’y vais. – Mam’zelle Léontine n’a besoin de rien ?
MARIETTE.
Non, non. On vous dit que non !... Allez donc.
ANDRÉ, sortant.
Cette demoiselle Mariette, elle a une drôle d’amitié !
MARIETTE.
Est-il ingrat !
LÉONTINE, à elle-même.
Non, plus de bonheur ! jamais.
MARIETTE, sur le devant.
Dire que je suis forcée de la servir, de lui faire sa toilette à cette belle demoiselle ! Madame qui veut qu’elle soit toujours parée ! Ce bonheur là n’arriverait pas à une honnête fille !
Darcy entre sans être aperçu et reste dans le fond.
Scène III
MARIETTE, sur le devant, DARCY, dans le fond, LÉONTINE, assise
DARCY, à part.
Je veux, je dois la fuir !... mais que je la voie encore une fois !
MARIETTE, à elle-même.
Vous allez voir que je me donnerai de la peine pour l’embellir !... Elle ne regarde seulement pas au miroir ! mais on la coiffe de travers, et elle paraît encore plus jolie. Tout lui va.
DARCY, dans le fond, contemplant Léontine.
Pauvre Léontine !
MARIETTE, à elle-même.
Madame a dit : Obéissez, ou je vous chasse ! et madame est si généreuse ! il y a tant de profits !
LÉONTINE, qui a entendu les derniers mots, se lève, et va vers Mariette.
Mariette, ma bonne Mariette, je suis bien malheureuse, car je ne puis rien donner à personne ! je n’ai rien, rien au monde ! Si je pouvais un jour m’acquitter, Mariette, je n’oublierais pas vos soins : depuis un mois, vous avez eu tant de peine à cause de moi !
MARIETTE.
Mademoiselle...
À part.
Ne va-t-elle pas m’attendrir aussi ?
DARCY, à part.
Excellent cœur !
LÉONTINE.
Bientôt vous serez délivrée de cette fatigue, car je vais aujourd’hui même demander à madame de Ceroni la permission de m’éloigner.
DARCY, à part.
Qu’entends-je ?... Ah ! je veux lui parler encore.
Il s’approche.
Permettez, mademoiselle...
LÉONTINE, émue.
Monsieur Darcy !
Inquiète.
Et madame de Ceroni ?...
DARCY.
Mariette, va la prévenir de mon arrivée.
MARIETTE.
J’y vais, monsieur.
Scène IV
LÉONTINE, DARCY
DARCY.
Mais que parliez-vous d’abandonner la marquise ! Sa tendre amitié ne le permettra pas, j’espère : avec le temps elle effacera le souvenir de vos chagrins ; vous renoncerez à la solitude absolue où vous vivez chez elle : car excepté moi, personne n’a joui du bonheur de vous voir ! Vous deviendrez pour elle une compagne, une amie, vous la suivrez dans le monde.
LÉONTINE.
Dans le monde !... moi !... jamais.
DARCY.
Ah ! vous avez raison : ce monde superficiel ne peut ni vous apprécier, ni vous comprendre. C’est dans l’intimité seulement qu’on peut sentir toutes les grâces de l’esprit, tout le charme de la vertu.
LÉONTINE, à part.
S’il savait ?...
DARCY.
Combien la douce et modeste beauté, qui dédaigne les succès passagers du monde, sait mieux toucher notre cœur que la femme légère et coquette !
LÉONTINE, à part.
Qu’il faudrait de vertu pour lui plaire !
DARCY.
Au lieu de quelques jours brillants, plus agités qu’heureux, elle obtient des années de considération, d’estime et d’amour.
LÉONTINE.
Monsieur...
DARCY.
Oui, l’amour, le seul vrai, le seul durable, est celui que fait naître la vertu, et si l’éclat de la beauté, l’intérêt qui s’attache au malheur, ajoutent encore à sa puissance, qui peut lui résister ?
LÉONTINE.
Que voulez-vous dire, monsieur le comte ?
DARCY.
En vain j’ai voulu fuir, en vain j’ai voulu me taire.
LÉONTINE.
Dieu !... il se pourrait !...
DARCY.
Mon secret m’échappe malgré moi.
LÉONTINE.
N’achevez pas !
DARCY, entendant la marquise.
Madame de Ceroni !
LÉONTINE, se remettant de son trouble.
Celle que vous allez épouser...
DARCY.
Moi ! que dites-vous ?
Scène V
LÉONTINE, MADAME DE CERONI, DARCY
MADAME DE CERONI, à part, en entrant.
Il a l’air ému ! tout va bien.
Haut.
Vous aviez ici de quoi abréger le temps, aussi je ne vous demande point pardon de vous avoir fait attendre.
DARCY.
Mais nous avons besoin de votre présence. C’est en vain que je tâche d’apporter quelques distractions à des regrets que rien ne peut calmer.
MADAME DE CERONI.
Allons, il faut être raisonnable ; vos malheurs sont finis.
LÉONTINE.
Finis, madame !
DARCY.
À votre âge, tout se répare.
MADAME DE CERONI.
Un mari remplace des parents.
LÉONTINE.
Un mari !... moi...
MADAME DE CERONI.
S’il est des hommes qui ne désirent que de la fortune dans le mariage, il en est aussi, même de notre temps, qui cherchent la beauté, l’esprit et la vertu : ils ont plus de peine à trouver ; mais quand ils rencontrent...
DARCY.
La fortune la naissance !... qu’importent ces préjugés du vulgaire ?
LÉONTINE.
Que signifie ?...
MADAME DE CERONI, bas.
Ne me démentez pas.
Haut.
Excusez l’indiscrétion d’une amie ; je lui a tout conté.
LÉONTINE.
Comment ?...
MADAME DE CERONI.
Il sait que votre père, officier d’un grand mérite, mais d’une naissance obscure, quitta la France en 1814, avec sa femme et vous, leur unique enfant, à peine âgée de quatre ans ; mais, hélas ! mon ami, je vous l’ai dit, ses malheureux parents furent massacrés en Allemagne par une de ces troupes de partisans que de longues guerres avaient fait naître : argent, bijoux, papiers, tout ce qu’ils possédaient fut perdu ; et M. de Ceroni, passant quelques heures après, reconnut l’enfant de son compagnon d’armes abandonnée sur la grande route : il se chargea de la pauvre orpheline ; et, à l’époque de notre mariage, je m’associai avec plaisir à ses intentions généreuses.
LÉONTINE, à demi-voix à madame de Ceroni.
Votre ingénieuse amitié pénètre mon cœur de reconnaissance.
DARCY.
Les malheurs de votre enfance étaient oubliés : pourquoi faut-il que des chagrins récents aient fait une impression si profonde ? car je sais tout.
LÉONTINE.
Quoi !... que savez-vous ?...
DARCY.
Je sais qu’un parent de votre mère, le seul qui vous restât, vint, il y a dix-huit mois, vous enlever à la tendresse de madame ; que vous avez beaucoup souffert chez un vieillard dominé par une femme acariâtre qui craignait de voir passer entre vos mains la fortune qu’elle convoitait ;
Surprise toujours croissante de Léontine.
qu’à peine la mort eut-elle fermé les yeux de son mari, elle vous chassa de l’héritage dont elle vous avait frustrée, et que, sans secours, seule au milieu de la nuit, vous vîntes, il y a un mois, implorer l’appui de votre première amie. Vous voyez que je n’ignore rien ; mais l’intérêt que vous m’inspirez est l’excuse de madame.
LÉONTINE, à part.
Que n’a-t-elle dit vrai !
