Les Yeux de Philis changés en Astres (Edme BOURSAULT)

Pastorale en 3 actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1663.

 

Personnages

 

DAPHNIS, Berger de Calcis, Amant de Philis, et frère de Carite

PHILIS, Bergère de Delos, Maîtresse de Daphnis

LISIS, Frère de Philis, Amant de Carite

CARITE, Sœur de Daphnis, Maîtresse de Lisis

PHILÈNE, Père de Daphnis et de Carite

MÉNALQUE, Père de Lisis et de Philis

APOLLON, Amoureux de Philis

DIANE, Sœur d’Apollon

JUPITER

L’AMOUR

MERCURE, déguisé en Berger

CLIDAMIS, Berger de Délos

MÉNANDRE, Berger de Délos

CHŒUR DE BERGERS

 

La Scène est dans l’Île de Délos.

 

 

À MONSIEUR LE MARQUIS DE CASTELNAU

 

Monsieur,

 

Puisque j’ai fait des vœux pour vous durant que vous signaliez votre valeur en Hongrie, souffrez que je vous fasse un sacrifice à votre retour : et ne trouvez, pas mauvais que je m’acquitte sur les bords de la Seine, du souvenir dont vous m’honorâtes, quand vous étiez sur le Danube. Je voudrais que ce que je vous offre, égalât ce que je me plairais à vous offrir : Je serais aussi reconnaissant par devoir, que vous êtes obligeant par habitude, et je vous donnerais des louanges qui seraient aussi justes, que les applaudissements que vous m’avez, cent fois donnés étaient généreux. Ce n’est pas, Monsieur, que je désespère d’être un jour capable de tracer ce que vous promettez : Le succès est presque infaillible, quand la matière est agréable, et je tire de la une conséquence assurée que lorsqu’il s’agira de répéter ce que la Renommée dira de vous, j’aurai assez d’ardeur pour tout entreprendre, et assez de courage pour tout achever. Faites grâce à ce que je fais en faveur de ce que j’ai envie de faire ; et puisque mon inclination m’attache si fortement a vous, ayez la bonté de vous accoutumer vous-même à ne pas trouver mauvais ce que je fais de médiocre, afin de ne pas trouver médiocre ce que je ferai de raisonnable. Du moins, Monsieur, si rien n’échappe à la délicatesse de votre connaissance, et s’il vous est impossible de déguiser vos sentiments, je consens que vous condamniez la faiblesse de mon génie, pourvu que vous approuviez la force de mon zèle : Aussi bien ne me puis-je rendre recommandable par aucune qualité qui me soit plus chère que l’est celle,

 

Monsieur,

 

De votre très humble et très obéissant serviteur,

 

BOURSAULT.

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

Mon cher Lecteur, je pense n’avoir pas besoin de t’avertir que les beautés que tu trouveras dans la Pièce que j’expose à ton jugement, ne sont pas toutes de moi. La Métamorphose des Yeux de Philis changés en Astres, est un Poème qui s’est acquis tant de réputation, et qui a tant fait d’honneur à feu Monsieur l’Abbé de Cérisy qui en était l’Auteur, qu’il y a peu de personnes touchées des belles choses, qui ne l’aient assez lu de fois pour en savoir plus de la moitié par cœur. Pour moi, j’avoue que la première lecture que je fis de ce bel Ouvrage, me fit naître l’envie de le travestir, et de faire une Pièce de Théâtre d’un Poème épique. J’avais dessein de me servir de tous les vers, et de n’y en mettre des miens, que pour faire la liaison des Scènes ; mais il y a tant de différence d’un Ouvrage où le Poète parle toujours, à ceux où il faut que des Acteurs agissent, que les choses les plus tendres paraissent languissantes, à moins qu’elles ne soient animées par la vivacité de l’action. C’est ce qui m’a obligé de donner une sœur à Daphnis, et un frère à Philis, pour suppléer à la stérilité de mon sujet : leurs amours ne servent pas d’un petit ornement à la Pièce ; et tu peux avouer, après la voix publique, que les vers que disent Lisis et Carite à la première Scène du second Acte, ont pour le moins autant d’agrément que ceux de Monsieur de Cérisy ont de force. Ce n’est pas pour faire valoir mes vers que je les étale : comme je n’affecte point de fausse modestie, j’aurais tort d’avoir un vain orgueil : je ne me blâme jamais pour me faire louer, et jamais je ne me loue, de peur qu’on ne me blâme : l’opinion que j’ai de moi n’est ni mauvaise ni bonne : et pour dire les choses comme elles sont, je me persuade que si je sais trop peu pour rien faire de parfaitement beau, j’en sais du moins assez pour ne rien faire d’absolument mauvais. Si j’ai donc cité mes vers, c’est pour me justifier de ce que je ne me suis pas servi de tous ceux de Monsieur de Cérisy : je n’en devais point prendre, ou je n’en devais point laisser ; et sans l’indispensable nécessité où je me suis trouvé d’ajouter à cette Pièce des incidents pour lesquels les vers de cet illustre Auteur n’étaient pas faits, je me serais contenté de coudre des Acteurs à son ouvrage, pour voir si le Théâtre lui serait aussi favorable que le Cabinet. Je connais de minces Critiques, que je ne veux pas nommer, de peur de parler d’eux, qui ne pouvant me faire pis, m’ont accusé de vol, comme si réciter le Cid, et dire c’est de Monsieur de Corneille, c’était lui dérober sa Pièce. Il y en a d’autres qui ont dit que la présence de Diane était mendiée, et qu’elle avait trop peu d’intérêt sur la Scène pour y paraître ; mais ils ne considèrent pas que la Scène est établie dans l’Île de Delos, et que selon la Fable cette Île était consacrée à Diane : toute l’action se passe dans une forêt où cette Déesse avait coutume de chasser, et je ne vois rien de plus naturel que de rencontrer les gens où ils ont coutume d’être. Je ne veux point nommer Censeurs ceux qui se sont plaints de ce qu’elle n’a que trois Actes. De ce qui ne vaut rien, il faut peu de chose pour ennuyer beaucoup, et je souhaite si désormais je fais des Pièces, qu’elles n’aient point d’autres défauts que d’être trouvées trop courtes. Outre que j’avais trop peu de matière pour aller jusqu’à cinq Actes, je vois tant de Pièces qui n’ont pas tout le succès qu’elles méritent, et de qui le quatrième et le cinquième Actes sont presque toujours trouvés faibles, quoiqu’en effet ils ne le soient pas ; que j’aime mieux en jeter la faute sur ceux qui les entendent, que sur ceux qui les mettent au jour. Il n’y a guères d’Auditeurs qui puissent entendre mille vers sérieux, quelque beaux qu’ils soient, sans s’ennuyer un peu ; l’esprit veut du délassement, et quand un homme a oui trois Actes d’une Pièce grave, il est si fatigué, qu’il lui semble que tout le reste de la Pièce languisse, et c’est lui-même qui languit, puisque s’il était possible de jouer le quatrième et le cinquième Actes avant les autres, ils seraient trouvés plus beaux que les trois précédents ; car c’est d’ordinaire dans ces deux Actes que l’enchaînement des intérêts suspend l’esprit, que les passions touchent le cœur, et que le pathétique enlève l’âme. Voilà ce que j’avais à répondre aux objections que l’on m’a faites. C’est à toi, Lecteur, à juger de l’Ouvrage et de mes raisons ; je ne te les déduis point pour prévenir les tiennes ; je suis prêt à profiter de ta censure, pourvu que tu me l’accordes avec le même zèle que je te la demande. J’ai assez d’ignorance pour avoir pu laisser passer des fautes que je n’ai pas été capable de remarquer ; et je suis encore assez jeune, pour ne point avoir de honte d’apprendre quelque chose.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DAPHNIS, PHILIS

 

DAPHNIS.

Bergère incomparable, à qui j’offre ma foi,

Laissez et crainte et honte aux vaincus comme moi.

Il sied mal de trembler quand on a la victoire ;

Et le Vainqueur ne doit rougir que de sa gloire ;

Si toutefois c’est gloire à vos charmes si doux

De faire un prisonnier si peu digne de vous,

Et qui plus honoré que presse de vos gènes,

Pour unique faveur vous demande des chaînes.

Oui des fers sont l’objet de mon ambition ;

Accordez-m’en par grâce, ou par punition.

