L'Honneur et l'argent (François PONSARD)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Second Théâtre-Français, le 11 mars 1853.
Personnages
RODOLPHE, 30 ans
GEORGE, 25 ans
M. MERCIER, 60 ans
LE NOTAIRE, 45 ans
UN CAPITALISTE, 50 ans
UN HOMME D’ÉTAT, 45 ans
UN VIEUX MONSIEUR, 70 ans
PREMIER AMI DE GEORGE
DEUXIÈME AMI DE GEORGE
TROISIÈME AMI DE GEORGE
PREMIER CRÉANCIER, 44 ans
DEUXIÈME CRÉANCIER, 50 ans
TROISIÈME CRÉANCIER, 60 ans
QUATRIÈME CRÉANCIER, 25 ans
AUTRES CRÉANCIERS
VALETS
UN CLERC DE NOTAIRE
LAURE, 20 ans
LUCILE, 18 ans
UNE VIEILLE FILLE, 45 ans
La scène se passe à Paris, 1848-1851.
ACTE I
Huit heures du soir. Un riche salon, chez George.
Scène première
GEORGE, AMIS et CONVIVES DE GEORGE
On sort de la salle à manger, pour entrer dans le salon. Le café est servi sur une table, au milieu du salon.
PREMIER AMI, à George.
Mon cher, votre dîner était fort bon.
GEORGE.
Vraiment ?
PREMIER AMI.
Je ne connais que vous pour traiter galamment.
GEORGE.
C’est à mon cuisinier qu’en appartient la gloire.
PREMIER AMI.
Non : pas plus qu’au soldat n’appartient la victoire.
Les cuisiniers savants ne se voient pas partout ;
On n’en trouve, mon cher, que chez les gens de goût.
DEUXIÈME AMI, regardant des aquarelles posées sar une table, à gauche.
Bien ! très bien ! – De qui donc, George, ces aquarelles ?
GEORGE.
De moi.
DEUXIÈME AMI.
Bravo, mon cher ! — Ces eaux sont naturelles.
Comme cet horizon fuit bien dans ce fond clair !
Et comme en ce feuillage on sent frissonner l’air !
PREMIER AMI.
Ce sol est vigoureux.
TROISIÈME AMI.
Cette lumière est chaude.
DEUXIÈME AMI.
Cette feuille au soleil luit comme une émeraude.
GEORGE.
Vous me flattez.
DEUXIÈME AMI.
Non pas ; je ne suis point flatteur.
– C’est mon avis.
GEORGE.
Messieurs, je suis un amateur,
Rien de plus, et n’ai pas l’orgueil insupportable
De me faire passer pour peintre véritable.
DEUXIÈME AM.
Pourquoi donc ? Je connais des peintres en renom,
Qui ne vous valent pas, cher ami ; ma foi, non !
PREMIER AMI.
Quel malheur qu’il soit riche et travaille à ses heures !
Pauvre, il eût encor fait des choses bien meilleures.
GEORGE.
Là, vraiment, croyez-vous, tout compliment à part,
Qu’au besoin je vivrais des produits de mon art ?
DEUXIÈME AMI.
Parbleu ! vous vous feriez vingt mille francs de rente.
GEORGE.
Oh ! vingt mille francs !
PREMIER AMI.
Oui, vingt mille, – et même trente.
UN HOMME D’ÉTAT.
C’est bel et bon ; je crois que vous peignez fort bien ;
Mais laissez donc cela, George, à ceux qui n’ont rien.
Qu’un pauvre diable à jeun, n’ayant ni sou, ni livre,
Barbouille bien ou mal quelques toiles pour vivre,
Je ne l’en blâme pas ; quoiqu’il pût, selon moi,
D’une toile en bon fil faire un meilleur emploi.
Mais vous, riche, honoré, qu’on recherche et qu’on fête,
Ce sont d’autres projets qu’il faut vous mettre en tête.
– J’étais au ministère, où l’on parla de vous :
Pourquoi, me disait-on, ne vient-il pas à nous ?
Il ne sied pas aux fils des grands propriétaires
De vivre, comme il fait, en dehors des affaires.
Voyez-le ; dites-lui que nous lui trouverons
Un poste convenable, où nous le pousserons.
– Une sous-préfecture ?
GEORGE.
Oh ! je vous remercie.
L’HOMME D’ÉTAT.
Le conseil d’État ?
GEORGE.
Non.
L’HOMME D’ÉTAT.
Ou la diplomatie ?
GEORGE.
Non, non. J’aime les arts, et je me sens peu fait
Pour être conseiller, diplomate ou préfet.
UN CAPITALISTE.
Mariez-vous alors, et que la dot soit ronde,
Afin que vous fassiez figure dans le monde.
GEORGE.
Je n’y répugne point ; mais je veux, avant tout,
Une femme avenante et qui soit à mon goût.
LE CAPITALISTE.
Tant mieux ! j’ai justement de quoi vous satisfaire,
Et puis vous proposer une excellente affaire.
Il le tire à l’écart.
– La fille d’un courtier. Dot : cinq cent mille francs.
GEORGE.
Quel âge ?
LE CAPITALISTE.
Un million à la mort des parents.
GEORGE.
Mais...
LE CAPITALISTE.
Sur la mort d’un oncle on a quelque espérance.
– Ensuite, nous avons...
Il lui parle à l’oreille.
Fille d’un pair de France ;
Beau nom ; peu d’argent. L’autre est un parti meilleur.
— Troisièmement...
GEORGE.
Assez.
LE CAPITALISTE.
La fille d’un tailleur.
GEORGE.
Assez ! Je n’en connais pas une.
LE CAPITALISTE.
Bah ! qu’importe,
Si vous connaissez bien la dot qu’on vous apporte !
GEORGE.
Fi donc !
LE CAPITALISTE.
On se connaît après le sacrement,
Et les choses jamais ne se font autrement.
GEORGE.
Tant pis, mon cher monsieur ! tant pis ! – C’est une honte
Dont je ne serai pas complice, pour mon compte.
On ne saurait flétrir avec trop de rigueur
Le règne du calcul dans les choses du cœur,
Et je souhaite aux gens qui suivent cette mode
Tous les sots accidents qu’entraîne leur méthode.
Il n’est pas d’union qui n’ait ses mauvais jours ;
Mais, lorsqu’on s’est aimé, l’on s’en souvient toujours.
Et ces doux souvenirs, que le cœur accumule,
Survivent à l’amour comme un long crépuscule.
Quant à voir devant soi, toujours, jusqu’à la mort
Une femme à laquelle on parle avec effort,
Importune à vos yeux, à tous vos goûts contraire
Dont les qualités même ont l’art de vous déplaire
C’est un épouvantable esclavage ; – et plutôt
Que de vivre, à ce prix, dans un royal château,
Je voudrais n’habiter qu’une chambre, au cinquième,
Seul et pauvre, mais libre, et maître de moi-même.
LE CAPITALISTE.
Vous êtes jeune ; un jour vous calculerez mieux.
GEORGE.
Pour penser en vieillard, j’attends donc d’être vieux.
Jeune, je ne vendrai ni mon corps, ni mon âme ;
Je ne me marierai que pour aimer ma femme.
Et, pour me marier, j’attends ingénument
Que mon cœur obéisse à son entraînement
Scène II
LES MÊMES, RODOLPHE
RODOLPHE, qui est entré pendant que George parlait.
Bien, George ! touche là ; c’est d’un garçon honnête.
GEORGE.
Je t’attendais plus tôt, et je m’en faisais fête.
RODOLPHE.
J’avais affaire ailleurs, et tu sais qu’en tout cas
Il est bien convenu qu’on ne m’attendra pas.
GEORGE.
C’est fort juste.
À ceux qui sont dans le salon.
Messieurs, je vous présente un sage
Qui suit la raison pure, et méprise l’usage ;
Il n’épargne aucun soin pour servir un ami,
En lui serrant la main.
Et n’est pas homme alors à rien faire à demi ;
Mais quand il ne s’agit que des choses du monde,
On ne peut y plier son humeur vagabonde.
RODOLPHE.
La liberté, cher George, est le suprême bien.
Je ne dois rien au monde, et ne lui donne rien.
L’homme d’État et le capitaliste sortent.
DEUXIÈME AMI.
Moi, j’approuve monsieur ; et toutefois je pense
Qu’il est certains devoirs dont nul ne se dispense :
Quand on est, par exemple, invité quelque part,
À cette politesse on doit avoir égard.
RODOLPHE.
Je vais chez qui me plaît, et non chez qui m’invite.
DEUXIÈME AMI.
Tout au moins, devez-vous y faire une visite.
RODOLPHE.
Non.
DEUXIÈME AMI.
Si vous recevez des lettres...
RODOLPHE.
Je les mets
Soigneusement en poche, et ne réponds jamais.
PREMIER AMI.
Oh ! vous raillez.
RODOLPHE.
Non pas. Je ne puis pas admettre
Qu’un importun m’oblige à répondre à sa lettre,
Et, parce qu’il lui plaît de noircir du papier,
Me condamne moi-même à ce fâcheux métier.
Ma vie est occupée, et de mes jours rapides
Je ne puis rien donner aux choses insipides.
Je vis pour admirer la nature et les arts ;
Des chefs-d’œuvre divers j’enchante mes regards ;
J’en ai pour tout un jour d’une belle peinture ;
De mes auteurs connus je me fais la lecture,
Ou bien à travers champs je vais me promener,
Pour voir les prés verdir et les bois bourgeonner.
Mais aller chez des gens que l’on connaît à peine,
Pour échanger sans but quelque parole vaine ;
Avoir des rendez-vous ; savoir l’heure qu’il est ;
S’arracher avec peine aux lieux où l’on se plaît ;
Quitter le coin du feu, la page commencée,
Et le fauteuil moelleux où s’endort la pensée ;
Se parer, s’épuiser en efforts maladroits
Pour enfoncer sa main dans des gants trop étroits,
Et pouvoir se montrer, d’une façon civile,
En deux salons placés aux deux bouts de la ville ;
Bret, d’invitations incessamment pourvu,
Ne pas se réserver un jour pour l’imprévu,
Et gaspiller le temps d’une œuvre sérieuse
Dans cette oisiveté rude et laborieuse ;
Est-ce vivre ? Et n’a-t-on pas droit de s’étonner
Que des nommes de sens veuillent s’y condamner ?
– Quant à moi, je n’en ai les moyens ni l’envie ;
Mon mince revenu m’interdit cette vie.
Je n’ai pas, comme vous, voitures et valets,
Il faut que ce soit moi qui porte mes billets ;
Et, si je leur livrais mes rentes en pâture,
Les gants, et les habits, et les frais de voiture,
Et le reste, bientôt auraient tout dévoré,
Sans plaisir pour moi-même, et sans qu’on m’en sût gré.
GEORGE.
Ceci me semble outré, Rodolphe ; ces dépenses
Ne vont pas, après tout, aussi loin que tu penses,
Et je crois que l’on peut, sans trop grand embarras...
RODOLPHE.
Oh ! tout semble facile à qui ne compte pas ;
Mais ceux dont le budget n’a que peu de ressource
Savent ce qu’il en coûte à leur modeste bourse.
Je suis pauvre, très pauvre, et vis pourtant fort bien ;
C’est parce que je vis comme les gens de rien.
La pire pauvreté, la misère profonde
Est celle qu’on promena en frac noir dans le monde.
GEORGE.
Agis à ta façon, Rodolphe ; il t’est permis
D’être invisible ailleurs, si tu vois tes amis.
PREMIER AMI.
Adieu, George ; au revoir.
Il sort. Tous les autres saluent George, et s’en vont.
GEORGE.
Adieu donc.
DEUXIÈME AMI, se retournant, avant de sortir.
À dimanche.
Scène III
GEORGE, RODOLPHE
Entre un domestique, apportant une énorme quantité de lettres, d’albums et de cartes de visite, qu’il dépose sur une table, à droite, et dont une partie s’écroule par terre.
LE DOMESTIQUE.
Des lettres pour monsieur.
Il sort.
RODOLPHE.
Peste ! quelle avalanche !
GEORGE, s’asseyant, et lisant les lettres.
« Mon cher Monsieur, je viens vous rappeler votre aimable promesse, et je vous envoie mon album, où vous trouverez des dessins de Decamps, de Delacroix et de Meissonier. Vous voyez que vous y serez en compagnie de vos pairs, et comme votre nom manquerait... »
RODOLPHE.
Hum ! c’est bien insolent.
GEORGE.
Et pourquoi donc ?
RODOLPHE.
Tes pairs !
On insulte les gens qu’on flatte de travers.
Tu ne peins pas trop mal, – pour un bourgeois ; – en somme,
Tu n’as rien ne commun avec ceux qu’on te nomme,
Et l’on trouve moyen, par ces mots maladroits,
De te blesser toi-même, en les blessant tous trois.
GEORGE.
Tu ne flattes pas, toi ; c’est justice à te rendre.
Il continue à lire.
« Cher Monsieur, nous sommes à la campagne ; vous seriez bien aimable d’y venir passer quelques jours... »
– Monsieur et Madame... prient M. George de leur
« faire l’honneur de passer la soirée chez eux, le... »
– Monsieur et Madame... prient M. George de leur
« faire l’honneur de dîner chez eux, le...
– Monsieur et Madame... prient M. George...
RODOLPHE.
Filles à marier ! On flaire un futur gendre.
GEORGE.
Rien ne presse, et je veux y songer à loisir.
RODOLPHE.
Sans doute ; choisis bien, puisque tu peux choisir.
Heureux homme ! il n’est pas de père de famille,
Qui ne se réjouît de te donner sa fille.
Tu peux en toute chose écouler tes penchants ;
Vivre en homme du monde, ou cultiver tes champs,
Ou si devant tes yeux l’ambition chatoie.
Des hautes fonctions on t’aplanit la voie.
– J’en suis charmé, du reste, et c’est un grand bonheur,
Quand les faveurs du sort vont aux hommes d’honneur.
GEORGE.
Mon Dieu ! cette rencontre est chose fort commune,
Et sans chercher beaucoup, j’en citerais plus d’une
Le monde que je vois est plein de braves gens,
Affables, généreux, probes, intelligents,
Dévoués, toujours prêts à rendre un bon office,
Ne reculant alors devant nul sacrifice...
RODOLPHE.
Eh ! eh !
GEORGE.
Il ne faut pas croire de point en point
Ce qu’on dit des salons chez ceux qui n’y vont point,
Ni toujours opposer, comme les mélodrames,
Des pauvres vertueux à des riches infâmes.
Se levant et allant vers Rodolphe.
Souvent la pauvreté, dont on se plaint si fort,
Est la faute de l’homme, encor plus que du sort,
Et je suis convaincu que si l’on fait le compte...
Entre le domestique.
– Qu’est-ce donc ?
LE DOMESTIQUE, remettant une carte de visite.
Ce monsieur est là ; faut-il qu’il monte ?
GEORGE, lisant la carte.
Raymond !
Au domestique.
Renvoyez-le ; je n’y suis pas pour lui.
Le domestique sort.
RODOLPHE.
Ouais ! C’est un visiteur rudement éconduit.
GEORGE.
Un misérable !
RODOLPHE.
Ah ! ah ! qu’a-t-il donc fait ?
GEORGE.
Le cuistre
Écrit, sous deux noms faux, contre et pour le ministre.
RODOLPHE.
C’est mal. – Pauvre garçon ! il en est réduit là !
GEORGE.
Comment ! tu n’es pas plus indigné que cela !
RODOLPHE.
Si. C’est très mal. – Il faut qu’il nourrisse sa femme.
GEORGE.
Tu le plains !
RODOLPHE.
Oui, sans doute, et de toute mon âme.
N’est-il pas malheureux que le besoin d’argent
Force à cette infamie un homme intelligent ?
GEORGE.
Plus il est éclairé, d’autant plus je l’accuse ;
Et des besoins d’argent ne sont pas une excuse.
RODOLPHE.
Il est vrai ; mais, mon cher, quand on manque de tout,
Il faut qu’on soit bien pur, pour l’être jusqu’au bout.
On lutte quelque temps ; puis le courage tombe ;
Le plus vaillant chancelle, et le faible succombe.
GEORGE.
Quoi ! Rodolphe ! peux-tu défendre ce pied-plat,
Toi, que le point d’honneur trouve si délicat !
Et n’es-tu pas la preuve enfin, s’il en faut une,
Que les cœurs haut placés dominent la fortune ?
RODOLPHE.
Ne parlons pas de moi. – Je dis qu’à l’indigent,
Plus qu’aux heureux du monde on doit être indulgent,
Qu’il faut considérer les peines de la lutte,
Et, tout en le blâmant, l’assister dans sa chute.
GEORGE.
Et moi, je n’admets pas que les privations
Soient jamais une excuse aux lâches actions ;
Elles doivent plutôt exalter la bravoure,
Ce sont d’âpres plaisirs que la vertu savoure.
RODOLPHE.
C’est bien facile à dire, et moins à pratiquer.
Dieu garde que jamais tout vienne à te manquer !
GEORGE.
Je saurais être pauvre, et je m’en ferais gloire.
RODOLPHE.
Ce n’est pas impossible, et je veux bien le croire.
Mais combien en est-il, parmi les mieux famés,
Que l’on verrait encor dignes d’être estimés,
Si, passant tout à coup du luxe à la misère,
Ils étaient dépouillés même du nécessaire ?
Aisément, en parole, ils bravent le besoin ;
On est fort contre un mal que l’on n’éprouve point ;
Aux paisibles vertus la fortune les pousse,
Et parle grand chemin les conduit sans secousse.
Comme la probité ne les prive de rien,
Il leur en coûte peu de se conduire bien,
Et, quand on est pourvu de tout ce qu’on souhaite,
Il faudrait être un sot pour n’être pas honnête.
Va, la condition où les hommes sont nés
Les a, plus d’une fois, absous ou condamnés :
On voit dans les salons des gens fort honorables
Qui seraient en prison, étant nés misérables,
Et, par un sort inverse, on en voit en prison,
Qui, nés riches, feraient honneur à leur maison.
La fortune, selon qu’elle est meilleure ou pire,
Jusque sur la pensée exerce son empire :
Tels sont amis de Tordre, et se croient convaincus,
Qui sont conservateurs pour garder leurs écus ;
Tels autres au progrès ont consacré leur vie,
Que l’orgueil fit tribuns, et novateurs l’envie ;
Donne tout à ceux-ci, rien à ceux-là ; – les uns
Seront conservateurs et les autres tribuns.
GEORGE.
Que prétends-tu prouver ? qu’il n’est point d’honnête homme ?
RODOLPHE.
Non, certes ; il en est qu’à bon droit on renomme ;
Il en est qui, les yeux fixés sur le devoir,
D’un pas toujours égal marchent sans s’émouvoir.
Leur ferme probité, fière sans arrogance,
Fuit les séductions et brave l’indigence ;
Aux honneurs mal acquis ils trouvent peu d’appas,
Et les privations ne les fléchissent pas.
Mais, pour ranger quelqu’un dans cette classe insigne,
Je demande comment il s’en est montré digne,
Et par quel sacrifice, au prix de quel effort,
Il a conquis ce nom, que l’on prodigue à tort.
– Tiens ; je vais m’expliquer d’une façon plus nette :
Toi-même, tu parais un garçon fort honnête ?
GEORGE.
Moi !
RODOLPHE.
Ton cœur est loyal, plein d’élans généreux ;
L’honneur trouve chez toi des accents chaleureux ;
La lâcheté t’irrite ; un noble trait t’enflamme ;
Tu n’épargnes alors l’éloge, ni le blâme ;
Enfin, je te connais par plus d’un beau côté,
– Et ne suis pourtant pas sûr de ta probité.
