L'Institut de Beauté (Alfred CAPUS)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 21 novembre 1913.
Personnages
ADRIENNE, 28 ans
LA BARONNE, 40 ans
CÉLINA, 25 ans
SÉRAPHINE, 30 ans
JULIETTE, 20 à 25 ans
ÉLÉONORE, 20 à 25 ans
MADAME ÉLIANI
LÉON LAGRAINE, 36 ans
BOMBEL, 55 ans
LÉOPOLD, 28 ans
BROCHIN, 40 ans
LE DIRECTEUR
MADAME ORBIER
UNE DAME
FEMME DE CHAMBRE
VALET DE PIED
ACTE I
Dans un appartement d’un grand Palace. Au lever du rideau, Léon fume une cigarette. Entre un garçon d’hôtel.
Scène première
LÉON, allongé dans un fauteuil, LE GARÇON, puis ADRIENNE
LÉON.
Un cocktail ?
LE GARÇON.
Bien, monsieur. Je l’apporte à l’instant.
LÉON, à Adrienne qui paraît à droite.
Tu ne veux pas un cocktail ?
ADRIENNE.
Non, merci.
LÉON.
Qu’est-ce que tu fais cet après-midi, ma chérie ?
ADRIENNE.
Je vais...
Sonnerie du téléphone qui interrompt la phrase.
LÉON.
Vois ce que c’est.
ADRIENNE, allant au téléphone.
Oui... oui... c’est ici... Je suis madame Lagraine...Voici mon mari, monsieur...
À Léon.
Léon, monsieur Brochin... Connais-tu ?
LÉON, se levant brusquement.
Brochin ? l’éditeur... ?
Il se précipite au téléphone.
C’est vous-même, monsieur... ? Comment donc... je serai très flatté...
Adrienne prend l’autre récepteur.
Oui, figurez-vous... je n’ai pas encore trouvé un appartement qui me plaise, j’étais obligé de quitter le mien et je suis au Great-Palace avec ma femme... Je crois bien... On est admirablement pour travailler... la tranquillité dans le luxe... Vous êtes trop bon... Je ne bouge pas, je vous attends... À tout de suite...
Il raccroche le récepteur et d’un air rayonnant.
Ça, c’est épatant !... c’est inespéré !
ADRIENNE.
Ne t’emballe pas ! ne t’emballe pas !
LÉON.
Un éditeur qui, à notre époque, se donne la peine de téléphoner à un monsieur pour lui dire qu’il a lu son manuscrit, et quel manuscrit, des vers ! Car j’ai eu le toupet de lui envoyer mes vers... ! Demande à n’importe qui, c’est épatant !
ADRIENNE.
C’est leur métier à ces gens-là.
LÉON.
Leur métier est de les éditer, ce n’est pas de les lire. Et Brochin non seulement les a lus, mais il les trouve remarquables...
ADRIENNE.
Il n’a pas dit ça du tout. Il n’a rien dit.
ADRIENNE.
Il n’a pas dit ça du tout. Il n’a rien dit.
LÉON.
Pardon, il a dit : « Je vous donnerai mon opinion de vive voix. » Si cette opinion n’était pas bonne, si elle n’était pas excellente, Brochin ne se dérangerait pas pour venir au Palace... lui-même.
ADRIENNE.
Il vient au Palace parce qu’il y a rendez-vous avec quelqu’un. Tu n’as pas entendu ? et il profite de l’occasion, puisque tu y es... C’est curieux comme tu arranges les choses à ton point de vue...
LÉON.
Je les interprète dans un sens favorable... Je ne vois pas pourquoi j’appellerais sur ma tête les pires catastrophes par des gestes craintifs et des paroles timides...
Entre le garçon avec un cocktail.
Merci... Mettez ça là...
Quand le garçon est sorti.
J’ai eu tout de même une idée sublime de nous installer ici...
ADRIENNE.
Il fallait bien nous installer quelque part... Nous étions sans domicile, grâce à toi...
LÉON.
Je ne pouvais plus demeurer rue du Faubourg-Poissonnière... Impossible d’écrire une ligne, dans ce brouhaha, au milieu de ce bruit... dans ce va-et-vient continuel d’employés, d’ouvriers, de camionneurs... Comment voulez-vous faire des vers au milieu de tout ça ?... Comment voulez-vous faire des vers ?...
ADRIENNE.
C’est que, mon chéri, quand nous nous sommes mariés, tu n’écrivais pas... Tu n’étais pas encore poète, tu étais marchand de papiers peints... Alors, il était tout naturel d’habiter le faubourg Poissonnière.
LÉON.
Pardon... pardon... je n’étais pas marchand de papiers peints... C’est mon frère qui l’était. Ne confondons pas... Moi, j’avais simplement des fonds dans la maison.
ADRIENNE.
Tu étais associé, mon chéri.
LÉON.
J’étais associé si tu veux, mais je ne m’occupais de rien, de rien du tout... Alors, j’ai retiré mes fonds pour mener une vie plus conforme à mes goûts... plus artiste... Et puis, il est bon de se donner de temps en temps la sensation qu’on a deux cent mille francs de rente, son automobile...
ADRIENNE.
Et des cocktails à discrétion.
LÉON.
Servis par des domestiques bien stylés. Évidemment, nous n’avons pas deux cent mille francs de rente.
ADRIENNE.
Nous en avons vingt mille.
LÉON.
Voilà ! Mais ce qu’il ne faut surtout pas, c’est nous résigner à mener une vie médiocre et bornée, comme mon frère et ma belle-sœur.
ADRIENNE.
Qui sont très heureux.
LÉON.
Ils ne sont pas heureux, ils sont immobiles, ce qui est très différent. D’ailleurs, ce n’est pas parce que nous dépenserions pendant quelques années trois ou quatre fois plus que nos revenus que ce serait très grave...
ADRIENNE.
Tu vas encore me parler de ton oncle de Dijon !
LÉON.
Oui... j’ai de ses nouvelles... Hélas ! c’est navrant ! Cinquante-cinq ans à peine et dans un état de ramollissement !... il ne peut plus faire un pas... on le traîne dans une petite voiture... C’est la fin ! Dieu sait si je ne souhaite pas sa mort, mais tout vaut mieux que cette déchéance, tout ! Je n’ose même pas aller le voir. Il est perdu... Tu vois qu’il n’y a pas lieu de nous inquiéter.
ADRIENNE.
Remarque, mon chéri, que je n’insiste pas... Ce n’est jamais moi qui t’embêterai... Je t’adore, moi, je suis très heureuse, et tant que tu ne feras que des bêtises moyennes, je ne me permettrai aucune observation.
LÉON.
Et si je me mets à faire des bêtises au-dessus de la moyenne ?
ADRIENNE.
Alors, j’interviendrai... et comment ! C’est admirable ! Il y aurait ici quelqu’un qui ne nous connaîtrait pas et on lui demanderait : « Qui est de ces deux êtres celui qui songe à faire des économies pour ses vieux jours. » Il n’y a pas d’erreur... c’est toi qu’on prendrait pour le bourgeois, pour le garçon malin en affaires... pour le bonhomme prudent... tandis que c’est juste le contraire...
LÉON.
C’est moi qui suis le poète, le fantaisiste, et toi, tu es la sagesse. Allons ! embrasse-moi, la sagesse...
ADRIENNE.
Ne t’y fie pas, pourtant. J’ai l’air au repos, parce que je te tiens bien et que je suis entièrement satisfaite de toi, comme mari d’abord et ensuite comme camarade... parce que je ne m’ennuie jamais et que, quand j’ai envie de m’amuser...
LÉON.
Je t’amuse, n’est-ce pas ? Je t’amuse...
ADRIENNE.
Mais le jour où, sous prétexte de faire des vers, tu aurais l’ombre d’une pensée qui ne se rapporterait pas à ma petite personne, je ne sais pas de quoi je serais capable... En attendant, j’ai la confiance, la tranquillité et le plaisir... Alors je ne vois pas pourquoi je ne m’offrirais pas le luxe d’être raisonnable... Tu es l’homme gai et fidèle, il n’y a pas mieux.
LÉON.
Il n’y a pas mieux, évidemment.
ADRIENNE, un petit temps.
Eh bien ?
LÉON.
Eh bien, quoi ?
ADRIENNE.
C’est tout ce que tu trouves à me répondre ?
LÉON.
Tu ne me demandes rien... Tu dis que je suis gai... C’est vrai.
ADRIENNE.
Je te dis aussi que tu es fidèle.
LÉON.
C’est encore vrai, et ça ne comporte pas de réponse. C’est un fait.
ADRIENNE.
Oui... mais tu aurais pu profiter de l’occasion pour me dire que tu es encore plus fidèle que je ne crois... Ç’aurait été la moindre des choses.
LÉON.
Je te suis encore plus fidèle que je ne le crois moi-même.
ADRIENNE.
Bon... ça me suffit... ça me suffit...
LA FEMME DE CHAMBRE, entrant.
Monsieur Brochin...
LÉON.
C’est lui... Faites entrer.
ADRIENNE.
Je vous laisse seuls.
LÉON.
Mais non, mais non. Il est bon qu’il te voie. Seulement, laisse-moi parler... ne te mêle pas trop à la conversation... Je sais ce qu’il faut dire à ces gens-là... et même si j’altère légèrement la vérité, reste impassible.
ADRIENNE.
Tu ne veux pourtant pas le rouler ?
LÉON.
Non, mais je ne veux pas qu’il me roule.
ADRIENNE.
Ça revient au même... N’aie pas peur, je suis ta femme.
La femme de chambre introduit Brochin.
Scène II
LÉON, ADRIENNE, BROCHIN
BROCHIN, allant à Léon, la main tendue.
Très heureux, monsieur Lagraine, de faire votre connaissance.
LÉON.
Et moi de même, monsieur... Voulez-vous me permettre de vous présenter ma femme ?
BROCHIN.
Madame... mes hommages...
ADRIENNE.
Monsieur...
Elle lui montre un siège.
Je vous en prie.
BROCHIN, s’asseyant.
Je ne connaissais pas ces nouveaux appartements du Great-Palace... On m’en avait parlé, ils sont délicieux.
LÉON.
Oui... J’adore cette existence de grands hôtels cosmopolites... on a la sensation qu’on n’est ni chez soi, ni chez les autres, mais chez une espèce de magicien fastueux qui vous donne l’hospitalité sans vous imposer sa présence... C’est exquis...
BROCHIN.
Très moderne.
LÉON.
Un paquebot où on n’a pas le mal de mer...
BROCHIN.
Vous habitez la province ?
LÉON.
Pas du tout... J’habite Paris... j’y suis né... j’y ai fait toutes mes études et je m’y suis marié.
BROCHIN, galant, en regardant Adrienne.
Il était inutile de me dire que vous aviez épousé une Parisienne...
ADRIENNE.
Oh ! Monsieur... trop aimable... Je fais ce que je peux...
BROCHIN.
Je vous posais cette question parce qu’en vous voyant au Palace...
LÉON.
Je vous ai expliqué dans le téléphone...
BROCHIN.
Oui... j’avais oublié... Et vous pouvez vraiment travailler ici ? C’est très curieux... Ah ! maintenant, je vais vous donner mon opinion sur le manuscrit que j’ai reçu de vous... Je vais vous la donner carrément, franchement, comme un homme qui a été frappé par votre talent et qui compte beaucoup sur vous... Oui, madame, votre mari est un poète.
ADRIENNE.
Oh ! tant mieux !
BROCHIN.
J’ignore s’il est un grand poète... ça dépendra du succès de son volume.
ADRIENNE.
Évidemment.
BROCHIN.
Mais il a une personnalité... c’est ce que nous recherchons tous... c’est ce qui a attiré d’abord mon attention sur lui...
Il lui tend la main.
LÉON.
Merci... merci...
BROCHIN.
Oui... vous voyez les choses d’une façon qui n’est qu’à vous... Vous êtes à la fois moderne et naïf...
LÉON.
Oui... oui...
BROCHIN.
Lyrique et corrompu...
LÉON.
Oui... oui...
ADRIENNE.
Mais non, mais non, il n’est pas corrompu...
BROCHIN.
En vers... il l’est en vers...
ADRIENNE, sur un signe sévère de Léon.
Ça, je ne dis pas...
BROCHIN.
À propos, je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, il y a dans votre manuscrit un sonnet qui n’est pas terminé.
LÉON.
Je le terminerai cet été.
BROCHIN.
Je vous signalerai encore quelques fautes de prosodie et même de syntaxe qui n’ont d’ailleurs aujourd’hui aucune importance.
LÉON.
Je les ai faites exprès.
BROCHIN.
Alors, tout va bien... Je publierai votre volume en octobre, à la rentrée.
LÉON, se levant.
En octobre !... Vous excusez mon émotion !...
BROCHIN.
Elle est toute naturelle.
LÉON.
Débuter ainsi chez le plus grand éditeur de Paris... comme ça, du premier coup...
BROCHIN.
Chez un homme, en tout cas, qui aime les jeunes... Quel âge avez-vous ?
LÉON.
Trente-cinq ans.
BROCHIN.
Ne bougeons pas de là, c’est le meilleur âge aujourd’hui pour débuter... On a encore de la fougue et déjà de la maturité... On a vécu sans être trop fatigué... C’est excellent... Qu’avez-vous fait jusqu’ici ?
LÉON.
J’ai été refusé à Polytechnique.
BROCHIN.
C’est tout ?
LÉON.
C’est tout.
BROCHIN, souriant.
Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez de la fortune ?
LÉON.
Je suis largement à l’abri des préoccupations matérielles...
ADRIENNE.
C’est-à-dire que...
Elle s’arrête sur un regard de Léon.
BROCHIN.
Vous m’êtes très sympathique et je me charge de votre lancement. Voyez-vous, mon cher, il y a deux sortes de poète : le poète riche et le poète pauvre... Ils se lancent d’une façon très différente. Le poète pauvre a pour lui les jeunes gens, les cafés littéraires, le quartier Latin, les petites revues... Le poète riche a les salons, le boulevard, la presse... Il doit se montrer, recevoir, avoir une femme comme la vôtre, un train de maison... Vous êtes dans la bonne voie, marchez ainsi... vous arriverez, je réponds de vous.
Silence.
Ah ! maintenant, je vous quitte. Nous pourrions déjeuner ensemble un de ces jours, voulez-vous ?
LÉON.
Je crois bien !
BROCHIN.
Au revoir donc, ne vous dérangez pas... ne me reconduisez pas... D’ailleurs, je reste à l’hôtel un instant... J’ai une visite à faire à la baronne Tournois.
ADRIENNE.
À la baronne ?... Mais nous la connaissons très bien !...
BROCHIN.
Oui... elle me l’a dit.
ADRIENNE.
Nous nous sommes liés avec elle depuis que nous habitons le Palace.
BROCHIN.
C’est une excellente amie à moi... J’étais en relations d’affaires avec son mari, le baron Tournois, le sénateur... J’avais édité de lui une brochure politique... Quand il a abandonné sa femme et sa situation pour suivre une chanteuse de café-concert, vous vous rappelez le scandale ?... C’est moi qui ai servi d’intermédiaire aux époux... J’ai tâché d’arranger les choses. Tout cela est loin. Aujourd’hui, la baronne est veuve, elle voyage et on ne la voit que rarement à Paris.
ADRIENNE.
J’ai infiniment de sympathie pour elle... C’est une femme d’une distinction charmante.
BROCHIN.
Et qui est au courant de tout... qui s’intéresse à tout... Je ne vous cache pas que je lui ai lu quelques-uns de vos vers...
LÉON.
Ah ! vraiment ?
BROCHIN.
Entre autres les « Impressions de tunnel », qui sont à mon avis une de vos plus belles inspirations... Elle en a été bouleversée... Vous avez en elle une grande admiratrice... Elle est pour beaucoup dans la démarche inusitée que je fais auprès de vous.
ADRIENNE.
Elle ne m’en a jamais parlé... Quelle délicatesse !
BROCHIN.
Vous pouvez la remercier. Pensez aussi à lui envoyer votre volume quand il paraîtra... Au revoir, madame... Au revoir, mon cher poète... N’oubliez pas de finir le sonnet.
LÉON.
Je vous le promets.
Sort Brochin.
Scène III
LÉON, ADRIENNE
LÉON.
Embrasse-moi à l’instant.
ADRIENNE.
Voici, mon chéri.
LÉON.
Hein ? Qui est-ce qui ne prenait pas son mari au sérieux, avant d’avoir entendu un éditeur le couvrir d’éloges ? Qui est-ce qui le prenait pour un amateur sans importance, pour une espèce de bourgeois poète qui veut se hausser jusqu’à l’art ?...
ADRIENNE.
Je ne suis pas poète... je pouvais me tromper... alors, je n’osais rien dire.
LÉON.
Mais, quand je te lisais mes vers, tu n’étais pas emballée... Si tu ne m’avais pas aimé, tu les aurais trouvés idiots...
ADRIENNE.
Pardon... je sentais bien que tu avais du génie... mais je n’étais pas sûre que tu avais du talent.
LÉON.
Et, maintenant, tu en es sûre ?
ADRIENNE.
Oui... autant qu’on peut être sûr de ces choses-là, bien entendu... Moi, tu sais, je suis d’une famille de petits commerçants de rien du tout... et il faut que je me fasse à l’idée que tu es devenu poète. Mais ça vient... ça vient. Il me semble que je commence à t’admirer. Mon pauvre chéri, j étais injuste envers toi souvent, je m’en rends compte... Je gênais ton inspiration... Allons ! je te laisse travailler...
LÉON.
Oui, je me sens en verve ! Vas-tu chez ma belle-sœur ?
ADRIENNE.
Non, je vais justement faire des courses avec la baronne...
LÉON.
Ah ! oui... Vous allez vous faire mettre des tas de choses sur les joues et sous les yeux !...
ADRIENNE.
Mais pas du tout !... Nous allons visiter un Institut de beauté... qui appartenait à une cousine de la baronne... Elle en a hérité... c’est toute une histoire...
LÉON.
Bon ! bon ! Ça m’est égal.
ADRIENNE.
D’ailleurs, ce ne serait pas un crime d’aller là, toutes les femmes y vont, même les plus jeunes... Quant aux autres !... As-tu remarqué comme les femmes de soixante ans sont jolies depuis quelques années ?
LÉON.
C’est vrai... c’est vrai... Je me demandais à quoi ça tenait...
ADRIENNE.
Aux Instituts de beauté. Et je suis curieuse de connaître une de ces maisons... On ne sait pas ce qui peut arriver... À un moment donné, je peux vieillir...
LÉON.
Ça m’étonnerait.
ADRIENNE.
Tout est possible, mon chéri...
Entre la femme de chambre.
LA FEMME DE CHAMBRE.
C’est Mademoiselle Célina, madame.
ADRIENNE.
Qu’elle entre !
LÉON.
Célina ?...
ADRIENNE.
C’est la dame de compagnie de la baronne... sa lectrice... une très brave fille...
À Célina.
Entrez, Célina, entrez !... Qu’y a-t-il ?
Scène IV
LÉON, ADRIENNE, CÉLINA
CÉLINA.
La baronne m’envoie dire à madame qu’elle sera prête dans un quart d’heure et qu’elle viendra prendre madame.
ADRIENNE.
Bien, c’est entendu.
LÉON, regardant Célina.
Il me semble que je connais cette frimousse-là !
ADRIENNE.
Tu as rencontré Célina dix fois dans les couloirs de l’hôtel.
LÉON.
Non... je l’ai vue ailleurs...
À Célina qui sourit.
N’est-ce pas ?
CÉLINA.
En effet.
LÉON.
Où donc ? J’ai beau chercher...
ADRIENNE.
Dites, Célina, dites...
CÉLINA.
Si madame veut me permettre de prendre un instant l’accent bourguignon que j’ai tout à fait perdu, monsieur me reconnaîtra peut-être.
LÉON.
L’accent bourguignon !
CÉLINA, avec un accent.
Et comment ça va-t-il, aujourd’hui, m’sieu Léon ?
LÉON.
Mais oui, sacrebleu ! je vous reconnais, maintenant... Célina... la petite... la petite qui gardait les oies... Comment, c’est vous ?
CÉLINA.
La petite gardeuse d’oies... de la ferme de M. Bombel, votre oncle...
ADRIENNE.
Vous avez gardé les oies, vous, Célina ?
CÉLINA.
Mieux qu’elles ne m’ont gardée, comme vous voyez.
ADRIENNE.
Et vous ne m’avez jamais dit ça !...
CÉLINA.
J’ai horreur de raconter ma vie...
LÉON.
Eh bien, vous avez fait un joli chemin ! Quel changement ! Quelle élégance ! Je dirai même quelle distinction !...
ADRIENNE.
C’est un véritable roman !
CÉLINA.
Voilà où est votre erreur, madame. Ma vie est d’une extrême simplicité, au contraire. Oh ! oui... oui... ça paraît bizarre au premier abord... On pense : « Voilà une femme qui, à seize ans, était gardeuse d’oies dans une ferme de la Bourgogne et qui, dix ans après, sait l’anglais, l’allemand et l’italien, et voyage avec une baronne en qualité d’intendante. Elle a dû avoir une existence très mouvementée. »
LÉON.
Il me semble...
CÉLINA.
Eh bien, monsieur Léon, vous vous trompez. Il ne m’est rien arrivé d’extraordinaire... Je n’ai pas même été séduite...
LÉON.
Allons donc ! Ah ! non... Racontez ça à ma femme, mais pas à moi.
CÉLINA.
Ma parole... Vous vous rappelez le berger de chez votre oncle ?
LÉON.
Vaguement.
CÉLINA.
Un assez beau gars... Il voulait me séduire, j’ai failli y passer. Il me promettait le mariage. Vous me croirez si vous voulez, c’est ça qui m’a sauvée. Je me suis dit : « Comment, quand j’aurai été séduite par cette brute, il faudra encore que je l’épouse ! Jamais de la vie ! » Et j’ai fichu le camp pour Paris.
LÉON.
Oui... mais à Paris ?...
CÉLINA.
À Paris, monsieur Léon, j’ai eu la veine jusqu’ici de ne rencontrer que des hommes qui me dégoûtaient... J’attends toujours... J’ai été femme de chambre... demoiselle de magasin... Il y a même une cocotte qui m’a appris le piano... j’ai lu... je me suis instruite... et, enfin, j’ai rencontré Madame la baronne Tournois qui m’a prise en affection et m’a emmenée dans ses voyages. Vous voyez, ce n’était pas la peine de vous raconter tout ça.
