Les Trois sœurs (Jean-François Alfred BAYARD)

Drame en un acte, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 26 novembre 1838.

 

Personnages

 

JOIN BOTTER

CAMILLA, sa sœur

JENNY, sa sœur

CHARLOTTE, sa sœur

MONSIEUR YORICK, vicaire

GEORGES, son neveu

FRANCK, son neveu

 

La scène est dans un village d’Angleterre.

 

Une petite salle basse dans la maison de la famille Botter. Au fond, au milieu, la porte d’entrée ; dans l’angle à gauche de l’acteur une porte donnant sur un corridor qui conduit aux chambres ; plus bas, du même côté, une fenêtre ; dans l’angle à droite, une cheminée ; du même côté, plus bas, un secrétaire ; près du secrétaire, sur le devant, un guéridon.

 

 

Scène première

 

JENNY, CAMILLA, CHARLOTTE

 

Au lever du rideau Charlotte est assise et pince de la guitare. Camilla brode, Jenny prépare le déjeuner sur le guéridon.

CHARLOTTE, chantant et s’accompagnant de la guitare.

Premier couplet.

Air mélancolique (de M. Mapet).

Tendre et discret, le Castillan Alvare
Sous un balcon, à la fin d’un beau jour,
Mêlant sa voix aux sons de sa guitare,
Chantait ainsi ses vœux et son amour...

CAMILLA, travaillant très gaiement.

Air de Valse.

Tra la, la, la, tra la, la, la, la, la, la, la, etc.

CHARLOTTE.

Tu es insupportable !

CAMILLA, riant.

Eh bien ! non... chante... chante.

CHARLOTTE.

Deuxième couplet.

À ce signal, une femme, une amante,
Sur le balcon, comme une ombre parut,
Écoute encore, et d’une voix tremblante
Au cavalier jette ce chant discret...

CAMILLA se lève et valse.

Tra la, la, la, tra la, la, la, la, la, la, etc.

CHARLOTTE.

Pas moyen de chanter !...

CAMILLA, riant et continuant.

Tra la, la, la, tra la, la, la, la, la, etc.

JENNY, préparant le déjeuner sur une petite table.

Prends donc garde, tu vas jeter le déjeuner par terre.

CAMILLA.

Oh ! pardonne, ma petite Jenny, pardonne !... que tu es bonne, va, de préparer des tartines pendant que je danse !...

CHARLOTTE.

Et que je chante !

JENNY, passant entre elles.

Oh ! il n’y a pas de mal ; toi, Charlotte, toujours romanesque, tu ne te plais qu’à ta guitare, comme une Espagnole... toi, Camilla, toujours folle, la valse te tourne la tête !... Eh bien, tant mieux, prenez votre plaisir où vous le trouvez... Moi, le mien, c’est de préparer le déjeuner de notre frère !

Elle retourne à la table.

CHARLOTTE.

Mais moi aussi, je veux m’en occuper...

Soupirant.

parce qu’on est sensible, cela n’empêche pas d’aimer sa famille...

Air du Baiser au porteur.

Ce bon John, cet excellent frère,
Il faut qu’il soit content de nous.

CAMILLA.

Mais ses gouvernantes, j’espère,
L’aiment assez.

JENNY.

Ah ! c’est si doux !
Il est si bon ! et l’aimer est si doux !
Mais il nous le rend bien.

CAMILLA.

Et même,
Il nous redoit encor, je crois ;
Car pour trois il faut qu’il nous aime,
Puisqu’à l’aimer nous sommes trois.

CHARLOTTE et JENNY.

C’est vrai !

CHARLOTTE, CAMILLA, JENNY.

Car pour trois il faut qu’il nous aime,
Puisqu’à l’aimer nous sommes trois.

CAMILLA, mangeant une tartine.

Nous sommes si bonnes pour lui... et d’abord tes tartines sont délicieuses !...

À Charlotte.

Hein ! comme elles sont tendres !...

CHARLOTTE, en mangeant une.

Très tendres !... et elles n’en sont que plus malheureuses !...

CAMILLA, riant.

Ah ! ah ! ah ! quel air sentimental et gourmand !...

JENNY.

Ah ! çà, mais je fais une réflexion !...

CAMILLA.

Et cette réflexion ?

JENNY.

C’est que si vous mangez les tartines, il n’en restera pas pour notre frère !...

CAMILLA.

C’est juste !

CHARLOTTE.

Eh bien ! voyons, où est le thé ?... je vais le faire.

JENNY.

Du tout, du tout... cela me regarde... tiens, soigne le lait, si tu veux.

Charlotte va à la cheminée.

CAMILLA.

Hein ! est-il heureux, ce bon frère John... est-il choyé, câliné, dorloté... ça doit lui être doux !... un marin ! ce n’est pas sur son vaisseau qu’on le traite comme ça.

JENNY.

Raison de plus pour qu’il ait du bon temps quand il vient passer un congé près de nous !... dans notre joli village de New Forest qu’il préfère à la grande ville de Londres, à ce qu’il dit !...

CHARLOTTE.

Ça ne lui arrive pas si souvent !...

CAMILLA.

Et puis ces marins, voyez-vous, ça n’est pas reconnaissant...

Mouvement des autres.

Oh ! non, non, il nous quitte toujours si vite ! on dirait que nous lui faisons peur !...

CHARLOTTE.

C’est vrai ! il ne nous aime pas autant que nous l’aimons.

JENNY.

Lui ! pouvez-vous dire cela ? toi surtout, Camilla, pour qui sa bonté est si grande !...

CAMILLA.

Ah ! c’est vrai... ça tient au contraste je suis la plus folle de ses sœurs... lui, il est sombre, mélancolique.

JENNY.

En voyage, il nous écrit sans cesse... et dès qu’il aborde à l’étranger, s’il trouve quelque chose de joli... une étoffe, un bijou, n’importe... il nous l’envoie aussitôt !...

CAMILLA.

C’est vrai qu’il est aimable, quand il ne boude pas !...

JENNY.

Et sa paye qu’il met de côté pour nous, et qu’il nous fait passer.

CHARLOTTE.

Mais que nous ne dépensons pas !...

CAMILLA.

Il ne manquerait plus que ça ! comme si nous ne pouvions pas travailler !... N’avons-nous pas les talents que notre pauvre mère nous a donnés... elle n’avait pas d’autre fortune à nous laisser !

CHARLOTTE.

Oh ! toi, tu brodes comme une fée !...

CAMILLA.

Et toi, tu graves la musique comme un ange !...

JENNY.

Pour moi, je ne suis bonne à rien, qu’à vous servir...

CHARLOTTE.

Est-ce que ce n’est rien cela !... c’est toi qui nous fais vivre !

CAMILLA.

Tu nous fais des puddings excellents !... et de si bonnes tartines !...

CHARLOTTE.

Tu es si attentionnée !...

JENNY.

Dame ! vous êtes si bonnes pour moi !... je vous le rends bien !... Il n’y a pas dans les trois royaumes trois sœurs qui s’aiment comme nous nous aimons !

CHARLOTTE.

Nous ne nous quitterons jamais !...

JENNY.

Jamais !

CAMILLA.

Jamais... que pour nous marier...

CHARLOTTE, soupirant.

Oui !... pour nous marier !

JENNY.

Là, voilà vos idées !... pour vous marier ; vous y pensez toujours.

CAMILLA.

Tiens ! quelquefois... ça fait passer le temps.

CHARLOTTE, soupirant.

Oh ! oui, ça fait du bien !...

CAMILLA, soupirant comme elle.

Oh ! que tu as l’air drôle, va !...

JENNY.

Bon ! voilà le lait qui s’en va dans le feu !...

Elle court à la cheminée.

CHARLOTTE, courant aussi.

C’est ma faute !...

CAMILLA, ouvrant la fenêtre.

Pouah !... quelle odeur !... Ah ! mesdemoiselles, mesdemoiselles ! voici deux chasseurs qui regardent de ce côté !...

CHARLOTTE, près de la fenêtre.

Ce sont les neveux du vicaire !...

CAMILLA.

Tiens !... comme si je ne les avais pas reconnus !...

CHARLOTTE.

Air de l’Apothicaire.

Pour la course George est taillé.

CAMILLA.

Franck est naïf.

JENNY.

Je vous admire !
L’un est maigre à faire pitié,
L’autre est niais à faire rire.
Or, le niais court le premier,
Le maigre le suit à la chasse...
Et l’on dirait un lévrier
Qui court après une bécasse.

CHARLOTTE.

Allons donc !... que dis-tu là ?

CAMILLA.

C’est juste... mais c’est très mal...

JENNY.

Il n’y en a pas un qui vaille mon frère !...

CHARLOTTE.

C’est possible !... mais mon frère...

CAMILLA.

C’est mon frère !

JENNY.

Ah ! le voici !...

 

 

Scène II

 

JENNY, CAMILLA, CHARLOTTE, JOHN

 

JOHN, entrant par la gauche.

Bonjour, petites filles !...

Charlotte et Jenny vont à lui, il leur tend la main.

CAMILLA.

Bonjour, grand garçon !... déjà levé !... Est-ce qu’il fait jour ?

JOHN.

Ah ! tu vas encore te moquer de moi, parce que je me lève tard...

JENNY.

Et tu fais bien !... tu n’es pas ici sur ton vaisseau !...

CHARLOTTE.

Rien ne te presse.

CAMILLA.

Allons, allons, vous allez le gâter, ce beau marin-là, avec vos caresses !... voyez un peu cette mine qui se laisse faire !...

Elle lui frappe sur les joues.

Paresseux !... est-ce que vous n’êtes pas pressé de nous voir à votre réveil !

JOHN.

Si fait... mais je dormais si bien quand ta guitare m’a éveillé !...

JENNY.

Là ! j’en étais sûre !...

CHARLOTTE.

Eh ! non, je chantais si doucement... c’est Camilla avec sa valse.

CAMILLA.

Du tout, mademoiselle, c’est votre guitare.

JENNY.

Non, c’est vous deux !...

CHARLOTTE.

C’est toi !...

CAMILLA.

C’est toi, c’est toi !...

JOHN.

La paix !... la paix !...

CAMILLA.

D’ailleurs, quand cela serait !... il n’y a pas grand mal !...

JOHN.

