Les Trois secrétaires (Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT) ou Gusman, Morillos, Lazarille

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 9 avril 1811.

 

Personnages

 

GUSMAN, secrétaire du marquis de Villégas

MORILLOS, factotum de Gusman

LAZARILLE, valet de chambre de Morillos

HÉLÉNA, femme de Morillos

BÉATRIX, duègne d’Héléna

UN PAGE

 

La Scène se passe à Madrid, chez le marquis de Villégas.

 

Le Théâtre représente un salon.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LAZARILLE

 

Il arrive tenant des papiers à sa main, tire sa montre, et dit.

Il n’est pas encore huit heures, et le travail que m’avait demandé Morillos est fini... Grace aux deux commis qui m’ont aidé... Il y a bien encore quelques fautes d’orthographe... mais c’est si peu de chose qu’on ne s’en apercevra pas.

 

 

Scène II

 

MORILLOS, LAZARILLE

 

MORILLOS.

Eh bien ! mon cher Lazarille, es-tu de parole ?

LAZARILLE.

Oui, Seigneur, voilà vos papiers : pour ne pas vous faite attendre, je ne me suis couché qu’à trois heures du matin.

MORILLOS.

C’est bien, mon ami, très bien ; aussi tu peux compter que je ne négligerai pas l’occasion de faire quelques chose pour toi.

LAZARILLE, s’inclinant.

Vous êtes trop bon. 

MORILLOS.

Sais-tu que d’après les bruits publics, nous allons devenir de grands personnages ?

LAZARILLE.

Vraiment !

MORILLOS.

Le marquis de Villégas, que nous servons tous deux, et qui est maintenant membre du conseil de Castille, est, dit-on, désigné par le roi pour le gouvernement de Valence : si cela arrive, je vois le secrétaire don Gusman bien puissant !

LAZARILLE.

Et vous donc, Seigneur, vous, l’homme de confiance du seigneur Gusman, son intendant général, son ami même ; car il vous nomme souvent ainsi !

MORILLOS.

Oui, quand il a besoin de moi.

LAZARILLE, le flattant.

Je crois qu’il lui serait bien difficile de s’en passer.

MORILLOS, avec une légère importance.

N’est-ce pas ?

LAZARILLE.

Oh ! sans vous il se trouverait souvent bien embarrassé !... Ne vois-je pas toutes les lettres que vous écrivez, tous les mémoires que vous rédigez !... Je devine votre besogne à celle que vous me faites faire.

MORILLOS.

Que veux-tu, mon pauvre Lazarille ! L’esprit des grands n’est pas toujours à leurs ordres.

LAZARILLE.

Et nous y sommes, nous !

MORILLOS.

C’est cela !... Aussi ils en usent à loisir ! Moi, par exemple, qui suis ici l’intendant, et comme tu disais tout à l’heure, quelquefois l’ami du secrétaire de notre maître, je suis très souvent chargé du travail de ma place, et de celui de la sienne ; le marquis de Villégas aime ses plaisirs. 

LAZARILLE.

C’est vrai.

MORILLOS.

Il confie à son secrétaire le travail du conseil ; mais le secrétaire respecte trop son maître pour ne pas imiter sa conduite. Aussi qu’arrive-t-il ? Tandis que le Marquis est au bal, Gusman passe la soirée auprès de quelque jolie espagnole, et me charge de tout le travail.

LAZARILLE.

Donc vous me faites faire une partie !

MORILLOS.

Coquin, tu as une si belle main !... il serait dommage de ne pas l’employer.

LAZARILLE

Il est vrai que j’expédie avec une dextérité !...

MORILLOS.

Gusman revient ; porte notre travail à Son Excellence, qui va le présenter au Prince ; le Prince, enchanté, comble de bienfaits le Marquis ;le Marquis gratifie son secrétaire ; le secrétaire me fait un petit cadeau.

LAZARILLE.

Et vous me remerciez... c’est l’ordre des récompenses.

MORILLOS.

Tu n’es jamais content ; allons, point d’humeur ; aujourd’hui qu’une nouvelle carrière est ouverte à l’ambition de M. le Marquis ; que la place importante à laquelle le Roi va l’appeler, peut le conduire aux plus grands honneurs, il est certain que sous peu de temps, des emplois lucratifs et brillants seront le prix de nos services.