LÉON.
Mais moi ça m’a fait plaisir.
ADRIENNE.
Et ça nous a donné une grande sympathie pour vous.
LÉON.
Et y êtes-vous retournée, au pays, depuis votre transformation ?
CÉLINA.
Une fois, l’année dernière. Je suis allée présenter mes devoirs à votre oncle...
LÉON.
Il a été étonné ?
CÉLINA.
Ah ! le pauvre monsieur, il ne s’étonne plus de rien... C’est navrant de le voir dans cet état-là !...
LÉON.
N’est-ce pas ?
CÉLINA.
Il n’a plus d’âge... C’est une espèce de neurasthénie qui l’a pris... Que voulez-vous ? on ne reste pas impunément à la campagne toute sa vie, au grand air !... à se reposer... Votre oncle n’a pas vécu, c’est de ça qu’il meurt...
Entre la baronne.
Scène V
LÉON, ADRIENNE, CÉLINA, LA BARONNE
LÉON, va à sa rencontre.
Madame...
LA BARONNE.
J’emmène votre femme, vous permettez ?
LÉON.
Certes.
LA BARONNE.
C’est une si charmante compagnie pour moi...
À Adrienne.
Chère amie...
Elle lui serre la main.
ADRIENNE, à la femme de chambre qui a suivi la baronne.
Un chapeau...
Elle se chapeaute pendant les répliques suivantes.
LA BARONNE, à Léon.
Je n’ose vous demander de nous accompagner... Vous devez avoir autre chose à faire...
Sur un signe de Léon qui lui montre de loin sa table de travail sur laquelle il y a des papiers.
Oui... je comprends... une page commencée... une belle page que nous verrons quelque jour... Brochin m’a dit qu’il vous avait révélé sa petite indiscrétion et la mienne, par conséquent... Ah ! ces « Impressions de tunnel » ! J’ai hâte de les relire en volume... Vous avez beaucoup voyagé ?
LÉON.
Très peu. Je suis allé dans le Midi, comme tout le monde.
LA BARONNE.
Moi, j’ai parcouru dix fois l’Europe... j’ai mené une vie internationale et passionnée. Comme vous avez bien noté tous les frémissements du voyage !...
ADRIENNE, se retournant.
N’est-ce pas ?
LA BARONNE.
Ah ! j’ai retrouvé dans vos vers des impressions que je croyais avoir été la seule à éprouver... Quand vous parlez, par exemple, du « bruit noir des tunnels »...
CÉLINA.
Le bruit noir !... Oh ! là, là !... C’est beau !
LA BARONNE.
Oui, c’est beau... À l’entrée de la voûte, le wagon s’illumine soudain, tandis que de chaque côté de la voie on dirait que des troupeaux de bêtes furieuses et affolées par la lumière le poursuivent avec des cris rauques. Il y a là une angoisse unique et secrète que vous avez rendue admirablement... Excusez-moi de vous le dire si mal...
ADRIENNE.
Je connais mon mari, vous êtes tout excusée.
LÉON.
Et vous n’êtes que trop indulgente, madame.
LA BARONNE.
Non... non... si vous saviez la joie que j’ai eue à vous rencontrer, vous et madame Lagraine... Je n’ai presque plus de relations à Paris... et je craignais l’isolement dans cette ville qui ne me fait plus l’effet d’être en France, mais en Europe.
ADRIENNE.
Vous n’allez pas la quitter avant longtemps, j’espère ?
LA BARONNE.
Ah ! je ne demanderais pas mieux... Ça dépend de tant de choses !
CÉLINA.
Nous en avons des affaires à régler à Paris !
LA BARONNE.
Entre autres, celle de cet Institut de beauté où je vous emmène précisément... Comme je vous l’ai dit, je viens d’en hériter d’une de mes parentes qui était en train d’y faire une grosse fortune.
LÉON.
Tant mieux !
LA BARONNE.
Elle gagnait je ne sais combien... Célina a les comptes.
CÉLINA.
Cent mille francs par an. Quel bon métier ! Voilà ce qu’il me faudrait...
ADRIENNE.
Cent mille francs !
LA BARONNE.
Et vous comprenez que je ne voudrais pas laisser péricliter la maison faute de direction. Ce que je cherche, c’est une Parisienne chic, élégante, ayant de la souplesse, du goût... une vraie femme de tête comme était ma cousine... J’abandonnerais la moitié des bénéfices, et il n’y a aucune mise de fonds, la maison est tout installée.
ADRIENNE.
Mais vous savez que j’ai votre affaire !... J’ai tout à fait votre affaire...
LA BARONNE.
Vous connaissez une personne qui serait capable... ?
ADRIENNE.
Je crois bien !
LA BARONNE.
Qui ?
ADRIENNE.
Moi !
LÉON, riant.
Ah ! ah ! Je m’y attendais... je m’y attendais...
ADRIENNE.
C’est étonnant comme je gagnerais volontiers cinquante ou soixante mille francs par an !...
LA BARONNE.
Et même plus.
ADRIENNE.
Et même plus, si c’est nécessaire...
À Léon.
Qu’est-ce que tu en penses, mon chéri ?
LÉON.
Je te vois dirigeant quoi que ce soit, et surtout un Institut de beauté !
ADRIENNE.
Ah ! tu ne m’y vois pas !... Eh bien, et si la baronne y consent ?...
LA BARONNE.
Ce serait le rêve.
LÉON.
Allons ! allons ! pas d’enfantillage !
LA BARONNE.
Vous avez l’air de plaisanter, monsieur Lagraine... mais c’est une situation tout ce qu’il y a de plus honorable, une profession nouvelle, qui convient merveilleusement à une femme...
CÉLINA.
Ça vaut rudement mieux que d’être institutrice !
LA BARONNE.
Il y a vingt employés à diriger... un laboratoire de chimie, de la correspondance avec, les cinq parties du monde... Venez donc voir ça et puis nous en recauserons.
LÉON, toujours riant.
Voilà ! Allez... allez !
ADRIENNE.
Dépêchons-nous... Tu m’attends ?
LÉON.
Oui.
LA BARONNE.
Au revoir, monsieur Lagraine.
CÉLINA.
Au revoir, monsieur Léon.
Elles sortent toutes les trois.
Scène VI
LÉON, UN GARÇON
LÉON.
Tâchons de travailler un peu, maintenant...
Entre le garçon.
LE GARÇON.
Monsieur Bombel.
LÉON.
Mon oncle ?...
LE GARÇON.
Oui, monsieur, l’oncle de monsieur.
LÉON.
Comment l’a-t-on laissé sortir dans cet état-là !...
Entre Bombel.
Scène VII
LÉON, BOMBEL
BOMBEL, très bien portant, paraissant cinquante ans à peine, épanoui, souriant, en costume de voyage.
C’est moi, mon garçon, c’est moi...
LÉON, le regardant, ayant de la peine à le reconnaître, puis sursautant.
Ah çà !... Ah çà !... Laissez-moi vous regarder.
BOMBEL.
Tu es étonné, n’est-ce pas ? Dis-moi que tu es étonné, ça me fera plaisir.
LÉON.
C’est un miracle !... C’est une résurrection !
BOMBEL.
Tu ne crois pas si bien dire... Avant-hier, j’étais mort, mon ami, j’étais mort !...
LÉON, riant.
Mort ! avant-hier !
BOMBEL.
C’est-à-dire que les trois meilleurs médecins de Dijon... À propos, je me suis permis de faire apporter chez toi une petite collation, j’ai une faim de loup...
LÉON, faisant un pas.
Ah ! vous avez faim ? Vous avez commandé ?
BOMBEL.
J’ai commandé moi-même, merci...
LÉON.
Quand avez-vous quitté Dijon ?
BOMBEL.
Ce matin... et comme tu me disais dans ta dernière lettre que tu t’étais installé au Great-Palace, c’est là que je suis descendu aussi, pour être plus près de toi.
LÉON, très sincère.
Ah ! quelle bonne idée... Voilà une bonne idée ! Mon bon oncle, que je suis heureux de vous voir ! Vous ne vous ressentez plus de rien ?
BOMBEL.
Absolument plus rien... J’ai retrouvé la vigueur, l’élasticité des membres... Regarde ça...
Il plie les jarrets.
LÉON.
C’est merveilleux !
BOMBEL.
Et l’appétit !
Le garçon entre avec un plateau.
Mettez ça là... Tu vas voir si j’ai retrouvé l’appétit !...
LE GARÇON, avec un verre.
Le cocktail de monsieur.
Il pose le verre et sort.
BOMBEL.
Ah ! on est bien ici ! Sacrebleu ! on est bien !... Je ne vois pas ta femme ?
LÉON.
Elle est sortie. Vous allez la voir tout à l’heure.
BOMBEL.
J’espère qu’elle va bien ?
LÉON.
Très bien.
BOMBEL.
Ah ! mon ami... tant mieux ! Si tu savais la joie que j’éprouve maintenant à voir des gens en bonne santé... ! comme ta femme... comme toi... ! Tu as une mine superbe !
LÉON.
N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?... Racontez-moi donc un peu ?
BOMBEL, riant.
Tu es impatient...
Piquant du jambon et en avalant une large bouchée.
Je te disais donc qu’avant-hier les trois meilleurs docteurs de Dijon, appelés en consultation, ne me donnaient pas une heure à vivre... ils me l’ont avoué depuis... Et, ce qui est inouï, c’est qu’en deux ans pas un de ces bougres-là n’a été capable de me dire ce que j’avais... Je m’en allais, je dépérissais à vue d’œil, j’étais dans un état d’hébétement que tu as pu constater à ton dernier voyage...
LÉON.
Oui. Oh ! complet... complet... On sentait cependant qu’il y avait de l’espoir, que vous aviez encore du ressort...
BOMBEL.
Toi, tu le sentais... Mais les médecins n’y comprenaient rien... Quand je leur demandais : « Mais, enfin ! qu’est-ce donc que j’ai... ? Quel est le nom de ma maladie ? Je veux bien mourir, mais je voudrais savoir de quoi... » Ils me répondaient : « C’est de la neurasthénie... c’est une forme de neurasthénie qui n’est pas encore très étudiée. Ça passera avec le temps. » Il y en a un qui m’a dit que c’était un phénomène de retour d’âge... que les hommes, dans certains cas, y étaient sujets... Le troisième m’a soutenu que je devais avoir eu, dans ma jeunesse, une déviation de la colonne vertébrale...
LÉON, lui versant à boire.
Vous ? Vous avez toujours été sain comme l’œil !
BOMBEL.
N’empêche, mon ami, que j’étais devenu incapable de faire un mouvement, que je pleurais toute la journée... que je maigrissais... enfin, j’en étais arrivé à un tel état de prostration et de gâtisme, qu’avant-hier donc je me suis couché... après avoir revu mon testament... Je n’ai pas besoin de te dire que je t’avantageais, toi et Adrienne...
LÉON.
Mon bon oncle... Merci, merci toujours pour l’intention.
BOMBEL.
C’est alors que le miracle eut lieu... Les trois docteurs étaient là, près de mon lit, et ils se consultaient du regard... Je les apercevais dans une sorte de demi-sommeil... Soudain, je me réveillai de ma torpeur et, pendant une seconde, je les observai tous les trois... La plus grande indécision se peignait sur leur visage ainsi qu’une profonde indifférence de mon état. Alors, écoute ça...
LÉON.
J’écoute avec anxiété.
BOMBEL.
Devant ce spectacle, un ressort sembla se tendre en moi tout à coup... Je crispai les poings et je m’écriai : « Ah ! vous ne voulez pas me guérir ! Eh bien, je vais me guérir tout seul ! » Je me levai... Tu suis bien ? Je sautai à bas du lit, je passai un pantalon, je quittai la chambre et je me précipitai vers le parc dont je fis le tour au pas de gymnastique en comptant les arbres...
LÉON, riant.
En Comptant les arbres ?...
BOMBEL.
J’en ai compté deux cent cinquante en courant toujours. Et, à mesure que je courais, mon regard s’éclaircissait, le brouillard que j’avais depuis deux ans devant les yeux se dissipait... la mémoire me revenait, des idées libertines se pressaient dans mon cerveau... Enfin, je me sentais redevenir un homme ! Les docteurs, affolés, s’étaient mis à ma poursuite avec ma vieille bonne. Quand ils me rejoignirent, je les embrassai tous. Ils me croyaient fou. Pas du tout. J’étais guéri ! Ah ! mon ami, que c’est bon de n’être plus neurasthénique !
LÉON.
Vous avez une santé de fer ! La santé que nous avons tous dans la famille !... Je suis content de vous voir... Quand repartez-vous ?
BOMBEL.
Ah ! je te fiche mon billet que je ne suis pas prêt de retourner à Dijon... Assez de médecins ! Assez de visages renfrognés... Du sourire ! de la bonne humeur ! Je n’ai peut-être plus que vingt ou vingt-cinq ans à vivre, je veux en profiter...
LÉON.
Et comme vous avez raison !
BOMBEL.
Il me serait impossible aujourd’hui de voir un malade ou de fréquenter des gens qui aient des soucis... Tu n’as pas de soucis, au moins ?
LÉON.
Pas l’ombre.
BOMBEL.
Tes affaires vont bien ?
LÉON.
Je ne suis pas dans les affaires.
BOMBEL.
Tant mieux ! Ne me raconte pas ce que tu fais. Tu es content, tu as l’air heureux, c’est l’essentiel. Je te parais peut-être égoïste ?
LÉON.
Non, non... c’est très naturel.
BOMBEL.
Que veux-tu, mon garçon ? C’est un événement capital dans la vie d’un homme que d’être mort et ressuscité. On voit désormais les choses sous un aspect plus philosophique. Tiens ! j’oublie de te demander des nouvelles de ton frère ?
LÉON.
Tout va encore très bien de ce côté-là.
BOMBEL.
Ses enfants ? Sa femme ?
LÉON.
La santé même.
BOMBEL, riant.
Figure-toi que je ne me rappelle pas si tu as des enfants... Quelle drôle de maladie j’ai eue ! Tu n’as pas d’enfants, n’est-ce pas ?
LÉON, riant aussi.
Pas que je sache.
BOMBEL.
Alors, amusons-nous, mon ami ! soyons gais ! As-tu un cigare ?
LÉON.
Voici, mon oncle.
Entre Adrienne.
Scène VIII
LÉON, BOMBEL, ADRIENNE
ADRIENNE, courant se jeter au cou de Bombel.
Qu’est-ce que j’apprends ?...
BOMBEL.
Eh ! ma chère petite nièce !...
ADRIENNE.
Attendez... voilà du feu... ne vous gênez, pas pour moi... Allumez votre cigare... Ah ! quelle bonne surprise !
Elle le contemple.
BOMBEL.
Oui, oui... laisse-toi aller à ton étonnement... ça ne me froisse pas, au contraire... Léon te racontera cet événement prodigieux.
ADRIENNE.
L’important, mon oncle, c’est que vous soyez là, près de nous... Vous êtes au Palace ?
BOMBEL.
À cause de vous.
ADRIENNE.
Vous avez joliment bien fait... Avez-vous emmené votre valet de chambre ?
BOMBEL.
Non... Oh ! non... Il voudrait me soigner... Je ne veux plus être soigné... Ne me soignez pas, je vous en supplie...
ADRIENNE.
Avez-vous besoin de moi pour votre installation ?
BOMBEL.
Merci, mes objets sont en place... Il y a ici des garçons très gentils... Je leur ai déjà donné de gros pourboires afin qu’ils soient de bonne humeur.
LÉON.
Vous êtes la sagesse même, mon oncle.
BOMBEL.
Ah ! maintenant, je vous demande la permission d’aller m’étendre un peu avant le dîner... Je suppose que nous dînons ensemble ?
ADRIENNE.
Je crois bien ! Je crois bien !...
BOMBEL.
À tout à l’heure, mes enfants...
À Léon.
Ne te dérange pas, mon ami, je connais le chemin... Ce cigare est merveilleux... Il donne envie de faire un petit somme... À tout à l’heure.
Il embrasse Adrienne et sort.
Scène IX
LÉON, ADRIENNE
LÉON.
Je suis heureux que ce brave homme d’oncle soit rétabli. En ce moment, mon Dieu ! je me moque de son héritage... Je n’ai pas l’ombre d’un mauvais sentiment à son égard, d’une déception. Oh ! ma foi non.
ADRIENNE.
Ni moi... On n’est pas des sales gens...
LÉON.
Ah ! non...
ADRIENNE.
Mais, aujourd’hui, il faut regarder les choses en face. Voilà ! Ce n’est pas avec vingt mille francs de rente que nous pourrons avoir un appartement avenue du Bois et une auto. Ça allait bien tant qu’on pouvait compter sur ton oncle... Maintenant, mon petit, on n’a que deux solutions : ou rentrer faubourg Poissonnière ou bien me laisser faire ce dont on parlait tout à l’heure en plaisantant.
LÉON.
Quoi ?
ADRIENNE.
Prendre l’Institut de beauté que m’offre la baronne et gagner cinquante mille francs par an avec.
LÉON.
Tu es folle, n’est-ce pas ?
ADRIENNE.
Et ça, maintenant que je l’ai visité, j’en réponds.
LÉON.
J’appartiens à une famille où l’on n’est pas entretenu par les femmes, même par les femmes légitimes.
ADRIENNE.
J’étais sûre que tu allais dire des bêtises. C’est donc un déshonneur qu’une femme travaille de son côté pendant que le mari travaille du sien et qu’elle contribue à enrichir le ménage chiquement, proprement, d’une façon moderne et brillante !
LÉON.
Ma petite, dans la société, il y a des conventions. La femme d’un poète ne dirige pas un Institut de beauté.
ADRIENNE.
C’est donc incompatible avec la poésie ?
LÉON.
Incompatible !
ADRIENNE.
Alors, tu n’admets pas que les femmes travaillent ?
LÉON.
Si ! Mais pas la mienne.
ADRIENNE.
N’aie donc pas de ces préjugés-là, puisque tu es un artiste ! Et, d’abord, ce n’est pas un travail !... C’est un amusement, une distraction... Tu ne t’imagines pas l’animation qu’il y a dans ces endroits-là... les types qu’on voit... C’est très gai... Je n’y suis restée que quelques minutes, il est venu des Parisiennes très connues... dix Américaines et une négresse... Et on y vend des sachets, des pâtes, des crèmes de beauté, des perles de beauté, des savons de beauté... et des masques contre l’empâtement des joues... Tiens ! j’en ai acheté deux pour moi tout à l’heure.
Elle défait un paquet et en tire des petits masques en caoutchouc.
Vois... ça se met la nuit comme ça...
Elle en met un sur sa figure.
LÉON.
Je te défends de mettre ces machines-là sur ta figure, et surtout la nuit !
ADRIENNE.
Va, mon chéri, ne fais pas d’objections. Tu sais bien que je suis une femme propre, incapable de quoi que ce soit qui pourrait t’humilier ou te nuire... Et puis, ça me fouette le sang cette idée de diriger, de dominer, d’avoir vingt employés sous mes ordres... Eh ! nous ne sommes pas de grands seigneurs, après tout... Ta belle-sœur et ton frère sont dans les papiers peints.
LÉON.
Je me crois aussi grand seigneur que n’importe qui. Je peux être célèbre demain.
ADRIENNE.
Dès que tu seras célèbre, je donnerai ma démission. En attendant, je suis très décidée à faire notre fortune, si je peux !
LÉON.
On ne se lance pas dans une pareille aventure sans consulter des gens d’affaires.
ADRIENNE.
Jamais de la vie ! Il ne manquerait plus que ça ! On n’a pas besoin de gens d’affaires... La baronne et moi nous échangerons une lettre, simplement. Tout est déjà arrangé... convenu... Entre femmes on s’entend tout de suite ou on ne s’entend jamais...
LÉON.
Tu me permettras bien au moins de consulter mon oncle ?
ADRIENNE.
Ton oncle ! Je ne veux pas lui dire des choses désagréables ; mais, quand on a une santé comme la sienne on n’a pas le droit de donner des conseils à son neveu.
LÉON.
Ce n’est pas sérieux...
ADRIENNE.
Pas sérieux ! J’attends la baronne qui va m’apporter l’inventaire de l’année dernière... Tu l’examineras avec moi.
LÉON.
Je ne veux pas me mêler de ça. Je ne suis pas commerçant.
ADRIENNE.
Alors, laisse-moi faire toute seule. Moi, je suis la réalité. Toi, tu es l’idéal. Va fumer une cigarette.
LÉON.
Et j’aurais quitté les papiers peints pour me fourrer dans la pommade ! Ah ! non...
Adrienne accompagne Léon à droite pendant que la baronne entre.
Scène X
ADRIENNE, LA BARONNE, puis CÉLINA
LA BARONNE.
Eh bien ? Est-ce que votre mari consent ?
ADRIENNE.
Il se fait un peu tirer l’oreille... Les hommes ne comprennent rien à cette rapidité d’exécution que nous avons, nous autres femmes.
LA BARONNE.
Je vais vous montrer l’inventaire, Célina l’apporte.
CÉLINA, entrant.
Le voici, madame... Tenez... Cent quatre mille deux cents francs de bénéfices...
ADRIENNE.
C’est magnifique !... Donnez... donnez. Je vais le montrer à mon mari.
LA BARONNE.
Dépêchez-vous... Pendant ce temps-là je vais rédiger un projet de la lettre que nous devons échanger.
CÉLINA.
J’ai fait un brouillon.
LA BARONNE.
Et tout sera terminé ce soir. Voilà comment j’entends les affaires entre personnes comme nous, ma mignonne.
ADRIENNE.
Je reviens.
Elle sort.
Scène XI
CÉLINA, LA BARONNE
LA BARONNE, regardant le papier.
Oui... c’est bien, c’est très bien. Je suis très contente de cette solution, Célina. De cette façon nous pourrons repartir pour Palerme... dans quelques jours...
CÉLINA.
Nous avons le temps. J’ai comme une idée que nous n’y sommes pas encore, à Palerme...
LA BARONNE.
J’ai pourtant reçu ce matin une lettre de ce pauvre comte Travelli... Il s’ennuie et il me supplie de revenir. Il faut que je le rejoigne bientôt ou bien alors que je me décide à l’abandonner tout à fait.
CÉLINA.
C’est peut-être ce qu’il y aurait de plus simple.
LA BARONNE.
J’hésite beaucoup. Ce serait une si grande douleur pour lui... !