Tu crois !... et pourtant j’étais si heureux... en songe !... je Vous voyais toutes les trois comme en ce moment !... seulement, toi, tu avais l’air plus aimable.

CAMILLA, riant.

Oui... l’air sentimental peut-être, comme Charlotte !... Moi, vois-tu, j’aime la gaieté... je rirai toujours... ne fût-ce que pour te faire enrager, bel Alcyon.

JOHN.

Petite folle !...

JENNY.

Ne fais pas attention, nous sommes là pour te consoler, nous !...

CHARLOTTE.

Voyons, voyons, le déjeuner refroidit !... mets-toi là... sur cette chaise...

CAMILLA.

Et surtout plus d’appétit qu’hier, monsieur... ou je me fâcherai.

JENNY.

Je vais te verser du thé...

Elle le sert ; il s’assied.

JOHN.

Mais vous ?...

CAMILLA, une broderie à la main.

Nous !... oh ! il y a longtemps que c’est fini !... tu dormais encore... et depuis j’ai déjà brodé cela.

CHARLOTTE.

Et moi, j’ai gravé trois pages de musique... Tu sais cette romance que tu aimes tant et qui te fait toujours venir à nous quand je la chante...

Fredonnant le commencement de la romance.

Mon beau marin sur ton navire...

JENNY, offrant l’assiette à John.

Hein ?... les bonnes tartines !

JOHN, toujours occupé de Camilla.

Merci !... ainsi, vous travaillez toujours ?

CAMILLA.

Dame ! il le faut bien !... nous ne sommes pas au service de la reine... nous n’avons ni paie, ni congé.

JOHN.

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

Du moins mes épargnes légères
Viennent vous aider quelquefois.

CAMILLA.

Oui, nous sommes tes trésorières.

CHARLOTTE.

Te gêner pour nous !

JOHN.

Je le dois !
Quel plus grand plaisir puis-je attendre,
Sœurs, que de vous donner mon or !

JENNY, lui présentant une bourse en passant à sa gauche.

Il en est un plus grand encor,
Tiens, frère, c’est de te le rendre.

LES TROIS SŒURS.

Oui, frère, c’est de te le rendre.

JOHN.

Comment ! que dites-vous ?

CAMILLA.

Nous ! toucher à tes épargnes !

CHARLOTTE.

À la paye du matelot !

JENNY.

Oh ! prends, prends !... tu en as plus besoin que nous...

CAMILLA.

Eh ! oui... un garçon a toujours tant de dépenses à faire... de belles parties... de jolis petits dîners d’où l’on revient un peu plus gai !... et moins solide !...

CHARLOTTE.

Et la toilette donc... tu es coquet.

JENNY, versant du thé.

Dame ! quand on est joli garçon.

JOHN.

Tu trouves ?...

CAMILLA.

Ah ! ne lui dites pas ça, vous le rendrez trop fat !...

CHARLOTTE, revenant du secrétaire où elle a pris une pipe.

Mais nous aussi, nous faisons des épargnes... pour toi !... Et cette belle pipe montée en argent !...

JOHN.

Un cadeau !

JENNY.

Est-ce que tu la refuses ?...

JOHN, regardant Camilla.

Mais vous n’aimez pas l’odeur de la fumée...

CAMILLA.

Allons donc, enfant gâté ! est-ce qu’on ne te passe pas tout !... puisque j’en ai payé ma part...

JOHN.

Vrai !... ah ! que vous êtes bonnes, allez !... que vous êtes gentilles !

CAMILLA.

Eh ! mais nous le savons bien !

JENNY, lui offrant le sucrier.

Prends donc du sucre.

JOHN, avec un peu d’hésitation.

Ne dirait-on pas que nous sommes tous quatre de la même famille !...

JENNY.

Mais certainement !...

JOHN.

Et pourtant une de vous trois n’est pas ma sœur !

CAMILLA.

Si fait, si fait !... toutes les trois !... Toutes les trois, n’est-ce pas ?

JENNY et CHARLOTTE.

Oui ! oui !...

JOHN, se levant.

Sans doute ; mais l’une de vous...

CAMILLA.

Mais !... mais laquelle ? Tu ne le sais pas, ni nous non plus... c’est un secret que notre mère a emporté avec elle !

JOHN, regardant Camilla.

Oui... elle l’a emporté !...

CHARLOTTE.

Elle a bien fait !

JENNY.

Et puis, est-ce que nous ne t’aimons pas toutes les trois de même ?

CAMILLA.

Comme un frère !...

JOHN.

Je le crois !...

CHARLOTTE.

Est-ce que tu ne nous aimes pas toutes les trois également ?

JENNY.

Comme tes sœurs !...

JOHN, balbutiant.

Sans doute !

CAMILLA.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il te faut de plus ?... quand tu me regarderas comme ça !...

JOHN, se détournant avec effort.

Moi !... pas du tout !...

CAMILLA.

Avec tes idées tristes... voilà que tu as chassé notre gaieté !

Passant devant Jenny.

Tiens, Charlotte pleurait déjà... oh ! elle a toujours des larmes dans les yeux...

Riant.

elle est tendre comme un roman.

JENNY, riant aussi.

Ou comme sa guitare...

CHARLOTTE.

Oui, je pleure... ah ! c’est sans y penser... par habitude.

CAMILLA.

Oh ! moi, j’y pense... et je ne veux pas que nous ayons les yeux rouges ce soir à la fête de la paroisse... tu nous y conduiras...

JENNY.

Avec ton bel uniforme.

CHARLOTTE.

Et tu nous feras danser.

JOHN.

Très volontiers !... je ne demande pas mieux.

CAMILLA.

À condition que tu n’auras pas l’air triste et distrait comme toujours quand je te donne le bras.

JOHN.

Moi ?...

CHARLOTTE.

Et que tu ne nous quitteras pas brusquement cette fois, comme à ton dernier voyage.

JENNY.

Tu nous as fait bien de la peine, va !

JOHN.

Vraiment ?

CAMILLA.

Je crois bien !... Depuis quelques jours, tu étais sombre, farouche ; tu cherchais querelle à tous nos amis... on a même dit que tu t’étais battu.

JENNY.

Oui, et que tu avais été blessé.

CAMILLA, montrant les deux pistolets qui sont sur le secrétaire.

Tiens, avec ces vilains pistolets peut-être, ceux que tu avais l’année dernière... je les ai reconnus...

JOHN, vivement.

Ah ! n’y touchez pas... vous me faites penser qu’ils sont encore chargés.

Il va les renfermer dans le secrétaire.

CAMILLA.

Oh ! je n’ai pas peur... Enfin, tu ne m’adressais plus la parole, à moi !... et un beau matin, nous entrons dans ta chambre pour te porter ton déjeuner... comme aujourd’hui, et pas du tout...

Air de Téniers.

Monsieur en sournois, la nuit même,
Sans nous revoir, était parti !

CHARLOTTE.

Quand on a trois sœurs que l’on aime,
Devrait-on les quitter ainsi !...

JENNY.

Ah ! nous étions bien à plaindre !...

JOHN.

Il me semble
Que le plus à plaindre de nous...
Je partais seul, et vous restiez ensemble,
Vous voyez bien que ce n’était pas vous.

JENNY.

Oh ! tu avais un chagrin, j’en suis sûre...

JOHN.

Un chagrin !... je crois que oui !... mais à quoi bon parler de cela, puisque vous m’avez pardonné ?

CAMILLA.

Oui ; mais n’y revenez plus, monsieur... soyez gentil, soyez gai... et préparez-vous à nous faire danser ce soir !

Chantant.

Tra, la, la, la... tra, la, la.

JOHN.

Oh ! une valse !

Elle l’entraîne avec elle en chantant et en valsant.

CHARLOTTE, prenant sa guitare.

Attendez... attendez... je vais vous accompagner.

JENNY.

Bon ! les voilà partis ! prenez garde à la table.

M. Yorick paraît à la porte d’entrée.

 

 

Scène III

 

JENNY, CAMILLA, CHARLOTTE, JOHN, YORICK

 

YORICK, s’arrêtant au fond.

Bien !... ne vous dérangez pas.

Il fait le mouvement de la valse.

Tra, la, la, la, la, etc.

CHARLOTTE et CAMILLA, s’arrêtant.

Ah !...

JOHN, tout confus, reste dans le fond, près de la cheminée.

Ciel ! quelqu’un !...

JENNY.

M. Yorick !... notre digne vicaire !...

YORICK.

Allez donc toujours !

Air de Mazaniello.

Dansez, que rien ne vous arrête.
Mes amis, ici comme ailleurs,
Vive avant tout, un air de fête !
Moi, je suis l’ennemi des pleurs.
J’aime gaiement, sur mon passage,
À voir sauter mes paroissiens ;
Ça donne aux jeunes du courage,
Et ça rajeunit les anciens !

LES TROIS SŒURS.

Ça donne aux jeunes du courage,
Et ça rajeunit les anciens.

Bonjour, monsieur Yorick !

YORICK.

Que Dieu vous bénisse, mes enfants !

CHARLOTTE.

Bon monsieur Yorick !...

JENNY, approchant une chaise.

Asseyez-vous donc !...

YORICK.

Merci, petite, merci !... Eh bien ! monsieur John, tu ne me dis rien ?

JOHN.

Pardon, monsieur Yorick !... j’ai grand plaisir à vous voir.

YORICK.

À la bonne heure !... déride-toi donc aussi !... j’aime à voir la jeunesse gaie, heureuse... et quand je viens ici, tout le monde m’accueille gaiement. Moi, le vieil ami de ta famille... moi qui vous ai vus naître... à qui votre digne père faisait toujours servir un verre de porter du plus loin qu’il m’apercevait... avec ma face rubiconde et mon air joyeux... sage habitude que votre bonne mère n’avait jamais perdue...

Passant devant John pour aller près du guéridon.

Qu’est-ce que tu faisais là ?... vous déjeunez ?...

JENNY.

À votre service, monsieur Yorick.

YORICK.

Du thé !... merci, ma petite !... toujours gentille ! eh ! eh ! eh ! eh !... j’ai déjeuné avant d’aller visiter les pauvres de la paroisse... il y en a beaucoup, mes enfants... et je vous les recommande !... il faut donner à ceux qui ont faim et à ceux qui ont soif... J’accepterai bien un verre de porter.

CHARLOTTE.

