Les Tyrinthiens (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en trois actes et en ves, avec des divertissements.

 

Personnages

 

KATINON, Archonte

PHAON, Amant de Katinon

TYMON, père de Katinon

UN LICTEUR

ARISTIPE, Philosophe

UN ORATEUR

UN DÉPUTÉ

ARISTOPHANE

UN POÈTE TYRINTHIEN

ARLEQUIN, Parasite

TROUPE DE SÉNATEURS

TROUPE DE JEUNES TYRINTHIENS et TYRINTHIENNES

 

La Scène est à Tyrinthe.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TYMON, seul

 

Jeunesse de Tyrinthe, espoir de la Patrie,

Quel vertige incroyable est venu vous saisir ?

Car la joie excessive est une maladie.

Poussez-vous assez loin la fureur du plaisir ?

Nous saurons vous guérir, il y va trop du nôtre.

Tous les Ris et les Jeux sont ici triomphants ;

La folie est enfin l’âme de nos enfants.

 

 

Scène II

 

ARISTIPE, TYMON

 

TYMON.

C’est Aristipe, ô ciel !

ARISTIPE.

Nous rions l’un de l’autre,

Qui de nous a raison ?

TYMON.

J’enrage.

ARISTIPE.

À quel propos ?

TYMON.

De voir un Ancien, un Sage, un Philosophe

Parfumé, revêtu de la plus riche étoffe,

Et couronné de fleurs.

ARISTIPE.

N’est il permis qu’aux sots

De parer un peu la nature ?

TYMON.

Belle occupation de parer les dehors

D’une misérable masure !

ARISTIPE.

Eh ! doucement, Tymon : modérez vos transports.

Vous gâtez la sagesse, en la rendant austère.

Vous ne la présentez jamais

Que d’après votre caractère.

En lui prêtant vos propres traits,

Vous révoltez contre elle. Aussi notre Jeunesse

A secoué le joug ; il leur était trop dur.

Ils ont eu peur d’une sagesse

Qui ne convient qu’à l’âge mûr,

Et qu’on exigeait d’eux en sortant de l’enfance.

TYMON.

Comment ! vous prenez leur défense !

Vous protégez des fous ; sans nul autre intérêt,

Vous approuvez leur frénésie !

ARISTIPE.

La joie est-elle une folie ?

Eh ! vous faites le mal beaucoup plus grand qu’il n’est.

TYMON.

Ainsi va présider à notre destinée

La gaîté la plus folle et la plus effrénée.

Comment pourrons-nous voir, sans jeter les hauts cris,

Que les plus sages soient proscrits,

Que ces écervelés se soient rendus nos maîtres,

Qu’ils se moquent des lois faites pas nos ancêtres,

Qu’ils les traitent d’abus ? Ils en font à leur gré,

Qui n’ont pas le bon sens.

ARISTIPE.

Vous êtes trop outré.

TYMON.

Que voulez-vous me dire ? Ah ! pour nous quelle honte,

Que leur audace extrême et leur impunité !

Au moment que je parle, on élit un Archonte :

Je suis sûr qu’ils prendront, pour cette dignité,

Quelque Jeunesse à peine à son adolescence.

ARISTIPE.

Tant mieux.

TYMON.

Comment ?

ARISTIPE.

Cet âge est plein de bonne foi.

TYMON.

Une tête à l’évent, sans nulle connaissance.

ARISTIPE.

Leur droiture vaut mieux que notre expérience.

Quand on entre dans son printemps,

On n’a pas encore eu le temps

De corrompre, avec nous, cet aimable innocence,

Et cet instinct toujours plus sûr que la raison.

On ne vaut jamais mieux que dans cette saison.

Cher ami, l’âge d’or est celui de l’enfance.

Mais s’il n’en reste rien, et s’il fuit sans retour,

C’est notre faute à nous.

TYMON.

Et par quelle aventure ?

ARISTIPE.

La Jeunesse, en sortant des mains de la Nature,

En est l’ornement et l’amour.

Ce n’est qu’en s’éloignant d’une source si pure,

Qu’en croissant parmi nous, qu’à force de culture,

Nous la rendons semblable au reste des humains.

Tout ce qu’elle a de bon dépérit dans nos mains.

Ainsi, plus on avance en âge,

Plus on perd du côté des grâces et des mœurs.

Mais voulons-nous sauver nos enfants du naufrage,

Sachons nous réformer. Que servent les clameurs,

Les leçons, dont soi-même on fait si peu d’usage ?

L’exemple seul, l’exemple est ce qui parle aux cœurs.

TYMON.

Belle commodité que la Philosophie !

On prouve ce qu’on veut ; car c’est-là sa manie.

Faites-la donc goûter à ceux que vous voyez,

À tous les mécontents. Osez leur dire en face

Des sophismes pareils...

ARISTIPE.

Ah ! si vous en croyez...

TYMON.

Sur ce point, finissons par grâce ;

J’ai cherché, j’ai trouvé le remède efficace

Qui va terminer nos douleurs.

Je me flatte, avant peu, d’un terme à nos malheurs.

D’un secret important soyez dépositaire.

Le salut de l’État m’occupe nuit et jour ;

Sachez ce qu’a fait mon amour.

Enflammés, comme moi, d’un zèle salutaire,

Nous nous sommes unis nombre de gens prudents

Pour envoyer...

ARISTIPE.

Où donc ?

TYMON.

À Delphes.

ARISTIPE.

Pourquoi faire ?

Donnez-vous encor là-dedans ?

TYMON.

L’Oracle répondra.

ARISTIPE.

Comme à son ordinaire.

TYMON.

Sans doute sa réponse apprendra les moyens

De guérir pour jamais nos jeunes Citoyens,

Et de ramener la sagesse,

Que le courroux du Ciel écarte si loin d’eux.

Je donnerais mon sang pour qu’un succès heureux

Pût, avant mon trépas, couronner ma vieillesse.

Ah ! que je mourrais satisfait !

On entend du bruit.

L’Oracle aura parlé ; ce sera sa réponse :

Sans doute, la voici.

 

 

Scène III

 

UN LICTEUR, tout chargé de grelots et de plumes, ARISTIPE, TYMON

 

LE LICTEUR.

Citoyens, c’en est fait.

Le souverain Archonte est élu, je l’annonce.

TYMON.

Eh ! que m’importe un choix qui ne peut être bon ?

LE LICTEUR.

Il est bon, puisque c’est la jeune Katinon.

TYMON, transporté de joie.

Quoi ! ma fille ?

ARISTIPE.

Et voilà le Sage qui succombe.

TYMON.

Allons la voir, allons remercier les Dieux.

ARISTIPE.

Holà, bon Citoyen.

TYMON.

Ils ont fait pour le mieux ;

Je n’en serai pas quitte à moins d’une hécatombe.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ARISTIPE, LE LICTEUR

 

ARISTIPE.

Qui n’eût à sa sagesse élevé des autels ?

L’intérêt cependant lui fait faire naufrage ;

Ainsi l’occasion métamorphose un Sage,

Et le remet parmi le commun des mortels.

Enfin, c’est Katinon qui vient d’être nommée,

LE LICTEUR.

L’élection est consommée,

Et Tyrinthe jamais n’a fait un si beau choix.

Quelle autre excelle mieux dans le chant, dans la danse ?

Elle en a fait vingt fois l’épreuve en plein Sénat.

Pas un ton, pas un pas qui ne soit en cadence.

A-t-il jamais été, pour bien régir l’État,

Une jambe plus fine, une oreille plus juste ?

À ce talent vraiment auguste,

Joignez un autre don qu’elle a reçu des Cieux :

C’est l’amour du plaisir, dont la divine flamme

Étincelle dans ses beaux yeux,

Et remplit son cœur et son âme.

Avec un goût si vif pour les ris et les jeux,

Eh ! peut-elle manquer de faire des heureux ?

On entend le commencement du cotillon des Fêtes de Thalie.

ARISTIPE.

Que nous annonce-t-on par cette ritournelle ?

LE LICTEUR.

C’est la Sérénissime ; on va la proclamer.

Vous, contre un choix si beau, bien loin de déclamer,

Applaudissez.

ARISTIPE.

Allons, je vole au-devant d’elle.

 

 

Scène V

 

KATINON, TYMON, ARISTIPE, UN ORATEUR, LICTEURS, avec des haches et des faisceaux

 

Marche grave, tandis qu’on joue le cotillon des Fêtes de Thalie.

KATINON, à Aristipe.

Ami de la sagesse, autant que des plaisirs

Vous serez de ma Cour.

