Louis IX (Jacques-François ANCELOT)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 5 novembre 1849.
Personnages
LOUIS IX, roi de France
ALMODAN, soudan d’Égypte
NOURADIN, prince syrien
RAYMOND, chrétien apostat, vizir d’Almodan
PHILIPPE, fils de Louis IX
JOINVILLE,
CHÂTILLON, chevalier chrétien
MARGUERITE, femme de Louis, reine de France
La scène se passe à Memphis, dans le palais du soudan. Le théâtre représente une partie de ce palais.
À SA MAJESTÉ LOUIS XVIII,
ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE
SIRE,
VOTRE MAJESTÉ a daigné permettre que mon premier ouvrage parût sous ses auspices : cette faveur, à laquelle je n’osais prétendre, est la plus douce récompense de mes travaux. Sous le règne de VOTRE MAJESTÉ, il m’était facile de retracer les vertus du père des Bourbons ; et si mon ouvrage a obtenu quelques applaudissements, je les dois sans doute au plaisir qu’ont éprouvé les Français en retrouvant l’image du présent dans les souvenirs du passé.
Puisse le zèle qui m’anime suppléer à la faiblesse de mes talents, dans les efforts que je vais tenter pour me rendre moins indigne de la protection dont VOTRE MAJESTÉ daigne honorer mes essais.
Je suis avec le plus profond respect,
SIRE,
DE VOTRE MAJESTÉ,
Le très humble, très obéissant et très fidèle sujet,
ANCELOT.
ACTE I
Scène première
JOINVILLE, CHÂTILLON
CHÂTILLON.
Parlez, fidèle ami de notre auguste maître,
Cher Joinville, en nos cœurs l’espoir peut-il renaître ?
Dans les murs de Memphis les chrétiens enchaînés
À d’éternels malheurs seraient-ils condamnés ?
Quel temps doit mettre un terme à leur longue souffrance ?
Reverront-ils jamais le beau ciel de la France ?
JOINVILLE.
Peut-être, Châtillon, touché de nos revers,
Le Tout-Puissant bientôt fera tomber nos fers ;
Mais quand les chevaliers aux plages africaines
Devraient languir captifs, et mourir dans les chaînes,
Quel indigne chrétien oserait murmurer ?
Dieu frappe ; nous devons souffrir et l’adorer.
Nos désastres sont grands, mais se plaindre est un crime !
Reconquérir le temple et délivrer Solime,
Arracher les chrétiens au joug des musulmans,
Tels étaient nos devoirs, tels furent nos serments,
Quand Louis, du Très-Haut courant venger l’injure,
Du signe de la foi décora notre armure.
Ne vous souvient-il plus du jour où ses sujets
Jurèrent de s’unir à ses nobles projets,
Et, fiers de partager le zèle qui l’enflamme,
Se rangèrent en foule autour de l’oriflamme ?
CHÂTILLON.
Je m’y rangeai comme eux : et souvent, sur ses pas,
Le roi m’a vu, Joinville, affronter le trépas.
Quels dangers ont jamais arrêté mon courage ?
Mon sang, comme le vôtre, a rougi ce rivage,
Quand Louis, poursuivant le cours de ses exploits,
Sur les murs de Damiette alla planter la croix.
Que n’expirai-je alors ! Mais ce Dieu qui m’écoute
À périr dans les fers m’a condamné sans doute.
En vain de quelque espoir mon cœur s’était flatté ;
Les projets du soudan n’ont que trop éclaté.
À vous revoir jamais je ne dois plus prétendre,
Bords chéris, où languit l’épouse la plus tendre,
Où mon fils vient de naître, où dorment mes aïeux ;
Je mourrai loin de vous ; recevez mes adieux.
JOINVILLE.
Calmez cette douleur. Aux rives de la Seine,
Comme vous, Châtillon, un nœud puissant m’enchaîne.
Sous les drapeaux du Christ quand nous dûmes marcher,
Des bras de mes enfants il fallut m’arracher.
Dans mon cœur, que troublait un funeste présage,
Je sentis un moment chanceler mon courage ;
Mais du toit paternel détournant mes regards,
Je m’éloignai bientôt ; et sous nos étendards,
Abjurant ma faiblesse, et domptant la nature,
J’ai marché sans regret, et souffert sans murmure.
Ah ! quel guerrier français pourrait trembler pour soi
En songeant aux périls qui menacent son roi ?
Comme nous, Châtillon, captif de l’infidèle,
Des plus rares vertus nous offrant le modèle,
Il donnerait ses jours pour sauver les chrétiens.
À l’aspect de ses maux je ne sens plus les miens.
CHÂTILLON.
Je plains les maux du roi, j’admire sa constance ;
Mais je crains d’Almodan l’implacable vengeance.
JOINVILLE.
Qu’entends-je ? Croirons-nous qu’il viole un traité
Qu’a scellé son serment, que lui-même a dicté ?
Nos rançons aujourd’hui lui vont être livrées,
Et, quittant pour jamais ces funestes contrées,
Nous reverrons bientôt les champs de nos aïeux.
Ne désespérons point. On marche vers ces lieux.
C’est le Roi.
CHÂTILLON.
Nos destins lui sont connus, sans doute.
JOINVILLE.
J’espère en sa présence.
CHÂTILLON.
Et moi je la redoute.
Il approche.
Scène II
JOINVILLE, CHÂTILLON, LOUIS, CHEVALIERS CHRÉTIENS
LOUIS.
Chrétiens interdits et muets,
Vous arrêtez sur moi vos regards inquiets ;
D’avance dans mes yeux vos yeux cherchent à lire.
Du sort qui nous attend quand je dois vous instruire,
Je sens, ô mes amis, tout mon cœur se briser :
Mais je vous connais trop pour vous rien déguiser.
CHÂTILLON, à part.
Dieu quel sort est le nôtre ? et qu’allons-nous entendre ?
LOUIS.
À quitter ce rivage il ne faut plus prétendre.
Le perfide soudan, au mépris des traités,
Des peuples et des rois jusqu’ici respectés,
Refuse nos rançons, et, fidèle à sa haine,
Des chevaliers chrétiens appesantit la chaine !
Nous avons tout à craindre ! ou plutôt, mes amis,
Aux décrets éternels aveuglément soumis,
Courbant un front coupable, acceptons avec joie
Les nouveaux châtiments que le ciel nous envoie :
Qui put les mériter doit savoir les souffrir.
CHÂTILLON.
Eh quoi ! dans l’esclavage il faudra donc périr !
Et qui nous entraîna loin de notre patrie ?
Que venions-nous chercher au fond de la Syrie ?
Pourquoi vers le Jourdain appeler vos sujets ?
Dieu n’a point approuvé vos funestes projets !
Que dis-je ? son courroux sur nos coupables têtes,
Dès notre premier pas, déchaînant les tempêtes,
Semblait de l’Orient nous fermer les chemins.
Quels maux nous attendaient sur les bords africains !
C’était peu que le ciel, flétrissant notre gloire,
Aux drapeaux du croissant attachât la victoire ;
Il a, pour nous détruire, armé tous les fléaux :
Chaque jour éclairait des désastres nouveaux ;
Et la contagion, sur cette aride plage,
Dévorait les chrétiens échappés au carnage.
Non, Dieu n’ordonnait point ces funestes combats :
Et si le sang français coula dans ces climats,
Si maintenant, chargés de honteuses entraves,
Des Sarrasins vainqueurs nous vivons les esclaves ;
Si le courroux du ciel s’appesantit sur nous,
De ces revers affreux nous n’accusons que vous !
Nous suivîmes vos pas, nos maux sont votre ouvrage.
JOINVILLE.
Arrête, malheureux ! Juste Dieu, quel langage !
Un chevalier français ose accuser son roi !
LOUIS.
Ami, je lui pardonne, il n’offense que moi.
JOINVILLE.
Nous désavouons tous ces coupables murmures.
LOUIS.
Je songe à vos malheurs, et non à mes injures.
JOINVILLE.
Quoi ! lorsque tout chrétien qui gémit dans les fers
Doit apprendre de nous à souffrir ses revers ;
Lorsque, las de ses maux, le soldat nous contemple,
De la rébellion nous lui donnons l’exemple !
Châtillon de sa plainte ose vous accabler !
Vous devez le punir.
LOUIS.
Je dois le consoler.
À Châtillon.
Vous déchirez mon cœur ! Revenez à vous-même ;
N’accusez plus un roi qui vous plaint, qui vous aime :
Châtillon, de vos maux je souffre autant que vous :
Et si, pour désarmer le céleste courroux,
Au glaive des bourreaux il faut livrer ma tête,
J’y consens avec joie, et la victime est prête.
CHÂTILLON.
Qu’ai-je fait ?
LOUIS.
La douleur a pu vous égarer :
Rentrez dans le devoir ; et, loin de murmurer,
Des bienfaits du Très-Haut conservant la mémoire,
De nos premiers combats rappelez-vous la gloire.
Quand, traversant les mers, vous vîntes, à ma voix,
Planter aux bords du Nil l’étendard de la croix,
Vous étiez vertueux, Dieu protégea vos armes ;
Il nous guida lui-même au milieu des alarmes ;
De la sainte cité nous frayant les chemins,
Il porta l’épouvante au cœur des Sarrasins,
Et chassant devant nous leurs tremblantes cohortes,
De Damiette soumise il nous ouvrit les portes.
Que ne présageait point ce glorieux succès !
Mais bientôt, nous livrant aux plus honteux excès,
Du Dieu qui nous choisit pour venger sa querelle
Nos crimes ont lassé la bonté paternelle.
Ah ! faut-il aujourd’hui, rappelant vos erreurs,
De ces temps désastreux retracer les horreurs !
Que ne puis-je à nos fils en dérober l’histoire !
Chrétiens, je vous ai vus profaner la victoire.
Mes amis les plus chers ont méconnu ma voix.
Déjà, se ranimant au bruit de nos exploits,
Sion semblait renaître, et de leur délivrance
Nos frères consolés embrassaient l’espérance.
Sur le tombeau du Christ prosternés tous les jours,
Les malheureux pour nous imploraient son secours.
Nous les avons trahis ; et nous osons nous plaindre !
Ah ! quels que soient les maux qui nous restent à craindre,
Sachons les supporter : méritons aujourd’hui
Que le ciel outragé nous rende son appui.
Ce Dieu qui, nous livrant aux mains des infidèles,
A courbé sous le joug nos têtes criminelles,
Du superbe Almodan peut confondre l’orgueil,
Changer nos pleurs en joie, et son triomphe en deuil.
Chevaliers, implorons sa bonté tutélaire ;
Que notre repentir désarme sa colère.