LAZARILLE.

Oui, l’on vous placera, l’on vous élèvera ; mais moi, pauvre diable !...

MORILLOS.

Je te promets de ne point t’abandonner, tant que ta fortune me sera favorable.

LAZARILLE.

Mais si vous quittez le Marquis ?

MORILLOS.

Je t’emmènerais.

LAZARILLE.

Si vous preniez une femme ?

MORILLOS.

Moi ?

LAZARILLE.

Oui, vous ; du train dont vous y allez, je ne désespère pas vous voir avant peu épouser quelque jeune et noble héritière.

MORILLOS.

Impossible.

LAZARILLE.

Il ne faut jurer de rien !

MORILLOS.

Oh ! pour moi, je te jure que jamais je ne me marierai.

LAZARILLE.

Pour quelle raison ?

MORILLOS.

Une bien forte. Je suis...

LAZARILLE.

Vous êtes ?

MORILLOS.

Marié.

LAZARILLE.

Vous, Seigneur, et depuis quand ?

MORILLOS.

Depuis dix-huit mois.

LAZARILLE.

Et je n’ai jamais vu votre femme !...

MORILLOS.

Je le crois bien ; tandis que je suis à Madrid elle est à Burgos, auprès de sa famille.

LAZARILLE.

Et qui a pu vous commander une telle séparation ?

MORILLOS.

La prudence. Lorsque le seigneur Gusman s’arrêta à Burgos, et que j’eus l’honneur de lui être présenté, mon extérieur lui plut ; il m’assura que dès qu’il serait de retour à Madrid, il penserait à moi, et se chargerait du soin de ma fortune : les promesses d’un homme en place n’engagent à rien : aussi ne fus-je pas peu surpris, lorsqu’au bout de six semaines, Gusman m’écrivit qu’il avait besoin d’un homme en qui il pût mettre toute sa confiance... J’ai toujours aimé la Cour, et je t’avoue que le plaisir de m’en rapprocher, de m’élever un peu au-dessus de ma famille, de faire enrager mes amis, et ce petit grain de vanité qui nous persuade souvent que nous ne sommes pas à notre place, tout me détermina à accepter les offres du secrétaire, et je partis secrètement de Burgos...

LAZARILLE.

En y laissant votre femme ?

MORILLOS.

Bien malgré elle ; car elle voulait m’accompagner.

LAZARILLE.

Et pourquoi l’avoir privée de ce plaisir ? vous qui connaissiez la Cour, vous savez comme une jolie femme y avance les affaires de son mari.

MORILLOS.

Voilà précisément le motif qui m’empêcha de la conduire ici.

LAZARILLE.

Ah ! vous êtes jaloux, seigneur Morillos !

MORILLOS.

Que veux-tu, mon pauvre Lazarille ! je n’ai qu’une passion, l’ambition ; je n’ai qu’un défaut, la jalousie : mais l’une et l’autre ont sur mon cœur un empire absolu.

LAZARILLE.

Je suis plus heureux que vous, moi, Seigneur, je n’ai qu’une passion, la bonne chère... mais, par malheur, je dîne si rarement en ville.

MORILLOS.

Ma femme est jeune, jolie, vive, étourdie même ; mais très sage.

LAZARILLE.

Seigneur, je le crois d’autant mieux que je ne la connais pas...

MORILLOS.

Sa beauté lui aurait attiré mille soupirants. Eh ! mon ami, parmi ces gens-là, il aurait pu s’en trouver d’assez aimables...

LAZARILLE.

Pour vous faire oublier.

MORILLOS.

Sans doute : Figure-toi mon embarras : d’un côté, surveiller ma femme, écarter les soupirants ; de l’autre, prévenir les désirs de don Gusman, déjouer les envieux.

LAZARILLE.

Oui, courir à la fortune et garder son honneur, c’est très difficile.

MORILLOS.

Oh ! très difficile...

LAZARILLE.

Ah ! Seigneur, combien je connais de maris qui ont été moins scrupuleux que vous, et qui ne s’en portent pas plus mal.

MORILLOS.

D’ailleurs, j’ai caché ici mon mariage à tout le monde ; Gusman même me croit garçon... c’est un mensonge que j’ai été forcé de lui faire, dans la crainte qu’il ne lui prît envie de voir ma femme.