Favorable Maîtresse, ou Juge impitoyable,

Arrêtez un Amant, ou liez un coupable ;

Et me donnez le sort qu’enfin j’ai mérité

Par un excès d’amour ou de témérité.

Ce discours vous surprend, votre cœur s’en irrite.

PHILIS.

Point ; qui que vous soyez, vous avez du mérite.

Mais, malgré le plaisir que j’aurais d’écouter,

Le devoir, plus puissant me force à m’écarter :

Ma raison me prescrit ce qu’il faut que je fasse.

Adieu.

DAPHNIS.

Belle Bergère, écoutez-moi de grâce.

PHILIS.

Écouter vos discours ; c’est trahir ma vertu.

Bas, en s’en allant.

Qu’il est charmant ! Lisis ; pourquoi m’engageais-tu ?

DAPHNIS.

Elle fuit.

 

 

Scène II

 

DAPHNIS, LISIS

 

DAPHNIS.

Ah ! Lisis.

LISIS.

Ah ! Daphnis que ta vue...

DAPHNIS.

Trop généreux ami, que mon âme est émue !

Je t’aime, et je sais bien que tu n’en doutes pas :

Ton heureuse rencontre a pour moi des appas ;

Afin qu’entre nous deux l’amitié s’entretienne,

Tu dois être à ma sœur, je dois être à la tienne :

Mais je me vois contraint par une dure loi,

Ou d’éteindre ma flamme, ou de rompre avec toi.

LISIS.

Quoi, Daphnis ! quoi...

DAPHNIS.

J’entends que ton cœur en murmure ;

Mais ; ami ; pour me plaindre apprends mon aventure.

Quand d’un sort ignore tu seras éclairci,

Si je me plains, Lisis, tu me plaindras aussi.

Je venais à Délos tout rempli d’allégresse,

De ton père et du mien accomplir la promesse,

Qui par un double Hymen confondant tous nos droits,

Doit unir nos maisons par des nœuds plus étroits.

Dans la sœur d’un ami rencontrant une femme,

Philis sans la connaître était bien dans mon âme ;

Quoique la renommée en vante les appas,

On aime rarement ce qu’on ne connaît pas :

Mais je me souvenais, pour me la rendre chère,

Et qu’elle était ta sœur, et que j’aimais son frère ;

Et de notre amitié me faisant une loi,

Je te voyais en elle, et je l’aimais en toi.

Pour me laisser nourrir ma flatteuse pensée,

Ma sœur avec mon père était plus avancée ;

Moi, demeuré derrière entretenant au frais...

LISIS.

Cavité est arrivée, et j’ai vu les attraits.

À ses charmes puissants j’ai rendu mon hommage :

Et je cherche ma sœur dans ce charmant boccage,

Pour avoir le plaisir, comme elle a prétendu,

De venir rendre hommage à qui je l’ai rendu.

Que je bénis le jour où ta voix sans pareille

Pour la première fois vint frapper mon oreille !

Quand à l’ombre d’un chêne au-dessous d’un coupeau,

Tu voyais à ton aise égayer ton troupeau ;

Quand un air amoureux qui volait dans la nue,

De chaque heure du jour célébrait la venue

Et que ta douce Lyre éveillant les Échos,

Les forçait à répondre, et troublait leur repos

Ce jour, le plus beau jour qui jamais puisse naître.

Apres t’avoir ouï, je voulus te connaitre ;

Du coté de ta voix j’adressai tous mes pas,

Et t’ayant abordé tu ne t’en fâchas pas.

Puis insensiblement te rendant ma visite,

Je parlai de Philis, tu parlas de Carite ;

Et par des nœuds divers désirants être unis,

Tu me promis Carite, et je t’offris Philis.

Ce dessein résolu, nos deux pères l’apprirent ;

Ils en furent charmés, et tous deux nous le dirent :

Et pour comble de gloire en ce bienheureux jour,

L’adorable Carite approuve mon amour.

Ses appas m’ont surpris, Daphnis ; ta modestie

M’en avait dérobé la meilleure partie ;

Lorsque de nos deux sœurs désignant les portraits,

Tu peignais des défauts où j’ai vu des attraits.

Moi qui fus plus sincère, et qui fus plus fidèle,

Je t’appris que Philis est passablement belle...

DAPHNIS.

Passablement, Lisis ah ! rends-moi mon erreur,

Et du doute où j’étais la flatteuse douceur.

LISIS.

Mais j’ignore, Daphnis, quel malheur te fait plaindre.

DAPHNIS.

Hé bien, cruel ami, je m’en vais le dépeindre.

Je te l’ai déjà dit, mon dessein éclairci,

Si je me plains, Lisis, tu me plaindras aussi.

Assez près de ce lieu, dans un bois agréable,

Que la longue vieillesse a rendu vénérable,

À rêver à ta sœur me trouvant disposé,

En venant à Délos je m’y suis reposé :

À s’asseoir en ce lieu sa beauté sollicite.

Flore l’orne de fleurs, et Diane l’habite.

Tu sais que dans ce bois un liquide cristal

En tombant d’un rocher forme un large canal,

Qui comme un beau miroir dans sa glace inconstante,

Fait de tous ses voisins la peinture mouvante :

C’est là par un chaos agréable et nouveau,

Que la terre et le Ciel se rencontrent dans l’eau ;

C’est là que l’œil souffrant de douces impostures,

Confond tous les objets avecque leurs figures ;

C’est là que sur un arbre il croit voir des poissons ;

Qu’il trouve des oiseaux auprès des hameçons ;

Et que le sens charmé d’une trompeuse idole

Doute si l’oiseau nage, ou si le poisson vole.

C’est là qu’une Bergère étalant ses appas,

M’a pris dans des filets qu’elle ne tendait pas ;

Et que sans y penser l’adorable inhumaine...

LISIS.

C’est souvent dans ce lieu que Philis se promené.

Là, de peur du Soleil, sous des arbres touffus...

DAPHNIS.

Écoute-moi de grâce, et ne m’interromps plus.

Le trésor le plus beau que la terre possède,

Une beauté divine à qui toute autre cède,

Ce que cet univers a de plus précieux,

Dans ce riant séjour s’est offert à mes yeux.

Comme on croit aisément ce qu’on aime à prétendre.

Et que d’un doux espoir on ne peut se défendre,

Quand je considérais tant de traits accomplis,

Cette beauté, disais-je, est peut-être Philis.

De la voir sans obstacle à l’instant je m’efforce.

Tout exprès un vieux chêne entrouvre son écorce :

Là je la pouvais voir sans en être aperçu ;

Et déjà dans son flanc l’arbre m’avait reçu :

Mais de mon embuscade une branche remue ;

Le bruit surprend la Nymphe, elle en est toute émue ;

D’une bête féroce elle craint la fureur :

Je sors du tronc de l’arbre, et la tire d’erreur.

Mais à mon seul abord la Bergère se trouble ;

Au lieu de se calmer, sa surprise redouble ;

Et la peur qui l’appelle en des lieux différents,

Rend son corps immobile et ses désirs errants.

Quiconque en ce spectacle eût eu des yeux fidèles,^

Eut vu de nouveaux lys et des roses nouvelles ;

Sur son teint d’albâtre on voyait mille fleurs ;

Et chaque passion y peignait ses couleurs.

La crainte qui du cœur montait sur le visage,

À la seule blancheur donnait tout l’avantage ;

Puis la honte au secours amenant la rougeur,

Lui rendait aussitôt les larcins de sa peur ;

Si bien que reprenant sa naïve peinture,

Deux effets violents réparaient la nature ;

Et laissant dans leur guerre une image de paix,

Rendaient cette beauté plus belle que jamais.

LISIS.

Si c’est là ce malheur, tout mon zèle te blâme...

DAPHNIS.

Ah ! que l’heur de mes yeux va coûter à mon âme !

Que je conçois de crainte, et que j’ai peu d’espoir !

Que je prévois... Écoute, et tu vas tout savoir.

Pour connaître, Lisis, si ma peine est légère,

De sa perplexité retirons ma Bergère.

Pour l’en faire sortir, sans la mettre en courroux ?

Nymphe, ne craignez rien de qui craint tout de vous,

Ai-je dit ; vos rigueurs peuvent charger de peines

Un esclave soumis qui demande des chaînes ;

Et qui dans les transports qu’il ose mettre au jour,

Avec ceux du respect mêle ceux de l’amour.

Au seul nom de l’amour, ce miracle des Belles

Fuit, et semble soudain en emprunter les ailes.