MADAME DE CERONI.
Maintenant, je ne tarderai pas, je l’espère, à trouver les moyens de vous assurer un sort heureux.
DARCY.
Parfaite amie !
LÉONTINE.
Comment m’acquitter envers vous ?
MADAME DE CERONI, à demi-voix.
Vous le saurez bientôt.
UN DOMESTIQUE.
Monsieur de Belfonds demande si madame peut le recevoir.
MADAME DE CERONI.
Léontine, passez dans votre appartement.
Léontine, reconduite par madame de Ceroni, sort par la porte de droite.
MADAME DE CERONI, au domestique.
Qu’on fasse entrer.
Scène VI
BELFONDS, MADAME DE CERONI, DARCY
MADAME DE CERONI.
Arrivez, monsieur de Belfonds : nous avons grand besoin de votre gaîté ! nous tombons terriblement dans le sentiment.
BELFONDS.
Près de vous, madame, cela n’étonne pas.
DARCY.
Un madrigal ! y songez-vous ? c’est passé de mode comme la poudre et les paniers.
MADAME DE CERONI.
Vous vous trompez ; d’ailleurs, si monsieur Darcy tombe dans la rêverie, ce n’est pas moi qui en suis l’objet.
BELFONDS.
Puissiez-vous dire vrai !
MADAME DE CERONI.
Mais qu’êtes-vous donc devenu ces jours-ci ?
BELFONDS.
Oh ! nous sommes dans de grandes affaires ! Nous formons aux manières fashionables le jeune prince héréditaire d’un royaume imperceptible d’Allemagne.
DARCY.
Il est en bonnes mains.
MADAME DE CERONI.
Quel homme est-ce ?
BELFONDS.
Quand il est arrivé à Paris, il ne disait rien qui fût assez bizarre pour étonner, assez sot pour faire sourire, assez spirituel pour être répété. Mais, grâce à quinze jours de nos leçons, il ne peut plus aller dans une promenade sans qu’on se retourne, dans un spectacle sans qu’on demande qui il est, dans un salon sans qu’on le trouve ridicule.
DARCY.
Vous lui avez rendu là un grand service !
BELFONDS.
Certainement nous lui rendons service ! nous en faisons un philosophe ; et, quand il sera de retour dans son royaume, cela lui sera peut-être fort utile.
Air du Verre.
Nos exemples et nos leçons
À ses préjugés font la guerre ;
Et, chez Véry, nous lui versons
L’oubli des grandeurs de la terre.
Je doute qu’en nous écoutant
De sa couronne il se souvienne...
Depuis dix mois on en perd tant !
Dieu sait s’il trouvera la sienne !
Hier, nous l’avons mené souper chez madame de Saint-Aure.
MADAME DE CERONI.
Qu’est-ce que c’est que cela ?
BELFONDS.
Pardon, madame ! la bonne compagnie est mieux appréciée quand on voit quelquefois la mauvaise.
DARCY.
Y pensez-vous, Belfonds ? devant madame !...
MADAME DE CERONI.
C’est un étourdi à qui l’on passe quelques folies.
BELFONDS.
J’en étais sûr ! on trouve toujours de l’indulgence auprès de ceux qui n’en ont pas besoin pour eux-mêmes.
MADAME DE CERONI.
Que vous savez bien le moyen de vous faire tout pardonner !
BELFONDS.
Quant à Darcy, il s’est toujours obstinément refusé à toutes les parties de ce genre : c’est le Caton des temps modernes. Il y a six mois, nous avons fait de vains efforts pour le conduire chez la fameuse Léontine.
DARCY.
Léontine !...
MADAME DE CERONI, troublée.
Léontine ?
BELFONDS, à Darcy.
Pourquoi ce nom vous étonne-t-il ? Vous le connaissiez...
DARCY.
Je l’avais oublié !... C’est que ce nom...
MADAME DE CERONI, vivement.
En vérité, il devrait être défendu à de semblables femmes de porter des noms que la vertu la plus pure embellit de tous ses charmes.
BELFONDS.
Oh ! les noms... les noms ne font rien ! Ces dames-là en changent souvent.
MADAME DE CERONI.
Et cette Léontine ?...
BELFONDS.
On n’en parle plus depuis quelque temps ; c’est un astre éclipsé ! On a dit que, par une de ces vicissitudes communes aux despotes et aux danseuses, abandonnée de ses sujets, en proie à la misère...
MADAME DE CERONI, à part.
C’est elle !
Haut.
C’est trop nous occuper d’une pareille femme.
DARCY.
Et voilà, Belfonds, à quelle société vous ne rougissez pas de vous mêler ! des femmes dont l’éducation, la naissance...
BELFONDS.
Ah ! je vous arrête là. En fait de généalogie, on ne s’occupe plus que de celle des chevaux.
DARCY.
Vous plaisantez toujours ! Mais, je vous le répète, comment la délicatesse de votre cœur et de votre esprit n’est-elle pas révoltée à chaque instant ?
MADAME DE CERONI.
J’aime à voir M. Darcy dans de semblables idées.
BELFONDS.
Alors je me trouve coupable.
Scène VII
BELFONDS, ANDRÉ, MADAME DE CERONI, DARCY
ANDRÉ.
Un jeune homme, suivi d’un laquais tout bariolé, est en bas dans la cour, et demande M. de Belfonds.
BELFONDS.
Tout à l’heure.
ANDRÉ.
Si monsieur pouvait venir tout de suite ?
BELFONDS.
Pourquoi donc ?
ANDRÉ.
C’est que ce monsieur est à cheval ; il a déjà sauté deux fois par-dessus la fontaine qui est au milieu de la cour.
Air de Marianne.
Si l’on ne r’tient pas c’te têt’ folle,
Je n’sais pas quand ce s’ra fini ;
Il fait des tours, il caracole,
C’est pir’ que monsieur Franconi !
Pour la terrasse
Je demand’ grâce,
Il n’ m’écout’ pas et f’ra quelques malheurs.
En vain je crie ;
C’ monsieur parie
Qu’il va sauter au milieu des pots d’ fleurs...
Quoiqu’il paraiss’ des plus ingambes,
Et qu’ son ch’val semble bien dressé,
Venez vite, ou tout s’ra cassé...
Y compris leurs six jambes.
BELFONDS.
C’est mon petit prince ! Son éducation va un train de poste. Je cours m’en débarrasser, et j’aurai l’honneur de vous voir bientôt.
Il sort.
ANDRÉ, en sortant.
Gâter les fleurs de mam’zelle Léontine !
Scène VIII
MADAME DE CERONI, DARCY
MADAME DE CERONI, à part.
Il est temps de frapper le grand coup.
DARCY, à lui-même.
Ce nom de Léontine m’a fait un mal...
MADAME DE CERONI, à elle-même.
Comme il est rêveur !
DARCY.
Elle n’a rien à espérer que vos bienfaits ! pas un parent, pas un protecteur !
MADAME DE CERONI.
Que dites-vous ? de qui parlez-vous ?
DARCY.
De cette jeune Léontine.
MADAME DE CERONI.
Ah ! voilà un mouvement de compassion bien suspect ! Vous savez nos conventions, confiance entière. Pourquoi me laisser deviner ce que déjà vous auriez dû m’avouer, mon ami ?... Vous êtes amoureux, et très amoureux.
DARCY.
Eh bien ! je vous dirai tout. Oui, cette figure angélique me poursuit sans cesse ; j’ai tout fait pour l’oublier, et plus j’ai fait, plus je m’en suis souvenu. Après plusieurs jours passés sans la voir, je me suis défié de mes illusions, je suis revenu ; je me suis enivré du charme de la voir et de l’entendre, et il surpasse tout ce qu’on peut imaginer loin d’elle.