LAZARILLE.

Oui, pour peu qu’elle ressemblât au portrait que vous venez de m’en faire,... vous étiez un mari... perdu.

MORILLOS.

Aussi, que de fois j’ai tremblé qu’elle ne s’avisât de me venir voir à Madrid !

LAZARILLE.

Si cela arrivait, soyez tranquille, et fiez-vous à moi ; je vous jure que j’empêcherai bien les galants d’en approcher. Pris par les corsaires turcs, j’ai manqué d’être eunuque au Sérail de Constantinople.

MORILLOS.

Je t’en fais mon compliment. Chût ! voici le seigneur Gusman !

LAZARILLE.

Je vais jeter un coup d’œil sur le travail du bureau.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GUSMAN, MORILLOS

 

GUSMAN.

Eh bien ! Morillos, grande nouvelle ! on parle beaucoup ; mais beaucoup de M. le Marquis pour le gouvernement de Valence.

MORILLOS.

C’est une place qui vous fera honneur.

GUSMAN.

Oui, il en aura le titre, la gloire, les appointements... et moi toute la peine, tout le travail... À propos, as-tu fini le rapport qu’il m’a demandé ?

MORILLOS, se frottant les yeux.

Oui, Seigneur, et j’ai même passé la nuit pour l’achever.

Il remet à Gusman les papiers que lui a donnés Lazarille.

GUSMAN, les prenant.

Pauvre garçon !... sois tranquille, je me charge de te procurer de l’ouvrage... Oh tu n’en manqueras pas ! maintenant que M. le Marquis va avoir une place importante : il faut qu’il n’aie rien à faire.

MORILLOS.

Le poste ne sera pas difficile à remplir.

GUSMAN.

Je suis son ami, son confident ; tu es le mien, J’ai l’esprit des affaires, tu as celui de l’intrigue... Avec ton secours, je puis m’emparer de la confiance du Marquis, te mettre à même de le remplacer dans ses occupations ; et de mon côté, faire avant trois mois une fortune rapide et brillante.

MORILLOS.

Avant trois mois ! comme vous y allez !

GUSMAN, avec importance.

Écoute, je suis ton protecteur ; tu me dois ce que tu es.

MORILLOS.

Aussi, en quelque circonstance que je me trouve, je n’oublierai jamais que mon existence dépend uniquement des bonnes grâces du seigneur don Gusman.

GUSMAN.

Voici le moment de me prouver ta reconnaissance et d’établir notre crédit auprès du Marquis, il y a près de sept ans que j’ai l’honneur de lui être attaché ; par conséquent je dois connaître à fond son caractère, ses mœurs, ses habitudes, ses penchants secrets ; ce n’est même qu’en flattant les uns et les autres que je suis parvenu à l’emploi brillant de premier secrétaire de Son Excellence.

MORILLOS.

Il ne pouvait mieux choisir.

GUSMAN.

Aussi le travail me coûte si peu, que je veux à l’avenir me charger entièrement de celui de Son Excellence.

MORILLOS, à part.

Cet homme-là me tuera.

GUSMAN.

Tu sais que le marquis de Villégas est jeune, riche.

MORILLOS.

Il n’y a pas un grand d’Espagne qui ne désirât l’avoir pour gendre.

GUSMAN.

Aussi je l’aurais déjà marié vingt fois, si j’avais pu lui trouver une femme qui me convint : mais tantôt il me fallait craindre un beau-père qui aurait balancé mon crédit ; tantôt un frère ambitieux qui, par le moyen de sa sœur, aurait gouverné Son Excellence, ou enfin des parents avides de places qui se seraient emparé de la mienne.

MORILLOS.

Il est certain qu’il était difficile à bien marier pour vous.

GUSMAN.

Cependant, je n’y renonce pas... et si nous pouvions hui trouver une femme jeune, jolie, qui, en se laissant conduire par moi, sût, grâce à sa figure, à son esprit, et surtout à mes soins, prendre quelqu’empire sur le cœur de Son Excellence.

MORILLOS.

Vous mèneriez la femme qui mènerait le Gouverneur.

GUSMAN.

Le Marquis subjugué par les grâces, les talents et par mille dons encore plus précieux, tout entier aux plaisirs de la société, laisserait à moi seul le soin des affaires de l’État.

