L'honneur est satisfait (Alexandre DUMAS Père)
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
- Scène XIII
- Scène XIV
- Scène XV
- Scène XVI
- Scène XVII
- Scène XVIII
- Scène XIX
- Scène XX
- Scène XXI
- Scène XXII
- Scène XXIII
- Scène XXIV
- Scène XXV
- Scène XXVI
- Scène XXVII
- Scène XXVIII
- Scène XXIX
- Scène XXX
- Scène XXXI
- Scène XXXII
- Scène XXXIII
- Scène XXXIV
- Scène XXXV
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 19 juin 1858.
Personnages
ARTHUR DE VALGENCEUSE, lieutenant de chasseurs
SIR EDWARD, jeune Anglais
RIG UDY
DURAND, maître d’hôtel
LOUIS, garçon d’hôtel
JOHN, domestique de sir Edward
MADAME RIGAUDY
EDMÉE, sœur d’Arthur
MARIE, femme de chambre
JEANETTE, servante d’hôtel
OFFICIERS
COMMISSIONNAIRES
À Strasbourg. Le carré du premier étage, à l’hôtel d’Angleterre, avec trois chambres s’ouvrant sur le carré. À droite, le n° 5. À gauche, les nos 6 et 7. Le 7 est au premier plan, le 6 au second. Au deuxième plan de droite, escalier.
Scène première
LOUIS, puis ARTHUR, puis JEANNETTE
LOUIS, frappant au n° 7.
Monsieur Arthur !... monsieur Arthur !... vous savez qu’il est sept heures moins un quart, et que le chemin de fer de Paris part à sept heures.
ARTHUR, sortant de sa chambre.
Me voilà.
LOUIS.
Et vos bagages ?
ARTHUR.
Les bagages d’un lieutenant de chasseurs !...
Lui jetant son portemanteau.
Tiens, les voilà, mes bagages. La note !...
LOUIS.
M. Durand vous la donnera en descendant... Et en voilà pour combien de temps, monsieur Arthur ?
ARTHUR.
Pour trois mois.
Il sort par l’escalier. On sonne dans la chambre n° 5.
LOUIS.
Jeannette ! Jeannette !
JEANNETTE, entrant par l’escalier.
Eh bien ?
LOUIS.
Vite au n° 5 ; dans cinq minutes, l’omnibus d’Allemagne va arriver.
On sonne au n° 6.
JEANNETTE, allant au n° 7.
Bon ! on sera prête.
On sonne au n° 5.
ARTHUR, de l’escalier.
Ah çà ! viendras-tu, flâneur ? Tu vas me faire manquer le chemin de fer.
Scène II
LOUIS, ARTHUR, JEANNETTE, RIGAUDY
RIGAUDY, ouvrant la porte du n° 5, la figure toute ensavonnée.
Mais viendras-t-on quand je sonne ?
LOUIS, s’en allant.
Vous le voyez, monsieur, j’y vas.
Jeannette sort du n° 7.
RIGAUDY.
De l’eau chaude !
LOUIS.
On vous en monte.
Il disparaît par l’escalier.
Scène III
JEANNETTE, MADAME RIGAUDY
MADAME RIGAUDY, sortant du n° 6.
Mais vous n’entendez donc pas, mademoiselle ?
JEANNETTE.
Si fait, madame, puisque vous me trouvez à votre porte.
MADAME RIGAUDY.
De l’eau froide !
JEANNETTE.
Dans un instant, madame...
Elle descend l’escalier.
Scène IV
MADAME RIGAUDY, LOUIS, JEANNETTE, RIGAUDY
RIGAUDY, reparaissant sur le seuil de sa porte.
Plaît-il, bébelle ?...
MADAME RIGAUDY.
C’est l’eau froide qui a maintenu Diane de Poitiers belle jusqu’à soixante ans.
RIGAUDY.
Ce qui fait que vous avez encore quinze ans à être belle, madame Rigaudy.
MADAME RIGAUDY.
Vingt ans, monsieur, s’il vous plaît !
RIGAUDY.
Quinze ou vingt ans, peu importe... Qui a terme ne doit rien, comme nous disons dans le commerce...
Il veut l’embrasser.
MADAME RIGAUDY.
Eh bien, vous allez m’embrasser dans cet état-là ?
RIGAUDY.
C’est vrai... Garçon, des serviettes !...
LOUIS.
Voilà l’eau chaude, monsieur.
Il entre au n° 5.
MADAME RIGAUDY.
L’eau chaude ! c’est cela qui vous fane, Hector !
RIGAUDY.
Que voulez-vous ! c’est la faute de ma nourrice, qui me débarbouillait toujours avec de l’eau tiède.
Il rentre.
JEANNETTE.
Voilà l’eau froide, madame !
MADAME RIGAUDY.
À la bonne heure !
Elle rentre.
VOIX D’HOMME, au second.
Garçon !
LOUIS, sortant du n° 5.
Monsieur ?
LA VOIX D’HOMME.
Le barbier !
LOUIS.
À l’instant.
Il se précipite dans les escaliers.
VOIX DE FEMME.
Mademoiselle !
JEANNETTE.
Que désire madame ?
LA VOIX DE FEMME.
Le coiffeur.
JEANNETTE.
On va le prévenir.
Elle entre au n° 6, et la scène reste vide.
MADAME RIGAUDY, de sa chambre.
Pourrai-je compter sur vous pour me lacer, monsieur Rigaudy ?
RIGAUDY, de sa chambre.
Avec le plus grand plaisir, madame...
Il passe sa tête par la porte.
Oh ! des dames !...
Il ferme sa porte. Madame Rigaudy ferme la sienne. Durand, le maître d’hôtel, paraît au haut de l’escalier avec Edmée et Marie.
Scène V
DURAND, EDMÉE, MARIE, DEUX COMMISSIONNAIRES, puis JEANNETTE
EDMÉE, entrant vivement, suivie de sa femme de chambre.
Tu es sûre qu’il ne nous a pas suivies cette fois ?
MARIE.
Oh ! oui, madame, j’en suis sûre !
EDMÉE.
Je respire !... C’est ici que vous avez l’intention de nous loger ?...
DURAND.
Non, madame ; ceci, c’est le carré... Mais le n° 7 doit être vacant. Jeannette ! Jeannette !
JEANNETTE, sortant de chez madame Rigaudy.
Voilà, monsieur !
DURAND.
Le n° 7 est-il prêt ?
JEANNETTE.
Oui, monsieur...
Elle tire une clef de sa poche et ouvre le n° 7.
DURAND.
J’eusse été obligé de vous loger au second ou au troisième étage, tandis qu’ici vous n’avez que dix-huit marches à monter... Ce balcon donne sur la rue...
Aux commissionnaires.
Portez les bagages de madame au n° 7.
EDMÉE, à Marie, qui suit les commissionnaires.
Tu regarderas par la fenêtre avec précaution, de manière à voir, mais à ne pas être vue.
MARIE.
Oh ! soyez tranquille, madame !
Scène VI
EDMÉE, DURAND, puis JEANNETTE
EDMÉE.
D’après ce que vous me dites, monsieur, il y aurait d’autres chambres vacantes dans votre hôtel ?...
DURAND.
Oh ! oui, madame.
EDMÉE.
Combien y en a-t-il, monsieur ?
DURAND.
Combien il y a de chambres vacantes ?...
EDMÉE.
Oui.
DURAND.
Dans l’hôtel ?...
EDMÉE.
Oui, je vous prie.
DURAND.
Jeannette, combien de chambres vacantes dans l’hôtel ?...
JEANNETTE.
Dame, monsieur, comptez ; au second : le 12, le 18, le 24.
EDMÉE, comptant.
Trois.
DURAND.
Et à l’étage au-dessus ?...
JEANNETTE.
Le 30, le 31 et le 35.
EDMÉE.
Six.
JEANNETTE.
Je ne compte pas les mansardes.
EDMÉE.
Si fait ! comptez-les, mademoiselle.