MADAME DE CERONI.
C’est-à-dire qu’après avoir tout mis en œuvre pour guérir, vous n’avez rien omis pour devenir fou, et que ce dernier parti vous a réussi complètement.
DARCY.
Ah ! mon amie, si vous m’abandonnez, je suis perdu !
MADAME DE CERONI, avec un mouvement d’humeur.
Eh ! qu’ai-je besoin de cet embarras-là ? que m’importe que vous aimiez, que vous n’aimiez pas, que vous extravaguiez ?
DARCY.
Je vous en conjure, sauvez-la de mes folies : depuis un mois, vous êtes sans cesse entre nous ; mais je la verrai, je la suivrai malgré vous, malgré elle. Je ne sais ce que je ferai, ce que je dirai si vous n’avez pitié de moi.
MADAME DE CERONI, à part.
Comme il l’aime !
Haut.
Eh bien ! nous verrons.
DARCY.
Au nom du ciel, conseillez-moi.
MADAME DE CERONI, à part.
An ! si j’avais été aimée ainsi !...
DARCY.
Vous réfléchissez ?...
MADAME DE CERONI.
Je suis effrayée de votre état. Prenez-y garde ! cela vous mènera plus loin que vous ne pensez peut-être. Vous ne pourriez obtenir cette jeune fille qu’à des conditions qui, jusqu’à présent, n’ont pas paru vous convenir. Ce n’est pas qu’on ne fasse tous les jours de plus grandes folies... mais, je l’avoue, je ne sais pas même si Léontine, avec ses scrupules de délicatesse, consentirait à un mariage aussi disproportionné pour la fortune et pour la naissance !... Je pourrais cependant essayer... Eh bien ! Darcy, trouveriez-vous une autre femme qui, à ma place, en fit autant ?
DARCY.
Il n’y en a pas une qui vous ressemble, et votre bonté...
MADAME DE CERONI.
Peut-être viendra-t-il un jour où vous sentirez différemment ?
DARCY.
Croyez à mon éternelle gratitude.
MADAME DE CERONI.
Mais enfin quel est l’état de votre cœur ? car il faut y regarder à deux fois.
DARCY.
J’aurais voulu triompher de cette fatale passion !... Maintenant je n’ai qu’une pensée : que Léontine soit à moi ! et je me sens déterminé à ce que, dans le monde, on regarde comme la plus grande folie que puisse faire un homme de mon rang ; mais il vaut mieux épouser que souffrir, et j’épouserai.
MADAME DE CERONI.
Le cas est grave et demande de la réflexion.
DARCY.
Je n’en ai fait qu’une : c’est que je ne puis jamais être plus malheureux que je ne le serais sans Léontine.
MADAME DE CERONI.
Vous pourriez vous tromper.
DARCY.
Voyez-la, interrogez son cœur, intercédez pour moi.
MADAME DE CERONI.
Êtes-vous bien décidé ?
DARCY.
Irrévocablement.
MADAME DE CERONI, à part.
Brusquons le mariage.
Haut.
Ah ! mon Dieu ! j’oubliais ! C’est demain que je pars ; tous mes préparatifs sont faits, je quitte Paris pour quelques mois, et j’emmène Léontine : différons jusqu’à mon retour.
DARCY.
Différer !... y pensez-vous ?
MADAME DE CERONI.
Comment faire ?
DARCY.
Je pars avec vous plutôt que d’attendre
MADAME DE CERONI.
Cela est impossible : je ne le souffrirais pas ; et il ne nous reste que vingt-quatre heures.
DARCY.
Mettons-les à profit ; décidez Léontine, avertissez un notaire.
MADAME DE CERONI.
Le mien doit précisément venir pour quelques affaires ; c’est le vôtre aussi : je pourrais lui parler pendant que vous irez chercher deux témoins... Mais c’est trop brusquer les choses, en vérité, attendons, mon ami.
DARCY.
Non, non ; ne perdons pas un moment. Le contrat signé, vous m’accorderez bien un retard de quelques jours pour vous rendre témoin du bonheur que je vous devrai.
MADAME DE CERONI.
Il faut donc faire tout ce que vous voulez.
DARCY.
Vous êtes la plus aimable et la meilleure amie !... Mais, je vous en conjure, voyez Léontine : elle va décider de mon sort.
Air du Siège de Corinthe.
Obtenez d’elle, je vous prie,
Un aveu qui doit nous unir ;
Et tous les instants de ma vie
Sont consacrés à vous bénir.
Comptez sur ma reconnaissance ;
Vers le bonheur guidez mes pas.
MADAME DE CERONI.
Vous me remerciez d’avance ?
Croyez-moi, ne vous pressez pas.
Darcy sort par le fond.
Scène IX
MADAME DE CERONI, seule
Ai-je assez souffert ?... chaque mot était pour mon cœur un coup de poignard !... Il l’aime... comme il ne m’a jamais aimée !... Et je vais la lui donner !... mais pour sa honte, pour son désespoir !... Je ne souffrirai plus seule !... J’ignore quelle sera la durée de mon tourment... mais j’éterniserai le sien ! Lui, si fier, si délicat !... Qui vient ici ?... C’est vous, André !
Scène X
MADAME DE CERONI, ANDRÉ
ANDRÉ.
Le notaire de madame.
MADAME DE CERONI, allant prendre des papiers sur la table.
Remettez-lui ces papiers : qu’il attende dans mon cabinet, et qu’il prépare le contrat que je lui ai demandé.
ANDRÉ.
Oui, madame.
À part, en sortant.
Il paraît qu’elle s’est décidée à épouser M. Darcy.
Scène XI
MADAME DE CERONI, seule
Voici l’instant que j’ai désiré et préparé depuis un mois : un mois de contrainte et de ruses !... Ah ! un seul regret pour moi, une seule pensée d’amour m’eût désarmée !... Mais rien ! rien !... il a tout oublié !
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
De Léontine il me vantait les charmes,
Son fol amour s’irritait d’un retard ;
Lorsqu’à ses yeux je dévorais mes larmes,
L’ingrat pour moi n’avait pas un regard.
Quand on aime un seul mot nous touche !
Je l’attendais ; car, malgré ma fureur,
Je sentais errer sur ma bouche
Le pardon écrit dans mon cœur.
Scène XII
MADAME DE CERONI, LÉONTINE, sortant de la chambre de droite
MADAME DE CERONI, sévèrement.
C’est vous ?... que venez-vous faire ici ? On ne vous a point demandée : Que voulez-vous ?
LÉONTINE.
Ah ! pardonnez, car jamais je n’eus tant besoin de votre bonté !... oserai je vous avouer ?...
MADAME DE CERONI.
Parlez.
LÉONTINE.
Moi qui dois tant à votre généreuse bienveillance, je serais trop à plaindre si je vous affligeais.
MADAME DE CERONI.
Que voulez-vous dire ?
LÉONTINE.
Permettez que je vous quitte.
MADAME DE CERONI.
Me quitter !
LÉONTINE.
Mon travail suffira peut-être à mes besoins.
MADAME DE CERONI.
Quel nouveau caprice ?
LÉONTINE.
Je ne veux pas vous tromper.
MADAME DE CERONI.
Expliquez-vous.
LÉONTINE.
Monsieur Darcy...
MADAME DE CERONI.
Eh bien ! monsieur Darcy ?
LÉONTINE.