Tout de suite, monsieur Yorick.

Elle va chercher un pot et un verre sur un petit meuble qui est près de la cheminée.

YORICK.

Je trinquerai avec M. John qui a l’air tout distrait !

JOHN.

Moi !... mais non, je vous assure !...

YORICK.

Si fait ! si fait !...

CHARLOTTE, apportant le pot et les verres.

Tu ne dis rien ?

JENNY.

Est-ce que ça le reprend ?

YORICK.

Voyons ! voyons ! conte-moi ça, mon garçon !... que diable ! qu’est-ce qui te manque ici... avec trois sœurs si bonnes ?...

À Charlotte qui lui verse à boire.

Tout plein, mon enfant, tout plein !...

JOHN.

Eh ! quel chagrin voulez-vous que j’aie ?

YORICK.

C’est moi qui te le demande !... Le fait est que lorsque tu viens ici en congé, ça commence assez gaiement... mais peu à peu les nuages arrivent, la gaieté s’en va... et tu me fais l’effet d’un papillon noir... À ta santé, mon garçon.

JOHN.

À la vôtre, digne vicaire.

YORICK, tendant son verre.

Et derechef !... oh ! nous chasserons ces nuages-là !... tout plein, tout plein !... Pour commencer, ce soir tu seras de la fête avec nous.

Il boit.

Eh ! eh ! eh !... ah ! çà, ah ! çà, c’est assez, je garde ma soif pour ce soir... en attendant, et malgré ton impolitesse d’hier...

JENNY.

Quelle impolitesse ?

CHARLOTTE.

De John !

CAMILLA.

Oh ! il en est bien capable... c’est un loup de mer.

JOHN.

Je ne comprends pas.

YORICK.

Tu ne comprends pas que lorsque hier je me suis approché de toi à la promenade, pour te présenter mes deux neveux, tu as fait hâter le pas à tes sœurs... de manière à m’empêcher de te suivre, moi bonhomme qui n’ai plus de jambes... si tu trouves cela poli ?

JOHN.

Pardon ! je ne vous voyais pas... j’ignorais que vous eussiez l’intention... d’ailleurs vos neveux... je ne les connais pas.

YORICK.

Raison de plus pour faire connaissance... n’est-ce pas, petit filles ?

TOUTES LES TROIS.

Oui, oui, certainement !

CAMILLA, vivement.

Mais oui !...

John la regarde, elle baisse les yeux et se détourne avec émotion.

JOHN.

Ah ! on les connaît ici ?

YORICK.

Beaucoup... on a dansé ensemble... on s’est vus chez moi, où elles viennent quelquefois me faire enrager, ces petits démons !... mais jamais ici... jamais !... j’attendais ton arrivée pour te les présenter... Ce sont de bons camarades, des gaillards qui aiment le porter comme leur oncle... et mes héritiers !... Vous me direz que l’héritage ne les rendra pas plus gras...

JOHN.

Oh ! je suis pour si peu de temps ici !... il est inutile...

YORICK.

Si fait... que diable !... eh ! tiens, je crois les entendre !...

CAMILLA.

Ah ! oui, les voici.

JENNY.

Eh ! vite, mesdemoiselles... vite !... enlevons tout cela.

Elles rangent et enlèvent tout ce qui a servi au déjeuner de John ; pendant ce temps, John et Yorick restent sur le devant de la scène.

YORICK.

Allons ! viens les recevoir, mon garçon.

JOHN, cherchant toujours des yeux Camilla.

Ici, monsieur, y pensez-vous !... des jeunes gens avec mes sœurs... cela ne convient pas...

YORICK.

Si c’est ce qui t’arrête et te donne l’air maussade... sois tranquille... il n’y a pas de mal... et, s’ils devenaient amoureux...

JOHN.

Plaît-il ?

YORICK.

Eh ! eh ! eh !... amoureux... c’est de leur âge... comme du tien... on verrait, qui sait ?

JOHN.

Vous dites ?...

YORICK, confidentiellement.

Ce sont des gaillards... et j’ai des projets... eh ! eh ! eh !

Il remonte la scène.

JOHN, seul, sur le devant de la scène.

Oh ! j’ai eu tort de revenir !... je sens là que j’étouffe.

 

 

Scène IV

 

JENNY, CAMILLA, CHARLOTTE, JOHN, YORICK, GEORGES et FRANCK en chasseurs tous les deux ; Georges est mis plus coquettement.

 

CHARLOTTE.

Ah ! les voilà.

JENNY.

Entrez, messieurs, entrez.

FRANCK.

Pardon !... on peut se permettre...

GEORGES, saluant Charlotte.

Mademoiselle, je me suis enhardi...

Apercevant Yorick.

Ah ! mon oncle Yorick...

FRANCK.

Tiens ! mon oncle Yorick !

YORICK.

Eh ! oui, c’est moi... Approchez tous deux, que je vous présente à mon ami John.

GEORGES et FRANCK, saluant John.

Monsieur !...

JOHN, leur rendant leur salut.

Messieurs !...

YORICK.

Monsieur... messieurs !... c’est cela ! voilà la connaissance faite.

CAMILLA.

Ce n’est pas long.

FRANCK, à Camilla, en passant près d’elle.

Non, mamzelle... c’est plus commode... et vous ?...

John le suit des yeux.

GEORGES.

Ah ! mon oncle... le fermier Darby, qui nous a accompagnés jusqu’ici, vient vous chercher pour la veuve Toranton.

YORICK.

Oui, je sais... une bonne femme qui est en train d’aller à Dieu, et qui a besoin de causer avec moi... car voilà, on me trouve toujours, moi !

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Heureux pasteur, aimé sans doute,
Ici tout homme est mon enfant
Je l’encourage sur la route,
Et du chagrin je le défend ;
Sans qu’un froid sermon le poursuive
Dans ce monde où j’ai pris ma part,
Je le bénis quand il arrive,
Je le console quand il part.

Sur cela, je te laisse mes neveux, mon garçon ! les premiers mots sont dits... ces petites filles feront le reste !... je reviendrai, et je vous retrouverai avec ce bon porter dont j’ai toujours soif... eh ! eh ! eh ! À bientôt.

Bas à John.

Ils ont le cœur tendre, ils seront bientôt pris ; eh ! eh ! eh ! Adieu, petites !

LES TROIS JEUNES FILLES.

Adieu, monsieur Yorick !

Elles le reconduisent.

FRANCK.

Adieu, mon oncle.

YORICK.

Adieu, je reviens.

GEORGES.

Ne vous pressez pas !

Yorick sort.

 

 

Scène V

 

CAMILLA, FRANCK, CHARLOTTE, GEORGES, JENNY, JOHN, sur le devant de la scène

 

JOHN, à part.

Et ne pouvoir me fâcher tout à mon aise !... ne pouvoir les jeter tous à la porte !...

FRANCK, dans le fond, à Camilla.

Dites donc !... il ne nous regarde pas !...

GEORGES.

Il ne nous adresse pas le plus petit mot.

JENNY, qui s’est approchée de John, lui dit à voix basse.

Mon frère... ces messieurs sont là.

JOHN, brusquement.

Eh bien !... que veux-tu que j’y fasse ?

JENNY, s’éloignant, effrayée.

Oh ! rien... rien.

FRANCK.

Qu’est-ce qu’il dit ?

GEORGES.

Il parle de nous ?

CAMILLA.

Chut !...

Haut.

Mon frère... John ?...

JOHN, avec bonté.

Hein ? Camilla, que me veux-tu ?

CHARLOTTE.

Est-ce que tu ne dis rien à ces messieurs ?

JOHN.

Puisqu’ils vous connaissent... qu’ai-je besoin de leur parler ?

CAMILLA.

Ils nous connaissent !... ils nous connaissent... ce n’est pas une raison pour que tu aies l’air d’un ours.

CHARLOTTE, poussant Georges.

Allez donc ! allez donc !

GEORGES, s’avançant et se plaçant à la gauche de John.

Sir John... nous sommes bien aises... certainement... il y avait longtemps...

JOHN.

Et moi aussi !...

CAMILLA, poussant Franck.

Allez donc allez donc !...

FRANCK, descendant à la droite de John.

Parbleu oui, sir John... je suis flatté... parce que...

John le regarde, il balbutie.

parce que... je croyais... et puis... enfin...

JOHN, partant d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !

JENNY, à part, l’observant.

Mon Dieu ! qu’a-t-il donc ?

CAMILLA.

Eh ! mais, mon frère !

CHARLOTTE.

Ces messieurs te demandent la permission de venir quelquefois...

JOHN.

Et pourquoi ?... suis-je donc votre maître ?... Je suis votre frère !... et tout au plus encore... car l’une de vous...

FRANCK et GEORGES.

Plaît-il ?

CAMILLA, vivement.

Ah ! tu veux donc toujours nous chagriner, nous faire de la peine ?... oh ! le méchant frère !...

JOHN, ému.

Eh ! mais, avez-vous besoin de ma permission pour recevoir ces messieurs ?... Vous vous en êtes bien passées jusqu’à présent...

CHARLOTTE.

Mais ce que nous voulons avant tout, c’est que ces messieurs te plaisent à toi !...

FRANCK.

Voilà...

À Georges.

N’est-ce pas ? voilà !

GEORGES, répétant.

Voilà !

JOHN.

À quoi bon ?... je suis difficile, très difficile : je n’aime ni ce qui est fat, ni ce qui est ridicule.

FRANCK.

Il a dit ?

CAMILLA, poussant John.

Tais-toi donc !...

GEORGES.

Cela ne saurait me concerner... et si j’étais un fat...

JOHN.

Vous ne le croiriez pas.

CHARLOTTE.

Mon frère !...

CAMILLA.

Ne faites pas attention, messieurs... vous voyez bien que John arrive au moins de Bedlam !...

JENNY, venant près de Camilla.

Ah ! Camilla, mon frère souffre, je crois...

JOHN.

Oh ! oui, je souffre beaucoup... et dans ce cas, j’aime le calme... la solitude...

FRANCK.

Ah ! voilà qui est clair... il est inutile d’avoir fait ses études à l’université d’Oxford pour comprendre...

GEORGES.

Oui, certes... et l’on pourrait se fâcher...

Charlotte retient Georges.

JOHN, se contenant à peine.

Comme il vous plaira !...

FRANCK.