Son erreur lui dépeint ce petit Dieu des Dieux

Aussi cruel partout comme il est dans ses yeux ;

Et son cœur, où jamais on ne le vit paraître,

Le conçoit seulement tel qu’elle le fait naître.

Mais captif de ses yeux dont les traits me blessaient.

Plus je m’en voyais loin, plus mes liens croissaient,

Je poussais sur ses pas des soupirs tout de flamme ;

Je sentais qu’avec elle, elle m’emportait l’âme ;

Au lieu, mon cher Lisis, qu’en voyant ses appas,

Je sentais ce qu’on sent quand on ne se sent pas,

À mon amour enfin la voyant si cruelle,

J’allais suivre mon cœur qui fuyait avec elle,

Et l’allais conjurer, û mes vœux la touchaient,

D’accepter un tribut que ses yeux m’arrachaient :

Quand t’ayant rencontré, j ai senti que ton zèle

M’est venu reprocher que j’étais infidèle ;

Et que c’était manquer à ce que je te doi,

Que trahir ma parole et violer ma foi.

Vois à notre amitié ce qu’il faut que j’immole.

Je dois être à ta sœur sur ta seule parole ;

Je ne la vis jamais, mais j’osais présumer

Que t’aimer tendrement c’était presque l’aimer.

À ce zèle équitable un obstacle s’oppose.

Si l’effet m’en déplaît, j’en adore la cause.

Ne me reproche point que je manque de foi ;

Lisis, je suis injuste, et le suis malgré moi.

En vain à la garder mon remords me convie,

Nous devons deux tributs, la franchise et la vie ;

Mais le temps de payer est dans la main du sort ;

Et l’amour a son heure aussi bien que la mort.

Ah ! Lisis, quel effort ma faiblesse me coûte !

LISIS.

Ami, parle plus bas, car je crois qu’on t’écoute ;

J’entends du bruit.

 

 

Scène III

 

CLIDAMIS, LISIS, DAPHNIS

 

CLIDAMIS.

Lisis, je cherchais à vous voir.

LISIS.

Vous ?

CLIDAMIS.

Oui, J’ai quelque chose à vous faire savoir ;

Cela presse.

LISIS.

Parlez, vous pouvez tout m’apprendre.

CLIDAMIS.

Mon respect me fait taire ; on pourrait nous entendre.

LISIS.

Bannissez cette crainte et quittez ce respect ;

Le Berger que voilà ne peut m’être suspect ;

Je n’ai point de secret qui pour lui doive l’être :

C’est l’ami le plus cher que je puisse connaître ;

C’est Daphnis.

CLIDAMIS.

C’est Daphnis ? Je ne l’ai jamais vu ;

J’eusse moins hésité si je l’eusse connu.

Si Philis vient ici, dites-lui qu’elle fuie.

D’être absent de sa vue un Dieu même s’ennuie ;

Apollon qu’elle charme idolâtre ses yeux,

Et pour lui rendre hommage abandonne les Cieux :

Pour la voir sans obstacle et pour mieux la surprendre ;

Dans un nuage épais ce Dieu vient de descendre ;

De sa route céleste il a vu ses attraits.

Quatre petits Amours qui décochent des traits,

Ces ennemis du jour, pleins de flamme et de gloire,

Suivent leur prisonnier en chantant leur victoire :

De leur douce harmonie ils pénètrent les airs ;

Et la Déesse Écho répond à leurs concerts.

Mais j’aperçois Philis, qui dessus la fougère...

DAPHNIS.

Ah, Lisis !

LISIS.

Tu pâlis !

DAPHNIS.

C’est ma même Bergère.

C’est elle à qui mes vœux viennent d’être suspects ;

Elle à qui j’ai rendu d’inutiles respects ;

Et c’est ta Sœur ! hélas ! tout va m’être contraire.

Car enfin je l’adore, et je crois lui déplaire ;

Et ce qui pour ma flamme est encor plus fatal,

Le Destin dans un Dieu me fait craindre un Rival.

Philis l’attend, hélas !

LISIS.

Philis doit se contraindre.

Quoiqu’ait dit ce Berger, tu n’en as rien à craindre.

Si pourtant de ma foi ton amour peut douter,

Pour en être éclairci tu peux les écouter :

Ce bois t’ouvre son sein ; entre dans ce lieu sombre.

Ton rival qui s’avance est ennemi de l’ombre ;

Et de quelques clartés que ce Dieu soit pourvu,

Tu pourras les entendre, et ne pas être vu.

Je te suis.

 

 

Scène IV

 

APOLLON, PHILIS

 

Daphnis, Lisis et Clidamis, cachés.

APOLLON.

À regret j’interromps votre joie :

Mais quoique je la trouble, il faut que je vous voie.

Ma présence vous blesse, et je sais mon devoir ;

Mais quand on vous a vue, on vous veut toujours voir

J’ôte la nuit ailleurs, et je l’ai dans moi-même,

Quand mon œil qui voit tout, ne voit pas ce qu’il aime ;

Et je maudis le sort qui contre la raison

M’ordonne de courir, quand je suis en prison.

Vous le savez, Philis, je descendais dans l’onde,

Et je me préparais à voir un autre monde,

Pour porter dans un Char qui traverse les eaux

Les richesses du jour à des peuples nouveaux ;

Quand mes yeux languissants et ma triste paupière

Qui jetaient à longs traits des restes de lumière,

Virent votre beauté digne de mille Autels,

Et d’un regard mourant prirent des feux mortels.

Que me servit pour lors de vous trouver si belle !

Fidèle à la nature, à moi-même infidèle,

Il fallut fuir l’objet qui me rendrait heureux ;

Il fallut être absent aussitôt qu’amoureux.

Mais pendant que mes yeux allaient payer au monde

L’adorable tribut d’une clarté seconde.

Mon cœur impatient retournant sur mes pas

En rapportait un autre à vos divins appas.

Ce cœur dans les regrets dont vous fûtes la source,

Pour hâter son retour précipita sa course,

Puis revint par amour, autant que par devoir,

Et pour donner le jour et pour le recevoir.

Je redoublai pour vous ma chaleur coutumière ;

Je marchai tout couvert de traits et de lumière ;

Et forçant les forets qui cachaient tout mon bien,

J’éclairai leur secret pour déclarer le mien.

Je vous vis ; je parlai ; vous apprîtes ma peine.

Mais d’un soupir d’amour j’allumai votre haine :

Par vos moindres discours je connus clairement

Que c’était vous charmer que vous voir rarement.

Plus vos plaisirs sont grands, plus je goute de joie.

Mais, Philis, pour vous plaire est-ce l’unique voie ?

Et de ma flamme, hélas ! vous ayant fait l’aveu,

Pouvez-vous trop me voir, moi qui vous vois si peu ?

Moi qui brûle pour vous, moi qui pour vous soupire ?

PHILIS.

Divin Astre du jour je vous ai laissé dire ;

Et je vais vous répondre avec tout le respect

Qu’imprime dans mon cœur votre adorable aspect.

Pour ne pas être injuste aux desseins que vous faites,

Remontez jusqu’à vous, et voyez qui vous êtes ?

Et pour vous dérober à de justes ennuis,

Descendez jusqu’à moi, vous verrez qui je suis.

Laissez-moi vous aimer, sans chercher à vous plaire.

Conservez d’Apollon le sacré caractère,

Élevez vos désirs en un plus digne lieu ;

Et ne profanez pas la dignité d’un Dieu.

Que l’erreur vous séduise, ou l’amour vous abuse,

Pour le Dieu des Saisons, ce n’est pas une excuse ;

Et de quoi qu’il se flatte en ce rang glorieux,

Les vertus des mortels sont les vices des Dieux.

Lorsqu’à moi seule aussi votre amour vous attache,

L’équitable destin de ce lieu vous arrache,

Et d’éclairer ailleurs vous impose la loi,

Pour s’épargner l’horreur de vous voir près de moi.

APOLLON.

À m’en plaindre, Philis, la pitié vous convie.

Quand j’ai l’heur de vous voir le destin me l’envie ;

Et pour comble de peine en de si rudes coups,

Le destin pour me perdre est d’accord avec vous.

Si j’ai pu me cacher à l’horreur des prodiges,

Et laisser de moi-même à peine des vestiges ;

Si plutôt que de voir de noires actions,

J’ai manqué de promesse à tant de Nations ;

À mes justes désirs ne formez point d’obstacle,

Quand je veux plus d’un jour éclairer un miracle,

Et joindre pour l’honneur d’une rare beauté,

Aux feux de mon amour un moment de clarté.