ARISTIPE.

Vous comblez mes désirs.

KATINON, apercevant les Haches et les faisceaux.

Que vois-je autour de moi ? Quel cortège sinistre ?

Je ne veux que les Ris et les Jeux pour Licteurs :

Ma garde est au fond de vos cœurs ;

Je ne veux qu’un sceptre de fleurs ;

Et le Plaisir pour mon premier Ministre.

Les haches et les faisceaux disparaissent. Entrée courte de jeunes Licteurs, avec des thyrses entourés de fleurs.

L’Orateur s’avance.

Quelle vapeur subite exhale son poison ?

Quelle funeste pâmoison

S’empare de mes sens : Je péris, je suffoque,

Je meurs.

ARISTIPE.

Qui peut produire un si terrible effet ?

KATINON.

La cause n’est plus équivoque ;

Je vois le maléfice, et celui qui l’a fait.

À celui qui s’apprête à la haranguer.

C’est vous.

L’ORATEUR.

Moi ?

KATINON.

Vous voulez me faire une harangue :

Je la sens, vous l’avez sur le bout de la langue.

L’ORATEUR.

Jamais sujet plus beau n’a pu se présenter.

Plaise à votre Amplitude écouter des merveilles,

Qui pourront, je m’en flatte, étonner, enchanter

Vos sérénissimes oreilles.

C’est l’affaire d’une heure.

KATINON.

Ah ! daignez m’épargner ;

Je ne puis supporter les fleurs de Rhétorique ;

Rien ne m’est plus antipathique.

La plus belle harangue apprend-elle à régner ?

L’ORATEUR.

Mais la mienne est en vers. En faveur de la rime...

KATINON.

Dussiez-vous la danser, dussiez-vous la chanter,

Je ne saurais vous contenter.

C’est un genre d’ennui que d’abord se supprime.

Mes pareils devraient m’imiter.

Mais si vous m’en croyez, gardez-la pour quelqu’autre ;

Cela prête au besoin.

L’ORATEUR.

Quel refus est le vôtre ?

Ô Minerve ! ô Pallas ! l’ai-je pu mériter ?

L’Éloquence reçoit un soufflet sur ma joue.

Art divin, je t’abjure et je te désavoue.

Lacérons, déchirons, mettons tout en lambeaux.

Il déchire sa harangue.

Doucement ; on pourrait rassembler les morceaux.

Il les ramasse.

Rentrez au portefeuille, incomparable ouvrage.

Le pillage, entre Auteurs, n’est que trop en usage :

Quelqu’autre, en y faisant un changement léger,

Pourrait s’en faire honneur : évitons ce danger.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

KATINON, ARISTIPE, LES LICTEURS

 

KATINON.

Et d’un abus de moins. Puisse être ainsi des autres

Enfin, grâce à mes soins unis avec les vôtres,

Nos tristes Anciens, ces Sages prétendus,

Dans le sein du repos vont passer leur vieillesse.

Amis, leur Empire n’est plus ;

Vous subirez les lois de l’aimable Jeunesse.

Ainsi nous allons voir un nouvel âge d’or.

Qu’il succède à des temps, à des jours déplorables.

Vers les Ris et les Jeux prenons un libre essor ;

Par l’amour des plaisirs rendons-nous mémorables ;

Qu’on sache que j’y prends le plus vif intérêt.

Je servirai d’exemple ; il tiendra lieu d’arrêt.

On lui présente, et à sa suite, des couronnes et des guirlandes. Elle danse, et chante ce quatre vers.

Rions, chantons, dansons, couronnons notre tête

Des dons les plus riants de Flore et du Printemps.

Si le Dieu des Amours veut être de la fête,

Amis, qu’on ouvre les battants.

 

 

Scène VII

 

KATINON, ARISTOPHANE, ARISTIPE

 

KATINON, apercevant Aristophane.

Ô Ciel ! quel contretemps ! Quel sujet vous attire ?

ARISTIPE.

Ce spectre m’a tout l’air d’un Auteur.

ARISTOPHANE, à Aristipe.

Je le suis,

ARISTIPE.

Vous nous amenez les ennuis.

À Katinon.

Pardonnez ; mieux que moi, vous saurez l’éconduire.

Il sort.

KATINON.

Je suis prête à m’évanouir...

Que cherchez-vous ici ?

ARISTOPHANE.

Je viens vous réjouir.

KATINON.

Avec quoi ? Qu’êtes-vous ? et que voulez-vous dire ?

ARISTOPHANE.

Envisagez-moi bien, apprêtez-vous à rire.

Vous fuyez le chagrin.

KATINON.

Oh ! je vous en réponds ;

Il nous inspire à tous la haine la plus forte.

ARISTOPHANE.

Oui, vivent les plaisirs.

KATINON.

Nous nous en occupons.

ARISTOPHANE.

Eh ! bien, il vous en manque un, que je vous apporte.

KATINON.

Vous, un plaisir de plus ! Dieux ! comment est-il fait ?

ARISTOPHANE.

J’aurais pu l’inventer, je l’ai rendu parfait.

C’est un tableau naïf, un portrait de la vie,

Tracé d’après nature, et mis en action,

Où chacun, sans distinction,

Peut se voir tel qu’il est.

KATINON.

Mais c’est la Comédie.

ARISTOPHANE.

Oui, mais la véritable.

KATINON.

Est-ce qu’il en est deux ?

ARISTOPHANE.

Ne vous y trompez pas, il n’est qu’une Thalie,

Qui ne doit respirer que les ris et les jeux,

Que la satyre et l’ironie.

L’allégresse jamais n’en doit être bannie.

On a gâté son genre en la faisant pleurer ;

Et je ne sais comment, ni par quelle manie,

À cet appât si faux, on s’est laissé leurrer.

Je vous l’amène donc ; mais avec tous ses charmes :

Il ne tiendra qu’à vous qu’ils brillent à vos yeux.

Laissez-la librement se servir de ses armes...

Liberté toute entière. Eh ! rit-on jamais mieux,

Que lorsqu’on rit les uns des autres ?

Laissez-vous réjouir à vos propres dépens.

Athènes en a fait ses plus doux passe-temps.

Des plaisirs si vantés vont devenir les vôtres.

Quant au degré suprême où j’ai porté mon art,

Assez d’autres, sans moi, vous le pourront apprendre.

De qui n’a-t-on pas ri, sans crainte et sans égard ?

Interrogez Sophocle, Euripide, Ménandre.

Les premiers Citoyens, les sages et les fous,

Les Héros et les Dieux en proie à ma Thalie,

Aussi-bien que le Chef de la Philosophie,

Dont j’étais le fléau, sont tombés sous mes coups.

KATINON.

Serait-ce, par hasard, certain Aristophane ?

ARISTOPHANE.

Quel autre pourrait l’être ? Oui, vraiment je le suis.

KATINON.

Il ose s’en vanter... Le plaisir te condamne ;

Éloigne-toi d’ici ; va, fuis.

Si ce sont-là des jeux, offre-les aux Furies.

Nous en voulons qui soient conformes à nos mœurs ;

Que l’aigreur, l’amertume en soient toujours bannies ;

Que l’innocence y règne, ainsi que dans nos cœurs.

Périssent tes talents ; ils n’ont rien qui nous flatte

Il faut que Thalie en ces lieux

Ménage les mortels, et respecte les Dieux.

Va-t’en mourir au pied du tombeau de Socrate.

ARISTOPHANE.

Je n’en irai pas moins à la postérité.

Adieu vous dis ; je pars pour l’immortalité.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

DEUX JEUNES TYRINTHIENNES, DEUX PETITS VIEILLARDS, fort laids et contrefaits, KATINON

 

UN DES VIEILLARDS, à une Tyrinthienne.

Rentrez à la maison.

LA TYRINTHIENNE.

Non, voilà mon refuge :

Sinon mon désespoir est au dernier excès.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE, au second Vieillard.

Eh ! bien, quitte à mourir, si je perds mon procès :

Mais je demande qu’on me juge.

KATINON.

Que voulez-vous de moi ?

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

Votre protection.

KATINON, à la seconde Tyrinthienne.

De quoi vous plaignez-vous ?

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

De la sujétion,

De la perte du bien le plus doux de la vie ;

La liberté nous est ravie.

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

Voilà ce que je pleure, et ce que j’ai perdu.

LE PREMIER VIEILLARD.

Elles n’ont rien perdu, quel conte vous font-elles ?

KATINON.