Je vais près du soudan, pour la seconde fois
De l’honneur méconnu faire parler la voix.
Scène III
LOUIS, JOINVILLE
JOINVILLE.
Hélas ! de Châtillon j’avais prévu les plaintes.
Témoin de sa douleur, confident de ses craintes,
J’ai fait, pour l’apaiser, des efforts superflus ;
Mais s’il vous offensa...
LOUIS.
Je ne m’en souviens plus.
De ces braves guerriers le sort me désespère :
Je dois sentir leurs maux, je suis époux et père.
Condamné par le ciel à périr dans Memphis,
Je ne reverrai plus mon épouse et mon fils ;
C’en est fait, mais pour eux ma tendresse alarmée
Sut au moins les soustraire aux périls de l’armée ;
Dans les murs de Damiette ils attendent le jour,
Qui doit vers la patrie éclairer leur retour ;
Aux fureurs d’Almodan j’arrachai cette proie :
Mon Dieu ! qu’ils soient sauvés, et je meurs avec joie.
JOINVILLE.
Non, seigneur, à l’espoir notre âme doit s’ouvrir.
Le ciel nous aime encore, et va nous secourir.
Ce prince syrien dont le fatal courage
De nos premiers combats détruisant tout l’ouvrage,
Dans les champs de Massoure arrêta nos exploits,
Nouradin, de l’honneur sait respecter les lois :
Indigné des affronts qu’Almodan nous prépare,
Chaque jour il s’oppose aux desseins du barbare.
Révéré des émirs, adoré des soldats,
Du soudan qui le craint, il sauva les états.
Il marche son égal. Ce prince magnanime,
Protégeant hautement des vaincus qu’il estime,
Est prêt à nous offrir un généreux soutien.
L’infidèle, étonné d’admirer un chrétien,
Se livre devant vous au charme qui l’entraîne,
Et dans son cœur surpris sent expirer la haine.
Almodan seul nous hait... Il règne, mais enfin
Des maîtres de ces lieux on connaît le destin :
Leur trône, chancelant sur le bord d’un abime,
S’élève par la force, et tombe par le crime ;
Le peuple, devant eux quelque temps prosterné,
Obéit en tremblant au chef qu’il s’est donné ;
Mais, au premier signal, la révolte s’éveille :
On proscrit le soudan qu’on adorait la veille ;
Le soldat effréné l’immole à sa fureur,
Et, couvert de son sang, nomme son successeur.
Espérons : on murmure, et l’Égypte peut-être
Doit apprendre aujourd’hui qu’elle a changé de maître.
LOUIS.
Je crains, je l’avouerai, ce chrétien apostat
Dont les Français trahis ont pleuré l’attentat.
Contre le Dieu vivant vomissant le blasphème,
Sur son front qu’arrosa l’eau sainte du baptême,
Le coupable Raymond a posé le turban ;
Il est vendu, sans doute, aux fureurs du soudan.
Flétri de sa faveur, ministre de sa rage,
Des soutiens de la foi prolongeant l’esclavage,
Contre nous de son maître il arme la rigueur.
Qui l’eût jamais pensé, Joinville, qu’en son cœur
L’ambition, l’orgueil, excitant la vengeance,
Aux drapeaux de son prince, à son culte, à la France,
Le forceraient de dire un éternel adieu,
Et parleraient plus haut que l’honneur et son Dieu !
Tu sais, lorsque, trompant sa superbe espérance,
Du vertueux Coucy j’honorai la vaillance,
Si le poste éclatant par Raymond attendu,
Malgré ses vains efforts, à Raymond était dû.
De tous nos chevaliers j’écoutai le suffrage.
Mais, hélas ! dans mon choix Raymond vit un outrage :
Il jura notre perte, et ses ressentiments
Livrèrent mon armée au fer des musulmans.
JOINVILLE.
Mais le remords poursuit ce guerrier sacrilège ;
Il plaint nos longs malheurs ; Nouradin nous protège :
Nous reverrons ces bords qu’appelle notre amour,
Cette France, où nos yeux se sont ouverts au jour.
Nous ne périrons point aux plages étrangères,
Nos cendres s’uniront aux cendres de nos pères.
Oui, l’arrêt est porté : nous ne pourrons jamais
Du Thabor, du Sina visiter les sommets,
Toucher le saint tombeau que le chrétien révère,
Et baigner de nos pleurs les rochers du Calvaire ;
L’Éternel irrité condamne nos desseins,
Son bras nous interdit l’approche des lieux saints ;
Et le sort des guerriers que leur pieux courage
Entraîna tant de fois sur ce fatal rivage,
Détruisant un espoir prêt à nous égarer,
Sur nos propres destins devait nous éclairer.
LOUIS.
Qu’entends-je ? il est donc vrai ! Joinville aussi me blâme !
Mais sais-tu quels desseins je renferme en mon âme ?
Sais-tu si les combats où je vous ai guidés
Par de grands intérêts n’étaient pas commandés ?
Tu ne vois que tes maux, ton désespoir m’accuse :
Eh bien ! lis dans mon cœur, et connais mon excuse :
Vainement, tu le sais, au sein de nos remparts
Je voulus appeler le commerce et les arts,
Ces comtes, qui du haut de leurs châteaux antiques
Font gémir mes sujets sous leurs lois despotiques,
Tyrans dans mon royaume, et vassaux turbulents,
Sans relâche occupés de leurs débats sanglants,
Détruisaient mes travaux, déchiraient la patrie,
Dans son premier essor arrêtaient l’industrie.
Divisés d’intérêts, unis contre leur roi,
Je les trouvais sans cesse entre mon peuple et moi.
Signalant tour à tour leurs fureurs inhumaines,
Ils promenaient la mort dans leurs vastes domaines,
Et des soldats français, l’un par l’autre immolés,
Le sang coulait sans gloire en nos champs désolés.
Je voulus, des combats leur ouvrant la carrière,
Offrir un but plus noble à cette ardeur guerrière :
Tu te souviens qu’alors de pieux voyageurs,
Pour nos frères captifs implorant des vengeurs,
D’un zèle saint en nous ranimèrent la flamme ;
Aux regards des Français déployant l’oriflamme,
Je leur montre la gloire aux rives du Jourdain :
Ils entendent ma voix, s’arrêtent, et soudain,
Oubliant leurs discords, et déposant leurs haines,
Ils marchent réunis vers ces plages lointaines.
Quels plus nobles dangers leur pouvaient être offerts ?
Délivrer les chrétiens gémissant dans les fers,
Rendre Jérusalem à sa splendeur première,
En chasser l’infidèle, et rompre la barrière
Qui du tombeau sacré nous défendait l’accès :
Tel devait être, ami, le fruit de nos succès !
Là s’arrêtaient vos vœux, et non mon espérance.
Jette avec moi, Joinville, un regard sur la France :
Avant de condamner les serments que j’ai faits,
De ces combats lointains contemple les effets :
Libre de ses tyrans, mon peuple enfin respire ;
La paix renaît en France, et la discorde expire ;
Le commerce, avec nous transporté sur ces bords,
Aux peuples rapprochés prodigue ses trésors ;
L’aspect de ces climats, depuis long-temps célèbres,
Déjà de l’ignorance éclaircit les ténèbres,
Et, sur nos pas les arts, allumant leur flambeau,
Vont remplir l’Occident de leur éclat nouveau ;
Déjà des grands vassaux l’autorité chancelle :
Je sais ce qu’entreprend leur audace rebelle,
Joinville ; et, m’instruisant aux leçons du passé,
Je suivrai le chemin que Philippe a tracé.
Aux tyrans de mon peuple arrachant leur puissance,
Éveillant la justice, enchainant la licence,
Au secours de mes lois j’appellerai les mœurs,
Je contiendrai les grands, et, malgré leurs clameurs
Père de mes sujets, détruisant l’anarchie,
Je veux sur ces débris asseoir la monarchie.
Si Dieu, marquant ici le terme de mes jours,
Veut de tous mes travaux interrompre le cours,
Aux rois qui me suivront j’aurai frayé la route :
Vers ce but glorieux ils marcheront sans doute :
Et quelque jour mon peuple, éclairé sur ses droits,
Chérira ma mémoire, et bénira mes lois.
JOINVILLE.
Non, ce Dieu qui préside aux destins de la France
Ne lui ravira point sa plus chère espérance :
Vous vivrez, et, goûtant un utile repos,
Vous jouirez enfin du fruit de vos travaux.
Mais j’aperçois Raymond ; que vient-il nous apprendre ?
Scène IV
LOUIS, JOINVILLE, RAYMOND, SOLDATS MUSULMANS
RAYMOND.
Dans une heure en ce lieu le soudan doit se rendre ;
Vous le verrez, seigneur. Sur vous, sur vos sujets
Il vous veut bien lui-même expliquer ses projets.
LOUIS.
Il suffit.
Il s’éloigne avec Joinville : Raymond le suit des yeux.
Scène V
RAYMOND, SOLDATS MUSULMANS
RAYMOND.
Des chrétiens tel est donc le courage !
Sous un ciel étranger, vaincus, dans l’esclavage,
Par les plus grands revers aucun n’est abattu ;
Et mon cœur étonné... Malheureux, que dis-tu ?
Oui, c’est avec raison que ce calme t’étonne,
Il n’est pas fait pour toi : l’innocence le donne.
Quels regards outrageants ils ont lancés sur moi !
Quel mépris ce chrétien... Ce chrétien fut mon roi !
Chassons un souvenir qui me perdrait peut-être ;
Memphis est ma patrie, Almodan est mon maître.
ACTE II
Scène première
ALMODAN, RAYMOND
ALMODAN.
De mon ordre par toi ce chrétien averti
Sait qu’à l’entendre encor ma haine a consenti ?
RAYMOND.
Oui, soudan ; devant toi bientôt il va paraître.
ALMODAN.
L’espoir de me fléchir l’abuse encor peut-être ;
Mais ma haine avec lui n’admet point de traités.
Quoi ! vizir, j’aurai vu ces chrétiens détestés,
Du fond de l’Occident vomis sur ce rivage,
Porter dans mes états la flamme et le ravage ;
Leur chef, qu’à ma fureur je devrais immoler,
Sur mon trône un instant m’aura fait chanceler ;
Et quand mon intérêt m’ordonne la vengeance,
Je pourrais, n’écoutant qu’une aveugle indulgence,
Du passé qui m’éclaire oubliant les leçons,
De ces soldats chrétiens accepter les rançons !
Ils reviendraient bientôt, et la route est frayée.
Je veux enfin apprendre à l’Europe effrayée
Quels périls désormais attendent ses enfants,
S’ils osaient reparaître aux bords que je défends.