Au surplus, si nous sommes ici... si l’on nous y a présentés, c’est pour ces charmantes miss.

GEORGES.

Ce n’est pas pour vous !...

CAMILLA.

Non, non... ce n’est pas pour toi !...

JOHN, qui est remonté et se trouve tout près de la porte à gauche.

Il fallait donc le dire plus tôt.

Il sort brusquement.

JENNY, faisant un pas vers lui.

Mon frère !...

 

 

Scène VI

 

GEORGES, FRANCK, CAMILLA, JENNY, CHARLOTTE

 

Les trois sœurs sont remontées vers la porte à gauche ; Franck et Georges sont restés sur le devant de la scène.

FRANCK, ébahi, à Georges.

Hein ?...

GEORGES, ébahi, à Franck.

Hein ?...

CAMILLA, redescendant.

Je n’y comprends rien !...

CHARLOTTE, de même.

Oh ! j’ai envie de pleurer !...

CAMILLA.

Oui, ça nous avancera bien !

GEORGES.

Est-ce que nous lui déplaisons ?...

FRANCK.

Dame ! ça me fait assez cet effet-là !...

JENNY.

Mais qu’est-ce donc ? à qui en a-t-il ?... il faut que vous l’ayez blessé !...

FRANCK.

Je ne l’ai pas touché.

JENNY.

Eh ! non, c’est quelque parole imprudente, peut-être.

GEORGES.

Ah ! non ; mais s’il croit que je me soucie de son amitié !...

FRANCK.

Ah bien, oui ! je m’en fiche pas mal, de son amitié !...

JENNY.

Parlez plus bas !...

FRANCK, fièrement.

Pourquoi donc ça ?...

Baissant la voix.

Je m’en fiche pas mal, de son amitié.

CAMILLA.

C’est que c’est indigne à lui !... traiter si mal des étrangers.

CHARLOTTE.

Oui, des étrangers... des amis intimes... il n’a pas de sentiment dans le cœur.

JENNY.

Et toi, tu parles toujours contre lui !

CHARLOTTE.

Certainement ! il le mérite !

JENNY.

Non, il ne le mérite pas !...

CHARLOTTE.

Je vous dis que si !...

JENNY.

Je vous dis que non !...

GEORGES et FRANCK, les retenant.

Mesdemoiselles !...

JENNY.

C’est qu’avec son air sentimental...

GEORGES.

Et qu’est-ce qu’il disait là : « Je suis votre frère... tout au plus... car l’une de vous... »

FRANCK.

Ah ! oui, il l’a dit !...

CHARLOTTE.

C’est une chose qui nous concerne...

JENNY.

Nous seules !...

CAMILLA.

C’est la seconde fois qu’il nous en parle aujourd’hui.

GEORGES.

Mais enfin qu’est-ce donc ?

CAMILLA.

Oh ! cela ne regarde que nous !...

FRANCK.

C’est qu’alors cela nous regarde peut-être aussi...

GEORGES.

C’est que s’il n’était pas votre frère !...

JENNY.

Si fait !... oh ! si fait.

CHARLOTTE.

On peut vous conter cela, monsieur Georges.

CAMILLA.

À quoi bon pour pleurer, n’est-ce pas ? Charlotte va s’abîmer les yeux.

JENNY.

Oh ! c’est bien simple, voyez-vous... c’est une histoire...

CHARLOTTE.

Un roman des plus touchants...

JENNY.

Qui s’est passé près du lit de notre mère mourante... que nous entourions en pleurant.

CHARLOTTE.

Je la vois encore !

CAMILLA, frappant du pied avec émotion.

Eh ! mais, pourquoi rappeler ?...

GEORGES.

Allez toujours.

FRANCK.

Oh ! je vous en prie !...

JENNY.

Eh bien... mon frère venait de partir pour aller chercher le médecin qui devait arriver trop tard... et, quand nous fûmes seules avec elle... « Approchez, mes filles, nous dit-elle... Pauvres enfants que j’ai aimées d’un amour égal... que je quitte avec un égal regret... et pourtant je dois vous l’avouer à mon heure dernière, en présence de Dieu qui m’entend... l’une de vous trois n’est pas ma fille !... »

GEORGES.

Il se pourrait !...

FRANCK, le faisant taire.

Tais-toi donc !...

JENNY.

Ses sanglots l’arrêtèrent, et nous, nous étions pâles, immobiles, nous regardant avec inquiétude, le cœur oppressé et les yeux pleins de larmes. « L’une de vous trois, continua-t-elle, m’a été léguée par une sœur chérie dont je cachai la faute en faisant passer sa fille pour la mienne ; mais c’est un secret de famille que je ne puis emporter avec moi, et je dois, avant de vous quitter, vous nommer celle... » – « Non ! non ! » nous écriâmes-nous toutes trois ensemble, en nous précipitant sur ses mains défaillantes ; « non, nous ne voulons rien savoir ! nous étions sœurs pour vous chérir, nous le serons encore pour vous pleurer ! » Et toutes les trois nous nous tenions étroitement embrassées sur la main qui nous bénissait : « Aimez-vous toujours ainsi, murmurait-elle tout bas. – Toujours ! » répétions-nous !

CHARLOTTE et CAMILLA, émues.

Toujours !

JENNY, continuant.

Mon frère arrivait alors pour l’embrasser avec nous une dernière fois !

Franck tire son mouchoir pour cacher ses larmes.

Trop émue par cette scène déchirante, notre mère nous fit signe de la laisser un instant avec M. Yorick qui venait d’entrer ; nous sortîmes, et quand il vint nous rejoindre, nous n’avions plus de mère !

CHARLOTTE.

Son secret était mort avec elle.

CAMILLA.

Et nous étions toujours sœurs !

GEORGES, avec émotion.

C’est bien ! c’est très bien !

FRANCK, étouffant.

Oh ! oui, très bien ! mais qu’est-ce que cela nous fait, à nous ? Est-ce que ça nous empêchera de vous épouser toutes les trois ?

CHARLOTTE.

Nous épouser !

GEORGES.

Franck !

FRANCK.

C’est-à-dire, non, pas toutes les trois, mais de choisir.

GEORGES.

Tais-toi donc !

CAMILLA.

Au contraire, parlez, parlez !

FRANCK.

Ah ! bien, tant pis : c’est vrai que nous avions promis à mon oncle de ne rien dire, de ne pas faire notre choix sans la permission de votre frère...

CHARLOTTE, souriant.

Oui, j’entends, j’entends.

CAMILLA, avec joie.

Et vous veniez pour cela ?

GEORGES.

Pour lui faire notre cour et à vous aussi.

FRANCK.

Et pour vous demander en mariage toutes les trois ! c’est-à-dire deux !

JENNY.

Eh bien ! il fallait donc vous expliquer ! voilà ce que c’est, vous ne dites rien, mon frère ne peut pas deviner ; c’est tout simple ! vous aviez tort !

GEORGES.

Mais, mademoiselle...

FRANCK.

Cependant...

CAMILLA et CHARLOTTE.

Certainement, vous aviez tort !

JENNY.

Il faut lui parler !

CHARLOTTE.

Et tout de suite !

CAMILLA, à Franck.

Je ne vous demande pas celle que vous aimez.

CHARLOTTE, à Georges.

Ni moi non plus !

CAMILLA.

Mais allez trouver mon frère, allez ! il est si bon !

GEORGES, se dirigeant vers la porte à gauche.

Vous avez raison ! oui, j’irai, je m’expliquerai !

S’arrêtant.

ou plutôt, une idée ! il vaut mieux que ce soit Franck !

CAMILLA, JENNY, CHARLOTTE.

Oui, oui !

FRANCK.

Moi ! parbleu, je suis prêt...

Revenant.

Mais encore une idée ! après ce qui s’est passé, si c’était mon oncle ?

CAMILLA.

Oui, il faut qu’il vienne, il faut qu’il parle, c’est plus sûr !

GEORGES.

Je cours le trouver !

CAMILLA.

C’est cela ! et moi, je vais préparer John à le recevoir.

Air : Galop de la Tentation.

Toi, Jenny, vas à mon frère
Dire qu’ici je l’attend.

JENNY.

Oui ; mais promets-moi, ma chère,
De le gronder doucement.

CHARLOTTE.

Je vais porter notre ouvrage.

GEORGES, bas.

Et je m’attache à vos pas.

Bas à Franck.

Toi, reste ici... du courage !

FRANCK, regardant Camilla.

Eh oui... j’y pensais tout bas.

Ensemble.

CAMILLA.

Toi, Jenny, vas à mon frère
Dire qu’ici je l’attend ;
Et je te promets, ma chère,
De le gronder doucement.

FRANCK, à Georges.

En dépit de votre frère
Qui fait ici le méchant,
Il sera permis, j’espère,
De vous parler un moment.

JENNY.

Je vais prévenir mon frère
Que dans ces lieux on l’attend ;
Mais tu me promets, ma chère,
De lui parler doucement.

CHARLOTTE.

Dis bien à ce méchant frère
Qu’il faut que dorénavant
Il les reçoive, ma chère...
Monsieur George est si galant !

Charlotte et Georges sortent par le fond ; Jenny par la gauche.

 

 

Scène VII

 

CAMILLA, FRANCK

 

CAMILLA, à part.

Il ne s’en va pas !

FRANCK, à part.

Pourvu qu’elle ne se moque pas de moi !

CAMILLA, feignant de l’apercevoir.

Eh bien ! monsieur Franck !

FRANCK.

Eh bien ! mamzelle !

CAMILLA.

Vous ne le suivez pas ?

FRANCK.

J’aime autant rester.

CAMILLA.

Mais pour parler à votre oncle.

FRANCK.

Oh ! pas besoin d’être deux pour ça, et puis qui sait ? c’est peut-être inutile qu’il vienne ici mon oncle !

CAMILLA.

Et pourquoi cela, monsieur Franck ?

FRANCK.

Dame ! mamzelle, si ce qu’il aurait à demander pour nous, à notre intention, ne vous allait pas.

CAMILLA.

À moi ! que vous importe, puisque vous n’avez pas fait votre choix ?

FRANCK.

Peut-être !

CAMILLA.

Hein ?

FRANCK.

Je dis, peut-être... c’est-à-dire... peut-être !

CAMILLA.

Ah ! vous avez choisi ?