GEORGE.
Qu’est-ce à dire ?
RODOLPHE.
Eh ! mon Dieu ! je n’en ai pas la preuve.
Tu n’es jamais sorti triomphant d’une épreuve.
Tu crois en ta vertu ; mais, pour avoir ce droit,
As-tu jamais souffert de la faim et du froid ?
Sais-tu, pendant les nuits où le souci s’éveille,
Tout ce qu’à l’indigent le désespoir conseille ?
À ton chevet fiévreux, as-tu vu, comme lui,
Un démon te montrer l’opulence d’autrui,
Puis, en regard mettant ta misérable vie,
Dans ton âme ulcérée introduire l’envie ?
Ah ! ces rapprochements et ces comparaisons
Déposent dans les cœurs de rapides poisons.
Et celui qui résiste à leur œuvre malsaine
Peut vanter, sans orgueil, sa probité certaine ;
Mais je ne suis pas sûr, mon cher, d’une vertu
Qui n’a pas vaillamment et longtemps combattu,
Celle-là, seulement, vaut qu’on la glorifie,
Que la lutte grandit et le choc fortifie.
GEORGE.
Parbleu ! de tous mes vœux j’appelle le combat
Et je voudrais, demain, être sur le grabat.
RODOLPHE.
Dors sur le lit de plume, où le destin te berce,
Et ne fais pas appel à la fortune adverse.
GEORGE.
Pour ta confusion, raisonneur obstiné,
Puissé-je être pillé, dépouillé, ruiné !
RODOLPHE.
Profite de tes biens, George ; cette méthode
Est plus sûre que l’autre ; en tout cas, plus commode.
GEORGE.
J’en use sans plaisir, et les tiens en mépris.
RODOLPHE.
Quand on les a perdus, on en connaît le prix.
GEORGE.
Me crois-tu donc sans force et sans valeur aucune ?
RODOLPHE.
Non. Tu peux d un cœur ferme accepter l’infortune,
Pendant les premiers jours tu t’en réjouirais ;
Puis la réflexion arrive, – et les regrets.
GEORGE.
Je serais soutenu par mon orgueil intime.
RODOLPHE.
Hum !
GEORGE.
Si ce n’est assez, par la publique estime.
RODOLPHE.
Oh ! l’estime publique ! elle est vers les écus ;
Elle suit le succès, et quitte les vaincus.
Qu’un homme soit sans foi, trahisse sa parole,
S’enrichisse aux dépens des gens simples qu’il vole,
Qu’habile à manier des chiffres imposteurs,
Il soit le plus fripon des grands spéculateurs,
Et se retire enfin, trois fois millionnaire,
Tandis que l’hôpital s’ouvre à l’actionnaire ;
Qu’un autre soit servile, adroit, souple empressé ;
Qu’à force de ramper, il se soit avancé ;
Que, fidèle à sa place, avant toute autre chose,
Selon que le vent change, il ait changé de cause,
Et, pour ne pas priver l’État de son savoir,
Renié tout principe et servi tout pouvoir ;
Qu’il soit ainsi monté, de parjure en parjure,
Jusqu’aux plus hauts emplois de la magistrature ;
Il est riche ; il reçoit, ses dîners sont vantés ;
Il suffit. Ses salons seront très fréquentés ;
On verra s’y presser la bonne compagnie ;
S’il court de méchants bruits, c’est qu’on le calomnie,
– L’homme public, hélas ! est toujours diffamé. –
Il peut servir ou nuire ; il est donc estimé ;
Il a droit de parler, en pieux personnage,
Contre l’esprit du siècle et le libertinage.
– Oh ! ne m’accuse pas d’un tableau trop noirci.
Je connais de ces gens, que tu connais aussi ;
Et, de ce que j’avance admire la justesse !
Tu leur touches la main et leur fais politesse.
– Mais si pour ce métier un homme a trop de cœur,
S’il veut tout du mérite, et rien de la faveur ;
Si, mis entre sa place et l’honneur, il résigne
L’emploi dont il vivait, pour rester dans sa ligne ;
Après un mot d’estime et de compassion,
Nul ne se souviendra de sa belle action ;
Il est pauvre, inutile, et chacun le délaisse ;
Et qu’il se garde alors d’avoir une faiblesse !
Un haro général s’élève contre lui :
Il a, le malheureux, mangé l’herbe d’autrui !
Il n’est, pour le flétrir, pas d’injure assez forte,
Et, s’il va quelque part, on le met à la porte.
GEORGE.
Mais, Rodolphe, sais-tu que tu vois tout en laid !
RODOLPHE.
Eh ! mon Dieu l non ; je vois le monde tel qu’il est.
À quoi sert de parler comme une pastorale,
Et quel profit croit-on qu’en tire la morale ?
Ces fades lieux communs, dont nous sommes nourris
Ne sont pas pour tremper de vigoureux esprits.
Quand un livre niais, bourré de phrases vides,
Aura fait un faux monde aux jeunes gens candides,
Quand ils supposeront, sur la foi des régents,
Qu’on n’estime ici-bas que les honnêtes gens ;
Que résultera-t-il de toutes ces chimères ?
Que les réalités leur seront plus amères,
Et que, passant de l’une à l’autre extrémité,
Ils ne voudront plus croire à nulle probité.
Non ; la morale parle un tout autre langage :
Il faut qu’on sache à quoi la vertu nous engage,
Que sa pratique est rude, et qu’un homme d’honneur
N’a pas de récompense, excepté dans son cœur.
– J’en aurais beaucoup plus à dire ; mais j’abrège.
C’est déjà trop prêché. – Bonsoir. Quand te verrai-je ?
GEORGE.
Pas de cinq ou six mois. Je vais à l’étranger.
RODOLPHE.
Ah ! ah !
GEORGE.
Mon médecin m’a dit de voyager.
RODOLPHE.
C’est un fort bon conseil. – Où cette promenade ?
GEORGE.
Que sais-je ? En Suisse... au Rhin... aux eaux d’Aix ou de Bade.
RODOLPHE.
En ce cas, bon voyage ! et reviens au plus tôt.
GEORGE, le reconduisant.
Adieu. – Nous reprendrons l’entretien de tantôt.
RODOLPHE.
Volontiers.
GEORGE.
J’ai beaucoup de choses à répondre.
RODOLPHE.
Nous verrons bien.
GEORGE.
J’aurai plaisir à te confondre
RODOLPHE.
Soit !
GEORGE.
Par des noms fameux je te démontrerai
Que le mérite pauvre est toujours honoré...
RODOLPHE.
Plaise au ciel !
GEORGE.
Que chacun se fait sa destinée,
Et qu’on arrive à tout par l’étude obstinée...
RODOLPHE.
Tant mieux !
GEORGE.
Que notre siècle est meilleur qu’on ne dit.
S’arrêtant.
– Aux belles actions tout le monde applaudit ;
Le besoin d’admirer est dans notre nature,
Et brûle de trouver une digne pâture.
L’art, la gloire, l’amour, mille choses encor,
Brillent d’un pur éclat, qui ne doit rien à l’or ;
Et certes, la beauté, cette reine suprême,
Sur les cœurs subjugués règne par elle-même.
RODOLPHE.
La dot à la laideur prête bien des appas,
Et la beauté sans dot ne se mariera pas.
GEORGE, le retenant.
Pourtant...
RODOLPHE.
Adieu, mon cher.
GEORGE.
Mais, une fois pour toutes.
RODOLPHE.
Au revoir.
GEORGE.
Un instant ! Pour peu que tu m’écoutes...
RODOLPHE.
Adieu. J’ai quelque part un rendez-vous urgent.
GEORGE.
Adieu, têtu !
RODOLPHE, lui serrant la main.
Bonsoir !
Du seuil de la porte.
– Et garde ton argent.
ACTE II
Un salon d’attente chez un notaire. Une porte au fond, donnant sur l’antichambre ; elle est ouverte. Deux portes fermées à droite, ouvrant, l’une sur l’étude, l’autre sur le cabinet particulier du notaire.
Scène première
LE NOTAIRE, il vient de rentrer, et décachette des journaux posés sur la table, entre UN CLERC, venant de l’étude
LE NOTAIRE.
Quoi ?
LE CLERC.
Deux des créanciers sont là, qui vous demandent.
LE NOTAIRE.
Oh ! s’ils ne sont que deux, que ces messieurs attendent.
Les autres créanciers doivent bientôt venir ;
Quand tous seront entrés, faites-moi prévenir.
Le clerc sort. On entend sonner. Le notaire va vers l’antichambre, pour voir les personnes qui entrent ; il revient, au bout d’un instant, amenant M. Mercier et ses deux filles.
Scène II
LE NOTAIRE, M. MERCIER, LAURE et LUCILE, filles de M. Mercier
M. MERCIER, entrant dans le salon d’attente.
Oui, notaire ; j’amène avec moi ma famille.
Nous venons, moi pour vous, elles pour votre fille,
Et nous les laisserons babiller à leur gré,
Tandis qu’au cabinet je vous entretiendrai.
LE NOTAIRE.
Mon Dieu ! que c’est fâcheux ! ma fille est chez sa tante.
À Laure et à Lucile.
Qu’elle aura de regrets ! qu’elle eût été contente !
À M. Mercier.
Attendez-moi.
À Laure et à Lucile.
Je vais vous conduire au salon.
M. MERCIER, prenant le notaire par le bras, et l’entraînant vers le cabinet.
Non, non ; laissez-les là. Ce ne sera pas long.
Laure fait un signe de consentement. Le notaire entre dans son cabinet, avec M. Mercier.
Scène III
LAURE, LUCILE
LUCILE.
N’aurions-nous pas mieux fait de rester ? Que t’en semble ?
Ils n’en finissent plus, quand ils causent ensemble.
LAURE, s’asseyant vers la table.
Notre père a voulu nous amener.
LUCILE.
Bon ! bon !
Jamais, ma pauvre sœur tu n’as su dire non.
Pour ton futur mari quelle femme parfaite !
D’un ton doucereux, en contrefaisant sa sœur.
C’est votre volonté, Seigneur ? Qu’elle soit faite !
LAURE.
Que veux-tu ? J’ai l’esprit paisible et nonchalant,
Et de contrarier je n’ai pas le talent.
LUCILE.
Bien répondu. Je vois que cette bonté d’âme
Lance assez volontiers une douce épigramme.
– J’ai tort ; pardonne-moi. – C’est parce que j’attends,
Que j’aime à taquiner ; ça fait passer le temps.
Elle s’assoit près de sa sœur.
LAURE, feuilletant des journaux épars sur la table, et les montrant à sa sœur.
Patience ! Voici pour t’égayer, ma chère :
Le code, l’almanach, purge, vente à l’enchère...
LUCILE.
Merci. Contre l’ennui j’ai de meilleurs secrets,
Et je sais bien comment je te divertirais.
LAURE.
Moi ! Comment ?
LUCILE.
Il était un prince de Golconde,
Si beau, qu’il n’avait pas son pareil dans le monde...
LAURE.
C’est peu divertissant.
LUCILE.
J’en sais d’autres encor :
L’oiseau bleu... Farfadet... la Belle aux cheveux d’or.
Non ? – Autre chose : À Bade, il était un jeune homme...
LAURE.
Monsieur George ?
LUCILE.
Eh ! oui-da ! C’est ainsi qu’il se nomme.
Rapprochant sa chaise de celle de sa sœur.
Si nous parlions de lui ? Qu’en dis-tu ?
LAURE, se rapprochant aussi de sa sœur.
Mais... pourquoi ?
De lui... d’un autre... c’est indifférent, je crois.
LUCILE.
Sûrement. – Tant y a que, par hasard sans doute,
Nous le rencontrions toujours sur notre route.
LAURE.
Eh bien ?
LUCILE.
J’ai remarqué qu’il était fort courtois,
Car il nous saluait poliment chaque fois.
LAURE.
C’est tout simple.
LUCILE.
Il goûtait, de façon singulière,
Les discours sérieux que tenait notre père,
Et tous deux raisonnaient si sympathiquement,
Qu’ils se trouvaient sur tout du même sentiment.
LAURE.
Voulais-tu qu’il soutînt le sentiment inverse
Pour l’unique plaisir d’entrer en controverse ?
LUCILE.
Qui ? moi ? Je ne veux rien. – Et, depuis son retour,
Il nous vient visiter une ou deux fois par jour.
LAURE.
Qu’est-ce que cela prouve ?
LUCILE.
Oh ! rien. Deux jeunes filles
Ont dix-huit et vingt ans et passent pour gentilles ;
Un jeune homme étranger vient chez elles souvent ;
– Ce n’est que pour parler de la pluie et du vent.
LAURE.
Mais qu’est-ce qui te dit que c’est moi qui l’attire ?
LUCILE, la regardant entre les jeux.
Voyons : ne rougis pas ; regarde-moi sans rire.
LAURE, se levant.
Je rougis... de dépit. Tous les jours que Dieu fait,
Tu viens me lutiner sur le même sujet.
LUCILE, la poursuivant.
Bon ! voilà qu’à présent tu te mets en colère.
LAURE.
Eh ! oui ; c’est agaçant.
LUCILE.
Autre preuve fort claire.
LAURE.
Mais monsieur George, enfin, te parle plus qu’à moi.
LUCILE.
C’est qu’il ne me craint pas et qu’il a peur de toi.
LAURE.
Puisque je lui fais peur, c’est donc que je l’ennuie.
LUCILE.
Oh ! que non ! Sa figure est tout épanouie.
LAURE.
Je ne sais pas ; toujours je lui vois le même air.
LUCILE.
Mais moi, je le sais bien, et j’y vois bien plus clair.
Il est plus d’un indice, où j’ai pu reconnaître...
LAURE.
Quoi ? qu’as-tu reconnu ?
LUCILE.
Je t’ennuierai, peut-être.
LAURE.
Non. Va !
LUCILE.
Je ferais mieux de conter l’Oiseau bleu.
LAURE.
Parle !
LUCILE.
Je crois qu’on vient.
LAURE.
Eh ! non. – Voyons un peu
LUCILE.
Eh bien ! en ton absence, il est distrait ; il rêve ;
Son regard devient morne, et sa parole, brève,
Sitôt qu’un bruit de pas se fait entendre au seuil,
Il lance vers la porte un rapide coup d’œil,
Et lorsque, par malheur, son attente est trompée,
Il faut voir son dépit et sa mine attrapée !
Puis, dès que tu parais, un éclair radieux
Illumine son front et brille dans ses yeux.
LAURE.
Mais c’est toi qu’il salue.
LUCILE.
Et c’est toi qu’il regarde.
Je vais, j’entre et je sors, sans qu’il y prenne garde.
LAURE.
Quand nous nous promenons, il te donne le bras.
LUCILE.
Mais, pour te suivre, il presse ou ralentit le pas.
LAURE.
C’est vers toi qu’il s’assied.
LUCILE.
C’est vers toi qu’il se tourne.
LAURE.
Va, c’est pour toi qu’il vient.
LUCILE.
Et pour toi qu’il séjourne.
LAURE.
Tu crois ?
LUCILE.
J’en suis certaine.
LAURE.
En vérité ?
LUCILE.
Vraiment.
LAURE.
Tu ne me le dis pas pour rire ?
LUCILE.
Nullement.
LAURE.
Eh bien ! – je m’en doutais.
LUCILE.
Voyez la perfidie !
LAURE.
Mais je n’osais le croire.
LUCILE.
Allons ! sois plus hardie !
LAURE, prenant la main de Lucile.
Bonne petite sœur !
LUCILE, faisant semblant de s’éloigner.
Je suis mauvaise.
LAURE.
Non.
LUCILE.
Je lutine les gens.
LAURE.
Non.
LUCILE.
Je suis un démon.
LAURE.
Non, non, non. – Tiens, Lucile ; embrasse-moi !
LUCILE, l’embrassant.
Je t’aime.
Et jouis de ta joie encor plus que toi-même.
LAURE.
N’est-ce pas, chère sœur, qu’ii se présente bien ?
LUCILE.
Fort bien.
LAURE.
Qu’il est parfait de ton et de maintien.
LUCILE.
Parfait.
LAURE.
Qu’il est doué d’excellentes manières,
Et parle éloquemment sur toutes les matières ?
LUCILE.
Oui, oui ; c’est un jeune homme accompli.
LAURE.
Bonne sœur,
N’as-tu pas remarqué son air plein de douceur ?
LUCILE.
Si, je l’ai remarqué.
LAURE.
Je gage que son âme
Est belle, et qu’il fera le bonheur d’une femme.
LUCILE.
Vous serez trop heureux ensemble.
LAURE.
Mais, mon Dieu !
Crois-tu que notre père y donne son aveu ?
LUCILE.
Sans doute ; monsieur George est riche, et peut prétendre
À se faire partout accepter comme gendre.
Notre père, d’ailleurs, le voit d’un fort bon œil,
Et ce n’est pas pour rien qu’il lui fait tant d’accueil.
LAURE.
Ah ! plaise à Dieu ! J’attends son arrêt avec crainte :
Quel qu’il soit, ne crois pas qu’il m’échappe une plainte ;
Je sais que, sans murmure, et d’un esprit soumis,
Je dois vaincre un penchant qui ne m’est pas permis.
LUCILE.
Voilà des sentiments auxquels je rends hommage,
Et si l’occasion leur manque, c’est dommage !
LAURE.
N’obéirais-tu pas ?
LUCILE.
J’obéirais, d’accord ;
Mais sans murmurer, non. Je crierais, et très fort.
Prenant la main de Laure.
Brisons là. – George t’aime, et tu seras sa femme,
Et bientôt.
La saluant cérémonieusement.
– Acceptez mes compliments, madame.
Je vous parle, madame, avec civilité,
Par le respect qu’on doit à votre qualité.
Vivement, en revenant vers Laure.
– Tu nous feras danser à ta noce, j’espère.
LAURE.
Folle ! qui ris toujours !
LUCILE.
Chut ! voici notre père.
Laure et Lucile vont s’asseoir au bout de l’appartement, à gauche.
Scène IV
LES MÊMES, M. MERCIER, LE NOTAIRE
M. MERCIER, sortant du cabinet avec le notaire, et s’arrêtant un instant vers la porte à droite.
Ainsi, mon cher monsieur, il est donc reconnu
Que George garde encore un joli revenu.
LE NOTAIRE.
Tout le bien maternel : dix mille écus de rente.
M. MERCIER.
Je comptais sur le triple ; enfin, je m’en contente.
On peut, à la rigueur, vivre avec ce qu’il a,
Et je ne suis pas homme à rompre pour cela.
– Ce que je mets, monsieur, plus haut que la richesse,
C’est la bonne conduite et la délicatesse.
LE NOTAIRE.
Vous avez bien raison.
M. MERCIER.
J’ai gagné quelques biens,
Monsieur, loyalement, par d’honnêtes moyens ;
Aussi, suis-je estimé dans l’état que j’exerce ;
– Je fus déjà deux fois, monsieur, juge au commerce.
LE NOTAIRE.
C’est un choix glorieux pour vous.
M. MERCIER.
Ma légion
M’a nommé rapporteur, puis chef de bataillon,
Et, par une faveur peut-être un peu trop grande,
J’eus la croix d’officier, sans en faire demande.
LE NOTAIRE.
Nul n’en était plus digne, à coup sûr.
M. MERCIER.
C’est pourquoi
Je veux avoir un gendre honnête comme moi,
Et si le pur honneur ne réglait sa conduite,
Ce serait un motif de rompre, tout de suite.
LE NOTAIRE.
On ne pouvait choisir mieux que vous l’avez fait,
Et vous devez, monsieur, être fort satisfait.