CÉLINA.
Quand on est à Paris, qu’est-ce que c’est que la douleur d’un homme qui habite Palerme ?
LA BARONNE.
J’ai tant aimé le comte Travelli...
Regardant Célina qui fait un geste et la moue.
Que signifie ce geste ?
CÉLINA.
Puisque vous ne l’aimez plus, à quoi bon parler de ça ? à quoi bon ?
LA BARONNE.
Célina, mon enfant, tu n’as aucune délicatesse de sentiment... Non, certes, je n’aime plus Philippo, mais il y a entre nous tant de souvenirs d’amour, tant d’émotions délicieuses, que j’ai de la peine à m’en séparer... Je voudrais qu’il comprît lui-même que je ne l’aime plus... Je ne voudrais pas être obligée de le lui dire. Oui, ce sont des nuances que tu est incapable de saisir, tu ne connais l’amour que par les livres.
CÉLINA.
Ah ! le fait est que, si ça continue, je ferai une chose qui est bien rare chez nous...
LA BARONNE.
Laquelle ?
CÉLINA.
Je me marierai vierge.
LA BARONNE.
On croit ça... !
CÉLINA.
Enfin ! nous restons ici, tant mieux !
LA BARONNE.
Oui, il est probable que nous restons. Car non seulement je n’aime plus Philippo, mais encore...
CÉLINA.
Mais encore vous en aimez un autre, j’ai deviné... Vous aimez...
Baissant la voix.
Vous aimez M. Léon Lagraine, poète français, comme vous dites.
LA BARONNE.
Un monsieur que j’ai rencontré depuis un mois à peine !
CÉLINA.
C’est très suffisant...
LA BARONNE.
Mais, ce que tu n’as pas deviné, Célina, ce que tu ne peux pas deviner, c’est le genre d’amour que j’éprouve pour lui.
CÉLINA.
Vous ne l’aimez pas comme vous avez aimé le comte Travelli ?
LA BARONNE.
Non... non... ni comme j’ai aimé Borcheff... Et, quand je compare les deux grands amours de ma vie à celui-là, il me semble que je suis devenue une autre femme... Je n’ai plus cette ardeur, cette initiative, cet instinct de domination... Je me sens timide devant ce garçon vigoureux qui piaffe, qui rit et qui a toujours l’air de vous demander si on veut jouer avec lui... C’est vrai, moi qui suis Française, c’est la première fois que j’aime un Français... Et ça me fait un peu peur... !
CÉLINA.
Eh bien, vous allez en chercher des histoires pour une chose si simple !
LA BARONNE.
Et, ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que moi, qui suis jalouse, moi qui ai quitté Borcheff parce qu’il hésitait entre sa femme et moi, j’ai, au contraire, pour cette petite Adrienne une sympathie extraordinaire... c’est une véritable amie pour moi !... J’adore son mari et je serais désolée de lui faire du chagrin à elle !... Conçois-tu ça ?
CÉLINA.
C’est des complications comme on en voit dans les romans d’aujourd’hui... Autrefois, si on aimait un homme, on était jalouse de sa femme ou de sa maîtresse. Maintenant, c’est changé, il paraît. On aime tout le monde à la fois. Et M. Léon, est-ce qu’il se doute que vous l’aimez ?
LA BARONNE.
Oh ! non... et il ne s’en doutera jamais... Jamais je n’oserai le lui laisser voir ni le lui dire.
CÉLINA.
Voulez-vous que j’aille le lui dire, moi ?
LA BARONNE.
Tu es folle, n’est-ce pas ?
CÉLINA.
Comme ça, au moins, vous sauriez si vous avez des chances.
LA BARONNE.
Je préfère ne pas le savoir... C’est plus émouvant... plus rare... C’est une nuance de l’amour que je ne soupçonnais pas encore... Et d’ailleurs, est-ce que je désire vraiment être sa maîtresse ? Je n’en sais rien, je n’en sais rien... Il me le demanderait, je n’accepterais peut-être pas...
CÉLINA, riant.
Non, vous vous gêneriez !
LA BARONNE.
Ah ! quelle fille vulgaire tu es !
CÉLINA.
Je suis nature.
LA BARONNE.
Eh bien, non, il y a dans le sentiment que j’éprouve quelque chose de tendre, de maternel, d’innocent...
CÉLINA.
Quel vice !
LA BARONNE.
Tais-toi, on ouvre !
La porte s’ouvre. Entre Bombel.
Scène XII
CÉLINA, LA BARONNE, BOMBEL, puis LÉON, puis ADRIENNE
BOMBEL, les apercevant.
Des dames... Eh ! des dames !...
Il s’incline, puis reconnaissant Célina qui ne le reconnaît pas.
Tiens ! tiens !
Il s’approche d’elle et lui tapote les joues.
Bonjour, petite, bonjour...
CÉLINA, suffoquée.
Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ?
BOMBEL, riant.
Ah ! Ah !
Il veut encore lui tapoter les joues.
CÉLINA.
Voulez-vous bien cesser... Voilà des manières...
LA BARONNE, s’avançant.
Mais, monsieur, en effet...
BOMBEL.
Elle ne me reconnaît pas !... Merci, mon enfant, vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir...
CÉLINA, le dévisageant.
Monsieur Bombel !...
BOMBEL.
Lui-même...
CÉLINA, tendant ses joues.
Continuez alors, continuez !... C’est monsieur Bombel, madame, dont je vous ai tant parlé...
LA BARONNE.
En effet... Monsieur... charmée...
CÉLINA.
Qu’est-ce qui vous est arrivé ?... Êtes-vous beau ! C’est tout de même vous !
BOMBEL, à la baronne.
Je vous prie d’excuser, madame, ma petite familiarité avec cette jeune personne.
LA BARONNE.
Comment donc !
Entrent Adrienne et Léon.
ADRIENNE.
Ah !
À la baronne.
Mon oncle... la baronne Tournois...
LÉON.
Puisque vous êtes là, mon oncle, je vous fais juge.
ADRIENNE.
Eh bien, c’est ça...
BOMBEL.
En quoi me fais-tu juge, mon garçon ?
LÉON.
D’une résolution très importante que vient de prendre Adrienne, et à laquelle, moi, je m’oppose.
BOMBEL.
Comme c’est grave de s’opposer à une résolution que veut prendre une femme !... Comme c’est grave !
LÉON.
Vous voyez, mon oncle, cette petite femme-là ?
BOMBEL.
Ta femme ?
LÉON.
Oui, mon oncle.
BOMBEL.
Eh bien ?
LÉON.
Il n’y a pas de créature plus heureuse... J’obéis à ses moindres caprices... Elle a voulu quitter notre appartement du faubourg Poissonnière où il y avait trop de bruit, pour venir loger au Palace... nous sommes allés au Palace...
ADRIENNE.
Quel toupet !
LÉON.
Elle veut une auto... je viens d’en commander une... Eh bien, madame n’est pas satisfaite de cette existence ! Et savez-vous ce qu’elle s’est mis en tête ?
BOMBEL.
Quoi ?
LÉON.
Elle s’est mis en tête de devenir une notable commerçante, de diriger un Institut de beauté ! Je parie que vous ne savez même pas, ce que c’est ?
BOMBEL.
Moi, je ne sais pas ce que c’est qu’un Institut de beauté ! Je le sais peut-être mieux que toi ! J’en reçois tout le temps des prospectus à Dijon... Plus de rides !...
ADRIENNE.
Voilà ! Vous aussi, mon oncle, vous l’avez remarqué que les femmes n’ont plus de rides !...
BOMBEL.
Il n’y a guère qu’à la campagne...
ADRIENNE.
Mais, à Paris, les rides ne se portent plus, c’est démodé, personne n’en veut...
LA BARONNE, riant.
On serait ridicule !
BOMBEL.
Et tu voudrais empêcher ta femme de diriger un Institut de beauté ?
ADRIENNE.
Tu es fou !
LÉON.
Il n’y a pas moyen de parler sérieusement !
BOMBEL.
C’est ça... c’est ça... ne parlons pas sérieusement.
LA BARONNE.
Consentez donc, monsieur Lagraine ?
ADRIENNE.
Consens, mon chéri.
CÉLINA.
Mais oui, monsieur Léon.
BOMBEL.
Allons ! mon garçon, décide-toi !
LÉON.
Ah ! vous le voulez tous ?
TOUS.
Oui !
LÉON.
Eh bien, je consens !
TOUS.
Ah !
LÉON.
Mais je fais une des plus grandes bêtises qu’un homme puisse faire dans sa vie !
ADRIENNE.
Oh ! que tu es gentil !
BOMBEL.
Et maintenant, allons dîner... Allons dîner tous ensemble... Baronne ?...
ADRIENNE.
Oh ! oui ! Baronne... Vous êtes des nôtres...
LA BARONNE.
Mais... mon Dieu... avec plaisir.
BOMBEL.
Et nous invitons aussi Célina.
LÉON.
C’est ça... Venez, Célina, venez...
CÉLINA.
Oh ! merci, monsieur Bombel.
BOMBEL.
Allons nous habiller. Rendez-vous à huit heures dans le hall.
TOUS.
Allons nous habiller.
Scène XIII
LÉON, ADRIENNE
LÉON.
Et maintenant, je vais travailler.
ADRIENNE.
Achève donc le machin de ton éditeur, pendant ce temps-là.
LÉON.
Le machin !... Le sonnet. J’ai une bonne demi-heure.
Il sonne.
Garçon ! un cocktail.
ACTE II
Un salon de l’Institut de beauté. À gauche, une sorte de petit bureau séparé de la grande pièce par un vitrage comme il y en a dans beaucoup de lieux servant à l’industrie et à de grandes administrations. Ce petit bureau est très élégant. Un canapé, une table, deux fauteuils. La porte s’ouvre latéralement sur la scène. Le petit bureau est inoccupé au lever du rideau. Il n’y a pas de plafond. Au lever du rideau, trois jeunes employées sont dans le fond, entrent et sortent, rangent, déplacent des objets de parfumerie. Adrienne, pendant les premières répliques, va d’une table au petit bureau et à une occupation quelconque.
Scène première
ADRIENNE, LA BARONNE, JULIETTE, SÉRAPHINE, puis UNE DAME
SÉRAPHINE, à Juliette.
Juliette, voulez-vous me passer deux savons de beauté et une crème de fraîcheur ?
JULIETTE.
Voici.
ADRIENNE, à la baronne.
On s’occupe de votre commande ?
LA BARONNE.
Oui... Oui... ne vous dérangez pas pour moi... Célina choisit ce qu’il me faut.
ADRIENNE.
C’est le moment de mon coup de feu... La journée commence à peine et tous les salons sont occupés... J’ai neuf personnes en train.
LA BARONNE.
En train ?
ADRIENNE.
Oui... une pour les cheveux, une pour la peau...
LA BARONNE, riant.
Ah ! je comprends...
ADRIENNE.
En deux mois, la clientèle a pas mal augmenté... Et je vais me mettre à opérer moi-même un de ces jours... Je prends des leçons.
LA BARONNE.
Je voudrais assister à vos débuts.
ADRIENNE, riant.
Le secret professionnel...
LA BARONNE.
Vous devez en voir des types ici ?...
ADRIENNE, tout en mettant sa blouse.
De toute espèce... Les femmes du monde qui n’osent pas avouer de suite... Et celles qui y vont carrément, au contraire, et qui vous racontent toutes leurs petites lacunes.
LA BARONNE.
Les meilleures, celles-là !
LA DAME, dans le fond, à Séraphine.
On en dit beaucoup de bien...
SÉRAPHINE.
C’est infaillible, madame.
LA DAME.
Et ça ne repousse jamais !
SÉRAPHINE.
Oh ! jamais, madame...
Elle fait un paquet.
LA BARONNE, à Adrienne en allant vers le petit bureau.
Vous êtes toujours contente de ces demoiselles ?
ADRIENNE.
Toujours... avec la petite exception indispensable, bien entendu.
LA BARONNE, souriant.
Laquelle ?
ADRIENNE, désignant Séraphine.
Celle-là... avec son air pincé...
LA BARONNE.
Séraphine ? Ah ! oui, elle espérait être nommée directrice, elle est vexée.
ADRIENNE.
C’est une véritable poison... C’est la débineuse... Un de ces jours, je lui dirai deux mots.
LA BARONNE.
Si elle vous ennuie, ne vous gênez pas.
SÉRAPHINE, qui est sortie un instant et qui revient.
Madame... Madame !... Le rendez-vous de trois heures, Madame Éliani, une de nos meilleures clientes.
LA BARONNE.
Je suis de trop ?... Dites-moi ? voulez-vous qu’après cette journée fatigante, je vienne vous chercher pour aller faire un tour au Bois ?
ADRIENNE.
Avec plaisir. J’adore votre robe.
LA BARONNE.
Oh ! c’est une robe sans prétention.
Elle lui serre la main et sort, pendant que Juliette introduit Madame Éliani.
Scène II
ADRIENNE, MADAME ÉLIANI
ADRIENNE, allant à la rencontre de Madame Éliani.
Madame... Je sais, madame, que vous êtes une cliente de la maison...
MADAME ÉLIANI.
Depuis des années... et justement je viens de passer l’été au grand air... de voyager en auto... Le vent, la pluie, pas une minute de repos. Je dois avoir la figure dans un état !... Voulez-vous voir ?
ADRIENNE.
Je vais vous mettre entre les mains de Marie-Louise... qui est étonnante pour le visage...
MADAME ÉLIANI.
Oh ! non... je vous en prie... Prenez-moi vous-même... C’est ce que faisait l’ancienne directrice, Madame Édouard... Je n’avais affaire qu’à elle...
ADRIENNE.
Ah ! Ah ! Vous désirez ?
MADAME ÉLIANI.
Oh ! oui... Vous devez avoir une telle expérience !
ADRIENNE.
Oui, certes... oui...
MADAME ÉLIANI.
J’enlève mon chapeau.
ADRIENNE.
Non ! Non ! gardez ! Rien qu’un petit arrangement pour aujourd’hui.
MADAME ÉLIANI.
Très bien, ça suffira. J’ai justement une petite conférence.
ADRIENNE, à part.
Allons-y !
MADAME ÉLIANI.
Mais, cet hiver, j’ai l’intention de me soigner avant tout.
ADRIENNE, se penche et prend de la pommade dans un petit pot avec le doigt.
Vous avez raison, madame. Avant tout, voilà le mot. Il faut que les femmes deviennent un peu égoïstes... Car, sans égoïsme, il n’y a pas de beauté... C’est le rôle de nos maisons... Elles forcent la femme pendant quelques heures à ne s’occuper que de soi... à ne plus penser au reste du monde et à développer ainsi sa personnalité... Et nous faisons du féminisme à notre façon... Voulez-vous vous pencher légèrement en arrière ?
MADAME ÉLIANI.
Comme ça ?
ADRIENNE.
Comme ça, oui, madame ! Ne bougeons plus...
Elle continue à travailler.
MADAME ÉLIANI.
Est-ce que vous n’en mettez pas un peu trop ?
ADRIENNE.
Non... non... Et maintenant le parfum de l’Institut.
MADAME ÉLIANI.
Oh ! là, là ! dans l’œil !
ADRIENNE.
Ce n’est rien, madame.
MADAME ÉLIANI, portant son doigt à une tempe.
Pendant que vous y êtes... Regardez donc là...
ADRIENNE.
Oui, eh bien ?...
MADAME ÉLIANI.
C’est une ride, n’est-ce pas ?
ADRIENNE, s’arme d’une grande loupe et regarde.
Euh !... pas tout à fait... Mais c’est tout de même un léger frisson de la peau qui ne tarderait pas à dégénérer en ride, si on le laissait faire... Mais, nous ne le laisserons pas faire... Attendez... que je me rende compte... Oui, oui, votre peau respire très bien... Je la vois respirer à la loupe... Par exemple, ce qui n’est pas très bon chez vous...
MADAME ÉLIANI.
Quoi ?... c’est quoi ?...
ADRIENNE.
C’est la matière sébacée. Nous nommons matière sébacée l’ensemble des glandes pleines de corps gras qui se trouvent sous l’épiderme.
MADAME ÉLIANI.
Et c’est ça qui n’est pas bon ?
ADRIENNE.
Il va falloir soigner très énergiquement votre matière sébacée... Là, c’est fini...
MADAME ÉLIANI.
Voulez-vous me donner une glace ?
ADRIENNE.
Voilà.
MADAME ÉLIANI, se regardant.
Oh ! Oh !
ADRIENNE.
Quoi ?
MADAME ÉLIANI.
Quelle drôle de figure !
ADRIENNE.
C’est très original... C’est la figure que nous lançons cet hiver...
MADAME ÉLIANI.
On ne s’y fait pas tout de suite... mais, en effet, c’est très original... Oui... oui...
Allant se regarder dans une glace.
On s’y habitue... C’est même très bien... Merci, madame Adrienne, merci...
ADRIENNE.
Je pourrais vous donner trois séances par semaine et peut-être ferons-nous un peu de massage électrique.
MADAME ÉLIANI.
Au revoir, madame, au revoir... Enchantée d’avoir fait votre connaissance...
Elle sort.
Scène III
ADRIENNE, JULIETTE, UNE DAME
Entre Juliette.
JULIETTE.
C’est la dame d’hier...
ADRIENNE.
Quelle dame ?
JULIETTE.
Celle qui vient pour une amie.
ADRIENNE.
Ah ! bien, faites-la entrer.
Allant au-devant.
Vous désirez essayer notre massage électrique, madame ?
LA DAME.
Oh ! ce n’est pas pour moi... C’est pour une de mes amies qui habite la province et qui a beaucoup entendu parler de votre maison... Il paraît que vous avez maintenant une salle de massage électrique pour le visage spécialement ?
ADRIENNE.
Cela donne des résultats étonnants au point de vue de la finesse des traits et de la jeunesse du visage.
LA DAME.
Comme c’est curieux ! J’ai bien envie d’essayer !... Mais, je n’ose pas... je n’ose pas...
ADRIENNE.
Voyez toujours...
Elle la conduit dans le fond, ouvre une porte et on aperçoit un appareil électrique assez singulier.
LA DAME, étonnée.
Oh ! là, là ! Ce n’est pas dangereux, au moins ?
ADRIENNE.
Tout à fait inoffensif... On met sur la figure un enduit spécial que nous fabriquons à la maison... et que l’électricité fait pénétrer sous la peau... C’est même une sensation très agréable...
LA DAME.
Ma foi : je me risque !...
ADRIENNE.
Marie-Louise, occupez-vous de madame.
La dame entre avec Marie-Louise. Juliette revient par la gauche. Tout cela très rapidement et coup sur coup.
JULIETTE, à Adrienne.
La dame qui a écrit à madame...
ADRIENNE.
Introduisez-la, Juliette.
Scène IV
ADRIENNE, MADAME ORBIER, puis ÉLÉONORE et JULIETTE
MADAME ORBIER.
Madame...
ADRIENNE.
N’ayez pas peur, madame... J’ai eu l’honneur de recevoir de vous un mot un peu mystérieux...
MADAME ORBIER.
Je ne me suis pas expliquée par lettre... parce qu’on ne sait jamais avec les lettres... et qu’il s’agissait... Enfin, je vais vous dire franchement...
ADRIENNE.
Allez ! Allez ! Nous sommes entre femmes !
MADAME ORBIER.
Voici... Eh bien, je voudrais vous montrer mes seins !
ADRIENNE.
Vos seins !... Ah ! bien...
MADAME ORBIER.
Je ne sais pas ce qu’ils ont, depuis quelque temps... Je ne les reconnais plus...
Elle commence à se dégrafer.
ADRIENNE.
Vraiment ! Oh ! non, pas ici... Nous avons un salon exprès pour les seins... le salon framboise... et je vais vous confier à une personne unique à Paris !... Une véritable spécialiste... qui a fait des merveilles dans cet ordre d’idées-là...
Allant à un appareil acoustique.
Envoyez-moi Mademoiselle Éléonore...
À Madame Orbier.
Mademoiselle Éléonore a perfectionné le procédé nubien.
MADAME ORBIER.
Le procédé nubien ?...
ADRIENNE.
Vous savez que les Nubiennes, pour conserver aux seins la fermeté du bronze, n’hésitent pas à leur appliquer de la mie de pain toute chaude...
MADAME ORBIER.
Mais ce doit être horriblement douloureux !
ADRIENNE.
Rassurez- vous, on ne vous mettra pas de la mie de pain. C’est pour vous indiquer le principe qui nous a guidées...
Entre Éléonore.
Je vous présente mademoiselle Éléonore.
ÉLÉONORE.
Madame...
ADRIENNE, à Éléonore.
C’est pour le salon framboise.
ÉLÉONORE, regardant le corsage de Madame Orbier avec attention.
Ah !... ah !... je vois, je vois bien...
MADAME ORBIER.
Comment ! c’est visible à ce point-là !
ÉLÉONORE.
Oh ! pas pour tout le monde, madame... mais pour moi...
ADRIENNE.
Vous êtes en bonnes mains.
ÉLÉONORE.
À vos ordres, madame.
MADAME ORBIER.
Je vous suis... je vous suis...
À Adrienne.
Madame, je ne sais comment vous remercier.
ADRIENNE.
Oh ! madame... c’est moi qui... Madame...
Sort Madame Orbier, précédée d’Éléonore. Adrienne à Juliette.
Ah ! vous voilà, vous...
JULIETTE.
C’est Mademoiselle Séraphine qui...
ADRIENNE, enlève sa blouse.
À propos, est-ce qu’elle a terminé l’envoi de Melbourne ?
JULIETTE.
Pas encore, madame.
ADRIENNE.
Dès qu’elle sera libre, vous me renverrez... J’ai à lui parler...
JULIETTE.
Bien, madame.
La porte s’ouvre. Apparaît Léon sur le seuil.
Ah ! c’est monsieur... Bonjour, patron.
Entre Léon.
Scène V
ADRIENNE, LÉON, JULIETTE, puis LÉOPOLD
ADRIENNE.
Oui... oui... mon chéri, entre... entre !
LÉON.
J’arrive du Palace, je viens t’embrasser en passant.
ADRIENNE.
Tu as bien travaillé ?
LÉON.
J’ai écrit quelques vers que m’a demandés Brochin pour corser le volume... Maintenant, je vais prendre l’air.
Il va pour sortir.
ADRIENNE.
Oh ! tu ne sais pas ce que tu ferais avant, si tu étais bien gentil ?