Le sort entre eux et nous a posé des barrières ;
Que vers une autre plage ils portent leurs bannières :
Ces champs où le soleil darde ses premiers feux,
Ces climats embrasés ne sont point faits pour eux.
L’Europe à ces Français ne peut-elle suffire ?
Dans l’antique Orient quel espoir les attire ?
Quels sont donc leurs desseins ? et que prétend leur roi ?
Veut-il forcer le Nil à couler sous la loi ?
RAYMOND.
L’Asie, à tant de maux par les chrétiens livrée,
Recèle de leur Dieu la tombe révérée :
Là tendent tous leurs vœux, et, pour la conquérir,
Au-devant des dangers tu les as vus courir.
Tu connais leur monarque et l’ardeur qui l’anime.
ALMODAN.
Ne crois pas qu’il renonce à soumettre Solime ;
Dans son âme en secret il nourrit cet espoir.
Pour le juger, vizir, il a fallu le voir,
Lorsqu’à nos yeux surpris déployant ses bannières,
Il guida vers nos bords les phalanges guerrières
Qui viennent sur ses pas conquérir un tombeau.
Le front calme, Louis, debout sur son vaisseau,
Des chevaliers français échauffait le courage,
Et son glaive étendu leur montrait le rivage.
Là, mes soldats armés attendaient les chrétiens.
Ce prince, tout à coup emporté loin des siens,
S’élance ; chacun fuit ! en ce désordre extrême,
Le dirai-je ? étonné je recule moi-même !
Je ne sais de quel feu s’animaient ses regards.
Enfin, de mes guerriers fuyant de toutes parts,
Je voulus dissiper les honteuses alarmes ;
Vains efforts ! loin de soi chacun jetait ses armes :
Ma voix contre Louis ne put les rallier ;
Ils croyaient voir un Dieu prêt à les foudroyer.
Penses-tu qu’un revers suffise pour l’abattre ?
Convaincu que son Dieu l’arma pour nous combattre,
Il m’attaque demain, s’il est libre aujourd’hui ;
Et même son vainqueur doit tout craindre de lui :
Un cœur tel que le sien ne connaît point d’obstacles,
Et la volonté ferme enfante les miracles.
Louis est mon captif, le sort me l’a livré ;
Pourquoi mettre au hasard un triomphe assuré ?
La fortune est fidèle à celui qui l’enchaîne ;
Négliger ses faveurs, c’est mériter sa haine.
RAYMOND.
Je t’entends. Mais, dis-moi, ne redoutes-tu rien ?
Penses-tu qu’aujourd’hui ce prince syrien
Qui, sous tes étendards rappelant la victoire,
A sauvé ton empire, et t’a rendu ta gloire,
Au succès de tes vœux ne va point s’opposer ?
On doit quelques égards à qui peut tout oser :
Le soldat le chérit, et le peuple l’honore ;
Ce peuple qu’il égare osa naguère encore,
Plaignant ses ennemis et respectant leur roi,
En murmures confus éclater contre toi.
De Nouradin sur lui tu vois quel est l’empire,
Tu sais quels sentiments au soldat il inspire :
Chaque jour il retrace à ses yeux éblouis
La valeur des Français, les vertus de Louis ;
Et dès qu’il apprendra ce que résout ta haine,
À s’armer contre toi je crains qu’il ne l’entraîne.
ALMODAN.
Lui s’armer contre moi !
RAYMOND.
Tremble de l’offenser !
ALMODAN.
Son bras soutint mon trône.
RAYMOND.
Il peut le renverser.
ALMODAN.
Oui, jusque-là peut-être il porterait l’audace.
Son orgueil, à la fin, et m’irrite et me lasse :
Au jour de mes malheurs il m’offrit son appui ;
Mais dois je ne penser et n’agir que par lui ?
Chacun respecte ici ma volonté suprême ;
Je pourrais à fléchir le contraindre lui-même,
Et je ne prétends pas, malgré tous ses exploits,
Qu’au milieu de ma cour il me dicte des lois.
RAYMOND.
Fais plier son orgueil, mais songe à son courage.
ALMODAN.
J’honore qui me sert, je punis qui m’outrage.
Tes discours dans mon cœur réveillent mes soupçons.
De tous ces vils chrétiens adoptant les leçons,
Pour leur maître, pour eux, il montre un zèle extrême ;
Ami des chevaliers, et chevalier lui-même,
Tous les jours, de ce titre il se pare à mes yeux ;
Et sans doute, abjurant la foi de ses aïeux,
En ce moment, vizir, l’infidèle s’apprête
À quitter, pour la croix, l’étendard du prophète.
RAYMOND.
Tu dois le ménager.
ALMODAN.
Je brave son courroux.
RAYMOND.
J’entends du bruit ; on vient.
ALMODAN.
C’est Louis. Laisse-nous.
Scène II
ALMODAN, LOUIS
LOUIS.
Justement alarmé pour des guerriers que j’aime,
Almodan, du traité que tu dictas toi-même
Je viens t’entretenir pour la seconde fois.
Damiette, où flotte encor l’étendard de la croix,
Devait, tu t’en souviens, payer ma délivrance ;
De celle des chrétiens qui sont en ta puissance
Tu recevras le prix. De tant de maux soufferts
Veux-tu finir le cours ?
ALMODAN.
Vous mourrez dans les fers.
LOUIS.
Eh quoi ! de tes serments tu perdrais la mémoire !
ALMODAN.
J’assure ma vengeance.
LOUIS.
Et tu souilles ta gloire.
ALMODAN.
Ma gloire est de venger moi-même et mes sujets,
De punir ton audace. Eh, dis-moi, quels projets
Sur ces bords ennemis t’engageaient à descendre ?
Chrétien, de tes aïeux interroge la cendre ;
Ils venaient de Solime attaquer les remparts :
Dans les champs syriens leurs ossements épars
Te diront où tendait leur orgueil téméraire,
Quels étaient leurs travaux, quel en fut le salaire.
LOUIS.
Saladin put les vaincre au milieu des combats,
Mais, au moins, d’un parjure il ne se souillait pas.
Je veux t’ouvrir les yeux, et t’épargner un crime.
Si les guerriers chrétiens que ta fureur opprime
Doivent ici périr esclaves de leur foi,
Soudan, ce n’est pas eux qu’il faut plaindre, c’est toi :
Ils mourront, mais du moins avec toute leur gloire ;
Et les siècles futurs flétriront ta mémoire.
Ah ! crois-moi, l’équité, le respect des serments,
Sont du pouvoir des rois les plus sûrs fondements.
Non, je ne croirai point que ton âme balance ;
Tu tiendras tes serments... Tu gardes le silence ?
Eh quoi ! soudan, ma voix ne t’a point convaincu,
Et tu pourrais encor ?...
ALMODAN.
Je peux tout, j’ai vaincu.
LOUIS.
Oui, nous sommes captifs, nos mains sont désarmées ;
Tu triomphes, sans doute, et le Dieu des armées,
Des soldats de la foi punissant les erreurs,
Sans défense aujourd’hui nous livre à tes fureurs :
Mais d’un bonheur constant nourris-tu l’espérance ?
Songe qu’en ce moment les guerriers de la France,
Désertant leurs foyers, au bruit de nos revers,
S’arment de toutes parts, et traversent les mers.
De ces cœurs irrités n’attends point d’indulgence :
Jusque dans ton palais apportant la vengeance,
Ils pourront quelque jour abaisser ton orgueil,
Te demander leur maître.
ALMODAN.
Ils auront son cercueil
LOUIS.
Ainsi, voilà le sort que ta haine m’apprête !
Eh bien, poursuis, soudan, et que rien ne t’arrête.
Mais je veux, à mon tour, t’expliquer mes desseins.
Quand le sort des combats nous remit en tes mains,
Tu fixas nos rançons ; de notre délivrance
Un serment solennel nous donna l’assurance ;
Et moi, tous les chemins dussent-ils m’être ouverts,
Je jurai devant toi de respecter mes fers ;
Je m’en souviens encor : que ta fureur m’immole,
Trahis tous tes serments, je tiendrai ma parole.
ALMODAN.
Je sais sur quels amis comptent tous tes chrétiens ;
Mais je puis prévenir leurs projets et les tiens :
De qui m’ose braver je confondrai l’audace,
Et l’on saura sur moi ce que peut la menace.
Adieu.
Scène III
LOUIS
Puis-je douter de mon funeste sort ?
Son courroux me l’annonce : ou les fers, ou la mort !
Mon épouse du moins peut braver sa furie ;
Mon fils est libre encore !... ô France, ô ma patrie,
Ce fils est ton espoir, je l’ai formé pour toi ;
Il promet un héros, j’en aurai fait un roi.
Héritier de mon sceptre, il le sera, j’espère,
France, de tout l’amour que te porte son père.
Tu le verras fidèle à toi comme à l’honneur ;
Et je lui léguerai le soin de ton bonheur.
Mais qui s’offre à mes yeux ? ô comble de misère !
Scène IV
LOUIS, MARGUERITE, PHILIPPE, SOLDATS
MARGUERITE.
Je revois mon époux.
PHILIPPE.
Je retrouve mon père !
LOUIS.
Malheureux, jusqu’à moi qui conduisit vos pas ?
Que venez-vous chercher ?
PHILIPPE.
Des fers ou le trépas.
LOUIS.
Dans quel trouble mortel leur présence me jette !...
Et pourquoi sans mon ordre abandonner Damiette ?
MARGUERITE.
Le bruit de vos malheurs est venu jusqu’à nous.
LOUIS.
En souffrant avec moi les diminuerez-vous ?
MARGUERITE.
Nous les partagerons.
LOUIS.
Ô dévouement sublime !
Oui, je devais prévoir cet effort magnanime.
MARGUERITE.
Vous l’auriez fait pour nous !... Aviez-vous donc pensé
Que, vous abandonnant quand le ciel courroucé
À vos fiers ennemis vous livre sans défense,
Nous fuirions vos malheurs et reverrions la France ?
Non !... libre loin de vous, j’espérais en secret !...
On dit que le soudan a dicté votre arrêt,
Que vous mourrez captif aux rives africaines ?...
Je viens avec mon fils lui demander des chaînes.
LOUIS.
Ainsi de nos vainqueurs vous savez les desseins ?
PHILIPPE.
Près du lâche Almodan vos efforts seront vains.
LOUIS.
Qui vous l’a dit, mon fils ?
PHILIPPE.
Et quel espoir vous reste ?
LOUIS.
Je ne sais point douter de la bonté céleste.
PHILIPPE.
Qui peut, s’il veut vous perdre, enchainer son courroux ?
LOUIS.