Ah ! croyez que je n’ai pas cherché son amour ; qu’il me devient odieux s’il afflige ma bienfaitrice.
MADAME DE CERONI.
Oui, je sais qu’il vous aime.
LÉONTINE.
Peu de jours d’absence suffiront pour qu’il m’oublie : il reviendra...
MADAME DE CERONI, avec colère.
Il reviendra !... et vous pensez que j’attends qu’il revienne !... Malheureuse, qui ose se croire ma rivale !
LÉONTINE.
Ô ciel ! je vous offense sans le vouloir !
MADAME DE CERONI, dédaigneusement.
Non, non ; je ne m’offense, ni ne m’afflige de ce que j’ai préparé moi-même.
LÉONTINE.
Comment ?
MADAME DE CERONI, toujours avec l’expression du dédain.
N’ai je pas trompé Darcy sur ce qui l’eût empêché de vous aimer ? ne l’ai-je pas, chaque jour, rapproché de vous ? n’ai-je pas inventé sur votre famille et vos malheurs tout ce qui pouvait enflammer son imagination romanesque ? enfin, ne vous ai je pas prêté toutes les vertus qui pouvaient séduire son cœur ?
LÉONTINE, avec surprise.
On m’avait dit que vous l’aimiez !
MADAME DE CERONI.
Oui, je l’aimais ; je l’aimais avec passion ! Je l’aimais au point de sacrifier à son bonheur tous mes goûts, tous mes projets, toute la considération dont je jouissais dans le monde, toute la vertu qui m’avait élevée au-dessus des autres femmes !
LÉONTINE.
Eh bien ?
MADAME DE CERONI.
Eh bien ! l’instant est venu où je ne puis plus vous faire un mystère de mon projet. Il faut que vous de veniez la femme de Darcy.
LÉONTINE, avec joie.
L’épouser ! lui !...
Avec tristesse.
Moi !...
MADAME DE CERONI.
Vous.
LÉONTINE.
Vous oubliez mes torts impardonnables ?...
MADAME DE CERONI.
Non, j’y pense.
LÉONTINE.
Je suis indigne d’être sa femme.
MADAME DE CERONI.
Vous lui convenez. Ce nom, dont il est si vain, vous le porterez : cet honneur, dont il est si fier, vous le partagerez. Je l’ai décidé, il vous épousera,
LÉONTINE.
Jamais !
MADAME DE CERONI.
Vous le haïssez ?...
LÉONTINE.
Je l’aime.
MADAME DE CERONI.
Et vous hésitez !
LÉONTINE.
Je n’hésite pas ; je refuse... Oui, je l’aime, et je ne veux pas qu’il rougisse. Je dois partir.
MADAME DE CERONI.
Êtes-vous libre ?
LÉONTINE.
Non, je dépends de vous ; mais vous le permettrez. Vous savez que, plus malheureuse encore que coupable, j’eus la faiblesse de croire à des serments trompeurs ; que, laissée sans appui par la mort de celui qui m’avait séduite, la misère a flétri ma jeunesse. Vous vous souviendrez que je suis pauvre et sans famille ; que M. Darcy est noble et riche ; que son nom est illustre et sans tache ; que le mien est méprisé ; je chasse la malheureuse qui souille ma maison de sa que mes fautes sont connues...
MADAME DE CERONI, à part.
Je serai donc vengée !
LÉONTINE.
Vous me laisserez fuir ; et, dans quelque retraite obscure, le souvenir d’un grand sacrifice m’obtiendra peut-être le pardon du passé.
MADAME DE CERONI.
Ne l’espérez pas.
LÉONTINE.
Moi ! que je devienne plus méprisable encore !... Non, je fuirai.
MADAME DE CERONI.
Fuir ! où irez-vous ? La misère, la prison, vous attendent.
LÉONTINE.
Malheureuse !
MADAME DE CERONI.
Et je vous offre un sort qui ferait l’envie de vos pareilles.
LÉONTINE.
Mes pareilles !
MADAME DE CERONI.
En épousant Darcy, quoi qu’il arrive, vous porterez son nom, vous serez à l’abri de la misère, retirée de l’opprobre. Libre à vous d’être heureuse.
LÉONTINE.
Ah ! ce bonheur m’épouvante ; il me rendrait infâme, car je n’ai jamais trompé personne, et lui, je l’aime ! Il me semble qu’en le fuyant aujourd’hui, mon sacrifice me relève à mes yeux, que je suis moins indigne de lui. Je partirai, madame.
MADAME DE CERONI.
Je ne le souffrirai pas.
LÉONTINE.
Vous vous laisserez fléchir.
MADAME DE CERONI.
Il fut sans pitié.
LÉONTINE.
Vous l’avez aimé !
MADAME DE CERONI.
Ah ! ce mot augmente ma fureur... Je vous le répète, vous l’épouserez.
LÉONTINE.
Moi !... Non, non.
MADAME DE CERONI.
Ou, devant Darcy, devant celui que vous aimez, je chasse la malheureuse qui souille ma maison de sa présence.
LÉONTINE.
Oh ! cela n’est pas possible.
MADAME DE CERONI.
Et je remets aux mains de la justice la coupable qu’elle réclame.
LÉONTINE.
Au nom du ciel !... vous ne le feriez pas !
MADAME DE CERONI.
Je le ferais ; vous l’auriez voulu. Je vous rendrais à la prison, à l’infamie.
LÉONTINE, accablée.
Ne pourrai-je donc pas revenir à la vertu ?
MADAME DE CERONI.
Celui que vous aimez ignore tout, et, s’il le sait, il aura pour vous autant d’horreur qu’il a d’amour.
LÉONTINE.
Ah ! c’est plus que mon courage n’en peut supporter.
MADAME DE CERONI.
Décidez-vous.
LÉONTINE.
Malheur, malheur sur moi !... vous m’avez vaincue.
MADAME DE CERONI.
Vous m’obéirez ?
LÉONTINE.
Eh quoi ! vous exigez...
MADAME DE CERONI.
Que vous deveniez aujourd’hui même la femme de Darcy.
LÉONTINE.
Aujourd’hui !
MADAME DE CERONI.
J’ai tout fait préparer, le contrat est dressé, le notaire est là, Darcy va venir, et dans un instant...
LÉONTINE.
Ah ! par pitié, madame...
MADAME DE CERONI.
Songez-y. Le reste de votre vie condamné à la honte, à la misère ! un jugement public ! un éclat sans remède !...
LÉONTINE.
Madame !...
MADAME DE CERONI.
J’entends quelqu’un : choisissez.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Darcy.
LÉONTINE.
J’obéirai, madame, j’obéirai.
MADAME DE CERONI, à part.
Je savais bien que je réussirais !
Scène XIII
MADAME DE CERONI, DARCY, LÉONTINE
MADAME DE CERONI.
Venez, monsieur Darcy : elle est à vous.
DAROY.
Je suis le plus heureux des hommes.
MADAME DE CERONI.
Qu’on fasse entrer le notaire.
LE DOMESTIQUE.
Il y a du monde dans le salon.
MADAME DE CERONI.
Ce sont quelques amis que j’ai invités à dîner. Qu’ils viennent.
À part.
Je les ai choisis.
DARCY, à Léontine.
Vous voulez bien vous charger du soin de mon bonheur ?
LÉONTINE.
Ah ! si je pouvais l’assurer par le plus grand des sacrifices, je n’hésiterais pas.
DARCY.
Que ces paroles sont douces à entendre !
Plusieurs personnes entrent, elles sont reçues par madame de Ceroni, qui place le notaire à une table à gauche.