MORILLOS.

Les solliciteurs n’auraient affaire qu’à vous.

GUSMAN.

Que de places à donner !

MORILLOS.

Que d’argent à recevoir !

GUSMAN.

Maître de nommer aux emplois, de distribuer les grâces, d’accorder les faveurs : de quelle Cour je me verrais entouré !

MORILLOS.

Et moi, votre homme de confiance, l’homme à qui il faudra nécessairement s’adresser pour parvenir jusqu’à vous ; que de révérences, que de compliments, que de cadeaux je recevrais !

GUSMAN.

Ta fortune est entre tes mains ; tu es jeune, intelligent, accueilli dans les meilleures maisons de Madrid. Fripon, tu finiras par épouser quelques bonnes terres, quelques vieux châteaux.

MORILLOS.

Oh ! Seigneur !

GUSMAN.

Ou bien tu resteras garçon, ce qui vaut encore mieux pour faire son chemin.

MORILLOS.

Sans doute.

GUSMAN.

Le Marquis une fais nommé Gouverneur de Valence, je suis son secrétaire intime, je te fais le mien.

MORILLOS.

Votre secrétaire !

GUSMAN.

Songe à mériter cette faveur ; et surtout n’oublie pas qu’une femme aimable et spirituelle qui mériterait les soins du Marquis, assurerait mon crédit, doublerait tes revenus, nous laisserait maîtres absolus de disposer de tout. Adieu, je vais retrouver Son Excellence, qui m’attend, et lui porter mon... ton travail : je reviendrai savoir ce que tu as entrepris.

Il sort du côté gauche.

 

 

Scène IV

 

MORLILOS, seul

 

Oh ! c’est vrai ; une fois le Marquis nommé, Gusman sera tout puissant : il faut le ménager, si je veux parvenir... Occupons-nous d’abord de l’objet qu’il demande... Une femme assez aimable, pour captiver Son Excellence et l’empêcher de se livrer aux travaux de sa place, qui soit en même temps assez docile pour suivre l’impulsion que nous voudrons bien lui donner, et assez franche pour ne pas tourner contre nous le crédit que nous lui ferons obtenir. Que diable ! nous aurions bien du malheur, si nous ne trouvions pas cela dans tout Madrid... Je connais de fort honnêtes femmes, qui pour l’intérêt de leur famille, seraient charmées d’être les amies d’un Gouverneur ; mais ce n’est pas là ce qu’il nous faut. Au surplus, Lazarille que j’aperçois va m’aider de ses conseils.

 

 

Scène V

 

LAZARILLE, MORILLOS

 

MORILLOS.

Approche, mon cher Lazarille ; tu me vois au comble de ma joie.

LAZARILLE.

La nouvelle est donc vraie, Seigneur ?

MORILLOS.

Oui, mon ami, nous sommes Gouverneurs.

LAZARILLE.

Gouverneurs !

MORILLOS.

C’est-à-dire que le Marquis en aura le titre, que son secrétaire en remplira les fonctions, que j’aiderai le secrétaire, que tu m’aideras...

LAZARILE, à part.

Avec mes commis.

Haut.

Vive Dieu ! Seigneur, voilà une place qui occupera bien du monde.

MORILLOS.

C’est un coup de fortune pour moi !

LAZARILLE.

Pour nous.

MORILLOS.

Cela va sans dire. Me voilà dans une situation brillante, secrétaire du secrétaire, j’arriverai à tout.

LAZARILLE.

Et vous me laisserez en route.

MORILLOS.

M’en crois-tu capable ?

LAZARILLE.

Eh ! Seigneur, rien n’est pernicieux pour la mémoire. comme les grandeurs ; elles ôtent souvent jusqu’au souvenir de la veille.

MORILLOS.

Pour te prouver qu’elles ne m’ont point encore fait oublier mes amis, je te fais dès ce moment mon secrétaire.

LAZARILLE.

Votre secrétaire !... Vous allez donc monter une maison ?

MORILLOS.

Sans doute ; ne suis-je pas la troisième personne de Valence ?

LAZARLLLE.

Alors vous ferez venir madame Morillos.

MORILLOS.

Y penses-tu ! garde-toi bien de parler d’elle ; le Marquis a une antipathie pour les gens mariés !...