M. MERCIER.
Mais oui.
Montrant ses filles.
Ne parlons pas devant ces demoiselles ;
Je m’en vais, de ce pas, les ramener chez elles,
Et puis je reviendrai pour causer du contrat.
LE NOTAIRE.
Bien.
M. MERCIER.
Dans une heure ou deux.
LE NOTAIRE.
C’est comme il vous plaira.
George entre dans la salle d’attente, et s’arrête étonné.
Scène V
LES MÊMES, GEORGE
LUCILE.
Monsieur George !
GEORGE, saluant.
Quoi ! vous !
LUCILE, faisant la révérence.
Nous.
GEORGE.
J’ai peine à comprendre...
LUCILE, souriant.
Deux plaideuses, monsieur.
GEORGE.
J’étais loin de m’attendre...
M. MERCIER, venant vers George.
Bonjour, mon jeune ami. Restez-vous quelque temps ?
GEORGE, montrant le notaire.
J’avais à consulter sur des points importants...
M. MERCIER.
C’est fort bien. Consultez. Excellente habitude !
– Je vous retrouverai, peut-être, dans l’étude.
Au revoir, George.
Il lui serre la main.
LUCILE, saluant George.
Adieu., monsieur George.
George salue. M. Mercier sort avec ses filles.
Scène VI
GEORGE, LE NOTAIRE
Le notaire approche un fauteuil, et fait signe à George de s’asseoir.
GEORGE, s’asseyant.
Merci,
Monsieur. – Votre billet me mande, et me voici.
LE NOTAIRE.
C’est pour une assemblée où vous devez paraître.
Êtes-vous bien au fait de ce qu’il faut connaître ?
GEORGE.
Oh ! mon Dieu, non ; fort peu.
LE NOTAIRE.
Mais c’est un très grand tort,
Et vous négligez trop vos affaires.
GEORGE.
D’accord.
Mais mon père avait mis en vous sa confiance.
LE NOTAIRE.
Oui, monsieur.
GEORGE.
Il est mort, quand j’étais hors de France
Je ne recevais point de lettre, et je n’appris
Ce malheur imprévu qu’en rentrant à Paris.
LE NOTAIRE.
C’était un galant homme, et cette mort m’afflige.
GEORGE.
Quant aux comptes nombreux qu’un héritage exige,
J’étais trop à mon deuil pour y pouvoir songer,
Et vous voulûtes bien, monsieur, vous en charger.
– Mais, je le reconnais, ces soins sont nécessaires ;
Veuillez donc m’exposer l’état de mes affaires.
LE NOTAIRE.
Monsieur, c’est à regret que je vous répondrai ;
Mais sans doute à ceci vous êtes préparé.
George s’incline.
Votre père, chargé de vastes entreprises,
S’est vu paralysé par nos dernières crises.
En vain il a lutté ; les révolutions
Ont fait, entre ses mains, périr ses actions ;
Les capitaux craintifs ont déserté ses mines ;
Les débouchés manquaient aux produits des usines ;
Un péril l’entraînait dans des périls plus grands,
Bref, il a tout perdu, – plus, six cent mille francs.
GEORGE.
Ces six cent mille francs sont dus à juste titre ?
LE NOTAIRE.
Oui ; j’ai vérifié moi-même ce chapitre ;
Et, comme vous savez, j’attends les créanciers.
Qui viendront tout à l’heure, armés de leurs dossiers.
GEORGE.
Je verrai ces messieurs.
LE NOTAIRE.
Les choses sont intactes,
Et vous avez encor le choix entre deux actes :
– Vous pouvez accepter, ou renoncer.
GEORGE,
Fort bien.
– Si je renonce ?
LE NOTAIRE.
Alors, vous ne devrez plus rien,
Et garderez pour vous les biens de votre mère.
GEORGE.
Et comment paiera-t-on les dettes de mon père !
LE NOTAIRE.
On ne les paiera pas.
GEORGE.
Donc, pour s’être fié
À l’honneur de mon père, on sera spolié !
LE NOTAIRE.
Que voulez-vous ? Tant pis pour qui n’y prend pas garde !
Avant que de prêter, il faut qu’on y regarde.
GEORGE.
Et nos lois ont permis que le nom paternel
Fût souillé par un fils d’un opprobre éternel !
LE NOTAIRE.
C’est un malheur, sans doute.
GEORGE.
Alors, la loi française
Qui souffre un mauvais acte, est une loi mauvaise.
Il se lève.
LE NOTAIRE.
Vous pouvez accepter, monsieur ; mais l’héritier
Se charge, en acceptant, du passif tout entier,
Et six cent mille francs, payés pour votre père,
Absorberont, tout net, la dot de votre mère.
Vous serez, d’un seul coup, un homme ruiné.
– Cela vaut examen.
GEORGE.
C’est tout examiné.
J’accepte.
LE NOTAIRE.
Bien ! ce mot vous conquiert mon estime.
Dieu garde que j’arrête un élan magnanime !
Pourtant je vous engage à peser mûrement
Les graves résultats d’un premier mouvement.
– Il ne vous restera plus rien.
GEORGE.
Si : mon courage.
LE NOTAIRE.
Nous ne sauverons pas un denier du naufrage.
GEORGE.
En ce cas, je vivrai du travail de ma main,
Et mes pinceaux, monsieur, seront mon gagne-pain.
LE NOTAIRE.
Je ne mets point du tout votre talent en doute,
Mais il est malaisé de se frayer sa route :
Il faut se signaler entre mille rivaux,
Et l’on n’acquiert un nom que par de longs travaux
Encor que de dégoûts et de déconvenues !
Les plus forts voient souvent leurs œuvres méconnues ;
Prud’hon et Géricault ont eu ce même sort
De n’être appréciés, tous deux, qu’après leur mort.
Notez que je vous nomme ici deux hommes rares,
Doués de qualités dont nos temps sont avares ;
Que si nous descendons au rang inférieur,
Il n’est pas d’humble état qui n’eût été meilleur :
C’est là qu’est la misère, urgente, impitoyable,
Dont vous n’avez jamais vu le spectre effroyable.
– Prenez garde, monsieur ; au luxe accoutumé,
Contre la pauvreté vous êtes désarmé,
Et l’assaut des besoins vous sera bien plus rude
Qu’aux hommes aguerris par la vieille habitude.
GEORGE.
Je comprends tout cela, monsieur, mais j’ai la foi.
Les longs travaux n’ont rien de rebutant pour moi.
Quant aux privations qu’il faut que je supporte,
Je suis, pour tout souffrir, d’une trempe assez forte.
LE NOTAIRE.
Il suffit. – Pardonnez, si je suis indiscret,
Et ne veuillez y voir qu’un profond intérêt,
Vous êtes sur le point de vous marier ?
George s’incline.
Celle
Dont vous avez fait choix est jeune, riche et belle ;
Bref, elle vous convient !
GEORGE.
Non ! C’est mal s’exprimer !
J’en suis épris ; je l’aime autant qu’on peut aimer ;
Je la trouve adorable, et mon unique envie.
Est de lui consacrer tous les jours de ma vie :
Je n’imagine pas de bonheur plus complet ;
Tout me déplaît loin d’elle, et près d’elle me plaît
J’abandonne gaîment ce que le sort m’enlève,
Si, me prenant mes biens, il me laisse mon rêve,
Et mes travaux obscurs, mais par elle applaudis,
De mon pauvre atelier feront un paradis.
LE NOTAIRE.
Sans doute, si sa main dépendait d’elle-même ;
Mais au père appartient l’autorité suprême.
Les pères, qui sont faits au rebours des amants,
Prisent fort les écus, et fort peu les romans.
Je crains pour votre amour une mésaventure,
Et qu’un si noble trait n’amène une rupture.
GEORGE.
Quoi ! monsieur ! je serais repoussé, pour avoir
Fait en homme de bien, et rempli mon devoir !
LE NOTAIRE.
C’est possible.
GEORGE.
Tandis qu’un père de famille.
Si j’étais un coquin, me confirait sa fille !
LE NOTAIRE.
Oh ! le mot est trop dur ; ce que permet la loi...
GEORGE.
Et que dirait de moi celle que j’aime ! Et moi,
De quel air l’aborder ! De quel front intrépide,
Soutiendrais-je le poids de son regard limpide !
Comment offrir un nom dont elle rougirait !
Quel amour demander à son mépris secret !
– J’aime mieux, mille fois, de mon devoir victime.
Perdre ma fiancée et garder son estime.
LE NOTAIRE.
Après l’avoir perdue, un pire ennui pour vous,
Ce sera de la voir au bras d’un autre époux.
GEORGE.
D’un autre époux !
LE NOTAIRE.
Mais, oui. Quoi ! cela vous étonne ?
La voulez-vous contraindre à n’épouser personne ?
GEORGE.
Je la connais, monsieur, et réponds de sa foi.
LE NOTAIRE.
Je le veux ; mais le père imposera sa loi.
GEORGE.
Oh ! que me dites-vous ?
LE NOTAIRE.
La vérité.
GEORGE.
N’importe !
L’honneur parle, et §a voix doit être la plus forte.
– J’accepte.
LE NOTAIRE.
Est-ce vraiment votre dernier mot ?
GEORGE.
Oui.
LE NOTAIRE, s’approchant, et lui prenant la main.
Eh bien, c’est d’un cœur noble, et j’en suis réjoui.
J’ai dû vous signaler le péril où vous êtes :
Mais vous avez raison d’agir comme vous faites.
Quel que soit le destin qui vous est réservé,
Vous durez droit d’aller partout, le front levé ;
Et je fais peu de cas du fils qui délibère,
Quand il faut acquitter les dettes de son père.
Entre le clerc.
LE CLERC, au notaire.
Monsieur, les créanciers sont arrivés.
LE NOTAIRE.
C’est bien.
Faites entrer ici ; dites-leur que je viens.
À George. Le clerc rentre à l’étude.
Suivez-moi ; nous allons vérifier le compte,
Et voir quelle est la somme où chaque dette monte.
Il conduit George dans son cabinet.
Scène VII
LES CRÉANCIERS, introduits par LE CLERC, parmi eux UN VIEUX MONSIEUR, vêtu à l’ancienne mode, avec une douillette par-dessus les habits, il donne le bras à une VIEILLE FILLE qu’il conduit vers un fauteuil, et s’assoit auprès d’elle
PREMIER CRÉANCIER.
Je perds cinq mille francs, dont j’ai bien des regrets.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Et moi, cinquante mille.
PREMIER CRÉANCIER.
Outre les intérêts ?
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Cinquante mille francs, monsieur !
PREMIER CRÉANCIER, avec indifférence.
C’est une somme.
Vivement.
Je m’étais laissé prendre à ses airs d’honnête homme !
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Le fait est qu’il avait des domaines princiers.
PREMIER CRÉANCIER.
Vingt maisons !
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Dix châteaux !
TROISIÈME CRÉANCIER.
Pièges à créanciers !
PREMIER CRÉANCIER.
C’était un intrigant.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Un fripon, somme toute.
Vous n’avez pas d’argent ; n’empruntez pas.
PREMIER CRÉANCIER.
Sans doute.
TROISIÈME CRÉANCIER.
Croyez-vous que le fils nous paiera ?
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Mon Dieu ! non.
On tient plus à son or qu’à l’honneur de son nom.
QUATRIÈME CRÉANCIER.
Mais c’est affreux !
TROISIÈME CRÉANCIER.
Le monde est une triste chose !
LE VIEUX MONSIEUR, assis.
Les révolutions, monsieur, en sont la cause.
Tout est nié ; chacun raisonne d’après soi ;
On n’a plus le respect ; on a perdu la foi ;
Les usages anciens sont traités de sornettes ;
– De là vient que les gens n’acquittent plus leurs dettes.
PREMIER CRÉANCIER.
Nous plaiderons.
TOUS.
Oui ! oui !
LA VIEILLE FILLE, assise à côté du vieux monsieur.
Je les trouve plaisants.
LE VIEUX MONSIEUR.
Hein ? – Je suis un peu sourd ; c’est un effet des ans.
LA VIEILLE FILLE, élevant la voix.
Je dis qu’ils sont plaisants de gémir de la sorte,
Devant moi qui perdrai la somme la plus forte.
LE VIEUX MONSIEUR.
Combien ?
LA VIEILLE FILLE.
Cent mille écus.
LE VIEUX MONSIEUR.
Bah !
LA VIEILLE FILLE.
Ma dot.
LE VIEUX MONSIEUR.
Votre dot !
LA VIEILLE FILLE.
Eh ! oui. Que voyez-vous d’étrange dans ce mot ?
LE VIEUX MONSIEUR.
Oh ! rien. Pardonnez-moi.
LA VIEILLE FILLE.
Vous me trouvez d’un âge,
N’est-ce pas, à ne plus songer au mariage ?
LE VIEUX MONSIEUR.
Mais, non.
LA VIEILLE FILLE, se levant.
Bon ! bon ! riez à votre aise ; j’entends
Raillerie, et j’avoue, entre nous, quarante ans.
– Vous vous étonnerez, mouchant cette idée,
Que l’exécution en soit si retardée ;
Que voulez-vous ? La dot ne vint pas assez tôt ;
Car les choses, jamais, n’arrivent quand il faut.
Jeune, vous m’avez vue assez fraîche et gentille ;
Mais la dot était mince, aussi je restai fille.
Comme tous mes trésors étaient mes seuls appas,
L’amoureux abondait, mais l’épouseur, non pas.
Plus tard survint la dot ; mais c’était bien la peine !
Quand j’eus cent mille écus, j’avais la quarantaine.
LE VIEUX MONSIEUR.
Un bel âge !
LA VIEILLE FILLE.
Flatteur !
LE VIEUX MONSIEUR.
D’ailleurs, cent mille écus !
LA VIEILLE FILLE.
Oui, cela compensait quelques printemps de plus,
Mais ce dernier espoir m’échappe, tout à l’heure.
Fille j’ai vécu, fille il faudra que je meure !
LE VIEUX MONSIEUR.
Que n’ai-je cinquante ans, mort Dieu ! Vous me verriez
Mettre mon cœur, madame, et ma main à vos pieds.
Scène VIII
LES MÊMES, LE NOTAIRE, GEORGE
LE NOTAIRE, montrant George.
Messieurs, c’est l’héritier, et vous allez entendre
Les résolutions qu’il a cru devoir prendre.
PREMIER CRÉANCIER.
Chut !
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Écoutez !
GEORGE.
Messieurs, j’accepte.
TOUS LES CRÉANCIERS.
Bien ! très bien !
Bravo !
GEORGE.
Je vous réponds que vous ne perdrez rien.
LE VIEUX MONSIEUR, à demi-voix, en applaudissant.
Bravo !
GEORGE.
Vous montrerez vos titres de créance ;
En désignant le notaire.
Et monsieur vous paiera le tout, à l’échéance.
PREMIER CRÉANCIER.
Ma foi ! c’est d’un grand cœur.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Et c’est d’un fils pieux.
PREMIER CRÉANCIER.
C’est superbe. Caton n’aurait pas agi mieux.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
C’est digne des beaux temps de la Grèce et de Rome.
QUATRIÈME CRÉANCIER.
Ah ! le brave garçon !
LA VIEILLE FILLE.
Ah ! l’excellent jeune homme !
PREMIER CRÉANCIER, s’approchant de George.
Monsieur, permettez-moi de vous serrer la main.
Il lui saisit la main droite ; le deuxième créancier saisis la main gauche, et tous les créanciers se disputent à qui serrera les mains de George.
LE VIEUX MONSIEUR.
Ce trait me raccommode avec le genre humain.
LA VIEILLE FILLE, à part.
Je me sens tout émue, – et voilà, sur mon âme,
Un mari dont serait orgueilleuse une femme ?
PREMIER CRÉANCIER, à George.
Si vous avez besoin d’un ami qui soit chaud...
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Si c’est jamais ma bourse ou mon nom qu’il vous faut...
PREMIER CRÉANCIER.
Comptez sur moi, monsieur !
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Faites-moi cette grâce,
Monsieur, de n’employer aucun autre à ma place !
GEORGE.
Messieurs, en vous payant, je fais ce que je dois,
Et cela ne vaut pas tout ce qu’on dit de moi.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
On ne peut trop louer un trait si grandiose.
PREMIER CRÉANCIER, montrant le notaire.
Ainsi donc, c’est monsieur qui me paiera la chose ?
GEORGE.
Oui.
PREMIER CRÉANCIER, timidement.
Le terme est échu.
GEORGE.
Présentez-vous ce soir.
PREMIER CRÉANCIER, avec explosion.
Adieu, noble jeune homme !
LA VIEILLE FILLE, saluant gracieusement.
Adieu, monsieur.
GEORGE.
Bonsoir.
Les créanciers sortent avec des gestes d’admiration.
Scène IX
GEORGE, LE NOTAIRE
GEORGE, les regardant sortir.
Quels transports ! quelle joie !
LE NOTAIRE.
Oui ; la reconnaissance,
Trop froide en vieillissant, est chaude à sa naissance.
GEORGE.
Ils se mettraient au feu pour me remercier.
LE NOTAIRE.
Ne vous y fiez pas. – Voici monsieur Mercier.
Scène X
GEORGE, LE NOTAIRE, M. MERCIER
M. MERCIER.
Bonjour, mon jeune ami ; bonjour, mon cher notaire ;
Avons-nous terminé cette petite affaire ?
GEORGE.
Oui, monsieur.
M. MERCIER.
Bon. Alors nous causerons un peu.
GEORGE, ayant M. Mercier à sa droite et le notaire à sa gauche.
Monsieur, je dois vous faire, avant tout, un aveu.
Hier dans un entretien, dont le sujet m’enflamme,
Vous demandiez quels biens j’offrirais à ma femme.
Le passé me trompait, et m’a fait vous tromper,
Mais mon illusion vient de se dissiper ;
Et quoique tous mes vœux soient pour cette alliance,
Je ne puis abuser de votre confiance.
– Dussé-je d’un refus avoir le cœur percé,
Il faut que vous sachiez que mon père...
M. MERCIER.
Je sais.
Ses spéculations ont été malheureuses ;
L’actif est absorbé par des dettes nombreuses ;
Mais la dot maternelle est intacte, et je tiens.
Qu’elle peut décemment fournir à l’entretien.
GEORGE.
Mais, monsieur...
M. MERCIER.
J’ai pris soin de donner à ma fille
Des goûts simples, l’amour de la vie en famille.
GEORGE.
Monsieur...
M. MERCIER.
Je suis ravi de montrer, au surplus,
Que ce n’est pas l’argent que j’estime le plus,
Et qu’à mon sentiment la valeur de la somme
Est peu de chose, auprès de la valeur de l’homme.
La richesse est souvent un effet du bonheur ;
Mais on ne doit qu’à soi d’être un homme d’honneur.
Les qualités du cœur sont tout dans un ménage,
Et l’on est assez riche avec cet apanage.
GEORGE, avec joie.
Alors, monsieur...
M. MERCIER.
Jamais je n’eusse consenti,
Quelque brillant d’ailleurs qu’eût été le parti,
Si l’éclat de l’honneur, à quoi seul je m’attache,
M’eût paru s’obscurcir de l’ombre d’une tache ;
Continuant, quoique George veuille parler.
Et s’il eût fallu prendre un jeune homme estimé,
Mais dépourvu de biens, ou riche et mal famé,
Mon choix eût été prompt, et vous pouvez comprendre
Quel est celui des deux que j’aurais pris pour gendre
GEORGE, avec chaleur.
Monsieur, je suis charmé de vos façons de voir,
Et de tels sentiments me donnent grand espoir.