À part.
Il est capable de tout !
JEANNETTE.
Ce sont des chambres de domestiques, madame...
EDMÉE.
Comptez-les toujours.
JEANNETTE.
Deux : le 47 et le 51.
EDMÉE.
Huit en tout !
DURAND.
Oui, madame, huit.
Jeannette sort par l’escalier.
EDMÉE.
Monsieur, je vous retiens ces huit chambres.
DURAND.
Toutes les huit ?
EDMÉE.
Toutes les huit, oui, monsieur.
DURAND.
Mais, madame...
EDMÉE.
Oh ! pas d’observations, monsieur, ou je quitte l’hôtel.
DURAND.
J’en serais trop désespéré, madame.
EDMÉE.
Alors, les huit chambres sont à moi ?
DURAND.
Les huit chambres sont à vous.
EDMÉE.
De cette façon, vous ne recevrez personne dans l’hôtel ?
DURAND.
À moins que des voyageurs ne partent.
EDMÉE.
Je reprends les chambres à mesure qu’ils repartiront.
DURAND.
Cependant, madame, si tout l’hôtel devient libre ?
EDMÉE.
Eh bien, je prends tout l’hôtel, et, s’il en est besoin, eh bien, monsieur, je paye d’avance.
Elle lui présente sa bourse.
DURAND.
Il n’est point nécessaire, madame.
EDMÉE.
Ainsi, c’est convenu ?
DURAND.
Que madame m’explique bien ce qui est convenu.
EDMÉE.
À partir de ce matin, jusqu’à demain à la même heure, vous ne recevrez personne dans l’hôtel.
DURAND.
Personne, c’est convenu !...
Scène VII
EDMÉE, DURAND, MARIE et LES COMMISSIONNAIRES, sortant du n° 7
MARIE.
Là !
EDMÉE, à Marie.
As-tu regardé par la fenêtre ?...
MARIE.
Oui.
EDMÉE.
Tu n’as rien vu ?
MARIE.
Rien.
Elle rentre au n° 7.
EDMÉE, la suivant.
Ah ! s’il pouvait avoir perdu ma trace !...
Scène VIII
EDMÉE, DURAND, JOHN, montrant sa tête au haut de l’escalier, tenue de groom anglais
JOHN.
Very well !...
Il disparaît.
Scène IX
EDMÉE, DURAND
EDMÉE, se retournant.
Hein ?...
DURAND.
Plaît-il, madame ?
EDMÉE.
Oh ! mon Dieu !...
DURAND.
Qu’y a-t-il ?...
EDMÉE, effrayée.
Je croyais avoir entendu... Vous n’avez pas entendu, vous ?...
DURAND.
Quoi ?...
EDMÉE.
Very well, monsieur ! very well !...
DURAND.
Je n’ai rien entendu, madame.
À lui-même.
Serait-elle folle ?... Quel dommage ! une si jolie personne !...
EDMÉE.
Alors, ce sont les oreilles qui me tintent, monsieur.
DURAND.
Madame...
EDMÉE.
Le 7e chasseurs est toujours en garnison à Strasbourg ?...
DURAND.
Toujours, madame.
EDMÉE.
Seriez-vous assez bon pour vous informer d’un jeune lieutenant ?...
DURAND.
Ah ! madame a des connaissances dans le 7e chasseurs ?
EDMÉE.
Oui, monsieur ; j’y connais mon frère, M. Arthur de Valgenceuse.
DURAND.
Ah ! madame joue de malheur : il est parti depuis un quart d’heure seulement.
EDMÉE.
Parti ?...
DURAND.
En congé.
EDMÉE.
Êtes-vous sûr ?
DURAND.
Il logeait justement au n° 7, dans la chambre que madame reprend.
EDMÉE.
Alors, moi aussi, je pars... Marie !
MARIE, sur la porte.
Madame ?
EDMÉE.
Nous partons.
DURAND.
Pour quel pays ?
EDMÉE.
Pour Paris.
DURAND.
Rien de mieux. Mais madame ne peut plus partir que par le train de huit heures du soir.
EDMÉE.
Ah ! mon Dieu !
MADAME RIGAUDY, dans sa chambre.
Rigaudy ! Rigaudy !
Scène X
EDMÉE, DURAND, MARIE, RIGAUDY, traversant la scène
RIGAUDY.
Me voilà !...
Regardant Edmée.
Charmante personne !...
Il entre chez madame Rigaudy.
Scène XI
EDMÉE, DURAND, MARIE
EDMÉE.
Huit heures du soir !... Mais d’ici là, que deviendrai-je ?
DURAND.
Une journée est bientôt passée. Nous avons la cathédrale, nous avons le musée, nous avons...
EDMÉE, agitée, passant devant lui.
Vous ne m’avez pas comprise, monsieur.
DURAND.
Parce que madame ne s’est pas expliquée...
EDMÉE, se parlant à elle-même.
Sortir... sortir... Je m’en garderai bien !... Marie !...
Marie se présente : elle lui parle bas.
DURAND.
Mais enfin, madame ne peut-elle me dire ce qui l’inquiète, ce qui la tourmente à ce point ?...
EDMÉE.
Il faut bien que je vous le dise, monsieur, puisque, mon frère n’étant plus ici, je n’ai personne à qui confier ma sotte position.
DURAND.
Je vous écoute, madame, et si je puis vous être bon à quelque chose...
EDMÉE.
Sans doute, vous le pouvez, monsieur ; ma tranquillité dépend de vous...
DURAND.
Si elle dépend de moi, elle est parfaitement assurée.
Marie, qui avait remonté, descend à droite.
EDMÉE.
Imaginez-vous, monsieur... Mais, en vérité, je ne sais comment vous dire cela... C’est trop ridicule !...
DURAND.
Ridicule ?...
EDMÉE.
Sans doute ; il est toujours ridicule à une femme de dire...
DURAND.
Quoi ?...
MARIE.
Bon !... qu’un homme est amoureux d’elle ?... Allez donc, madame ! cela se comprendra, et de reste...
DURAND.
Facilement, même.
EDMÉE.
Seulement, celui qui est amoureux de moi l’est d’une si singulière façon...
MARIE.
Dame, c’est un Anglais. Il ne peut pas être amoureux comme tout le monde...
EDMÉE.
Au reste, quand je dis amoureux, je n’en sais vraiment rien.
DURAND.
Alors, il n’a pas fait l’aveu de son amour à madame ?...
EDMÉE.
Jamais il ne m’a adressé la parole.
DURAND.
Comment madame sait-elle donc... ?
MARIE.
Avec cela qu’il y a à se tromper !... Madame était aux eaux d’Ostende, bien tranquille, lorsqu’un beau matin, le paquebot d’Angleterre nous débarque notre homme. Le lendemain, il rencontre madame sur la plage...
DURAND.
Et la figure de madame fait son effet... J’avoue à madame que je ne vois rien de bien extraordinaire dans tout cela.
EDMÉE.
Enfin, tant il y a, monsieur, qu’à partir de ce jour, il n’y a plus eu un instant de repos pour moi. Je ne pouvais pas faire un pas que je ne le rencontrasse. Dans la rue, sur la plage, à la maison de Conversation, partout sir Edward ! Le matin, le soir, le jour, la nuit, sir Edward toujours ! Je résolus de quitter Ostende, dont cette obsession me rendait le séjour insupportable ; mais quoique je n’eusse fait part de ma résolution à personne, quoique mon départ, décidé le soir, s’effectuât le matin, il en était prévenu...
DURAND.
Oh ! madame comprendra... Ces diables d’Anglais sont si riches, qu’il n’y a pas de secrets pour eux... Et il vous a suivie ?...
EDMÉE.
Mais vous allez voir... Avec rage !... À peine installée dans mon wagon, je le vois sortir de la salle d’attente. Il passa tout le train en revue et me fit l’honneur de donner la préférence au wagon que j’avais choisi.
DURAND.