FRANCK, riant naïvement.

Eh ! eh ! eh ! eh !

CAMILLA, le regardant.

Eh ! eh ! eh ! eh !

FRANCK.

Vous y êtes, n’est-ce pas ? vous devinez ?

CAMILLA.

Moi ! je ne devine rien.

FRANCK.

Bah ! vous ne devinez pas que, sans en rien dire à mon oncle ni à mon frère, j’ai eu une idée à moi tout seul ?

CAMILLA.

À vous tout seul !... vrai !... vous êtes assez grand garçon pour ça !

FRANCK.

Et cette idée, c’est de faire mon choix tout de suite ! Et celle que j’ai choisie...

CAMILLA.

Celle que vous avez choisie !

FRANCK, riant.

Eh ! eh ! eh ! eh !

CAMILLA, l’imitant.

Eh ! eh ! eh ! vous êtes insupportable !

FRANCK, se laissant aller.

N’est-ce pas ? dame ! on a un cœur qui n’a pas le temps d’attendre, on pense à épouser, et quand c’est une personne comme vous...

CAMILLA, riant.

Hein ? c’est moi ! ah ! ah ! ah !

FRANCK, déconcerté.

Adieu, mamzelle, je m’en vais.

CAMILLA.

Eh non ! restez !

FRANCK.

Comment ! il serait possible ! vous ne m’en voulez pas, vous me permettez ?

CAMILLA, vivement.

Ah ! je n’ai pas dit cela ; mais c’est égal, allez toujours !

FRANCK.

Ah ! mais...

Air de Julie.

C’est entre nous, je le désire,
Car à mon oncle j’ai promis
De ne pas aimer, de rien dire,
Qu’avant il ne me l’ait permis.
Mais il faut qu’ici j’en convienne,
En fait de permission, moi,
Si j’avais la vôtre, je crois,
Je me passerais de la sienne.

Dame ! c’est à vous de voir s’il faut qu’il vienne parler à votre frère, parce que si ce n’était pas la peine, oh ! je serais bien malheureux ! mais je lui dirais tout de suite de ne pas venir.

CAMILLA.

Eh ! non, laissez-le faire !

FRANCK.

Vous voulez bien qu’il vienne ?

CAMILLA.

Eh bien !...

FRANCK.

Eh bien !...

CAMILLA.

Eh bien ! oui ! parce que vous êtes un bon et honnête garçon... un peu niais... mais je n’y tiens pas ! parce que je sais depuis longtemps que vous m’aimez !...

FRANCK.

Depuis longtemps ?

CAMILLA.

Il y a un mois !...

FRANCK.

Un mois !...tiens ! je ne le savais pas encore !

CAMILLA.

Et le moyen d’en douter quand vous rôdiez autour de la maison, sous ma fenêtre... et au presbytère, chez votre oncle... quand vous me regardiez en poussant de gros soupirs !...

FRANCK.

Vrai ! quand vous me faisiez enrager...

CAMILLA.

C’était pour vous rendre plus amoureux.

FRANCK.

Eh bien ! ça y est joliment !... et vous m’aimiez aussi ?...

CAMILLA.

Moi !... ah ! la permission de mon frère !...

FRANCK.

Mais puisque je n’ai pas attendu, faites comme moi... dites toujours !... je vous en prie !... là ! je vous en prie à genoux !...

CAMILLA.

À genoux, tout à fait !

FRANCK.

M’y voilà !...

Il est à genoux, John paraît, sa pipe à la bouche.

CAMILLA.

Mais vous me promettez...

FRANCK.

Tout ce que vous voudrez !

 

 

Scène VIII

 

CAMILLA, FRANCK, JOHN, sa pipe à la bouche

 

JOHN.

Camilla !

CAMILLA.

Ah !...

FRANCK, restant à genoux.

Oh !

JOHN.

Ne vous dérangez pas, monsieur.

FRANCK.

Je vous jure, sir John., je vous proteste... oh !...

CAMILLA, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

JOHN, le prenant vivement par le bras.

Il faudra donc que je vous aide à vous relever, monsieur.

FRANCK.

Vous êtes trop bon... je... vous... je... j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort vivement. Camilla rit plus fort.

 

 

Scène IX

 

CAMILLA, JOHN

 

JOHN.

Ah ! cela vous fait rire !

CAMILLA, se contenant.

Non... non, je ne ris plus ! c’est que, avec ton air furieux... et lui... tout tremblant, tout ébahi... oh !...

N’y tenant plus et éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah !

JOHN.

C’est bien !... à votre aise.

CAMILLA, cessant de rire.

Allons, allons, ne te fâche pas !...

JOHN.

Me fâcher !... et pourquoi donc ?... j’aurais tort assurément !... un jeune homme est attiré dans cette maison sans même qu’on m’ait demandé conseil !... il y reste malgré moi... je le trouve ici... à vos pieds !... et je me fâcherais !... Oh ! ce serait bien mal à moi ! ce serait d’un frère... d’un marin sans usage !

CAMILLA.

À peu près, car ce qu’il me disait...

JOHN.

Je ne vous le demande pas !...

Après un silence.

Il vous disait...

CAMILLA.

Mon Dieu ! des choses toutes simples, toutes naturelles... que je suis jolie, que je lui plais !...

JOHN.

Ah !... et vous l’écoutez !

CAMILLA.

Mais oui... c’est toujours gentil à entendre ces choses-là !

JOHN.

Pour vous, qui êtes une coquette !

CAMILLA.

D’autant mieux qu’avec toi je ne suis pas habituée aux compliments.

JOHN.

C’est que je ne sais pas en faire qui vous plaisent !

CAMILLA.

C’est que tu n’es pas aimable et galant comme M. Franck.

JOHN.

Oh ! pourvu que je ne sois pas ridicule comme lui !

CAMILLA.

Ridicule !... ne parlons pas de ça... tous les hommes le sont plus ou moins.

JOHN.

Un niais, qui a l’air si lourd !

CAMILLA.

Il est très léger... à la danse !...

JOHN.

Sans esprit !...

CAMILLA, contenant son dépit.

Tant mieux... si cela doit le rendre maussade, grondeur... si tu crois que cela te va bien de bouder toujours !... tu as l’air méchant !... et alors tu es laid... oh ! très laid !

JOHN.

C’est possible !... je ne tiens pas ce que vous me trouviez beau !... par exemple, cela m’est bien égal !...

CAMILLA.

Au fait, un frère l’est toujours assez... et pourtant si tu savais comme la bonté te va bien !

Elle va lui prendre le bras.

JOHN, la repoussant doucement.

Laissez-moi !

CAMILLA.

Air de Yelva.

Tu ne veux pas m’embrasser et m’entendre
Comme autrefois, quand tu m’aimais bien mieux ?

JOHN.

C’est qu’autrefois d’une amitié plus tendre
Nos cœurs unis se comprenaient tous deux ;
En bonne sœur, du moins, tu savais faire
Tout ce qu’alors, moi, je te conseillais.

CAMILLA.

Ah ! c’est qu’alors tu savais, en bon frère,
Me conseiller tout ce que je voulais.

Lui prenant le bras avec amitié.

Tu étais si doux ! j’étais la plus aimée de tes sœurs !

JOHN, avec abandon.

Tu étais si folle, si espiègle !...

CAMILLA.

Je te faisais toujours enrager !

JOHN, se laissant aller.

J’aimais cela !... oh ! tu n’avais rien de Charlotte, toujours sentimentale... rien de Jenny, toujours si douce !... alors j’aurais cru...

Il s’arrête, et dit avec désordre, à part.

Oh ! je le crois encore !... à ce que j’éprouve là près d’elle !... sans cette illusion, jamais, jamais !...

CAMILLA, venant lui prendre le bras.

Quoi donc ?... tu aurais cru...

JOHN, se reprenant.

Oh ! que tu serais toujours de même... comme moi...

Il va pour l’embrasser.

comme moi qui t’aime...

Se retenant, et froidement.

qui t’aime toujours !...

CAMILLA.

Toi ! tu n’aimes que ta vilaine pipe !... pouah !...

John ôte sa pipe et la serre.

Oh ! tu es bien changé... depuis que je ne suis plus une petite fille... et que, dans un moment de désespoir... que nous n’avons jamais compris... tu t’es engagé comme marin ; et depuis ce temps-là tu as toujours l’air d’être en pleine bourrasque... hou !... aussi les marins, je ne peux pas les souffrir !... je n’aurais jamais épousé un marin !

JOHN.

Je conçois... ce qu’il vous faut à vous... c’est un fat comme M. Georges, ou un imbécile comme M. Franck.

CAMILLA.

Un imbécile !... il ne l’est pas... ce qui lui en donne l’air, c’est qu’il est amoureux.

JOHN.

Amoureux !... et de qui ?... mais réponds-moi donc.

CAMILLA.

Oh ! mon Dieu... comme tu me regardes !... tu me fais peur !

JOHN, se calmant.

Amoureux !...

CAMILLA.

Oui... de moi !... et franchement, je ne peux pas lui en vouloir pour ça, à ce pauvre garçon !

JOHN.

Un étranger que vous connaissez à peine !

CAMILLA.

Mais si fait ! je le connais beaucoup !

JOHN.

Et pourquoi le connaissez-vous ?... où l’avez-vous vu ?... pourquoi vient-il ici, chez moi ?

CAMILLA.

Chez nous !...

JOHN.

Chez moi !

CAMILLA.

Mais il a de l’amitié pour toi !

JOHN.

Il est trop bon, car moi, je le hais, je le déteste !... aussi, qu’il ne revienne plus, ou je le fais sauter par la fenêtre !

CAMILLA.

Par la fenêtre !... je te le défends, entendez-vous !

JOHN.

Oh ! il a beau vous plaire !

CAMILLA.

Eh bien, oui, la ! il me plaît, je l’aime !

JOHN, avec explosion.

Tu l’aimes.

 

 

Scène X

 

CAMILLA, JOHN, JENNY

 

JENNY, entrant vivement sans voir John.

Le voilà ! le voilà !

JOHN, avec fureur.

Qui ça ?... lui ?

CAMILLA, effrayée.

Franck !...

JENNY.

Eh ! non, c’est M. Yorick, que nous venons d’apercevoir...

À John.

Il vient ici.

JOHN.