Que peuvent ses fureurs si Dieu combat pour nous ?
MARGUERITE.
Les erreurs des chrétiens ont lassé sa clémence.
LOUIS.
Le coupable, à genoux, désarme sa vengeance.
Ce Dieu, qui nous frappa sans nous abandonner,
Se lasse de punir, et non de pardonner.
MARGUERITE.
Touché de vos malheurs, et vaincu par nos larmes,
Puisse-t-il, dissipant de trop justes alarmes,
Des périls que je crains bientôt vous affranchir !
Mais un remords tardif le pourra-t-il fléchir ?
Brisera-t-il vos fers ? Et ce peuple fidèle
Qui gémit loin de vous, dont l’amour vous rappelle ;
Et ces infortunés, dont vos généreux soins
Adoucissaient les maux, prévenaient les besoins,
Reverront-ils pour eux luire ces jours prospères
Où, trouvant dans leur roi le plus tendre des pères,
Contre leurs oppresseurs ils venaient l’implorer ?
Vous verront-ils encor, prompt à les rassurer,
Oubliant auprès d’eux la grandeur souveraine,
Leur rendre la justice, assis au pied d’un chêne ?
LOUIS.
Espérons tout du ciel. Nous leur serons rendus ;
Ils l’implorent pour nous, ils seront entendus.
Écartez loin de vous tout funeste présage.
L’aspect de vos douleurs ébranle mon courage.
Qu’avez-vous fait ? Pourquoi dans ces climats lointains,
Malgré moi, chère épouse, unie à nos destins,
Vîntes-vous des chrétiens partager la souffrance ?
Pourquoi vous arracher à l’amour de la France ?
Hélas ! à vos désirs je devais résister.
MARGUERITE.
Vous l’eussiez fait en vain ; pouvais-je vous quitter ?
Tremblante pour vos jours, aux pleurs abandonnée,
À quels maux aujourd’hui serais-je condamnée ?
Eh ! que pourrais-je encor regretter près de vous ?
Ma patrie est aux lieux où je vois mon époux.
Je ne regrette rien. Oui, mon cœur vous l’atteste,
Avec vous, dans les fers, mon sort est moins funeste
Qu’au sein de cette cour, où, toute à mes ennuis,
Je chercherais en vain mon époux et mon fils.
Même en nous punissant, l’Éternel nous rassemble,
Et nos cœurs souffrent moins, puisqu’ils souffrent ensemble.
LOUIS.
Oui, reine, votre amour rend mes fers plus légers,
Je le sens.
À Philippe.
Vous, mon fils, quels que soient nos dangers ;
Quelques nouveaux malheurs qui doivent nous atteindre,
Vous ne m’entendrez point murmurer, ni vous plaindre.
Lorsque sous les drapeaux de notre sainte foi
Vous vîntes, le premier, vous ranger près de moi,
J’accueillis, j’approuvai votre jeune courage,
De vos destins futurs je vis l’heureux présage.
Quelque jour, sur ce trône où vous serez assis,
Tous les Français en vous admireront, mon fils,
Un roi, qui, s’écartant de la route commune,
Nourri dans les hasards, instruit par l’infortune,
Sut combattre et souffrir dès ses plus jeunes ans,
Et n’a point imité ces princes indolents
Qui, perdus pour la gloire, au sein de la mollesse,
Traînent dans les plaisirs leur oisive jeunesse,
Et, jaloux d’un fardeau qu’ils ne pourront porter,
Languissent près du trône, avant que d’y monter.
Mais de nos compagnons la douleur me réclame.
Chère épouse, à l’espoir ouvrez encor votre âme,
Ensemble quelque jour nous quitterons ce lieu :
Attendons en silence, et laissons faire à Dieu.
Il sort.
Scène V
PHILIPPE, MARGUERITE
PHILIPPE.
Rassurez-vous, ma mère.
MARGUERITE.
Ah ! quoi qu’il puisse dire,
Sur le front de Louis mes regards ont su lire :
Il nous veut inspirer un espoir qu’il n’a plus.
Son arrêt est dicté, nos vœux sont superflus.
PHILIPPE.
On dit que Nouradin l’estime et le révère,
Qu’il est prêt, s’il le faut, à s’armer pour mon père ;
Que, fidèle à l’honneur, ce prince généreux
Ne voit plus qu’un ami dans un roi malheureux.
Il pourra nous défendre, Almodan le redoute !...
Un musulman paraît, c’est lui-même sans doute,
Scène VI
MARGUERITE, NOURADIN, PHILIPPE, SOLDATS
NOURADIN.
Grande reine, et vous, prince, en croirai-je mes yeux ?
Il est donc vrai, c’est vous que je vois en ces lieux ?
De votre dévouement la nouvelle semée
Frappe d’un saint respect et la ville et l’armée :
Ah ! lorsque vous cherchez de nouvelles douleurs,
Souffrez que Nouradin vienne tarir vos pleurs !
Au plus saint des devoirs, fidèles l’un et l’autre,
J’ai sauvé ma patrie et vous pleurez la vôtre.
Mais cette même main, qui vainquit votre époux,
Peut écarter les maux prêts à fondre sur vous.
Content de ma victoire, et plaignant vos alarmes,
J’ai déposé ma haine, en déposant mes armes.
Vous saurez mes desseins, vous connaîtrez mon cœur.
MARGUERITE.
Je sais que les chrétiens estiment leur vainqueur.
Ennemi généreux, dans leur douleur profonde,
C’est, dit-on, sur vous seul que leur espoir se fonde ;
Vous êtes leur appui. Mais à les protéger
Quelle raison secrète à pu vous engager ?
NOURADIN.
Leur vertu, leur courage, et l’horreur du parjure.
MARGUERITE.
Ainsi, lorsque Almodan, nous prodiguant l’injure,
Veut perdre les chrétiens, et manquer à sa foi,
Vous arrêtez ses coups ?
NOURADIN.
L’honneur m’en fait la loi.
De pareils sentiments n’ont point dû vous surprendre ;
J’en fais gloire, madame. Eh ! qui peut s’en défendre,
À l’aspect de ce roi, plus grand que ses revers,
Qui semble aux musulmans commander dans les fers ?
Le soldat le respecte, et le peuple l’admire.
Si quelque jour encor, menaçant cet empire,
Louis dans l’Orient ramenait ses soldats,
Il me retrouverait au milieu des combats ;
Mais il est opprimé, j’embrasse sa défense.
PHILIPPE.
Ô mon père, un chrétien et t’accuse et t’offense ;
Et c’est un musulman qui t’offre son appui !
NOURADIN.
Ce qu’il ferait pour moi, je le ferai pour lui.
Les vertus à ce cœur ne sont point étrangères ;
Ennemis au combat, ici nous sommes frères.
J’unis deux titres saints, puis-je les oublier ?
Non !je suis musulman, mais je suis chevalier.
PHILIPPE.
Vous !
NOURADIN.
Oui, prince. Un Français fameux par son courage,
Lusignan, dans ma cour fut long-temps en otage ;
De vos lois, de vos mœurs il m’instruisit alors ;
J’appris à vous connaître. Il vit à mes transports
Combien de ses leçons mon âme était frappée ;
Il reçut mes serments, et me ceignit l’épée.
MARGUERITE.
Mais aux coups d’Almodan pourrez-vous arracher
Ces chrétiens dont les maux paraissent vous toucher ?
NOURADIN.
Oui ; d’un sort plus heureux embrassez l’espérance :
Si le soudan, craignant de vous rendre à la France,
Au mépris d’un serment vous retint dans les fers,
Il ne balance plus, ses yeux se sont ouverts :
Et peut-être au moment où ma voix vous console,
Almodan à Louis a rendu sa parole.
MARGUERITE.
Que cet espoir est doux à mon cœur éperdu !
NOURADIN.
Vos malheurs vont finir.
Scène VII
PHILIPPE, NOURADIN, MARGUERITE, JOINVILLE
JOINVILLE.
Reine, tout est perdu !
MARGUERITE.
Qu’entends-je ?
NOURADIN.
Expliquez-vous.
JOINVILLE.
N’écoutant que sa rage,
Le soudan aux chrétiens fait un dernier outrage.
PHILIPPE.
Ô ciel !
JOINVILLE.
Montmorency, Sargines, Godefroy,
Et mille chevaliers, captifs comme le roi,
Qui tous jusqu’à ce jour n’ont eu d’autres entraves
Que les serments sacrés dont nous sommes esclaves,
Chargés d’indignes fers, dans le fond des cachots
Attendent qu’Almodan les livre à ses bourreaux.
NOURADIN.
Il se pourrait !
JOINVILLE.
Dans peu nous les suivrons, sans doute :
On respecte Louis, Almodan le redoute ;
Il pense qu’abusant de notre liberté,
Du soldat qui murmure et du peuple irrité
La fureur, en secret, est par nous enhardie ;
Et, perfide lui-même, il craint la perfidie.
Bientôt de ce palais on va nous arracher.
NOURADIN.
Non, non : il va me voir, et je cours le chercher.
Je l’ai cru magnanime ; il me trompait moi-même.
Non content d’abuser de son pouvoir suprême,
De retenir captifs des guerriers généreux,
Quand déjà tous nos ports devraient s’ouvrir pour eux,
Il les charge de fers, et sa haine parjure
À deux ans de malheurs joint encor cette injure !
Plus de ménagements ; je dois vous secourir.
Almodan m’entendra. C’est trop longtemps souffrir
Qu’à ses lâches fureurs les chrétiens soient en butte :
Un traité fut souscrit, il faut qu’il s’exécute.
MARGUERITE.
Vous êtes notre appui, vous êtes notre espoir.
NOURADIN.
Soldat et chevalier, je connais mon devoir ;
L’attente des chrétiens ne sera point trompée.
J’ai, devant Lusignan, juré sur cette épée
Que du faible opprimé mon bras serait l’appui,
Qu’aux dépens de mes jours je m’armerais pour lui.
Ne craignez rien. Sur moi que Louis se repose :
Je suis fier de mon titre et des lois qu’il m’impose.
Vos destins vont changer. Je cours en ce moment
Justifier ce titre, et remplir mon serment.
ACTE III
Scène première
RAYMOND, seul
Qu’ai je vu ? pour Louis quels destins se préparent ?
Déjà de ses guerriers les cachots le séparent.
Nouradin les protège... Efforts infructueux !
Ils mourront tous captifs... Ils mourront vertueux !
Leur mémoire du moins ne sera pas flétrie,
Ils n’auront point trahi leur Dieu, ni leur patrie :
Et le monde, honorant leur vie et leur trépas,
En prononçant leurs noms ne les maudira pas.
Pour moi, plus de bonheur, plus de paix, d’espérance.