Cela prouve qu’il a les mêmes goûts que madame.
EDMÉE.
J’en eus de cette première fois jusqu’à Cologne.
MARIE.
Et tout cela, sans dire une seule parole, notez bien.
EDMÉE.
À Cologne, je pris une voiture de place, et j’indiquai à mon cocher l’hôtel de la Poste, c’est-à-dire l’hôtel le plus éloigné du chemin de fer. J’espérais le dérouter. Dix minutes après mon arrivée, il était installé sur le même palier que moi. Je quittai Cologne à quatre heures du matin sans avoir fait le moindre bruit, sans avoir dérangé une chaise, sans que ma porte eût crié... J’avais pris le bateau de quatre heures du matin, espérant qu’à une pareille heure, il ne serait pas éveillé... Cinq minutes après moi, sir Edward était sur le bateau.
DURAND.
En vérité ! une semblable persistance...
EDMÉE.
Est insupportable, avouez-le... À Mayence, même jeu... Je descends à l’hôtel du Rhin... On me donne le n° 12.... Sir Edward me suivait et prend le n° 13. Le lendemain, je pars par le premier train. Je prends un coupé pour moi toute seule ; il loue le coupé en face, de sorte que, de Mayence à Mannheim, je ne l’ai pas perdu de vue un seul instant. Enfin, à Mannheim, je me rappelle l’adresse d’une amie de pension : je me fais conduire chez elle, je lui conte mes tribulations. Elle me donne son cocher et sa voiture, me fait sortir par une porte de derrière donnant sur une autre rue que celle par laquelle je suis entrée. Nous faisons dix lieues dans la nuit, je couche dans une espèce de village, je pars par le premier convoi, et j’arrive à Strasbourg, où je croyais trouver mon frère, bien décidée à me mettre sous sa protection... Point ! – Mon frère est parti un quart d’heure avant mon arrivée. Par bonheur, je n’ai pas revu sir Edward, et, cette fois, j’espère bien qu’il m’a perdue...
DURAND.
C’est probable.
EDMÉE.
En tout cas, je compte sur votre promesse... Vous n’avez plus une seule chambre vacante dans votre hôtel, n’est-ce pas ?
DURAND.
Pas une.
EDMÉE.
Je les ai bien retenues toutes ?...
DURAND.
Toutes, madame...
EDMÉE.
Et si un voyageur, quel qu’il soit, se présente... ?
DURAND.
Porte close.
EDMÉE, se dirigeant vers sa chambre.
J’y compte, monsieur, songez-y !...
DURAND.
Madame a ma parole. Seulement, il n’y aurait pas de mal à ce qu’elle me donnât le signalement de celui qui la poursuit...
EDMÉE.
Oh ! il est bien facile à reconnaître... Taille moyenne, blond, teint rose, les yeux bleus, mise élégante, vingt-six ou vingt-huit ans, l’air timide, suivi ou précédé d’un domestique anglais pur sang...
DURAND.
Mais si le signalement que madame me fait l’honneur de me donner est exacte, sir Edward ne doit pas être si laid !
EDMÉE.
Je ne vous ai pas dit qu’il fût laid. Je vous ai dit qu’il était importun... C’est bien pis ! Venez, Marie.
Elle sort.
Scène XII
DURAND, RIGAUDY, traversant la scène
RIGAUDY, regardant Edmée.
Personne charmante !...
DURAND.
N’est-ce pas ?...
RIGAUDY.
Arrivée ce matin ?...
DURAND.
À l’instant même.
RIGAUDY.
Et qui fait séjour dans votre hôtel ?
DURAND.
Qui part ce soir...
RIGAUDY.
Ce soir ?... Ah ! tant pis ! tant pis ! tant pis !...
Il rentre chez lui.
Scène XIII
DURAND, puis LOUIS
DURAND.
Bon ! est-ce que celui-ci aurait aussi des velléités de devenir amoureux ?... Oh !... mais... que dirait madame Rigaudy ?...
LOUIS, entrant.
Monsieur ! monsieur ! descendez donc !...
DURAND.
Qu’y a-t-il ?
LOUIS.
Il y a un Anglais qui ne veut pas nous croire, quoique nous lui disions que toutes les chambres sont louées. Eh ! tenez, voilà son domestique.
John paraît, chargé de paquets.
DURAND.
Fais-lui entendre raison ; je me charge du maître.
Il sort.
Scène XIV
LOUIS, JOHN
JOHN, déposant ses bagages devant la porte de Rigaudy.
Ah !... very well !...
LOUIS.
Dites donc, l’ami, vous savez que vous vous trompez ?...
JOHN.
Very well !
LOUIS, plus haut.
Qu’il n’y a plus de place à l’hôtel d’Angleterre ?
JOHN.
Very well !
Il va examiner les portes 6 et 7.
LOUIS, plus haut encore.
De sorte qu’il est impossible que vous y restiez ?...
JOHN.
Very well !
LOUIS, criant.
Comprenez-vous ?
JOHN.
Very well !
LOUIS.
Oh ! l’enragé !... Ah ! voilà monsieur, par bonheur !
Il sort après l’entrée d’Edward
Scène XV
JOHN, DURAND, SIR EDWARD
DURAND.
Mais puisque j’ai l’honneur de dire à milord qu’il ne reste pas une seule chambre...
SIR EDWARD, accent anglais, mais sans charge.
Oh ! cela ne fait rien.
DURAND.
Mais si, cela fait quelque chose : cela fait qu’il est impossible de loger milord...
SIR EDWARD.
Je suis très accommodant.
DURAND.
Milord voudra donc bien prendre la peine de chercher un autre hôtel...
SIR EDWARD.
Je préfère celui-ci.
DURAND.
Cependant, milord... puisqu’il n’y a pas de place.
SIR EDWARD, déposant son chapeau et son paletot.
Vous voyez bien qu’il y en a...
DURAND.
Où ?...
SIR EDWARD.
Ici.
DURAND.
Ici ? Mais c’est un couloir, milord.
SIR EDWARD.
Oh ! cela n’y fait rien.
DURAND.
Je serais désespéré que milord me forçât de recourir à des extrémités.
SIR EDWARD.
Recourez.
DURAND.
De m’adresser à la police.
SIR EDWARD.
La police me donnera raison.
DURAND.
Elle donnera raison à milord ?...
SIR EDWARD.
Oui.
DURAND.
Et comment cela ?
SIR EDWARD.
Il y a, sur votre maison, une grande planche avec ces mots écrits en lettres dorées : Hôtel d’Angleterre... Je suis Anglais ; donc, vous devez me loger...
JOHN.
Very well !
DURAND.
Very well ! very well ! Mon ami, c’est très bien ; mais milord ne peut pas loger dans un couloir !
SIR EDWARD.
Pourquoi pas ?
DURAND.
Mais il n’y a pas de lit.
SIR EDWARD.
Je dormirai sur une chaise.
DURAND.
Pas de table !
SIR EDWARD.
Je mangerai sur le pouce !...
DURAND.
Mais milord sera très mal.
SIR EDWARD.
Qu’importe, si je paye comme si j’étais très bien !...
DURAND.
Milord consentirait à payer ce couloir ?...
SIR EDWARD.
Dix louis par jour.
DURAND.
Mais, milord, dix louis par jour pour un couloir...
SIR EDWARD.
Voilà pour le premier jour.
DURAND.
Milord, je suis vraiment honteux...
SIR EDWARD.
Oh ! cela ne fait rien. John, déballez.
DURAND.
Ma foi, la dame a retenu les chambres, mais pas les couloirs : qu’ils s’arrangent comme ils voudront... Je vais raconter l’aventure aux officiers, cela les fera bien rire.
Il sort.
Scène XVI
SIR EDWARD, JOHN
Pendant le commencement de cette scène, John donne à sir Edward un peigne et un miroir et lui nettoie ses bottes.
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?
SIR EDWARD.
Vous êtes sûr qu’elle est ici ?
JOHN.
Oui, milord.