Qu’au bonheur de mes feux le destin seul s’oppose ;

Mais n’armez point contre eux la beauté qui les cause ;

Laissez-les éclater sans vous mettre en courroux,

Et souffrez-les en moi, puisqu’ils sont nés de vous.

À mes brûlants transports laissez toucher votre âme ;

Ayez moins de froideur pour un cœur tout de flamme ;

Cessez...

PHILIS.

Vous le dirai-je, ardent Père du jour ?

Cette froideur visible est un effet d’amour.

L’image d’un mortel dans mon âme tracée

Fait qu’une Déité, n’y peut être exaucée :

Ce n’est pas qu’à mes yeux ce mortel ait paru.

Mais l’amour me l’a peint, et mon cœur l’en a cru.

J’ai pour lui de l’estime, et j’en crois être aimée.

Vous pourriez me charmer, s’il ne m’avait charmée ;

Mais je ne puis offrir des biens que je n’ai plus,

Et les dons que j’ai faits m’obligent au refus.

APOLLON.

Un mortel fait obstacle à l’espoir qui me flatte ?

Osez-vous me le dire, impitoyable Ingrate ?

De la beauté que j’aime on me voit méprisé ;

Et vous dites qu’un autre en est favorisé !

Des appas que j’adore, il a fait des conquêtes !

Songez-vous bien, Philis, à l’aveu que vous faites ?

Et quand même à vos vœux je pourrais consentir,

Y pourriez-vous songer, sans vous en repentir ?

Rien n’ébranle votre aine ! ô Ciel est-il possible ?

Adieu ; je sais, cruelle, où vous êtes sensible ;

Vos attraits de mon cœur n’étant pas effacés,

Si ce cœur vous respecte, il croira faire assez.

 

 

Scène V

 

DAPHNIS, PHILIS, LISIS, CLIDAMIS

 

DAPHNIS, à Philis.

Si je suis ce mortel sur qui tombent vos grâces,

Qu’il doit m’être bien doux d’écouter ces menaces !

Que Daphnis qui vous aime en paraît glorieux ;

Et que son sort est beau s’il alarme les Dieux !

PHILIS, à Lisis.

Est-ce Daphnis, mon Frère ?

LISIS.

Oui, ma Sœur, c’est lui-même.

Mais venez rendre hommage à Carite que j’aime.

Et qu’ensuite l’Hymen, comme il nous l’a promis,

Nous mène tous ensemble où l’amour est permis.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISIS, CARITE

 

LISIS.

Pendant que dans ce bois ces amans se reposent,

Qu’à s’aimer tendrement leurs âmes se disposent,

Laissons un libre usage aux aimables discours

Dont ces cœurs enflammés nourrissent leurs amours.

Pour nous entretenir cherchons un lieu commode.

Mais de ces deux amants imitons la méthode.

En suivant leur exemple, unissons nos deux cœurs ;

Et parlons de nos feux, puisqu’ils parlent des leurs.

Sans savoir votre choix, vous me fûtes promise.

Mais ne présumez pas que je vous tyrannise.

Quoiqu’un frère ait promis, mon espoir le plus doux

Est de vous mériter si je dois être à vous.

Je connais auquel prix j’ai le bien de prétendre,

Mais je veux l’obtenir et non pas le surprendre.

Quand on n’a rien en soi que de beau, de charmant,

D’ordinaire à votre âge on a fait quelque amant.

Dans l’aveu que j’attends j’ai sujet de tout craindre ;

Mais je vous aime assez pour ne pas vous contraindre :

Et si quelqu’autre flamme est contraire à mes feux,

Sans espoir d’être à vous, vous aurez tous mes vœux.

Je dirai seulement en parlant de Carite,

Pour en être l’époux j’eus trop peu de mérite ;

Et si la plainte est juste en de semblables coups,

Je me plaindrai du sort, sans me plaindre de vous,

À quelqu’autre Berger si l’amour vous enchaîne...

CARITE.

Je le connais, Lisis ; ma présence vous gêne,

Mais si j’ai de votre âme altéré le repos,

Vous savez que Calcis n’est pas loin de Délos.

Mon frère en mon absence engagea ma franchise ;

Vous parûtes charmé quand je vous fus promise ;

Mais le Croissant depuis a paru quatre fois :

Et bien peu de Bergers sont constants quatre mois.

De vos feintes ardeurs je découvre l’adresse ;

Vous vous êtes fournis à quelqu’autre maitresse,

Lisis.

LISIS.

Le croyez-vous ?

CARITE.

Si je le crois ?

LISIS.

Hélas !

Faites moins d’injustice à vos divins appas ;

N’outragez point mon cœur, quoiqu’il vous appartienne.

Vous soupçonnez ma foi !

CARITE.

Vous soupçonnez la mienne ?

LISIS.

D’un semblable soupçon n’ayez point de douleur.

Si je vous égalais, vous auriez eu ma peur :

Plus je suis alarmé, plus je montre de zèle ;

À d’autres yeux qu’aux miens Carite a paru belle ;

À Calcis, à Délos elle peut tout charmer ;

Et pour peu qu’on l’ait vue, on aura du l’aimer :

À l’ardeur que pour elle on aura fait paraître,

Être ingrate est un crime, elle aura craint de l’être ;

Et son cœur, qui sans doute est sensible à l’amour,

N’en aura pu donner sans en prendre à son tour.

Vous avez tant d’attraits... J’ai û peu de mérite... 

Mon cœur... Je m’embarrasse, adorable Carite ;

Mais hélas ! j’ai raison de paraître interdit ;

Quand on voit ce qu’on aime, on ne sait ce qu’on dit.

CARITE.

Vous m’aimez donc, Lisis ?

LISIS.

Vous aimer est ma joie.

Mais, Carite, de vous que faut-il que je croie ?

Vous ne répondez rien, et mon espoir déçu...

CARITE.

Si je vous haïssais, vous l’auriez déjà su,

Mais, Lisis, dans un sexe ou la pudeur préside,

Plus l’amour est puissant, plus il semble timide ;

Il n’agit qu’en captif qu’asservit la raison ;

Et pour peu qu’il paraisse il déguise son nom.

Quand par fois d’un Berger la vertu nous enflamme,

Sous le nom de l’estime il se glisse en notre âme ;

Et si je puis sans honte en faire ici l’aveu,

Je vous estime allez pour vous aimer un peu.

LISIS.

Le Soleil qui paraît va troubler notre joie.

Il avance, Carite, et j’ai peur qu’il vous voie.

À la faveur de l’ombre évitez ce jaloux ;

Allez joindre Philis, et je marche après vous.

 

 

Scène II

 

APOLLON, CARITE, LISIS

 

APOLLON.

Vous fuyez, belle ingrate, au moment que j’approche.

N’attendez de ma part ni froideur ni reproche.

Il suffit que mon âme à cet accablement...

Pardonnez à l’excès de mon aveuglement,

J’ai l’esprit si rempli d’une beauté cruelle,

Que mon œil ne voit rien qu’il ne prenne pour elle.

Plus vos traits sont charmants, plus ils sont accomplis,

Plus ils ont de rapport avec ceux de Philis.

C’est l’objet le plus beau qui paroisse à ma vue ;

De mille attraits divins l’inhumaine est pourvue ;

Mais de quelques appas qu’elle channe les cœurs,

Elle en a beaucoup moins qu’elle ni de rigueurs ;

Mais plus elle en témoigne, et plus j’ai l’âme atteinte.

CARITE.

Vous pouvez à son frère adresser votre plainte ;

Je puis moins sur Philis que ne peuvent des Dieux ;

Et quand j’y pourrais plus, vous n’en feriez pas mieux.

 

 

Scène III

 

APOLLON, LISIS

 

APOLLON, à Lisis.

Tout semble être d’accord pour causer mon supplice.

Ah ! Lisis, de ta Sœur as- tu su l’injustice ?

Je renonce pour elle aux droits des Immortels ;

Je lui demande un cœur, et non pas des autels.

Toute autre à mon amour eût paru plus sensible :

Mais plus j’ai de respect, plus elle est invincible.

Je n’ai rien qui lui plaise ; elle fuit en tous lieux

Et le feu de mon âme et celui de mes yeux ;

Et de ma double ardeur craignant plus d’un outrage,

Me cache également le cœur et le visage.