MADAME DE CERONI, aux nouveaux venus.
Voilà un ancien ami que je marie à la pupille de M. de Ceroni : nous allons signer le contrat avant de nous mettre à table.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. de Mervil et M. de Belfonds !
DARCY.
Ce sont mes témoins.
MADAME DE CERONI, à part.
Grand Dieu ! Belfonds !
Madame de Ceroni s’avance vers eux de façon à cacher Léontine à Belfonds.
Scène XIV
MONSIEUR DE MERVIL, personnage muet, BELFONDS, MADAME DE CERONI, DARCY, LÉONTINE, FOULE DE CONVIÉS
MADAME DE CERONI.
Je vous salue, messieurs : je suis charmée, monsieur de Belfonds, de vous revoir encore aujourd’hui.
BELFONDS.
Jugez de ma joie, madame ! Darcy m’a tout conté, et son mariage...
Final de M. Doche.
MADAME DE CERONI.
Allons, messieurs, que l’on s’empresse !
Un homme amoureux vous attend ;
Il ne faut pas qu’à sa tendresse
Nous dérobions un seul instant.
BELFONDS.
Madame, où donc est la future ?
Il s’approche et voit Léontine qui est rêveuse sur un des côtés du théâtre à droite : Darcy, pendant ce temps, parle au notaire.
Ciel ! qu’ai-je vu ?
MADAME DE CERONI, bas à Belfonds.
Contenez-vous.
BELFONDS, bas à madame de Ceroni.
Vous l’ignorez, tout me l’assure ;
Celle dont il sera l’époux,
C’est...
MADAME DE CERONI, de même.
Je le sais.
BELFONDS, de même.
Que dites-vous ?
LÉONTINE, à elle-même.
Hélas ! il n’est plus d’espérance.
MADAME DE CERONI, bas à Belfonds.
Un mot encor : monsieur Mervil,
Répondez-moi, la connaît-il ?
BELFONDS, bas à madame de Ceroni.
Lui ? non, madame.
MADAME DE CERONI, bas à Belfonds.
Eh bien ! silence !
DARCY, venant chercher Léontine pour signer.
Daignez combler tous mes souhaits :
Je vous attends.
LÉONTINE, à part, reconnaissant Belfonds et reculant.
Non, non, jamais !
DARCY, étonné.
Votre cœur balance ?
MADAME DE CERONI, après avoir jeté un regard terrible à Léontine et se plaçant entre elle et Darcy.
Au moment de prendre un époux,
Une jeune fille est craintive ;
Excusez sa frayeur naïve...
Bas à Léontine en la faisant passer devant elle.
Marchez ! ou craignez mon courroux !
DARCY, à Léontine.
Léontine, rassurez-vous.
Pourquoi donc seriez-vous craintive ?
Calmez cette frayeur naïve :
Venez, Léontine, et suivez votre époux.
Léontine le suit vers la table du notaire ; elle adresse un regard suppliant à madame de Ceroni qui, par un geste la contraint à marcher. La musique chantée s’arrête : il n’y a plus qu’un léger accompagnement à l’orchestre.
BELFONDS, à madame de Ceroni, bas.
Mais Darcy sait-il ?
MADAME DE CERONI, à Belfonds, bas.
Eh ! sans doute.
BELFONDS.
Ah ! puisqu’il en est ainsi...
MADAME DE CERONI.
Est-il vrai que vous trouviez du plaisir à me voir ?
BELFONDS, bas.
Ah ! dites du bonheur !
MADAME DE CERONI, bas.
Eh bien ! pas un mot, ou je ne vous revois de ma vie.
Léontine et Darcy, ainsi que M. de Mervil, ont signé pendant ce colloque. Le chant recommence.
DARCY.
Mes amis, félicitez-moi.
À Léontine.
Ne songeons qu’au bonheur et calmez votre effroi !
Darcy présente Léontine à la société ; le chant s’arrête encore, mais l’orchestre continue piano.
BELFONDS, à part.
Que voit-on dans ce monde ? Des gens qui se trompent, qu’on trompe, ou qui en trompent d’autres.
Le chant recommence.
Ensemble.
BELFONDS et LE CHŒUR.
Retirons-nous, que l’on se presse !
Le bonheur enfin les attend :
Il ne faut pas qu’à leur tendresse
Nous dérobions un seul instant.
MADAME DE CERONI.
C’en est fait ! grâce à mon adresse,
Le désespoir enfin l’attend.
Son cœur se livre à l’allégresse ;
Mais du réveil viendra l’instant.
DARCY.
Léontine, plus de tristesse !
Le bonheur enfin vous attend :
Je ne veux plus qu’à ma tendresse
Le passé dérobe un instant.
LÉONTINE.
Le chagrin m’accable et m’oppresse ;
Désormais quel destin m attend !
Du remords la voix vengeresse
Va me poursuivre à chaque instant.
Darcy donne la main à Léontine : madame de Ceroni s’est emparée de Belfonds.
ACTE III
Le théâtre représente la même décoration qu’au premier acte ; une table est de chaque côté ; sur celle de gauche, tout ce qu’il faut pour écrire ; sur celle de droite, une corbeille de mariage.
Scène première
LÉONTINE, arrivant seule en costume de mariée
Ah ! j’échappe enfin à cette surveillance continuelle. Que j’avais besoin d’être seule ! Je suis donc la femme du comte Darcy !... Moi !... Que de bonheur et d’effroi j’éprouve à ce mot !... Mon sort dépend de madame de Ceroni... Avec quel soin elle observait tous mes mouvements !... elle semblait éviter également de me quitter et de se trouver seule avec moi !... Ah ! elle craignait sans doute que je n’eusse l’affreux courage... Tout est fini... je suis sa complice... Je tremble !... Puisse cette lettre toucher son cœur !
Elle tient à la main une lettre qu’elle place ensuite dans sa ceinture.
Dans quelques heures, je vais quitter cet hôtel pour celui du comte : remettons cette lettre à Mariette... Mariette, André... ils savent tout !... Et M. de Belfonds !...
Romance nouvelle de M. Doche.
Premier couplet.
Eh quoi ! toujours rougir et feindre,
Tel est désormais mon destin !
À chaque instant il faudra craindre
L’homme dont j’ai reçu la main.
Que devenir en sa présence,
Si jamais il connaît mes torts ?
Ô mon Dieu ! rends-moi l’innocence,
Ou bien fais taire mes remords.
Second couplet.
Sans m’offrir une image affreuse,
Jamais le jour ne renaîtra :
Peut-elle un moment être heureuse
Celle qui toujours tremblera ?
Que m’importe cette opulence ?
Darcy, que me font vos trésors ?
Ô mon Dieu ! rends-moi l’innocence,
Ou bien fais taire mes remords.
Elle pleure.
Mais on va venir... cachons mes larmes... Et surtout veillons sur un secret d’où dépend plus que ma vie.
Elle sonne, puis elle prend deux bourses dans la corbeille de mariage.
Scène II
MARIETTE, LÉONTINE, ANDRÉ
ANDRÉ.
On a sonné !... Ah !
LÉONTINE.
C’est moi : venez, André ; venez, Mariette : je vais vous quitter aujourd’hui.
ANDRÉ.
Hélas !
MARIETTE.
Madame la comtesse va dans son hôtel ?
LÉONTINE.
Je veux vous remercier, Mariette ; et vous aussi André, Tenez.
Elle leur présente à chacun une bourse ; Mariette la prend d’un air satisfait ; André la repousse d’un air triste ; Léontine la lui met dans la main.