Le bien que vous pleurez peut vous être rendu.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Apprenez mes peines mortelles :

Hélas ! on m’interdit l’usage de mes sens

LE DEUXIÈME VIEILLARD.

Qu’en ont-elles besoin ? Et quels soins si pressants ?...

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

On captive mon cœur, mes yeux et mes oreilles.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Il n’est point, disent-ils, de plaisirs innocents.

LE PREMIER VIEILLARD.

À présent.

KATINON.

Il n’est point de sottises pareilles.

Ils sont tous innocents ; ceux qui ne le sont point,

Ne sont pas des plaisirs.

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

Tout de bon ! Ah ! que j’aime

À m’être rencontrée avec vous sur ce point !

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Moi, j’ai toujours pensé de même.

Mais tout cela n’est encor rien ;

Et pour mettre le comble au sujet de mes larmes,

On me soustrait à ceux qui me veulent du bien.

Deux jeunes Tyrinthiens, me trouvant quelques charmes,

Rendaient à ma faible beauté

Un hommage rempli d’une si douce flamme,

Qu’elle enchantait mon cœur et ravissait mon âme.

LE DEUXIÈME VIEILLARD.

Le beau plaisir !

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

Ils ont poussé la cruauté

Jusqu’à me faire un crime, à moi, de ce qu’on m’aime.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Eh ! bien, tout justement, mon histoire est la même

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

Je dois être insensible, et l’on doit me haïr...

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Je dois paraître laide, et chacun doit me fuir.

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

Je suis lasse à la fin de garder le silence,

Et j’ai recours à vous contre la violence.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Je suis au même point.

KATINON, à la seconde Tyrinthienne.

Eh ! bien, je vous reçois.

Daignez me dire en confidence,

Entre vos deux Amants, avez-vous fait un choix ?

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE.

J’ai craint de faire une imprudence.

Le moyen de choisir sans faire un malheureux ?

Ils ont également de quoi combler mes vœux.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Oh ! moi, j’en ai fait un, et, je crois, pour ma vie ;

Du moins, jusqu’à présent, mon âme en est ravie.

KATINON, aux Vieillards.

Ainsi donc vous voulez leur imposer la loi

De conserver leur cœur, de n’aimer jamais ?

LE PREMIER VIEILLARD.

Moi !

Peut-on me faire un tel outrage ?

Pour aimer, pour charmer, elle est dans le bel âge.

KATINON, au Vieillard.

Mais vous n’avez point tort...

À la Tyrinthienne.

De quoi vous plaignez-vous ?

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE, vivement.

Cette horreur prétend que je l’aime,

Il veut devenir mon époux.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE.

Et sur mon compte, à moi, Monsieur pense de même.

KATINON.

Allez, vous êtes tous deux fous.

Se peut-il un plus grand scandale ?

Aux Tyrinthiennes.

Vous méritez un sort plus doux.

Ne dépendez plus que de vous :

Je rends cette loi générale.

À compter de ce jour, nonobstant les clameurs,

Nous avons rétabli la liberté des cœurs,

Comme elle a ci-devant régné dans la Nature,

Lorsqu’elle était dans son printemps.

Déclarons abusif, et sujet à rupture,

Tout hymen fait, à faire, où l’un des contractants

Subit, ou subira la moindre violence.

LA PREMIÈRE TYRINTHIENNE, à son Vieillard.

Vous sentez qu’en vertu de ladite ordonnance,

Faute entre nous de convenance,

Vous n’avez qu’à chercher ailleurs à vous pourvoir.

Obéir à l’arrêt est mon premier devoir.

Je suis bien votre humble servante.

LA DEUXIÈME TYRINTHIENNE, à son Vieillard.

Ah ! Ciel ! de plus en plus son aspect m’épouvante !

Je me fais veuve : adieu, mon très défunt époux ;

Car notre mariage est aussi nul que vous.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

MADAME FAVART entre à la tête de la Jeunesse, et chante.

Cessez, importune Vieillesse,
De gêner nos désirs.
Emportez la sagesse ;
Laissez-nous les plaisirs.

On danse.

LE CHANTEUR.

Que les Ris, les Jeux et les Grâces
Volent sans cesse sur nos traces
Le Plaisir est né dans les Cieux ;
C’est l’image des Dieux,

MADAME FAVART.

Peut-on lui rendre trop d’hommage ?
Nous sommes son ouvrage.

LE CHANTEUR.

L’Astre qui brille dans les airs
Est moins utile à l’Univers.

ENSEMBLE.

Que les Ris, les Jeux et les Grâces
Volent sans cesse sur nos traces,
Le Plaisir est né dans ses Cieux ;
C’est l’image des Dieux.

Vaudeville très gai, qui servira aussi de contredanse.

MADEMOISELLE CATINON.

La Nature est avant les Lois :
Si vous en consultez la voix,
Il n’est rien qui ne vous réponde :
Le Plaisir est l’âme du Monde.

Si l’on veut, on répétera en chorus ce dernier vers.

UNE PETITE FILLE.

Ce refrain a réponse à tout.
Si maman veut gêner mon goût,
Il faudra que je lui réponde :
Le Plaisir est l’âme du Monde.

LE CHANTEUR.

Ce n’est qu’à charge de retour,
Qu’on peut me donner de l’amour ;
Quand j’aime, il faut qu’on me réponde ;
Le Plaisir est l’âme du Monde.

MADAME FAVART.

Mon amour va toujours croissant,
Et Daphnis devient plus pressant ;
Faudra-t-il que je lui réponde :
Le Plaisir est l’âme du Monde ?

MONSIEUR CHANVILLE.

Si vous vous plaignez qu’en aimant,
Je suis un peu volage Amant,
Belles, souffrez qu’on vous réponde :
Le Plaisir est l’âme du Mondes

Au Parterre.

MADAME FAVART.

Le sifflet est le chat qui dort ;
Qui l’éveille, et s’en plaint, a tort.
Auteurs, souffrez qu’on vous réponde :
Le Plaisir est l’âme du Monde.

Le Divertissement finit par la contredanse.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

KATINON, MYSIS

 

MYSIS.

Mais vous me paraissez un peu sombre et distraite.

Est-ce que les soucis osent vous approcher,

Vous autres ?

KATINON.

Il est vrai que je suis inquiète :

Mon cœur n’a cependant rien à se reprocher.

De ceux que je veux dire a-t-on quelques nouvelles ?

MYSIS.

Je viens m’en informer à vous.

KATINON.

J’en sais à qui l’Amour devrait prêter des ailes.

Ah ! ce retardement me met dans un courroux.

MYSIS.

Mais vous avez brigué l’autorité suprême.

Vous l’avez. Quand on règne, a-t-on le temps d’aimer.

Si votre amour avait toujours été le même,

La Souveraineté n’aurait pu vous charmer.

La grandeur et l’amour figurent mal ensemble.

Ah ! vous n’aimez plus.

KATINON.

Qui ? moi !

MYSIS.

C’est ce qu’il me semble.

KATINON.

Eh ! du moins daigne m’épargner.

MYSIS.

Réduisez-vous au rang suprême,

Renoncez à Phaon, bornez-vous à régner.

Il ne reviendra point.

KATINON.

Ma frayeur est extrême.

MYSIS.

Que viendrait-il chercher ? Pour lui tout est changé.

Il sait trop bien aimer pour pouvoir s’y méprendre.

Quel est l’Amant, pour peu qu’il soit sensible et tendre,

Qui veuille d’un cœur partagé.

KATINON.

Mon cœur est partagé ! J’en serais trop punie,

Si la gloire avait pu refroidir un instant

Mon amour pour Phaon. Je n’aimai jamais tant

Que depuis qu’avec lui j’ai l’espoir d’être unie.

MYSIS.

Pourra-t-il allier l’amour et le respect ?

Tout, jusqu’à vos serments, lui deviendra suspect.

KATINON.

Eh ! pour qui suis-je donc assise au rang suprême ?

De tous nos Anciens tu sais la faction.

Ils avaient conjuré la perte de Phaon,

Et de tous ses amis. Dans ce malheur extrême,

Qu’ai-je fait ? J’ai hâté la révolution,

Et j’ai même obtenu le sceptre pour moi-même ;

Mais l’Amour a tout fait, et non l’Ambition.

 

 

Scène II

 

PHAON, KATINON, MYSIS

 

PHAON, en se jetant aux pieds de Katinon.

Souffrez que mon cœur se déploie.

KATINON.

Je me meurs... Ah ! Phaon, on voulait me tromper.

PHAON.