L’honneur étant aussi ce que je considère,
J’ai promis de payer les dettes de mon père.
M. MERCIER.
Hein ?
GEORGE.
Je craignais, d’abord, perdant tout ce que j’ai,
Que votre bon vouloir ne s’en trouvât changé ;
Maïs je vois à présent que ma crainte était vaine,
Et que l’acte opposé vous eût fait de la peine.
M. MERCIER.
Ah ! mon Dieu ! – Ce n’est pas par contrat solennel ?
GEORGE
J’ai promis.
M. MERCIER.
Malheureux ! Et le bien maternel ?
GEORGE.
Dévoré tout entier par le paiement des dettes.
M. MERCIER.
Tout entier !
GEORGE.
Tout entier.
M. MERCIER.
Imprudent que vous êtes !
GEORGE.
N’était-ce pas loyal, et me blâmez-vous ?
M. MERCIER.
Non.
GEORGE.
Fallait-il imprimer une tache à mon nom ?
M. MERCIER.
Il fallait... il fallait... On ne va pas si vite,
Que diable ! On prend conseil, et l’on agit ensuite.
Allant vers le notaire.
Six cent mille francs !
LE NOTAIRE.
Mais, s’il n’avait fait ainsi,
L’éclat de son honneur en serait obscurci.
M. MERCIER.
Un demi-million !
LE NOTAIRE.
Bah ! qu’importe la somme !
C’est peu de chose auprès de la valeur de l’homme.
M. MERCIER.
L’un ne nuit pas à l’autre.
LE NOTAIRE.
Et, si j’ai bien compris,
Les qualités du cœur ont pour vous plus de prix.
M. MERCIER.
Sans doute ; mais...
LE NOTAIRE.
Le trait n’est-il pas honorable ?
M. MERCIER, brusquement.
C’est avec ces traits-là que l’on meurt misérable.
LE NOTAIRE.
Vouliez-vous qu’il fraudât les créanciers ?
M. MERCIER.
Non pas
LE NOTAIRE.
N’auriez-vous pas agi de même en pareil cas ?
M. MERCIER.
Possible.
GEORGE.
Est-ce un motif qui doive m’interdire
Un espoir qui d’abord a paru vous sourire ?
M. MERCIER.
Je n’ai pas dit cela.
GEORGE.
M’est-il encor permis
De songer au bonheur que je m’étais promis ?
M. MERCIER.
Monsieur, votre recherche et m’honore et me flatte ;
Mais marier ma fille est chose délicate :
On doit fort réfléchir sur ce grave sujet.
LE NOTAIRE.
Eh ! monsieur, vous étiez tantôt beaucoup plus net.
Croirai-je que l’honneur ne vous plaît qu’en maxime,
Et qu’au fond l’argent seul a toute votre estime ?
M. MERCIER.
Croyez si bon vous semble ; on sait mes sentiments.
Et je suis au-dessus de vos faux jugements.
Montrant George.
Ce que monsieur a fait me semble fort honnête,
Et ce n’est nullement ce motif qui m’arrête.
Peut-être aurais-je droit de paraître offensé
Que de mon humble avis on se soit dispensé ;
Mais je l’eusse donné sans doute tout semblable,
Et cet acte à monsieur me rend plus favorable.
LE NOTAIRE.
Alors, rien ne s’oppose au contrat, Dieu merci !
M. MERCIER.
Monsieur, permettez-moi d’être juge en ceci.
Je ne refuse point, ni n’accorde ma fille ;
Je connais mes devoirs de père de famille
Et veux l’interroger d’abord avec douceur ;
Car je ne prétends point violenter son cœur.
GEORGE.
C’est fort juste, monsieur, et je ne veux moi-même
Que de son libre choix la personne que j’aime.
M. MERCIER, à George.
Puis, ma fille est bien jeune... Au surplus, nous verrons,
GEORGE.
Mais, comment dois-je ?...
M. MERCIER, affectueusement.
Adieu, nous en reparlerons.
Au notaire, sèchement.
Serviteur.
Scène XI
GEORGE, LE NOTAIRE
GEORGE.
Oh !
LE NOTAIRE.
Eh bien !
GEORGE.
Qu’en dites-vous ?
LE NOTAIRE.
C’est louche.
GEORGE, se laissant tomber sur une chaise.
Ô mon Dieu !
LE NOTAIRE.
Pauvre enfant ! son désespoir me touche.
Allant à George, et lui posant la main sur l’épaule.
Ne vous désolez pas ainsi ; rien n’est perdu ;
Et peut-être, après tout, ai-je mal entendu
Il ne refuse pas, à vrai dire, – il hésite.
George paraît reprendre espérance.
– Sortons ; nous dresserons notre plan de conduite.
ACTE III
Un salon chez M. Mercier.
Scène première
RODOLPHE, M. MERCIER
Ils entrent en continuant une conversation.
RODOLPHE.
Vous souvient-il des nuits où nous montions la garde,
Et comme on les passait d’une façon gaillarde ?
M. MERCIER.
Je ne m’en souviens pas.
RODOLPHE.
Ces temps sont déjà loin. –
Nous soupâmes souvent au cabaret du coin ;
On riait, on buvait, on chantait après boire.
– Vous chantiez Béranger.
M. MERCIER.
Je n’en ai pas mémoire.
RODOLPHE.
Et comme vous chantiez ! Quelle voix de stentor !
Aussi nous vous avons nommé sergent-major.
Ah ! vous aviez bon air sous l’habit militaire.
– Vous étiez philosophe, et goûtiez fort Voltaire.
M. MERCIER.
Monsieur, ces souvenirs remontent à quinze ans,
Et vous m’excuserez s’ils me sont peu présents.
Je suis un homme d ordre, et la philosophie
Est un mot dangereux et dont je me méfie.
RODOLPHE.
Ah ! ah ! c’est différent. – Alors n’en parlons plus,
Ce n’est pas là le point qui me touche, au surplus.
– Je voudrais, cher monsieur, avoir une réponse.
Faut-il que George espère, ou faut-il qu’il renonce ?
M. MERCIER.
Je fais un cas très grand, monsieur, de votre ami,
Et ne l’éconduis pas, sans en avoir gémi.
Mais j’ai d’autres desseins sur ma fille.
RODOLPHE.
Naguère
Pourtant, à ses désirs vous n’étiez pas contraire.
M. MERCIER.
Il est vrai.
RODOLPHE.
Je ne peux supposer qu’aujourd’hui
Son noble procédé vous tourne contre lui.
M. MERCIER.
Loin de là. J’en conçus une estime si vive,
Que je dus réprimer cette ardeur excessive.
Contre l’enthousiasme appelant ma raison,
Je me dis que l’amour n’avait qu’une saison ;
Qu’à la paix du ménage importe le bien-être,
Et que l’on doit songer aux enfants qui vont naître.
C’est rabaisser l’hymen au niveau d’un plaisir,
Que d’en faire le but d’un amoureux désir
Ce saint engagement sur le devoir repose ;
L’intérêt des enfants est la première chose,
Et leur donner le jour, sans assurer leur sort,
Est un acte égoïste et que je blâme fort.
– Je crois à votre ami, monsieur, l’âme trop haute,
Pour qu’il veuille commettre une semblable faute.
RODOLPHE.
Je n’ai garde, monsieur, d’entamer un débat
Mais voilà bien des gens voués au célibat.
M. MERCIER.
Tant pis.
RODOLPHE.
Quoi qu’il en soit, vous n’avez rien à craindre,
Car vos petits-enfants ne seront pas à plaindre.
M. MERCIER.
Oh ! je ne suis pas riche au point que vous croyez ;
Mes fermages, monsieur, me sont très mal payés.
– Et puis, pour peu qu’il ait quelque noblesse d’âme,
Un homme ne veut pas devoir tout à sa femme ;
Il est humilié de ce rôle à l’envers ;
Son embarras secret éclate en mots amers ;
Et dans un intérêt, que je crois réciproque,
J’épargne à votre ami cet état équivoque.
RODOLPHE.
Il vous est obligé, monsieur, d’un soin si grand.
M. MERCIER.
Enfin j’ai, depuis peu, fait un choix différent.
RODOLPHE.
Ah !
M. MERCIER.
Et monsieur Richard, je veux bien vous l’apprendre,
Est celui que j’agrée et qui sera mon gendre.
RODOLPHE.
Monsieur Richard, banquier ?
M. MERCIER.
Lui-même.
RODOLPHE.
L’on prétend
Que son père a failli trois fois.
M. MERCIER.
On en dit tant !
RODOLPHE.
De là vient sa fortune.
M. MERCIER.
Il ne m’importe guère ;
Le fils est innocent des fautes de son père.
RODOLPHE.
Pourtant il en profite. – Êtes-vous bien instruit ?
Sur sa propre conduite il court un méchant bruit.
M. MERCIER.
Envie et calomnie !
RODOLPHE.
Et vers cet hyménée
Votre fille, monsieur^ parait-elle inclinée ?
M. MERCIER.
Une fille, élevée en de bons sentiments,
Où son père les veut met ses attachements.
RODOLPHE.
Mais connaît-elle bien monsieur Richard ?
M. MERCIER.
De reste :
Ils se sont déjà vus, deux ou trois fois.
RODOLPHE.
La peste !
Déjà deux ou trois fois ! À tout cela répond ;
Et votre fille, oui-da, doit le connaître à fond.
Deux ou trois fois ! C’est plus que le temps nécessaire
Pour se lier d’abord d’une estime sincère,
Sentir un nœud plus doux à ce nœud succéder,
Savoir si les penchants se pourront accorder,
Et s’assurer enfin de cette sympathie
Sans laquelle il n’est point d’union assortie.
Certes, en l’éternité d’un tel engagement
Il faut bien se garder d’entrer légèrement ;
Mais quand on s’est rendu deux ou trois fois visite.
Il suffit ; l’on n’a plus qu’à se marier vite.
M. MERCIER.
Je m’inquiète peu si vous raillez ou non,
Monsieur : je suis l’usage, et l’usage est fort bon.
RODOLPHE.
Eh bien ! permettez-moi, monsieur, de vous le dire.
L’usage est si mauvais, qu’il n’en est pas de pire.
Je suis trop irrité de tout ce que j’entends,
Et, ma foi ! je ne puis me taire plus longtemps.
Quoi ! vous parlez toujours, messieurs, de la famille,
Et dans tous vos discours la moralité brille
On vous voit foudroyer ces pauvres amoureux
Du côté du mari vous êtes tous contre eux ;
Pour un propos galant, votre pudeur austère
S’effarouche aussitôt et crie à l’adultère,
Et vous poussez alors d’effroyables clameurs
Sur la corruption des esprits et des mœurs,
Mais comment traitez-vous cette union sacrée ?
Par quels soins prévoyants est-elle préparée ?
Songez-vous seulement à consulter les goûts
De cette enfant à qui vous donnez un époux ?
C’est cependant le point important, il me semble,
On doit se convenir, quand on doit vivre ensemble,
Et, pour aimer un homme, et pour n’aimer que lui,
Il faut premièrement l’épouser sans ennui :
Enfin, l’on ne saurait, en pareille matière,
Trop songer qu’il y va de l’existence entière.
– Qu’arrive-t-il pourtant ? Qu’ayant si bien prêché,
De ce contrat si saint vous faites un marché,
Et vous prenez un gendre, après une rencontre,
Non pour les qualités, mais pour l’argent qu’il montre.
M. MERCIER.
Mais, monsieur !...
RODOLPHE.
N’est-ce pas ainsi, de point en point ?
George aime votre fille, et ne lui déplaît point
L’est une âme élevée, et ce qu’il vient de faire
En est assurément une preuve assez claire ;
Ce beau trait cependant, parce qu’il l’appauvrit,
Loin de le rehausser, le perd dans votre esprit,
Et vous lui préférez quelqu’un, de mœurs douteuses,
Et dont le patrimoine a des sources honteuses.
Je sais qu’un fils est pur du tort de ses parents ;
Mais voyez des deux parts les actes différents :
L’un, qui peut rester riche, accepte la misère,
De plein gré, par respect pour le nom de son père ;
L’autre tire profit, sans en être troublé,
D’une triple faillite et d’un argent volé.
Ce n’est pas tout : telle est votre ardeur pour cet homme,
Qu’il faut que, sur-le-champ, l’affaire se consomme,
Et que, sans rechercher au cœur de votre enfant
Si le premier amour n’est pas encor vivant,
Si ses vœux ne sont pas pour l’on plus que pour l’autre,
En place de son choix vous imposez le vôtre,
Et jetez votre fille en d’éternels liens,
Brusquement, au hasard, après deux entretiens.
Ne vous étonnez plus, morbleu ! des fruits que porte
Une sotte union, qu’on bâcle de la sorte ;
La nature, messieurs, est plus forte que vous ;
Les femmes ont un cœur tout aussi bien que nous,
Et le besoin d’aimer, qui tient aux lois suprêmes,
S’y révolte, et triomphe en dépit d’elles-mêmes.
M. MERCIER.
Monsieur !...
RODOLPHE.
Et s’il survient de fâcheux accidents,
N’en accusez que vous, ô pères imprudents !
Car ces torts, pour lesquels vous êtes implacables,
Vous en êtes les vrais et les premiers coupables,
– J’ai dit.
M. MERCIER.
C’est bien heureux.
RODOLPHE.
Et je m’en vais.
M. MERCIER.
Bonsoir.
RODOLPHE.
Je sais de vos desseins ce qu’il fallait savoir,
Et vais tuer en George un reste d’espérance,
Dont il ne peut tirer qu’angoisse et que souffrance.
Il sort.
Scène II
M. MERCIER, seul
Ce monsieur-là n’est point moral dans ses propos.
– C’est un voltairien.
Entrent Laure et Lucile.
Scène III
M. MERCIER, LAURE, LUCILE
M. MERCIER.
Ah ! l’on vient à propos.
Entrez.
À Laure.
J’ai quelque chose à vous dire, ma fille :
Allez vous habiller, et faites-vous gentille.
Nous avons à dîner monsieur Richard.
LUCILE, avec ennui.
Ah ! Dieu !
M. MERCIER, à Laure.
Tâchez d’être agréable, et de causer un peu,
Laure. Quand il est là, vous n’ouvrez pas la bouche,
Et vous vous remuez tout autant qu’une souche.
LAURE.
Eh ! je ne trouve rien à dire.
M. MERCIER.
Il faut chercher.
Il doit vous croire bête, à ne vous rien cacher.
LUCILE, assise derrière M. Mercier et Laure, qui sont debout.
Pour lui, je le crois tel, par la raison contraire :
L’une devrait parler ; l’autre devrait se taire.
M. MERCIER.
Paix !
LAURE.
Je ne peux paraître autre que je ne suis,
Mon père ; pour parler je fais ce que je puis ;
Mais l’inspiration m’a si mal secondée,
Qu’il ne m’est pas en cor venu la moindre idée.
M. MERCIER.
Avec George pourtant vous babilliez sans fin.
LAURE.
Oui ; cela se faisait tout seul et sans dessein.
LUCILE.
C’est qu’à des gens d’esprit on répond de soi-même,
Et que répondre aux sots est un travail extrême.
M. MERCIER, à Lucile.
Silence ! l’on n’a pas besoin de vos avis.
À Laure.
Laure, écoulez-moi bien ; je sais ce que je dis,
Et vous devez avoir en moi la confiance
Qu’il faut que la jeunesse ait dans l’expérience.
C’est à votre bonheur surtout qu’on doit penser ;
Mais je sais mieux que vous, ma fille, où le placer,
Et comme, en pareil cas, la raison se consulte,
Et non l’emportement des cœurs et leur tumulte,
Un père, qui raisonne, est meilleur conseiller
Qu’un cœur de dix-neuf ans, prompt à s’émerveiller.
– George a des qualités, par des vices ternies ;
Il est léger, et voit mauvaises compagnies.
LAURE.
Mais, mon père...
M. MERCIER.
Je trouve en lui plus d’un défaut ;
Enfin ce n’est point là le mari qu’il vous faut.
Ces dehors, par lesquels les filles sont séduites,
Sont de peu de valeur pour ceux qui voient les suites,
Et, quand du choix qu’on fait dépend tout l’avenir,
C’est un fonds plus solide à quoi l’on doit tenir.
LAURE, d’un ton suppliant.
Pourtant...
M. MERCIER.
Monsieur Richard a ce mérite énorme.
S’il n’a pas ce brillant qui ne tient qu’à la forme.
Il est très bien pourvu du côté sérieux ;
En un mol, c’est l’époux qui vous convient le mieux.
LAURE, avec abattement.
Hélas !
M. MERCIER.
Je ne suis pas un père sans entrailles,
Et, d’ailleurs, les couvents ont perdu leurs murailles ;
D’un ton patelin.
Mais si vous respectez un peu mes cheveux gris,
Si mes droits paternels ont pour vous quelque prix,
Vous tiendrez, mon enfant, compte de ma prière,
Et vous réjouirez la fin de ma carrière.
– Adieu.
Il la baise sur le front, et sort.
Scène IV
LAURE, LUCILE
Lucile se lève, regarde si M. Mercier est sorti, et revient vers sa sœur.
LUCILE.
Tu n’aimes plus ce pauvre George ?
LAURE.
Oh ! si.
LUCILE.
Tu l’aimes, et tu peux l’abandonner ainsi !
LAURE.
Que faire ?
LUCILE.
Oh ! si j’aimais, et si j’étais aimée,
Moi ! – je résisterais même à la force armée ;
Et, si l’on me voulait marier comme toi,
Je répondrais : Non, non. Battez-moi, tuez-moi.
LAURE.
Mais comment résister, quand un père nous prie !
LUCILE.
Est-ce toi, chère sœur, ou lui qui se marie ?
LAURE.
Moi.
LUCILE.
Qui doit être heureux ou malheureux, selon
Que ton futur mari sera mauvais ou bon ?
LAURE.
Moi.
LUCILE.
Puisque ton bonheur tient au choix qu’il faut faire,
C’est à toi de choisir. – Voilà toute l’affaire.
LAURE.
Quoi ! veux-tu qu’au mépris de l’ordre naturel,
On dispose de soi, sans l’aveu paternel !
LUCILE.
Eh ! non ; je ne veux pas qu’on ait cette licence.
Je sais qu’un père a droit à notre obéissance ;
On ne peut, malgré lui, se choisir un époux ;
Mais il ne nous doit pas marier malgré nous.
– Ou je resterai fille, ou bien, ne lui déplaise,
J’entends que ce soit moi qui choisisse à mon aise.
LAURE.
Il faut bien écouter les conseils de celui
Que Dieu nous a donné pour guide et pour appui.
LUCILE.
Sans doute ; la raison du père de famille.
Est le meilleur gardien qu’ait une jeune fille ;
Il faut de ses conseils faire le plus grand cas ;
Mais pourtant ils n’ont pas le pouvoir qu’ils n’ont pas
– On te dirait cent fois que Richard est aimable,
L’en aimerais-tu mieux ?
LAURE.
Ce n’est pas présumable.
LUCILE.
Crois-tu qu’on doive aimer son mari ?
LAURE.
Sûrement.
LUCILE.
Eh bien, on n’aime pas par un commandement.
Prière, ordre, conseils, n’y peuvent rien ; personne
Ne sait pourquoi le cœur se refuse ou se donne,
Et tu voudrais aimer, contre son bon plaisir,
Que tu ne pourrais pas, toi-même, y réussir.
– Ah ! vois-tu, les parents ont appris la sagesse,
Mais oublié l’amour, fête de la jeunesse ;
Ils ont aimé jadis, et ne comprennent plus
Que l’on ait, à son tour, les penchants qu’ils ont eus.