LAZARILLE.

Il est vrai qu’il n’en a pas à son service.

MORILLOS.

Gusman lui persuade qu’ils seraient moins dévoués à ses intérêts ; ainsi tu sens combien il est important qu’à la veille de faire fortune avec eux, je leur cache mon mariage.

LAZARILLE.

Cela suffit ; je serai discret.

MORILLOS.

Si je pouvais même pour mieux leur en imposer, trouver dans Madrid une jeune femme espagnole.

LAZARILLE.

Quoi, Seigneur, vous voudriez trahir la foi conjugale ?

MORILLOS.

Par politique.

LAZARILLE.

L’excuse est nouvelle.

MORILLOS.

Que veux-tu. Je suis accablé de travaux de toutes espèces ; j’ai besoin de distraction, et la société d’une femme aimable me délasserait des fatigues de ma place.

LAZARILLE.

Et y aurait-il du mal à ce que cette femme fût aimable, fût jolie ?

MORILLOS.

Bien au contraire.

LAZARILLE.

En ce cas, Seigneur, le hasard vous sert à merveille, et je crois avoir trouvé ce qu’il vous faut.

MORILLOS.

Vrai ?

LAZARILLE.

Une femme charmante, d’une figure angélique ! une petite bouche qu’on ne fait que soupçonner, et deux grands yeux bleus qui n’en finissent plus.

MORILLOS.

Son nom ?

LAZARILLE.

Je l’ignore... Tout ce que je sais, c’est qu’elle est arrivée hier soir à Madrid ; qu’elle loge auprès de cet hôtel ; qu’elle a pour compagne une vieille duègne, que j’ai rencontrée ce matin et qui m’a prié de lui indiquer l’hôtel du marquis de Villégas.

MORILLOS.

Et tu crois que la jeune femme ?

LAZARILLE.

Je ne crois rien, mais j’espère.

MORILLOS.

Ah ! mon ami, si tu savais quel service !

LAZARILLE.

Seriez-vous amoureux sur parole ?

MORILLOS.

Non, mais je brûle de voir...

LAZARILLE.

N’allons pas si vite, il faut que j’interroge la duègne ; que j’apprenne quel motif la conduit ici avec sa maîtresse.

MORILLOS.

C’est juste.

LAZARILLE.

Que je sache d’elle qui elles sont, d’où elles viennent, ce qu’elles demandent, et que je les engage, si elles ont quelques affaires importantes, comme je le présume, de recourir à la puissance du seigneur Morillos.

MORILLOS.

Oui, promets ma protection, mes bons offices, je te donne carte blanche.

LAZARILLE.

En vérité, Seigneur, si votre femme savait...

MORILLOS.

Rassure-toi, elle ne satura rien. Allons, ne perds pas de temps ; vole à l’hôtel ; questionne la duègne ; devine les sentiments de la jeune dame ; fais sonner bien haut mon crédit, ma fortune, et souviens-toi que quelles que soient les offres que tu auras faites en mon nom, je tiendrai tout ce que tu auras promis.

 

 

Scène VI

 

MORILLOS, seul

 

En vérité, c’est un coup du ciel que cette rencontre-là ; je vais voir cette jeune femme, et si elle est aussi jolie que Lazarille le dit bien, Eh ! je tâcherai moi-même... Doucement, Morillos, point d’étourderie, vous êtes en bon chemin pour faire fortune ; la protection du secrétaire vaut mieux que celle du Gouverneur, n’allez pas la perdre ; il faut des mœurs et de la probité partout ; d’ailleurs, si Gusman s’apercevait de votre intelligence, vous seriez perdu. Allons, suivons l’ordre établi, ne luttons point avec les puissances, laissons-nous protéger parles grands, et contentons-nous de protéger les petits.

 

 

Scène VII

 

GUSMAN, MORILLOS

 

GUSMAN.

Eh bien ! Morillos, encore ici ?

MORILLOS.

Je vous attendais, Seigneur.

GUSMAN.

As-tu réfléchi ?

MORILLOS.

J’ai mieux fait, j’ai trouvé.

GUSMAN.

Déjà ?

MORILLOS.

Oh ! quand je me mêle d’une chose !...

GUSMAN.

Vraiment c’est affaire à toi.

MORILLOS.