LÉON.
Non.
ADRIENNE, le conduisant dans le petit bureau et lui montrant un gros registre.
Tu vois tous ces chiffres ?... C’est le montant des pots de pommade que j’envoie dans les cinq parties du monde... Il y en a, hein ? Eh bien, si tu étais gentil, tu me ferais cette addition... Voilà trois fois que je m’y mets. Je n’en sors pas, on me dérange tout le temps. Ça ne t’embête pas trop ?
LÉON.
Pas du tout. J’espère que je sais encore faire une addition ! Bigre ! elle est longue !
ADRIENNE.
Installe-toi dans ce fauteuil, comme ça... Tu es bien ?
LÉON.
Parfaitement.
ADRIENNE.
Désires-tu un cocktail ?
LÉON.
Merci... Je préférerais fumer une cigarette.
ADRIENNE.
Tant que tu voudras, mon chéri... Dis ? crois-tu que tu ne serais pas à ton aise pour travailler dans ce petit bureau ?
LÉON, riant.
Dans cette cage ?
ADRIENNE.
Je l’ai installée exprès... tu serais près de moi !...
LÉON.
Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant, tu me fais rire !... Tu n’as aucune idée de ce que c’est que le travail poétique !... Il serait impossible d’écrire une ligne dans cette boîte-là... Demande à n’importe quel poète. C’est un endroit pour faire des comptes, ce n’est pas un endroit pour faire des vers !
ADRIENNE.
Il me semble, moi, que quand on a envie de travailler, on travaille partout... Victor Hugo a assez écrit en exil...
LÉON.
L’exil, c’est plus grand que ça...
ADRIENNE.
Enfin ! nous recauserons de tout ça un de ces jours... Fais mon addition, mon chéri...
À ce moment, Juliette introduit Léopold, qui a une petite cassolette à la main. Costume de laboratoire, manches de lustrine.
JULIETTE.
Oui... vous pouvez entrer, monsieur Léopold.
ADRIENNE, l’apercevant par la porte laissée ouverte.
Ah ! voici Léopold...
À Léon.
Tu le connais, c’est le chef de notre laboratoire, un petit Marseillais très gentil.
LÉON.
Oui, je l’ai aperçu quelquefois.
ADRIENNE.
Il vient me montrer la crème que nous lançons dans huit jours... la crème de Vénus. Je suis à vous, Léopold.
LÉOPOLD, s’avançant avec la cassolette.
Humez ça... ma petite patronne... Humez ça !
Apercevant Léon par la porte.
Bonjour, patron !
LÉON, vexé, à part.
C’est curieux comme ça m’agace quand on m’appelle patron !
LÉOPOLD.
Humez donc ça !... Pourquoi ne vous voit-on jamais au laboratoire ? Ça vous intéresserait, vous qui avez fait des sciences.
LÉON.
Je n’ai jamais fait de sciences.
LÉOPOLD.
Ah ! pardon, je croyais que vous aviez été à Polytechnique.
LÉON, fièrement.
J’ai été refusé.
LÉOPOLD.
J’ignorais, mes compliments... Au revoir, patron.
Il revient vers Adrienne.
LÉON, seul.
Encore !
Il se replonge dans l’addition et murmure.
Huit et Sept quatorze, et quatre dix-sept, et trois vingt et un...
Scène VI
LÉON, à gauche, LÉOPOLD, ADRIENNE, à droite
ADRIENNE.
Elle a l’air réussie, votre crème, Léopold.
LÉOPOLD.
Elle fera du bruit, je vous le garantis.
ADRIENNE.
À quoi allons-nous la parfumer ?
LÉOPOLD.
J’ai pensé à l’héliotrope.
ADRIENNE.
Oh ! non... trop sévère... pour une crème intime... il faudrait un parfum plus léger, plus frais. Que diriez-vous de l’aubépine blanche ?
LÉOPOLD.
C’est ça... c’est ça... Vous avez trouvé !
ADRIENNE.
Seulement, ce sera-t-il assez pénétrant ?
LÉOPOLD.
Je crois bien ! D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de l’aubépine blanche, ce serait malheureux ! Le parfum de l’aubépine s’obtient avec un mélange d’acide oxalidrosalmique dont la formule est 04 H4 Az2 09 et d’hypobutirate d’éthyle.
ADRIENNE.
Vous êtes très savant, Léopold !
LÉOPOLD.
Un enfant sait ça... Mais c’est vous qui y mordriez, à la chimie, si vous vouliez... Vous avez une tête scientifique !... Vous avez le don, quoi !
ADRIENNE.
Moi ?
LÉOPOLD.
Je l’ai observé souvent... Vous savez, patronne, que vous êtes une vraie femme, intelligente, alerte... c’est rigolo... Moi, je ne me lasse pas de vous voir aller, venir, commander, distribuer le travail à tout le monde, chercher à vous instruire... Et tout ça avec des yeux qui rient et des paroles gentilles... Alors, on est pris, il n’y a qu’à marcher !...
ADRIENNE.
Je fais de mon mieux, Léopold.
LÉOPOLD.
Les femmes comme vous sont joliment supérieures à leur mari, quelquefois... Tenez, le vôtre, par exemple, il n’est pas bête, certes...
ADRIENNE.
Comment, pas bête !... Mais c’est un homme éminent...
LÉON, à gauche.
Six et trois font douze... et neuf font dix-sept, je pose sept et je retiens trois.
LÉOPOLD.
Éminent, dans son genre, je ne dis pas... Mais qu’est-ce que c’est à côté de vous ?... Qu’est-ce que c’est ?
ADRIENNE.
Mais, pardon, Léopold... pardon !
LÉOPOLD.
Il est absolument incapable de vous comprendre. Vous êtes des êtres trop différents.
ADRIENNE.
Pas du tout, vous vous trompez...
LÉOPOLD.
Oh ! il vous aime... Ça, je ne dis pas... Ça se voit. Mais quant à vous comprendre, quant à sentir ce qu’il y a en vous de vibrant, d’original... Ça, je l’en défie ! C’est pas possible ! c’est pas possible !
ADRIENNE.
Êtes-vous drôle !
LÉOPOLD.
Il ne se doute pas de votre valeur et du chemin que vous ferez... Vous irez très loin, patronne, si vous consentez à étudier... à apprendre... c’est moi qui vous le dis...
ADRIENNE.
Je ne demande pas mieux.
LÉOPOLD.
Moi, je me charge de vous faire faire des progrès en science. Je vous donnerai des leçons, vous verrez... En ce moment, je suis en train de faire des expériences très curieuses sur la chimie de la femme... Figurez-vous que j’ai découvert que les rides... les rides du visage...
ADRIENNE.
Oui. Eh bien ?
LÉOPOLD.
Oh ! ce n’est curieux qu’au point de vue scientifique, car on ne peut pas exploiter l’idée... J’ai découvert qu’autant il est difficile de faire disparaître complètement les rides, autant il serait facile d’en faire surgir de nouvelles.
ADRIENNE, riant.
Eh bien ! comme découverte !...
LÉOPOLD.
Vous voyez, on ne peut guère exploiter.
ADRIENNE.
Je ne vous le conseille pas.
LÉOPOLD.
Ah ! le jour où on voudrait employer la science à créer la laideur et non plus la beauté, on arriverait à des résultats merveilleux !... Enfin ! ce sera pour plus tard, ce sera pour la société future...
ADRIENNE.
Ne nous pressons pas, voulez-vous ? Et occupons-nous de la crème.
LÉOPOLD.
Dites donc, j’ai une idée... Puisque nous allons la lancer, si on priait le patron de nous composer quelques petits vers, comme on en met dans les journaux, à la quatrième page ? Ça, c’est une chose qu’il ferait très bien.
ADRIENNE.
C’est-à-dire qu’il le ferait admirablement.
LÉOPOLD.
Ce serait un jeu, pour lui, puisqu’il est poète... Voilà une occasion de le montrer.
ADRIENNE.
Excellente idée, Léopold... Je vais le lui demander moi-même... Merci, Léopold.
LÉOPOLD.
Au revoir, ma petite patronne... Je retourne au laboratoire.
LÉON, se levant.
Là, j’ai fini...
Il ouvre la porte.
LÉOPOLD, à Adrienne, en s’en allant.
Vous me donnerez des nouvelles de mon enduit pour le massage électrique ?
ADRIENNE, désignant la porte de la salle de massage.
J’en fais l’expérience en ce moment sur une cliente.
LÉOPOLD, en sortant.
Une demi-heure, n’est-ce pas ? pas plus d’une demi-heure...
ADRIENNE.
Soyez tranquille... Je surveillerai moi-même.
LÉOPOLD.
Au revoir, patronne, au revoir, patron !
Scène VII
LÉON, ADRIENNE
LÉON, tendant le registre à Adrienne.
Ça m’agace ! Voilà... j’ai fini ; cette addition était infernale !
ADRIENNE.
Merci, mon chéri !... Ah ! Léon, je te demanderai encore un quart d’heure de ton temps.
LÉON.
Pourquoi faire ?
ADRIENNE, l’entraînant dans le petit bureau.
Un tout petit quart d’heure... Je voudrais, si ça ne t’ennuie pas trop... Comment dit-on quand il y a quatre vers ?
LÉON.
Un quatrain.
ADRIENNE.
Oui... un quatrain... Je voudrais un quatrain pour envoyer aux journaux... avec un dessin... sur la crème de Vénus... Tu devrais me le faire.
LÉON.
Jamais de la vie !... Ça... jamais de la vie ! Je ne sais pas fabriquer ce genre de vers !... Il y a des spécialistes pour ça... N’insiste pas, je t’en prie !...
ADRIENNE.
Ce serait un jeu pour toi... Tu en fais de bien plus beaux...
LÉON.
Je ferai des beaux vers tant qu’on voudra... Mais des insanités pareilles... !
ADRIENNE.
Voyons... mets-y un peu de bonne volonté, mon chéri... C’est pour ma crème... La crème de Vénus, au parfum d’aubépine blanche... Est-ce que ce n’est pas un vers ça, déjà !
LÉON.
Non, ce n’est pas un vers... La crème de Vénus à l’aubépine blanche... ça, c’est un vers... c’est un vers à la rigueur...
ADRIENNE.
Tu vois, il n’en reste plus que trois... Tu vas essayer alors, dis ?
LÉON.
Eh bien, je veux bien. Mais à une condition expresse...
ADRIENNE.
Laquelle ?
LÉON.
C’est que tu prieras M. Léopold de ne plus m’appeler patron... Ça m’agace... Si ça continue, je ne mettrai plus les pieds dans cette maison !
ADRIENNE.
Ne te fâche pas, j’arrangerai ça.
LÉON.
Je ne suis pas le patron, je suis ton mari... ! Je ne veux me mêler de rien ici, de rien du tout ! Tu as voulu diriger un Institut de beauté, je ne t’en ai pas empêchée, j’ai eu tort... Je ne pouvais pas supposer que tu allais bouleverser toute notre existence !
ADRIENNE.
Bouleverser... ? Oh ! ça... !
LÉON.
Parfaitement... Notre existence était charmante... un peu bohème... Il y avait une place pour l’imprévu... Aujourd’hui, elle est devenue plate, bourgeoise et banale... Tout y est réglé à l’avance. Lever à huit heures du matin, coucher à onze. Théâtre le samedi soir, dîner le dimanche en famille. Si tu n’appelles pas ça bouleverser une existence de fond en comble ! Alors, qu’est-ce qu’il te faut ?
ADRIENNE.
Ce n’est donc pas agréable de gagner de l’argent ?
LÉON.
C’est agréable d’en avoir, ce n’est pas agréable d’en gagner. D’abord, ce n’est pas à toi de gagner de l’argent, c’est à moi... c’est à moi seul.
ADRIENNE.
Est-ce que je t’en empêche, mon chéri ?
LÉON.
Si ! tu m’en empêches. Ce n’est pas au milieu de toutes les crèmes de beauté, de tes pots de pommade, que je suis dans une atmosphère favorable à l’inspiration... Alors, tu ne comprends pas que tu m’éparpilles avec toutes les petites besognes que tu m’imposes... les commissions... les visites aux fournisseurs...
ADRIENNE.
Ne dirait-on pas que j’abuse ?
LÉON.
Ça n’empêche pas qu’hier tu m’as envoyé à la gare de Lyon pour réclamer des colis... De là, je suis allé acheter un alambic et, ensuite, j’ai commandé du papier à lettres avec en-tête de la maison... Voilà l’après-midi d’un poète !
ADRIENNE.
Eh bien, je vais être reçue, moi qui voulais te prier de passer chez l’architecte, aujourd’hui !
LÉON.
J’y passerai... j’y passerai... Je suis dans l’engrenage !... Et qu’est-ce qu’il faut lui dire, à l’architecte ?
ADRIENNE.
Que la cheminée du laboratoire ne tire pas.
LÉON.
Et qu’il la fasse tirer ?
ADRIENNE.
C’est ça.
LÉON.
Bien, j’y passerai... Je suis dans l’engrenage.
ADRIENNE.
Tu m’aides tout simplement à me créer une situation indépendante... C’est ton intérêt comme le mien.
LÉON.
L’indépendance de la femme, c’est l’esclavage du mari !
ADRIENNE.
L’esclavage !
LÉON.
Parfaitement. J’ai l’impression très nette que je me métamorphose, que je deviens tour à tour garçon de bureau, commissionnaire, ramoneur de cheminées...
ADRIENNE.
Tais-toi ! tais-toi ! c’est idiot ce que tu dis !... Est-ce que je ne suis pas ta petite femme, celle qui t’aime, qui a confiance dans ton génie ?...
LÉON.
Si ça continue, je n’existerai plus ! Tu vas m’absorber, je serai le mari de madame Adrienne !... Madame Adrienne !
ADRIENNE.
Oh ! assez !... assez ! Je ne veux pas de cette scène entre nous... Mais si je cherche à faire notre fortune, c’est justement pour que tu sois un jour un grand poète. Rappelle-toi ce que t’a dit ton éditeur... Moi, ça m’a frappée... « Il y a les poètes riches et il y a les poètes pauvres... » Eh bien, toi, veux-tu mon opinion ? Comme poète pauvre, tu n’as pas d’avenir. Tu dois être le poète riche ! Par conséquent, laisse-moi faire. Je veux que dans un an notre maison soit la première de Paris... C’est une industrie merveilleuse, tu en parles sans la connaître... À Londres, à Vienne, il y a des tas de maisons comme la nôtre, en moins bien, naturellement... Et à New-York, à tous les coins de rues ! Mets-toi bien ça dans la tête. Maintenant on veut rester chic, brillant et debout le plus longtemps possible. On veut bien mourir comme avant, mais on ne consent plus à vieillir... Tu n’obtiendras ça de personne. Mais les petites ouvrières elles-mêmes achètent le matin, en se rendant à l’atelier, quatre sous de maquillage qu’elles se collent sur la figure devant les glaces des magasins... Alors, tu vois ce que peuvent dépenser les femmes du monde ! Et les vieux messieurs !... Ils commencent à rappliquer, les vieux messieurs... J’ai été obligée d’ouvrir une salle exprès pour eux. Ton oncle y vient trois fois par semaine, pour sa patte d’oie et son double menton...
LÉON.
Où allons-nous ! Où allons-nous !
ADRIENNE, l’embrassant dans le cou.
À la fortune ! Et c’est moi qui t’y conduirai. Je suis comme toi... je n’ai pas encore de talent, mais j’ai du génie... Si tu m’avais vue tout à l’heure !... Va, ne bougonne plus et n’oublie pas mon quatrain, ni l’architecte... Je te laisse, mon chéri... on m’attend dans le salon framboise...
Elle sort vivement.
Scène VIII
LÉON, seul, puis CÉLINA
LÉON.
Il n’y a pas à dire, c’est l’engrenage !... Un de ces jours, elle me demandera de balayer le magasin !...
Entre Célina.
La crème de Vénus à l’aubépine blanche...
CÉLINA, à Juliette.
Mettez ça dans l’auto.
JULIETTE.
Bien, mademoiselle.
Elle sort.
CÉLINA.
Psst, psst, monsieur Léon... Eh ! par ici ! Je vous guette !...
LÉON.
Moi, Célina ?
CÉLINA.
Oui... Il y a plusieurs jours... Mais pas moyen de vous trouver seul... J’ai failli vous écrire pour vous demander un rendez-vous.
LÉON.
Un rendez-vous, à moi, Célina ?
CÉLINA.
Oui... Mais j’ai pensé que vous ne me répondriez pas !... Et j’ai préféré saisir une occasion... Monsieur Léon, ce n’est pas très commode ce que j’ai à vous dire... c’est très délicat... mais, enfin, il le faut... il le faut ! parce que nous allons quitter Paris et ça m’embête...
LÉON, se méprenant à son accent et avec indulgence.
Célina, mon enfant... nous nous égarons... je sens que vous allez vous égarer... Voyons ! voyons ! soyons raisonnables... J’ai compris... j’ai compris !
CÉLINA.
Qu’est-ce que vous avez compris ?
LÉON.
Vous êtes charmante... j’ai beaucoup de sympathie pour vous... mais, hélas ! ce n’est pas possible ! Je vous jure que ce n’est pas possible !
CÉLINA, stupéfaite.
Quoi ?
LÉON.
J’avais remarqué vos regards... vos petits soupirs quand vous passiez près de moi... j’ai l’habitude... j’ai l’habitude...
Il lui prend les deux mains.
On se consolera, petite Célina...
CÉLINA, éclatant de rire.
Ah ! celle-là, par exemple !... elle est bonne ! Mais vous vous trompez, mon pauvre ami, c’est pas ça, c’est pas ça...
LÉON.
Comment, mon pauvre ami !
CÉLINA.
Vous n’êtes pas du tout mon type... Si je vous le disais, mon type, vous seriez épaté !... Ah ! les hommes ! On a beau les connaître par les romans, on a toujours des surprises !... Comment ? vous voyez tout le temps deux femmes, moi et la baronne... De ces deux femmes, il y en a une qui se fiche complètement de vous... C’est moi !
LÉON.
Hein !
CÉLINA.
Quand je dis que je me fiche de vous, vous comprenez... je vous respecte... mais c’est tout ! Et il y en a une autre qui vous adore... que ça en est touchant... qui récite des vers chaque fois qu’elle vous aperçoit... Je crois même avoir remarqué que ces vers étaient de vous.
LÉON.
La baronne !
CÉLINA, avec pitié.
Mais oui, monsieur... La baronne ! C’est la baronne qui vous aime... Et il ne s’est aperçu de rien ! Et il s’imaginait que c’était moi ! C’est à crever de rire !
LÉON.
Qu’est-ce que vous me chantez ? La baronne m’aime ?
CÉLINA.
Ça vous paraît extraordinaire ?
LÉON.
Mais non, ça ne me paraît pas extraordinaire ! Ce qui me paraît extraordinaire, c’est qu’en effet je ne m’en suis pas aperçu.
CÉLINA.
Oui... Oui... c’est bien ça. Vous vous imaginez, vous autres hommes, que, quand nous vous aimons, nous allons nous jeter tout de suite à votre tête... Non, monsieur, non, il y a des femmes plus délicates... Oh ! je ne dis pas ça pour moi. Car, moi, le premier homme que j’aimerai ce n’est pas la bonne qui ira le lui apprendre... Mais, moi, je suis nature. Tandis que la baronne est une femme supérieure qui aime mieux souffrir le martyre que de laisser voir son amour.
LÉON.
Elle souffre le martyre ! Elle n’en a pas l’air.
CÉLINA.
Ça s’appelle l’héroïsme... Et si nous partons bientôt, si nous allons épouser le comte Travelli, c’est par amour pour vous... Et, alors, j’ai pris une résolution énergique, c’est de vous révéler ce secret. Comme ça, je saurai si la baronne a des chances... Si elle en a, nous restons, naturellement. Si elle n’en a pas, nous filons ; mais, au moins, nous aurons fait notre devoir. Maintenant, toute la question est là. A-t-elle des chances ?
LÉON.
Des chances de quoi ?
CÉLINA.
Ne faites pas le Jacques... Oh ! pardon ! Je vous demande : a-t-elle des chances ?
LÉON.
Aucune.
CÉLINA.
Aucune, là, vraiment ? Descendez bien en vous-même.
LÉON.
Je descends... Je suis au fond... Elle n’en a aucune. D’autant plus qu’elle est la cause de tous les embêtements qui m’arrivent en ce moment-ci. Certes, je suis flatté, je ne reste pas insensible. Il me vient une grande estime pour la baronne, mais au point de vue spécial où vous vous placez, il y a peu de femmes au monde qui me soient aussi indifférentes qu’elle.
CÉLINA.
Je le regrette, d’abord pour moi, parce que j’en ai assez de voyager... et ensuite pour vous, car si Madame la baronne Tournois vous avait été plus sympathique, vous auriez eu une occasion exceptionnelle de prendre la vie en souriant. Je sais ce que je dis... Mais votre accent est sincère : je n’insiste pas. Mes respects, monsieur Léon.
Elle sort par la droite.
Scène IX
LÉON, seul, puis LA BARONNE et CÉLINA
LÉON, il reste dans le petit bureau, sourit d’un air fat, prend son chapeau et sa canne comme s’il allait sortir, puis :
Allons, bon ! j’oublie le quatrain !... Seulement, cette fois-ci !
Il s’assied et écrit.
« La crème de Vénus à l’aubépine blanche... »
La porte de droite s’ouvre violemment. Parait Célina, poussée par la baronne qui la suit précipitamment.
CÉLINA.
Mais, madame... mais, madame... j’ai cru bien faire !... Est-ce qu’il ne vaut pas mieux savoir ?
LA BARONNE, furieuse.
Ah ! la sauvage ! Ah ! la petite sauvage !... Je vous chasse, vous entendez ? Je vous chasse !...
CÉLINA.
C’est bien ! c’est bien ! Je m’en vais...
LA BARONNE.
Vous n’avez aucune pudeur... Vous m’avez mise dans une situation impossible vis-à-vis de monsieur Lagraine !...
CÉLINA.
L’intention était bonne... j’ai fait comme pour moi !...
LA BARONNE.
Qu’est-ce que je vais lui dire ?
CÉLINA.
Voulez-vous que je lui fasse des excuses ?
LA BARONNE.
Il ne manquerait plus que cela... Allez-vous-en ! Laissez-moi...
CÉLINA.