MARIETTE.
Madame est bien bonne.
LÉONTINE.
C’est peu de chose, Mariette... Mais si... si... je vis heureuse avec M. Darcy, je ne bornerai pas là ma reconnaissance... Ne l’oubliez pas, Mariette.
MARIETTE.
Je n’oublie rien, madame.
LÉONTINE.
Voici une lettre pour madame de Ceroni, voulez-vous la lui remettre le plus tôt possible.
MARIETTE.
Tout de suite, madame, tout de suite.
À part, en sortant.
Son mariage est heureux pour moi : je peux laisser André à présent.
Scène III
LÉONTINE, ANDRÉ, il est resté immobile et a posé la bourse sur une table
LÉONTINE, voyant la bourse.
Eh bien ! André ?
ANDRÉ.
Mademoiselle Léontine... non... madame la comtesse, je vous remercie, mais je ne veux pas de cela... Payer mes services !... moi qui les offrais de si bon cœur !... Madame devait bien voir que j’étais heureux de la servir... Pourquoi cette bourse ?
LÉONTINE.
Oui, André, pardonnez-moi, j’ai tort : l’attachement ne se paie pas... Pour des soins comme les vôtres, de l’argent, ce n’est pas assez.
Elle ôte un anneau de son doigt.
Tenez cet anneau, André, je l’ai porté ; c’est un souvenir d’amitié.
ANDRÉ.
Ah ! madame !...
LÉONTINE.
Adieu, André, adieu.
ANDRÉ.
Adieu, madame la comtesse.
À part.
Cet anneau ne me quittera jamais !
Scène IV
LÉONTINE, puis DARCY
LÉONTINE.
Maintenant, puisse l’avenir... L’avenir ! ah ! n’est-il pas entre les mains d’une femme qui peut-être sera sans pitié ? Malheureuse !...
DARCY, entrant.
Ma Léontine !... enfin je puis vous voir ! Savez-vous que, si je ne devais pas tant à madame de Ceroni, je lui en voudrais de m’avoir, depuis trois jours entiers, ôté la possibilité de vous voir seule ? Elle était là, toujours entre nous ! Et pourtant combien j’avais besoin de vous remercier ! car votre cœur est à moi ? Vous m’aimez ?
LÉONTINE.
Oui, je vous aime !
DARCY.
Ah ! tous mes rêves sont donc réalisés ! Une femme jeune, belle, remplie de grâces et de vertus, sera la compagne de toute ma vie !... Elle m’aime, elle est à moi. Ma Léontine ! les paroles me manquent pour exprimer ma joie.
LÉONTINE.
Puissiez-vous ne jamais éprouver un regret !
DARCY.
Un regret pourrait-il m’atteindre ? vous serez là. Votre présence me défendra contre tout chagrin ; et moi, j’essaierai d’embellir votre vie. Les amusements du monde vont s’offrir à vous pour la première fois.
LÉONTINE.
Je ne veux voir que vous ; vous consacrer mes jours dans la solitude est mon seul désir.
DARCY.
Ma Léontine ! quelle joie de pouvoir réparer envers vous les torts de la fortune ! C’est à moi seul que vous devrez tout !
Air : J’en guette un petit de mon âge.
Ces biens que le hasard dispense
Jusqu’à présent n’ont point séduit mon cœur ;
L’orgueil du rang, les dons de l’opulence,
Ne pouvaient rien pour mon bonheur.
Vous partagez l’éclat qui m’environne ;
J’en sens le prix à compter de ce jour...
Doux privilège de l’amour !
Il s’enrichit de ce qu’il donne.
LÉONTINE.
Ah ! monsieur !...
DARCY.
Votre jeunesse ne fut pas heureuse ; mais nous ne parlerons du passé que pour mieux jouir du présent. Les jours qui se sont écoulés pour vous loin de la marquise, ils furent bien tristes, n’est-il pas vrai ?
LÉONTINE.
Ah ! que me rappelez-vous ?
DARCY.
Je regrette les instants où j’ai vécu sans vous, et je veux au moins partager en pensée toute votre vie : vous me direz tout ce qui a pu troubler ou affliger votre cœur, toutes les impressions que vous avez éprouvées ; nous tâcherons de regagner ainsi le temps perdu pour l’amour.
LÉONTINE.
Que pourrais-je vous dire ?... Sans parents, sans amis, vous seul serez tout pour la malheureuse Léontine.
DARCY.
Combien je m’en réjouis ! Mon cœur, inquiet et jaloux, s’alarmerait même d’une innocente amitié. Vous l’avouerai-je ? cet isolement est un charme puissant à mes yeux : j’aime la retraite absolue où vous avez vécu ; jamais un regard, jamais un mot d’amour n’est venu troubler le calme de cette âme si pure !... Ah ! c’est seulement ainsi que l’amour pouvait enivrer mon cœur et remplir tous mes vœux ! Mon bonheur n’eût point été complet s’il m’eût laissé un regret pour le passé, une crainte pour l’avenir.
LÉONTINE.
L’avenir !...
DARCY.
Il est assuré maintenant. Mais pourquoi vos traits conservent-ils encore une expression de tristesse et de crainte ? Quelque inquiétude...
LÉONTINE.
Non, non ; je suis tranquille. Mais cette société, ces personnes inconnues pour moi que madame de Ceroni a rassemblées...
DARCY.
Eh bien ?
LÉONTINE.
J’avoue qu’il m’eût été agréable de les éviter : craintive, timide, je ne suis bien qu’avec vous.
DARCY.
Je n’ai pu refuser quelques heures encore à son amitié ; mais, avant la fin de la journée, vous serez chez moi... chez vous, madame la comtesse, dans votre hôtel.
LÉONTINE, tendrement, en lui tendant la main.
Un hôtel ! des présents de tout genre !... et je ne vous ai pas remercié ! c’est que toutes mes pensées étaient pour le premier, pour le plus grand de vos dons !... votre amour.
Darcy lui baise la main.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur de Belfonds.
LÉONTINE, tressaillant et à part.
Comment l’éviter ?
Scène V
LÉONTINE, DARCY, BELFONDS
BELFONDS.
Oh ! pardon ! je croyais trouver ici madame de Ceroni.
LÉONTINE, à part.
Que va-t-il dire ?
BELFONDS, qui remarque son trouble.
Je suis heureux de vous rencontrer, et d’être le premier qui offre à madame la comtesse Darcy tous les hommages de respect qu’elle est en droit d’attendre.
LÉONTINE.
Croyez à ma reconnaissance, monsieur.
BELFONDS.
Mais voici madame de Ceroni.
Scène VI
LÉONTINE, MADAME DE CERONI, DARCY, BELFONDS
MADAME DE CERONI.
Ah ! vous êtes tous réunis ?
DARCY.
Vous seule nous manquiez !...
MADAME DE CERONI, avec une joie maligne.
J’ai voulu jouir de l’aspect de votre bonheur... Monsieur de Belfonds venait sans doute aussi adresser ses félicitations à madame ? c’est pour lui une ancienne connaissance.
DARCY.
Que voulez-vous dire ?
LÉONTINE.
Je tremble !
BELFONDS, prenant vivement la parole.
Rien de plus simple !... Un jour...
MADAME DE CERONI, l’interrompant.
Ne vous donnez pas tant de peine... Monsieur le comte Darcy va tout apprendre.
LÉONTINE.
Arrêtez, au nom du ciel !
DARCY, passant entre Léontine et madame de Ceroni.
Qu’avez-vous ? que craignez-vous ?
LÉONTINE, d’un ton suppliant.