SIR EDWARD.
Vous l’avez vue ?
JOHN.
Je l’ai vue.
SIR EDWARD.
Quelle chambre habite-t-elle ?
JOHN, montrant le n° 6 et le n° 7.
L’une ou l’autre de ces deux chambres-là.
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?
SIR EDWARD.
Je suis content de vous.
JOHN.
Milord est bien bon.
SIR EDWARD, plaçant une chaise devant le n° 6.
Je resterai ici jusqu’à ce qu’elle sorte... Oh !...
JOHN.
Milord...
SIR EDWARD.
Je crois qu’elle sait que je suis là.
JOHN.
C’est probable.
SIR EDWARD.
Quelqu’un regarde par la serrure.
JOHN.
Oui.
SIR EDWARD.
Oh ! bel ange ! je vous aime.
JOHN.
Pourquoi milord ne lui dit-il pas ces choses-là quand il se trouve en face d’elle ?
SIR EDWARD.
Parce que je n’ose...
Il envoie des baisers à travers la porte.
JOHN.
À la bonne heure.
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?
SIR EDWARD, se levant.
La porte s’ouvre.
Scène XVII
SIR EDWARD, JOHN, MADAME RIGAUDY
MADAME RIGAUDY, voilée. Elle passe devant eux.
Il m’a envoyé des baisers... Charmant jeune homme !...
SIR EDWARD.
Madame...
MADAME RIGAUDY.
Monsieur...
SIR EDWARD.
Oh ! John ! ce n’est pas sa voix, ce n’est pas elle !...
MADAME RIGAUDY.
Vous disiez, monsieur ?...
SIR EDWARD.
Pardon, madame, mais ce n’était pas vous que j’attendais...
MADAME RIGAUDY.
Comment ! ce n’était pas moi que vous attendiez ?... Ce n’est pas à moi que... ?
SIR EDWARD.
Hélas ! non, madame...
MADAME RIGAUDY.
Oh ! l’impertinent !...
Elle sort furieuse par l’escalier.
Scène XVIII
SIR EDWARD, JOHN, MADAME RIGAUDY, RIGAUDY
RIGAUDY, entr’ouvrant la porte.
Ma femme sort... bon !...
Il va sur la pointe du pied jusqu’à l’escalier, après avoir trébuché sur les bagages.
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?
SIR EDWARD.
Ce n’était pas elle.
JOHN.
Je l’ai bien vu, milord.
SIR EDWARD.
Vous vous étiez trompé.
JOHN.
C’est probable.
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?
SIR EDWARD.
Je ne suis pas content de vous.
JOHN.
Milord est bien bon... Mais j’ai dit à milord : numéro 6 ou 7.
SIR EDWARD.
C’est vrai.
Il transporte sa chaise en face du n° 7 et s’y assied.
JOHN.
C’est à recommencer, voilà tout.
RIGAUDY, reparaissant.
Ce diable d’Anglais ! c’est lui, j’en suis sûr, qui l’empêche de sortir.
SIR EDWARD, sec.
Vous me faites l’honneur de me parler, monsieur.
RIGAUDY, rentrant chez lui.
Non, monsieur ; je me parlais à moi-même. Je déteste les Anglais !
Il rentre en trébuchant encore sur les bagages ; John lui parle vivement en anglais. Rigaudy se fâche et ferme brusquement sa porte. John prend une pose de boxeur.
Scène XIX
SIR EDWARD, JOHN, puis MARIE
SIR EDWARD.
John !
JOHN, partagé entre son maître et Rigaudy.
Milord ?...
SIR EDWARD.
On entend du bruit dans la chambre.
JOHN.
Oui.
MARIE, dans l’intérieur de la chambre.
Tout de suite, madame, tout de suite.
Elle jette un cri en voyant l’Anglais installé en face de la porte.
Ah !
EDMÉE, dans la chambre.
Qu’y a-t-il ?
MARIE, rentrant.
C’est encore lui, madame ! c’est encore lui !...
Scène XX
SIR EDWARD, JOHN
SIR EDWARD, joyeux.
John !
JOHN.
Milord ?...
SIR EDWARD.
Sa femme de chambre !
JOHN.
Je le disais bien à milord.
SIR EDWARD.
Je suis très content, John.
JOHN.
Et moi aussi, milord.
Scène XXI
EDMÉE, SIR EDWARD, JOHN
EDMÉE.
Ah ! c’est trop fort ! et, cette fois, il faut en finir.
SIR EDWARD.
Oh !... c’est elle !...
EDMÉE.
Monsieur !...
SIR EDWARD.
John, elle m’a parlé !...
EDMÉE.
Monsieur !...
SIR EDWARD.
John, laissez-nous.
John sort par l’escalier.
Scène XXII
EDMÉE, SIR EDWARD
EDMÉE, à part.
Il renvoie son domestique !...
Haut.
Monsieur...
SIR EDWARD.
Madame ?...
EDMÉE.
Depuis huit jours, j’ai le malheur d’être poursuivie par vous...
SIR EDWARD.
Et moi, madame, depuis huit jours, j’ai le bonheur de vous voir et de vous admirer.
EDMÉE.
Savez-vous, monsieur, que cette obstination me donne une idée affreuse de votre courtoisie ?
SIR EDWARD.
Il ne faut pas s’en rapporter aux apparences.
EDMÉE.
Mais, monsieur, vous êtes, il me semble, un peu plus qu’une apparence ; vous êtes bel et bien une réalité, et une réalité fort désobligeante même, je dois le dire.
SIR EDWARD.
Hélas ! madame, tout le monde n’a pas, comme vous, le privilège d’être un rêve, et un rêve charmant !...
EDMÉE.
Bon ! voilà que je suis un rêve, moi !...
SIR EDWARD.
Oh ! oui !... rêve de bonheur ! rêve de poésie ! rêve d’amour !...
EDMÉE, riant d’un rire nerveux.
Oh !... par exemple !...
SIR EDWARD.
Ne riez pas, madame, si mon cœur parle si bien le français et si ma bouche le parle si mal.
EDMÉE.
Oh ! monsieur, votre bouche ne le parle que trop bien, puisque je comprends les impertinences que vous me dites.
SIR EDWARD.
Vous avez donc une bien mauvaise opinion de moi, madame ?...
EDMÉE.
Avouez que vous avez tout fait pour provoquer cette opinion.
SIR EDWARD.
Permettez-vous, madame, que je vous parle franchement ?
EDMÉE.
Et si je vous le défendais ?...
SIR EDWARD.
Vous ne voudriez pas me faire une si grande peine.
EDMÉE.
Il est curieux, en vérité !...
SIR EDWARD.
Eh bien, sachez une chose...
EDMÉE.
Laquelle ? Dites !
SIR EDWARD.
C’est que je n’eusse jamais osé vous adresser la parole, si la première vous ne m’eussiez parlé.
EDMÉE.
Pourquoi ?
SIR EDWARD.
Parce que ce n’est pas la coutume en Angleterre de parler à une femme sans lui être présenté.
EDMÉE.
Mais il paraît que c’est la coutume de poursuivre une femme, de la présence et du regard, jusqu’à ce qu’elle soit forcée de vous dire : « Monsieur, votre regard me fatigue ! monsieur, votre présence m’est insupportable ! »
SIR EDWARD.
Et vous me dites cela ?...
EDMÉE.
Mais... oui, à peu près.
SIR EDWARD.
Je suis bien malheureux, alors.
EDMÉE.
Voyons, monsieur, parlons raison.
SIR EDWARD.
Parlez raison, madame, vous qui êtes raisonnable ; mais moi, moi... je ne puis que parler folie... je suis fou !...
EDMÉE.
Alors, nous ne nous entendrons jamais.
SIR EDWARD.
Oh ! cela ne fait rien... Parlez toujours.
EDMÉE.
Soit. Eh bien, monsieur, j’espère, maintenant que nous nous sommes expliqués...
SIR EDWARD.
Comment cela, expliqués ?...