Bien, madame... bien, madame... Ne vous faites donc pas de mauvais sang... Ce qui est affreux, c’est de ne pas être fixée... Mais du moment qu’on est fixée...
LA BARONNE.
Allez-vous-en !
Sort Célina.
LÉON.
Oh ! non, cette fois-ci... Impossible de travailler...
Il sort du petit bureau.
Scène X
LÉON, LA BARONNE
LA BARONNE.
Monsieur, je vous en supplie... un mot !... Oh ! je suis d’une confusion !...
LÉON, avec bonhomie.
Je vous en prie, madame...
LA BARONNE.
Je soupçonne... ou plutôt je suis sûre que cette fille vous a raconté des folies... des monstruosités... D’ailleurs, vous la connaissez... C’est une espèce de sauvage... sans éducation... sans... Ah ! la petite misérable !
LÉON.
Ne vous fâchez pas, madame. Elle ne s’est pas départie une minute du respect qu’elle vous devait.
LA BARONNE.
Il s’agit bien de respect... Elle a commis une indiscrétion abominable... Elle a interprété d’une façon stupide des confidences que je lui ai faites quelquefois... et qui n’ont aucun rapport avec... Figurez-vous monsieur, que nous parlons souvent de vous... et qu’il m’est arrivé à plusieurs reprises, pour l’instruire, pour lui apprendre ce que c’est que le beau, de lui réciter de vos vers...
LÉON.
Oui... oui... je comprends.
LA BARONNE.
Et je le faisais avec un enthousiasme que je ne cherchais pas à cacher... avec l’admiration que je ressens pour votre talent...
LÉON.
Madame...
LA BARONNE.
Et alors, cette sotte a confondu mon émotion qui était toute poétique...
LÉON.
Oui... Oui...
LA BARONNE.
Avec un autre sentiment...
LÉON.
Voilà... Voilà...
LA BARONNE.
Et alors, à la première occasion, avec cette inconscience et ce manque de pudeur qui la caractérisent... elle vous a laissé entendre... que... que... C’est cela, n’est-ce pas ?
LÉON.
Soyez certaine, madame, que je n’ai pas attaché d’importance... à des propos... qui...
LA BARONNE.
Mais c’est bien cela qu’elle vous a dit, n’est-ce pas ?
Sur un geste de Léon.
Elle est effrayante ! Elle est effrayante ! Et quand je pense que si le hasard ne m’avait pas permis de m’expliquer tout de suite... vous seriez resté sous cette impression que c’était moi peut-être qui... l’avais envoyée près de vous... afin de... pour... C’est abominable ! Je la chasserai, je la chasserai !
LÉON.
Ne faites pas cela, je serais obligé d’intercéder en sa faveur, car, en somme, c’est moi qui aurai profité de ce malentendu...
LA BARONNE.
Oh ! Monsieur...
LÉON.
Et qui aurai pu m’imaginer, pendant quelques minutes, que j’étais l’objet d’un amour secret et flatteur...
LA BARONNE.
Monsieur...
LÉON.
Et si je dois cette sensation à une gaffe... bénie soit la gaffe ! D’ailleurs, il ne faut pas trop redouter les gaffes. Ce sont parfois des avertissements bienveillants que nous fait donner la Providence par des personnes maladroites.
LA BARONNE.
Celle-là est un peu violente, avouez-le !
LÉON.
Il n’y a qu’à l’oublier, si vous voulez... Mon Dieu ! vous n’avez qu’un signe à faire et je suis prêt à l’oublier immédiatement.
LA BARONNE.
Merci, monsieur, merci...
LÉON.
À moins que...
LA BARONNE.
À moins que ?
LÉON.
Vous m’autorisiez à ne pas l’oublier tout à fait, auquel cas vous n’auriez également qu’un signe à faire, le même... et je conserverais le plus charmant souvenir...
LA BARONNE, souriant.
Vous traitez cela légèrement et vous avez raison... mais, moi, j’y attache plus d’importance, car je ne veux pas vous laisser de moi, en partant, une mauvaise opinion.
LÉON.
Oh !
LA BARONNE.
Vous n’avez déjà que trop de tendances à me prendre pour une écervelée.
LÉON.
Moi !
LA BARONNE.
Ou tout au moins pour une femme qui a donné de mauvais conseils à Adrienne et qui s’est mêlée de ce qui ne la regardait pas... Et, alors, vous en étiez arrivé à avoir pour moi une espèce d’aversion.
LÉON.
Je proteste ! je proteste !
LA BARONNE.
Oh ! je sens bien qu’elle commence à passer.
LÉON.
Elle passe avec une rapidité vertigineuse... Mais ce n’est pas à vous que j’en ai voulu, c’est à Adrienne.
LA BARONNE.
Oh ! non, il ne faut pas, ce serait injuste !
LÉON.
Oh ! je ne fais pas le malin... Il n’y a pas de meilleur mari que moi... Je ne l’ai jamais trompée... Je lui suis même tellement fidèle que je me demande si mon manque d’autorité sur elle ne vient pas de là.
LA BARONNE.
Oh !
LÉON.
Si Adrienne avait été jalouse, elle n’aurait pas cherché une autre occupation, celle-là lui aurait suffi... Maintenant, je suis débordé, je n’ai plus mon ménage en mains... Et je sens que j’ai besoin d’un coup de fouet, d’une aventure... J’ai l’impression que si je ne trompe pas Adrienne dans le plus bref délai, nous allons à une catastrophe !
LA BARONNE.
Vous êtes fou, mon ami. Voilà un remède !
LÉON.
Ah ! baronne, baronne ! quel dommage que vous ne m’aimiez pas un peu... un tout petit peu !
LA BARONNE.
Que vous êtes impertinent, mon ami... C’est un miracle ! Et vous croyez que je suis une de ces femmes-là ? Mais oui, vous le croyez... je le devine à votre sourire, à la façon dont vous me regardez, à votre attitude conquérante qui vous va bien, qui vous va très bien, car vous la prenez sans effort.
LÉON.
Sans aucun.
LA BARONNE.
Et non seulement vous êtes persuadé que je vous aime, mais encore vous voudriez me forcer à vous le dire.
LÉON.
C’est ça... c’est ça... Dites-le... Dépêchez-vous... Car, moi, je vous désire follement... Je ne vous dis pas que je vous aime, je garde ça pour après.
LA BARONNE.
Comme vous êtes fou, mon ami ! Si je consentais, mais notre aventure ne durerait pas un jour ; elle durerait une heure !
LÉON.
Ne nous occupons pas de la durée, ça ne nous regarde pas... Quand il sera temps de nous séparer, on viendra nous prévenir.
LA BARONNE.
Qui ça, on ?
LÉON.
Les esprits qui volent autour des hommes et autour des femmes pour leur dire : « Aimez-vous ! Ne vous aimez plus ! Allez en aimer un autre ! » C’est leur affaire... Ne vous en inquiétez pas...
LA BARONNE.
Êtes-vous assez frivole et immoral ! Vous êtes bien le contraire de l’homme que je devais aimer... et pourtant, quel plaisir j’ai à causer avec vous, à vous entendre dire toutes ces choses vagues qui indiquent que vous n’avez jamais réfléchi à l’amour... ni peut-être à rien ! Vous êtes vraiment un poète... mais moi j’ai des sentiments plus profonds. Et si j’allais vous aimer !
LÉON.
Et moi donc !
LA BARONNE.
Ça n’aurait pas le sens commun... Car nous ne sommes pas des êtres faits l’un pour l’autre. Nous nous sommes rencontrés par hasard... par accident... Ce n’est pas de l’amour, c’est une collision... Ah ! j’ai déjà des remords !...
LÉON.
Ce n’est pas à vous d’avoir des remords, c’est à moi... Et je n’en ai pas !... Venez m’offrir une tasse de thé au Palace...
LA BARONNE.
Chez moi !... Chez moi !... Est-ce possible !
LÉON.
Nous y sommes voisins... je vais prendre une tasse de thé chez vous... Rien de plus naturel.
LA BARONNE.
Oh ! mon ami, non... non !... Il y a là quelque chose de brusque, d’immédiat, qui me gêne, qui me... non... mon ami, non... pas aujourd’hui, demain.
LÉON.
Demain aussi !... Allez préparer le thé... Je vous retrouve au Palace... Vous ne voyez donc pas ce qu’il y aurait de choquant dans une plus longue résistance ? Allez ! Allez !
LA BARONNE.
Ah ! tant pis !... Pourquoi ne pas vous le dire ?... Je vous aime... je vous aime !...
LÉON.
Oui... oui...
LA BARONNE.
Et moi aussi, je veux profiter de votre désir, quand même il ne devrait durer qu’une heure !
Elle va pour sortir, et, de la porte.
Et comment prenez-vous le thé ?
LÉON.
Un peu fort.
Sort la baronne.
Scène XI
LÉON, ADRIENNE
Léon, resté seul, traverse la scène pour aller dans le petit bureau. Il prend son chapeau, retraverse la scène précipitamment, et, au moment où il va pour sortir, paraît Adrienne.
ADRIENNE.
Ah ! tu n’es pas encore parti. Ça se trouve bien, j’avais oublié de te demander quelque chose.
LÉON.
Non... Non... Oh !... non... je t’assure que je n’ai que le temps... je n’ai que le temps d’aller chez l’architecte...
ADRIENNE.
Tu as raison... ce sera à ton retour. Tu sais où il demeure ?
LÉON.
Non ! non ! J’allais te demander l’adresse, justement.
ADRIENNE.
150, rue de Rivoli.
LÉON.
Bon... 150 ?
ADRIENNE.
150... Dépêche-toi !
LÉON, en sortant.
Je te le promets.
ADRIENNE.
Moi, je vais prendre un verre de porto et un biscuit, je ne l’ai pas volé.
Elle va à l’acoustique et demande le porto qu’apportera Juliette. Entre Séraphine.
Scène XII
ADRIENNE, SÉRAPHINE, puis BOMBEL
SÉRAPHINE.
Vous m’avez fait demander, madame ?
ADRIENNE.
Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus... Oui, nous avons un petit compte à régler ensemble.
SÉRAPHINE.
Nous deux, madame ?
ADRIENNE, trempant son biscuit et buvant pendant les deux ou trois répliques qui suivent.
Oui, mademoiselle, oui... Il paraît que vous êtes très mécontente ?...
SÉRAPHINE.
Moi, madame ?
ADRIENNE.
Oui, vous... puisque vous débinez du matin au soir la maison, nos produits et ma compétence en affaires... Voyons un peu vos griefs ?...
SÉRAPHINE, d’un air pincé.
On vous a trompée, madame... J’ai pu être surprise d’être écartée de la direction par une décision arbitraire de Madame la baronne Tournois, moi qui avais tant contribué comme sous-directrice à la prospérité de la maison, mais j’en ai vite pris mon parti... Dans la vie, il faut savoir supporter les injustices jusqu’au moment où on peut en commettre soi-même...
Souriant.
D’ailleurs, je m’étais aperçue tout de suite que je ne pouvais pas lutter.
ADRIENNE.
Vous ne pouviez pas lutter !... Qu’est-ce que ça signifie ?
SÉRAPHINE, toujours souriant.
Oh ! madame... Oh ! madame !
ADRIENNE.
Votre sourire est très fin, mademoiselle... Oh ! on voit bien que vous voulez dire quelque chose de très spirituel... Mais ça ne sort pas, je vous assure... Allez ! Allez, un petit effort... Vous ne pouviez pas lutter ?... Et contre qui ?
SÉRAPHINE, très aimable.
Je veux dire que je ne pouvais pas lutter d’influence auprès de Madame la baronne Tournois.
ADRIENNE.
Oui... parce que ?...
SÉRAPHINE.
Parce que vous... vous et Monsieur Lagraine, vous connaissez Madame la baronne depuis plus longtemps que moi... et que naturellement elle a préféré donner la direction de sa maison à Monsieur Lagraine... non... non... je me trompe... à sa femme !...
ADRIENNE, éclatant de rire.
C’est ça... Non ? Oh ! ma pauvre Séraphine... que vous êtes bête ! Comment ! vous vous imaginez que la baronne et mon mari... et moi acceptant ça le sourire aux lèvres ! Mais, ma pauvre petite, savez-vous qu’il n’y a pas de meilleur ménage que mon mari et moi ? Ma parole ! Nous nous adorons... Il n’a pas de maîtresse, et moi je n’ai pas d’amant ! Voilà comment nous sommes dans notre famille !
SÉRAPHINE.
Je ne suis pas une méchante fille, madame, et je n’ai pas voulu vous faire de la peine...
ADRIENNE, riant.
Vous ne m’avez fait aucune peine. N’ayez pas de regrets. Je n’y pense même plus... Ne nous fâchons pas, Séraphine, et restez avec moi... Et de la bonne humeur ! Voyez-vous, dans notre profession, il faut de la bonne humeur avant tout... Il en faut même dans toutes les professions... Et de sourire !...
Désignant Bombel qui entre, réjoui.
Prenez exemple sur M. Bombel !
BOMBEL.
Bonjour, ma nièce.
ADRIENNE.
Bonjour, mon oncle.
BOMBEL.
Je viens pour ma séance.
ADRIENNE.
Je suis à vous, mon oncle...
À Séraphine.
Là... c’est entendu ?
SÉRAPHINE, riant.
Oui, madame... Oui, madame...
ADRIENNE.
Bien... Allez, Séraphine, allez !...
Sort Séraphine.
Scène XIII
BOMBEL, ADRIENNE, puis CÉLINA
BOMBEL.
C’est incroyable comme ce traitement me réussit ! Le double menton disparaît à vue d’œil...
ADRIENNE, se mettant en face de lui.
Approchez, que je vous examine un peu...
BOMBEL.
Comme ça ?
ADRIENNE.
Oui... Oh ! c’est parfait !
BOMBEL.
N’est-ce pas ?
ADRIENNE.
Il diminue beaucoup, le double menton, surtout de ce côté-ci...
BOMBEL.
Oui... mais on dirait qu’il augmente de l’autre.
ADRIENNE.
En effet... il est tombé de ce côté-là... C’est bon signe... parce que nous savons où il est, maintenant. Nous le tenons... Ah ! je vous ai fait faire un collier spécial...
Elle va le chercher dans un placard.
que vous garderez une heure tous les matins, en vous levant.
BOMBEL, prenant le collier.
Bien... Bien !
ADRIENNE.
Vous le mettez autour du menton... Attendez, que je vous l’arrange.
Elle le fait.
Il va bien, il va très bien... Il est tout à fait réussi. Maintenant, pour la patte d’oie...
BOMBEL.
Ah ! oui, la patte d’oie... Merci, ma bonne Adrienne, merci... Il y a longtemps que je voulais te poser cette question. Tu ne me trouves pas un peu ridicule ?
ADRIENNE.
Pas du tout, mon oncle, pas du tout... Vous êtes tout à fait au-dessus de la moyenne.
BOMBEL.
Il ne faut pas croire que je vienne ici par coquetterie... ce qui, en effet, serait ridicule à mon âge... Non, je viens parce que j’ai l’impression, l’impression très nette, que le jour où je cesserais de me défendre, de me cambrer, je dégringolerais tout d’un coup... Il y a des moments, surtout le soir, je le disais tout à l’heure à Léon, où je me sens encore des petits retours de neurasthénie... Alors, je me raidis...
ADRIENNE.
Bien.
BOMBEL.
Je me regarde dans la glace...
ADRIENNE.
Vous vous trouvez bonne mine...
BOMBEL.
Je songe aux médecins de Dijon, et c’est passé !
ADRIENNE, après un petit temps.
Vous avez donc rencontré Léon ?
BOMBEL.
Oui, tout à l’heure.
ADRIENNE.
Où donc ?
BOMBEL.
Au Palace, dans le couloir.
ADRIENNE, étonnée.
Au Palace ?... Vous venez de rencontrer mon mari au Palace ?... Il y a combien de temps ?
BOMBEL.
Un quart d’heure, peut-être.
ADRIENNE.
Un quart d’heure !... Alors, il serait allé au Palace en me quittant !... Il devait aller... Il ne vous a pas parlé de l’architecte ?...
BOMBEL.
De l’architecte ? Non, il ne m’a parlé de rien. Je voulais le retenir... il m’a lâché... il avait l’air pressé...
ADRIENNE.
Vous dites que c’est dans le couloir que vous l’avez rencontré ?
BOMBEL.
Dans le couloir !
ADRIENNE.
Dans celui qui va de notre appartement à... ? Enfin, dans le couloir qui va de notre appartement au vôtre ?
BOMBEL.
C’est ça.
ADRIENNE.
Et à l’appartement de la baronne ?
BOMBEL.
Et à l’appartement de la baronne.
ADRIENNE.
Tâchez de vous rappeler... Voyez bien la disposition du couloir, en fermant les yeux... Vous êtes dans le couloir ?
BOMBEL, fermant les yeux.
Oui... Oui... je vois... je vois...
ADRIENNE.
Nous sommes, nous, à droite en montant.
BOMBEL.
C’est ça... Eh bien, ton mari allait par là...
Il tend la main.
ADRIENNE.
Dans la direction de votre appartement ?
BOMBEL.
Tout à fait.
ADRIENNE.
Et de l’appartement de la baronne ?
BOMBEL.
Tout à fait aussi... Mais pourquoi me demandes-tu ça ?
ADRIENNE.
C’est très curieux, ce qui se passe en moi, très curieux... J’ai toujours eu en mon mari une confiance absolue...
BOMBEL.
Mais je l’espère bien !
ADRIENNE.
Il ne m’a jamais fait un mensonge... un de ces mensonges qui vous font regarder les hommes en face, tout à coup. Il ne m’a fait que des mensonges gais.
BOMBEL.
C’est un homme excellent, et il faut avoir en lui une confiance inébranlable...
ADRIENNE.
Oui... oui... seulement, la confiance... je ne sais pas trop comment vous expliquer... On a la paupière baissée, n’est-ce pas ? et on n’aperçoit à ses pieds qu’un petit coin de rien du tout, le tapis, un meuble, les choses qu’on a autour de soi...
BOMBEL.
Oui... eh bien ?
ADRIENNE.
Et alors, on lève légèrement les paupières, très légèrement...
BOMBEL.
Oui... et puis ?
ADRIENNE.
Et puis, il suffit de ce petit mouvement insignifiant pour qu’on ne distingue plus le tapis et qu’on découvre tout à coup devant soi un espace immense, toute la campagne, l’horizon...
BOMBEL.
Oui... oui... oui...
ADRIENNE.
Eh bien, mon oncle, la confiance ressemble à ce petit mouvement de la paupière... En un clin d’œil, on est dans un autre pays. On voit des êtres différents qui n’ont plus les mêmes gestes, le même son de voix... Des paroles qui vous avaient échappé vous reviennent. Des choses qui paraissaient très simples se compliquent, et la vie peut parfaitement devenir insupportable du jour au lendemain.
BOMBEL.
Oui ! oui ! On dit ça... J’ai passé par là, Adrienne... Je me croyais malade, je me portais bien... Je croyais, moi aussi, que la vie était insupportable... elle était charmante... Ne t’énerve pas, Adrienne, au nom du ciel !
ADRIENNE.
Je ne m’énerve pas, mon oncle. Je cherche... J’essaie de reconstituer... Ah ! Je vais téléphoner au Palace, je verrai bien si la baronne y est, par exemple !
Elle sort vivement par la droite.
BOMBEL.
J’ai la sensation vague que j’ai fait une gaffe.
Scène XIV
BOMBEL, CÉLINA
CÉLINA, entrant avec Juliette.
Vous enverrez directement, moi je ne me charge plus de rien.
BOMBEL.
Ah ! Célina, vous n’êtes donc pas avec la baronne ?
CÉLINA.
La baronne ! Nous sommes brouillées, la baronne et moi. Je quitte son service.
BOMBEL.
Pourquoi ça ?
CÉLINA.
Parce qu’elle s’est permis de me mettre à la porte. Vous n’auriez pas besoin d’une gouvernante, par hasard ?
BOMBEL.
Mais non, je n’ai pas besoin de gouvernante ! Pourquoi faire !
CÉLINA.
Oh ! en ce moment vous vous portez bien... alors, vous faites le malin... Mais ça ne peut pas durer... Vous avez déjà moins bonne mine qu’à votre arrivée.
BOMBEL.
Moi !
Il va se regarder dans une glace.
CÉLINA.
Vous vous fripez... Vous avez beau vous arranger en dessous, on voit bien que vous vous fripez... Et pourquoi ! Parce que vous êtes seul et qu’alors vous faites la noce... On vous rencontre avec des femmes rousses... Eh bien, si vous vous mettez aux rousses, à votre âge, vous verrez ce qui vous arrivera. Tandis que moi je vous soignerais, je vous dorloterais... Je me sens venir beaucoup d’amitié pour vous, monsieur Bombel...
BOMBEL.
Ah ! Je suis très touché, Célina... mais...
CÉLINA.
Vous avez surtout une qualité qui me plaît... Oh ! qui me plaît !
BOMBEL.
Et laquelle, mon enfant, laquelle ?
CÉLINA, avec admiration.
Vous êtes égoïste... Oh ! mais, là, égoïste !
BOMBEL.
Oui, c’est vrai... Je crois que je suis assez égoïste... Vous comprenez très bien mon caractère, Célina... Depuis que j’ai été malade, il m’est impossible de m’intéresser à autre chose qu’à ma santé, comme c’est bizarre ! Tout le reste me paraît petit, moins que rien, inutile... Vous avez raison, ce doit être de l’égoïsme.
CÉLINA.
Et solide... C’est à ça qu’on reconnaît les hommes qui doivent vivre longtemps.
BOMBEL.
Oui... oui... oui... Et vous accepteriez de rester à côté de quelqu’un qui serait égoïste à ce point-là ?
CÉLINA.
C’est mon rêve...
BOMBEL.
De faire toutes ses volontés... ? de ne jamais être de mauvaise humeur ?
CÉLINA.
Jamais !... On est de mauvaise humeur avec les gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent... qui s’occupent des uns et des autres...
BOMBEL.
Tandis qu’un homme qui ne s’occupe que de soi...
CÉLINA.
On sait à quoi s’en tenir.
BOMBEL.
C’est vrai !... C’est vrai ! Je comprends très bien qu’on arrive à aimer les égoïstes.
CÉLINA.
On n’aime qu’eux, monsieur Bombel.
BOMBEL.
Eh bien, mon enfant, cette conversation n’est pas perdue... Je ne dis ni oui ni non.
CÉLINA.