Regrettez-vous l’aveu qui vous vient d’échapper ?

KATINON.

Eh ! tu ne vois que trop ma joie.

Phaon, épargnons-nous des serments superflus.

Va, ton heureux retour m’en inspire encor plus

Que je ne t’en dirais.

PHAON.

Vous êtes Souveraine,

Pouvez-vous trop me rassurer ?

KATINON.

Ne vois que mon amour, j’ose t’en conjurer.

Immole à mon repos une crainte si vaine.

PHAON.

Le puis-je ? Que de soins renaissants tour à tour !

Combien d’absences en un jour !

Que d’instants dérobés !... Non, il n’est pas possible

Que vous soyez aussi sensible.

Est-ce ainsi qu’on jouit ?...

KATINON.

Plaignons-nous ; mais cédons :

Laisse-moi, pour un temps, cette charge importune.

PHAON.

Eh ! qu’en voulez-vous faire ?

KATINON.

Hélas ! nous nous perdons,

Si je la rends. Attends ; fixons notre fortune.

Grace au rang où je suis, ceux dont je tiens le jour

Ne peuvent empêcher des nœuds si pleins de charmes.

Les tiens seront contraints de se rendre à leur tour.

Laisse-moi donc régner, et surtout point d’alarmes.

Fièrement.

Je n’aime point à voir douter de mon amour.

PHAON.

Eh ! ne voilà-t-il pas le ton de Souveraine ?

KATINON.

C’est l’ordre d’une Amante, et non pas d’une Reine.

PHAON.

Régnez donc pour un temps ; j’ai tout lieu d’espérer

Que vous en serez bientôt lasse.

Je compte que l’Amour vous en fera la grâce,

Et qu’enfin dans ses bras vous viendrez respirer.

Vous me le promettez ?

KATINON, mettant la main dans celle de Phaon.

Que mon âme est ravie !

Je n’abuserai pas de la permission.

PHAON.

Je réclame mon bien, ma fortune, ma vie.

KATINON.

Tu peux compter bientôt sur ma démission ;

Je ne veux qu’assurer notre bonheur extrême.

PHAON.

Quels délais ! Mais enfin, s’il faut s’y résigner,

Songez bien que le fond du cœur de ce qu’on aime

Est le plus bel Empire où l’on puisse régner.

KATINON.

Ah ! Phaon, quelle est notre ivresse !

Ces langueurs et cette tristesse,

Où notre amour s’égare imperceptiblement,

Viendraient empoisonner toute notre tendresse.

Pour s’aimer plus longtemps, il faut s’aimer gaiement.

J’attends de vous ce sacrifice :

C’est la loi de l’État, il faut qu’on la subisse.

MYSIS.

Moi, je suis toute prête à me rendre à vos vœux.

KATINON.

Mais mon père paraît... Disparaissez tous deux.

 

 

Scène III

 

TYMON, KATINON

 

KATINON.

Mon père, d’où vous vient cet air sombre et funeste ?

La Ville est-elle en feu ? Dites donc ?

TYMON.

C’est bien pis.

KATINON.

Est-ce une irruption ? sont-ce les ennemis ?

TYMON.

Je le voudrais.

KATINON.

Est-ce la peste ?

TYMON.

Plût au Ciel ! Je mourrais, et je ne verrais pas

Toute l’horreur qui va précéder mon trépas.

KATINON, toujours en riant.

Mais rien n’est plus plaisant. Quelle est cette folie ?

TYMON.

Tu jouis du rang le plus beau.

KATINON.

Oui, ma place est assez jolie.

TYMON.

Bien souvent, du trône au tombeau,

Le chemin est fort court, il reste peu d’espace.

KATINON.

Je prendrai le plus long.

TYMON.

Tous nos pas sont comptés.

Tel commence à jouir qui touche à sa disgrâce.

Tel, après cent périls qu’il aura surmontés,

Fait une chute humiliante.

La fortune la plus brillante

N’est souvent qu’un éclair qui s’éteint en naissant.

Je t’ennuie ?

KATINON.

Excusez, mon père :

On bâille en admirant ; l’exorde est ravissant.

TYMON.

On va te détrôner.

KATINON.

Quel conte !

TYMON.

Il est sincère.

On conspire, te dis-je ; on va t’ôter ton rang :

Et de plus, ma douleur mortelle et superflue

Est d’avoir conspiré contre mon propre sang.

Pouvais-je deviner que tu serais élue ?

KATINON, en riant.

Mon père est un des conjurés :

Cela rend d’autant plus la scène intéressante.

TYMON.

C’était sans le savoir.

KATINON.

Mon père, vous pleurez.

La situation devient attendrissante ;

Mais ce n’est pas assez, il faudrait un récit.

D’un chef-d’œuvre de l’art c’est bien ici la place.

TYMON.

Où veux-tu que je m’embarrasse ?

C’est aux fausses douleurs à montrer de l’esprit.

Avant qu’on t’eût donné l’autorité suprême,

Croyant les Tyrinthiens dépourvus de raison,

Le Conseil ancien, suscité par moi-même,

A cru devoir enfin chercher leur guérison,

En faisant consulter...

KATINON.

Les Médecins ?

TYMON.

L’Oracle.

KATINON.

N’est-ce pas tout de même ? À moins d’un grand miracle,

Devins et Médecins ne rencontrent pas mieux.

Mais comment peuvent-ils, sans en mourir de rire,

Se rencontrer entre deux yeux ?

C’est encore un abus que je saurai proscrire.

Mais revenons. Par où la consultation

Pourrait-elle influer sur mon élection ?

TYMON.

Mais si les Tyrinthiens allaient par aventure,

Au moyen de l’Oracle, ouvrir enfin les yeux ;

Si Delphes, en un mot, opérait cette cure ?...

KATINON.

Quelle cure ? Est-on fou, parce qu’on est joyeux ?

Ah ! grands Dieux ! si la joie est une maladie,

Qu’est-ce que la santé ; dites-moi, je vous prie ?

TYMON.

J’en mourrai de douleur.

KATINON.

C’est ce qu’il faudra voir.

TYMON.

Tremble, la réponse est venue.

KATINON.

Sait-on ce qu’elle chante ?

TYMON.

Elle n’est pas connue ;

Mais tous vont s’assembler ici pour la savoir

KATINON.

Calmez-vous. Je la sais ; je n’en suis point troublée,

Et je l’annoncerai moi-même à l’Assemblée.

TYMON.

Ah ! que prétends-tu faire ?

KATINON.

Eh ! qu’ai-je à redouter

D’une cohue, où l’un écoute sans entendre,

Et l’autre entend sans écouter ?

Celui-là n’y peut rien comprendre,

Cet autre y comprend trop, et se perd dans les airs :

On prend à droite, on prend à gauche :

Autant de gens, autant de sentiments divers :

Le chaos n’en est que l’ébauche.

Bientôt, dans les esprits, commence à pétiller

La fureur de parler. Chacun y veut briller.

On dirait qu’ils vont tous enfanter des merveilles.

On opine à grand bruit. Quel tumulte éclatant !

Malheur, en ce terrible instant,

Aux débiles poumons, encor plus aux oreilles.

Jupiter tonnerait, qu’on ne l’entendrait pas.

Qu’arrive-t-il ? quelle est la fin de l’aventure ?

On conclut sans résoudre, on résout sans conclure ;

Et puis chacun s’écoule, à l’heure du repas.

 

 

Scène IV

 

KATINON, TYMON, L’ORATEUR, L’ENVOYÉ, MYSIS, TOUS LES JEUNES TYRINTHIENS et TYRINTHIENNES, galamment habillés et couronnés de fleurs, forment un cercle sur le devant

 

Derrière eux sont placés tous les Anciens, vêtus simplement. Il y a une chaire pour l’Envoyé qui apporte la réponse de l’Oracle. Sur le devant du cercle est Katinon, Mysis, l’Orateur et Tymon.

On peut faire faire le rôle de l’Envoyé à Arlequin.

L’ORATEUR.

Accourez à ma voix. Hâtez-vous de vous rendre.

C’est de la part des Immortels.

Leurs trésors sont ouverts. Vous allez tous reprendre

Une nouvelle vie, aux pieds de leurs autels.

La santé de l’esprit, si long-temps suspendue,

Va descendre du Ciel, et vous être rendue.

Du haut de son trépied Delphes a prononcé ;

Le moyen de guérir va vous être annoncé.

Préparez à la fois vos cœurs et vos oreilles.

À l’Envoyé.

Et vous, annoncez-nous de si grandes merveilles.