Dieu nous a fait un cœur cependant ; je suppose
Que, s’il nous l’a donné, c’est bien pour quelque chose
En est-il un plus doux, plus innocent emploi,
Que l’amour dans l’hymen, le roman dans la loi !
Et n’est-ce pas enfin la félicité pure,
Que le devoir conforme au vœu de la nature ?
LAURE.
On se repent parfois, à la fin du roman,
Et le mari paraît tout autre que l’amant.
LUCILE.
Dût-on souffrir ensuite, on est digne d’envie :
On a connu, du moins, les beaux jours de la vie.
– Mais je crois, chère sœur, qu’on se repent bien plus
Des froides unions d’où l’amour est exclus.
Si c’est par la froideur, déjà, que l’on débute,
Jusqu’à l’antipathie on va de chute en chute.
Quand on est marié, le naturel secret,
Au bout d’un an, dit-on, s’échappe et reparaît,
Chacun à ses défauts librement s’abandonne,
Et, moins on s’est aimé, moins on se les pardonne.
Puisque le mariage est pesant quelquefois,
Il faut donc que l’amour en allège le poids,
Et que l’on puisse, en cas de mésintelligence,
S’aider d’un souvenir qui pousse à l’indulgence.
LAURE.
L’amour est une ivresse, un désordre insensé.
LUCILE.
Oui, s’il est criminel, ou s’il est mal placé.
Mais, quoi ! George t’aimait dans un but légitime ;
Sa conduite est fort belle et lui vaut ton estime ;
C’est ton père, après tout, qui te l’a présenté ;
C’est lui qui t’engagea dans cette intimité.
Eh bien ! tu suis la pente où son choix t’a guidée ;
Est-ce la faute à toi, s’il a changé d’idée ?
Dame ! le cœur n’est pas comme un réchaud, qu’on peu
Échauffer, refroidir, rallumer comme on veut.
LAURE.
Ah ! ces réflexions ont beau paraître justes,
Les volontés d’un père ont des droits plus augustes
LUCILE.
De sorte que, n’ayant rien à lui refuser,
S’il t’offrait Barbe-Bleue, il faudrait l’épouser ?
LAURE.
C’est l’auteur de mes jours ; je les lui sacrifie.
LUCILE.
C’est donc pour ton malheur qu’il t’a donné la vie ?
LAURE.
Je dois, si je le peux, réjouir ses vieux ans.
LUCILE.
Peut-il mettre sa joie à flétrir ton printemps ?
LAURE.
Enfin, je le connais ; je le sais inflexible.
L’émouvoir par mes pleurs n’est pas chose possible ;
Il n’abandonne pas ce qu’il a résolu,
Et son ton suppliant cache un ordre absolu.
Ce seraient tous les jours des disputes nouvelles,
Partout retentirait le bruit de nos querelles ;
Je ne saurais braver cet éclat indécent ;
Je préfère souffrir, tout en obéissant ;
C’est d’ailleurs le devoir d’une fille soumise.
Et la rébellion n’est en nul cas permise.
LUCILE.
Ah ! tu n’aimais pas George.
LAURE.
Hélas ! si, je l’aimais ;
Tendrement ; et je l’aime, encor plus que jamais.
En renonçant à lui, je me fais violence,
Et j’ai bien dévoré des larmes en silence.
Qu’il soit heureux ! qu’il trouve un cœur digne de lui !
C’est là le seul espoir qui me reste aujourd’hui.
LUCILE.
Ah ! Dieu ! tu fais bouillir tout mon sang dans mes veines,
Et je n’aurais pas, moi, des vertus si sereines.
Entre George.
– Bonjour, monsieur George !
Scène V
LAURE, LUCILE, GEORGE
LAURE.
Ah ! ciel !
GEORGE.
Que m’a-t-on dit, grand Dieu !
Que vous vous mariez, vous ! et de votre aveu !
– Non, votre père seul en conçut la pensée ;
Mais vous, n’est-il pas vrai ? vous l’avez repoussée ;
Vous n’avez pas payé de cet indigne prix
Un cœur si confiant, si tendrement épris ;
Non, dans cet art cruel vous n’êtes pas instruite,
D’encourager l’amour pour le trahir ensuite.
Un amour véritable a dû vous émouvoir ;
Car, je vous aime, moi ; vous l’avez bien pu voir,
Vous savez bien qu’en vous je ne veux que vous-même,
Tandis que ce Richard, c’est votre dot qu’il aime.
– Parlez ! rassurez-moi sur cet affreux hymen ;
Dites-moi que jamais il n’aura votre main.
– Vous ne répondez pas ! – Vous détournez la vue !...
Parlez, au nom du ciel ! Ce silence me tue,
– Mais c’est donc vrai ? – Parlez ! j’attends à vos genoux...
LAURE.
De grâce ! épargnez-moi. Je souffre plus que vous.
Que ne puis-je obéir au penchant de mon âme,
Monsieur George ! demain je serais votre femme,
Ce n’est pas un mensonge ; oh ! vous avez raison :
Je n’ai jamais connu l’art de la trahison.
De votre affection fière et reconnaissante,
Je me sentais pour vous une amitié croissante
Une amitié qui vient encore de grandir,
Car à celui qu’on aime il est doux d’applaudir.
Lui tendant la main.
Vous avez bien agi, George ; j’en étais sûre,
Moi ; j’avais deviné votre noble nature.
LUCILE.
À la bonne heure !
GEORGE.
Eh bien ?
LUCILE, à Laure.
Calme-le tout à fait :
Dis-lui que le Richard n’est point du tout ton fait,
Que tu ne le veux pas, ni rien qui lui ressemble,
Et qu’il peut chercher femme ailleurs, si bon lui semble.
GEORGE, à Lucile.
À merveille !
LUCILE, à Laure.
Allons donc !
Passant vers George.
Ferme ! les grands moyens !
LAURE, avec hésitation.
Mais un père a des droits...
GEORGE.
Eh ! n’ai-je pas les miens
La jeunesse, l’amour, la nature éternelle
Qui veut qu’un cœur réponde à l’amour qui l’appose ?
Je vous aime ; je suis aimé ; – vous l’avez dit ; –
Quoi de plus ? Tout s’éteint où l’amour resplendit.
Ah ! je pouvais encor vous céder tout à l’heure ;
J’en serais mort, ou bien que faut-il pour qu’on meure !
Je n’avais pas alors entendu votre aveu ;
Mais l’ayant entendu, non ! ah ! ne plaise à Dieu !
Je vous disputerais à la nature entière.
Et vous enlèverais plutôt à votre père !
Lui prenant la main.
Laure !...
LAURE, retirant sa main.
Vous m’effrayez ! – Je vois bien que j’ai tort,
Et que mon imprudence excite ce transport.
Quand la règle est franchie, il n’est plus de limite,
Et la première faute aux fautes nous invite.
LUCILE, se retirant au fond da théâtre.
Ah ! le raisonnement ! Tout est perdu.
GEORGE.
Quoi donc !
LAURE.
J’ai parlé, monsieur George, avec plein abandon,
Oui, c’est vrai, je l’ai dit, et veux vous le redire :
Vous êtes un grand cœur que j’aime et que j’admire.
GEORGE.
Aimez-moi seulement.
LAURE.
Vous nous avez fait voir,
D’une haute façon ce que peut le devoir ;
Permettez que j’observe aussi sa loi sévère.
– Mon devoir me prescrit d’obéir à mon père.
LUCILE.
Oh ! pauvre George !
GEORGE.
Ah ! Dieu ! – Quoi ! véritablement ?
LAURE.
Oui. Nous en souffrirons, tous deux, cruellement.
– Moi surtout.
GEORGE.
Vous surtout ! – Ô raillerie insigne !
LAURE.
Mais nous aurons, tous deux, suivi la droite ligne.
GEORGE.
Vous en souffrirez, vous ! Non, non ; à votre sort
Vous vous résignerez, sans un trop grand effort.
– Oh ! ce n’est pas possible !... Il en est temps encore ;
Ayez pitié de moi, Laurel ma chère Laure !
Je vous aime ! – Attendez ; je pourrai m’enrichir ;
Résistez ; demandez du temps pour réfléchir...
– Pas un mot ! – Ainsi donc, en fille obéissante,
Vous acceptez l’époux qu’un père vous présente ?
LAURE.
C’est mon devoir.
GEORGE.
Fort bien ; c’est très clair, et je vois
Qu’il faut, à tout jamais, vous délivrer de moi.
– Oh ! les femmes ! voilà ce qu’on en peut attendre !
Voilà ce qu’elles font de l’amour le plus tendre !
– Adieu, madame !
LAURE.
Un jour, il nous sera permis
De nous revoir en paix, comme de bons amis.
GEORGE.
Jamais !
LAURE.
Vous trouverez une sœur dévouée,
George, et l’affection que je vous ai vouée...
GEORGE.
Jamais ! – Adieu madame.
Il va pour sortir, et s’arrête devant Lucille qui le retient.
LAURE.
Au revoir ?
GEORGE.
Au revoir !
Eh quoi ! vous daignerez encor me recevoir ?
Revenant.
J’observerai comment la chaste jeune fille
S’est changée en épouse et mère de famille,
Comment sa rougeur plaît au mari triomphant,
Ou comme elle est touchante, allaitant son enfant !
Oui, oui, c’est ajouter un charme au mariage,
Que d’en rendre témoin l’amoureux plein de rage.
Il est piquant de voir avec quel œil jaloux
Il convoite un bonheur qu’on garde pour l’époux.
– Ah ! vraiment ? Donnant tout à la foi conjugale,
Vous m’offrirez à moi quelque aumône amicale ;
Je me contenterai de ces miettes du cœur ;
Pour l’autre l’abandon, et pour moi la pudeur.
– Non ; je n’ai pas, madame, une âme assez sublime
Pour jouer, comme il faut, ce rôle de victime.
Non, je ne verrai pas, par l’hymen profané,
Ce front que j’admirais, de candeur couronné.
LAURE.
Hélas ! votre ton dur, vos lèvres frémissantes
Me disent que j’entends des paroles blessantes ;
Mais je ne comprends pas ce dont vous m’accusez ;
Je n’ai pas les desseins que vous me supposez ;
Et Dieu sait si j’envie une autre chose au monde
Que de vous témoigner mon amitié profonde.
– Ah ! si j’avais le choix ! si mon père...
GEORGE.
Eh ! mon Dieu !
Laissons là votre père, et finissons ce jeu.
C’est une autorité sous laquelle on s’abrite,
Et je sais ce que vaut ce prétexte hypocrite.
On ne peut pas traîner les filles à l’autel,
Et leur faire épouser de force tel ou tel ;
Elles ont bien assez d’intelligence en somme,
Pour savoir dire un non, ne voulant pas d’un homme.
Et lorsque d’un monsieur impertinent ou laid
Elles font leur mari, c’est que cela leur plaît.
LAURE, avec amertume.
Cela leur plaît !
GEORGE.
Pour moi, je vais au fond des choses,
Et m’explique très bien les effets par les causes.
Si je fus accueilli, si je me trouve exclus,
C’est qu’alors j’étais riche, – et je ne le suis plus.
LAURE.
Oh !
GEORGE.
C’est tout naturel, au temps comme le nôtre :
Je n’ai rien ; l’autre est riche ; on doit préférer l’autre.
LAURE.
Ah ! vous êtes cruel !
LUCILE.
Vous prêtez à ma sœur,
Monsieur, des sentiments qui sont loin de son cœur.
LAURE, à Lucile.
Lucile, emmène-moi !... j’ai la tête perdue.
À George, du seuil de la porte, en pleurant.
C’est une affliction qui ne m’était pas due,
Monsieur ; je vous pardonne, et ‘crois à vos regrets,
Quand vous jugerez mieux de mes sentiments vrais.
Elle sort.
LUCILE, avant de sortir, elle s’approche de Géorgie immobile.
Adieu ! – Je comprends bien quel chagrin est le vôtre,
Et je vous plains.
Elle sort.
GEORGE, toujours immobile.
Perdue ! Elle en épouse un autre !
Il reste immobile et silencieux.
Scène VI
GEORGE, RODOLPHE
RODOLPHE.
Ah ! – Ton brusque départ me tenait en souci ;
Mais j’ai bien deviné que tu serais ici.
– Viens, suis-moi ; ta présence est ici déplacée.
GEORGE.
Ah ! ciel ! le croiras-tu ! Laure ! ma fiancée !
On la marie !
RODOLPHE, le prenant par le bras.
Allons !
GEORGE.
De son consentement !
Je suis joué, trahi, renié lâchement.
RODOLPHE.
N’y pense plus.
GEORGE.
Perfide ! hypocrite ! infidèle !
RODOLPHE.
Viens ! Elle ne vaut pas qu’on s’irrite contre elle,
George ; et puisqu’à ta place elle accepte un Richard,
Je ne l’honore pas d’un regret, pour ma part.
GEORGE.
Elle va se donner à l’autre tout entière !
RODOLPHE.
Bah ! tu te vengeras de la même manière.
GEORGE.
Et la noce est prochaine ! et j’en saurai le jour !
– J’en mourrai.
RODOLPHE.
Laisse donc ! on ne meurt pas d’amour.
Puis, tu flatterais trop sa fierté féminine.
– Diantre ! il ne manque pas de femmes, j’imagine.
Elle n’était pas mal, c’est vrai : l’œil langoureux ;
Mais, moi, je n’aimais pas son parler doucereux.
Un peu... maigre, d’ailleurs. – Veux-tu que je t’en nomme
Vingt qui méritent mieux l’amour d’un galant homme ?
GEORGE.
La déloyale !
RODOLPHE.
Tiens : j’eusse aimé mieux la sœur ;
Elle est vive, piquante, et je lui crois du cœur.
GEORGE.
Que vais-je faire ?
RODOLPHE.
Et l’art, qui t’ouvre ses domaines !
L’art, ce consolateur des misères humaines !
L’art, cet ami fidèle, et ce constant appui,
Qui ne trahit pas ceux qui se donnent à lui !
Les devoirs du ménage embarrassent l’étude ;
Un véritable artiste en fuit la servitude,
Et libre, travaillant quand il est inspiré,
Il va, revient, voyage et s’arrête à son gré
Li gloire est à ce prix.
GEORGE.
Je ne voulais la gloire
Que pour voir dans ses yeux l’orgueil de ma victoire.
Que m’importe de plaire à des gens inconnus ?
Pour qui serai-je lier des succès obtenus ?
Qui plaindra mes revers ? qui soutiendra mon zèle ?
– Ah ! si je travaillais, ce n’était que pour elle.
RODOLPHE, le tirant par le bras.
Allons ! viens donc, enfant !
GEORGE, suivant Rodolphe, puis s’arrêtant.
Ô puissance de l’or !
Elle serait à moi, si j’étais riche encor !
– Morbleu !
RODOLPHE.
Mon pauvre ami, tu commences à vivre ;
C’est ta première épreuve, et bien d’autres vont suivre
Arme-toi de courage, athlète généreux !
GEORGE.
Honnête, je la perds ! – Fripon, j’étais heureux !
Ils sortent.
ACTE IV
Un bal chez le notaire ; un salon de jeu, qui sert aussi de salle de repos ; il est garni de divans ; par les portes, ouvertes dans le fond et sur les côtés, on voit les salles de bal, animées par des contredanses. On entend la musique.
Scène première
LE NOTAIRE, TROIS PERSONNES avec lui (les mêmes personnes qui étaient chez George, au premier acte), à une table de jeu, à gauche, des JOUEURS, parmi lesquels L’HOMME D’ÉTAT et LE QUATRIÈME CRÉANCIER
PREMIER PERSONNAGE (PREMIER AMI), au notaire.
Votre bal est charmant.
LE NOTAIRE.
N’est-ce pas ?
PREMIER AMI.
Les parures
Sont de bon goût ; on voit d’adorables figures.
DEUXIÈME PERSONNAGE (DEUXIÈME AMI).
J’ai remarqua surtout aux angles du salon,
Deux jeunes femmes.
PREMIER AMI.
Qui ?
DEUXIÈME AMI.
Je ne sais pas leur nom ;
Deux sœurs : j’ai cru, du moins, voir une ressemblance,
Quoiqu’on observe en l’une un air de nonchalance,
Tandis que l’autre est vive, et, ce qui m’en a plu,
Lance, d’un œil candide, un regard résolu.
LE NOTAIRE.
Je devine.
DEUXIÈME AMI.
L’aînée est aussi fort jolie :
Douce, pâle, des yeux pleins de mélancolie.
LE NOTAIRE.
Elle a déjà connu la souffrance, et je crains
Que l’avenir encor n’accroisse ses chagrins.
DEUXIÈME AMI.
Eh ! bon Dieu ! pourquoi donc ?
LE NOTAIRE.
Elle est mal mariée ;
Dans ses affections on l’a contrariée,
Et son père a fait choix pour elle d’un époux,
Lequel est sot, brutal, libertin et jaloux.
DEUXIÈME AMI.
En vérité !
LE NOTAIRE.
Bonsoir. Je vais un peu paraître
Amusez-vous !
Scène II
LES MÊMES, moins LE NOTAIRE
DEUXIÈME AMI, au premier.
Sais-tu qui j’ai cru reconnaître ?
George.
PREMIER AMI.
Que devient-il ? que fait-il ?
DEUXIÈME AMI.
Je ne sais ;
Je ne l’ai rencontré qu’une fois, l’an passé.
PREMIER AMI.
On le dit ruiné.
DEUXIÈME AMI.
C’est vrai. Le pauvre diable
S’est mis dans un état tout à fait pitoyable.
PREMIER AMI.
Comment cela ?
DEUXIÈME AMI.
Que sais-je ? Il s’est conduit... fort bien ;
On parle d’un... beau trait. – En somme, il n’a plus rien.
PREMIER AMI.
Et comment donc vit-il ?
DEUXIÈME AMI.
Diable, si je m’en doute !
– Il barbouillait jadis quelque méchante croûte...
PREMIER AMI.
Parbleu ! je m’en souviens de reste ; quel ennui !
Il fallait voir cela, quand on dînait chez lui.
DEUXIÈME AMI.
Eh bien ! il a, dit-on, essaye de les vendre ;
Mais, baste ! aucun marchand n’aura voulu les prendre
TROISIÈME PERSONNAGE (TROISIÈME AMI).
Je le crois certes bien ; pauvre George ! Entre nous,
C’est les payer trop cher que d’en donner vingt sous.
DEUXIÈME AMI, apercevant George.
Eh ! mais, c’est lui ! – Sortons ! car les gens sans ressource
Sont toujours dangereux, à l’endroit de la bourse.
PREMIER AMI, s’arrêtant avant de sortir, pour regarder George.
Diantre ! le pantalon date de l’an passé ;
L’habit noir est étroit, et fut souvent brossé.
Ils s’en vont.
Scène III
LES JOUEURS, à la table de jeu, GEORGE, vêtu d’un habit boutonné jusqu’au menton
Il s’avance, à droite, sur le devant de la scène, et tire de sa poche une lettre, qu’il relit.
« Mon cher George, quoique vous viviez maintenant en solitaire, ne manquez pas de venir à mon bal ; je le donne exprès pour vous ; voyez-y un rendez-vous d’affaires, plutôt qu’une soirée mondaine. J’ai imaginé ce moyen de rassembler tous ceux dont vous attendez quelque chose, et que vous ne pouvez pas rencontrer chez eux. D’ailleurs, j’ai à vous parler moi-même.
P. S. « Je sais que la vue de madame Richard vous est pénible ; mais je n’ai pu me dispenser de l’inviter. Tâchez de surmonter cette répugnance. »
Madame Richard ! Oui, c’est ainsi qu’on la nomme.