EDMÉE, impatientée.
Enfin, monsieur, j’espère que, maintenant que vous m’avez dit que vous m’aimiez, et que je vous ai dit que je ne vous aimais pas...
SIR EDWARD.
Vous m’avez dit que vous ne m’aimiez pas ; mais je ne vous ai pas dit que je vous aimais...
EDMÉE.
Comment, vous ne m’avez pas dit que vous m’aimiez ?...
SIR EDWARD.
Non, je n’ai point encore osé.
EDMÉE.
Mais vous me le dites, maintenant.
SIR EDWARD.
Je vous remercie, madame, de me comprendre sans que je parle.
EDMÉE.
Oh ! monsieur... ceci, par exemple, est trop fort !... finissons-en...
SIR EDWARD.
Hélas ! madame, pour en finir, il faudrait avoir commencé.
EDMÉE.
Qu’avez-vous donc fait depuis ces huit jours ?
SIR EDWARD.
Alors, vous avez la bonté de me tenir compte de ces huit jours ?
EDMÉE.
Je vous en tiens compte comme de huit jours de fatigue, d’ennui, de supplice... Je vous en tiens compte pour vous dire : Cela durera-t-il longtemps ainsi ?
SIR EDWARD.
Tant que je pourrai, madame.
EDMÉE.
Vrai ?... malgré ce que je viens de vous dire, vous avez l’intention de me poursuivre encore ?
SIR EDWARD.
Oui, madame.
EDMÉE.
Vous savez que, ce soir, je pars pour Paris ?
SIR EDWARD.
Non, madame, je ne le savais pas, et je vous remercie d’avoir la bonté de m’en prévenir.
EDMÉE.
Je ne vous en préviens pas, je vous le dis.
SIR EDWARD.
Pour moi qui suis étranger, c’est tout un.
EDMÉE.
En attendant, monsieur, restez-vous dans cet hôtel ou le quittez-vous ?
SIR EDWARD.
C’est selon.
EDMÉE.
Comment, c’est selon ?
SIR EDWARD.
Oui... Si vous y restez, je reste ; si vous le quittez, je vous suis.
EDMÉE.
C’est une plaisanterie, monsieur, et j’espère que vous ne pousserez pas la persécution jusque-là...
SIR EDWARD.
Essayez...
EDMÉE.
En vérité, cette tranquillité m’exaspère.
Elle appelle.
Marie !
Scène XXIII
EDMÉE, SIR EDWARD, MARIE
MARIE.
Madame ?...
EDMÉE.
Appelle une voiture !... Nous quittons cet hôtel.
SIR EDWARD.
John !
Scène XXIV
EDMÉE, SIR EDWARD, MARIE, JOHN
JOHN.
Milord ?...
SIR EDWARD.
Appelez une voiture !... Nous quittons cet hôtel.
EDMÉE, à Marie.
Reste !
SIR EDWARD, à John.
Restez !
EDMÉE.
Alors, c’est une détermination prise, monsieur ?
SIR EDWARD.
Irrévocable.
EDMÉE.
Eh bien, sachez une chose...
SIR EDWARD.
J’écoute.
EDMÉE.
C’est que je me suis arrêtée à Strasbourg pour deux raisons...
SIR EDWARD.
Une seule me suffit, madame, du moment que vous vous y êtes arrêtée.
EDMÉE.
N’importe, vous les connaîtrez toutes les deux.
SIR EDWARD.
Avec plaisir.
EDMÉE.
J’en doute... La première, c’est que je croyais y trouver mon frère... M. Arthur de Valgenceuse... lieutenant au 7e chasseurs.
SIR EDWARD.
Et vous ne l’y avez pas trouvé ?
EDMÉE.
Non, monsieur ; quand je suis arrivée, il était parti depuis dix minutes.
SIR EDWARD.
J’en suis désespéré... J’eusse été enchanté de faire sa connaissance.
EDMÉE.
La seconde...
SIR EDWARD.
La seconde raison ?
EDMÉE.
Oui, monsieur... C’est que j’y avais donné rendez-vous à mon mari.
SIR EDWARD.
À votre mari ?... Oh !
EDMÉE.
Car vous saurez une chose, monsieur, c’est que je suis mariée...
SIR EDWARD.
Oh !
EDMÉE.
Et que j’adore mes enfants.
SIR EDWARD.
Oh ! vous avez des enfants, madame ?
EDMÉE.
Oui.
SIR EDWARD.
Combien ?...
EDMÉE, furieuse.
Six.
SIR EDWARD.
Oh ! cela ne fait rien.
EDMÉE.
Comment, cela ne fait rien ?...
SIR EDWARD.
Non... J’aime aussi beaucoup les enfants, moi.
EDMÉE.
Je vous préviens, monsieur, que mon mari est très jaloux...
Elle avise Rigaudy, qui regarde et qui écoute près de sa porte.
SIR EDWARD.
Je comprends cela...
EDMÉE.
Et que, s’il vous trouvait ici...
Elle regarde Rigaudy pour essayer de lui faire comprendre son intention.
SIR EDWARD.
Oh ! j’en serais au désespoir !
EDMÉE.
Eh ! tenez, tenez, justement...
Même jeu.
Le voici !
SIR EDWARD.
Comment, le voici ?
Scène XXV
SIR EDWARD et JOHN, au fond, à gauche, EDMÉE, RIGAUDY, MARIE
EDMÉE, courant à Rigaudy.
Ah ! monsieur, enfin, c’est vous !...
RIGAUDY, étonné.
Madame...
EDMÉE.
Cher époux !...
RIGAUDY, de plus en plus étonné.
Ah ! ah !
MARIE.
Oh ! monsieur, quel bonheur !... vous voilà donc !
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?...
SIR EDWARD.
Serait-elle véritablement mariée ?...
JOHN.
Il paraît.
EDMÉE, bas, à Rigaudy.
Vous avez compris, n’est-ce pas, monsieur ?... Il s’agit de me sauver.
RIGAUDY.
De grand cœur !... mais...
MARIE.
Mais, monsieur, embrassez donc madame.
RIGAUDY.
Volontiers, très volontiers ; mais...
MARIE.
Elle vous attendait avec tant d’impatience... Allez !
Rigaudy embrasse Edmée.
Embrassez-la donc encore !
Rigaudy l’embrasse de nouveau.
SIR EDWARD, à part.
Oh ! c’est vilain à voir !
EDMÉE.
Délivrez-moi de cet Anglais, je vous en supplie !...
RIGAUDY.
Très volontiers ; mais... mais ma femme...
EDMÉE.
Nous lui expliquerons tout, monsieur... Venez !...
À sir Edward.
Voici mon mari, monsieur ; mon mari qui me protégera, qui me défendra... Ah ! je ne suis donc plus seule !... Venez, mon ami, venez !...
Elle l’entraîne dans la chambre n° 7.
MARIE, le poussant.
Venez, monsieur ! venez !
Ils rentrent.
Scène XXVI
SIR EDWARD, JOHN
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?...
SIR EDWARD.
Il paraît que je m’étais trompé.
JOHN.
Il paraît, milord...
SIR EDWARD.
Elle était mariée...
JOHN.
Et à ce clown, à ce danseur qui sautait par-dessus mon...
SIR EDWARD.
Je suis très malheureux, John.
JOHN.
Et moi aussi, milord.
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?...
SIR EDWARD.
Je me trompais...
JOHN.
Comment ?
SIR EDWARD.
Je suis moins malheureux que je ne croyais.
JOHN.
Et moi aussi... Oh ! tant mieux !...
SIR EDWARD.
Tirez les pistolets de ma malle...
JOHN.
Je comprends.
SIR EDWARD.
Je tuerai le clown.
JOHN.
Milord fera très bien.
SIR EDWARD.
Dépêchez-vous.
JOHN.
Les voilà, milord.
SIR EDWARD.
Chargez, John !... je suis pressé.
John charge les pistolets.