Le Député monte dans la chaire, mouche, tousse et crache.

KATINON, à l’Envoyé.

Doucement, s’il vous plaît, modérez-vous un peu.

Quoi ! vous osez parler sans avoir mon aveu ?

Ici l’Envoyé fait un mouvement respectueux, et attend l’ordre de Katinon.

Parlez ; mais soyez court.

L’ENVOYÉ.

C’est de quoi je me pique.

L’Oracle interrogé...

TYMON.

Mais si l’on prend les voix,

À quoi nous peut servir ce rapport fatidique ?

UN TYRINTHIEN.

Quel est donc ce refus ?

UN AUTRE TYRINTHIEN.

Du Tymon d’autrefois

Au Tymon d’à-présent, ah ! quelle différence !

Écoutons.

TOUS LES ANCIENS, sur différents tons.

Mais, paix donc.

L’ENVOYÉ, encore plus haut.

L’Oracle interrogé.

MYSIS.

Pourquoi ? Qui vous en a chargé ?

UN ANCIEN, avec aigreur.

Un Oracle mérite un peu de déférence.

L’ENVOYÉ, très haut.

L’Oracle interrogé, l’Oracle a répondu...

UN ANCIEN, qui est sourd.

Plus haut ; faites qu’on vous entende.

L’ENVOYÉ.

Je me tiens pour interrompu,

Et j’ai perdu la voix.

MYSIS.

La perte n’est pas grande

L’ENVOYÉ.

Ma mémoire me joue un tour de son métier.

L’ANCIEN.

Tâchez de vous ravoir, tirez votre papier.

MYSIS.

Il ne lirait pas mieux.

L’ENVOYÉ, en s’enfonçant dans la chaire.

Ah ! pauvre République.

En cas qu’Arlequin joue le rôle de l’Envoyé, il pourra dire, en s’enfonçant dans la chaire : Bon soir la République.

MYSIS.

Il avait fort bien dit qu’il serait laconique.

 

 

Scène V

 

KATINON, TYMON, L’ORATEUR, MYSIS, TOUS LES JEUNES TYRINTHIENS et TYRINTHIENNES

 

L’ORATEUR.

Jeunesse évaporée, enfants tumultueux,

Artisans insensés de trouble et de scandale,

Rendrez-vous à jamais mon zèle infructueux ?

Célébrons-nous des bacchanales ?

Au lieu de redoubler vos écarts forcenés,

Pleurez votre démence, esprits aliénés.

KATINON.

Contenez-vous vous-même, et point tant de vacarmes,

Je défends à la fois l’invective et les larmes.

Au fait. On nous a tous rassemblés en ces lieux,

Pour vous donner, dit-on, une nouvelle vie.

Rien de plus naturel que d’être curieux :

C’est un plaisir ; il faut contenter votre envie.

Sur le délire prétendu

Dont on vous a taxés, le trépied prophétique,

Comme il s’ensuit, a répondu.

Écoutez bien, voici sa réponse authentique.

« L’effusion du sang d’une génisse à jeun

« Engagera le ciel à vous être propice.

« Il vous rendra le sens commun,

« Si vous pouvez, sans rire, offrir un sacrifice. »

MYSIS.

Sans rire, dites-vous ?

KATINON.

C’est la condition.

MYSIS.

Ah ! le trépied a voulu rire.

Je ne suis point Oracle, et j’ose vous prédire

L’impossibilité de l’exécution.

Sans rire ! Ah ! voyez donc !

L’ORATEUR.

Où donc est l’impossible ?

Un sacrifice est il un acte si risible ?

Est-il rien de plus grave et de plus sérieux

Que l’hommage qu’on rend aux Dieux ?

Rentrons dans le néant.

KATINON.

C’est où je vous arrête.

Un sacrifice est une fête :

On n’y peut être trop joyeux.

C’est un jour de réjouissance.

Et la joie au surplus honore plus les Dieux,

Et célèbre mieux leur puissance.

Quel spectacle, en effet, plus cher aux Immortels

Que de voir la folâtre et naïve innocence

Rire, chanter, danser autour de leurs autels ;

Que d’entendre les cris de la reconnaissance,

Les transports d’allégresse et de félicité ?

Qu’un tribut de plaisir a droit de leur complaire !

Toute autre offrande est, au contraire,

Une injure qu’on fait à leur divinité.

TYMON.

On ne peut mieux parler que sa Sérénité,

Ni mettre plus d’aménité.

L’ORATEUR.

N’avez-vous point de honte ?

KATINON, à l’Orateur.

Ami sexagénaire,

L’aigreur a tort pour l’ordinaire,

Et la raison n’a point d’humeur.

Mais, pour nous épargner une vaine rumeur,

Quant à ce sacrifice, il faut vous satisfaire.

Vous-même vous pouvez l’offrir, dès aujourd’hui,

Sous les plus lugubres auspices.

À la Jeunesse.

Nous autres, gardons-nous d’en être les complices ;

Songez que c’est pour nous un crime que l’ennui.

Toute la Jeunesse sort.

 

 

Scène VI

 

LES ANCIENS, L’ORATEUR

 

L’ORATEUR.

On nous laisse un champ libre. Amis de la patrie,

Nous pouvons à jamais extirper la folie.

Tout semble y concourir : le Ciel même y consent ;

Nous pourrons le rendre propice.

Il nous est fort aisé d’offrir un sacrifice,

Sans laisser échapper aucun rire indécent.

UN ANCIEN.

Les ris sont pour les sots. Vous n’avez qu’eux à craindre,

Moi, je n’ai jamais ri ; je ne rirai jamais.

L’ORATEUR.

De personne, je crois, nous n’aurons à nous plaindre.

L’ANCIEN.

Je n’en sais rien.

L’ORATEUR.

Ainsi, nous allons désormais

Rentrer dans nos droits, l’ordre et les lois vont revivre.

L’ANCIEN.

Je n’en jurerais pas ; faites votre devoir.

L’ORATEUR.

Pour plus de sûreté, comme il faut tout prévoir,

Il me vient une idée.

L’ANCIEN.

Eh ! bien, il faut la suivre.

L’ORATEUR.

Eh ! n’opinerez-vous jamais que du bonnet ?

Suspendez une fois cet ancien usage.

Daignez donc m’écouter ; et chacun, clair et net,

Déduira ses raisons en donnant son suffrage.

L’ANCIEN.

Pour en délibérer, il se fait un peu tard.

L’ORATEUR.

Qu’y fait l’heure ? Y doit-on avoir le moindre égard,

Quand nous sommes au bord des plus grands précipices ?

L’ANCIEN.

Mais qui payera nos épices ?

L’ORATEUR.

Le salut de l’État.

L’ANCIEN.

Je vous laisse ma part.

Il sort avec plusieurs Anciens.

 

 

Scène VII

 

L’ORATEUR et une partie des ANCIENS

 

L’ORATEUR.

Je l’accepte. Leur zèle est digne qu’on l’admire.

Poursuivons entre nous. Je voulais donc vous dire

Que, pour ne rien mettre au hasard,

Je n’admettrais à ces mystères

Que de ces visages austères

Qui font fuir d’un coup d’œil les Jeux avec les Ris,

De ces gens d’un esprit vaporeux, hypocondre.

J’oserais encor vous répondre

De certains maris très marris,

Comme il en est assez parmi vos Seigneuries ;

D’anciens courtisans obérés et noyés ;

Des Amants bien épris, trahis, et renvoyés

Le lendemain qu’ils ont livré les pierreries ;

Des Auteurs bien sifflés avec leurs Protecteurs.

UN ANCIEN, homme de fortune.

Voilà de très bons Spectateurs ;

Mais vous pourriez encor ajouter à la liste

Une espèce de qui le sort n’est pas moins triste,

Et dont je suis.

L’ORATEUR.

Qui ? vous !

LE MÊME ANCIEN.

Croyez-m’en sur ma foi.

L’ORATEUR.

Nouveau Plutus, chez qui tout rit et tout abonde,

Allons, vous vous moquez du monde.

LE MÊME ANCIEN.

Personne ne connaît les peines mieux que soi.

J’ai vécu jusqu’ici presque dans l’indigence,

Et j’ai fait tout-à-coup une fortune immense,

Dont je cherche à me faire honneur.

L’ORATEUR.

Sans doute, les remords gâtent votre bonheur.

Avouez...

LE MÊME ANCIEN.

Je n’ai point de reproche à me faire.

L’ORATEUR.

Vous n’êtes point heureux ?