En vain comme un captif je la suis pas à pas ;

Je brûle tout le reste, et ne l’échauffe pas.

Cependant, et peut-être as-tu su ma disgrâce,

Un mortel dans son âme a surpris une place ;

Un mortel a sur elle un absolu pouvoir ;

Ah ! Lisis, sans me plaindre as-tu pu le savoir ?

J’ai souffert d’un refus l’injurieuse audace.

LISIS.

Et qu’aurait pu tout autre exposer en sa place ?

D’une foi qu’on n’a plus on ne peut disposer ;

Et Philis a raison de vous tout refuser.

Mais ce refus vous trouble, et votre trouble éclate.

Parce qu’elle est fidèle, elle vous semble ingrate.

Sa vertu vous offense, et votre cruauté

Veut séparer sa foi d’avecque sa beauté.

Digne commencement de votre amour coupable,

S’il faut pour vous aimer qu’on cesse d’être aimable ;

Et plus digne succès que votre amour attend,

S’il fonde son espoir sur un cœur inconstant !

Ce mortel et Philis dans ce bois sont ensemble.

On dirait à les voir que le Ciel les assemble.

Ces deux parfaits amants de mêmes feux épris,

En partageant leurs soins unissent leurs esprits :

Et devenus heureux par de communs supplices,

De leurs propres tourments ils forment leurs délices.

À se combler de joie ils appliquent leur soin ;

Je voudrais que vous-même en fussiez le témoin ;

Vous verriez...

APOLLON.

Si pour moi quelque pitié te reste,

Ne fais point de souhait qui me soit si funeste.

À l’amour qu’on ressent trop de peine se joint,

Quand on voit des plaisirs qu’on ne partage point.

Que Philis de sa vue adoucisse ma perte,

C’est l’unique faveur qui me puisse être offerte.

Qu’elle excite elle-même un amant méprisé,

À souffrir sans se plaindre un mal qu’elle a causé.

Cette forêt paisible à la nuit consacrée,

Est pour elle un asile où je n’ai point d’entrée :

Mais par tant de douleur si je puis t’émouvoir.

Que je doive à tes soins la douceur de la voir.

Aux prières d’un Dieu ne sois pas inflexible.

LISIS.

La douleur de votre âme en sera plus sensible,

La beauté qui vous charme a ses mêmes appas ;

Et si j’en étais cru, vous ne la verriez pas.

C’est de sa cruauté vouloir être la proie...

APOLLON.

Il n’importe, Lisis, il faut que je la voie.

Un espoir inutile a trop su m’éblouir,

Mais si c’est tout mon bien, qu’on m’en laisse jouir.

Il m’est doux de souffrir que l’ingrate m’abuse,

Si le cœur qu’elle outrage en arrache une excuse :

Qu’elle dise du moins qu’elle a dû me trahir.

LISIS.

C’est un Dieu qui commande, et je dois obéir.

Pour vous plaire, Philis dans ce lieu se va rendre,

Mais il faut un moment vous résoudre à l’attendre ;

Et Diane qui chasse, et que je vois venir,

Aura soin cependant de vous entretenir.

Avec cette Déesse oubliez votre injure.

 

 

Scène IV

 

APOLLON, DIANE, LES NYMPHES

 

APOLLON.

Je te cherchais, ma Sœur ; sur la foi de Mercure,

A dessein de te voir je remontais aux Cieux ;

Mais j’ai su qu’aujourd’hui tu chassais dans ces lieux :

De l’Olympe sans doute il t’aura vu descendre.

D’implorer ton secours, je ne puis me défendre.

Tu sais pour quel objet j’ai conçu de l’amour.

Rien de plus achevé n’a jamais vu le jour.

Tes attraits ravissants sont capables de plaire ;

Je serais ton amant si je n’étais ton frère :

Mais Philis en beauté ne te céderait pas.

Cependant mon amour égalait ses appas :

Et de quelques ardeurs que le Ciel me soupçonne,

Il était aussi pur que le jour que je donne.

Mais, ma Sœur, un Berger qui n’est pas de ce lieu,

A plus fait de progrès que n’a pu faire un Dieu.

D’épouser l’inhumaine il aura l’avantage.

Elle accepte ses vœux, et reçoit son hommage ;

Elle en est idolâtre ; elle vit sous ses lois.

DIANE.

Avec elle en chassant je l’ai vu dans ce Bois.

APOLLON.

Que faisaient-ils ?

DIANE.

Assis sur un lit de fougère,

Le Berger en extase adorait sa Bergère.

Ils avaient à leur suite et les Ris et les Jeux ;

Des Amours enjoués folâtraient autour d’eux.

Bien souvent le Berger dont j’admire l’adresse,

D’une fleur de jasmin régalait sa Maîtresse ;

Et priait un Amour de conduire sa main

Pour avoir le plaisir de lui toucher le sein.

Le guide ingénieux à surprendre les âmes,

À des fleurs de jasmin mêlait des traits de flammes :

C’était-là leur commerce : et Philis à son tour

Sans s’en prendre au Berger, s’en prenait à l’Amour,

Tu peux voir là-dessus quel destin te menace.

APOLLON.

Ah ! si devant tes yeux ils ont bien cette audace ;

Et si de leurs transports l’indigne liberté

Ose de tes regards fouiller la pureté ;

Que ne feront-ils point, quand ma fuite trop prompte

Éteindra la lumière et bannira la honte ?

Quand leur amour, exempt et de crainte et de soin,

Aura mon ennemi pour unique témoin ?

Quand la nuit qui viendra dans ses plus sombres voiles.

Cachera leurs larcins à ses propres étoiles ?

Quand de tout l’univers le repos affermi...

DIANE.

Va, ne cherche qu’en toi ton plus grand ennemi.

Tu leur es libéral, la nuit leur est avare ;

Et tu viens les unir quand elle les sépare.

Ta clarté les appelle, et c’est toi dont les feux

Sont de leur rendez-vous le signal amoureux ;

Tu viens ouvrir les yeux dent ils bleffent leurs âmes ;

De tes propres rayons ils rallument leurs flammes.

Si tu te plains aussi, ne te plains que du jour ;

La nuit plaît à l’Hymen, et non pas à l’Amour :

Et de quelques soupçons que ton cœur s’inquiète,

Tant que l’on n’est qu’amant, c’est le jour qu’on souhaite.

Mais que veux-tu de moi ? Tire-moi de souci.

APOLLON.

Comme je suis Amant, je le souhaite aussi

Le jour : mais de la nuit je crois voir la venue ;

C’est là ce qui me perd, c’est là ce qui me tue.

J’ai déjà d’une ingrate enduré le refus ;

Et ce jour achevé, je ne la verrai plus.

Montre-moi pour un Frère à quel point va ton zèle.

La nuit est ton amie, et tu peux tout sur elle.

J’irais bien la prier de paraître un peu tard ;

Mais à cette prière elle aurait peu d’égard :

Elle fuit ma présence, et j’évite la sienne.

DIANE.

Mais enfin de la nuit que crois-tu que j’obtienne ?

Sur les lois du Destin elle règle ses pas.

APOLLON.

Eh ! ma Sœur, le Destin n’y regardera pas.

De ta divine vue embellis ces campagnes :

La nuit ne peut marcher si tu ne l’accompagnes

Si tu veux à ton Frère accorder ton secours,

En demeurant ici tu retardes son cours.

D’ordinaire, Diane, elle attend ta lumière.

DIANE.

Quand je suis paresseuse, elle part la première,

Mon Frère.

APOLLON.

La nuit t’aime, et fera tout pour toi.

Du Destin si tu peux fais enfreindre la loi.

Sollicite si bien cette compagne obscure ;

Qu’elle souffre du moins que je parle à Mercure.

Je l’ai tantôt prié de monter dans les cieux.

Pour me rendre réponse il viendra dans ces lieux.

C’est de son seul retour que je puis tout attendre.

DIANE.

Au Palais de la nuit j’aurai soin de me rendre.

Tu le veux de mon zèle, il te faut éclaircir ;

Mais je ne promets pas de pouvoir réussir.

 

 

Scène V

 

APOLLON, seul

 

Mon cœur n’est plus lui-même à lui-même semblable.

Ce qu’il aimait le plus lui devient redoutable.

Il craint de voir Philis, parce qu’il craint aussi

De voir l’heureux Berger qui cause mon souci.