Ce n’est plus Laure, c’est la femme de cet homme.
– Ô lâche que je suis ! Pourquoi suis-je venu ?
La crainte de la voir ne m’a pas retenu,
Et peut-être en mon cœur rougirais-je de lire
Que l’aspect qui m’effraie est celui qui m’attire !
Il s’assied à droite, près d’une table inoccupée.
– Elle est là, toujours belle ! –Ah ! l’éclat de son teint
Par un fléau vengeur puisse-t-il être éteint !
– Elle est là, reine au sein d’une cour qui l’admire,
Parmi des jeunes gens qui briguent son sourire,
Des jeunes gens vêtus à la mode du jour ;
Regardant son habit.
Tandis que moi, morbleu ! mon habit est trop court.
Sans doute elle triomphe, à me voir lamentable !
Un amant ainsi fait n’est pas bien regrettable.
– Oh !
Il se lève en frappant du pied. L’homme d’État, qui a fini de jouer et s’apprête à sortir, se retourne au bruit, et regarde George.
GEORGE, s’approchant de l’homme d’État.
Bonjour, monsieur.
L’HOMME D’ÉTAT.
Eh ! quel bonheur imprévu,
George ! Voilà longtemps qu’on ne nous avait vu.
GEORGE.
Je vis loin du monde.
L’HOMME D’ÉTAT.
Oui ; l’on m’a dit votre histoire ;
Si je m’en souviens bien, elle est à votre gloire.
GEORGE.
Je suis allé chez vous, mais sans être reçu.
L’HOMME D’ÉTAT.
Ah ! que je suis fâché de ne pas l’avoir su !
Puis-je vous être bon, mon cher, à quelque chose ?
GEORGE.
Oui, c’est même sur vous que mon espoir repose.
L’HOMME D’ÉTAT, d’un air distrait, en remettant ses gants.
Il se pourrait !
GEORGE.
Jadis, vous m’aviez proposé
Certaines fonctions qu’alors je refusai ;
Mais la façon de voir change avec la fortune,
Et votre offre, à présent, serait fort opportune.
L’HOMME D’ÉTAT.
Eh ! mon cher, il fallait venir plus tôt à moi.
Tout le monde aujourd’hui veut avoir un emploi ;
Dès qu’un poste est vacant, tant de gens le demandent,
Que les mieux appuyés depuis longtemps attendent.
GEORGE.
C’est-à-dire, monsieur, qu’il n’y faut plus penser ?
L’HOMME D’ÉTAT, froidement.
Plus tard, nous tâcherons... Nous pourrons vous placer.
Nous verrons, en dehors de la voie ordinaire,
À vous faire, d’emblée, expéditionnaire.
GEORGE.
Expéditionnaire !
L’HOMME D’ÉTAT.
On vous avancera.
Je vois souvent Raymond, qui vous protégera.
GEORGE.
Raymond !
L’HOMME D’ÉTAT.
Tous les huit jours, nous dînons l’un chez l’autre.
Nul n’a su mieux comprendre un temps comme le nôtre
Il a vu, tout d’abord, que la rigidité
N’aboutissait à rien qu’à la mendicité.
Comme il n’a pas l’orgueil de conduire les hommes,
Il suit docilement le courant où nous sommes,
Et soumis, sans murmure, au jugement de tous,
Règle sur le public son esprit et ses goûts ;
Au temps de l’anarchie, il fut socialiste ;
Mais il est aujourd’hui dévot et royaliste.
Et fonde un comité féminin, dans le but
D’aider nos jeunes gens à faire leur salut.
Du reste, bon convive, assidu près des dames,
Sans nuire à ses plaisirs, il prend soin de nos âmes.
Ce n’est pas un niais qui se pose en Romain ;
C’est un homme d’esprit, qui fera son chemin.
GEORGE, à part.
Les choses, ici-bas, changent d’étrange sorte !
C’est lui qui, maintenant, me mettrait à la porte.
L’HOMME D’ÉTAT, s’apprêtant à sortir.
Il peut beaucoup ; je veux vous présenter à lui,
GEORGE, sèchement.
Merci, monsieur.
L’HOMME D’ÉTAT.
Bonsoir ; comptez sur mon appui.
Il sort.
GEORGE, seul.
Je vois s’évanouir mes ressources suprêmes.
–Quel changement ! pourquoi ? mes titres sont les mêmes.
Je vaux ce qu’autrefois je valais ; et pourtant
Nul poste alors pour moi n’était trop important.
Ah ! c’est qu’alors, n’eussé-je été qu’un imbécile,
Ayant assez d’écus, j’étais assez habile,
Et j’aurais tout l’esprit qu’un homme peut avoir,
Que n’ayant plus d’argent, je n’ai plus de savoir.
Il va s’accouder sur la cheminée, à gauche.
– Et Raymond en crédit ! Raymond une puissance !
Scène IV
GEORGE, LES CRÉANCIERS
C’est la fin d’une contredanse. On voit passer plusieurs personnes, hommes et dames. Entrent les créanciers, causant entr’eux. Quelques-uns s’assoient sur le divan et sur des fauteuils, à droite ; d’autres restent debout, formant un groupe.
GEORGE, apercevant les créanciers.
Essayons, à présent, de la reconnaissance.
PREMIER CRÉANCIER.
Bel hôtel !
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Des salons splendides !
TROISIÈME CRÉANCIER.
Seigneur Dieu !
L’éclairage du bal n’a pas dû coûter peu.
Le quatrième créancier, qui était à la table de jeu, à gauche, se lève ; le troisième créancier vient vers lui, en le saluant. Tous deux restent à gauche, tandis que les autres sont à droite.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Du prix de cette fête on aurait une terre.
LE VIEUX MONSIEUR, assis, à côté du deuxième créancier.
Ce luxe ne sied pas chez un simple notaire.
Les bourgeois, au vieux temps, n’avaient pas ce travers
De donner des grands bals, comme des ducs et pairs :
Les rangs étaient gardés ; on voyait d’habitude
Le marchand au comptoir, le notaire à l’étude,
Et chacun, conformant ses goûts à son état,
Laissait aux grands seigneurs le luxe et l’apparat.
Les révolutions ont tout mis en déroute,
– Et de là vient, monsieur, que l’on fait banqueroute.
GEORGE, s’approchant.
Bonjour, messieurs.
Tous se lèvent. On le salue.
Eh bien ? Vous n’avez rien pendu ?
PREMIER CRÉANCIER.
Non, non. On m’a payé tout ce qui m’était dû.
DEUXIÈME CRÉANCIER.
Tout à l’heure, monsieur, nous en parlions encore,
Et nous disions combien ce trait-là vous honore.
GEORGE.
Je vois avec plaisir que vous n’oubliez pas.
PREMIER CRÉANCIER.
Vous n’avez point, monsieur, affaire à des ingrats.
GEORGE.
Puisque vous me montrez une amitié si grande,
Je n’hésite donc plus à faire ma demande.
On se range en demi-cercle autour de lui.
– Dans les biens de mon père est un nouveau moulin,
Qu’il avait inventé pour du papier sans fin !
On va vendre à bas prix cette usine inactive,
Qu’un bras laborieux rendrait fort productive.
Si vingt-cinq mille francs pouvaient m’être prêtés
Par vous, chacun prêtant selon ses facultés,
J’achèterais l’usine, et, foi de galant homme !
Je vous rembourserais en deux ans cette somme.
Silence. Un des créanciers s’esquive doucement. Les autres sont retenus par la présence de George qui se trouve entre eux et la porte. Le vieux monsieur va s’asseoir. Au premier créancier.
En toute occasion, je peux, m’avez-vous dit.
User de votre bourse ou de votre crédit ?
PREMIER CRÉANCIER.
Sans doute, cher monsieur, et vous ne sauriez croire
Combien je vous sais gré d’avoir tant de mémoire.
– Mais ne vouliez-vous pas cultiver les beaux-arts,
Peindre, animer la toile, exposer aux regards...
GEORGE.
J’envisageais ce but ; mais je n’y puis atteindre,
Je n’ai pas le talent qu’il faut pour oser peindre.
PREMIER CRÉANCIER.
Vous ne vous rendez pas justice.
GEORGE.
Mon Dieu ! si.
Les marchands de tableaux me jugent bien ainsi.
PREMIER CRÉANCIER.
Ce sont des ânes.
GEORGE.
Non. L’intérêt est bon juge ;
Je les crois, et je cherche un plus humble refuge.
Le métier qu’on fait bien est toujours le meilleur :
Bon papetier vaut mieux que mauvais barbouilleur.
PREMIER CRÉANCIER, avec feu.
Vous avez tort, monsieur ; c’est une félonie
Que de se dérober à la voix du génie.
Je suis artiste, moi ; j’adore les tableaux.
Les vôtres, que j’ai vus, me paraissent fort beaux.
– Oh ! les beaux-arts ! Laisser une illustre mémoire !
Suivez, suivez la voie où vous attend la gloire,
Et je suis sûr qu’un jour vous me remercierez
De ce conseil d’ami, que vous apprécierez.
Il lui serre la main, et s’en va.
GEORGE.
Fort bien.
Au troisième créancier.
Et vous, monsieur ?
TROISIÈME CRÉANCIER.
Je connais cette usine
Sotte acquisition, monsieur ! C’est la ruine.
Vous y mangeriez tout, et nous ne devons pas
Vous fournir les moyens d’être en ce mauvais cas.
– Pour tout autre projet je tiens ma bourse prête ;
Car votre intérêt seul en ce moment m’arrête.
Il salue George, et s’en va.
GEORGE.
Bien obligé.
QUATRIÈME CRÉANCIER.
Fi donc ! le ladre s’est enfui.
C’est honteux !
À George.
Si j’étais aussi riche que lui,
– Vous verriez.
Il s’en va.
GEORGE, à part.
Est-ce assez de refus que j’affronte !
Suis-je rassasié de dévorer ma honte !
Allant vers le groupe des créanciers encore présents.
– Va, mendiant ! poursuis l’épreuve jusqu’au bout.
Le pauvre n’a pas droit d’écouter son dégoût.
Au deuxième créancier, qui se dispose à sortir avec les autres.
Ce serait, disiez-vous, vous faire un tort extrême,
Si j’employais jamais un autre que vous-même.
DEUXIÈME CRÉANCIER, avec désolation.
Sot que je suis ! Combien je dois me repentir !
Je manque cet honneur, pour avoir fait bâtir.
J’ai, moi-même, besoin d’emprunter ; – impossible
– Les temps sont si mauvais !
CINQUIÈME CRÉANCIER.
Ah !
SIXIÈME CRÉANCIER.
Ah !
SEPTIÈME CRÉANCIER.
Ah !
DEUXIÈME CRÉANCIER.
C’est terrible.
– Voilà ce que l’on gagne à bâtir des maisons !
Frappant de petits coups, avec le revers de la main, sur le bras de George.
Vous n’imaginez pas ce qu’on donne aux maçons.
On a beau calculer et régler la dépense,
Toujours les déboursés vont plus loin qu’on ne pense.
Puis, l’entretien ! On est dévoré par les frais.
Solennellement.
Voulez-vous un conseil ? – Ne bâtissez jamais.
Il sort. Tout le monde sort, à l’exception du vieux monsieur, qui est assis.
LE VIEUX MONSIEUR, se levant et s’approchant de George, à qui il présente la main.
Écoutez : vous avez mon estime, jeune homme.
GEORGE.
Quoi, monsieur ! vous voulez m’avancer cette somme ?
LE VIEUX MONSIEUR.
Hein ? – Je suis un peu sourd ; c’est un effet des ans.
GEORGE.
Est-ce pour vous moquer ?
LE VIEUX MONSIEUR.
Si ; quelquefois j’entends.
– Bonsoir ; continuez d’être un jeune homme honnête ;
On est fort, lorsqu’on a la conscience nette.
Il sort.
GEORGE.
Et les poches aussi ! – Bien ! riez-vous de moi,
Faquins ! Je fus bien sot de vous payer, ma foi !
– Cependant il faut vivre ; oui, mais comment ? que faire ?
Je ne vois nul moyen de me tirer d’affaire.
J’ai cru la chose aisée, et j’étais un de ceux
Pour qui les indigents sont tous des paresseux.
On ne meurt pas de faim, disais-je ; et je soupçonne
Que j’en pourrais mourir, sans émouvoir personne.
Entre le capitaliste, qui a vu sortir les créanciers.
Scène V
GEORGE, LE CAPITALISTE
LE CAPITALISTE.
Bonjour, mon jeune ami ; que diantre, faisiez-vous,
Avec ces usuriers, boursiers et grippe-sous ?
GEORGE.
Je voulais emprunter, étant certain de rendre.
LE CAPITALISTE, riant.
Ah ! ah ! c’est la candeur de l’âge le plus tendre.
Vous croyez que l’on prête ainsi, sans sûreté.
Sur le talent d’un homme, ou sur sa probité ?
On ne prêle, mon cher, étant hors du collège,
Que sur bonne hypothèque ou sur bon privilège
– Que ne m’avez-vous cru ! Vous n’en seriez pas là ;
Vous tiendriez la dot, et ce qu’on tient on l’a.
Enfin, si mes conseils vous trouvent plus docile,
Je prétends vous tirer de ce pas difficile
– Avez-vous eu recours à tous les créanciers ?
GEORGE.
Oui. Ne me parlez plus de ses êtres grossiers.
LE CAPITALISTE.
Rappelez-vous donc bien la liste tout entière :
– Vous oubliez quelqu’un.
GEORGE.
Et qui ?
LE CAPITALISTE.
La créancière.
GEORGE.
Une femme ! Emprunter d’une femme ! Fi donc !
Je n’accepterais pas.
LE CAPITALISTE.
Un emprunt ; mais un don ?
GEORGE.
Encor moins !
LE CAPITALISTE.
Si le don de la main l’accompagne ?
– On peut tout accepter d’une tendre compagne.
GEORGE.
Vous rêvez.
LE CAPITALISTE.
Point du tout. – Ô fortuné vainqueur !
Votre noble action a su toucher son cœur,
De vous elle raffole, et, d’un nœud légitime,
Vous pouvez enchaîner votre douce victime.
GEORGE.
Elle a cinquante ans.
LE CAPITALISTE.
Non : quarante-cinq, au plus
– Et je ne les crois pas tout à fait révolus.
GEORGE.
Peste !
LE CAPITALISTE.
Qu’est-ce que c’est que dix ou quinze années ?
Les femmes et les fleurs sont bien vite fanées ;
L’amour est fugitif ; la beauté n’a qu’un temps
Mais l’argent reste. – Elle a cent mille écus comptants.
GEORGE.
Allons donc ! Épouser une quinquagénaire !
LE CAPITALISTE.
Neuf lustres, tout au plus.
GEORGE.
Elle serait ma mère.
LE CAPITALISTE.
Je vous jure, mon cher, qu’elle est encor fort bien.
GEORGE, s’éloignant.
Me vendre ! quelle honte !
LE CAPITALISTE, allant à lui.
Ah ! les grands mots pour rien.
Allez-vous faire encor l’enfant ? Et l’indigence
Ne vous a-t-elle pas mûri l’intelligence ?
– Voyons : depuis longtemps que vous manquez de tout,
Est-ce que cette vie est fort à votre goût ?
GEORGE.
Hum !
LE CAPITALISTE.
Est-ce un grand bonheur d’habiter une chambre,
Où l’on étouffe en juin, où l’on gèle en décembre ?
Quand vous rentrez chez vous, êtes-vous bien charmé
De n’avoir pas, l’hiver, un feu tout allumé ?
Et regrettez-vous pas un domestique honnête,
Qui, pour vous recevoir, tiendrait la chambre prête ?
GEORGE.
Peut-être : un domestique est utile, en effet.
LE CAPITALISTE.
Vous plaît-il de coucher dans un lit très mal fait,
De vivre au restaurant, et d’y faire une orgie,
À vingt-cinq sous par tête, y compris l’eau rougie ?
GEORGE, avec indifférence.
Bah !
LE CAPITALISTE.
Vous, dont le costume était si recherché,
Vous avez l’air d’un clerc d’huissier, endimanché.
GEORGE, avec dépit.
Vous trouvez !
LE CAPITALISTE.
On est mal dans cette humble défroqué,
Avouez-le ;
Lui montrant, par la porte du fond, les jeunes gens qui passent dans la salle du bal.
Gageons que leur luxe vous choque,
Et que vous enviez leurs habits élégants.
GEORGE.
Moi, qui n’ai pas dîné pour acheter des gants !
Il va se jeter dans un fauteuil à droite.
LE CAPITALISTE.
Dame, mon cher ! il faut renoncer aux conquêtes ;
Les amoureux râpés font peu tourner les têtes.
Allant vers George.
– Les femmes souriaient quand vous passiez tantôt.
GEORGE.
Morbleu !
LE CAPITALISTE.
L’une disait, en parlant assez haut :
Ce pauvre monsieur George ! hélas ! quelle tournure !
GEORGE.
Oh ! si je le croyais !
LE CAPITALISTE.
C’est la vérité pure.
– N’avez-vous pas compris qu’on vous tient à l’écart ?
Jadis, lettres, billets pleuvaient de toute part ;
Depuis le jour qui vit crouler votre fortune,
Trouvez-vous sur ce point que l’on vous importune ?
GEORGE.
Non. L’on ne m’écrit plus.
LE CAPITALISTE.
Vous plaignez-vous toujours
Des nombreux visiteurs qui dévoraient vos jours ?
GEORGE.
Sauf mon ami Rodolphe, il ne vient plus personne.
LE CAPITALISTE.
Et l’invitation, est-ce qu’elle foisonne ?
GEORGE.
Non, non. Je n’en suis pas accablé, j’en conviens.
LE CAPITALISTE.
Il est ici beaucoup de vos hôtes anciens ;
Se sont-ils approchés, en vous voyant paraître ?
Ont-ils en seulement l’air de vous reconnaître ?
GEORGE.
Non. J’en ai rencontré plusieurs sur mon chemin,
Et pas un n’est venu me présenter la main.
LE CAPITALISTE.
Je le crois bien : un homme, estimable du reste,
Atteint de la misère, est atteint de la peste.
– Ah ! pas un n’est venu ? Non certes. C’est bien mieux :
Je les ai vus s’enfuir, vus, de mes propres yeux.
GEORGE.
S’enfuir !
LE CAPITALISTE.
Ils avaient peur d’une attaque à leur poche.
GEORGE, se levant, avec colère.
Vils drôles ! plats valets ! s’enfuir à mon approche !
Eux, qui me fatiguaient de visites sans fin,
Qui mangeaient à ma table, et qui buvaient mon vin !
– Je voudrais ressaisir ma première opulence,
Pour rendre à ces marauds leur ignoble insolence !
LE CAPITALISTE.
Bravo ! voilà parler ! – Épousez promptement.
Cent mille écus, mon cher, c’est un commencement
Nous vous les placerons, et, par mon entremise,
Avant qu’il soit longtemps vous triplerez la mise.
Alors vous serez riche, et vous serez vengé ;
Vous humilierez ceux qui vous ont outragé ;
Vous aurez des valets, un logis, une table,
Des chevaux, des coupés, enfin le confortable.
Ah ! vous verrez alors comme tout changera
Comme on vous cherchera, comme on vous saluera.
L’argent, mon cher, l’argent, c’est la seule puissance.
On a quelque respect encor pour la naissance,
Pour le talent fort peu, point pour la probité ;
Mais qui sait s’enrichir est vraiment respecté ;
Les hommes sérieux le trouvent estimable,
Les savants érudits, et les femmes aimables.
Voyant que George écoute avec un air d’approbation.