LE MÊME ANCIEN.

On ne peut l’être moins.

La chose qui me manque est la plus nécessaire,

L’ORATEUR.

Quelle est-elle donc ?

LE MÊME ANCIEN.

Les besoins.

UN TYRINTHIEN, AUTEUR.

Il a raison. Daignez me mettre aussi des vôtres.

L’ORATEUR.

Nos Citoyens sont fous. Nous allons requérir

Qu’il plaise au Ciel de les guérir ;

Et vous voulez être des nôtres !

Ah ! vous n’y pensez pas.

L’AUTEUR.

Quels refus offensants !

L’ORATEUR.

Est-ce qu’un Auteur, un Poète,

Peut jamais désirer le retour du bon sens ?

L’AUTEUR.

Il faut bien que je le souhaite,

Ou que j’abandonne aux Farceurs

Le patrimoine des neuf Sœurs,

On ne sait plus qu’offrir à des esprits malades ;

Ils ne s’amusent plus qu’à voir des Tabarins :

Il leur faut à présent des bouffons, des parades,

Et d’ignobles ballets, dansés par des Forains ;

Une danse d’ivrogne. Ô comble d’infamie !

On a vu sur l’affiche, aux portes de Thalie,

Ce honteux phénomène, et les Dieux l’ont permis.

Ô Muse abandonnée ! en quelles mains sinistres

Ton culte est-il enfin remis !

Depuis un temps, grands Dieux ! quel Temple ! quels Ministres !

Aussi n’y voit-on plus ce concours solennel,

Où brillaient à l’envi les filles de Mémoire.

On n’y peut plus, sans honte, obtenir de victoire.

Un succès y devient un opprobre éternel.

L’ORATEUR.

Si l’on n’y réussit qu’aux dépens de sa gloire,

De quoi vous plaignez-vous ? N’êtes-vous pas tombé ?

L’AUTEUR.

Moi ! travailler encore ! Ah ! pouvez-vous le croire ?

L’ORATEUR.

À la tentation vous avez succombé.

Sachez, une autre fois, mieux garder l’anonyme.

Admis au sacrifice en faveur de la rime...

On entend beaucoup de bruit.

Mais qu’est-ce que j’entends, et que prépare-t-on ?

L’AUTEUR.

Une Fête que j’ai faite pour Katinon.

L’ORATEUR.

Quoi ! vous vous parjurez ?

L’AUTEUR.

Oui, je vous le confie.

Surtout gardez-moi bien le secret, je vous prie.

Personne ne le sait que vous et les Acteurs,

Avec quelques amis, troupe sage et discrète.

L’ORATEUR.

Fiez-vous au dépit, aux serments des Auteurs !

L’AUTEUR.

Je vous jure, foi de Poète,

Que, si je tombe encor, c’est la dernière fois.

Que je laisserai là toutes ces rapsodies,

Et que je ne ferai plus que des Tragédies.

Je vous invite à voir...

Le bruit continue.

L’ORATEUR.

Vous vous moquez, je crois ;

Laissons un libre essor à leur folle allégresse.

Dans un lieu plus tranquille, allons nous concerter.

Faisons place à ces fous, emmenons la Sagesse ;

Quand la Folie arrive, elle doit déserter.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

KATINON, PHAON, LA JEUNESSE, en habits de danse

 

Le Théâtre représente une vaste grotte de rocailles, dans les niches de laquelle sont toutes sortes de Matassins endormis.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Réveil des Matassins.

MADAME FAVART.

Réveillez-vous, réveillez-vous,
Enfants de la Folie.
Venez, reprenez tous
Une nouvelle vie.
Réveillez-vous, réveillez-vous.

Livrez-vous, sans contrainte,
Au délire le plus heureux ;
Faites briller, sans crainte,
Vos plus folâtres jeux.

Elle forme, avec eux, la danse la plus vive et la plus comique.

Danse des Matassins, qui rendent un hommage burlesque à Katinon, qui se mêle avec eux.

LE CHANTEUR.

Comme une ombre légère,
On voit s’évanouir
La saison la plus chère ;
Hâtez-vous d’en jouir.
Songez que les fleurs les plus belles
Ne brillent qu’un beau jour.
Les Plaisirs n’ont des ailes,
Que pour s’envoler sans retour.

On danse.

Autre air.

Loin de moi, volage Fortune ;
N’attends pas que je t’importune :
Je ne vis que pour le Plaisir.
Peut-on former d’autre désir ?
Je préfère un grain de folie
À tout l’or du Pérou.
L’instant où l’on est le plus fou,
Est le plus heureux de la vie.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente un lieu très lugubre, éclairé par quelques lampes, et préparé pour un sacrifice désigné par des groupes et des emblèmes convenables au sujet.

 

 

Scène première

 

KATINON, PHAON

 

KATINON, chantant et dansant.

À eux, quel plaisir sous tes lois !
Mais c’est le choix
Qu’on a fait d’un Amant,
Qui rend ce plaisir si charmant.

PHAON.

Regardez donc ce lieu ; votre enjouement m’étonne,

Et c’est un contre temps, si jamais il en fut.

KATINON.

Je ne vois que l’espoir où mon cœur s’abandonne.

Quoi ! la tête vous tourne, en touchant presque au but !

L’approche du bonheur vous abat et vous glace.

PHAON.

Tant de joie, à présent, n’est pas trop à sa place.

KATINON.

Vous m’aimez ; j’ai pour vous le plus tendre retour.

Ôtez-vous ces terreurs dont votre âme est atteinte.

PHAON.

Le véritable amour peut-il être sans crainte ?

KATINON.

L’abattement est-il une marque d’amour ?

PHAON.

Ce maudit sacrifice...

KATINON.

Eh ! bien, ce sacrifice ?...

PHAON.

Il va se consommer. S’il allait opérer ;

À nos dépens, enfin, s’il faut qu’il réussisse ?...

KATINON.

Vous mettez tout au pis. Je ne sais qu’espérer.

Se peut-il que, pour vous, l’espoir n’ait point de charmes ;

Que vous lui préfériez les plus vives alarmes,

Quand vous avez mon cœur et mes vœux pour garant

On offense l’Amour, en se désespérant ;

Il pourrait s’en venger, si vous osez poursuivre.

PHAON.

Je l’offense, en brûlant de mille et mille feux !

Je l’offense !... Il verra, s’il comble enfin mes vœux...

Je mourrai de plaisir.

KATINON.

Quant à moi, j’en veux rire.

 

 

Scène II

 

KATINON, PHAON, MYSIS

 

MYSIS.

On va mener les Ris et les Jeux au cercueil.

Le sacrifice est prêt. Les plus vieux à la tête,

Tous caparaçonnés congrûment pour la fête,

La paupière abattue, et le visage en deuil,

Vont venir à la file, en ce lieu de ténèbres,

Solenniser piteusement

Et consommer, entr’eux, leurs mystères funèbres.

Heureux l’œil qui verra...

PHAON, à part.

Gare le dénouement.

MYSIS.

Le Ciel sera content ; s’il aime qu’on l’ennuie,

Je réponds du succès de la cérémonie.

Quel plaisir ! On dirait qu’ils vont tous s’enterrer.

L’épitaphe, en tout cas, en sera bientôt faite.

Pour que leur gravité parfaite

Ne se puisse pas altérer,

L’entrée est interdite. Ordre de la défendre.

Ni nous, ni nos pareils n’y pourront pénétrer.

Il ne sera permis d’entrer

Qu’à ceux qui pourraient s’aller pendre.

PHAON.

En ce cas, j’en puis être.

KATINON.

Il ne sait ce qu’il dit.

Attendons notre sort, sans en perdre l’esprit.

PHAON.

Mais nous sommes perdus, si rien ne les fait rire,

Je n’y survivrai pas, je puis vous le prédire.

MYSIS.

Mais voici le signal.

KATINON.

Cédons à leurs désirs,

Allons, pour notre hymen, rassembler les Plaisirs.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LES VIEILLARDS, en habits lugubres et burlesques, chargés le plus qu’il sera possible

 

L’ORATEUR.

Spectateurs trop oisifs, témoins trop oculaires

Des maux ici causés par l’amour des plaisirs ;

Vous, leurs ennemis séculaires,

Voyez enfin le but où tendent nos désirs.

Voici l’heureux instant d’extirper la Folie,

De remettre en honneur la Sagesse avilie.

Daignez être saisis d’horreur, en m’écoutant :

Une sainte fureur m’inspire, en cet instant,

Des imprécations contre les réfractaires.