Oh ! monsieur Bombel !...
BOMBEL.
Vous me plaisez... je vous crois très capable de dévouement.
CÉLINA.
Oh ! oui, monsieur Bombel.
BOMBEL.
D’abnégation, même.
CÉLINA.
Oui, monsieur Bombel.
BOMBEL.
D’un désintéressement véritable.
CÉLINA.
Oh !... oui... monsieur Bombel.
BOMBEL.
Vous n’êtes pas égoïste, vous !
CÉLINA.
Non, monsieur Bombel ! Non !...
BOMBEL.
C’est beau ! c’est très beau !
Lui tapotant les joues.
Eh bien, venez me voir demain... nous causerons, mon enfant, nous causerons.
Sort Célina pendant qu’Adrienne revient.
Scène XV
BOMBEL, ADRIENNE, LÉON
ADRIENNE, énervée.
On ne répond pas au Palace, on ne répond pas !...
Entre Léon.
Ah ! le voilà !
LÉON.
Bonjour, mon oncle !
BOMBEL, bas, à Léon.
Adrienne sait que tu es allé au Palace.
ADRIENNE.
Tu as vu l’architecte ?
LÉON.
Non, il était sorti, alors je suis rentré au Palace... pour écrire le petit quatrain que tu m’as demandé... Oui, je me sentais en verve, et j’ai fait ces quatre vers qui, je crois, ne sont pas mal... Tiens !
Il tire une feuille de papier de son portefeuille.
ADRIENNE, prend le papier sans dire un mot, lit les vers de l’œil, puis après un temps, froidement.
Tu ne t’es pas foulé !
Elle tend le papier à Bombel.
LÉON.
Tu n’es pas contente ?
ADRIENNE.
Si ! Mais tu aurais pu écrire ça ici. Ce n’était pas la peine d’aller au Palace. Tu avais tes raisons, probablement.
LÉON, riant.
Ce n’est pas une scène de jalousie, je pense ? Ce serait la première.
BOMBEL, rend le quatrain à Adrienne, d’un air indulgent.
Ce n’est pas méchant.
ADRIENNE, sans répondre.
Viens-tu au Bois avec nous ?
LÉON.
Qui, nous ?
ADRIENNE.
La baronne et moi... Où est-elle donc, la baronne ?
LÉON.
Mais, je l’ignore...
BOMBEL, à part.
Il est bête de lui dire ça !...
ADRIENNE.
Tu ne l’as pas rencontrée au Palace ?
LÉON.
Non.
ADRIENNE.
Elle ne t’a pas dit qu’elle devait venir me prendre ici ?
LÉON.
Puisque je ne l’ai pas rencontrée ?
ADRIENNE.
Tu aurais pu. Vous êtes tout le temps ensemble.
LÉON.
Comment ensemble ?
ADRIENNE.
Parfaitement.
LÉON.
Moi ! Je ne lui ai jamais adressé la parole sans que tu sois présente. C’est un comble !
BOMBEL.
Mes enfants, mes enfants, ne vous disputez pas devant moi, je vous en supplie !... Ça, je ne pourrais pas le supporter, j’aimerais mieux m’en aller.
À Adrienne.
Tu n’as aucun reproche à faire à ton mari !
ADRIENNE.
Je ne lui en fais pas... Je le prie simplement de s’arranger pour qu’on ne vienne pas me raconter des potins sur la baronne et sur lui.
LÉON.
Des potins sur la baronne et sur moi !... Qui s’est permis ? qui s’est permis ?
ADRIENNE.
Des gens que je n’ai pas besoin de te nommer... Et c’est agaçant, à la longue... Ça m’empêche d’avoir ma tête à moi... Pour diriger une maison de cette importance, il faut de la tranquillité d’esprit... il ne faut pas de préoccupations... Mais ça t’est égal à toi ! Tu t’en moques un peu de mes responsabilités !... Et pourvu que tu ailles courir...
BOMBEL.
Mes enfants, mes enfants... Vous recommencez !...
ADRIENNE, voyant entrer un groom.
Et il est l’heure du courrier !... Ah ! c’est commode d’exercer une profession sérieuse dans ces conditions-là !
Elle entre dans le petit bureau et prend des lettres.
Scène XVI
BOMBEL, LÉON, LA BARONNE
LÉON, bas à Bombel.
Mais comment a-t-elle des soupçons ?
BOMBEL.
Tu dois le savoir mieux que moi.
LÉON.
Allons, bon ! la baronne.
Entre la baronne par le fond. Elle porte une toilette très visiblement différente de celle qu’elle avait pendant l’acte. Léon, après un coup d’œil vers le petit bureau, va près de la baronne et remonte.
Adrienne a des soupçons. Ne dites surtout pas que vous êtes rentrée au Palace.
LA BARONNE.
Hein ?
BOMBEL, bas à la baronne.
Ne dites pas que vous êtes rentrée au Palace.
LA BARONNE.
Ah !
TOUS LES DEUX.
Chut !
Scène XVII
BOMBEL, LÉON, LA BARONNE, ADRIENNE
À l’entrée d’Adrienne, Léon, fond gauche, Bombel, extrême droite, à l’avant-scène, paraissent indifférents. La baronne, un peu interloquée, est au milieu. Le groom est sorti.
ADRIENNE, très aimable, à la baronne.
Ah ! chère amie... vous venez me chercher ?
LA BARONNE.
C’était convenu.
ADRIENNE.
C’est que j’ai une migraine ! J’ai téléphoné au Palace pour que vous ne vous dérangiez pas. On n’a pas répondu.
LA BARONNE.
Mais je ne suis pas rentrée au Palace.
BOMBEL, échangeant un signe de satisfaction avec Léon.
Bien... Bien...
ADRIENNE.
Ah ! alors.
En disant ces mots, elle a remarqué la toilette de la baronne.
Vous n’êtes pas rentrée au Palace ?
LA BARONNE, finissant par s’empêtrer peu à peu dans son mensonge.
Non... figurez-vous... je le devais, en effet. Je vous l’avais dit... peut-être. Mais, en sortant, j’ai rencontré une vieille amie à moi que je n’avais pas vue depuis des temps infinis... et à qui il est arrivé toutes sortes d’aventures... qu’elle m’a racontées... Elle avait divorcé... elle se remarie... et, comme elle est étrangère et protestante, il nous a fallu faire des démarches... Je l’ai accompagnée à l’ambassade et au temple protestant.
ADRIENNE, éclatant.
Et c’est au temple protestant que vous avez changé de robe ?
LA BARONNE, riant très naturellement.
Ah ! Oui... tiens... je n’y songeais plus... c’est vrai... Je suis allée au Palace dans l’intervalle...
ADRIENNE, à la baronne et à Léon.
Dans l’intervalle !
Elle fait signe à Léon de venir près d’elle.
Je vais vous le dire, ce que vous avez fait dans l’intervalle.
À Léon.
Vous êtes venus ici tous les deux pour vous assurer que j’étais bien tranquille, bien confiante, que je n’avais pas de soupçons...
Elle va à la baronne.
Et, alors, vous êtes rentrée au Palace ! Et, comme mon mari vous avait suivie, vous avez profité de sa présence pour changer de robe.
LA BARONNE.
Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne veux pas que vous continuiez.
LÉON.
Une robe de changée, ce n’est pas une preuve.
BOMBEL.
Ton mari a raison. Écoute-moi, qui suis de sang-froid, ce n’est pas une preuve.
LA BARONNE.
Moi qui ai tant d’affection pour vous.
ADRIENNE.
En effet... en effet... Une robe changée ce n’est pas une preuve. Ce n’est pas le flagrant délit... Je peux me tromper et je n’ai pas le droit de vous accuser... C’est entendu ! C’est entendu !
LA BARONNE.
À la bonne heure.
ADRIENNE.
Jamais je ne saurai ce que vous avez fait cet après-midi...
À Léon.
Seulement, regarde-moi, regarde là.
Elle se touche le front du doigt.
Sais-tu ce qu’il y a, maintenant, là ?... Il y a le doute, mon petit, le doute !...
LÉON.
Le doute... Quel doute ?
ADRIENNE.
Ça ne te dit pas grand’chose à toi qui ne doute de rien... Mais, pour moi, c’est tout... C’est le sentiment le plus odieux, le plus insupportable !... J’avais confiance en toi, c’est finit ! J’avais la sécurité, je ne l’ai plus ! Et les conséquences que ça va avoir, ça... c’est incalculable... Tiens, c’est bien simple. Depuis un quart d’heure, je suis une autre femme.
LÉON.
Et quelle femme es-tu ?
ADRIENNE.
Je n’en sais rien, mon petit. Tu en auras la surprise ! Et, en attendant, par-dessus bord l’Institut de beauté.
LÉON.
Bravo ! Bravo ! Par-dessus bord !
LA BARONNE.
Ne faites pas ça !
ADRIENNE.
Sois tranquille, mon petit, je ne vais plus en gagner de l’argent ; mais, par exemple, je vais en dépenser, je t’en réponds.
LÉON.
Mais oui... mai ? oui... dépense ! amuse-toi ! c’est ce que je demande ! Soyons gais... ne parlons jamais de nos vieux jours, ne faisons pas d’économies pour nous retirer à la campagne. Ça porte malheur. Amusons-nous ! Vivons ! vivons !
BOMBEL.
Enfin, voilà des paroles raisonnables ! Vivons !
ADRIENNE.
C’est ça, vivons ! Nous allons vivre, je te le promets ! Et acheter des autos, et louer des appartements de mille francs. Baronne, je vous invite à la crémaillère.
LA BARONNE.
Et j’irai.
ADRIENNE.
Et le jour où nous n’aurons plus d’argent...
LÉON.
Nous taperons mon oncle.
BOMBEL, sursautant, au public.
Ils vont me faire redevenir neurasthénique !
LÉOPOLD, paraissant.
Eh bien, patronne, votre cliente, comment ça s’est -il passé ?
ADRIENNE.
Quelle cliente ?
LÉOPOLD.
La dame au massage... avec mon enduit... ?
ADRIENNE, elle court vers la porte, suivie de Séraphine et des jeunes filles.
Oh ! là, là. Le rajeunissement des rides ?... Je l’ai totalement oubliée ?
TOUS LES TROIS.
Oubliée !
LÉOPOLD.
Bon Dieu ! depuis une heure !
ADRIENNE.
Oh ! là ! là !
LÉON.
Quelle horreur !
Elle ouvre et ferme brusquement la porte après avoir jeté un coup d’œil et pousse un grand cri.
LÉOPOLD et SÉRAPHINE.
Eh bien ?
ADRIENNE.
Elle a vieilli de dix ans !
ACTE III
Chez Bombel, Au lever du rideau, la scène est vide. Entre un domestique suivi d’une dame qui porte un paquet, une employée de magasin. Le domestique porte un plateau.
Scène première
LE DOMESTIQUE, UNE DAME
LA DAME.
J’aurais bien voulu montrer les étoffes à Mademoiselle Célina...
LE DOMESTIQUE.
Je vais voir... mais je ne crois pas que mademoiselle soit visible.
Il va à la porte, l’entr’ouvre légèrement. On entend la voix d’Adrienne qui psalmodie.
« Ton amour est un philtre farouche... Ton âme est le vase d’or pur... »
Et des murmures flatteurs. Le domestique referme la porte, revient en scène et dit à la dame.
Ils n’ont pas fini.
LA DAME.
Qu’est-ce qu’ils font donc ?
LE DOMESTIQUE.
C’est la nièce de M. Bombel qui fait une lecture à son oncle et à quelques amis... Il est impossible de les déranger.
LA DAME.
Alors, je m’en vais... Dites à mademoiselle que ces étoffes sont celles du cabinet de toilette de M. Bombel... et que je repasserai chercher la réponse.
LE DOMESTIQUE.
Bien, mademoiselle.
Sort la dame. Le domestique dispose le thé. La porte de la baie s’ouvre brusquement. Parait Célina.
Scène II
CÉLINA, BOMBEL, BROCHIN, ADRIENNE, LÉOPOLD, LE DIRECTEUR
CÉLINA.
Oh ! que c’est beau ! que c’est beau !
Au domestique.
Allez ! je servirai...
Elle servira le thé durant la scène.
LÉOPOLD, apparaissant.
Oui... oui... nous sommes dans le sublime, dans la beauté !
BOMBEL, paraît en s’essuyant le front.
C’est ça... le sublime... Je cherchais le mot.
ADRIENNE, arrêtant Brochin et le directeur qui sortent.
Mais pardon, ce n’est pas fini... Il y a encore une réplique... la dernière...
BOMBEL.
Ah ! ce n’est pas fini !
ADRIENNE.
Non, non... écoutez...
Lisant.
« Gabrielle. (Attirant Jacques sur sa poitrine.) Viens, hâte-toi !... Tu es celui que j’attendais ! Celui qui m’aura fait connaître la vie ! (Elle meurt. — Rideau.) »
TOUS, moins le directeur.
Bravo ! bravo ! magnifique !
LE DIRECTEUR, étonné.
Elle meurt !
CÉLINA.
Elle n’avait plus que ça à faire !
BROCHIN, faiblement.
En effet... en effet... je ne vois pas d’autre dénouement possible...
LÉOPOLD.
Je l’attendais... je l’attendais...
Au directeur.
Elle ne peut pas ne pas mourir, monsieur le directeur.
BOMBEL.
Elle meurt !... Évidemment, c’est une fin comme une autre...
LE DIRECTEUR.
N’importe... c’est inattendu...
ADRIENNE.
Je vous en prie, monsieur le directeur, donnez-moi votre opinion franchement... Je veux que vous ne vous gêniez pas avec moi... Je n’ai pas une susceptibilité d’auteur. Je suis une femme qui s’est mise à écrire pour des raisons tout à fait étrangères à la littérature... à la suite de circonstances qui ne vous intéresseraient pas... et qui ont transformé mon caractère, ma vie.
LE DIRECTEUR.
Oserai-je vous demander, madame, si c’est votre première œuvre dramatique ?
ADRIENNE.
Oui, monsieur le directeur... Et si on m’avait dit il y a trois mois que je ferais de la littérature !
LE DIRECTEUR.
Comment ? Vous n’avez jamais écrit !
ADRIENNE.
Jamais ! Pas une ligne ?
LE DIRECTEUR.
C’est stupéfiant !
LÉOPOLD.
Le don ! Le don !
ADRIENNE.
Et non seulement je n’avais jamais écrit, mais je n’avais même jamais lu !... J’étais une espèce de petite bourgeoise sans goût et sans idéal !... Pour moi il n’y avait que mon mari, mon ménage... J’en étais arrivée à souhaiter d’avoir des enfants !...
LE DIRECTEUR.
C’est très curieux... très curieux !
ADRIENNE.
Un beau jour, il s’est fait en moi une révolution dont les origines psychologiques formeront le sujet de mon premier roman.
BROCHIN.
Pour moi, le roman, n’est-ce pas, pour moi ?
ADRIENNE.
Je vous le promets, Brochin... Et j’ai écrit ce drame philosophique et passionnel dont je vous suis très reconnaissante, monsieur le directeur, d’avoir bien voulu entendre la lecture.
LE DIRECTEUR.
Brochin m’avait parlé de vous en de tels termes que j’avais une vive curiosité de connaître votre pièce...
Adrienne s’incline.
Quand je dis « pièce » c’est un mot un peu banal... Ce n’est pas à proprement parler une pièce de théâtre.
ADRIENNE.
Oh ! non... Je me suis appliquée à retirer au contraire tout ce qui pouvait ressembler à du théâtre.
LE DIRECTEUR.
Vous y avez admirablement réussi. Car votre œuvre présente en outre cette originalité singulière que les personnages, aux moments les plus pathétiques, au lieu d’exprimer leurs passions, se taisent tout à coup...
LÉOPOLD, avec admiration.
Voilà ! Voilà ! Ça, c’est la trouvaille !
LE DIRECTEUR.
Pardon ! Voulez- vous me donner un instant votre manuscrit.
Il le feuillette pour chercher le passage, et pendant ce temps.
CÉLINA, à Bombel à part.
Cette lecture ne vous a pas trop fatigué, Adolphe ?
BOMBEL, même jeu.
Mais non, mais non... Il me semble même que de temps en temps je comprenais...
CÉLINA, même jeu.
Ah !
BOMBEL, même jeu.
Pas tout, évidemment, pas tout !
CÉLINA, même jeu.
C’est bon signe, ça, c’est bon signe !
LE DIRECTEUR, ayant trouvé le passage.
Tenez, là, par exemple, quand Jeanne de Breuil apprend la trahison de son amant, vous mettez comme indication scénique : « Elle reste dix minutes sans parler. »
ADRIENNE.
J’ai voulu exprimer par ce silence...
LE DIRECTEUR.
Oui... je sais... les grandes douleurs sont muettes... Mais je me demande si le public...
ADRIENNE.
Dans ma pensée, je supprime le public...
LÉOPOLD.
Est-ce que nous nous inquiétons du public, nous autres savants, quand nous faisons une expérience ?
LE DIRECTEUR.
Remarquez que, personnellement, je suis de votre avis... J’ai joué les œuvres les plus audacieuses de notre époque... j’ai créé dix formules nouvelles et, quant au public, pour vous dire le cas que j’en fais, c’est moi qui ai eu l’idée de mettre un décor sur le devant de la scène à la place du rideau, de façon à lui cacher absolument la vue de ce qui se passe...
LÉOPOLD.
Et qu’ont dit les spectateurs ?
LE DIRECTEUR.
Le premier soir, la pièce a été acclamée... mais à la seconde représentation...
BROCHIN.
J’y étais, à la seconde, j’y étais...
LE DIRECTEUR.
Ah ! c’était vous ?
Il va lui serrer la main.
Vous voyez que je ne suis pas pour les concessions... Cependant, il y a des limites...
À Adrienne.
Et pour me résumer, chère madame, votre drame m’a profondément ému, mais il vient trop tôt. C’est une de ces œuvres qui devancent leur époque. Elle n’est donc pas jouable dans la période de décadence que nous traversons.
ADRIENNE.
Vous ne pouvez pas m’adresser un plus grand éloge ! Je vous avoue que j’ai craint un instant que cette œuvre fût jouable.
LE DIRECTEUR.
Ne le craignez plus. Mais publiez-la chez Brochin, elle aura un succès énorme.
BROCHIN, vivement.
Ce n’est pas mon avis. L’œuvre de madame ne s’adresse qu’à une élite, à une toute petite élite. Or, l’élite n’achète pas... C’est même à ça qu’on la reconnaît. Tenez, je crois que j’ai trouvé la vraie façon de la présenter.
ADRIENNE.
Voyons ?... Voyons ?...
BROCHIN.
Ce serait d’inviter chez vous les personnalités les plus en vue du monde parisien, la Critique, et la lire vous-même... elle gagnera cent pour cent à être lue par vous... avec votre âme... avec votre pensée...
LE DIRECTEUR.
Votre âme... votre pensée !... Voilà la solution ! Et maintenant je file, j’ai ma répétition... Au revoir, monsieur Bombel.
BOMBEL.
Cher monsieur... Je suis flatté d’avoir fait votre connaissance... On raconte tant de choses sur les directeurs de théâtre que je n’étais pas fâché d’en voir un de près.
LE DIRECTEUR.
Et j’ose dire que vous avez vu ce qu’il y a de mieux...
À Léopold.
Monsieur...
À Célina.
Mademoiselle... Encore bravo, chère madame. Cher monsieur, à bientôt.
Il sort.
BROCHIN, à Adrienne.
Quel dommage que la baronne n’ait pas pu écouter cette belle œuvre !... Vous savez qu’elle est à Paris ?
ADRIENNE.
Ah ! j’ignorais...
BROCHIN.
Elle ne vous a pas écrit ?
ADRIENNE.
Pas depuis son mariage.
BROCHIN.
Moi, j’ai reçu hier une lettre d’elle. Elle est en voyage de noce.
ADRIENNE, souriant.
Nous allons voir le comte Travelli ?
BROCHIN.
Non... elle est en voyage de noce, mais sans son mari... Au revoir... au revoir...
Il sort.
Scène III
ADRIENNE, LÉOPOLD, BOMBEL, CÉLINA
ADRIENNE.
Ma pièce vous a-t-elle intéressée, Célina ?
CÉLINA.
J’étais tordue ! À la fin, surtout, quand elle attire son amant... On croit que c’est pour des choses... et puis, pas du tout, elle meurt. Ça, c’est épatant.
ADRIENNE.
C’est neuf, en tous cas... Et vous, mon oncle ?
BOMBEL.
Moi, j’ai vibré, je n’ai fait que vibrer !
LÉOPOLD.
Comme moi ! comme moi ! Quant à Monsieur Brochin et ce directeur, ils n’y ont pas compris un mot, vous entendez, pas un ! Ne vous faites pas d’illusions !
ADRIENNE.
Vous croyez ?
LÉOPOLD.
Il n’y avait qu’à les regarder pendant la lecture... Ils avaient beau s’appliquer, ils n’y arrivaient pas... Il y a même un passage où cet imbécile a souri...
ADRIENNE.
Quel imbécile ?
LÉOPOLD.
Le directeur. Et savez-vous ce que ça prouve, ça ? C’est que votre public n’est pas sur le boulevard... Il est sur la rive gauche, parmi la jeunesse des écoles... J’y ai des relations, moi... et je vous présenterai à des gens qui vous introduiront dans le monde du travail et de la pensée... à Granvalliers, par exemple...
À Bombel.
Granvalliers, c’est mon nouveau patron... un savant qui est en même temps un philosophe.
BOMBEL.
Ah ! vous n’êtes plus à l’Institut de beauté ?
LÉOPOLD.
Non, je l’ai quitté... Depuis le départ de Madame Lagraine la maison avait perdu complètement le caractère scientifique.
BOMBEL.
Dites-moi, monsieur Léopold, est-ce que vous me trouvez aussi bonne mine que lorsque vous m’avez vu à l’Institut de beauté ?
LÉOPOLD.
Meilleure, monsieur Bombel !... Quand vous veniez à la maison vous aviez une beauté factice !
CÉLINA.
C’est ce que je lui dis tous les jours... il ne veut pas me croire...
LÉOPOLD.
Vous aviez l’air travaillé... Vous ne paraissiez pas votre âge.
BOMBEL.
C’est que je n’ai pas mon âge... Je vous assure, Célina, que je n’ai pas mon âge.
CÉLINA.
C’est un tort... Il faut avoir son âge... il faut vieillir loyalement, petit à petit.