Mais hélas ! je m’abuse, ou je vois l’inhumaine ;

Mon rival suit ses pas, et l’ingrate l’amène.

 

 

Scène VI

 

APOLLON, DAPHNIS, PHILIS

 

APOLLON.

Je ne t’ai pas mandé par son Frère Lisis.

DAPHNIS.

Je ne viens pas vous voir ; j’accompagne Philis.

APOLLON.

Le bonheur de la voir n’est qu’un faible avantage,

Quand avec un Berger Apollon le partage ;

Et pour tous ses regards je n’ai point d’amitié,

Quand l’objet de ma haine en reçoit la moitié.

DAPHNIS.

Soit devant ce qu’on hait, soit devant ce qu’on aime,

Les regards de Philis sont toujours d’elle-même ;

Et de l’heur de sa vue honorer un rival,

C’est lui faire du bien, sans me faire du mal.

APOLLON.

Un rival, insolent ! Ton audace est extrême.

DAPHNIS.

Être amant de Philis, c’est aimer ce que j’aime.

Et le Ciel à mes vœux dût-il être fatal,

Quand on porte ce titre, on se dit mon rival.

APOLLON.

Ah ! coupable Berger !

DAPHNIS.

Comment suis-je coupable ?

J’aime, vous le voyez ; ce que j’aime est aimable.

Apollon aime aussi dans un semblable lieu ;

Et je ne puis faillir sur l’exemple d’un Dieu.

APOLLON, à Philis.

Ô cruelle beauté de qui l’amour m’outrage,

Qui joins beaucoup d’orgueil avec peu de courage ;

Qui refuses un Dieu qui t’offrait un autel,

Et profanes ton cœur des flammes d’un mortel ;

Ce mortel orgueilleux que rend vain sa victoire,

Aurait moins de fierté, s’il avait moins de gloire :

Ton aveu l’encourage, il en est animé ;

Plus il paraît superbe, et plus il est aimé.

Quand tantôt à vos yeux j’adorais leur empire,

Ce que vous me disiez, laissez-moi vous le dire :

Élevez vos désirs en un plus digne lieu,

Ce Berger n’est qu’un homme, Apollon est un Dieu.

Éteignez un amour qui vous rend criminelle ;

Si l’effort en est grand, la victoire en est belle.

Plus pour vous que pour moi combattez vos désirs.

Et daignez à la gloire immoler les plaisirs.

J’offre à votre triomphe un sujet assez ample :

Croyez-en mon conseil.

PHILIS.

J’en croirai votre exemple.

APOLLON.

Ce que vous promettez aura-t-il son effet ?

PHILIS.

Si j’en crois votre exemple, êtes-vous satisfait ?

APOLLON.

Oui, Bergère.

PHILIS.

Écoutez, et soyez plus tranquille.

Ce que vous conseillez doit vous être facile ;

Employez pour vous-même un remède pareil :

Et mettez en usage un si rare conseil.

À vos autres bontés ajoutez cette grâce ;

Et faites le premier ce qu’il faut que je fasse.

J’en croirai votre exemple, et non pas vos avis ;

Je vous l’ai dit.

APOLLON.

Le puis-je, inhumaine Philis ?

Depuis le jour fatal que mon amour éclate,

Je me suis dit cent fois que j’aimais une ingrate :

Et par votre rigueur dont je suis alarmé,

Ce que je me suis dit vous l’avez confirmé.

Cependant pour mes feux quand je vois tout à craindre,

Mon amour s’en irrite, et ne peut s’en éteindre.

Par les soins que j’ai pris je m’en suis éclairci.

PHILIS.

Ce que vous ne pouvez, je ne le puis aussi.

APOLLON.

Votre cruauté seule à mon bonheur s’oppose.

En perdant ce Berger, vous perdez peu de chose :

Mais je vous idolâtre j et pour comble d’ennui

On perd bien plus en vous qu’on ne peur perdre en lui.

D’un amour si parfait tant de preuves se montrent...

Vos regards et les siens trop souvent se rencontrent,

À le favoriser vous prenez trop de soins ;

Ou regardez-moi plus, ou regardez-le moins,

Philis, je ne puis voir sans que mon cœur s’irrite,

Que de ce que je perds ce soit lui qui profite ;

Et je ne puis souffrir qu’un rival odieux,

Lise au fond de votre âme à travers de vos yeux.

Son plaisir fait ma peine, et mon cœur se dispose

À venger vos mépris sur celui qui les cause :

Et tous les Dieux ensemble à sa perte animés...

DAPHNIS.

Menacez ; mes esprits n’en sont point alarmés...

Je ne crois pas des Dieux tout ce que vous me dites.

Leur pouvoir paraît grand, mais il a des limites :

Et les Dieux vos égaux, quand ils sont malheureux,

S’ils étaient si puissants, ils feraient plus pour eux.

Comme l’heur de lui plaire est une gloire insigne,

Je m’estime autant qu’eux, si Philis m’en croie digne ;

Je renonce avec joie aux présents qu’ils nous font ;

Et qui leur fait envie, est plus grand qu’ils ne sont.

Possesseur de Philis, je crains peu leur vengeance.

APOLLON.

Ton coupable mépris vient de leur indulgence.

Et ton cœur accablé de forfaits infinis,

Doute qu’ils soient des Dieux, puisqu’ils sont impunis.

Mais un ordre absolu que j’attends par Mercure...

Le Ciel s’ouvre, profane ; et c’est un bon augure :

Il descend pour te perdre, et le foudre est tout prêt.

DAPHNIS.

Si c’est lui, qu’il prononce ; et j’attends mon Arrêt.

 

 

Scène VII

 

L’AMOUR, APOLLON, DAPHNIS, PHILIS

 

L’AMOUR, en l’air.

Je suis le Dieu qui veut qu’on aime,

On me craint sur la terre, en me craint dans les cieux ;

Et par une puissance extrême,

J’asservis les mortels, et captive les Dieux.

Ne crois pas, Apollon, que Mercure descende.

Il a proposé ta demande ;

Et les Dieux assemblés, sont tous portés pour toi.

Pour voir ta colère apaisée,

Ils attendaient la voix de l’Hymen et de moi,

Et nom leur avons refusée.

 

Daphnis, aime toujours ton aimable Bergère.

Et toi, Soleil, monte sur l’hémisphère.

Le Destin te l’ordonne, et veut être absolu ;

Les Dieux s’assembleront encore,

Et tu sauras, au lever de l’aurore,

Ce que l’on aura résolu.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PHILÈNE, MÉNALQUE, DAPHNIS, PHILIS, CARITE, LISIS

 

PHILÈNE.

Pour hâter nos plaisirs la diligente Aurore

A déjà de ses pleurs mouillé le sein de Flore :

Et déjà du Soleil l’agréable retour

A dissipé la nuit, et rallumé le jour :

Des habitants des airs la musique champêtre

Solennise ce jour qui commence de naître ;

Et par les tons divers de leurs tendres chansons,

Ils expriment leur joie en diverses façons.

Flore qui fait briller sa plus vive peinture,

D’une aimable nuance embellit la nature.

Dans cette Île féconde en appas différents,

Les plaisirs...

MÉNALQUE.

Les plaisirs vont paraître plus grands ;

Comme c’est dans ce lieu que l’Hymen doit descendre,

Cent Bergers dans une heure auront soin de s’y rendre.

Et les cœurs animés d’une égale chaleur,

Au concert des oiseaux viendront joindre le leur,

Apollon toutefois peut nous être nuisible.

Pour ne pas être à craindre il paraît trop paisible,

À séduire les Dieux il applique ses soins :

S’il montrait plus de haine il m’alarmerait moins,

Mais afin que ses soins lui deviennent frivoles,

Ne perdons point de temps en de vaines paroles.

Par l’Hymen qu’il redoute éteignons ses souhaits ;

Et de ses attentats prévenons les effets.

À côté d’une grotte en ce bois retirée,

D’une petite roche il coule une eau sacrée ;

Les secrets de son sein sont ouverts à chacun :

Plus ce cristal est pur, plus il se rend commun :

Et sorti de sa source il promène son onde

Sur l’émail fleurissant du plus beau pré du monde.

Sur le point d’être unis, on transgresse nos lois,

Si de cette eau sacrée on ne boit une fois.

Sa vertu purifie et répand dans les âmes

De pudiques désirs, et d’innocentes flammes.