Scène XXVII
SIR EDWARD, JOHN, RIGAUDY, d’un air fat et comme enchanté de lui-même
RIGAUDY, chantant d’un air dégagé.
Guerre aux amants ! jamais dans mon ménage,
Jamais milord
Ne régnera !
SIR EDWARD.
Monsieur, je suis désespéré de vous dire que vous chantez faux...
RIGAUDY.
Moi ! je chante faux ? Ah ! par exemple !...
SIR EDWARD.
Oui, monsieur, et je déteste les gens qui chantent faux !
RIGAUDY.
Monsieur, on peut être très honnête homme et chanter faux.
SIR EDWARD.
Non, monsieur.
RIGAUDY.
Comment, de ce que l’on chante faux, il s’ensuit nécessairement... ?
SIR EDWARD.
Oui, monsieur.
RIGAUDY.
D’ailleurs, ce n’était pas faux.
SIR EDWARD.
Prenez garde, monsieur, vous venez de me donner un démenti.
RIGAUDY.
Moi ?...
SIR EDWARD.
Oui, vous !
RIGAUDY.
Monsieur, c’est sans intention aucune.
SIR EDWARD.
Je n’accepte pas vos excuses.
RIGAUDY.
Monsieur, je vous dis...
SIR EDWARD.
Vous dites, monsieur ?...
RIGAUDY.
Je dis... Savez-vous la musique ?...
SIR EDWARD.
Comme Rossini.
RIGAUDY.
C’est beaucoup dire ; mais enfin...
SIR EDWARD.
Prétendriez-vous que je ne sais pas la musique ?
RIGAUDY.
Je ne dis pas cela, monsieur...
À part.
En voilà un mauvais caractère !
SIR EDWARD.
Que dites-vous, alors ?...
RIGAUDY.
Je dis : Jamais milord ne régnera !... si do ré mi la si do ré si do ré fa mi ré si la.
SIR EDWARD.
Ce n’est pas un la !
RIGAUDY.
Comment, ce n’est pas un la ?
SIR EDWARD.
C’est un ut.
RIGAUDY.
Ah ! par exemple, un ut ? Si do ré mi fa ré si la la la !
SIR EDWARD.
Cette fois, vous me l’avez donné, monsieur !
RIGAUDY.
Quoi ?...
SIR EDWARD.
Le démenti.
RIGAUDY.
Moi ?
SIR EDWARD.
Oui, vous.
RIGAUDY.
Moi !... moi !... je vous ai donné un démenti ?
SIR EDWARD.
Et vous m’en rendrez raison.
RIGAUDY.
Ah bien, oui, dimanche !
SIR EDWARD.
Non, pas dimanche... aujourd’hui.
RIGAUDY.
Aujourd’hui ?
SIR EDWARD.
À l’instant même.
RIGAUDY.
Mais, monsieur !... mais, monsieur ! je n’ai pas d’armes !
SIR EDWARD.
Voici des pistolets tout chargés.
RIGAUDY.
Mais, monsieur, nous n’avons pas de témoins.
Madame Rigaudy entre.
SIR EDWARD.
Nous nous en passerons.
RIGAUDY.
Mais alors, monsieur, dites-le tout de suite, c’est ma vie que vous voulez.
SIR EDWARD.
Tout simplement.
Scène XXVIII
SIR EDWARD, JOHN, RIGAUDY, MADAME RIGAUDY
MADAME RIGAUDY.
Comment ! vous voulez la vie de mon mari, malheureux jeune homme ?
SIR EDWARD.
La vie de votre mari...
RIGAUDY.
Oh ! ma pauvre Rosine !... quel enragé !
SIR EDWARD.
Monsieur est votre mari ?
MADAME RIGAUDY.
Sans doute.
SIR EDWARD.
Alors, la dame du n° 7... ?
MADAME RIGAUDY.
Comment, la dame du n° 7 ?... Hector !...
RIGAUDY.
Est-ce que je la connais, la dame du n° 7 !
SIR EDWARD.
Comment, vous ne la connaissez pas ?...
RIGAUDY.
Eh ! je l’ai vue tout à l’heure pour la première fois.
SIR EDWARD.
Pour la première fois !... Comment se fait-il alors que vous l’appeliez ma femme ?...
MADAME RIGAUDY.
Vous appeliez la dame du n° 7 ma femme ?
SIR EDWARD.
Que vous l’embrassiez ?...
MADAME RIGAUDY.
Vous embrassiez la dame du n° 7 ?
RIGAUDY.
C’était pour lui faire plaisir.
MADAME RIGAUDY.
Pour lui faire plaisir ?...
RIGAUDY.
Eh bien, voulez-vous savoir la vérité ?... Elle m’avait prié de dire que j’étais son mari pour se débarrasser de vous.
SIR EDWARD.
Très bien ! vous pouvez rentrer chez vous, monsieur.
MADAME RIGAUDY.
Oh ! les hommes ! les hommes ! on ne peut pas les laisser seuls cinq minutes...
RIGAUDY.
Mais, Rosine, puisque je te dis...
MADAME RIGAUDY.
Rentrez, Hector... et devant moi !
Ils rentrent au n° 6.
Scène XXIX
ARTHUR, SIR EDWARD, JOHN
SIR EDWARD.
John !
JOHN.
Milord ?...
SIR EDWARD.
J’étais tombé sur un faux mari.
JOHN.
C’est probable.
ARTHUR, s’approchant.
Il ne faut pas vous désespérer pour cela, monsieur.
SIR EDWARD.
Je ne m’en désespère pas, monsieur... Au contraire, je m’en réjouis.
ARTHUR.
Alors, il ne faut pas vous réjouir pour cela.
SIR EDWARD.
Pourquoi, monsieur ?...
ARTHUR.
Parce que si vous êtes tombé sur un faux mari, vous êtes tombé en même temps sur un vrai frère.
SIR EDWARD.
Votre nom, monsieur ?...
ARTHUR.
Arthur de Valgenceuse... Et si vous voulez bien me permettre de joindre mon titre à mon nom, j’ajouterai : lieutenant au 7e régiment de chasseurs. Voici d’ailleurs ma carte. Croyez, monsieur, que je ne l’ai pas fait faire pour les besoins de la cause.
SIR EDWARD, avec beaucoup de dignité.
Inutile, monsieur... Quand on porte l’habit que vous portez, on ne ment pas...
Il salue.
Vous êtes le frère de madame Edmée de Valgenceuse ?
ARTHUR.
Oui, monsieur.
Sir Edward fait signe à John de sortir ; celui-ci obéit.
SIR EDWARD.
C’est vous, monsieur, que l’on croyait parti ce matin ?
ARTHUR.
J’étais parti, en effet, c’est-à-dire que j’avais quitté l’hôtel. Un petit accident arrivé à la voiture a été cause que j’ai manqué le chemin de fer. Je suis, au reste, heureux de cet accident, puisque, si j’en crois M. Durand, cet accident me permet de porter à ma sœur un secours dont vous lui faites un urgent besoin.
SIR EDWARD.
Soyez le bienvenu, monsieur, quelle que soit la chose qui vous reste à me dire.
ARTHUR.
Et quelle que soit la chose qui me reste à vous dire, vous y répondrez franchement ?...
SIR EDWARD.
Je suis gentilhomme, monsieur.
Les deux hommes se saluent.
ARTHUR.
Eh bien, j’ai à vous demander s’il est vrai, monsieur, comme l’a dit le maître de cet hôtel, que, d’Ostende jusqu’ici, vous avez suivi ma sœur, avec une importunité telle, que ce matin, en rentrant en France, elle a été obligée de s’adresser à l’autorité pour se débarrasser de vous ?
SIR EDWARD.
Je ne sais, monsieur, si madame votre sœur a été sur le point de recourir à l’autorité pour se débarrasser de moi ; mais la vérité est que je l’ai suivie d’Ostende jusqu’ici.
ARTHUR.
Et pourquoi suiviez-vous ma sœur ?
SIR EDWARD.