LÉOPOLD.
Et maintenant, monsieur Bombel, je me retire... Tous mes respects.
BOMBEL.
Au revoir, monsieur Léopold, et venez me voir de temps en temps, ça me fera plaisir.
LÉOPOLD.
Et à moi aussi.
ADRIENNE, à Léopold.
Et quand me présenterez-vous à Granvalliers ?
LÉOPOLD.
Aujourd’hui, si vous voulez, à cinq heures... En voilà un qui l’aimera, votre pièce ! À tout à l’heure, ma petite patronne.
Bas.
Laissez-moi toujours vous appeler ma petite patronne... Vous voulez bien ?
ADRIENNE.
Oui, Léopold, oui.
LÉOPOLD.
Ça me rappelle les moments où j’étais près de vous... où vous veniez me voir de temps en temps au laboratoire... où nous nous entretenions de science... de la société future... Vous savez que j’ai une passion pour vous, moi ! Et que je suis le seul à avoir deviné ce qu’il y a dans cette petite tête.
Entre Léon.
LÉON.
Bonjour, mon oncle... bonjour, Célina.
BOMBEL.
Bonjour, mon garçon.
CÉLINA.
M’sieu Léon.
LÉOPOLD, s’approchant de Léon.
Bonjour, pa...
Se reprenant.
Au revoir, monsieur Lagraine.
LÉON, à part.
S’il m’avait appelé patron, ce qu’il recevait une paire de gifles !
Haut.
Bonjour, mon oncle ; bonjour, Célina !
Scène IV
LÉON, ADRIENNE, BOMBEL, CÉLINA
ADRIENNE, prenant le rouleau qui est sur la table, à Bombel et à Célina.
Je vous quitte ! J’ai quelques courses à faire... Je rentrerai à la maison vers sept heures ou huit heures et demie.
LÉON.
Enfin, pour dîner ?
ADRIENNE.
Pour dîner.
LÉON.
Ah ! quand je sortais on a apporté un tableau de l’hôtel des ventes.
ADRIENNE.
Oui... je sais... je l’ai acheté hier. J’avais oublié de te prévenir.
LÉON.
Une femme en robe violette, avec une grande boucle noire, étendue sur un tapis...
ADRIENNE, éclatant de rire.
Ah ! ah ! en robe violette ! comique !
LÉON, vexé.
Mais oui... en robe violette !
ADRIENNE.
Elle est nue... elle est entièrement nue !
LÉON.
Entièrement nue ?... avec cette robe violette...
ADRIENNE.
C’est la chair... tout simplement... et ce que tu appelles une boucle...
BOMBEL, riant.
Ah ! ah !
CÉLINA, sévère.
Ne riez pas de ça ! Ça ne vous vaut rien !
LÉON.
Jamais vous ne me ferez encaisser ça !
ADRIENNE.
Ce tableau est une merveille, mon oncle, vous verrez... Une toile de Barnabé... qui est le plus grand peintre de la femme moderne...
À Léon.
Tu n’aimes pas ce que fait Barnabé, n’est-ce pas ?
LÉON.
Je n’ai jamais dit que je n’aime pas ce que fait Barnabé. C’est un jeune peintre de beaucoup de talent... Je dirai même qu’il a de l’avenir... Barnabé...
ADRIENNE.
Il a soixante et dix ans... et il est célèbre dans le monde entier... Tu n’es pas fort en peinture !
LÉON.
Je suis ce qu’on est convenu d’appeler... d’une jolie force... d’une jolie force moyenne...
ADRIENNE.
Évidemment, Barnabé, ce n’est pas des machines à examiner avec une loupe... Ça se sent plutôt que ça ne se regarde...
À Léon.
Toi, tu es un bourgeois. Tu en es encore à la musique de Wagner. Ce n’est pas de ta faute. J’ai été comme ça, jadis...
LÉON.
Oui, ma chérie.
ADRIENNE.
Tu me l’as même assez reproché. Et puis, subitement, mon esprit s’est ouvert à tout, à la musique, à la littérature, à l’art... Que veux-tu ? Il y a des esprits qui s’ouvrent et il y a des esprits qui se referment !
LÉON.
Oui, ma chérie ! Et combien as-tu payé ce tableau de Barnabé ?
ADRIENNE.
Oh ! je t’en prie !... Ne faisons pas intervenir l’argent dans les questions d’art... Cependant, si tu tiens à le savoir, je l’ai payé douze mille francs.
LÉON, réprimant un bond.
Douze mille ? Bien, ma chérie.
BOMBEL.
Oh ! oh !
CÉLINA.
Bigre !
ADRIENNE.
C’est un tableau qui vaudra un million dans cent ans.
LÉON, toujours très calme.
Ça, je le crois.
BOMBEL.
Alors, c’est un placement de père de famille.
LÉON.
De grand-père de famille.
ADRIENNE, froidement.
Joli !...
À Célina.
Vous n’aviez pas des tentures à me montrer ?
CÉLINA.
Oui... Vous qui avez tant de goût, je voudrais votre avis sur une étoffe, pour le cabinet de toilette de monsieur Bombel que je suis en train d’installer.
BOMBEL.
Ne la prenez pas trop austère... C’est un cabinet de toilette, ne l’oubliez pas...
ADRIENNE.
Nous allons voir.
À Léon.
À propos, la baronne est à Paris.
LÉON, indifférent.
Ah !
ADRIENNE.
Tu devrais t’in former de l’hôtel où elle est descendue... Oh ! ce doit être le Palace... et l’inviter à dîner. C’est la moindre des choses.
LÉON.
Si tu y tiens...
ADRIENNE.
Oui, elle pourrait croire que je lui garde rancune... Pauvre femme ! Si elle savait comme tout cela est loin !
Elle sort d’un air supérieur.
BOMBEL, à Célina, bas.
Pas trop austère, Célina, pas trop austère !...
CÉLINA, bas.
Pourquoi pas avec des dessins libidineux ! Ah ! si l’on vous laissait faire, où irions-nous ?
Elle sort.
Scène V
LÉON, BOMBEL, puis LA BONNE, puis LE CHAUFFEUR
LÉON.
Suis-je resté assez impassible... Avez-vous remarqué comme je suis resté impassible ?... Je n’ai pas bronché... Eh bien, mon oncle, c’est tout le temps comme ça ! Elle dit des énormités et je ne bronche pas ! Car, si j’avais le malheur de broncher, quand elle dit une de ces choses qui mériteraient le fouet, elle éclaterait... elle guette l’occasion d’éclater, je le sens !
BOMBEL.
Sois prudent, mon garçon, sois patient, je t’en conjure !
LÉON.
Je n’ai jamais vu un cas de détraquement pareil chez une femme ! Elle a commence par le faire exprès, pour m’embêter... et maintenant elle roule à toute vitesse dans l’incohérence. Cette semaine, elle a invité des danseurs russes à souper ! Mercredi dernier, elle a assisté au Collège de France à un cours de philosophie, et, en sortant, elle est allée prendre une leçon de tango !
BOMBEL.
C’est une crise, mon ami, ce n’est qu’une crise ! Ta femme est très honnête... ne t’inquiète pas...
LÉON.
Je le sais bien qu’elle est honnête ! Si elle ne l’était pas, où serait l’incohérence ?
BOMBEL.
Quoi !
LÉON.
Si elle me trompait, je trouverais cela tout naturel...
BOMBEL.
Tu es fou, n’est-ce pas ?
LÉON.
Ça irait avec le tango, les danseurs russes... et la peinture de Barnabé, et ça irait aussi avec ses drames philosophiques.
BOMBEL.
Ah ! ah ! tu sais, je croyais qu’elle te l’avait caché.
LÉON.
Pensez-vous ! Pas plus tard que tout à l’heure, elle vous a lu une élucubration inouïe intitulée « Fin d’âme ».
BOMBEL.
Tiens ! c’est vrai, j’avais oublié le titre : « Fin d’âme ». Comment écrit-on fin ? f-i-n ou f-a-i-m ?
LÉON.
Écrivez-le comme vous voudrez, ça a le même sens.
Entre la bonne.
LA BONNE, à Léon.
Le chauffeur de monsieur a un mot à dire à monsieur.
LÉON.
Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?
LA BONNE.
Il est là, dans l’antichambre.
LÉON.
Qu’il entre ! Vous permettez, mon oncle ? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là ?
Entre le chauffeur.
LE CHAUFFEUR.
Monsieur, c’est les Russes de l’autre jour qui m’ont dégotté devant la porte et qui me demandent l’auto pour aller dans leur théâtre...
LÉON.
Les danseurs russes ?
LE CHAUFFEUR.
Oui, monsieur.
LÉON.
Eh bien, ils ont un certain toupet !
LE CHAUFFEUR.
Je n’ai pas cru devoir prendre sur moi...
LÉON.
Il n’aurait plus manqué que ça !... Je refuse ; j’ai besoin de l’auto.
LE CHAUFFEUR.
Bien, monsieur.
Il va pour sortir.
LÉON, le rappelant.
Ou plutôt non, attendez...
À Bombel.
En refusant, je fournirais peut-être à Adrienne l’occasion qu’elle cherche depuis longtemps...
BOMBEL.
En effet... en effet...
LÉON, au chauffeur.
Conduisez ce monsieur et cette dame.
LE CHAUFFEUR.
Où ça ?
LÉON.
Où ils voudront.
LE CHAUFFEUR.
Monsieur ne s’imagine pas comme c’est assommant de conduire des étrangers qui...
LÉON.
Je ne vous demande pas ça ! Allez !
LE CHAUFFEUR.
Bien, monsieur.
Il sort.
BOMBEL, tapant sur l’épaule de Léon.
Toi, mon garçon, tu es en train de te préparer une bonne petite neurasthénie, dans le genre de la mienne... Indécisions, colères... Résolutions brusques immédiatement suivies de résolutions non moins brusques en sens inverse ! Je reconnais tous les symptômes ! Méfie-toi ! méfie-toi !
LÉON.
Indiquez-moi un remède !
BOMBEL.
Eh bien, mon garçon, il n’y a qu’un remède... un seul : l’énergie !
LÉON.
Sacrebleu ! Vous avez raison... Oui, l’énergie... Changement d’existence et fin de l’incohérence ou je casse tout !
BOMBEL.
Non... non... Ce n’est pas la peine de casser... On ne doit rien casser... ça vaut mieux...
LÉON.
Elle va voir... elle va voir... J’ai un projet... un projet... Patience ! patience ! Ah ! mon oncle, c’est vous qui avez trouvé la véritable solution de la vie tranquille : la gouvernante !
BOMBEL, gêné.
Oui... oui... la gouvernante.
Brusquement.
Écoute, mon ami, écoute. J’ai un petit remords, il faut que je t’avoue... J’aurais même dû le faire plus tôt... Enfin ! Écoute-moi !... Célina... tu entends... Eh bien, Célina n’est pas seulement ma gouvernante.
LÉON.
Mais je le sais, mon oncle... je l’ai deviné.
BOMBEL.
Ça se voit ?
LÉON.
D’une façon éclatante.
BOMBEL.
Ça s’est fait avec une simplicité... car j’étais à cent lieues de m’attendre...
LÉON.
Cent lieues dans cet ordre d’idées ce n’est rien !
BOMBEL.
Oui, mon ami : il était onze heures environ, je me rappelai... c’est bizarre, l’enchaînement des choses... je me rappelai qu’il y avait à droite de mon lit un tableau qui était tout de travers et qui, le matin, en me réveillant, m’agaçait l’œil... Je dis à Célina : « Apportez-moi donc une petite échelle, que j’arrange ce tableau... » Elle alla chercher la petite échelle et, comme je voulais monter, elle m’arrêta : « Non, non, monsieur Bombel, pas vous, vous pourriez glisser et vous faire mal. » Et elle monta elle-même... devant moi... Et, à mesure qu’elle grimpait, je voyais ses hanches qui se balançaient, ses mains qui glissaient légèrement le long de l’échelle... Parfois, elle se retournait pour bien poser son pied et elle me regardait en souriant... Je me sentais dans un drôle d’état, mon ami... une espèce de désir vague... le désir d’une surprise... et à la fois la surprise de ce désir... et en même temps une sorte de curiosité intense de savoir comment tout ça allait finir... Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?
LÉON.
On ne peut mieux, mon oncle, on ne peut mieux.
BOMBEL, modeste.
Que te dirai-je ?
LÉON.
Rien, mon oncle, ça suffit.
BOMBEL.
Mais où nous sommes dans l’invraisemblance, c’est que Célina était... encore...
LÉON.
Je sais, mon oncle, je sais...
BOMBEL.
Comment ! Tu sais ça aussi !
LÉON, lui serrant la main.
Toutes mes félicitations.
BOMBEL.
Ne te hâte pas de me féliciter... Car Célina, sous prétexte qu’à mon âge on ne doit pas se surmener... Non ! Non ! je ne veux pas entrer dans certains détails... ce ne serait pas convenable !
LÉON.
Avec moi ! Mon oncle, voyons !
BOMBEL.
Eh bien ! Célina en est arrivée, sous le prétexte de ma santé, à m’imposer de véritables privations... Je suis encore très vert, moi ! Ah ! mon ami, avant d’avoir passé une nuit auprès d’elle je ne soupçonnais pas la chasteté de cette fille-là !
Entre le chauffeur.
LE CHAUFFEUR.
Ce sont les Russes, monsieur m’a dit de les conduire...
LÉON.
Où ils voudraient.
LE CHAUFFEUR.
J’ai bien compris, mais je dois prévenir monsieur qu’ils ont parlé de la frontière !
LÉON, furieux.
De la frontière ! Mon auto ! J’en ai besoin ! Je la prends !
LE CHAUFFEUR.
Alors, les Russes ?
LÉON.
Fourrez-les en taxi !
Il sort.
Scène VI
BOMBEL, seul, puis LA BARONNE, ADRIENNE, CÉLINA
BOMBEL, seul.
C’est vrai que je suis encore tout vert ! surtout aujourd’hui... Je ne sais pas pourquoi !...
Entrent Adrienne, la baronne, Célina.
LA BARONNE, à Bombel.
Cher monsieur Bombel, quelle joie de vous revoir !... et avec une figure pareille !
BOMBEL.
Merci, baronne, merci... Mais quelle bonne surprise !
LA BARONNE.
Je venais embrasser ma petite Célina.
BOMBEL.
Depuis combien de temps êtes-vous à Paris ?
LA BARONNE.
Je suis arrivée hier.
BOMBEL.
On va se voir un peu, j’espère. Entendez-vous avec Célina pour que nous dînions tous ensemble le plus tôt possible.
LA BARONNE.
Certes oui, avec plaisir.
CÉLINA, à Bombel.
Monsieur Bombel, maintenant, après toute cette fatigue, vous devriez vous reposer un peu. Vous avez les yeux cernés.
ADRIENNE.
Célina a raison.
BOMBEL.
J’ai les yeux cernés ?
CÉLINA.
Parce que vous n’avez pas fait votre sieste après déjeuner... Il vous faut une demi-heure de sommeil dans l’après-midi... vous le savez !
BOMBEL.
Vous viendrez me réveiller dans une demi-heure ?
CÉLINA.
Oui, monsieur Bombel.
BOMBEL.
Dans une petite demi-heure ?
CÉLINA, à Adrienne.
C’est un enfant, madame, un véritable enfant.
Elle sort avec Bombel.
Scène VII
ADRIENNE, LA BARONNE
LA BARONNE.
Ma chère amie, vous ne vous imaginez pas comme je suis heureuse de vous revoir...
ADRIENNE.
Mais moi aussi !... moi aussi...
LA BARONNE.
Parole ?
ADRIENNE.
Parole.
LA BARONNE.
Pas de mauvais souvenirs... du petit malentendu de jadis ?
ADRIENNE.
Pas le moindre, pas l’ombre. Ç’a été charmant, très cordial... On a beaucoup ri... C’est tout ce que je me rappelle...
LA BARONNE.
J’aurais été si désolée d’amener un nuage entre vous deux... J’ai tant d’affection pour vous et tant d’estime pour M. Lagraine !
ADRIENNE.
Chère amie, si vous saviez comme tout ça m’est devenu indifférent !... Que mon mari m’ait trompée ou non, quelle importance ça a-t-il, je vous le demande !
LA BARONNE.
Ah ! bah !
ADRIENNE.
Et si vous voulez, aujourd’hui, ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie ! Auriez-vous jamais cru ?
LA BARONNE.
Et je ne le crois pas encore... Vous n’aimez donc plus votre mari ?... C’est impossible !
ADRIENNE.
Je ne vous dis pas qu’il me soit désagréable à fréquenter... non... c’est un bon voisin de table, mais pas autre chose !
LA BARONNE.
Alors, vous n’êtes plus heureuse ? Mais c’est navrant ! navrant !
ADRIENNE.
Si ! je suis très heureuse ! Seulement, mon bonheur a pris une autre direction.
LA BARONNE.
Comment ? Vous ?...
ADRIENNE.
Non, non... ce n’est pas ce que vous pensez... Je ne trompe pas mon mari... je n’aime personne... Seulement, je me suis créé des distractions nouvelles... la littérature, l’art ! Je m’instruis, je circule... Enfin ! pour le moment, ça va, ça va... Je ne sais pas trop ce que ça durera, par exemple !
LA BARONNE.
Pas longtemps, je vous l’affirme... Votre cas est très connu en amour... Et vous ne tarderez pas à revenir à l’état normal.
ADRIENNE.
J’y serais déjà si Léon avait été plus intelligent... Mais il a été maladroit... pitoyable... bête... Oui... il a été bête ! Il aurait beaucoup mieux valu qu’il me trompât carrément, quitte à me l’avouer ensuite ! En un quart d’heure ç’aurait été une affaire réglée... Je l’aurais traité comme le dernier des misérables et puis je lui aurais fait des excuses... Tandis qu’il a été ridicule...
LA BARONNE, haussant les épaules.
Ridicule ! Lui !
ADRIENNE.
Il n’a pas su m’enlever des soupçons qui ne reposaient peut-être sur rien. Ça, je ne lui pardonne pas ! Et il aurait eu dix occasions depuis de me faire revenir, de me reprendre... Un soir entre autres où j’étais furieuse et énervée... et où je lui ai fermé la porte de ma chambre au nez !
LA BARONNE.
Eh bien ?
ADRIENNE.
Eh bien ! Il est allé se coucher sur un canapé !
LA BARONNE.
Que vouliez-vous qu’il fît ?
ADRIENNE.
Ça s’enfonce, les portes ! Oui, il est bête ! Oui, il est bête !
LA BARONNE.
Ma pauvre petite... ma pauvre petite !... Bête ? votre mari ? Mais vous n’avez aucune idée de ce que c’est qu’un homme ? Combien en avez-vous connu ? un ! et encore ! Vous n’avez pas pu comparer. Je n’en ai pas connu des douzaines, ce n’est pas ce que je veux dire... Mais j’ai tout de même un peu plus d’expérience que vous ! Ah ! ma chère, si vous saviez ce que c’est qu’un imbécile, un vrai, vous ne seriez pas si difficile pour votre mari !
ADRIENNE.
Vous n’avez pas la prétention de le connaître mieux que moi !
LA BARONNE.
Non, mais j’ai la prétention de l’avoir jugé avec mon instinct et mon œil de femme... Et je vous affirme que votre mari est un homme très bien... un mari de la grande espèce... et d’une forme tout ce qu’il y a de plus rare ! Je ne prétends pas qu’il n’y ait pas mieux, il y a toujours mieux. Mais vous êtes tombée sur la première qualité... vous n’avez pas le droit de vous plaindre !... Qu’est-ce que vous diriez, alors, si vous aviez épousé le mien ! le premier, le sénateur !
ADRIENNE.
Vous faites bien l’article !
LA BARONNE.
Parce que je vous trouve d’une injustice criante et que ça fait pitié de voir des petites femmes comme vous qui ont eu toutes les chances, gâcher leur vie pour des enfantillages. Votre mari ! Mais remettez-le donc dans la circulation, pour voir ! Et ce qu’on se jettera dessus ! Tenez, je vais vous faire un aveu qui ne peut pas vous être désagréable et qui même vous flattera, je l’espère. Eh bien, non, je n’ai pas été sa maîtresse, mais j’ai été très amoureuse de lui, vous entendez ! et il a fallu que je sois rudement votre amie pour ne pas le lui laisser voir !
ADRIENNE.
Ah ! ah ! si vous croyez que je ne m’en étais pas aperçue, moi !
LA BARONNE.
Ne faites donc pas la maligne ! vous ne vous étiez aperçue de rien du tout ! Vous avez eu un coup de jalousie, sans aucune raison, mais quant à avoir deviné que je l’aimais, non, ma chère, non, vous étiez trop jeune, vous n’étiez pas encore de cette force-là ! Ne posez donc plus à la dégoûtée, vous avez un mari de premier ordre, c’est moi qui vous le dis !
ADRIENNE.
Et qu’est-ce que vous lui avez dit à lui ?
LA BARONNE.
À lui ? Rien.
ADRIENNE.
Jamais ?
LA BARONNE.
Jamais !
ADRIENNE.
Et il n’a pas compris que vous l’aimiez ?
LA BARONNE.
Non. De ce côté-là, il n’est pas plus malin que vous !
ADRIENNE.
Alors, vous me croyez vraiment aussi naïve que ça ! Regardez-moi bien ! en face ! Vous ? oui, vous... si vous étiez chic... si vous étiez crâne... savez-vous ce que vous feriez ? Vous me diriez la vérité, toute crue, bravement, en camarade et l’œil dans l’œil, avec cet accent spécial que nous avons nous autres femmes quand nous ne mentons pas ! Allons ! vous avez commencé l’opération, achevez-la !
LA BARONNE, éclatant de rire.
Quelle folie, ma chère, quelle folie ! Mais il n’y a rien eu...
ADRIENNE, lui prenant les deux mains.
Allez ! Allez ! ne vous arrêtez pas en chemin ! Et je suis prête... voyez comme je suis prête... Et il ne me restera pas un atome de rancune contre vous, au contraire, au contraire... ça nous fera un souvenir très amusant ! Allez donc !
La baronne l’attire brusquement sur le canapé et se met à lui parler à l’oreille. Après un petit temps.
Oh !
Même jeu de la baronne. On n’entend plus qu’un murmure. Adrienne, avec un sursaut.
Ça, par exemple... Ça... par exemple !
Même pantomime de la baronne.