Allons ! allons ! je vois que je vous formerai.
– Votre future est là ; je vous présenterai.
GEORGE, avec hésitation.
Un instant !
LE CAPITALISTE.
Laissez faire ; il faut qu’on vous dirige.
GEORGE.
Mais, diantre ! cinquante ans !
LE CAPITALISTE.
Quarante-cinq, vous dis-je.
GEORGE.
Encor, si ce n’était que quarante !
LE CAPITALISTE.
Ma foi !
C’est tout comme ; elle a l’air aussi jeune que moi.
GEORGE, soupirant.
Ah ! une vieille fille.
LE CAPITALISTE.
Un garçon sans ressource !
GEORGE.
Je serai ridicule.
LE CAPITALISTE.
Et vous aurez la bourse.
Ceux qui riront, feraient comme vous ; et, d’ailleurs,
Ayez cent mille écus, vous rirez des railleurs.
– Veuillez m’attendre ici.
GEORGE, mollement.
Mais...
LE CAPITALISTE.
Oh ! rien ne m’arrête,
Et je vais arranger ce charmant tête-à-tête.
Il sort.
Scène VI
GEORGE, RODOLPHE, qui a écouté depuis un instant
RODOLPHE.
George !
GEORGE.
Ah ! c’est toi !
RODOLPHE.
C’est moi, qui ne te quitte pas.
Je veille sur toi, George, et te suis pas à pas.
– Qu’est-ce que c’est, morbleu ! – je ne peux pas y croire,
Que cette vieille fille et cette sotte histoire ?
GEORGE.
Depuis quand ce métier d’écouteur assidu ?
RODOLPHE.
C’est depuis que tu crains, mon cher, d’être entendu.
À toute heure, autrefois, je pouvais te surprendre,
Étant sûr d’approuver ce que j’allais entendre.
Un jour, – je m’en souviens encore mot pour mot, –
À ce même banquier, faisant sonner la dot,
« Je ne vends, disais-tu, ni mon corps ni mon âme,
« Et ne me marierai que pour aimer ma femme. »
Ah ! tu trouvais alors des accents convaincus ;
Tu n’aurais pas molli devant cent mille écus ;
Le cœur vivait alors, et l’on t’eût bien fait rire,
Si des gens clairvoyants étaient venus te dire
Qu’il pourrait arriver, certain jour, certain cas
Où quelque cinquante ans ne t’effraieraient pas.
GEORGE.
Si j’ai changé d’avis, connaissant mieux les hommes,
Ne m’en accuse pas, mais le siècle où nous sommes.
RODOLPHE.
Le siècle ! Eh ! comment ?
GEORGE.
Oui, ce siècle sans pudeur,
Ce siècle où la richesse est la seule grandeur,
Où l’on comble d’égards le fripon qui s’engraisse,
Où la probité pauvre est un manque d’adresse.
RODOLPHE.
Ah ! ah !
GEORGE.
J’ai fait, je crois, une honnête action ;
Qu’en ai-je retiré ?
RODOLPHE.
Ton approbation.
Que diable ! est-ce qu’on fait le bien pour un salaire ?
Il serait trop commode, en ce cas, de bien faire,
Et, si c’est le profit que l’on a calculé,
On n’a pas agi bien, on a bien spéculé.
GEORGE.
Mon approbation, morbleu ! renouera-t-elle
Mon union rompue avec mon infidèle ?
RODOLPHE.
Non ; mais, ayant agi comme il fallait agir,
Tu peux à tes amis te montrer sans rougir.
– Je te serre la main, moi ; c’est bien quelque chose :
Je ne la serre pas à beaucoup, et pour cause.
GEORGE.
Comme pour m’enfoncer plus avant le poignard,
Le sort nous met ici tous les deux en regard :
Moi, pauvre et ridicule ; elle, riche et parée,
Sachant bien qu’elle est belle, et qu’elle est admirée.
RODOLPHE.
Si j’en crois certains bruits, elle songerait moins
À se faire admirer qu’à pleurer sans témoins.
GEORGE.
Quoi ! vraiment ?
RODOLPHE.
Le Richard est un brutal infime,
Qui maltraite, dit-on, la pauvre jeune femme.
GEORGE.
J’en suis charmé.
RODOLPHE.
De plus, il est grand dépensier !
Il joue un jeu d’enfer ; il mène un train princier ;
Il fait courir ; et puis, il faut qu’il entretienne
Des femmes, qui pourtant ne valent pas la sienne.
Le beau-père est crédule, et lui prête ses fonds ;
Tout cela s’engloutit dans des gouffres profonds ;
La faillite est au bout, et ce sera miracle
Si l’an prochain n’amène une grosse débâcle.
GEORGE.
Ah ! tant mieux ! qu’elle soit misérable ! tant mieux !
Puisse-t-elle pleurer tous les pleurs de ses yeux !
RODOLPHE.
Venge-toi noblement, et qu’elle soit punie
Par le regret d’avoir méconnu ton génie !
– Travaille !
GEORGE.
Ah ! mon génie ! Oui, parlons-en un peu ;
Je me crus animé de ce souffle de Dieu,
Et, pour quelques dessins que vantaient mes convives,
Je suis peintre, disais-je en mes fiertés naïves !
Or, ce que l’on admirait d’un air si convaincu,
Je n’en puis pas trouver seulement un écu.
Le marchand vois-tu bien, c’est la pierre de touche ;
Jamais le compliment n’approcha de sa bouche ;
Comme l’enthousiasme est son moindre défaut,
Quand on sort de chez lui, l’on sait ce que l’on vaut,
Et l’on mesure alors la distance profonde
Du véritable artiste à l’artiste du monde.
RODOLPHE.
Peut-être ; mais, pour moi, qui ne te flattais pas,
Je remarque un progrès, et crois que tu peindras.
– Travaille.
GEORGE.
En attendant, je n’ai plus de ressource.
Comment vivre ?
RODOLPHE.
Eh ! parbleu ! n’avons-nous pas ma bourse ?
GEORGE.
Je n’emprunterai pas d’aussi pauvre que moi.
RODOLPHE.
Fi ! le mot est vilain. Ce que j’ai, c’est à toi.
GEORGE.
C’est assez pour toi seul, trop peu pour vivre ensemble.
RODOLPHE.
Puis, tu pourrais donner des leçons, ce me semble.
GEORGE.
Des leçons ?
RODOLPHE.
De dessin.
GEORGE.
Chez des particuliers.
RODOLPHE.
Oui ; je puis te trouver quelques bons écoliers.
GEORGE.
Des leçons au cachet, ainsi qu’un maître d’arme !
RODOLPHE.
Eh ! mais, je ne vois là rien dont l’honneur s’alarme.
GEORGE.
Être salarié, moi ! Donner des leçons.
Respectueusement, à de petits garçons ;
Préparer les pinceaux des jeunes demoiselles
Dont je corrigerai les chastes aquarelles ;
– Allons donc.
RODOLPHE.
Ah ! voilà. Nous aimons les travaux
Qui doivent faire un jour éclater les bravos ;
Quant à gagner son pain par un travail sans gloire.
D’autant moins glorieux, d’autant plus méritoire,
Fi ! c’est bon pour les gens médiocres. – Mon cher,
Écoute bien ceci : C’est l’orgueil qui te perd.
GEORGE.
Professeur de dessin ! Expéditionnaire !
Pourquoi pas portefaix ou commissionnaire ?
RODOLPHE.
Eh ! ma foi, j’en connais qui te valent. – Enfin,
Il faut prendre un parti, sinon mourir de faim.
GEORGE.
Pourquoi me suis-je mis dans ce cas misérable !
RODOLPHE.
Eh quoi ! te repens-tu de ton acte honorable ?
GEORGE, avec éclat.
Ah ! morbleu ! si c’était à refaire !
RODOLPHE.
Comment !
GEORGE.
Mon Dieu ! j’étalerais ma honte effrontément,
Et je dirais : Messieurs, j’ais fait comme vous autres
Honorables faquins, place ! je suis des vôtres.
– Vous, monsieur, vous n’avez ni principe, ni foi,
Et votre avancement est votre seule loi ;
Touchez là ! – Vous, monsieur, à la fin de la lutte,
Vous flattez la victoire et flétrissez la chute ;
Soyons amis ! – Salut, ô pieux débauché,
Que le mot effarouche, et non pas le péché !
Salut, ô Turcaret ! salut, ô parasite,
Qui souris des bons mots que Turcaret débite !
Banqueroutiers, valets, libertins, renégats,
Fripons de toute espèce et de tous les états,
Salut ! Nous nous devons un respect réciproque ;
Nous comprenons l’esprit positif de l’époque,
Nous sommes des pieds-plats, – oui ; des marauds, – d’accord
Mais le monde est à nous, car nous avons de l’or.
RODOLPHE.
Je ne prends ces propos que pour une boutade ;
C’est un signe pourtant que l’esprit est malade ;
Et si tu ne prends garde à ces velléités,
Tu descends le penchant qui mène aux lâchetés.
Songe à Raymond à qui tu refusais ta porte ;
Il avait cependant une excuse plus forte :
Il fallait qu’il nourrit sa femme, au lieu que, toi,
Tu vis seul, et l’on a toujours assez pour soi.
Ah ! j’aurais aujourd’hui beau jeu... mais sois tranquille
Je n’abuserai pas d’un triomphe facile.
Je te veux seulement dire quelques mots francs,
Dictés par l’amitié comme je la comprends.
– Tu fis bien de payer les dettes paternelles ;
Mais c’était obéir aux règles éternelles ;
Tu serais méprisable, ayant autrement fait ;
Puis, du premier instinct c’était le prompt effet :
Un sacrifice fier charme une âme hautaine ;
La gloire en est présente, et la douleur lointaine.
– Je ne méconnais point un acte noble en soi ;
Tu fis bien ; mais beaucoup auraient fait comme toi.
La vertu, qui n’est pas d’un facile exercice,
C’est la persévérance après le sacrifice,
C’est, quand le premier feu s’est lentement éteint,
La résolution qui survit à l’instinct,
Et, seule devant soi, paisible, refroidie,
Par un monde oublieux n’étant plus applaudie,
À travers les besoins, l’injure et le dégoût,
Modeste et ferme, suit son chemin jusqu’au bout.
Voilà mon vrai héros ! voilà mon homme rare !
Ce n’est pas celui-là que l’amour-propre égare ;
Il ne rougirait pas d’un honnête métier,
Et croirait plus louable, et même plus altier,
De vivre dignement de l’art que l’on enseigne,
Que d’épouser la dot de quelque vieille duègne.
GEORGE.
Rodolphe !
RODOLPHE.
Que veux-tu ! C’est ainsi que je vois
Qui vend son cœur, vendra son honneur et sa foi ;
Et, si tu consommais l’acte où l’on le convie,
Je ne te reverrais, pour ma part, de la vie.
GEORGE.
Libre à toi ! Ce sera ma dernière leçon.
RODOLPHE.
Que veux-tu dire ?
GEORGE.
Ovide a dit, avec raison :
Heureux, tu compteras des amitiés sans nombre,
Mais adieu les amis, si le temps devient sombre.
RODOLPHE.
Eh quoi ! tu peux penser !...
GEORGE.
Oh ! je ne pense rien,
– Mais il est temps, je crois, de clore l’entretien.
Bonsoir ; j’ai passé l’âge où l’on nous morigène,
Et me sens trop nerveux pour subir cette gène.
Il sort.
Scène VII
RODOLPHE, seul
L’ingrat ! le mauvais cœur ! – Mais non, il n’est qu’aigu,
C’est un état fiévreux, qui peut être guéri.
Et qui donc, parmi ceux qui parlent de courage,
Eût, sans ployer un peu, souffert le même orage ?
Le malheur, – c’est tout simple, – étonne cet enfant,
Mais l’honneur est vivace et sera triomphant.
Il fallait lui parler comme on parle au malade,
Le natter, et chercher le ton qui persuade ;
Sans le lui laisser voir, il fallait le guider,
Si bien que par lui-même il crût se décider.
Au lieu de me montrer doux et prudent, que fais-je ?
Je le sermonne, ainsi qu’un enfant au collège ;
Le sachant ombrageux, je le blesse d’abord,
Et semble me complaire à prouver qu’il a tort.
– Ah ! c’est moi qui me liens en estime trop haute !
L’orgueilleux, c’est moi seul ; à moi seul est la faute,
Je suis mauvais ami ; George a raison. – Ah ! ciel !
Quoi ! comment réparer mon langage cruel !
Lucile et Laure, te donnant le bras, passent par la salle du bal, au fond du théâtre. Rodolphe, qui les aperçoit, fait un geste, comme frappé d’une idée subite ; Il va précipitamment vers elles.
Scène VIII
LUCILE, LAURE, RODOLPHE
RODOLPHE, à Lucile.
Mademoiselle ! Dieu, sans doute, vous envoie,
Et je n’ai vu personne avec autant de joie.
Je vous sais un bon cœur, et lis dans vos yeux doux
Que, s’il faut obliger, on peut compter sur vous.
LUCILE, venant sur le devant du théâtre, avec sa sœur.
De quoi donc s’agit-il, monsieur ?
RODOLPHE.
Je vous invoque
Pour mon ami, – le vôtre, avant certaine époque :
– George.
LAURE.
George !
RODOLPHE.
Il est là ; vous avez pu le voir.
LAURE.
Il me semble... en effet... j’ai cru l’apercevoir.
LUCILE.
Oh ! nous l’avons bien vu. Moi, je lui faisais signe ;
Mais il s’est évadé d’une façon indigne.
RODOLPHE.
Il est triste, inquiet, comme les malheureux.
LAURE.
Lui, malheureux ! – hélas !
RODOLPHE.
Le malheur rend peureux ;
Il croit qu’en le voyant, on rit de sa misère,
Et se dérobe à ceux qui l’ont connu naguère.
LAURE.
Je repousse, monsieur, cette accusation,
Notre seul sentiment est l’admiration,
Car une pauvreté, dont la cause est si belle,
Doit voir partout les fronts s’incliner devant elle.
LUCILE.
Rire de lui, bon Dieu ! mais nul n’est son égal !
Il domine de haut tout ce monde banal,
Et devant lui les fats, que je n’estime guères,
Me paraissent encor plus sols et plus vulgaires.
C’est plus qu’un grand artiste, et plus qu’un grand seigneur.
Plus qu’un homme opulent ; c’est un homme d’honneur.
En le voyant passer, dans son costume sombre,
Entre tous ces habits chargés d’ordres sans nombre,
Il porte, me disais-je, il porte en son esprit
L’honneur que ses voisins portent sur leur habit.
RODOLPHE.
Si vous le lui disiez d’une façon si vraie,
Ce serait comme un baume épanché sur sa plaie.
LUCILE.
Je le lui dirai bien, si je peux le saisir.
LAURE.
Ah ! s’il m’était permis de suivre mon désir,
Que je lui voudrais dire aussi ce que je pense !
RODOLPHE, doucement.
Non, madame ; de vous ce serait une offense.
Laure courbe la tête, avec tristesse. À Lucile.
Eh bien ! alors, venez l’inviter à danser !
LUCILE, prenant le bras de Rodolphe.
De grand cœur !
RODOLPHE, apercevant George.
Le voilà ! – Je vais vous annoncer.
Rodolphe quitte le bras de Lucile, qui se retire avec Laure dans un coin, à droite. Il va au-devant de George, entré par une porte à gauche.
Scène IX
LUCILE, LAURE, RODOLPHE, GEORGE
GEORGE, à Rodolphe.
Ami, je viens à toi : mon dernier mot me pèse ;
Lui tendant la main.
Tu ne m’en gardes pas rancune ?
RODOLPHE, lui serrant la main.
À Dieu ne plaise !
C’est ma faute d’ailleurs ; je suis allé trop loin.
Échangeons un pardon, dont chacun a besoin.
– Maintenant, (contiens-toi ; songe qu’on te regarde) ;
Voilà Laure et Lucile.
GEORGE, avec effroi.
Allons-nous-en !
RODOLPHE, le retenant.
Prends garde !
On t’a vu ; tu ne peux t’enfuir comme un manant.
GEORGE.
Que faire !
RODOLPHE.
Approchons-nous, et passe, en t’inclinant.
George et Rodolphe vont vers Laure et Lucile : George l’arrête et salue les deux dames, qui lui rendent son salut, l’une avec beaucoup de trouble, et l’autre avec grâce.
GEORGE, à Rodolphe, bas et vivement.
Viens !
Il s’éloigne.
LUCILE, quittant sa sœur, et barrant le passage à George.
Un instant, monsieur ; on ne sort pas si vite.
Je suis contrariante, et cherche qui m’évite.
RODOLPHE, bas, à Lucile.
Très bien !
Rodolphe s’approche de Laure, et tous deux regardent la scène qui se passe entre Lucile et George.
GEORGE, à Lucile.
Mademoiselle...
LUCILE.
Oh ! je suis sans merci.
Fi, monsieur ! que c’est laid de s’évader ainsi !
Mais, cette fois du moins, la retraite est coupée.
– Çà, mon beau prisonnier, rendez-moi votre épée ;
– Votre bras.
George lui offre son bras, et revient avec elle sur le devant de la scène.
C’est fort bien.
Quittant le bras de George.
Ce n’est pas tout : j’entend
Qu’on m’invite à danser ; – oui, monsieur ; à l’instant.
Elle jette un coup d’œil à Rodolphe, qui la remercie d’un signe de tête.
GEORGE.
C’est une douce loi que mon vainqueur m’impose.
Mais...
LUCILE.
Point de mais.
GEORGE.
Veuillez...
LUCILE.
Je ne veux qu’une chose
Invitez-moi.
GEORGE.
Je suis confus de tant d’honneur,
Croyez que si j’osais prétendre à ce bonheur...
LUCILE.
Soyez heureux : je cède à votre vive instance.
– Ce sera donc, monsieur, pour la première danse.
GEORGE.
Vous êtes charitable et bonne, je le sais ;
Vous venez au secours du pauvre délaissé.
– Merci !
LUCILE, vivement.
Vous vous trompez ! mon motif est tout autre :
Je suis fière, monsieur, que mon bras soit au vôtre.
George fait un signe d’incrédulité.
Oui, fière. – Un honnête homme a droit à mon respect ;
On sent que l’on devient meilleur, à son aspect.
– Quel que soit le chagrin de perdre ce qu’on aime,
N’est-ce pas qu’aujourd’hui vous agiriez de même ?
GEORGE, embarrassé.
Je mérite peu...
LUCILE.
Si.
GEORGE.
Non...
LUCILE.
Je vous dis que si.
Il me faut un héros, et je vous ai choisi.
Je ne vous permets pas de détruire mon rêve,
Et d’abdiquer le rang auquel je vous élève.
On entend la musique.
– Vite ! on se met en place ; allons nous installer.
Venez !
Elle lui prend le bras et l’emmène, après avoir fait un signe d’appel à sa sœur.
LAURE, à part.
Qu’elle est heureuse ! elle peut lui parler.
À Rodolphe.
Dites-lui bien, du moins, l’intérêt qu’il m’inspire,
Qu’il m’en coûtait beaucoup de ne pas le lui dire,
Et que c’est la frayeur d’être un objet d’ennui
Qui, seule, m’empêchait d’aller auprès de lui.
Elle prend le bras de Rodolphe et se dispose à sortir ; Lucile qui s’est retournée, du seuil de la porte, pour voir si sa sœur la suivait, entre dans la salle de bal. Rodolphe et Laure y entrant derrière elle.