Madame...
DARCY.
Quelle terreur se peint sur vos traits ! Léontine, vous m’effrayez !... Et vous aussi, madame.
MADAME DE CERONI, froidement.
Vous attendiez-vous donc à être heureux ?
DARCY.
Ciel !
MADAME DE CERONI.
Après avoir détruit le bonheur de ma vie !... Ah ! si toutes les femmes s’estimaient assez pour éprouver un ressentiment égal au mien, vos pareils seraient moins communs... mais moi, je suis Italienne ! vous m’avez trahie, et je n’ai point pardonné.
DARCY.
Quel malheur m’allez-vous annoncer ? Parlez !
LÉONTINE.
Ah ! par pitié, madame, par pitié, ne parlez pas !
DARCY.
Cette incertitude est affreuse ! Expliquez-vous, vous dis-je. L’état où je la vois... vos paroles... et jusqu’à ce sourire... tout m’épouvante !
MADAME DE CERONI.
Oui, je vais parler. Vous étiez aimé d’une femme qui n’aima que vous, et vous l’avez abandonnée ! Cette femme, c’était moi : elle s’est vengée en vous en faisant épouser une digne de vous... c’est elle !
LÉONTINE, se cachant le visage dans ses mains.
Oh ! mon Dieu !
DARCY, regardant Belfonds.
Que veut-elle dire ?
MADAME DE CERONI.
Ne vous parlait-il pas un jour d’une femme célèbre par son opprobre, méprisée de tout Paris, de Léontine ?
DARCY.
N’achevez pas !
MADAME DE CERONI.
La voilà, cette fameuse Léontine ; c’est elle !... elle est maintenant la comtesse Darcy... et moi je suis vengée !
LÉONTINE.
Grâce !
Elle tombe à genoux.
DARCY, sortant d’un profond accablement.
Suis-je bien éveillé ?... Tout ceci n’est-il pas un rêve ?...
Il regarde autour de lui avec égarement.
Non, non ; tout est réel !... Et vous êtes encore là !... Laissez-moi, laissez-moi tous ! c’est bien assez de l’infamie dont vous m’avez couvert !... Épargnez-moi un crime... retirez-vous ! éloignez-la !
Il repousse rudement Léontine, qui tombe sans connaissance, en disant.
LÉONTINE.
Je me meurs !
Belfonds la relève, la place sur un siège et lui donne des soins.
MADAME DE CERONI.
Je sors, mais je laisse à ton cœur tous les tourments que tu fis souffrir au mien.
DARCY, l’arrêtant.
Mais... non, cela n’est pas vrai, cela n’est pas possible !... je ne vous crois pas... Ce moment de terreur vous venge assez... rétractez vos paroles !... ce n’est pas cette Léontine... je ne peux pas, je ne veux pas vous croire.
MADAME DE CERONI.
Dans un moment, les preuves seront entre tes mains.
DARCY.
Ah ! laissez-moi.
À Belfonds.
Belfonds, je vous reverrai.
BELFONDS.
Elle est mourante !... Quelqu’un ! Darcy, quand vous serez plus calme, je vous expliquerai ma conduite.
Une femme de chambre entre par la porte de gauche, et avec l’aide de Belfonds elle traine Léontine dans la chambre à gauche ; madame de Ceroni sort par le fond : Darcy reste seul.
Scène VII
DARCY, seul
Où suis-je ? qu’ais-je entendu ?... Amour, vertus, amitié, où êtes-vous ? Léontine !... Je passe subitement de l’excès du bonheur à l’excès de la misère : le présent, l’avenir... tout est perdu ! que me reste-t-il ?... la honte, la fureur... la jalousie !... Moi jaloux !... l’aimerais-je donc encore ? Tous les maux, tous les tourments sont-ils rassemblés dans mon âme ?... Je ne puis respirer... Quelle douleur je sens là... Que dois je faire ?... Cette horrible agitation m’ôte la force de prendre un parti !... pourtant je ne puis rester !
Il sonne.
Oui, je m’éloignerai ; tout ce qui m’entoure me fait horreur.
Il s’assied et écrit quelques ligues. Un domestique entre.
Passez à mon hôtel : une chaise de poste à l’instant... ceci à mon homme d’affaires. Plus tard, j’écrirai en route des ordres plus détaillés.
Le domestique sort. Darcy est dans la plus violente agitation.
Son sort sera assuré ; je pars, je ne la reverrai plus... ni aucun de ceux que j’ai connus !... Tout est fini pour moi ; tout m’a trompé !... De quel art elles ont usé pour me fasciner à ce point !... ah ! je veux tout apprendre.
Il sonne.
Interrogeons les domestiques ; voyons jusqu’où elles ont poussé l’infamie et la ruse !
Il appelle.
André !... Mariette !... Ils doivent tout connaître... et moi, je ne veux rien ignorer... Je veux épuiser toutes mes forces à souffrir !
Scène VIII
ANDRÉ, DARCY
ANDRÉ.
Monsieur m’a appelé ?
DARCY, avec fureur.
Vous étiez du complot ?
ANDRÉ.
Quel complot ?
DARCY.
La vérité... je la veux tout entière !... Léontine vous était connue ?
ANDRÉ.
Depuis son enfance.
DARCY.
Où l’avez-vous vue ?
ANDRÉ.
Ici, jusqu’à l’âge de seize ans.
DARCY.
Alors ?...
ANDRÉ.
Alors elle partit.
DARCY.
Pourquoi ? comment ?
ANDRÉ.
Souvent elle s’affligeait seule ; elle n’était pas heureuse : un jour...
DARCY.
La vérité !...
ANDRÉ.
Un jour, elle disparut. On dit bien des choses dans l’hôtel ; j’étais le seul qui connût son cœur ; je pleurai.
DARCY.
Ne me cachez rien ! car je sais déjà que, séduite, déshonorée, elle étonna Paris de son luxe, de ses folies et de ses amours.
ANDRÉ.
C’était donc vrai ?... Je ne le croyais pas ! je n’ai vu d’elle que ses vertus.
DARCY.
Des vertus !
ANDRÉ.
Bonne, douce, indulgente, ôtant à ses plaisirs, à ses besoins même, pour donner aux malheureux ; sans parents, sans amis, personne ne lui témoignait d’amitié ; elle crut peut-être à l’amour !... elle se perdit.
DARCY.
Vous ne savez rien de plus ?
ANDRÉ.
Si fait.
DARCY.
Quoi ?... Parlez donc !
ANDRÉ.
Je sais que, s’il le fallait, je donnerais ma vie pour elle.
DARCY, d’un ton plus doux.
Laissez-moi ; sortez, André.
Scène IX
DARCY, seul
Mon trouble augmente à chaque instant !... le désespoir et je ne sais quel attendrissement s’emparent de moi.
Il tombe accablé sur un siège.
Scène X
DARCY, MARIETTE
MARIETTE.
On dit que M. le comte m’a demandée : pardon de l’avoir fait attendre. Je cherchais partout madame de Ceroni pour lui remettre cette lettre, dont madame la comtesse m’a chargée tantôt.
DARCY.
La comtesse !... De qui parlez-vous ?
MARIETTE.
De madame la comtesse Darcy, de votre femme.
DARCY.
Ma femme !... ah ! oui, elle est ma femme... J’ai le droit de voir cette lettre : donnez !... C’est à sa complice... J’en apprendrai plus ainsi. Sortez.
MARIETTE, à part.
Est-ce qu’il saurait ?...
DARCY.
Sortez ! vous dis-je.