Et que vient-il y faire ? que nous veut-il ?... que cherche-t-il dans cette maison, où l’on était heureux avant qu’il y entrât avec sa famille ?

Jenny se recule toute tremblante.

CAMILLA.

C’est une société fort agréable !... et nous en avons besoin.

JOHN.

À la bonne heure... recevez-la ; moi, laissez-moi tranquille, laissez-moi repartir du moins, rejoindre mon vaisseau, que je n’aurais jamais dû quitter.

CAMILLA.

Tu pars !...

JOHN.

Cette nuit.

JENNY, se jetant à son cou.

Mon frère ! ah ! sitôt !... reste, reste !

JOHN.

Jenny, ma sœur !...

Il l’embrasse ; Jenny se retire comme toute confuse, et dit à part en regardant Camilla qui s’est détournée.

Elle ne dit rien, elle !

 

 

Scène XI

 

CAMILLA, JOHN, JENNY, YORICK, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Voici M. Yorick, le voici !

YORICK.

Oui, mes enfants, oui, c’est moi. (À John qui veut sortir.) Eh bien, mon garçon, où vas-tu ? est-ce que je te fais peur comme mes neveux ?

JOHN.

Vos neveux ?...

YORICK.

C’est-à-dire, c’est toi qui leur as fait peur ; tu les as mis à la porte poliment.

CAMILLA.

Et il menace de les jeter par la fenêtre.

YORICK.

Ah ! quand ils viennent te demander que deux bons mariages...

JOHN.

Cela ne me regarde pas.

YORICK.

Mais si...

JOHN.

Mais non.

JENNY.

Oh ! toi seul, mon frère.

CHARLOTTE.

Toi seul.

YORICK.

Mais puisqu’ils ont fait leurs choix, et que je viens te dire...

JOHN.

 Je ne veux pas les connaître.

À part, regardant Camilla.

Ah ! je ne le sais que trop.

Haut.

D’ailleurs, il serait trop tard pour me consulter sur la conséquence d’une pareille conduite ; et si Charlotte, toujours sentimentale, toujours prête à s’enflammer pour le premier héros de roman...

CHARLOTTE.

Mais...

JOHN, montrant Camilla.

Si... sa sœur... dont le cœur est sec et froid...

CAMILLA.

Tu dis...

JOHN, vivement.

Si Jenny... qui n’est qu’une enfant...

JENNY.

Oh ! moi, je n’aime personne.

JOHN.

Si toutes les trois, dis-je, ont risqué leur liberté, leur bonheur sur de folles espérances, qu’y puis-je faire ? Allez, monsieur, mariez-les, si c’est votre bon plaisir !... je ne serai plus rien pour elles... pour vous, je ne les verrai plus... je m’en irai.

JENNY, pleurant.

Ah ! mon frère...

YORICK.

Mais ton cerveau déménage, mon fils ; tu es timbré, tu ne comprends pas...

CHARLOTTE.

Que cela dépend de toi.

CAMILLA.

Entêté !

JENNY.

Consens.

JOHN.

Moi !

JENNY, CHARLOTTE, CAMILLA.

Air : C’en est fait. (de Catherine.)

Oui, c’est à toi de consentir !
Ah ! laisse-toi fléchir !
Et plutôt de nous fuir,
Consens à tout... fais-toi chérir !

JOHN.

Non, je ne puis y consentir !
Rien ne peut me fléchir.
Ah ! laissez-moi vous fuir,
Car c’est à vous de me haïr !

YORICK.

Un consentement généreux.

JOHN.

Laissez-moi !

YORICK.

Je le veux,
Pour tes sœurs, mes neveux !

JOHN.

Vous feriez trop de malheureux !

LES TROIS SŒURS.

Oui, c’est à toi de consentir ! etc.

John sort par la gauche.

YORICK.

Ah ! mais... ah ! mais...

CAMILLA.

John !

CHARLOTTE.

Mon frère !

JENNY.

Ah ! laissez ! laissez ! je ne le quitte pas.

Elle le suit.

 

 

Scène XII

 

CAMILLA, YORICK, CHARLOTTE, FRANCK, GEORGES

 

YORICK.

Sur ce, un verre de porter derechef, et je m’en vais.

CHARLOTTE.

Comment ! partir ainsi ?...

CAMILLA.

Cela ne se peut pas.

FRANCK et GEORGES, passant la tête à la porte du fond, et gaiement.

Eh bien !...

CAMILLA.

Ah ! monsieur Franck.

CHARLOTTE.

Monsieur Georges...

YORICK.

Ils arrivent bien !...

FRANCK.

Vous l’avez vu ?

GEORGES.

Vous lui avez parlé ?

FRANCK.

Il consent ?

GEORGES.

Il promet ?

CAMILLA.

De vous faire sauter par la fenêtre.

FRANCK.

Hein !

GEORGES.

Plaît-il ?

YORICK.

Eh ! oui, mes enfants, il m’a traité comme vous, il m’a envoyé... je vous conseille d’aller vous promener ailleurs qu’ici...

GEORGES.

Comment ! il a eu l’audace...

FRANCK.

Ah çà, mais, c’est donc un tigre, que ce frère-là ?

CHARLOTTE.

Et votre oncle veut s’en aller.

CAMILLA.

Nous abandonner !...

GEORGES.

Par exemple !... moi, je reste... et s’il faut lui parler à votre frère, je lui parlerai.

FRANCK.

Et moi aussi... tu lui parleras.

CAMILLA.

À la bonne heure... ce n’est pas comme M. Yorick, qui n’a rien trouvé à dire... rien du tout...

YORICK.

Mais, petite...

CAMILLA.

Il fallait vous fâcher.

FRANCK.

Certainement.

YORICK.

Mais quand je vous dis.

GEORGES.

Sans doute, il fallait...

YORICK, s’emportant.

Eh ! allez-vous-en au diable !... Que voulez-vous que j’y fasse ?... une espèce de fou, qui ne veut dire ni oui, ni non.

GEORGES.

Je le ferai bien s’expliquer, moi !... je me battrai avec lui !

FRANCK.

Oui, oui... je me... tu te battras avec lui !...

CHARLOTTE et CAMILLA, courant à eux.

Jamais !... jamais !...

YORICK, les retenant.

Allons donc !... les enragés ! se battre !...

FRANCK.

Mais, puisque vous nous abandonnez !...

GEORGES.

Que vous n’osez pas vous fâcher !...

YORICK.

Ah ! c’est comme ça ! ah ! vous voulez que je me fâche !... vous voulez que je le force... que je...

Aux jeunes gens.

Vous êtes amoureux, vous ?...

GEORGES, regardant Charlotte.

Si je suis amoureux !...

FRANCK, regardant Camilla.

Comme un fou !...

YORICK, aux jeunes filles.

Et vous ne voulez pas mourir filles, vous... vieilles filles ?...

CHARLOTTE.

Par exemple !...

CAMILLA.

Si vous croyez que c’est amusant !...

YORICK.

Bien !... alors vous allez voir si j’ai peur de lui !... Je vais me montrer, je vais...

TOUS.

Bravo ! bravo !...

YORICK.

Attendez-moi !

Il va pour sortir.

 

 

Scène XIII

 

CAMILLA, YORICK, CHARLOTTE, FRANCK, GEORGES, JENNY

 

JENNY.

Où allez-vous !... restez ! restez !...

YORICK.

Mais sir John...

JENNY.

Oh ! il n’est pas en état de vous écouter, de vous entendre !... Quand il a vu que je le suivais, il s’est fâché bien fort... contre moi... il m’a renvoyée... et il s’est enfermé dans sa chambre... en dedans... après avoir brisé la belle pipe que nous lui avions achetée !...

CHARLOTTE.

Mais c’est indigne !...

CAMILLA.

C’est affreux !... une pipe pour laquelle je me suis abîmé la vue !...

FRANCK.

Allez-y, mon oncle, allez-y.

YORICK.

Mais puisque la porte est fermée !

GEORGES.

C’est égal.

YORICK.

Mais tu veux donc que je passe par le trou de la serrure... je n’en suis pas encore là, que diable !

JENNY.

Oh ! ne lui faites pas de la peine !... je vous en prie !...

FRANCK.

Mais que faire ?...

YORICK.

Tout ce que vous voudrez !... mais à moins que vous ne me l’ameniez ici en personne... devant moi...

CAMILLA.

C’est juste !... il faudrait le forcer à sortir...

CHARLOTTE.

Attendez !... un moyen !... ma guitare !

Elle ouvre la porte de gauche. Ritournelle.

FRANCK, donnant la guitare.

Voici, mamzelle... voici !...

CAMILLA.

Que veux-tu faire !

CHARLOTTE.

Chut !...

Elle s’accompagne en chantant.

Air nouveau de M. Masset.

Premier couplet.

Mon beau marin,
Sur ton navire,
Triste et chagrin,
Ton cœur soupire.
Encore un jour,
Courage, espère !
Voici la terre !
Voici l’amour !

FRANCK.

Et pourquoi donc cette romance ?

CHARLOTTE.

Dès qu’il l’entend, sans résistance
Il accourt près de nous.

GEORGES.

Très bien !

CAMILLA, à Jenny.

Tu ne vois rien ?...

JENNY, écoutant.

Non, rien !

GEORGES, à Franck.

Tu n’entends rien ?

FRANCK.

Non, rien !

TOUS.

Silence !...

YORICK.

Alors chante, petite, chante !

CHARLOTTE.

Deuxième couplet.

Là-bas, les soirs,
Comme une étoile,
Deux beaux yeux noirs
Cherchent ta voile,
Et chaque jour
Un cœur t’espère !...
Voici la terre !
Voici l’amour !

TOUS.

Silence !...

YORICK.

Eh bien !
Il vient, je pense !...

JENNY.

Je n’entends rien !

CHARLOTTE.

Non, rien !...

FRANCK.

Je ne vois rien !...

GEORGES.

Non, rien !...

L’orchestre continue très doucement, en trémolo.

GEORGES, avec colère.

Mais il a donc un cœur de bronze ?

FRANCK, de même.

Et des oreilles de même métal ?

CHARLOTTE.

C’est singulier !... il faut que le vent ne porte pas... car si je raisonne bien...

CAMILLA.

Laisse donc tranquille !... tu raisonnes comme ta guitare !... Attends ! attends !... j’ai un moyen plus expéditif...