Parce que je l’aime, monsieur.
ARTHUR.
Les femmes sont inconséquentes parfois... Ma sœur, par quelque aveu ou quelque imprudence, avait-elle autorisé cette poursuite ?
SIR EDWARD.
Par aucun aveu, par aucune imprudence... non, monsieur.
ARTHUR.
Alors, toute la responsabilité de cette poursuite, au moins inconvenante, retombe sur vous.
SIR EDWARD.
Sur moi seul.
ARTHUR.
Vous n’avez aucune excuse à faire valoir ?...
SIR EDWARD.
Aucune, si ce n’est la loyauté de mes intentions.
ARTHUR.
Et vos intentions, peut-on les connaître, monsieur ?
SIR EDWARD.
Votre sœur les eût déjà connues, monsieur, si elle m’eût laissé le temps de les lui dire.
ARTHUR.
Comme son seul parent, admettez-vous que j’aie le droit de les connaître ?...
SIR EDWARD.
Parfaitement, monsieur... Je me nomme sir Edward Dennebury. J’ai vingt-huit ans, je suis baronnet du chef de mon père. Je serai lord et membre du parlement à la mort de mon oncle. J’ai vingt mille livres sterling de rente... Je suis parfaitement libre de mes actions, et j’ai l’honneur, monsieur, de vous demander la main de votre sœur.
ARTHUR.
Ce n’est, vous le comprenez bien, une excuse que si ma sœur accepte...
SIR EDWARD.
Oui, monsieur... Je comprends.
ARTHUR.
Mais si elle refuse... cette poursuite obstinée restera toujours comme une inconvenance dont j’aurai à vous demander raison.
SIR EDWARD.
Vous apprécierez, monsieur.
ARTHUR.
Et si, avec la susceptibilité d’un homme qui a l’honneur de porter l’uniforme, je juge qu’il y a lieu à duel...
SIR EDWARD.
Vous choisirez vous-même l’heure, le lieu, les armes... À partir de ce moment, je me tiens à votre disposition.
ARTHUR.
Vous avez raison, vous êtes un vrai gentilhomme.
SIR EDWARD.
Votre sœur est dans cette chambre... Ma présence ici serait une inconvenance à ajouter à celles que j’ai déjà commises... Dans cinq minutes, monsieur, je reviendrai me mettre à vos ordres.
Il salue et sort.
Scène XXX
ARTHUR, seul
En vérité, ce garçon-là est fort bien, et j’aimerais autant l’avoir pour beau-frère que d’être obligé de lui envoyer une balle dans la tête.
Scène XXXI
EDMÉE, ARTHUR
EDMÉE, entr’ouvrant sa porte.
Mais... je ne me trompe pas... c’est toi, frère !... Oh ! viens ! viens !
ARTHUR.
Ah ! vous voilà donc, belle voyageuse !
EDMÉE.
Depuis un instant, il me semblait reconnaître ta voix.
ARTHUR.
Et voilà comment tu étais pressée de me revoir ?
EDMÉE.
Je te croyais si bien sur la route de Paris... Et puis... tu n’étais pas seul.
ARTHUR.
Non ; j’étais avec ton Anglais.
EDMÉE.
Mon Anglais !... Tu sais donc... ?
ARTHUR.
Oui : quand je suis revenu, ton aventure faisait les frais de la table d’hôte... Je n’ai donc eu aucun renseignement à te demander, j’étais au courant.
EDMÉE, embarrassée et regardant autour d’elle.
Et... il est parti ?...
ARTHUR.
Je ne sais pas précisément s’il est parti ; mais je sais tout au moins que tu en es débarrassée.
EDMÉE.
Débarrassée ?
ARTHUR.
Oui ; nous avons causé cinq minutes ; et, au bout de cinq minutes, il était convenu lui-même de l’impertinence de sa conduite.
EDMÉE.
En cinq minutes, tu lui as fait comprendre ce que je n’ai pas pu lui faire comprendre en une heure, moi ?... Tu es un habile logicien, Arthur !
ARTHUR.
Enfin, en tout cas, tu vois : la place est libre.
EDMÉE.
Oui ; mais à quelles conditions ?...
ARTHUR.
Sans condition aucune.
EDMÉE.
Comment vous êtes-vous quittés, alors ?...
ARTHUR.
Les meilleurs amis du monde !
EDMÉE, répétant.
Les meilleurs amis du monde ?
ARTHUR.
Oui... Je le trouve charmant, ce garçon.
EDMÉE.
Charmant ! tu plaisantes !...
ARTHUR.
Non, sur l’honneur, et la preuve, c’est que j’ai une proposition à te faire.
EDMÉE.
Laquelle ?...
ARTHUR.
Mais de l’épouser, tout simplement.
EDMÉE.
Es-tu fou, Arthur ?
ARTHUR.
Non.
EDMÉE.
Ou plaisantes-tu ?...
ARTHUR.
Je parle on ne peut plus sérieusement.
EDMÉE.
Épouser un homme que je n’avais pas encore vu il y a huit jours, et qui m’a parlé aujourd’hui pour la première fois ?
ARTHUR.
Remarque bien que je ne force pas ton inclination ; c’est une simple proposition que je te fais.
EDMÉE.
Mais elle est absurde, ta proposition !
ARTHUR.
Voyons ! voyons !... écoute-moi... Pourquoi est-ce absurde ?... Le trouves-tu vieux ?...
EDMÉE.
Oh ! par exemple ! il a vingt-six ou vingt-huit ans à peine.
ARTHUR.
Le trouves-tu laid ?...
EDMÉE.
Non, il est plutôt bien que mal.
ARTHUR.
Le trouves-tu commun ?...
EDMÉE.
Au contraire ; il m’a semblé... fort gentleman.
ARTHUR.
Ajoute à cela qu’il est noble, qu’il est riche, qu’il t’aime.
EDMÉE.
Qui t’a dit tout cela ?...
ARTHUR.
Pardieu ! lui !...
EDMÉE.
Mais je ne l’aime pas, moi.
ARTHUR.
Ah ! voilà qui répond à tout... Ainsi, tu ne l’aimes pas ?
EDMÉE.
Non.
ARTHUR.
Tu en es sûre ?...
EDMÉE.
Oh ! par exemple !...
ARTHUR.
Et tu refuses décidément de l’épouser ?...
EDMÉE.
Et je refuse décidément de l’épouser.
ARTHUR.
Alors, rentre dans ta chambre.
EDMÉE.
Pourquoi cela ?...
ARTHUR.
Parce que sir Edward va revenir, et que j’ai une réponse à lui rendre.
EDMÉE.
Une réponse ?...
ARTHUR.
Sans doute, toute demande mérite une réponse... Sir Edward t’a demandée en mariage, il faut bien que je lui réponde que tu ne veux pas de lui... Le voici !
EDMÉE.
Mets-y des égards, au moins.
ARTHUR.
Parbleu ! les plus grands égards... Va !...
Il la reconduit chez elle.
Scène XXXII
EDMÉE, tenant sa porte entr’ouverte pour entendre, ARTHUR, SIR EDWARD
ARTHUR.
Monsieur, dans un quart d’heure, je viendrai vous prendre avec mes témoins ; vous apporterez vos pistolets, j’apporterai les miens : le sort désignera ceux dont il sera fait usage.
SIR EDWARD.
À vos ordres, monsieur...
Arthur sort par l’escalier.
EDMÉE, qui a tout entendu.
Ils vont se battre !... je m’en doutais...
Scène XXXIII
SIR EDWARD, puis EDMÉE
SIR EDWARD.
Elle a refusé... Ah ! par ma foi, du moment que la sœur refuse, autant que le frère me casse la tête.
EDMÉE, à part.
Je ne puis cependant permettre ce duel...
Elle fait du bruit en tirant sa porte.
SIR EDWARD, se retournant vivement.
Elle !...
EDMÉE.
Monsieur... Pardon, je croyais mon frère avec vous !
SIR EDWARD.