Une femme charmante.

GUSMAN.

Brune, blonde ?

MORILLOS.

Oui, à peu près.

GUSMAN.

Jeune ?

MORILLOS.

Oui, jeune.

GUSMAN.

De l’esprit ?

MORILLOS.

Oui, de l’esprit,... mais pas trop.

GUSMAN.

Tu lui as fait pressentir l’honneur de recevoir chez elle le Gouverneur de Valence.

MORILLOS.

J’ai cru devoir vous laisser ce soin-là...

GUSMΑΝ.

C’est bien, et quand la verra-t-on ?

MORILLOS.

Lazarille est allé la prier de se rendre ici.

GUSMAN.

Mon ami, mon cher Morillos, ce jour fera époque dans l’histoire de notre vie... Son Excellence est enchantée de mon ouvrage.

MORILLOS.

Et sa nomination est-elle sûre ?

GUSMAN.

Très sûre ; il a la parole d’honneur de la maîtresse dit secrétaire du Prince.

MORILLOS.

Il compte recevoir son brevet ?...

GUSMAN.

Dans la journée... Il n’y a pas de temps à perdre. Que ta protégée me soit présentée aujourd’hui, et sur-le-champ ; sons quelque prétexte que ce soit, je me charge de l’offrir aux regards de Son Excellence.

MORILLOS.

Sans doute, en lui supposant une demande, une place.

GUSMAN.

C’est cela. Je connais le Marquis ; son humeur galante, la demande fût-elle extravagante, dans le dessein de lui plaire, il promettra...

MORILLOS.

Oui, mais sous condition.

GUSMAN.

On s’effarouchera d’abord, on refusera...

MORILLOS.

Mais avec des ménagements.

GUSMANI.

Le Marquis s’entêtera...

MORILLOS.

La jeune femme hésitera... Le Marquis deviendra plus pressant... et alors...

 

 

Scène VIII

 

GUSMAN, MORILLOS, LAZARILLE

 

LAZARILLE.

Vivat seigneur Morillos ! Labelle est à nous.

MORILLOS.

Je vous le disais bien.

LAZARILLE.

Ce n’a pas été sans peine que je suis arrivé chez ces dames ; la vieille duègne m’accueillait avec un air de défiance, qui a cependant tout à coup cessé, lorsque j’ai prononcé le nom du seigneur Morillos. Ce nom a produit sur elle l’effet d’une puissance magique ; elle m’a introduit auprès de sa maîtresse, qui m’a reçu avec des manières toutes charmantes. Elle m’a demandé par quel hasard le seigneur Morillos était déjà instruit de son arrivée. Là-dessus je lui ai dit que le seigneur Morillos n’avait point encore eu le bonheur de la voir, mais que sur mon rapport favorable, et ayant su, d’ailleurs, que des affaires majeures l’appelaient dans la capitale, il m’avait député vers elle pour lui offrir son crédit et ses services.

GUSMAN.

Qu’a-t-elle répondu ?

LAZARILLE.

Ce qu’elle a répondu ?

MORILLOS.

Oui.

LAZARILLE.

Elle s’est mise à rire à gorge déployée.

MORILLOS.

Bon signe !

GUSMAN.

Excellent signe !

LAZARILLE.

Oh ! je le crois : car elle a ajouté que le seigneur Morillos lui faisait un honneur auquel elle ne se serait jamais attendue ; qu’elle était très sensible à cette marque de faveur, et qu’elle aurait l’avantage de venir l’en remercier elle-même.

GUSMAN, à Lazarille.

Il suffit, dès qu’elle sera rendue ici, tu m’en préviendras.

LAZARILLE.

Vous, Seigneur !

GUSMAN.

Sans doute. Faut-il répéter les choses deux fois ?

LAZARILLE.

Cela suffit, Seigneur.

À Morillos.

Ce n’est donc pas pour vous ?

MORILLOS.

Je te conterai cela.

LAZARILLE.

Tant pis, car elle est charmante.

MORILLOS.

Tu m’avertiras aussi.

LAZARILLE.

Volontiers.

GUSMAN, à Morillos.

Morillos, je vous sais gré de votre activité, elle ne restera pas sans récompense.

Il sort.

MORILLOS, à Lazarille.