Malheureux ! je rougis au seul nom de la France !
Oui, je n’ai plus d’amis, plus de concitoyens ;
Haï des musulmans, en horreur aux chrétiens,
Sous le faix de mes maux lentement je succombe ;
La malédiction pèsera sur ma tombe !
Ah ! si mon cœur cédait au cri du repentir ?...
Des fureurs du soudan je puis les garantir :
Je connais ses soupçons, mais je ne pourrai croire
Que Nouradin séduit, renonçant à sa gloire,
Quitte jamais son dieu pour le Dieu des chrétiens.
Ses serments... Malheureux ! as-tu gardé les tiens ?
Interrogeons son cœur, et j’apprendrai peut-être
Quels desseins...
Scène II
RAYMOND, NOURADIN
NOURADIN.
En ce lieu j’ai cru trouver ton maître ;
C’est ici qu’il veut bien m’écouter un instant :
Annonce-lui, vizir, que Nouradin l’attend.
RAYMOND.
Prince, puisque mon maître a promis de t’entendre,
Auprès de toi, sans doute, il va bientôt se rendre.
Mais puis je t’expliquer mes sentiments secrets ?
NOURADIN.
Parle.
RAYMOND.
Cette fureur qui se lit dans tes traits,
Le courroux du soudan, la crainte qui l’assiège,
L’espoir de ces chrétiens que ta valeur protège,
Tout semble d’Almodan confirmer les soupçons :
Ami des chevaliers, séduit par leurs leçons,
Chaque jour, à ses yeux, tu les nommes tes frères :
Il craint que, renonçant au culte de tes pères...
NOURADIN.
Non, il ne le craint pas. Mes services passés,
Mes discours au soudan m’ont fait connaître assez.
Je hais la trahison, je méprise un transfuge.
RAYMOND.
Des chevaliers chrétiens n’es-tu pas le refuge ?
NOURADIN.
J’imite leurs vertus, sans adopter leur foi.
RAYMOND.
Quel sera son garant ?
NOURADIN.
L’horreur que j’ai pour toi.
RAYMOND.
Nouradin !...
NOURADIN.
Il suffit : je rougis de t’entendre.
Scène III
RAYMOND, ALMODAN, NOURADIN, SOLDATS
ALMODAN, à Nouradin.
Qu’exiges-tu de moi ? parle.
NOURADIN.
Tu vas l’apprendre.
On dit que, tout entier à tes ressentiments,
Oubliant à la fois l’honneur et tes serments,
Des chevaliers chrétiens vaincus par mon courage
Tu prétends à jamais prolonger l’esclavage :
On dit qu’en cet instant, chargés de fers honteux,
Ils ont vu les cachots se refermer sur eux ;
Que ta haine en secret les réserve au supplice :
Croirai-je qu’à ce point Almodan s’avilisse ?
ALMODAN.
Je connais leurs complots : j’ai dû les prévenir.
NOURADIN.
Tu connais ton serment, et tu dois le tenir.
ALMODAN.
Si je brise leurs fers, ces chrétiens que j’abhorre
Reviendront aux combats.
NOURADIN.
Nous les vaincrons encore.
ALMODAN.
Songe que le destin peut trahir ta valeur.
NOURADIN.
On doit craindre la honte, et non pas le malheur.
ALMODAN.
Je perds en les sauvant le fruit de ma victoire.
NOURADIN.
Tu perds en hésitant mon estime et ta gloire.
Quoi ! soudan, de l’honneur méconnaissant la voix,
Tu pourrais sous tes pieds fouler toutes les lois !
Au mépris d’un traité, des guerriers magnanimes
D’un aveugle courroux deviendraient les victimes !
Et quel est leur forfait ? qui t’anime contre eux ?
Captifs toujours soumis, et vainqueurs généreux,
Depuis que la fortune a trompé leur courage,
Les a-t-on vus, dis-moi, pour sortir d’esclavage,
Un instant contre nous armer la trahison ?
De chaque chevalier tu fixas la rançon ;
La rançon t’est livrée, il faut rompre leur chaîne :
Obéis à l’honneur.
ALMODAN.
J’obéis à ma haine.
D’un semblable discours je reste confondu.
Quoi ! des chrétiens...
NOURADIN.
Soudan, je n’ai point prétendu
Cacher les sentiments que leur vertu m’inspire ;
Armés, je les combats ; captifs, je les admire.
ALMODAN.
Est-ce à toi, leur vainqueur, à les défendre ainsi ?
NOURADIN.
C’est l’honneur musulman que je défends ici.
Au bruit de tes dangers je quittai la Syrie,
Je t’offris mes secours : parents, sujets, patrie,
Rien alors, tu le sais, ne put me retenir,
Et de Massoure encor tu dois te souvenir.
J’ai vaincu les chrétiens, j’ai vengé ton injure ;
Je sauvais un ami, j’abandonne un parjure.
ALMODAN.
Eh bien ! tu peux partir : je ne te retiens plus.
Tes discours, tes efforts, tes soins sont superflus ;
C’est en vain qu’on prétend désarmer ma vengeance,
Louis et ses guerriers sont perdus pour la France.
NOURADIN.
Voilà donc ton projet ? apprends quel est le mien.
Pour dessiller tes yeux je ne ménageai rien ;
Tu m’oses résister : que ton sort s’accomplisse.
Te servir désormais, c’est être ton complice ;
N’y compte pas. Soudan, tu connais le traité :
Il faut qu’avant une heure il soit exécuté,
Ou dans toi ton ami ne verra plus qu’un traitre.
ALMODAN.
Qui t’a donné le droit de me parler en maître ?
Crois-tu que je consente à recevoir ta loi ?
Seul je suis maître ici.
NOURADIN.
Que serais-tu sans moi ?
ALMODAN.
Ton bras, il m’en souvient, s’arma pour ma défense ;
J’honore ta valeur, mais ton orgueil m’offense.
NOURADIN.
Tu trahis tes devoirs.
ALMODAN.
Respectes-tu les tiens,
Indigne musulman, protecteur des chrétiens ?
Ah ! loin de leur prêter ton appui tutélaire,
Ne dois-tu pas contre eux partager ma colère ?
L’Europe à ta patrie ose encore insulter,
Et par un grand exemple il faut l’épouvanter.
Ce zèle pour un roi que poursuit ma vengeance
À d’étranges soupçons pourrait donner naissance ;
Des leçons des chrétiens je reconnais les fruits.
Eh bien ! montre la route à mes guerriers séduits ;
Il en est, je le sais, qui suivront tes exemples.
De notre saint prophète abandonnez les temples,
Allez, de Mahomet infidèles enfants,
Sur les autels du Christ faire fumer l’encens ;
Mais, en quittant le dieu qu’adoraient vos ancêtres,
Craignez les châtiments que je réserve aux traitres.
NOURADIN.
Je t’apprendrai bientôt qui de nous doit trembler
Au chemin de l’honneur j’ai cru te rappeler,
Par d’outrageants soupçons penses-tu me confondre ?
Ce serait m’avilir que daigner y répondre.
Je n’ajoute qu’un mot. Tes serments sont sacrés :
Il faut que les chrétiens par toi soient délivrés ;
C’est pour veiller sur eux qu’en ce lieu je demeure.
Almodan, souviens-toi que je te donne une heure.
Scène IV
RAYMOND, ALMODAN
ALMODAN.
Il m’ose menacer ! il verra si mon cœur
Renonce à la vengeance et connaît la terreur.
Pour ce roi qu’il protège et que mon peuple honore
Un reste de respect me retenait encore ;
En plongeant dans les fers ces perfides chrétiens,
Satisfait d’arrêter leurs projets et les siens,
J’hésitais ; et ma haine eût consenti peut-être
À laisser librement languir ici leur maître.
Nouradin de ce lieu le pourrait arracher :
Dans le fond des cachots qu’il vienne le chercher ;
Des fers me répondront de ce roi que j’abhorre.
RAYMOND.
Un serment de Louis t’en répond mieux encore.
ALMODAN.
Il pourrait le trahir. De son fier protecteur
Je veux par-là du moins abaisser la hauteur.
Il se plaît à braver ma puissance absolue ;
Il défend les chrétiens... leur perte est résolue.
Vizir, veille sur eux.
Scène V
RAYMOND, seul
Il va donc les frapper !
Aux fureurs du soudan nul ne peut échapper.
Mais si, de Nouradin secondant la vaillance,
Je pouvais... Ô mon cœur, reçois cette espérance.
Vous allez tous périr sur des bords étrangers ;
On arme vos bourreaux... J’adopte vos dangers ;
Je veillerai sur vous : dissipez vos alarmes.
Ne me repoussez pas, ô mes compagnons d’armes ;
Pardonnez à Raymond : dans son cœur abattu
L’excès de ses remords rappelle la vertu.
Oui, je vais de mon roi reconquérir l’estime ;
En embrassant son fils il oubliera mon crime.
Apaise ton courroux, ô Dieu qui me poursuis :
Je puis sortir encor de l’opprobre où je suis.
Scène VI
RAYMOND, PHILIPPE
PHILIPPE.
Eh bien ! es-tu content, vizir, de ton ouvrage ?
À nos guerriers captifs on prodigue l’outrage ;
Bientôt du poids des fers on va charger leur roi :
Almodan peut-il mieux s’acquitter envers toi ?
RAYMOND.
Ah ! ne m’imputez point la fureur qui l’anime.
PHILIPPE.
Il t’a dû consulter, puisqu’il s’agit d’un crime.
RAYMOND.
Pensez-vous qu’un chrétien m’outrage impunément !
PHILIPPE.
Vois nos mépris : ils sont ton premier châtiment.
RAYMOND.
Maîtrisez, croyez-moi, le transport qui vous guide.
Vous voyez un vizir...
PHILIPPE.
Je ne vois qu’un perfide.
RAYMOND.
Songez que pour vous perdre il n’a qu’à le vouloir,
Et par prudence au moins ménagez son pouvoir.
PHILIPPE.
Ce pouvoir, prix honteux des parjures d’un traître,
N’est qu’un titre de plus à l’horreur qu’il fait naître.
RAYMOND.
Ah ! c’en est trop enfin. Eh ! malheureux, sais-tu
Si mon cœur, en secret de remords combattu,
Ne maudit pas son crime ? Et quand ta voix m’offense,
Sais-tu si, des chrétiens embrassant la défense,
Je n’allais pas enfin expier mon erreur ?
PHILIPPE.
Porte ailleurs tes secours, ils nous feraient horreur.
RAYMOND.
Je me flatterais donc d’une espérance vaine !
PHILIPPE.
N’attends plus des chrétiens qu’une éternelle haine.