Malheur à qui rira ! J’imagine un fléau ;

Puissent, pour le punir, des ris involontaires

Le persécuter même au-delà du tombeau.

Le silence est l’aveu du Sage ;

Ce saint bourdonnement est un heureux présage ;

Qu’ainsi soit... Amenez la victime à l’autel.

On frappe à grand bruit à la porte.

Qui peut s’oublier de la sorte ?

Quel est l’audacieux mortel ?...

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, LES VIEILLARDS

 

ARLEQUIN.

Canailles, ouvrez donc, ou j’enfonce la porte,

TOUS, par exclamation dissonante.

Ô Ciel !

L’ORATEUR.

Sans nul respect humain,

Ce parasite a cette audace extrême !

Oser entrer ici les armes à la main !

Justice, quel scandale !

ARLEQUIN.

Eh ! scandale vous-même.

Voilà bien des façons pour entrer dans un four.

Il heurte quelqu’un.

On n’y voit pas plus clair. Qui que tu sois, bonjour.

Camarade, reçois ce baiser laconique.

Quel négoce fait-on ici ?

Eh ! n’aperçois-je pas aussi

Le Souffleur de la République ?

Ne viens-je pas trop tard ?

L’ORATEUR.

Au contraire.

ARLEQUIN.

Tant mieux.

L’ORATEUR.

Quelle raison t’attire en ce lieu respectable ?

ARLEQUIN.

Ne le voyez-vous pas à mon air, à mes yeux ?

L’ORATEUR.

Ce drôle croit toujours qu’on va se mettre à table.

ARLEQUIN.

Bon convive, bon citoyen ;

J’y viens, pour la Patrie, ardent et plein de zèle,

Signaler mes talents ; j’y viens vivre pour elle.

L’ORATEUR, à part.

Pour s’en débarrasser n’est-il aucun moyen ?

ARLEQUIN, en s’asseyant sur l’autel, qui se hausse et se baisse aussitôt.

Prenons toujours séance.

L’ORATEUR.

Holà, hé ! Quelle audace !

Allons, à bas.

ARLEQUIN.

J’y suis.

L’ORATEUR.

Ce n’est pas là ta place.

L’autel en a frémi ; ceci n’est pas un jeu.

ARLEQUIN.

Sans doute. Çà, voyons : contez-nous donc un peu.

On dit que vous allez tuer un sacrifice,

Pour afin que le Ciel soit postiche.

L’ORATEUR.

Propice...

C’est ce qui nous rassemble tous.

ARLEQUIN.

Que je vais m’en donner ! Allons, vive la joie !...

Et la génisse est-elle aussi grasse que vous ?

L’ORATEUR.

Ce glouton perdra tout, si je ne le renvoie.

ARLEQUIN.

Enfin, nous allons donc bien rire ?

L’ORATEUR.

Est-ce qu’on rit ?

Rire est un crime irrémissible ?

ARLEQUIN.

Quel est le châtiment ?

L’ORATEUR.

Tu perdrais l’appétit.

ARLEQUIN.

Bon ! bon ! cela n’est pas possible,

Comment le perdrais-je en riant,

Si je n’ai jamais pu le perdre en bien mangeant ?

L’ORATEUR.

Écoute. Je te donne un avis salutaire.

Va m’attendre chez moi ; tu seras du festin.

Les moindres ris seraient fatals à ce mystère ;

Il peut t’en échapper.

ARLEQUIN.

Rit-on, quand on a faim ?

Je suis alors cent fois plus triste que les autres.

L’ORATEUR.

Puisque tu le veux, sois des nôtres.

ARLEQUIN, embrassant l’Orateur.

Grand merci.

L’ORATEUR, en roulant les yeux.

Malheureux, que vois-je, en frémissant !

Tremble...

ARLEQUIN.

Miséricorde !...

L’ORATEUR, en lui faisant faire la pirouette.

Ô Dieux de nos grands pères,

Quelle incongruité ! Fuis loin de nos mystères ;

Tu n’es pas en habit décent.

ARLEQUIN.

C’est mon habit de cour. Quelle est cette chicane ?

L’ORATEUR.

Il est trop mondain, trop profane.

Ouvre les yeux, et vois comme on doit être mis,

Pour être un témoin légitime.

ARLEQUIN.

Oui, vraiment, ils sont tous en deuil de la victime.

Serait-ce en qualité de parents ou d’amis ?

Mais enfin je me rends.

L’ORATEUR.

Ah ! nous l’échappons belle.

ARLEQUIN.

Quand on parle raison, j’entends à demi-mot.

Adieu : mais, si l’on mange, ayez soin qu’on m’appelle.

À part, en s’en allant.

Ils veulent m’attraper ; je ne suis pas si sot.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LES VIEILLARDS

 

L’ORATEUR.

Grâce au Ciel, il nous abandonne.

Aux Licteurs.

Que tout accès ici, sans excepter personne,

Soit interdit et condamné.

Licteurs, obéissez à nos lois souveraines.

Et nous, par nos saintes haleines,

Amis, purifions l’air qu’il a profané.

Qu’avec une ferveur digne de mon attente,

Elles s’élèvent dans les Cieux,

Comme autant de parfums agréables aux Dieux,

Et retombent sur nous en rosée abondante.

Tous se mettent à souffler aux quatre coins du Théâtre.

C’en est assez ; je sens qu’elles ont opéré ;

La réparation est faite,

L’expiation est complète,

Le scandale est évaporé.

Vous, Citoyens, songez au salut de l’Empire :

Songez que le moindre sourire

Nous empêchera d’étouffer

Cet esprit à la mode, et ce goût si frivole,

Dont notre Jeunesse raffole.

La Sagesse va triompher.

 

 

Scène VI

 

LES VIEILLARDS, LA VICTIME, amenée par des Sacrificateurs, ARLEQUIN, avec des pleureuses, portant la queue de la génisse, et faisant des lazzis

 

ARLEQUIN.

Doucement donc, la blonde.

L’ORATEUR.

Ah ! Ciel ! c’est lui, je pense !

Arlequin...

ARLEQUIN, en montrant ses guenilles.

Ils m’ont reconnu...

Vous voyez, je n’ai pas épargné la dépense.

L’ORATEUR.

À la malheur est-il venu !

ARLEQUIN.

Suis-je en habit congru ? Qu’y trouvez-vous à dire ?

L’ORATEUR.

Ta présence. Du moins, si tu veux demeurer,

Ne vas pas rire.

ARLEQUIN.

Allez, je suis bien loin de rire,

Moi qui ne peux voir, sans pleurer,

Égorger un chapon ; jugez d’une génisse.

L’ORATEUR.

Mais tant mieux, pitié n’est pas vice.

ARLEQUIN.

Je ne m’en consolerais pas,

Si je n’étais bien sûr d’en faire un bon repas.

Hélas ! la voici donc, la pauvre infortunée,

La future défunte !... Ah ! quelle destinée !

À seize ans, tout au plus, descendre au monument.

Que son air est touchant ! que ses beaux yeux sont mornes !

Comment ! on a doré ses cornes.

Il est rare, après tout, qu’on les porte autrement.

Je n’en ressens pas moins une douleur amère.

Il lui donne à manger.

Prends courage, m’amie ; avale, pauvre mère,

Pour la dernière fois.

L’ORATEUR.

Elle doit être à jeun.

Ôtez-lui promptement le morceau de la bouche.

À Arlequin.

Un peu trop de pitié te touche ;

Ton zèle est par trop importun.

Tout est prêt, tout répond à l’ardeur qui m’anime.

Euribate, à l’autel conduisez la victime.

ARLEQUIN, en déclamant.

Barbares, arrêtez... Mes cris sont superflus...

Que je l’embrasse encore.

L’ORATEUR.

On ne l’approche plus :

Elle appartient aux Dieux. Hors de-là, qu’on se range.

ARLEQUIN.

Avez-vous peur que je la mange ?

Les ris partent de tous côtés. L’autel s’enfonce. La victime s’élève en pied, mugit de joie, embrasse Arlequin, ils se culbutent en riant.

L’ORATEUR, désespéré.

On a ri dans la salle, et la Victime aussi.

C’en est fait, Tyrinthiens ; puisque c’est votre envie,

Et que le sort le veut ainsi,

Ne soyez donc jamais sages de votre vie.

Mais la contagion vient-elle me saisir ?

Quel prodige en moi se déploie ?

Mon sort est décidé ; mon cœur s’ouvre à la joie ;

Il redouble, il me force, et m’entraîne au plaisir

Il prend les Vieillards par la main.