Lazarille, tu as fait merveille, et je m’en souviendrai.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LAZARILLE, seul

 

Que signifie tout cela ! le seigneur Gusman remercie Morillos et m’ordonne de l’avertir !... J’y suis... Il en est des distractions de Son Excellence comme de son travail... C’est sur moi que tout roule. Avec un peu de hardiesse ; cependant, je leur soufflerais cette bonne aubaine-là : pourquoi pas ?... N’est-ce pas à mes soins qu’ils doivent la découverte de cette femme charmante ?... N’est-ce pas moi qui suis pour elle la cause de cette bonne fortune !... Allons l’instruire de tout.

Fausse sortie.

Un moment, je ne connais cette femme que d’aujourd’hui ; elle est jolie ; mais plaira-t-elle à Son Excellence ? Elle a de l’esprit, mais ne pourra-t-elle pas prendre en mauvaise part mes conseils ?... D’ailleurs, le Marquis est volage ; il changera plus vite de maîtresse que de secrétaires. Allons, de la délicatesse ; laissons aller les choses comme elles vont ; servons adroitement Morillos et Gusman ; tirons de l’argent de tous les deux, et suivons la maxime générale : dévouement à ceux dont on a besoin.

 

 

ACTE II

 

Même décor qu’au premier acte.

 

 

Scène première

 

HÉLÉNA, BÉATRIX, LAZARILLE

 

LAZARILLE, introduisant les Dames.

Donnez-vous la peine d’entrer, Mesdames, dans un instant je suis à vous...

Il s’arrête et dit, à part.

Qui dois-je prévenir, de Morillos ou de Gusman ?... Ma foi, pour ne pas me faire d’ennemis, prévenons-les tous les deux.

Il sort.

 

 

Scène II

 

HÉLÉNA, BÉATRIX

 

HÉLÉNA, gaiement.

Eh bien ! ma pauvre Béatrix, que dis-tu de cette aventure ?

BÉATRIX.

Je dis, Madame, que vous avez tort d’en rire ; que votre mari est un monstre, et que si j’étais à votre place, il ne me reverrait de ses jours.

HÉLÉNA.

Grande punition pour un mari.

BÉATRIX.

J’en ai eu quatre maris ! mais aucun d’eux ne peut se flatter de m’avoir fait une chose que je ne lui aie rendue avec usure.

HÉLÉNA.

Ah ! tu te vengeais ?...

BÉATRIX.

Le plus souvent qu’il m’était possible, Madame, et j’avoue que la vengeance...

HÉLÉNA.

Tu en parles de manière à donner le désir de se venger.

BÉATRIX.

Ma foi, Madame, vous ne feriez pas si mal. Comment, vous arrivez à Madrid dans l’intention de voir le seigneur Morillos votre époux, dont vous êtes séparée depuis dix huit mois, de lui procurer la place de Corrégidor, vacante par la mort du seigneur Nunez, votre oncle ; et tandis que vous vous faites une joie de le surprendre, ne voilà-t-il pas que sans vous avoir vue, il vous envoie un espèce de messager...

HÉLÉNA, riant.

Qui vient fort honnêtement me proposer d’être la maîtresse de mon mari.

BÉATRIX.

Riez... Riez... Cela prouve que votre mari.

HÉLÉNA.

Cherche à se distraire du chagrin que lui cause notre séparation.

BÉATRIX.

Ah ! si j’en avais un cinquième, et qu’il me jouât un pareil tour !...

HÉLÉNA.

Eh ! ma pauvre Béatrix, n’exigeons pas trop des hommes, c’est le moyen de nous trouver heureuses ; je ne m’aveugle pas sur les défauts de mon mari, je sais qu’il est plein d’amour-propre, que l’ambition lui tourne la tête ; que l’envie de faire fortune lui fait oublier les soins qu’il doit à sa femme, et qu’il y a peu de choses qu’il ne sacrifiât au désir de parvenir : mais du reste, c’est le meilleur homme du monde. Il se croit un grand caractère, et quand je m’en donne la peine, je le mène comme je veux. Dans toutes nos querelles, c’est lui qui a toujours tort.

BÉATRIX.

Oh ! quant à cela, c’est sagement vu.

HÉLÉNA.

D’ailleurs, on en trouver un sans défauts, ils en ont tous.

BÉATRIX.