RAYMOND.
Le chemin de l’honneur m’est fermé sans retour !
Chrétiens et musulmans m’accablent tour à tours
Quels mépris, quels affronts il faut que je dévore !
Mon cœur, mon lâche cœur les souffrirait encore !
Eh bien ! de mon courroux redoutez les effets !
PHILIPPE.
Nous attendons la mort.
RAYMOND, en sortant.
Vous serez satisfaits.
Scène VII
PHILIPPE, LOUIS, MARGUERITE, qui ont entendu les derniers vers de la scène
LOUIS.
Qu’ai-je entendu, mon fils ? Quel aveugle délire !
PHILIPPE.
Je n’ai pu résister à l’horreur qu’il m’inspire.
LOUIS.
Deviez-vous de Raymond ranimer la fureur ?
MARGUERITE.
Sa vertu l’égara : pardonnez cette erreur.
PHILIPPE.
Tout mon cœur se soulève à l’aspect de ce traitre.
LOUIS.
Son âme au repentir allait céder peut-être.
Dieu, pour finir nos maux, se servait aujourd’hui
D’un enfant égaré qui revenait à lui ;
La vertu le touchait ; vous l’enchaînez au crime.
Le malheureux, par vous repoussé dans l’abime,
Poursuivra les chrétiens qu’il aurait défendus :
Ils mourront, et c’est vous qui les aurez perdus.
PHILIPPE.
J’implore en rougissant le pardon de mon père.
LOUIS.
Écoutez-moi, mon fils ; en vous la France espère ;
Vous régnerez. Se vaincre est le devoir d’un roi :
Et, maître d’un grand peuple, il doit l’être de soi.
Mais que veut Châtillon ?
Scène VIII
PHILIPPE, CHÂTILLON, LOUIS, MARGUERITE
LOUIS.
Vers nous qui vous amène ?
CHÂTILLON.
Vos dangers.
LOUIS.
Quelle main a brisé votre chaîne ?
CHÂTILLON.
Suivi de ses soldats, Nouradin furieux
D’un mot a fait tomber les fers injurieux
Dont nous avait chargés la haine d’un parjure.
Touché de nos revers, sensible à notre injure,
Le peuple le seconde, et, soulevé par lui,
Contre votre oppresseur vous offre son appui.
Nouradin ose armer des sujets infidèles !
LOUIS.
Je n’accepterai point l’appui de ces rebelles.
CHÂTILLON.
Ah ! du moins des chrétiens acceptez les secours.
Almodan vous menace, il peut trancher vos jours.
Vos guerriers, pour vous seul connaissant les alarmes,
Libres de leur serment, ont ressaisi leurs armes.
Auprès de Nouradin ils se sont tous rangés,
Ils vont bientôt combattre, et nous serons vengés.
PHILIPPE.
Est-il vrai ?
CHÂTILLON.
Le soudan ne peut à leur courage
Opposer désormais qu’une impuissante rage ;
Et peut-être assiégé jusque dans son palais,
Le perfide paiera les maux qu’il nous a faits.
Mais craignant que sur vous sa fureur assouvie
À vos vengeurs armés ne vous livrât sans vie,
J’accours pour vous sauver. Un musulman séduit
Par de secrets détours jusqu’à vous m’a conduit.
Venez, ou sous mes yeux Almodan vous immole.
Suivez-moi.
LOUIS.
Le soudan a reçu ma parole.
CHÂTILLON.
Il trahit son serment.
LOUIS.
Je respecte le mien.
CHÂTILLON.
Fuyez.
LOUIS.
Je suis Français, chevalier, et chrétien.
CHÂTILLON.
La mort vous environne en ce palais funeste ;
Si vous suivez mes pas nous triomphons.
LOUIS.
Je reste.
CHÂTILLON.
Vous restez ?
LOUIS.
Je le dois.
CHÂTILLON.
J’admire, et je me tais.
À la reine et au prince.
Mais vous, du moins, l’amour et l’espoir des Français ?
MARGUERITE, se plaçant sur le sein de Louis.
Ses serments sont les miens, le devoir nous rassemble.
PHILIPPE, se jetant de l’autre côté dans les bras de Louis.
Voilà ma place.
LOUIS.
Eh bien ! nous souffrirons ensemble.
À Châtillon.
Pour vous, qui, dans les fers indignement plongé,
Êtes de vos serments pour jamais dégagé,
Partez ; et que le ciel, comblant votre espérance,
Vous ouvre les chemins, et vous rende à la France.
CHÂTILLON.
Non, seigneur, c’en est fait, je ne vous quitte pas.
LOUIS.
Le devoir en ce lieu n’enchaîne point vos pas.
CHÂTILLON.
Dans l’aveugle courroux que nos maux ont fait naître,
Tantôt je méconnus et j’offensai mon maître ;
Je m’attache à son sort, et je veux aujourd’hui
Expier mon erreur en mourant avec lui.
LOUIS.
Châtillon, votre roi, votre ami vous en prie :
Songez à votre fils, songez à la patrie,
Vous leur devez vos jours ; éloignez-vous ; adieu.
CHÂTILLON.
Jamais.
LOUIS.
Partez, vous dis-je... Il n’est plus temps, grand Dieu !
Scène IX
RAYMOND, CHÂTILLON, PHILIPPE, LOUIS, MARGUERITE, SOLDATS MUSULMANS
RAYMOND.
Soldats, exécutez l’ordre de votre maître.
Qu’on les charge de fers, qu’on désarme ce traitre.
Vos jours en répondront.
CHÂTILLON, tirant son glaive.
N’avancez pas. Et toi,
Si tu l’oses, approche, et viens frapper mon roi.
RAYMOND.
Gardes, obéissez.
LOUIS, à Châtillon.
La résistance est vaine.
Aux Musulmans.
Je suis prêt à vous suivre.
MARGUERITE.
Hélas !
RAYMOND.
Qu’on les entraîne.
MARGUERITE.
Dieu puissant des chrétiens, nous abandonnez-vous ?
LOUIS.
Même au fond des cachots il veillera sur nous.
ACTE IV
Scène première
RAYMOND, ALMODAN, SOLDATS
ALMODAN.
Soldats de Mahomet, soutiens de mon empire,
Contre votre soudan lorsqu’un traître conspire,
Fidèles à l’honneur, autour de moi rangés,
Par de nouveaux serments vous êtes engagés.
Séduit par les chrétiens, mon peuple m’abandonne ;
Mais c’est à vous, soldats, que je dois ma couronne ;
Et, soumettant bientôt des sujets entrainés,
Vous défendrez les droits que vous m’avez donnés.
Du dieu de Mahomet vous vengerez l’injure ;
Vous ne souffrirez point qu’un musulman parjure,
Complice des chrétiens, déserteur de nos lois,
Sur nos autels détruits ose planter la croix.
De la fidélité vous donnerez l’exemple.
Soldats, du haut des cieux Mahomet vous contemple.
Vous défendez son culte, il guidera vos coups,
Et le bras du prophète est étendu sur vous.
Jusque dans mon palais la révolte m’assiège.
Nouradin, entouré des traîtres qu’il protège,
Exige que Louis soit délivré par moi,
Et qu’à ces vils chrétiens je rende enfin leur roi.
Il attend ma réponse : eh bien ! s’il ne s’arrête,
J’irai la lui porter en lui portant sa tête.
Allez, braves guerriers, qu’aucun péril n’abat,
Vous recevrez de moi le signal du combat.
Soyez prêts, et bientôt la révolte impuissante
Courbera devant nous sa tête obéissante.
À Raymond.
Toi, demeure.
Scène II
RAYMOND, ALMODAN
RAYMOND.
Soudan, qu’exiges-tu de moi ?
Me voilà prêt.
ALMODAN.
Vizir, je puis compter sur toi ?
Tu vois quel est mon sort ; ta crainte est confirmée,
Nouradin a séduit et le peuple et l’armée ;
Par ses lâches conseils mes sujets éblouis,
Prêts à quitter leur dieu pour le Dieu de Louis,
Vont au pied de la croix se prosterner, sans doute.
Il faut les arrêter.
RAYMOND.
Que veux-tu faire ?
ALMODAN.
Écoute.
Par mon ordre bientôt amené devant toi,
De ta bouche Louis va recevoir ma loi :
Je veux, des révoltés assurant la défaite,
Détromper mes sujets, et les rendre au prophète.
Qu’en adorant le Dieu dans l’Égypte adoré,
Louis donne l’exemple à ce peuple égaré ;
Qu’il choisisse aujourd’hui notre culte, ou la tombe,
Qu’il foule aux pieds la croix, ou que sa tête tombe.
RAYMOND.
J’approuve ton dessein.
ALMODAN.
L’arrêt est prononcé :
Qu’il vienne, et qu’à l’instant il lui soit annoncé.
Aux portes du palais, vizir, je vais l’attendre.
Dans ma retraite encor je saurai me défendre :
Pour arriver à moi, Nouradin doit marcher
Sur le corps palpitant du roi qu’il vient chercher.
Scène III
RAYMOND, seul
Le voilà donc porté l’arrêt irrévocable !
Fier Louis, du soudan la fureur implacable
Ne te laisse à choisir que le crime, ou la mort.
L’objet de tes mépris est maître de ton sort.
Je ne verserai plus de larmes inutiles :
Fuyez loin de mon cœur, fuyez, remords stériles.
Qu’il meure !... ou qu’à mon crime il soit associé ;
Et soyons sans terreur, ainsi que sans pitié.
C’en est fait.
Scène IV
LOUIS, RAYMOND, SOLDATS
LOUIS.
À la mort il faut que je m’apprête.
Votre maître l’ordonne ; eh bien ! qui vous arrête ?
Obéissez.
RAYMOND.
Sans doute, il vous doit le trépas.
À sa juste fureur vous n’échapperez pas ;
Mais il veut bien encor suspendre sa vengeance.
Du soudan qu’on trahit méritez l’indulgence !
Votre arrêt est dicté, vos périls sont certains :
C’est à vous désormais de régler vos destins.
LOUIS.
Parlez ! quel est l’arrêt qu’a prononcé sa haine ?
RAYMOND.
Ses guerriers sont séduits, Nouradin les entraîne,
Le traître nous menace, et, le glaive à la main,
Espère jusqu’à vous se frayer un chemin ;
Il veut sauver vos jours : vous mourrez s’il avance ;
Aux portes du palais enchaînez sa vaillance ;
C’est à vous de choisir la vie ou le trépas,
Il faut que sous vos pieds la croix...
LOUIS.
N’achève pas !
À cet excès d’audace aurais-je dû m’attendre ?
Misérable, as-tu cru que je pourrais t’entendre ?