Scène XI
DARCY, seul
Je tiens leur secret ; leur horrible confidence m’instruira de tout !... Et que me reste-t-il à savoir ?... Celle que j’adorais n’est-elle pas avilie ?... Sa honte sera mon éternel tourment !... Ai-je donc encore besoin de me repaître de l’idée de sa dépravation pour arracher son image de mon cœur ?... Oui... lisons !
Lettre de Léontine à madame de Ceroni.
« Madame, au nom du ciel ! n’ajoutez pas au malheur du comte Darcy en faisant connaitre ma honte : c’est mon aversion pour l’état horrible d’où vous m’avez tirée, et la crainte de rougir devant celui que j’aime, qui m’ont livrée à vous sans réserve. N’abusez pas de votre pouvoir ! Je me jette à vos pieds, écoutez-moi, gardez mon terrible secret, et mon dévouement sans bornes vous est acquis pour la vie.
« J’implore votre pitié, madame ; chaque instant accroît mes tourments et mes remords ! Ah ! que n’ai-je eu le courage de braver vos menaces et de m’exposer à toute votre fureur plutôt que de tromper le plus noble et le plus généreux des hommes ! Dieu m’est témoin que, si j’eusse compris vos projets avant le moment où il ne m’était plus possible d’y échapper, j’aurais préféré la misère aux reproches que je me fais en cet instant ! »
Darcy se promène à grands pas.
UN DOMESTIQUE.
La chaise de poste que monsieur le comte a demandée est à la porte.
DARCY.
Allons, je vais partir, m’éloigner pour toujours, sans la voir !... je le dois !...
Il va pour sortir, puis s’arrête. Au domestique.
Dites à madame la comtesse que je la demande.
Le domestique entre à gauche.
Oui, je la verrai encore une fois !... Pourquoi ?... tout n’est-il pas fini ?... Ah ! sortons, sortons avant qu’elle vienne. Dieu ! la voici !
Il reste immobile dans le fond à droite ; Léontine entre par la gauche, fait quelques pas, s’arrête, et tombe à genoux, loin de Darcy, sans rien dire. Il la regarde tantôt avec pitié, tantôt avec colère, et dit.
Levez-vous !
Scène XII
LÉONTINE, DARCY
LÉONTINE, se levant.
Grâce ! grâce ! monsieur le comte.
DARCY.
Que craignez-vous ?
LÉONTINE.
J’ai mérité votre colère, et je n’ose implorer votre pitié !
DARCY.
Ma pitié !
LÉONTINE.
Oh ! si je pouvais seulement penser qu’un jour vous me l’accorderez !...
DARCY.
Espérez-vous que je puisse pardonner ?
LÉONTINE.
Je ne suis pas digne de votre pardon... et pourtant, si j’osais...
DARCY.
Que me diriez-vous ?... que puis-je entendre ?... Moi, vous écouter encore !... non, je ne le dois pas... Parlez donc, parlez ! expliquez-vous !...
LÉONTINE.
Oui, j’en aurai la force. Vous me maudissez, je vous fais horreur, vous devez me bannir de votre présence !...
DARCY.
Hélas !
LÉONTINE.
C’est mon premier châtiment, je le subirai sans murmure, oui, je ne m’offrirai plus à vos regards !... Permettez seulement, permettez que j’habite dans quelque coin obscur de votre hôtel ; que j’y vive seule et repentante... Peut-être quelquefois je vous apercevrai de loin, j’entendrai les sons de votre voix... alors je serai trop heureuse !... Pardon, monsieur, pardon, si j’ose encore vous demander une grâce !...
DARCY.
Quel trouble m’agite !
LÉONTINE.
Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a forcée d’usurper, et mourir après... à l’instant, monsieur, vous seriez satisfait.
DARCY.
Malheureuse !
LÉONTINE.
Je me suis laissée entraîner par faiblesse à une action infâme... Vous me croyez la complice de celle qui vous a trompée ?... non, monsieur, non... J’ai résisté longtemps... mais si vous saviez quel était sur moi son empire, quelles menaces elle m’a fait entendre !
DARCY.
Je le sais.
LÉONTINE.
Mon courage m’a trahie ; j’ai cédé... J’aimais, j’aimais de toutes les forces de mon âme. Je ne voulais pas rougir... j’ai cédé... Mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante : je ne le suis pas, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée ; que j’ose à présent lever les yeux sur vous, et que je me soumets à tout ce que vous exigerez de moi.
DARCY.
Que puis-je exiger ?
LÉONTINE.
Si vous pouviez lire au fond de mon cœur !... Peut-être je n’étais pas indigne de l’honneur de vous appartenir... Je fus séduite, égarée ; mais mon âme ne fut jamais corrompue... Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir seul !... Il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage... Mais enfin, monsieur, me voici prête à vous obéir... Ordonnez... disposez de moi... Vous m’avez fait appeler ; je suis venue, soumise et résignée... Repoussez-moi, chassez-moi, je souscris à tout ! et, quel que soit le sort que vous me destinez, je l’accepte... Que voulez-vous ?
Elle tombe à genoux.
DARCY.
Je voulais partir !... Que ferai-je désormais en des lieux où je ne trouverai plus que honte et désespoir ? mes espérances de bonheur, mes rêves d’avenir, je vous les avais confiés... que sont-ils devenus ? L’amour le plus sincère, le dévouement le plus passionné, qu’en avez-vous fait ?... Il faut partir !... mais au moment de quitter la France et vous pour toujours...
LÉONTINE, toujours à genoux.
Vous ne partirez pas ; vous n’abandonnerez pas, à cause de moi, tout ce qui vous fut cher ! Le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître peuvent me cacher pour toujours à vos yeux... Bien plus ! Ces nœuds que vous devez détester, ils peuvent se rompre. Vous avez été trompé...
Elle sanglote.
Votre bonne foi fut surprise... les lois seront pour vous... elles briseront ces liens odieux !... tout n’est pas perdu sans ressource.
Scène XIII
LÉONTINE, DARCY, MADAME DE CERONI, entrant
MADAME DE CERONI, dans le fond, d’un air de triomphe.
Ah !
DARCY, l’apercevant.
Grand dieu ! c’est elle !...
Sa physionomie doit exprimer qu’il vient de prendre une subite résolution. À Léontine qui est à genoux la tête cachée dans ses mains.
Levez-vous madame la comtesse ! vous n’êtes pas à votre place.
MADAME DE CERONI, dans le fond.
Que dit-il ?
Air : Dis-moi, mon vieux, t’en souviens-tu ?
LÉONTINE, toujours à genoux.
Qu’ai-je entendu ? juste Dieu, moi, comtesse !...
DARCY.
J’ai pardonné : ne redoutez plus rien.
Que Léontine à jamais disparaisse ;
Vous n’avez plus qu’un seul nom, c’est le mien.
Léontine se lève.
Oui, désormais que le passé s’oublie !
Notre avenir datera de ce jour :
Viens dans mes bras recommencer ta vie ;
Ton repentir a payé mon amour.
LÉONTINE.
Ah !
Elle se jette dans les bras de Darcy.
MADAME DE CERONI, s’approchant avec fureur.
Que faites-vous ?
DARCY.
Approchez, madame, et recevez nos adieux. Je pars à l’instant pour l’Italie avec madame la comtesse Darcy.
MADAME DE CERONI.
Avec elle !
DARCY.
Et, quelque jour, je ramènerai celle dont l’avenir ne peut manquer de justifier ma conduite, mes espérances et mon amour.
MADAME DE CERONI, avec fureur.
Ils seront heureux !