J’étouffe ! Oh !
Elle fait un bond tout à coup. La baronne la retient.
LA BARONNE.
Et voilà... et voilà... Alors, pour me punir d’avoir manqué à l’amitié, je suis allée immédiatement épouser le comte Travelli, et dites-vous, ma chère, que je viens de vous donner la plus grande preuve d’affection qu’une femme puisse donner à une autre !
ADRIENNE, éclatant.
Ah ! le petit misérable ! Ah ! le gredin !
LA BARONNE.
Bon ! Parfait ! Vous voilà enfin dans l’état normal !
ADRIENNE.
Mais j’en étais sûre ! Oh ! il me le paiera !... Ça va être effrayant !
LA BARONNE.
Mais aussi, après, quelle réconciliation ! Et ce sera mon œuvre !
ADRIENNE.
Nous n’y sommes pas à la réconciliation ! Et d’ici là il se passera des choses, je vous le garantis ! Quant à vous, ma chère, je ne vous dis pas que vous vous êtes fait une amie à la vie, à la mort, ce serait exagéré...
LA BARONNE.
Je n’en demande pas tant.
ADRIENNE.
Mais vous n’avez pas été rosse du tout ! Vous ne m’avez dit que le strict nécessaire ! Ça ne vaut pas que je vous embrasse, évidemment, mais ça vaut une bonne poignée de main. La voici.
LA BARONNE, lui serrant la main.
Je ne l’ai pas volée ! Maintenant, je vous quitte, ma chère... Nous n’avons plus grand’chose à nous dire.
ADRIENNE.
Au revoir, ma chère.
LA BARONNE.
On s’écrira ?
ADRIENNE.
Souvent... je vous le promets.
LA BARONNE.
Je ne veux pas déranger votre oncle. Vous lui présenterez mes devoirs.
ADRIENNE.
Je n’y manquerai pas.
LA BARONNE.
Le bonjour aussi à Célina.
ADRIENNE.
Oui... oui...
LA BARONNE.
Et rappelez-moi au souvenir de votre mari.
ADRIENNE.
Soyez tranquille !
Sort la baronne.
Scène VIII
ADRIENNE, seule, puis BOMBEL
ADRIENNE, seule.
Maintenant... il me faut une vengeance éclatante... mais laquelle ?
BOMBEL, qui a entr’ouvert la porte.
Tu veux te venger, Adrienne ? et de qui ? et de qui ?
ADRIENNE.
Je vous raconterai ça, mon oncle... Où est Léon ?
BOMBEL.
Il est sorti.
ADRIENNE.
Quand il reviendra... écoutez bien ceci, mon oncle.
BOMBEL.
J’écoute.
ADRIENNE.
Quand il reviendra, vous lui direz...
BOMBEL.
Je lui dirai... ?
ADRIENNE.
Et puis non, tenez, je préfère le lui dire moi-même.
BOMBEL.
Où vas-tu ?
ADRIENNE.
Je n’en sais rien, je vais peut-être faire un voyage ou bien revenir dans cinq minutes.
Elle sort.
BOMBEL.
Ah ! que c’est embêtant !
Scène IX
BOMBEL, CÉLINA, puis BROCHIN et LÉON
CÉLINA.
Eh bien, qu’y a-t-il, Adolphe ?
BOMBEL.
Il y a que c’est très embêtant et que ces gaillards-là prennent l’habitude de venir se disputer chez moi !
CÉLINA.
Quels gaillards ? Votre neveu et votre nièce ?
BOMBEL.
Oui, et j’ai bien envie de partir pour la campagne. Partons pour la campagne, Célina.
CÉLINA.
Jamais de la vie, par exemple ! D’abord, l’air de la campagne ne vous a jamais réussi ; et puis, il faut que vous trouviez le moyen de réconcilier ces enfants-là...
BOMBEL.
Ils se réconcilieront bien sans moi.
CÉLINA.
Vous êtes révoltant d’égoïsme, à la fin ! Vous entendez, Adolphe ; je ne veux pas de brouille dans votre famille que je considère désormais comme la mienne.
BOMBEL.
C’est entendu... je les raccommoderai, je te le promets, mais ne me parle pas sévèrement... ça me fait de la peine... viens près de moi et appelle-moi ton coco.
CÉLINA.
Je vous appellerai « mon coco » si tu fais ton devoir.
BOMBEL.
Tu m’aimes toujours ?
CÉLINA.
Oui, je t’aime. Tu es le premier homme que j’aie aimé. Seras-tu le dernier ? Es-tu le commencement d’une série ? Mystère de la vie des femmes !
BOMBEL.
Tais-toi ! Tais-toi !
Il la prend dans ses bras.
CÉLINA.
Voyons... voyons... arrêtez-vous... Ces manières-là étaient bonnes quand vous n’étiez pas mon amant !... Aujourd’hui que je vous ai cédé, il faut de la tenue... Autrement, de quoi aurions-nous l’air ? C’est inouï comme vous tomberiez facilement dans le libertinage !
BOMBEL.
Mais non, mon coco, mais non... ce n’est pas du libertinage... ça n’a aucun rapport...
CÉLINA.
Si vous croyez que je n’ai pas compris tout à l’heure quand vous m’avez dit : « Venez me réveiller, Célina. »
BOMBEL.
Eh bien, c’est une ardeur naturelle... tout ce qu’il y a de plus naturelle... c’est l’amour.
CÉLINA.
Je ne comprends pas l’amour de cette façon. Je ne comprends pas l’amour sans pudeur.
BOMBEL.
Mais moi non plus. Ne dirait-on pas que je suis un satyre ! Je suis un homme normal, Célina, je vous assure.
CÉLINA.
Vous n’avez pas d’idéal. Moi j’en ai un. Je veux qu’un jour votre famille puisse dire : « Notre oncle a eu de la chance dans la vie. À l’âge où les hommes sont guettés par la décrépitude, il a rencontré une femme qui s’est dévouée pour lui, qui l’a soigné... »
BOMBEL, furieux.
Assez, Célina, assez ! Je ne veux plus être soigné !... vous me parlez tout le temps de ma santé, c’est insupportable ! Vous allez me rendre malade ! Je vous aime, moi, je vous aime !... Et je vous jure que je me porte bien ! Je ne me suis jamais mieux porté !
CÉLINA.
Ah ! c’est comme ça !
BOMBEL.
Oui, c’est comme ça !
CÉLINA.
Vous voulez ?
BOMBEL.
Je veux ! J’exige !
CÉLINA.
Eh bien, alors, nous allons rire ! nous allons rire ! Car vous ne me connaissez pas, Adolphe ! Malgré ma pudeur, je suis une femme passionnée !
BOMBEL.
Tant mieux !
CÉLINA.
Et je ne réponds plus de rien !... Ne vous en prenez qu’à vous !
BOMBEL.
Tu me plais, ma petite Célina, tu me plais follement !
Il la prend dans ses bras.
CÉLINA, dans ses bras, avec extase.
Je te plais ?
BOMBEL.
Oui, oui...
Entre le domestique. Ils se reculent vivement.
LE DOMESTIQUE.
Monsieur, c’est un des messieurs de tout à l’heure qui demande M. Lagraine.
BOMBEL.
Mon neveu n’est pas ici... Il a un domicile... Faites entrer ce monsieur...
Quand le domestique est sorti. À Célina.
Eh bien !... Allez, Célina, allez...
CÉLINA.
Monsieur Bombel...
BOMBEL.
J’ai envie de prendre une tasse de thé. J’ai une envie incroyable de prendre une tasse de thé.
CÉLINA.
Oui, monsieur Bombel.
Elle entre pudiquement dans la chambre et les yeux baissés.
BROCHIN, introduit par le domestique.
Mille pardons de vous déranger, cher monsieur... Mais je viens de chez votre neveu à qui j’ai à parler d’une affaire délicate. On m’a dit qu’il était chez vous.
BOMBEL.
Il n’y est pas... Mais il va peut-être revenir... Il ne bouge pour ainsi dire plus de chez moi... Si vous voulez l’attendre... Excusez-moi, c’est l’heure de mon thé !
Il sort.
LÉON, entrant.
Vous ici, Brochin ?
BROCHIN.
Excusez-moi, cher ami, de vous relancer jusqu’ici, mais j’ai à vous parler de choses très sérieuses.
LÉON.
Comme ça se trouve, moi aussi ! Je vous écoute.
BROCHIN.
Ce que j’ai à vous dire ne peut pas vous froisser... Vous êtes désormais un ami pour moi... J’ai aussi la plus respectueuse estime pour Madame Lagraine, que j’ai souvent rencontrée dans le monde... Alors, nous nous devons la franchise, la vérité...
LÉON.
Bien ! Très bien !
BROCHIN.
Mon Dieu ! tout le monde peut se tromper... un éditeur même n’est pas infaillible... Voici, mon bon ami, voici... j’ai relu vos vers...
LÉON.
Ça, c’est curieux, j’en ai fait autant !
BROCHIN.
Je les ai relus avec la plus grande attention, la plus grande bienveillance... Eh bien, mon ami, mon bon ami... je crois, dans votre intérêt... qu’il ne faut pas les publier... du moins tout de suite... Il faut attendre que vous soyez plus connu... Et puis, je ne vous le cache pas, j’ai constaté des fautes... des lacunes... et je craindrais... Voyons, mon ami, ne vous frappez pas ! Vous êtes jeune !
LÉON, riant.
Me frapper, Brochin ! Mais figurez-vous que je vous écrivais justement à ce sujet... car je viens de prendre une décision d’une énergie telle qu’elle me stupéfie moi-même !
BROCHIN.
Et laquelle ?
LÉON.
Brochin, non seulement il ne faut pas publier mon volume tout de suite... mais il ne faut jamais le publier ! Moi vivant, ce volume ne paraîtra pas... Car j’ai relu à haute voix, vous entendez ? à haute voix, quelques vers de ce volume et entre autres les « Impressions de tunnel »...
BROCHIN.
Ça, c’est ce qu’il y a de mieux !... c’est le morceau capital... Ah ! si tout était de cette force ! Malheureusement...
LÉON.
Brochin, je vous donne ma parole d’honneur que les « Impressions de tunnel », morceau capital de mon volume, sont une chose idiote !
BROCHIN.
Mais non, mais non... là vous exagérez !
LÉON.
Brochin, je vais vous faire un aveu que vous n’entendrez jamais de la bouche d’un autre poète que moi ! Eh bien, je ne suis plus sûr d’avoir un talent immense !
BROCHIN.
Voyons... mon bon... voyons... ne nous décourageons pas... Évidemment, vous n’avez pas un talent immense... quoique je l’aie cru un instant... Je m’étais emballé, je l’avoue.
LÉON.
C’est ce qui aurait dû nous ouvrir les yeux !
BROCHIN.
Quoi ?
LÉON.
Comment ! j’envoie un manuscrit à un éditeur sans recommandations, sans appui... Et quel manuscrit... des vers !... Ces vers, il les lit, il s’emballe...
BROCHIN.
Oui !
LÉON.
Il les trouve superbes ! Il va les éditer ! Toutes les portes s’ouvrent devant moi pour mes débuts... Je ne rencontre aucune difficulté, aucun obstacle... Quelle preuve nous fallait-il de plus que je n’avais pas de talent ?
BROCHIN.
Bravo ! mon ami... Voilà comme on doit prendre les choses... Tenez ! je reviens sur mon opinion... Vous avez du talent ! Mais ce n’est pas un talent poétique... Vous devriez écrire en prose... Voilà une idée !
LÉON.
Nous en recauserons.
Entre Adrienne.
BROCHIN, à Adrienne.
Madame... nous sommes d’accord, votre mari et moi !
LÉON, à Brochin.
Je vous enverrai demain mon comptable pour régler les quelques petits frais que j’ai pu vous occasionner...
BROCHIN.
Ce n’est pas pressé, mon ami, ce n’est pas pressé... Mais je compte que si jamais vous écrivez en prose... ce serait pour moi ? Je n’admets pas de refus...
LÉON.
Je ne vous raterai pas, je vous le promets !
BROCHIN.
Merci, mon ami, merci... Madame, mes hommages...
En sortant.
Ah ! s’il n’y avait que des écrivains comme lui !
Il sort.
Scène X
ADRIENNE, LÉON, puis, un instant, LÉOPOLD
ADRIENNE.
Avant tout, je vous prie de me dire ce que signifie cette histoire de comptable ?
LÉON.
Cette histoire de comptable signifie, madame, que je suis depuis un quart d’heure l’associé de mon frère et que je redeviens marchand de papiers peints ; vous êtes désormais la femme d’un marchand de papiers peints et pas autre chose !
ADRIENNE.
De papiers peints !
LÉON.
Oui, madame.
ADRIENNE.
Vous ne m’avez pas regardée !
LÉON.
Nous réintégrons dès demain notre appartement du faubourg Poissonnière. Je viens de donner congé au directeur du Palace.
ADRIENNE.
Vraiment ?
LÉON.
Donner ordre de vendre l’auto.
ADRIENNE.
Ce sera à moi de parler, tout à l’heure, n’est-ce pas ? ? Ce sera mon tour ?
LÉON.
Je vais tâcher aussi de trouver un acquéreur pour le tableau de Barnabé qui vaudra peut-être un million dans cent ans, mais qui ne vaudra que quarante francs l’année prochaine...
ADRIENNE.
Et moi je vous dis, monsieur... Et puis, assez de « monsieur » et de « madame ». Comme dans les comédies, hein ? Je te dis donc, mon petit, que j’ai l’intention de mener la vie qui me plaira et de fréquenter qui je voudrai... Et il faut que tu aies un certain aplomb pour me dicter des conditions quand je suis sûre, aujourd’hui, que tu m’as salement trompée avec la baronne ! Je ne divorcerai pas parce qu’il est trop tard et que c’est refroidi. Mais, quant à redevenir la femme que j’étais autrefois, ça, mon petit, n’y compte plus ! Mais ose donc le nier que tu as été l’amant de la baronne ! ose ! Et juste le jour où j’avais le pressentiment ! Ah ! tu l’as été fourbe, ce jour-là, tu l’as été !
LÉON.
Ce jour-là, ce n’est pas moi, Léon Lagraine, ton mari, qui as été l’amant de la baronne ! C’est un garçon de bureau de l’Institut de beauté que tu avais envoyé chez l’architecte pour lui dire que la cheminée du laboratoire fumait... Voilà l’homme à qui la baronne s’est donnée ! C’est son affaire ! Quant à moi, je ne veux plus entendre parler de cette histoire !
ADRIENNE.
Si tu crois t’en tirer avec des blagues de poète !
LÉON.
Je ne suis plus poète !... J’ai jeté mes vers au feu, comme vous allez y jeter le manuscrit que vous avez dans votre manchon.
ADRIENNE.
Dans mon manchon. Et qu’y a-t-il dans mon manchon ?
LÉON.
Il y a un drame en cinq actes ! Car j’ai laissé ma femme écrire un drame en cinq actes ! J’en demande pardon à Dieu et aux hommes !
ADRIENNE.
Quand tu la connaîtras, ma pièce, tu en parleras autrement, mon petit !
LÉON.
Je la connais ! « Fin d’âme » F-a-i-m !
ADRIENNE.
F-i-n ! Et où l’as-tu trouvée ?
LÉON.
Dans le tiroir de ton bureau.
ADRIENNE.
Il était fermé à clef !
LÉON.
J’ai fait faire une fausse clef...
ADRIENNE, furieuse.
Ah ! c’est trop fort ! Et de quel droit te permets-tu de fracturer mes tiroirs... et de lire ce que j’écris ? Il ne te manque plus maintenant que d’aller me débiner partout, comme un confrère... Et je serais curieuse de savoir ce que tu en penses, de ma pièce, je serais curieuse ?
LÉON.
Il ne me convient pas de vous le dire !
ADRIENNE, allant à lui et le prenant par le bras.
Je l’exige ! tu entends ? Je l’exige !
Entre Léopold.
LÉOPOLD, s’arrêtant sur le seuil.
Madame, je viens...
LÉON.
Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là ! Qu’est-ce qu’il veut encore ? Pardon ! Vous désirez, monsieur ?
LÉOPOLD.
Je venais chercher madame Lagraine, comme c’était convenu, pour la présenter à Granvalliers... le membre de l’Institut.
LÉON.
De l’Institut de beauté ?
LÉOPOLD.
Non, de l’autre !
ADRIENNE.
Attendez-moi, Léopold, je vous suis.
LÉOPOLD.
Je vous le ferai connaître si vous voulez... C’est un savant... Il vous, intéressera beaucoup !
LÉON.
A-t-il besoin de papiers peints pour son appartement ?
LÉOPOLD, ahuri.
De papiers peints ?... Ça, je l’ignore !
LÉON.
S’il n’en a pas besoin, il ne m’intéresse pas... Donnez-lui toujours mon adresse : Lagraine frères, 31, faubourg Poissonnière.
LÉOPOLD.
Je n’y manquerai pas.
LÉON, avec autorité.
Vous pouvez vous retirer, monsieur !
LÉOPOLD.
Bien, patron, je me retire !
II sort timidement.
LÉON.
Cette fois-ci, vous avez raison. Je suis le patron !
ADRIENNE.
Tu vas me donner immédiatement ton opinion sur ma pièce ! Et pas de faux-fuyants, n’est-ce pas ?
LÉON.
Tu y tiens ?
ADRIENNE.
J’y tiens !
LÉON.
Je te préviens que tu as tort d’insister.
ADRIENNE.
J’insiste tout de même, j’insiste malgré tes ricanements. Car ce serait drôle vraiment... Oh ! oui, ce serait drôle que la seule personne qui n’admire pas « Fin d’âme » ce fût toi justement... Mais c’est possible ! c’est possible après tout !... Ça te dépasse... Alors... Ma pièce n’a pas l’honneur de te plaire ?
Violemment.
Mais réponds-moi donc, espèce de lâche !
LÉON, froidement.
« Fin d’âme » est absurde !
ADRIENNE.
Tu dis ?
LÉON.
Je dis : « Fin d’âme » est absurde et écrit dans un charabia abominable !
ADRIENNE, hors d’elle.
Assez ! Assez ! Et je vais chez l’avoué... à l’instant ! à l’instant ! pour le divorce ! Tiens !...
Elle lui jette le manuscrit à la figure.
LÉON, sans faire un geste.
Bien !
ADRIENNE, ramassant tout à coup le manuscrit.
Et quand elle se déguise en mendiant et que, malgré les haillons sordides dont elle est vêtue, elle se fait aimer par le prince, ce n’est pas beau, peut-être, ce n’est pas beau ?
LÉON.
C’est moche !
ADRIENNE,
allant à lui et lui prenant les joues entre ses deux mains et le griffant.
C’est infâme, ce que tu fais, c’est infâme... Et la mort, la mort qui les empêche de s’unir... dans un spasme suprême...
LÉON.
Il y a de quoi !
ADRIENNE.
Ce n’est pas neuf, ça ?... Ça ne vaut pas les « Impressions de tunnel » ?...
LÉON.
Tu me griffes !
ADRIENNE.
Réponds !
LÉON.
Oui, ça vaut les « Impressions de tunnel », mais les « Impressions de tunnel » ça ne vaut rien !
ADRIENNE.
Alors, mon drame ne vaut rien ?
LÉON.
Rien !
ADRIENNE, elle le gifle.
Voilà ce que tu mérites !
LÉON, sans broncher.
Parfaitement !
ADRIENNE.
Et, dans huit jours, il y aura chez moi deux cents personnes qui te donneront un démenti éclatant !
LÉON.
Ah ! il y aura deux cents personnes chez moi !
ADRIENNE.
Oui... la critique ! la presse ! Des femmes du monde ! des artistes. Tout-Paris ! et tu rageras ! oui...
LÉON, tout à coup furieux.
Ah ! c’est comme ça !
Il s’avance, menaçant, vers elle.
ADRIENNE, reculant.
Eh bien, qu’est-ce qui te prend ? Il me fait peur, celui-là !
LÉON.
Ah ! c’est comme ça !
Il la prend par le bras et l’assoit vigoureusement sur le canapé.
ADRIENNE, affolée.
Il me bat ! Il me bat ! parce que j’ai écrit une belle œuvre ! Ah ! c’est dur tout de même.
Elle éclate brusquement en sanglots.
Et ça me fait de la peine ! Oh ! oui ! ça me fait de la peine !
Elle continue à sangloter.
LÉON, se jetant à ses pieds.
Ma chérie, ma chérie... Je te demande pardon !
ADRIENNE, toujours en larmes.
J’ai du chagrin... du chagrin... Moi qui ai tant travaillé... Un mois... un mois... trois heures par jour ! pour s’entendre dire par son mari... qu’on écrit un charabia !
LÉON.
Je t’aime, ma chérie, je t’adore... Tu écris admirablement... surtout quand tu m’écris à moi... Tu ne t’imagines pas alors comme tu dis des choses originales et charmantes... Je te montrerai tes lettres... Je les ai conservées... ça, c’est du style... Mais « les portes sacrées de l’Idéal » et « ton amour est un philtre farouche » et « ton âme est un vase d’or pur »... Crois-moi, ma chérie, je suis un mauvais poète, mais je suis un excellent critique.
ADRIENNE, en sanglots.
Il y a pourtant une belle page dans « Fin d’âme ». Celle-là, j’en suis sûre...
LÉON, avec conviction.
Oui, il y a une très belle page, c’est vrai !...
ADRIENNE.
N’est-ce pas ? Merci, mon chéri, merci !... Et nous la garderons, celle-là, veux-tu ?
LÉON.
Et nous la ferons encadrer... Et nous la lirons tous les soirs... entre nous...
ADRIENNE.
Tu sais de quelle page je veux parler ?
LÉON, l’embrassant.
Oui, oui... je le sais... la page où...
ADRIENNE, dans ses bras.
C’est ça, c’est ça !
Paraît Bombel, puis Célina.
Scène XI
ADRIENNE, LÉON, BOMBEL, puis CÉLINA
BOMBEL, les apercevant.
À la bonne heure, mes enfants, à la bonne heure !
LÉON, allant à lui.
Mon oncle... mon cher oncle...
BOMBEL, désignant Célina du coin de l’œil.
Moi aussi... je suis très content... c’est une bonne journée, pour la famille... Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?
LÉON.
Oui, mon oncle, oui...
CÉLINA, à Adrienne.
Que voulez-vous, madame ? On est faible !
ADRIENNE.
Eh ! oui, ma tante !... eh ! oui !...