Elle court prendre un des pistolets qui sont dans le secrétaire, qu’elle laisse ouvert.

Un de ces pistolets...

JENNY.

Prends garde !... ils sont chargés !...

GEORGES.

Mademoiselle...

YORICK.

Ne plaisantons pas avec les armes à feu !...

CAMILLA.

Ne craignez rien !... je le forcerai bien à sortir !...

Elle décharge le pistolet par la fenêtre. L’orchestre s’arrête.

TOUS, poussant un cri.

Ah !...

YORICK, se laissant tomber sur une chaise.

Nous sommes tous morts !

CAMILLA.

Reprise de l’air.

Je crois que ce moyen
Est plus sûr que le tien !...

JENNY.

Il ouvre sa porte !...

CAMILLA.

Très bien.
Sortons, ne disons rien ;

À Yorick.

Vous, dans cet entretien
Parlez-lui ferme et bien,

Soyez notre soutien !...

JENNY, parlant.

Le voici !...

CAMILLA.

Silence !...

Ensemble.

CAMILLA, CHARLOTTE, FRANCK et GEORGES.

Sortons, ne disons rien !
Vous, dans cet entretien,
Parlez-lui ferme et bien ;
Soyez notre soutien !...
Silence !...

YORICK.

Sortez, ne dites rien !...
Moi, dans cet entretien,
Ici, je promets bien
D’être votre soutien !...
Silence !...

JENNY.

Sortons, ne disons rien !...
Mais dans cet entretien,
Ah ! souvenez-vous bien
Qu’il est notre soutien !...
Silence !...

Ils sortent par le fond, excepté Yorick, qui reste en scène et Jenny qui, lorsque John est entré précipitamment sans la voir, sort par la gauche, et laisse retomber doucement la porte, comme Camilla qui est sortie la dernière par la droite.

 

 

Scène XIV

 

YORICK, JOHN

 

JOHN.

Grand Dieu !... qu’y a-t-il ? ce coup de feu... ah ! monsieur !...

YORICK.

Eh bien ! eh bien !... avec ton air effaré !... c’est ta sœur Camilla...

JOHN, tout tremblant.

Camilla !... ô ciel !... quel malheur ?...

YORICK.

Eh ! non... c’est un four qu’elle t’a joué... du bruit qu’elle a fait pour te forcer à sortir de ton camp !...

Riant.

Eh ! eh ! eh ! c’est un charmant petit démon !... et le jour où elle prendra un mari, elle fera plus d’un malheureux.

JOHN, avec impatience.

Adieu, monsieur... adieu...

YORICK, le retenant.

Eh ! non, que diable ! est-ce que l’accès dure encore ?

JOHN.

Eh ! par saint Patrice, monsieur...

YORICK.

Si c’est saint Patrice qui te donne de ces idées-là, je le raie du calendrier.

JOHN.

Quelles idées ?

YORICK.

Les vôtres, monsieur John !... si vous avez des idées, ce qui me paraît au moins douteux.

JOHN.

Qu’est-ce que cela signifie, monsieur ?

YORICK.

Voilà justement ce que je vous demande, monsieur ?... Qu’est-ce que cela signifie de faire du chagrin à tous ceux qui vous entourent ? Je ne vous dis rien de vos sœurs, puisque vous ne voulez pas que je vous en parle... de pauvres jeunes filles qui vous aiment tant !... et que vous faites pleurer.

JOHN, se cachant la tête dans les mains.

Ah ! monsieur !...

YORICK.

Mais moi, moi... vous me chassez, ingrat que vous êtes !

JOHN.

Oh ! monsieur Yorick !... oui, je suis ingrat, vous avez raison ! mais pardonnez-moi, je suis bien malheureux !

YORICK.

Malheureux ! mon enfant... et pourquoi ne me le dis-tu pas à moi, ton vieil ami !... malheureux !... et que te manque-t-il ? de quoi as-tu à te plaindre ? Brave et loyal Anglais, quand poussé par je ne sais quel chagrin comme aujourd’hui...

JOHN.

Oui, comme aujourd’hui !...

YORICK.

Tu t’es engagé dans la marine, il n’y a pas eu un soldat plus estimé que toi... et ces jours-ci encore, au couronnement de la reine, tu as reçu l’épaulette sur le vaisseau où naguère tu n’étais que simple aspirant !...

JOHN.

Oh ! que ne m’y suis-je fait tuer comme je l’ai voulu vingt fois !... mais rien ne me réussit !...

YORICK.

Allons donc ! qu’est-ce que tu dis là ? te faire tuer !... Regarde autour de toi, et ton cœur s’ouvrira à l’espérance...

JOHN, d’une voix étouffée.

Jamais !...

YORICK.

Et tu comprendras qu’après tes sœurs, ton tour viendra d’être heureux !...

JOHN.

Jamais !... non, le bonheur n’est pas fait pour moi ! j’ai là, au fond du cœur, un secret qui me déchire... et qui me fait prendre en haine le bonheur des autres !... il m’étouffe, si je le garde !... et je ne puis le dire sans mourir de honte ! oh ! c’est un supplice affreux !... vous ne pouvez savoir...

YORICK.

Si fait !... je vois tout... je sais tout...

JOHN.

Grand Dieu !...

YORICK.

Est-ce que tu crois qu’on arrive à mon âge sans avoir de la pénétration...

JOHN.

Monsieur Yorick !

YORICK.

Tu as commis une mauvaise action... tu as un remords !

JOHN, vivement.

Ah ! vous ne le croyez pas !...

YORICK.

Alors, j’y suis, j’aime mieux ça... c’est quelque passion...

Mouvement de John.

Tu es amoureux !...

JOHN, avec désordre.

Oh ! n’achevez pas... ne dites pas !

YORICK.

Je comprends tout.

JOHN.

Non ! non !...

YORICK.

Mais c’est donc un amour désordonné... coupable !...

JOHN, dans le plus grand trouble.

Laissez-moi ! laissez-moi !

YORICK.

Que tu n’oses m’avouer !...

JOHN.

Ah ! plutôt mourir !...

YORICK.

Pour quelque grande demoiselle !... la fille d’un lord !...

JOHN, le regardant avec surprise.

D’un lord !

YORICK.

Ou d’un prince !... avec mon expérience, je devine tout de suite, parbleu !

JOHN.

Oui, oui ! vous avez raison !...

YORICK.

Une femme qui ne peut être à toi !

JOHN.

Oh ! non... jamais !...

YORICK.

Que tu as tort d’aimer !... que diable ! mais alors on se dit : Je ne l’aimerai plus... et on ne l’aime plus !... on l’oublie !...

JOHN.

Non, voyez-vous ! c’est impossible !... son souvenir ne peut me quitter !... je la fuis sans cesse...et sans cesse je la retrouve !... ses traits sont là, toujours là... c’est mon premier, mon seul amour !... je suis ramené sans cesse aux lieux qu’elle habite !...

YORICK.

C’est pour cela que tu veux nous quitter ?...

JOHN, s’exaltant peu à peu.

Vous quitter... oui, oui, il le faut !...tout à l’heure encore, je me suis cru maître de moi ! et rien que de vous en parler, rien que de penser à elle... je sens mon cœur se briser ! ma tête se perdre !... adieu !... adieu !...

YORICK.

Eh ! non !... et à moins que cette jeune fille... ne t’aime...

JOHN.

Oh ! taisez-vous ! taisez-vous ! elle ne me comprend pas... elle me hait !

YORICK.

Ah ! bah !... mais alors tu n’as pas le sens commun, mon garçon !... Comment, c’est pour une fille orgueilleuse, pour quelque petite sotte peut-être, que tu rends tout le monde malheureux autour de toi !... que tu t’opposes au mariage de tes sœurs !...

JOHN.

Oh ! ne parlez pas de cela !...

YORICK.

Si fait ! car, s’il faut te le dire... mes neveux sont aimés !...

JOHN.

Aimés... oh ! non ! non !... malheur à celui...

YORICK.

Et pourquoi ?

JOHN.

Parce que... je ne le veux pas !

YORICK.

J’entends, tu rougirais de t’allier à ma famille !...

JOHN.

Cette raison ou une autre...

YORICK.

Parce que tu portes une épaulette... parce que tu as de l’ambition... et que je ne suis qu’un pauvre vicaire !

JOHN.

Soit !... c’est pour cela !...

YORICK.

Mais alors l’amour t’a séché le cœur... tu n’as plus rien là... rien que de l’orgueil ! cela te sied bien à toi, le fils d’un baronet ruiné !

JOHN.

Monsieur Yorick !...

YORICK.

Le frère de trois pauvres filles qui vivent de leur travail !

JOHN.

Et voilà ce que je ne veux plus !... je les emmènerai d’ici...

YORICK, avec ironie.

Oui, pour aller les marier ailleurs à des amiraux, à des pairs du royaume !...

JOHN.

À des gens du moins qui soient mes amis ?

YORICK.

C’est-à-dire que tu ne nous aimes pas... que tu repousses ma famille ?...

JOHN.

Vos neveux !... c’est possible !

YORICK.

Que tu me méprises, moi !...

JOHN.

Oh ! je n’ai pas dit...

YORICK.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Je comprends sans que tu le dises ;
Il fallait l’avouer plus tôt ;
Je le vois bien, tu nous méprises !
Mais moi, je suis fier ! il le faut.
Je te renie et t’abandonne !
Mon cœur, bon pour tous ici-bas,
Plaint le malheur ! aux fautes il pardonne !
Mais il n’a rien pour les ingrats !...

JOHN.

Monsieur Yorick !...

YORICK.

Non ! il n’a rien pour les ingrats !

 

 

Scène XV

 

YORICK, JOHN, CAMILLA, JENNY

 

CAMILLA, qui est entrée à la moitié du couplet, se jetant entre eux.

Ah ! mon frère !

JOHN.

Laissez-moi ! laissez-moi !

Il se jette sur la chaise à droite. Jenny ouvre doucement la porte de gauche.

YORICK.

Oui, je t’abandonne ! car tu n’es plus rien pour nous !... la vanité te rend cruel, méchant, insensible !...

JOHN, la tête dans ses mains.

Hélas !... permis à vous de le penser !...

YORICK.

Mais tes sœurs... je ne les abandonne pas !... viens me les arracher, si tu l’oses !... Adieu !... tu n’es venu ici que pour faire le malheur de tous ceux qui t’aiment !...