D’y mener deux Amants je vais prendre le soin.

De leurs vœux mutuels je dois être témoin.

Comme c’est un devoir dont il faut qu’on s’acquitte,

Vous irez y conduire et Lisis et Carite :

Mais avant toute chose attendez mon retour :

Recevez de ma part les Bergers d’alentour ;

Et qu’un chant nuptial envoyé dans la nue,

D’un pompeux Hyménée annonce la venue.

Vous, suivez-moi, Daphnis, et Philis avec vous.

DAPHNIS.

J’obéis avec joie à des ordres si doux.

Mais, aimable Philis, permettez que je croie...

MÉNALQUE.

Elle sait son devoir, et le fait avec joie.

Elle vous répondrait dans une autre saison :

Mais, Daphnis, le temps presse, et je crains Apollon.

Ménalque, Daphnis et Philis sortent.

LISIS.

J’aperçois un Berger qui commence à paraître.

À son divin éclat je ne puis le connaître.

C’est pour quelque dessein qu’il paraît à nos yeux.

 

 

Scène II

 

PHILIS, CARITE, LISIS, MERCURE

 

MERCURE.

Ne vous étonnez pas de me voir en ces lieux.

Je parois un Berger ; mais sous cette figure

Pour tromper le Soleil j’enveloppe Mercure.

Par un ordre secret je descends dans ce lieu ;

Et sous l’habit d’un homme on voit paraître un Dieu.

Votre fils et sa Sœur, ces amants adorables,

Ont des Dieux ennemis, et des Dieux favorables.

Jupiter, et Neptune, et Mercure, et Junon

Ont tous pris à l’envi l’intérêt d’Apollon.

Pour le fils de Vénus, animé de colère,

Il a pris hautement le parti de sa mère ;

Et veut perdre celui dont le jour indiscret

Fit un crime public de son amour secret.

De la part de ce Dieu qu’Amathonte révère,

De ce Dieu qu’on adore au pays de sa mère ;

Et qui mêle toujours pour flatter nos désirs,

À la peine qu’il cause un torrent de plaisirs ;

Je viens vous avertir pour vous rendre le calme,

Que c’est lui qui triomphe, et remporte la palme ;

Et que seul dans l’Olympe à défendre vos droits,

Il balance les vœux, et partage les voix :

On n’a rien résolu. La céleste Assemblée

Se mutine et divise, est émue et troublée ;

Et l’Hymen cependant désiré dans ces lieux,

Sur les ailes d’Amour va descendre des cieux.

Si Daphnis à son tour veut avoir la victoire,

À la source sacrée il est temps d’aller boire.

Différer un moment, c’est tout mettre en danger.

Apollon peut prétendre où prétend un Berger.

Mais à quoi qu’il aspire, il ne pourra sans crime

Envier d’un époux la moitié légitime ;

Et les Dieux qu’aigriraient ses jaloux attentats,

S’il osait le vouloir, ne le souffriraient pas.

Profitez d’un avis qui vous est d’importance.

PHILÈNE.

Ah ! Lisis, que ton père a montré de prudence !

Et que lors que lui-même a conduit ces amants,

Il était inspiré par d’heureux mouvements !

Désormais à Daphnis Apollon ne peut nuire.

Vers la Source sacrée on le vient de conduire.

À vos soins obligeants nous n’en devons pas moins.

MERCURE.

Attendez par la suite à juger de mes soins.

Quelque obstacle puissant qu’Apollon vous oppose.

Si je suis secondé, vous verrez autre chose.

Alors, de mes desseins vous serez éclaircis.

Pour hâter son destin, je vais joindre Daphnis :

Si Mercure en ce lieu demeurait davantage,

À l’y voir si longtemps on prendrait de l’ombrage.

Il se sert d’une adresse, et de cette façon

De celui qu’il abuse il endort le soupçon.

Cet habit de Berger contribue à ma feinte ;

Et je crains les remords dont j’aurais l’âme atteinte,

Si malgré tous mes soins, mes desseins découverts

Me rendaient inutile à celui que je sers.

Mais déjà de Bergers une troupe s’avance ;

De l’Hymen tous ensemble attendez la présence ;

Et joignant avec vous les échos de ces bois,

Au doux son de la lyre accordez votre voix.

 

 

Scène III

 

MÉNANDRE, CLIDAMIS, PHILÈNE, LISIS, CARITE, CHŒUR DE BERGERS

 

CLIDAMIS, à Philène.

Les Bergers d’alentour que ravit votre joie.

Viennent sur vos désirs conformer leurs souhaits.

PHILÈNE.

Ce surcroît de bonheur que le ciel nous envoie,

Rend nos vœux accomplis et nos plaisirs parfaits.

MÉNANDRE, à Lisis.

Quand on doit être uni la lenteur est fatale :

À l’aimable Lisis les moments sont des jours.

LISIS.

Vous vous êtes trouvé dans une peine égale,

Et de ce qu’on a fait on se souvient toujours.

CLIDAMIS.

Près d’un si doux Hymen la Bergère est émue : ;

On dirait que son cœur à regret s’y résout.

CARITE.

Oh est toujours timide à la première vue ;

Mais quand on est ensemble on s’accoutume à tout.

MÉNANDRE.

Il est vrai que Lisis a beaucoup de mérite :

Vous devez avec lui prendre bien du plaisir.

LISIS.

Ne me vantez, pas tant ; il suffit que Carite

Pourra voir qui je suis avec plus de loisir.

CLIDAMIS.

Mais peut-être Carite, à qui l’on vous doit joindre,

À connaître Lisis, a le plus d’intérêt.

CARITE.

Nullement ; de mes soins c’est sans doute le moindre :

Et sans m’inquiéter je le prends comme il est.

MÉNANDRE, à Clidamis.

Puisqu’ils sont si contents, que l’Hymen les assemble ;

Et que pour les unir il traverse les airs.

CLIDAMIS.

Pour le faire descendre unissons-nous ensemble,

Et que l’écho réponde à nos charmants concerts.

Tous les Bergers chantent avec des Hautbois, des Flûtes, des Musettes, et autres instruments Champêtres, et l’écho leur répond sort agréablement ; mais Ménalque les lient interrompre, pour leur dire la triste nouvelle que l’on va savoir.

 

 

Scène IV

 

MÉNALQUE, PHILÈNE, LISIS, CARITE, CHŒUR DE BERGERS

 

PHILÈNE.

Quoi ! sitôt de retour, Ménalque ?

MÉNALQUE.

Hélas ! Philène,

Je voudrais avoir pu m’épargner cette peine.

Car pour moi c’est sans doute un surcroît de malheur,

Que de venir sitôt vous charger de douleur.

Et vous, sages Bergers, tous remplis de tendresse,

Chantez un chant lugubre au lieu d’un d’allégresse.

Que du jour d’une fête on fasse un jour de deuil :

Et qu’au lieu de couronne on prépare un cercueil.

Daphnis est mort.

LISIS.

Daphnis !

PHILÈNE.

Quoi ! mon fils ?

CARITE.

Quoi ! mon frère ?

PHILÈNE.

Il est mort ?

MÉNALQUE.

Il est mort ; et je m’en désespère.

Son coupable rival irrité sans raison,

Dans la Source sacrée a versé du poison.

En buvant de cette eau des amants respectée,

Mais par un crime horrible à ce coup infectée,

Le Berger malheureux, dont je pleure le sort,

Où l’on puise la joie, a rencontré la mort.

PHILÈNE.

Et l’obligeant Mercure a pu voir ce spectacle !

À la rage ennemie il n’a point mis d’obstacle !

Il a vu ce trépas, et ce Dieu l’a souffert !

MÉNALQUE.

Apollon Se Mercure agissaient de concert.

Je crois bien qu’à l’entendre exposer son message,

On eût cru votre fils à l’abri de l’orage :

Mais je viens de savoir par son propre rapport,

Qu’il n’était descendu que pour hâter sa mort.

Ce Berger déplorable étant mort à ma vue,

Laissez-moi vous conter comme elle est avenue ;

Détester l’ennemi qui le prive du jour ;

Et mourir de douleur, puisqu’il est mort d’amour.

Nous goûtions tous ensemble une excessive joie.

Quand Daphnis de la Parque allait être la proie ;

Et que l’injuste sort qui pour lors le guidait,

Le menait à la Source où la mort l’attendait.

Il approche de l’eau ; mais il en boit à peine.