Scène X
LE CAPITALISTE, LA VIEILLE FILLE
Pendant la sortie de Rodolphe et de Laure, plusieurs groupes traversent le fond de la scène, se dirigeant vers la salle du bal. Le Capitaliste, donnant le bras à la Vieille Fille, se détache de la foule, et entre dans le salon de jeu.
LE CAPITALISTE.
Entrons ici.
LA VIEILLE FILLE.
Pourquoi ?
LE CAPITALISTE.
Pour fuir cette cohue ;
Autant vaudrait causer au milieu de la rue
– Là, nous serons en paix.
Il conduit la vieille fille vers un fauteuil, où elle s’assoit. À part, en cherchant des yeux George.
Où diantre est mon amant !
À la vieille fille.
Et pourrons raisonner, sans nul dérangement.
– Pourquoi refusez-vous de croire à ma parole ?
LA VIEILLE FILLE.
Pourquoi supposez-vous une chose si folle ?
LE CAPITALISTE.
Je ne suppose rien ; je dis ce que je sais,
Et je n’ai jamais vu d’homme plus empressé.
À part, après avoir encore cherché George.
Il a fui.
LA VIEILLE FILLE.
Vous cherchez quelque chose, sans doute ?
LE CAPITALISTE.
Moi, non. Je regardais si personne n’écoute.
À part.
Le traître !
À la vieille fille.
Non, jamais, amoureux si parfait...
LA VIEILLE FILLE, se levant et l’interrompant.
Vous sentez, mon ami, qu’on sait ce qu’il en est :
Je ne suis pas encore assez sotte et crédule,
Pour prétendre inspirer un amour ridicule.
– J’estime ce jeune homme ; il m’est devenu cher,
Pour sa bonne action, plus que pour son bon air,
Et, tenez, je vous veux ouvrir toute mon âme :
Je voudrais qu’il trouvât une plus jeune femme ;
Je voudrais le voir riche, enfin récompensé,
Et non puni, d’avoir si noblement pensé.
Au monde où nous vivons, s’il est vrai que l’usage
Ferme à la pauvreté l’espoir du mariage,
S’il ne se lève pas pour lui des jours meilleurs,
Je lui garde un foyer qu’il n’aurait pas ailleurs ;
Je veux bien l’enrichir, et lui servir de mère...
LE CAPITALISTE.
De mère !
LA VIEILLE FILLE.
Eh ! oui ; voilà mon unique chimère.
Ah ! si l’on tenait plus au cœur qu’à la beauté,
Il trouverait en moi des trésors de bonté ;
Je serais indulgente, et point du tout jalouse,
Une amie, en un mot, beaucoup plus qu’une épouse
– J’étais plus exigeante, en ma jeune saison ;
L’âge et l’isolement m’ont mise à la raison.
C’est triste, voyez-vous, de vieillir solitaire,
Sans affection vraie, inutile sur terre ;
Plût au ciel que... quelqu’un me permît aujourd’hui
De l’aimer, pour l’aimer, sans rien vouloir de lui !
– Mais, bah ! tous ces projets ne sont que badinage,
Et l’on n’épouse pas les filles de mon âge.
LE CAPITALISTE.
Je vous réponds de George, et j’ai vu, tout d’un coup,
Que mon plan d’alliance était fort de son goût.
Quels chauds remerciements ! quelle émotion tendre !
– Ah ! que n’étiez-vous là, vous-même, pour l’entendre !
LA VIEILLE FILLE.
Menteur !
LE CAPITALISTE.
Vous verrez bien. – Allons de ce côté.
Il lui donne le bras.
– Mais vous ferez la part de la timidité.
Ils rentrent dans la salle du bal du côté opposé à celui par lequel ils sont entrés dans le salon de jeu. Par le même côté entre Rodolphe, qui se trouve face à face avec eux ; il les salue, et se détourne pour les laisser passer.
Scène XI
RODOLPHE, puis GEORGE
RODOLPHE, regardant le capitaliste et la vieille fille, qui sortent.
Je crois maintenant George à l’abri de la vieille.
S’avançant sur le devant de la scène.
– Deux beaux yeux ! il n’est pas d’éloquence pareille.
J’aurais eu beau prêcher tout un jour, pour ma part,
Jamais je n’eusse fait ce qu’a fait un regard.
Ah ! cette mission est toute féminine,
De relever le front que le malheur incline.
Entre George, radieux.
GEORGE, à Rodolphe, avec enthousiasme.
Ô mon ami ! quels yeux ! quel esprit ! quel accent !
– La beauté ! la jeunesse ! ô charme tout-puissant !
Ô reines de ce monde ! ô soleils de la vie !
Quand vous resplendissez, l’âme est épanouie ;
Tout ce qu’on fait de grand éclot à vos clartés ;
Nous nous purifions en vos sérénités ;
Et les mauvais instincts, le dégoût, l’ennui sombre,
Chassés par vos rayons, rentrent au sein de l’ombre.
La jeunesse a paru : mes yeux se sont ouverts ;
J’ai reculé d’effroi devant cinquante hivers.
– Quelle adorable enfant ! aussi belle qu’un ange !
Et bonne ! et sachant bien tourner une louange !
De quel aveuglement étais-je donc frappé,
Que ce charme infini m’ait d’abord échappé !
– C’en est fait : je renais ; je redeviens moi-même.
Amour, honneur, vertu, pardonnez mon blasphème !
Je suis à vous, toujours, et sans condition ;
Je rougis maintenant de ma tentation ;
Je saurai l’expier par un ferme courage ;
J’accepterai gaîment la misère et l’outrage,
Et, pour bien débuter dans ce sage dessein,
Demain, je vais donner des leçons de dessin.
Rodolphe lui serre la main.
Scène XII
GEORGE, RODOLPHE, LE NOTAIRE
LE NOTAIRE, à George.
Je vous rencontre enfin ; c’est bien temps.
GEORGE.
Ah ! notaire |
Vous me voyez joyeux ; la joie est salutaire.
LE NOTAIRE.
Oui-da ! Vous avez donc séduit les créanciers ?
GEORGE.
Je les donne au diable, et tous les financiers.
LE NOTAIRE.
Eh bien, moi, j’ai trouvé la somme toute ronde,
Et les choses, je crois, iront le mieux du monde
– Nous allons racheter notre usine, d’abord.
RODOLPHE.
Bon !
LE NOTAIRE.
Puis, nous lâcherons de la mettre en rapport,
– Nous serons sage ?
GEORGE.
Oui ! oui ! Vous verrez, par la suite,
Que je ne manque pas d’ardeur ni de conduite.
Merci, mon cher notaire ! – Ô Lucile ! aidez-moi !
Au notaire et à Rodolphe.
Soyez ma bonne étoile ! – Allons, amis ! j’ai foi.
Ils sortent.
ACTE V
Le salon de M. Mercier.
Scène première
M. MERCIER, LAURE, LUCILE
M. Mercier est assis ; Lucile est assise à ses pieds ; Laure est debout, de l’autre côté.
LAURE.
Allons, mon père ! allons ! Souffrez qu’on vous exhorte
Et ne vous laissez pas abattre de la sorte.
M. MERCIER.
Ah ! le gueux ! le coquin !
LUCILE.
Ne vous emportez pas.
Vous vous rendrez malade, avec tous ces éclats.
M. MERCIER.
Tant mieux ! Du déshonneur que la mort me délivre !
LAURE.
Si ce n’est pas pour vous, c’est pour nous qu’il faut vivre.
M. MERCIER.
L’infâme scélérat !
LAURE.
Mon père, calmez-vous !
Je reconnais ses torts ; – mais il est mon époux ;
Ménagez votre fille ; épargnez à sa femme
De l’entendre nommer un scélérat infâme.
M. MERCIER, se levant.
Dans ma famille, moi, voir un banqueroutier !
Moi, qui ne déviai jamais du droit sentier !
À Laure, qui s’approche de lui.
– Et toi, ma pauvre fille, à cet homme enchaînée,
Pardonne-moi d’avoir flétri ta destinée !
LAURE.
Vous avez cru bien faire, en formant ce lien,
Mon bon père ; il suffit. Ne vous reprochez rien.
J’en accuse le sort, et non votre tendresse,
Heureuse, si je puis soigner votre vieillesse,
Et si mon dévouement parvient à dissiper
Les souvenirs du coup qui vient de vous frapper.
M. MERCIER.
Chère enfant !
LAURE.
On se trompe aisément, et nous sommes
Tous sujets, en ce monde, à mal juger les hommes.
M. MERCIER.
C’est bien vrai ! les plus fins auraient été dupés ;
L’hypocrite qu’il est nous a tous attrapés.
Il possédait si bien la langue des affaires,
Était si positif, riait tant des chimères,
Traitait la poésie avec tant de mépris,
Que j’ai cru qu’il serait le meilleur des maris.
– Toi-même, mon enfant, tu fus dupe du traître ;
Car, enfin, je n’ai pas parlé d’un ton de maître ;
Je n’ai pas commandé ; j’ai donné des avis ;
Et tu les croyais bons, quand tu les as suivis.
– N’est-ce pas ?
LAURE.
Sur ce point, mon père, je vous jure
Qu’il ne sortira pas de ma bouche un murmure.
M. MERCIER.
Outre le bien d’autrui dont il s’en va chargé,
Le drôle emporte encor presque tout ce que j’ai !
À mon âge, il est dur de se voir à la gêne,
Et de perdre, d’un coup, le fruit de tant de peine !
Avec fureur.
Coquin ! voleur ! brigand ! banqueroutier maudit !
LAURE.
Mon père ! par pitié !
M. MERCIER.
Rends-moi mon bien, bandit !
LUCILE, montrant Laure à son père.
De grâce !
M. MERCIER, d’un ton plus calme.
Ce n’est pas pour moi que je m’emporte :
Je suis déjà vieux ; riche ou pauvre, que m’importe !
Mes quelques derniers jours seront bientôt passés,
Et pour ce peu d’instants j’aurai toujours assez.
C’est pour vous ; c’est pour toi, Laure ; c’est pour Lucile.
Marier cette enfant ne sera pas facile ;
Comment la doterai-je ? – et le monde est si sot,
Qu’au lieu de la personne, il ne voit que la dot.
LUCILE.
Ne soyez point, mon père, en souci sur mon compte ;
À prendre mon parti, moi, je suis toujours prompte.
Si l’on m’épouse pauvre, il sera bien prouvé
Qu’on m’épouse pour moi, comme je l’ai rêvé ;
Sinon, je verrai fuir, sans verser une larme,
Ceux pour qui mon argent était mon plus grand charme.
– Quant à la pauvreté, ne vous effrayez pas ;
Avec de l’ordre, on sait se tirer d’embarras.
D’abord, nous renverrons vos gens, et je me vante
De pouvoir remplacer serviteur et servante ;
Puis, s’il ne suffit pas, bah ! je travaillerai :
Je sais broder et coudre, eh bien ! je broderai.
Scène II
M. MERCIER, LAURE, LUCILE, GEORGE, RODOLPHE, LE NOTAIRE, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur George.
LAURE.
Grand Dieu !
LUCILE, avec joie.
Le voilà !
M. MERCIER.
Qu’est-ce à dire ?
LE NOTAIRE, entrant le premier, et prenant par la main George, qui reste un moment embarrassé sur le seuil.
Eh ! venez donc ! c’est moi qui veux vous introduire.
À M. Mercier.
Vous voyez, cher monsieur, que je me suis permis
De ramener chez tous un de tos vieux amis ;
Il revient de bon cœur, et, vous-même, je gage
Qu’il ne vous fâche pas de revoir son visage.
M. MERCIER, froidement.
Certainement, je suis on ne peut plus flatté...
LAURE, affectueusement.
Monsieur n’a pas besoin d’être ici présenté ;
Il doit être bien sûr qu’en venant chez mon père
Il trouvera toujours une amitié sincère.
George s’incline.
M. MERCIER, à George.
Puis-je savoir ?...
LE NOTAIRE, bas à George.
Allons ! c’est le moment.
Rodolphe fait également signe à George de parler.
GEORGE, bas à Rodolphe, en lui montrant Laure.
Eh quoi !
– Devant elle !
RODOLPHE.[1]
C’est vrai. Je vais parler pour toi.
À M. Mercier.
Vous avez vu, monsieur, – chose assez peu commune ! –
Comment un noble cœur sait perdre sa fortune,
Et vous n’apprendrez pas avec moins de plaisir
Comment un cœur vaillant a su la ressaisir.
– Notre ami, possesseur d’une papeterie,
A fait, avec succès, appel à l’industrie ;
Le voilà riche encor, moins qu’autrefois, mais mieux :
Car il l’est par lui-même, et non par ses aïeux.
LE NOTAIRE, à M. Mercier.
C’est exact. Ses débuts passent mon espérance.
Il a l’ordre, le zèle et la persévérance.
Son usine déjà lui rend cinq mille écus,
Et lui rapportera, l’an prochain, deux fois plus.
M. MERCIER.
J’en suis charmé, messieurs ; mais je cherche à comprendre
En ce qui me concerne...
RODOLPHE.
Ah ! vous allez l’entendre :
Quand George se livrait à des soins si nouveaux,
Regardant Lucile.
Je crois qu’un doux espoir soutenait ses travaux.
LE NOTAIRE, à M. Mercier, en lui montrant Lucile.
En un mot, cher monsieur, il aime votre fille.
M. MERCIER.
Mais c’est donc l’amoureux de toute ma famille !
LAURE, à part, regardant sa sœur qui paraît joyeuse.
Elle l’aime.
GEORGE, à M. Mercier.
Il est vrai qu’une première fois
Le sort n’a pas été favorable à mon choix ;
Ce fui un rude coup. Monsieur, je vous le jure,
Et mon cœur a longtemps souffert de sa blessure.
M. MERCIER.
Si j’avais écouté mes goûts, il est certain...
GEORGE.
Je n’accuse en cela que mon mauvais destin.
Quoi qu’il en soit, j’eus peine a reprendre courage,
Et dans ce désespoir l’honneur eût fait naufrage,
Si le ciel adouci ne m’avait réservé
Un bon ange gardien par qui je fus sauvé.
– Cet ange, ce sauveur, monsieur, c’est votre fille.
LUCILE, à part.
C’est donc bien vrai !
GEORGE.
J’aurai, dans la même famille,
Épuisé de l’amour le fiel et la douceur,
Par une sœur perdu, sauvé par l’autre sœur.
Montrant Rodolphe.
Sans elle, et cet ami, je tombais dans l’abîme ;
Ils m’ont retrempé l’âme et rendu mon estime,
Et grâce à l’ami vrai, grâce à l’ange divin,
Le cœur m’est revenu, monsieur, et pas en vain.
LAURE, à part.
Oh ! c’est mal ! oh ! mon Dieu ! moi, de ma sœur jalouse !
– Non.
À George.
Je vous souhaitais une excellente épouse,
Monsieur ; je suis contente.
À M. Mercier, avec prière.
Et vous consentirez,
Mon père ; le malheur nous a trop éclairés.
Nous savons maintenant, par notre expérience,
Que c’est avec l’honneur qu’il faut faire alliance.
Monsieur George, à coup sûr, est riche sur ce point ;
Par surcroît de bonheur la fortune s’y joint ;
Ainsi, tout à ses vœux doit vous rendre docile ;
Avec expansion.
Tout promet de beaux jours à ma chère Lucile.
GEORGE, à Laure.
Oh ! que vous êtes bonne !
LAURE.
Ah ! vous le confessez ?
M. MERCIER, à George.
Je suis reconnaissant plus que vous ne pensez,
Monsieur ; mais un aveu me semble nécessaire,
Car je suis comme vous, franc, loyal et sincère.
– Mon gendre est en faillite.
GEORGE.
On me l’a fait savoir.
M. MERCIER.
Savez-vous que j’y perds presque tout mon avoir ?
GEORGE.
Oui, monsieur.
M. MERCIER.
Mais la dot ne sera pas bien forte.
GEORGE.
La main de votre fille est tout ce qui m’importe.
M. MERCIER.
Ah ! voilà les amants ! – ardents et généreux !
C’est bien ! — J’étais ainsi quand j’étais amoureux.
Ce trait plaide pour vous d’une façon puissante,
Touchez là, – mais il faut que Lucile consente.
Je laisse à mes enfants leur pleine liberté,
Et n’ai jamais en rien contraint leur volonté.
À Lucile, en lui tendant les bras.
Voyons, Lucile : moi, je l’agréerais pour gendre ;
Mais c’est ton sentiment que nous voulons entendre.
GEORGE, à Lucile.
Oh ! si vous acheviez votre œuvre, Dieu puissant !
Jamais amour si tendre et si reconnaissant...
LUCILE.
Permettez, George ; émue autant que je dois l’être
Je demande un instant, afin de me remettre.
Elle va vers sa sœur, et l’attire à l’écart, pendant que tous les autres personnages ont les yeux fixés sur elles.
Laure...
LAURE.
Je te comprends, chère sœur ; sois à lui.
Sauf la bonne amitié, tout s’est évanoui.
– Tu l’aimes, n’est-ce pas ?
LUCILE.
Oui ; – mais écoute, Laure
Si d’anciens souvenirs sont... douloureux encore ;
Si notre intimité, que tu verras de près,
Peut un jour, malgré toi, réveiller des... regrets ;
Dis un mot. Cet hymen n’a plus rien que j’envie,
Dès qu’il faut le payer du repos de ta vie.
LAURE.
Sois à lui sans remords ; paisible entre vous deux,
J’oublierai mon malheur en vous voyant heureux.
LUCILE.
Vrai ?
LAURE, la baisant sur le front.
Vrai.
Lucile va vers son père.
Je ne saurais accuser que moi-même,
Il sait mieux aimer, et mérite qu’on l’aime.
LUCILE, à M. Mercier. Elle tend la main à sa sœur.
Puisque vous, et ma sœur, exprimez ce désir,
Je ne sais pas, pour moi, déguiser mon plaisir.
À George.
J’accepte votre main, George, et je puis vous dire
Qu’avec leur sentiment mon propre cœur conspire.
M. Mercier la pousse doucement vers George.
GEORGE.
Ô Lucile !
M. MERCIER.
Eh ! ma foi, j’ai tout bien arrangé.
LE NOTAIRE, se frottant les mains.
Vite, un contrat !
LAURE, allant à George.
Eh bien ! amoureux affligé,
Vous voyez qu’on guérit de tout, que rien ne tue.
En souriant.
Vous pourrez donc, monsieur, vous résoudre à ma vue ?
GEORGE, affectueusement.
Oui, madame. Jadis elle m’eût fait souffrir ;
Je haïssais alors ; j’apprends à vous chérir.
LAURE.
C’est dire galamment que l’amour est éteinte.
– Du moins, que l’amitié m’ôte le droit de plainte.
GEORGE, lui prenant la main, et désignant Lucile.
Vous serez notre sœur, à tous deux.
À Rodolphe, en lui montrant Lucile.
Je maintien
Qu’on est récompensé de se conduire bien.
RODOLPHE, saluant Lucile.
J’aurais mauvaise grâce à nier cette preuve.
– Heureux qui, comme toi, triomphe de l’épreuve !
GEORGE.
Eh ! eh ! c’est tout au plus ; j’ai fait quelques faux pas.
Entre un domestique.
M. MERCIER.
Allons dîner.
À Rodolphe.
Monsieur ne refusera pas...
RODOLPHE, faisant le salut militaire.
J’obéis, mon sergent, par respect militaire.
George donne le bras à Lucile, et le notaire à Laure. Rodolphe sort le dernier, avec M. Mercier.
RODOLPHE, à M. Mercier.
Eh bien ! nous disions donc que cet affreux Voltaire...
[1] Laure à gauche, le notaire, M. Mercier, Rodolphe, George et Lucile à droite.