En effet, madame, il y était, il n’y a qu’un instant.
EDMÉE.
Et il est... sorti ?
SIR EDWARD.
Sorti... oui, madame.
EDMÉE.
Va-t-il revenir ?
SIR EDWARD.
Je ne crois pas.
EDMÉE.
Oh ! mon Dieu ! et moi qui voulais absolument lui parler... Mais puisqu’il n’y est pas... puisqu’il est sorti... puisque vous ne croyez pas qu’il doive revenir... je rentre... je...
À part.
Eh bien, il ne me retient pas !...
SIR EDWARD, au moment où Edmée met le pied sur le seuil de sa chambre.
Madame !
EDMÉE, à part.
Enfin !...
Haut, se retournant.
Monsieur ?...
SIR EDWARD.
Dans un instant, je pars, madame.
EDMÉE.
Ah ! vous partez ?
SIR EDWARD.
Oui, je quitte la France... pour n’y jamais revenir... et ces paroles que je vous adresse sont les dernières que vous aurez l’ennui d’entendre sortir de ma bouche.
EDMÉE.
Monsieur...
SIR EDWARD.
Maintenant, vous comprenez, madame... je ne voudrais à aucun prix, en prenant congé de vous par un adieu éternel, vous laisser de moi un mauvais souvenir.
EDMÉE.
Que vous importe, monsieur, le souvenir qu’une inconnue gardera de vous ?... Dites...
SIR EDWARD.
Il m’importe beaucoup, madame... Ma conduite envers vous a été folle, inconsidérée, ridicule... oui, j’en conviens ; mais elle avait son excuse dans l’irrésistible entraînement auquel j’obéissais...
EDMÉE.
Prenez garde, monsieur ! vous allez encore me parler de choses que je ne puis entendre.
SIR EDWARD.
Mon amour est ma seule excuse, madame, et je suis désarmé si je ne vous parle pas de mon amour.
EDMÉE.
Vous conviendrez, monsieur, que cet amour vous est venu si rapidement et s’est manifesté d’une si singulière façon, qu’il est quelque peu permis d’en douter.
SIR EDWARD.
Hélas ! madame, on peut douter de tout : moi-même, si je vous disais que, jusqu’au moment où je vous ai vue...
EDMÉE.
Comment ?...
SIR EDWARD.
N’avez-vous pas entendu raconter que, dans notre brumeuse Angleterre, il y a des malheureux qui naissent riches de tous les dons de la terre, mais déshérités de cette faculté qui fait qu’on les apprécie à leur valeur ? Eh bien, j’étais de ces rêveurs malades que novembre emporte d’habitude avec les dernières feuilles... Tout à coup, comme, à la suite de ce spectre qu’on appelle le spleen, je m’acheminais vers les mois mortels... je vous rencontrai !... Il sembla, à votre vue, que la main d’une fée m’arrachait un voile de dessus les yeux... Tout m’apparut alors sous son vrai jour, avec sa véritable couleur... C’était une erreur, une folie, une faute peut-être ; mais vous m’en avez puni comme d’un crime.
EDMÉE.
Moi ?
SIR EDWARD.
Oui... J’ai été sans raison ; mais vous, vous avez été sans pitié.
EDMÉE.
Comment cela ?...
SIR EDWARD.
Vous pouviez me repousser... vous pouviez me dire que vous ne m’aimiez pas, que vous ne m’aimeriez jamais, c’était votre droit... Mais vous m’avez méprisé, raillé, exposé au ridicule devant un homme, un fat, que vous avez fait passer pour votre mari et qui, par bonheur, ne l’était pas... Ah ! voilà ce qui, au moment de vous quitter, me froisse douloureusement le cœur... c’est qu’un amour si vrai, si réel, si profond, ait été complètement méconnu de celle à qui il s’adressait. Ah ! c’était mal, madame ; très mal !
EDMÉE, lui tendant la main.
C’est vrai, monsieur, et maintenant que je vous connais mieux, j’en suis fâchée...
SIR EDWARD.
Oh ! me dites-vous ces paroles du fond du cœur ?
EDMÉE.
Du fond du cœur, oui, monsieur.
SIR EDWARD.
Merci, madame ! merci !... Maintenant qu’à vos yeux j’ai cessé d’être un bouffon pour redevenir un homme, j’accepte ma destinée. J’ai touché votre main, j’ai lu mon pardon dans vos yeux, je puis mourir !
EDMÉE, le retenant.
Mourir !... vous, monsieur ? Sir Edward, quelque danger que vous ne dites pas vous menace.
SIR EDWARD.
Oh ! oui, madame, un bien grand : celui de ne plus vous voir...
EDMÉE.
Vous allez vous battre avec mon frère ?
SIR EDWARD.
Moi, madame ?
EDMÉE.
Il doit, dans un quart d’heure, revenir vous prendre avec les témoins. Ne niez pas, j’ai tout entendu.
SIR EDWARD.
Oui... et, je comprends, vous tremblez pour votre frère...
EDMÉE.
Monsieur...
SIR EDWARD.
Tranquillisez-vous, madame : dans un duel dont vous êtes la cause... entre deux hommes qui vous aiment tous deux... un seul court quelque danger... c’est celui que vous n’aimez pas...
EDMÉE.
Que dites-vous là, monsieur ?
SIR EDWARD.
Que l’on ne défend une vie que lorsque cette vie a quelque prix... Or, moi qui suis seul, isolé, moi que personne n’aime, qu’ai-je à faire de la vie ?... pourquoi la défendre au péril d’une autre ?... C’est bien assez d’être indifférent, je ne veux pas être maudit.
EDMÉE.
Monsieur !... mais ce n’est pas pour mon frère seul que je crains... Vous me croyez donc bien cruelle, que vous pensez que la vie d’un homme m’importe si peu... cet homme me fût-il inconnu ?...
SIR EDWARD.
Madame...
EDMÉE.
Mais vous ne m’êtes pas même inconnu, vous... Est-ce que, s’il vous arrivait malheur, je n’aurais pas toujours le son de votre voix à mon oreille, le souvenir de votre visage devant mes yeux ?... Non, non, monsieur, ce duel est insensé, il n’aura pas lieu, je vous en prie, je vous en supplie !
SIR EDWARD.
Oh ! madame, que l’homme aimé de vous serait heureux, puisque, pour un indifférent, vous avez de si douces prières !
Arthur entre et reste au fond, sans être vu.
EDMÉE.
Eh ! monsieur, c’est que non-seulement vous ne m’êtes pas inconnu, mais encore...
SIR EDWARD.
Achevez, madame !
EDMÉE.
C’est qu’en vous voyant apparaître... comme je ne vous avais pas vu encore, c’est-à-dire sous votre véritable jour, c’est que vous avez cessé de m’être indifférent !...
SIR EDWARD.
Moi ?
EDMÉE.
C’est que je ne veux pas qu’il vous arrive, à vous, plus malheur qu’à mon frère ! c’est qu’enfin, puisqu’il n’y a qu’un moyen d’empêcher ce malheureux duel... eh bien !... c’est... c’est... c’est que je vous aime !...
SIR EDWARD, tombant à genoux et baisant la main d’Edmée.
Oh ! madame ! madame !... oh ! que je suis heureux !...
Scène XXXIV
SIR EDWARD, EDMÉE, ARTHUR
ARTHUR, voyant sir Edward aux genoux de sa sœur, tire un coup de pistolet en l’air. Edmée jette un cri. Tout le monde accourt.
L’honneur est satisfait !
Scène XXXV
SIR EDWARD, EDMÉE, ARTHUR, RIGAUDY, MADAME RIGAUDY, DURAND, JOHN, MARIE, LOUIS, JEANNETTE, OFFICIERS, au fond
ARTHUR.
Messieurs et mesdames, j’ai l’honneur de vous faire part du mariage de sir Edward Dennebury, coroner, avec madame Edmée de Valgenceuse, ma sœur.
JOHN.
Very well !