CAMILLA, d’une voix étouffée par les sanglots.

Oui... de tous ceux qui t’aiment !...

À ces mots, il relève vivement la tête. Yorick et Camilla sortent ; Jenny a refermé timidement la porte qu’elle rouvre un peu après.

 

 

Scène XVI

 

JOHN, ensuite JENNY

 

JOHN.

Le malheur de tous ceux qui m’aiment !... et elle me laisse... seul !... seul !...

Jenny rouvre la porte.

Elle me hait peut-être !...

JENNY, à part.

Pauvre frère !...

JOHN.

Le malheur de tous ceux...

Se levant vivement.

Eh bien, non, non !... ils ne me maudiront pas !... cela ne peut être ainsi !... ils sauront tout ce que j’ai souffert là !... elle surtout dont le cœur n’a pas compris le mien... Oh ! mon Dieu ! je t’en remercie !... ils sauront tout... ils me plaindront alors... mais je ne serai plus là pour trembler, pour rougir !... oh ! non, non !...

Il s’élance vers le secrétaire ouvert ; Jenny pousse un léger cri... John se retourne.

JOHN, apercevant Jenny et brusquement.

Jenny !... que faites-vous ici ?... que voulez-vous ? qui vous a demandée ?...

JENNY.

Rien... personne !...

JOHN.

Toujours là ! sur mes pas... comme une ombre !... je veux être seul.

JENNY.

Seul !...

Jetant un coup d’œil sur le pistolet, dans le secrétaire.

Je m’en vais !... c’est que M. Yorick va partir... avec ses neveux... et si tu voulais les voir... leur parler...

JOHN.

Leur parler !...

Il va pour sortir, Jenny se rapproche du secrétaire, mais il s’arrête tout à coup.

Oh ! jamais !... jamais !... ou plutôt... va, va... qu’il attende un instant, un seul instant !... une lettre que je te remettrai pour lui... pour lui !...

JENNY.

Oui, mon frère !

JOHN, à part.

Oui, j’écrirai, et alors !...

Se retournant vers Jenny, qui est restée immobile.

Mais allez donc, allez donc !...

JENNY, gagnant la porte du fond.

J’y vais !... j’y vais !...

JOHN.

Et revenez pour cette lettre... que je vais écrire... allez !...

Il sort précipitamment par la gauche. Jenny, qui allait sortir par le fond, s’arrête et s’appuie contre le mur.

 

 

Scène XVII

 

JENNY, seule

 

Air : Dans un vieux château.

Ô ciel à l’aspect de cette arme horrible,
J’ai senti mon cœur se glacer d’effroi !
J’ai cru... malheureux !... non ! c’est impossible !
Ah ! ce coup affreux viendrait jusqu’à moi !
Oui, ma vie est là ! je veux, c’est mon frère !
Veillant sur ses jours, cherchant son appui,
Vivre du bonheur que pour lui j’espère,
Ou de ses chagrins mourir avec lui !

Mais qu’a-t-il donc ?... pourquoi cet air inquiet, égaré ?... Oh ! il se passe quelque chose qui, malgré moi, me fait trembler !...

Comme frappée d’une idée soudaine.

Ah !...

Elle court au secrétaire, s’arrête, regarde autour d’elle, prend le pistolet avec effroi, et le porte en tremblant, du côté opposé, jusqu’à la fenêtre ; elle le jette dehors, et reste appuyée sur le bord de la croisée.

Ah ! mon Dieu !

John entre sans la voir.

 

 

Scène XVIII

 

JENNY, JOHN

 

JOHN, sa lettre à la main.

Ah ! son nom n’a pu sortir de mon cœur ; c’est un secret qui mourra là ! elles sauront que j’aimais l’une d’elles... comme un insensé !... Je le pouvais sans crime, peut-être... car enfin, si celle-là n’était pas ma sœur... C’est cette espérance qui m’a perdu, qui me perd encore ! Sans cela...

Il se retourne et aperçoit Jenny.

Ah ! c’est toi ?

JENNY.

Oui, mon frère, je venais... comme tu me l’as dit...

JOHN.

Tiens, voici cette lettre, remets-la à M. Yorick.

JENNY.

Mais, frère, tu as des larmes dans les yeux, ta main tremble ! qu’as-tu donc ?

JOHN.

Rien, rien ! ma pauvre enfant ! Tu m’aimes, toi.

JENNY.

Ah ! oui... beaucoup !

JOHN.

Et pourtant j’ai été souvent dur, sévère ; tu me le pardonnes ?

JENNY.

Que dis-tu là ? Ah ! moi, vois-tu, je ne suis pas comme mes sœurs, je voudrais ne jamais te quitter, pour te rendre heureux, pour t’aimer !

JOHN.

Bonne Jenny !... Va ! va.

JENNY, gaiement.

Oui, oui, tout de suite ! à M. Yorick, et je reviens !

Elle s’éloigne, se retourne et veut aller à lui.

Mon frère !

JOHN.

Va !

Elle sort.

 

 

Scène XIX

 

JOHN, puis YORICK, CAMILLA, JENNY, CHARLOTTE

 

JOHN.

Oui, son frère à elle... Charlotte, Jenny, je vous aimais d’une amitié pure et sainte ! celle que j’aimais d’amour ne le saura jamais toutes trois, vous me pardonnerez.

Écoutant.

Du bruit ! il a ma lettre... il sait.

Il ferme vivement la porte à la clef et court au secrétaire.

Ils ne me verront plus.

Poussant un cri.

Grand Dieu ! mais il était là... qui donc...

On frappe en dehors.

Malédiction !

YORICK, criant en dehors.

John ! John !

JENNY et CHARLOTTE, en dehors.

Mon frère ! mon frère ! ouvre.

JOHN.

Oh ! jamais.

Retournant au secrétaire et cherchant pendant que l’on continue de frapper et de crier.

Mais si fait... je suis sûr... il était là !

YORICK, en dehors.

Ouvre donc !

CAMILLA.

John ! mon frère !

JOHN, tout hors de lui.

Oh ! sa voix ! et ne pouvoir mourir.

La porte se brise

Vous n’entrerez pas ! vous n’entrerez pas !

YORICK, paraissant.

John !

JOHN, gagnant la fenêtre.

Laissez-moi ! laissez-moi !

La porte cède tout à fait, et les jeunes filles s’élancent vers John en poussant un cri.

 

 

Scène XX

 

JENNY, CHARLOTTE, YORICK, JOHN, CAMILLA, GEORGES et FRANCK au fond

 

YORICK, l’arrêtant.

Oh ! tu resteras !

CAMILLA, JENNY, CHARLOTTE.

Mon frère !

Elles l’entourent avec anxiété, Georges et Franck restent dans le fond.

JENNY.

Ah ! que j’ai bien fait d’enlever...

JOHN.

Toi !

YORICK.

Tu nous trompais tous ! tu n’as pas confiance en moi, tu veux mourir !

JOHN, se couvrant le visage de ses mains.

Oui, laissez-moi !

YORICK.

Insensé ! quand Dieu veillait sur toi, quand il a voulu que ta mère mourante déposât son secret dans mon sein...

JOHN.

Ô ciel !

CAMILLA.

Que dites-vous ?

YORICK, continuant.

Et me nommât celle qui n’est pas ta sœur !

CHARLOTTE.

Il se pourrait ?

JOHN, respirant à peine.

Vous... vous...

Camilla et Charlotte paraissent inquiètes ; Jenny semble défaillir, la main sur son cœur.

YORICK.

Celle que tu peux aimer sans crime, tu n’oses me la nommer... je te la nommerai, moi ; car tu ne peux en aimer une autre qu’elle.

JOHN.

Je ne vois plus, je me meurs.

CAMILLA, le soutenant.

Mon frère !

YORICK, allant à Jenny.

Tiens ! c’est elle ! c’est Jenny !

JENNY, poussant un cri.

Ah !

JOHN, balbutiant.

Jenny !

CHARLOTTE.

Oh ! oui, elle t’aimait tant !

JOHN, toujours immobile, cherchant des yeux Camilla.

Jenny !

CAMILLA.

Ah ! j’en suis bien aise !

À ce mot, John fait un effort sur lui-même.

YORICK.

Eh bien ! n’est-ce pas...

JOHN, avec force et l’interrompant.

Jenny !

Courant à Jenny et la prenant dans ses bras

Si fait ! si fait ! c’est elle que j’aimais ! que j’aime !

JENNY, tombant dans ses bras.

Oh ! que je suis heureuse !

JOHN.

Oh ! oui, oui, elle seule que j’ai toujours aimée !

YORICK.

Que diable ! j’en étais bien sûr !

Pendant ces derniers mots, Camilla fait signe à Franck d’approcher ; Charlotte fait avancer Georges.

GEORGES, à John.

Il fallait donc parler, sir John... nous ne nous serions pas battus pour ça... puisque c’est mademoiselle Charlotte que j’aime.

CHARLOTTE.

Oui, mon frère !

FRANCK.

Et moi, l’autre !

CAMILLA, vivement.

Eh ! oui, M. Franck m’adore, c’était convenu !

YORICK.

Et maintenant, je vous marierai tous !

JOHN.

Oh ! moi, le premier ! Je pars pour Londres, où je présente Jenny... ma femme, à mes protecteurs de l’amirauté.

YORICK.

Tu vivras donc ?

JOHN.

Oui, je tâcherai.

JENNY.

Oh ! j’en réponds.

CHŒUR.

Air du Domino Noir (Mademoiselle d’Angeville).

Faisons tous une seule et même famille !
À l’espoir, à l’amour, ouvrons notre cœur !
Dans tous les yeux ici que la gaîté brille,
Que Dieu longtemps garde notre bonheur !

CAMILLA, JENNY, CHARLOTTE, au public.

Air nouveau de M. Masset (scène XIII).

L’amour jaloux
Rompt notre chaîne !
Hélas ! pour nous
C’est une peine !
Mais à nos cœurs
Quel sort prospère,
Si pour vous plaire,
Nous restions sœurs !...

CHŒUR.

Faisons tous une seule et même famille !
À l’espoir, à l’amour, ouvrons notre cœur !
Dans tous les yeux ici que la gaîté brille,
Que Dieu longtemps garde notre bonheur !

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