Moi ! racheter mes jours par un tel attentat !
Sais-tu quel est le sort d’un chrétien apostat ?
Sais-tu par quels tourments, sais-tu par quel supplice,
Du Dieu qu’il a trahi l’éternelle justice
Vengera son autel et son nom blasphémé ?
De chagrins, de remords le traitre consumé
Au bras qui le poursuit ne pourra se soustraire.
Jamais aucun chrétien ne lui dira : mon frère.
RAYMOND.
Ciel !
LOUIS.
À la table sainte il ne peut plus s’asseoir.
Étranger en tous lieux, sans repos, sans espoir,
Il entend dans son cœur une voix qui lui crie :
Tu n’as plus de parents, tu n’as plus de patrie !
Que sert à l’apostat un pouvoir odieux ?
Le dernier citoyen lui fait baisser les yeux.
Méprisé du soudan qui lui paya ses crimes,
Lisant sa honte écrite au front de ses victimes,
Il gémit, mais trop tard, accablé de son sort,
Il déteste la vie, et redoute la mort.
RAYMOND.
Quels accents ! quels regards ! la céleste vengeance
Par la voix de Louis m’annonce ma sentence.
LOUIS.
Réponds-moi ; ce pouvoir, prix de son déshonneur,
Donne-t-il au coupable un instant de bonheur ?
Chasse-t-il le remords qui s’attache à sa suite ?
En vain il veut cacher le trouble qui l’agite ;
Du temps, avec terreur, il mesure le cours.
Il voudrait prolonger ses misérables jours,
Vain désir ! la mort vient ; à son heure dernière,
Il n’a pas un ami pour fermer sa paupière,
Il est seul ; devant lui son œil épouvanté
N’aperçoit que la tombe et que l’éternité.
Éternité ! l’espoir de la vertu paisible :
Pour le chrétien parjure éternité terrible !
C’en est fait. Des tourments le séjour va s’ouvrir.
Son heure sonne, il meurt, et renaît pour souffrir.
RAYMOND.
Arrêtez, arrêtez. Quels tourments ! Je succombe.
LOUIS.
L’horreur du monde entier le suivra dans la tombe.
RAYMOND.
Épouvantable arrêt !
LOUIS.
Cet arrêt est le tien.
RAYMOND.
Je me jette à vos pieds.
LOUIS.
Tremble !
RAYMOND.
Je suis chrétien.
LOUIS.
Qui ? toi !
RAYMOND.
Je suis chrétien ! Mon Dieu, juge implacable,
Vois mes pleurs, mes sanglots, le remords qui m’accable.
LOUIS.
Eh quoi ! le remords...
RAYMOND.
Oui, je le sens, il est là.
Égaré par l’orgueil, ma raison se troubla ;
Je connais mon forfait, je le hais, je l’abjure.
Depuis le jour affreux qui m’a rendu parjure,
Depuis que j’ai du Christ déserté les drapeaux,
Mon cœur n’a pas joui d’un instant de repos.
Des chrétiens, je le sais, le destin est horrible,
La mort est sous vos pas ; mais votre âme est paisible.
Des champs de vos aïeux à jamais exilés,
Vous tournez vers le ciel vos regards consolés.
On ne pourra, du moins, vous ôter ce refuge :
Vous y trouvez un père ; et moi j’y vois un juge !
La nuit, le jour, partout, son bras vengeur me suit.
Hélas ! à quel destin mon forfait m’a réduit !
Au fond de vos cachots vous trouvez l’espérance,
Sur ces murs odieux je crois lire : Vengeance.
Au céleste courroux que pourrais-je opposer ?
Dieu m’a maudit, mes pleurs ne sauront l’apaiser ;
Il repousse mes vœux ; mon âme intimidée
D’un autre monde en vain voudrait chasser l’idée,
Elle accroit mes tourments, me poursuit en tout lieu !
Oui, malheur éternel à qui trahit son Dieu !
Il tombe aux genoux de Louis.
LOUIS.
Relevez-vous.
RAYMOND.
Qu’entends-je ? Ô ciel, quelle espérance !
Venez-vous du Très-Haut m’annoncer la clémence ?
Vos regards sans courroux se sont tournés vers moi ;
Je suis chrétien encore, et vous êtes mon roi !
LOUIS.
Réponds : à tes remords, malheureux, puis-je croire ?
RAYMOND.
De mon crime avec moi périsse la mémoire !
LOUIS.
Tu peux le réparer.
RAYMOND.
En est-il encor temps ?
LOUIS.
Mon fils, Dieu tend les bras aux mortels repentants.
RAYMOND.
Eh bien ! prenez pitié de ma douleur extrême ;
Parlez ; que faut-il faire ?
LOUIS.
Il faut, à l’instant même,
Rompre le pacte affreux qui te lie aux forfaits ;
Il faut rendre au soudan ses perfides bienfaits,
Et dans un cloître saint, caché sous le cilice,
Désarmer par tes pleurs la céleste justice.
RAYMOND.
Oui, c’est là mon destin ; vous serez obéi.
Je consacre mes jours au Dieu que j’ai trahi :
Puissé-je mériter qu’enfin il me pardonne !
Mais c’en est fait de vous, si je vous abandonne :
Aux fureurs du soudan comment vous arracher ?
Lui-même ici peut-être il viendra vous chercher.
Il va donc sans obstacle immoler sa victime !
Non. Pour vous délivrer tout devient légitime,
Je cours auprès de lui. Mon roi, rassurez-vous :
Il va briser vos fers, ou tomber sous mes coups.
LOUIS.
Arrête, malheureux ! quel délire t’égare ?
RAYMOND.
Avez-vous oublié le sort qu’il vous prépare ?
LOUIS.
As-tu donc oublié qu’il compte sur ta foi ?
Qu’entouré d’ennemis il est sacré pour toi,
Qu’il t’a comblé de biens ?
RAYMOND.
Quoi ! c’est vous qu’il opprime,
Vous, qui sauvez ses jours !
LOUIS.
En t’épargnant un crime.
RAYMOND.
Ainsi, sans défenseur, captif, près de périr,
Vous repoussez la main qui peut vous secourir !
LOUIS.
Non ; je puis te devoir une faveur bien chère.
Tu m’as vu séparer de mon fils, de sa mère :
Dis un mot, leurs prisons vont s’ouvrir à ta voix ;
Je les embrasse encor pour la dernière fois.
RAYMOND.
J’y cours : et s’il le faut, quand votre mort s’apprête,
Entre la hache et vous je placerai ma tête.
Scène V
LOUIS
Mon Dieu, je te rends grâce ! Un moment égaré,
Au chemin du devoir il est enfin rentré.
Son crime était bien grand : son repentir l’efface ;
Dans les rangs des chrétiens il reprendra sa place.
Mais, hélas ! l’heure approche. En ces moments affreux
Pourra-t-il exaucer le plus cher de mes vœux ?
Reverrai-je mon fils ? Juste ciel que j’implore,
Dans mes bras paternels le presserai-je encore ?
Et toi, fidèle épouse, en ce funeste lieu
Pourrai-je au moins te dire un éternel adieu,
Avant que d’Almodan l’impitoyable rage...
Ils viennent... Dieu puissant, affermis mon courage !
Scène VI
MARGUERITE, LOUIS, PHILIPPE
PHILIPPE.
Mon père !
MARGUERITE.
Mon époux !
LOUIS.
Nous voilà réunis !
Je les tiens dans mes bras ! Mon épouse, mon fils !
Mon fils !... ah ! que pour moi ce moment a de charmes !
Je n’osais l’espérer... Je vois couler vos larmes,
Reine, rassurez-vous.
MARGUERITE.
Qui peut me rassurer ?
Sur nos destins ici tout sert à m’éclairer :
En vain de Nouradin les armes nous défendent ;
Déjà le glaive est prêt, les bourreaux vous attendent.
C’est le dernier instant !
LOUIS.
Ne l’empoisonnons pas.
Reine, si l’Éternel ordonne mon trépas,
Je dois subir l’arrêt dicté par sa colère :
Mais s’il veut me couvrir de son bras tutélaire,
Du perfide soudan les efforts seront vains,
Et le fer des bourreaux tombera de leurs mains.
MARGUERITE.
Ne permets pas, grand Dieu, que le crime s’achève !
PHILIPPE.
J’implore ton secours : je te demande un glaive.
LOUIS.
Je reconnais mon fils : au-dessus du malheur,
Rien ne semble impossible à sa jeune valeur.
J’aime cette vertu qu’en lui mon peuple honore ;
Mais la France à son roi demande plus encore.
Tu peux l’être bientôt. Ô mon fils, mon cher fils,
Entends mes derniers vœux et mes derniers avis ;
Grave-les dans ton cœur. Si le ciel, qui me frappe,
Veut aux coups d’Almodan que ta jeunesse échappe,
S’il te rend aux Français que tu dois gouverner,
Songe aux nombreux écueils qui vont t’environner ;
Et, suivant le chemin que te trace ton père,
Joins au bien qu’il a fait le bien qu’il n’a pu faire.
PHILIPPE.
Ah ! puisse l’Éternel me frapper avant vous !
Mais sur vous seul, hélas ! s’il fait tomber ses coups,
Si, détruisant l’espoir où mon cœur s’abandonne,
Il condamne mon front à porter la couronne,
J’aurai pour me guider vos vertus et vos lois :
L’exemple de mon père est la leçon des rois.
LOUIS.
Lorsqu’un arrêt sanglant aura frappé ton père,
Ô mon fils, c’est à toi de consoler ta mère.
Tu vois où la conduit sa tendresse pour nous :
Tu connais tes devoirs, tu les rempliras tous.
De respect et d’amour environne sa vie :
Je vais m’en séparer, et je te la confie.
Révère ton aïeule : à ses conseils soumis,
Suis ses sages leçons, n’en rougis pas, mon fils.
Redoutée au dehors, de mon peuple bénie,
L’Europe avec respect contemple son génie ;
Et les Français en elle admirent, avec moi,
Les vertus de son sexe, et les talents d’un roi.
Loin de ta cour l’impie et ses conseils sinistres.
Affermis les autels, honore leurs ministres.
Fils aîné de l’Église, obéis à sa voix ;
Du Pontife Romain fais respecter les droits ;
Rends hommage au pouvoir qu’il reçut du ciel même :
Mais, soutenant, mon fils, l’honneur du diadème,
Si d’une guerre injuste il t’imposait la loi,
Résiste, et sois chrétien, sans cesser d’être roi.
Accueille ces vieillards dont l’austère sagesse
À travers les périls guidera ta jeunesse ;
De leur expérience emprunte les secours ;
Fais régner la justice. Abolis pour toujours
Ces combats où, des lois usurpant la puissance,
La force absout le crime, et tient lieu d’innocence.