Aimons, rions, chantons. Adorable Folie,

Avec toi, pour jamais, je me réconcilie.

Si, jusqu’à l’arrière-saison,

À tes divins appas j’ai tardé de me rendre,

Pardonne à mon erreur ; elle m’avait fait prendre

La tristesse pour la raison.

 

 

Scène VII

 

KATINON, PHAON, MYSIS et TOUTE LA JEUNESSE

 

Le Théâtre s’éclaire ; il représente le Temple de la Jeunesse, tout y doit être de fleurs, avec les groupes d’Hébé, de zéphire et de Flore dans des niches de roses, etc.

KATINON, à l’Orateur.

Je vous prie à ma noce.

L’ORATEUR.

Oui, j’en suis, et j’y danse.

KATINON, à Phaon.

Ai-je eu tort de jouir d’avance,

Et qu’a-t-il pu t’en revenir,

D’avoir livré ton cœur aux plus vives alarmes ?

C’est autant de perdu sur les biens à venir.

PHAON.

Ne m’étant pas flatté d’un sort si plein de charmes,

Je le ressens avec plus de vivacité.

KATINON.

Tendres cœurs, apprenez que l’espérance est faite

Pour voler au-devant de la félicité.

Pour rendre la nôtre parfaite,

Commençons par les Dieux qui comblent nos désirs.

PHAON.

Que leur offrir d’assez dignes d’eux ?

KATINON.

Nos plaisirs.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Katinon, après avoir dit qu’elle offre aux Dieux ses plaisirs, prend Phaon par la main. Ils dansent ensemble un pas-de-deux. L’idée de ce pas est que Katinon donne sa couronne à Phaon, et lui enlève sa guirlande ; l’une pour lui marquer qu’elle le reconnaît pour son Souverain, l’autre pour faire voir qu’elle se rend son Esclave. Katinon fuit toutes les fois que Phaon veut lui rendre sa couronne. Pour épargner la guirlande, si l’on veut, la couronne, en s’allongeant, deviendra une guirlande, avec laquelle ils s’entrelaceront tous deux à la fin du pas-de-deux.

Le pas fini, KATINON, d’un air grave, ira au fond du Théâtre, où il y aura un trône, et dira.

Chers amis, varions nos moments d’allégresse

Par des moments plus sérieux.

Je vais rendre justice. Approchez, Peuple heureux ;

Venez tous, que chacun s’empresse

Lorsqu’elle sera prête à monter sur son trône, on verra paraître la Folie, et l’Amour qui n’aura qu’un carquois, et sera sans ailes et sans bandeau.

LA FOLIE, tenant l’Amour par la main, chantera ce Vaudeville.

Fixons dans ces lieux notre Cour,
C’est la Folie, avec l’Amour,
Qui vient dans ce séjour,
Qui vient recevoir votre hommage.
Je viens porter dans votre cœur
Le délire le plus flatteur,
Eh ! bon, bon, bon, en bonne foi,
Est-il quelque plaisir sans moi ?

L’AMOUR reprend le refrain.

Eh ! bon, bon, bon, en bonne foi,
Pourriez-vous être heureux sans moi ?

KATINON.

Venez, venez paraître,
Aimables Immortels ;
Nos cœurs, sans vous connaître,
Vous dressaient déjà des autels.

Examinant l’Amour.

Quoi ! l’Amour sans bandeau, sans ailes !

LA FOLIE.

Ses ailes maintenant sont au pouvoir des Belles ;

Et quant à son bandeau, cet enfant de Cypris

En a fait présent aux maris.

Mais vous allez juger ; jugeons tous trois ensemble.

L’AMOUR, à Katinon.

C’est fort bien dit, que vous en semble ?

KATINON.

Très volontiers. Asseyons-nous.

Venez, Tyrinthiens ; venez, tous.

La Folie et l’Amour font asseoir Katinon, et se mettent à ses côtés.

UNE TYRINTHIENNE, s’approchant.

Mes très illustres Seigneurs et Dames, je viens vous présenter ma requête ; je viens me plaindre...

KATINON.

Eh ! quoi ! vous nous parlez en prose !

Est-ce ainsi qu’un sujet s’expose ?

Chantez-nous votre cause.

LA FOLIE.

Bene, bene.

LA TYRINTHIENNE chante.

J’avais, dans ma cage,
Un gentil oiseau ;
Tous les matins, par son ramage,
Il m’égayait d’un air nouveau :
Cloris vient de me le prendre,
Et ne veut pas me le rendre.

KATINON, gravement.

Ce sont donc là tous vos malheurs ?
La perte d’un oiseau vous fait verser des pleurs.
Qu’un autre lui succède,
Voilà le vrai remède.

LA FOLIE.

Bene, bene. C’est à moi maintenant.

UN TYRINTHIEN, à la Folie, chante.

Une Actrice charmante,
M’enchante :
Nous brûlons, tous deux,
Des plus tendres feux.
Ô douleur cruelle !
Je vais suivre Mars.
Sous ses étendards,
La gloire m’appelle.
Hélas ! que deviendra, sans moi,
Cette jeune Beauté qui m’a donné sa foi ?

LA FOLIE, rêve un moment.

Je ne sais que répondre, et suis embarrassée :

Il faut qu’un cotillon réveille ma pensée.

On joue un cotillon. Elle danse ; et tout d’un coup reprenant un air grave, elle déclame.

Mes esprits ont repris toute leur liberté,

Et je puis vous répondre avec tranquillité.

Au Tyrinthien.

L’Amour conservera sa flamme

Dans le cœur de l’objet qui règne sur votre âme ;

Jeune Guerrier, vous pouvez vous calmer.

De jeunes Citadins, prenant soin de charmer

Ses ennuis, son inquiétude,

Sauront l’entretenir dans la douce habitude

Et de plaire et d’aimer.

UN VIEILLARD, suivi de plusieurs autres, se présente devant l’Amour, et chante.

Nous avons fait chacun le choix d’une Bergère ;
Nous brûlons d’un amour sincère.
Lancez, lancez,
Dans leurs cœurs glacés,
Les mêmes traits dont nous sommes blessés.

L’AMOUR.

Je promets que vous pourrez plaire

A l’objet qui vous a charmés ;

Mais il vous faut subir une épreuve légère :

Si vous pouvez danser, vous pourrez être aimés.

Les Vieillards prennent chacun la main d’une jeune fille. La vivacité de la danse les oblige de se reposer un moment ; alors de jeunes Tyrinthiens s’emparent d’elles, et dansent autour des Vieillards, qu’ils ont enchainés avec leurs guirlandes.

Les Vieillards se retirent ; différentes danses ; ensuite les couplets.

COUPLETS.

Sur le même Air qu’a chanté la Folie.

Si les ris, les jeux n’ont qu’un temps,
Employons bien ces doux instants.
Est ce dans le printemps
Que doit commencer la vieillesse ?
À l’âge où règnent les désirs,
Refuser son cœur aux plaisirs,
C’est abuser de la sagesse.
Eh ! bon, bon, bon, en bonne foi,
On peut s’en rapporter à moi.

La Prude, avec un fier dédain,
Voit en pitié le genre humain :
Malheur à son prochain,
Qu’à belles dents elle déchire !
Mais, n’en déplaise à sa vertu,
Tout bien compté, tout rabattu,
Il vaut mieux aimer que médire.
Eh ! bon, bon, bon, en bonne foi,
Est-elle plus sage que moi ?

Ces Merveilleuses de nos jours,
Qui vont médisant des amours,
Suivent-elles toujours
Une morale si commune ?
Autant en emporte le vent.
Combien en surprend-on souvent
Allant à Paphos sur la brune ?
Eh ! bon, bon, bon, en bonne foi,
Sont-elles plus sages que moi ?

Vive un Amant, rien n’est plus doux.
Maman me les dépeignait tous
Comme des loups-garous.
Ont-ils jamais mangé personne ?
Un beau jour qu’elle était en train
D’enfiler le même refrain,
Je lui dis : Avant votre automne,
Eh ! bon, bon, bon, en bonne foi,
En aviez-vous plus peur que moi ?

Au Parterre.

Avant de rentrer dans son char,
Thalie attend vos bontés ; car
Nous ne valons que par
Le désir ardent de vous plaire.
Si vous augmentez notre Cour,
Nous ferons tous nos efforts pour
Le bonheur de vous satisfaire.
Eh ! bon, bon, bon, venez chez nous,
En dépit de tous nos jaloux.

Grande contredanse.

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