Qu’il brûle d’une ardeur qui court de veine en veine.

Et que le cœur surpris par cette trahison,

Au lieu de nourriture avale du poison.

Mais de quelques ardeurs que le Dieu le tourmente,

L’ennemi toutefois est plus doux que l’amante :

Et Philis se noyant dans les eaux de ses pleurs,

D’une bonté cruelle irrite ses douleurs :

Plus son âme est sensible, et moins elle est humaine.

Il souffre par l’amour, il souffre par la haine :

La rigueur de sa peine accroît par la pitié ;

Et la part qu’elle y prend l’augmente de moitié.

Il voit que la Bergère en ce point trop fidèle,

Veut souffrir avec lui ce qu’il souffre pour elle ;

Que d’un triste regard nourrissant son ennui,

Elle sort d’elle-même, et vient toute dans lui ;

Et que là d’un œil ferme et d’un courage tendre,

Elle prend de son mal tout ce qu’elle en peut prendre.

C’est en vain qu’Apollon se vengeant à souhait,

Veut sauver ce qu’il aime, en perdant ce qu’il hait ;

C’est en vain qu’à Philis, qui mourrait avec gloire,

On arrache la coupe où Daphnis vient de boire ;

Et qu’un jaloux destin ne veut pas aujourd’hui,

Que comme il meurt pour elle, elle meure avec lui.

À l’aspect du Berger son âme l’abandonne :

La pitié fait mourir quand la rage pardonne :

Au lieu de la fureur l’amour lance le trait,

Et Daphnis fait le coup que le Dieu n’a pas fait.

C’est là ce qui le tue ; et s’oubliant soi-même,

Pour plaindre le malheur de la beauté qu’il aime :

Cieux ! dit-il, qui voyez les peines qu’elle sent ;

Que ne m’est-il permis de mourir innocent !

On me rend criminel par mon propre supplice ;

Et je deviens injuste en souffrant l’injustice :

Hélas ! qui m’eût dit hier quand je fus enflammé,

Daphnis, tu te plaindras de te voir trop aimé ?

L’eussai-je pu penser ? Eussai-je bien pu croire,

Qu’on trouvât le malheur dans le sein de la gloire ?

Et que moi-même un jour contraire à mes désirs,

J’eusse fait mes tourments de mes plus doux plaisirs ?

Donc un autre destin fait que je suis tout autre.

Vous me percez le cœur, quand je touche le vôtre ;

Et les traits de pitié que vous lance mon sort,

Retournant contre moi font les traits de la mort.

Modérez ces transports, ô Beauté que j’adore ;

Et ne m’aimez pas tant, si vous m’aimez encore ;

Aussi bien tous vos soins vont être superflus ;

Et je suis désormais comme ce qui n’est plus.

Je n’ai rien de vivant dans ce malheur extrême,

Que mon cœur, qui ne vit que parce qu’il vous aime.

Et je doute, Philis, en partant de ce lieu,

Si je pourrai vous dire... Il voulait dire adieu ;

Mais au lieu de ce mot, sa belle âme s’envole ;

Et Philis s’écriant, achevé la parole.

Adieu, dit-elle. Alors le cœur gros de douleurs,

Elle embrasse Daphnis, qu’elle mouille de pleurs :

Elle sent dans son âme une peine cruelle

De ne pouvoir mourir d’une douleur mortelle :

Et pour quelques moments étouffant ses sanglots,

Aux amours attendris elle adresse ces mots.

Vous, allez ; remontez dans le séjour céleste.

Cet objet pitoyable est pour vous trop funeste :

Si Daphnis eût pu vivre, il m’aimait été doux

De vous voir l’un et l’autre à jamais avec nous,

L’injustice des Dieux autrement en ordonne ;

C’est avec déplaisir que je vous abandonne :

Et mon cœur abîmé dans un gouffre secret,

Vous reçut avec joie, et vous chasse à regret.

Les Amours désolés de quitter tant de charmes,

Sur le sein de Philis en répandent des larmes.

Ils ne peuvent parler ; mais pour s’expliquer mieux,

Par de tendres baisers ils lui sont leurs adieux.

Pour remonter ensuite au séjour de la joie,

Par les routes de l’air ils se font une voie.

Et moi près de Philis partageant ses douleurs,

Je mêle mes soupirs au torrent de ses pleurs.

Est-il peine plus dure, et douleur plus amère ?

PHILÈNE.

Ah ! qu’auprès de la mienne elle paraît légère !

Je n’avais qu’un seul fils que j’aimais tendrement ;

Et Philis n’est pas fille à n’avoir qu’un amant.

Comme Daphnis lui plut, d’autres lui pourront plaire ;

Mais d’un autre que lui je ne puis être père ;

D’autres prendront sa place à l’égard de Philis ;

Mais un autre que lui ne peut être mon fils.

Le courroux d’Apollon à moi seul est funeste.

MÉNALQUE.

Si je puis sans mourir vous apprendre le reste,

Jugez par la douleur que cause un fils mourant,

Si ma plainte est moins Julie, et mon malheur moins grand.

Sur le point que Daphnis achève sa carrière,

Son rival homicide obscurcit sa lumière ;

De la mort d’un Berger qu’il a mis au cercueil

On dirait qu’Apollon ose prendre le deuil :

Pour ne pas voir Daphnis dans ces déserts funèbres ;

Dans le cours de sa route il répand des ténèbres :

Tout confus de son crime il ne s’ose montrer ;

Et l’ayant pu commettre il ne peut l’éclairer ;

Mais à peine Apollon semble cesser sa guerre,

Que les vents déchaînés descendus sur la terre,

S’approchant de Philis par un ordre des Dieux,

Quelque effort qu’elle fasse ils en privent mes yeux.

Par des routes sur l’heure aux mortels inconnues

Ils l’enlèvent de terre, et traversent les nues ;

Et le ciel à mes cris répandus dans les airs

Ne répond qu’en courroux, et que par des éclairs.

C’est en vain que l’Hymen promettait sa venue ;

C’est en vain... Mais du ciel le courroux continue ;

Bien ne s’offre à mes yeux qui n’étonne mes sens ;

Le tonnerre succède aux éclairs menaçants ;

De moment en moment quelque horreur se découvre ;

Je sens trembler la terre, et vois le ciel qui s’ouvre.

J’aperçois Jupiter, adorons son aspect,

Et recevons son ordre avec crainte et respect.

 

 

Scène V

 

JUPITER, MÉNALQUE, PHILÈNE, LISIS, CARITE, CLIDAMIS, MÉNANDRE, CHŒUR DES BERGERS

 

JUPITER, assis dans un Trône de gloire.

Cessez de répandre des larmes ;

Et ne vous donnez plus d’inutiles alarmes :

Vos malheurs sont finis.

Désormais de vos cœurs bannissez la tristesse.

Car l’aimable Carite et l’amoureux Lisis

Doivent dès demain être unis ;

Et jouir à jamais d’une entière allégresse.

 

Pour Daphnis et Philis ne pleurez point leur sort ;

Du jaloux Apollon j’ai condamné l’effort ;

Aux injustes desseins je déclare la guerre.

Je suis Maître de tous les Dieux ;

Et ce que le Soleil a divisé sur terre

Je l’ai réuni dans les cieux.

 

C’est pour accomplir ma parole,

Qu’en faveur de Daphnis les ministres d’Éole

Ont enlevé Philis dans ce sacré séjour.

De ces parfaits amants le bonheur n’est pas moindre :

Ils étaient séparés, et j’ai su les rejoindre,

Pour mettre en repos leur amour.

 

Pour punir Apollon de son cruel outrage

Son rival désormais brillera dans les cieux ;

Et pourra, sans craindre sa rage,

Adorer devant lui ce qu’il aime le mieux.

Et des yeux de Philis qui charmèrent tant d’âmes,

De ces vives sources de flamme.

 

D’où sortent cent globes de feux,

Pour couronner leur gloire, et pour remplir mes vœux ;

J’en ai fait deux Astres célestes,

Qui ne répandront point d’influences funestes ;

Mais placés dans les cieux qu’ils vont rendre plus beaux,

On les appellera les deux Astres Jumeaux.

PHILÈNE.

Puisqu’à notre douleur vient succéder la joie,

Et qu’en notre faveur un Dieu même s’emploie

Allons lui rendre grâce, et qu’ensuite demain

Lisis donne à Carite et le cœur et la main. 

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