À la voix des flatteurs que ton cœur soit fermé.
Consolateur du pauvre, appui de l’opprimé,
Permets que tes sujets t’approchent sans alarmes,
Qu’ils te montrent leur joie, ou t’apportent leurs larmes :
Compatis à leurs maux ; sois fier de leur amour ;
Règne enfin pour ton peuple, et non pas pour ta cour.
Je le connais ce peuple ; il mérite qu’on l’aime ;
En le rendant heureux tu le seras toi-même,
MARGUERITE.
Vous déchirez mon cœur. Non, le ciel en courroux
Ne nous privera point d’un père et d’un époux ;
Vous vivrez...
LOUIS.[1]
Vainement votre espoir se ranime.
Au parjure Almodan il faut une victime.
Il m’attend... Sa fureur m’ordonne des forfaits.
Il va me voir... Peut-être accusant mes délais...
Ah ! partons ; à ses coups je vais m’offrir.
PHILIPPE.
Mon père !
LOUIS.
Adieu ! séparons-nous. Songez à votre mère.
Mon Dieu, veille sur eux, et je bénis mon sort.
MARGUERITE.
Je ne vous quitte pas.
PHILIPPE.
Je vous suis à la mort.
ACTE V
Scène première
MARGUERITE
On m’arrache à Louis !... a-t-il cessé de vivre ?
A-t-on frappé mon fils ? Et je n’ai pu les suivre !
Et je trouve partout de barbares soldats
Qui ferment les chemins, qui retiennent mes pas !
J’entends autour de moi le bruit affreux des armes ;
Et seule en ce palais arrosé de mes larmes,
Et j’espère et je crains... S’ils avaient échappé ?...
Si le soudan... Non, non ; le cruel a frappé.
Ils ont péri. Chassons une vaine chimère.
Quoi ! tout à l’heure encor j’étais épouse et mère.
Dieu ! que m’as-tu laissé ? les larmes, leur cercueil.
Mon fils n’est plus !... Ce fils il était mon orgueil.
Cher enfant, que de joie au jour de ta naissance !
Par quels chants d’allégresse et de reconnaissance
Le Français, ô mon Dieu, bénissant ta bonté,
Célébra mon bonheur et ma fécondité !
Plus de chants de bonheur. France, mon fils succombe ;
Et l’espoir d’un beau règne est perdu dans la tombe.
Scène II
MARGUERITE, JOINVILLE
MARGUERITE.
Mais, Joinville, quel Dieu guide vos pas vers moi ?
Que venez-vous m’apprendre ? Ah ! parlez ; votre roi...
Du sort de mon époux daignez, daignez m’instruire.
Expliquez-vous, de grâce, ou devant vous j’expire.
JOINVILLE.
Eh bien, il faut parler ; grand Dieu ! qu’exigez-vous ?
Vous n’avez plus de fils, vous n’avez plus d’époux.
MARGUERITE.
Ciel !...
JOINVILLE.
J’ai vu sur leur front lever le cimeterre,
On se mêle, on combat ; le sang rougit la terre.
Aux bourreaux de mon roi que n’ai-je pu m’offrir !
Du moins, à vos côtés, reine, je viens mourir.
À travers les soldats qu’échauffe le carnage
J’arrive jusqu’à vous, guidé par mon courage.
Trahi par ses sujets, trompé dans ses desseins,
Le perfide Almodan tient vos jours dans ses mains.
Quel frein peut arrêter la fureur qui l’anime ?
À ses affreux soldats s’il livrait leur victime ?...
Entourés dans ce lieu, nous n’en pouvons sortir
Mais je vous défendrai jusqu’au dernier soupir.
MARGUERITE.
Et quel est votre espoir ? que peut votre courage ?
Pensez-vous me soustraire à leur aveugle rage ?
Vous périrez, Joinville, et vos yeux expirants
Me verront au milieu de ces tigres sanglants
En butte à leurs fureurs... Quoi ! cette horde infâme
De votre roi, Joinville, outragerait la femme !
Bourreaux de mon époux, arrêtez ! Les voici ;
Leur glaive fume encore ! Arrachez-moi d’ici ;
Fuyons...
JOINVILLE.
Hélas !
MARGUERITE.
Non, non, la fuite est impossible.
Je les entends. Eh quoi ! dans ce moment terrible,
Vous verriez mes tourments sans pouvoir me sauver !
JOINVILLE.
Que faire ?
MARGUERITE.
De l’opprobre il faut me préserver.
JOINVILLE.
Ô pénible devoir !
MARGUERITE.
Ami, de votre zèle
Votre reine demande une preuve nouvelle.
JOINVILLE.
Grand Dieu !
MARGUERITE.
Pour déjouer leurs horribles projets,
Il faut de votre main m’immoler.
JOINVILLE.
J’y songeais.
MARGUERITE.
Vous jurez d’obéir, et mon âme est tranquille.
Quels cris ! Ah ! ce sont eux. On vient ; frappez, Joinville ;
Elle se jette à genoux.
Frappez... Mon Dieu, je meurs en embrassant ta croix.
Scène III
MARGUERITE, PHILIPPE, JOINVILLE
PHILIPPE dans la coulisse.
Ma mère !
MARGUERITE.
Juste ciel, qu’entends-je ? quelle voix !
C’est mon fils ! C’est mon fils ! ce n’est point un prestige :
Le voilà ; je le vois. Mon Dieu, par quel prodige,
Quand je pleurais sa mort, me rends-tu mon enfant ?
PHILIPPE.
Almodan est vaincu, mon père est triomphant.
MARGUERITE.
Il respire !
JOINVILLE.
Est-il vrai ? Quelle main protectrice
Sous les pas de mon roi ferma le précipice ?
J’ai vu le fer levé : qui détourna les coups ?
PHILIPPE.
Dieu, vaincu par vos pleurs, s’est déclaré pour nous.
Ne pouvant du soudan désarmer la colère,
J’attendais le trépas aux côtés de mon père ;
Des gardes d’Almodan nous étions entourés.
Assiégeant son palais, de son sang altérés,
Chrétiens et musulmans qu’un même espoir rassemble,
Étonnés de marcher et de combattre ensemble,
Demandaient à grands cris qu’on fit tomber nos fers.
Des gardes tout à coup les rangs se sont ouverts ;
Almodan nous entraîne, il s’élance, il s’écrie :
« Nouradin, où t’emporte une aveugle furie ?
« Ne me connais-tu pas ? Crois-tu m’intimider ?
« Tombe sur moi le ciel, plutôt que de céder !
« Tu demandes Louis ? vers lui tourne la vue ;
« Regarde ; sur son front la mort est suspendue.
« Peuple, n’avance pas ; et vous, chrétiens, fuyez,
« Ou sa tête à l’instant va tomber à vos pieds. »
Nos vengeurs, à ces mots, frémissent immobiles,
Et, maintenant armés de glaives inutiles,
Ils brûlent d’avancer ; ils n’osent faire un pas.
Nouradin cependant, suivi de ses soldats,
Vers nous se précipite ; on se flatte, on espère...
Almodan dit un mot : on va frapper mon père ;
Il est perdu ! Raymond, ce Français criminel,
S’élance, et pour son roi reçoit le coup mortel.
Nouradin aussitôt nous saisit, nous dégage.
Almodan veut encor faire tête à l’orage ;
Il combat, mais en vain. Ses soldats éperdus
Déjà cèdent au nombre et ne l’écoutent plus ;
Et chacun d’eux, le front incliné vers la terre,
Aux pieds de Nouradin pose son cimeterre.
Seul, debout au milieu de ses guerriers soumis,
Almodan semble encor braver ses ennemis.
On le désarme : en vain il rêve encor le crime ;
On traîne l’oppresseur aux pieds de sa victime.
Le coupable Raymond, à son dernier instant,
Craint la mort qui le presse et le Dieu qui l’attend.
Il croit voir de ce Dieu s’allumer la colère,
Et ses regards mourants interrogent mon père.
Mon père rend la paix à son cœur alarmé :
Du Tout-Puissant, dit-il, le courroux est calmé.
Vous revenez à lui, comptez sur sa clémence :
De ses élus pour vous l’éternité commence.
Il meurt, et devant Dieu, qu’implore son effroi,
Il paraîtra couvert du pardon de son roi.
MARGUERITE.
Il a sauvé vos jours ! Mon Dieu, sois-lui propice,
Et que son dévouement apaise ta justice !
Mais, ô mon fils ! volons auprès de mon époux.
PHILIPPE.
Vous allez le revoir ; il s’avance vers nous,
Je l’entends. Quelle foule autour de lui se presse !
Scène IV
JOINVILLE, MARGUERITE, PHILIPPE, LOUIS, NOURADIN, CHRÉTIENS, SOLDATS MUSULMANS, PEUPLE
MARGUERITE.
Cher époux ! l’Éternel vous rend à ma tendresse !
LOUIS.
Bénissons-le ; ce Dieu, dont j’implorais l’appui,
N’abandonne jamais qui se repose en lui.
Mais vous, peuple, soldats, quel sujet vous amène ?
Qu’exigez-vous ?
NOURADIN.
Louis, ils ont brisé ta chaîne,
Le parjure soudan par nous est abattu,
Le musulman, frappé de ta haute vertu,
S’incline devant toi, te révère, t’honore ;
Tu le dois estimer ; pour lui fais plus encore :
Ce peuple, ces guerriers, te parlent par ma voix,
Brave Louis, consens à leur donner des lois.
Dans tes vaillantes mains plaçant sa destinée,
Devant un roi captif l’Égypte est prosternée.
LOUIS.
Musulmans, loin de moi ces coupables honneurs ;
Respectez votre roi, surtout dans ses malheurs.
Chacun de vous, dit-on, me jure obéissance ?
Allez de votre maître implorer la clémence.
À Nouradin.
Généreux Nouradin, magnanime vainqueur,
Vos bienfaits resteront gravés dans notre cœur.
Pardonnez si Louis repousse votre zèle
Et l’hommage égaré de ce peuple rebelle.
NOURADIN.
Tu commandes ; ce peuple obéit à ta loi ;
Par tes vertus, sur lui tu règnes malgré toi.
LOUIS.
Nous, marchons au soudan, que son peuple abandonne :
C’est peu de nos rançons, rendons-lui sa couronne.
Pour Raymond expiré, qu’en ce jour solennel
Nos vœux reconnaissants montent vers l’Éternel.
Compagnons, votre Dieu comble votre espérance :
Nous saluerons bientôt les rives de la France.
[1] Des gardes paraissent dans le fond.