Qui le sait mieux que moi !

HÉLÉNA.

Et quand je compare ma situation à celle de beaucoup de femmes de mes amies, je vois que je n’ai pas encore trop à me plaindre de Morillos...

BÉATRIX.

Oh ! sans doute, il arrive à Burgos, vous fait sa cour pendant deux mois.

HÉLÉNA.

Conviens qu’il était bien aimable dans ce temps-là.

BÉATRIX.

Eh ! ils ne le sont que trop avant... bref, il vous épouse, vous quitte au bout d’un an.

HÉLÉNA.

Il avait sa fortune à faire, et le seigneur Gusman, son protecteur, que je ne connais pas, lui offrait une place très avantageuse à Madrid.

BÉATRIX.

Pourquoi ne vous avoir pas emmenée ?

HÉLÉNA.

Il craignait que je ne fusse un obstacle à son avancement.

BÉATRIX.

Ou à ses plaisirs.

HÉLÉNA.

Et puis tu sais combien il est jaloux ! À Madrid, il n’aurait pu être sans cesse à mes côtés sans négliger son emploi, et les intérêts de l’époux auraient nui aux devoirs du secrétaire.

BÉATRIX.

Il est jaloux ! lui ! et il vous laisse à Burgos.

HÉLÉNA.

Chez mon père, sous les yeux de toute ma famille.

BÉATRIX.

Oh ! je sais bien que vous lui trouverez des excuses à tout : mais quoique vous en disiez, je ne puis croire que vous soyez aussi gaie que vous affectez de le paraître, et que vous pardonniez aussi facilement à votre mari l’infidélité qu’il vous fait.

HÉLÉNA, gaiement.

J’en ris.

BÉATRIX.

Du bout des lèvres ; je suis sûre que vous ne seriez pas fâchée de trouver l’occasion de vous en venger... en tout bien tout honneur.

 

 

Scène III

 

GUSMAN, LAZARILLE, HÉLÉNA, BÉATRIX

 

LAZARILLE, à Gusman.

Les voilà, Seigneur.

BÉATRIX, à Héléna.

J’aperçois quelqu’un.

HÉLÉNA.

C’est sans doute l’un des officiers de la maison du marquis de Villégas.

BÉATRIX, à part.

Il est joli garçon.

LAZARILLE, à Héléna.

Le seigneur Morillos n’étant pas chez lui, j’ai cru devoir présenter à ces Dames le seigneur Gusman.

HÉLÉNA.

Gusman !

LAZARILLE.

Le protecteur ou plutôt l’ami de mon maître.

HÉLÉNA.

Seigneur.

GUSMAN.

Rassurez-vous, Madame, je suis instruit du motif qui vous amène en ces lieux ; c’est par mon ordre que Morillos vous a offert ses services.

À part.

Elle est charmante !

BÉATRIX.

Quoi, Seigneur, c’est vous qui lui avez conseillé ?

GUSMAN.

Oui, Madame, et je tiendrai la parole qu’il vous a donnée. 

BÉATRIX, à Héléna.

Votre mari est entre bonnes mains.

GUSMAN.

Tant d’attraits ne pouvaient rester cachés longtemps, et je m’estime heureux d’être un des premiers à leur rendre l’hommage qui leur est dû.

LAZARILLE, à part.

Vous verrez qu’il ne sera pas question de moi.

HÉLÉNA.

Le Seigneur Gusman est galant !...

LAZARILLE, à part.

Mais puisque celui-ci ne me rend pas justice, allons chercher l’autre.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GUSMAN, HÉLÉNA, BÉATRIX

 

GUSMAN, à part.

Plus je considère cette femme, plus elle me paraît jolie.

BÉATRIX, à part.

Le seigneur Gusman m’a l’air d’un bien mauvais sujet... Il vous regarde avec des yeux qui me font peur.

GUSMAN, à part.

Le Marquis ne l’a pas vue ; si je cherchais moi-même.

BÉATRIX, à Héléna.

Amusez-vous de l’un en vous vengeant de l’autre, il n’y aura rien de perdu, et cela nous fera passer le temps.

HÉLÉNA, à Béatrix.

En effet, je puis lui donner une leçon.

BÉATRIX.

Eh ! sans doute.

GUSMAN, à Héléna.

Ces Dames n’avaient pas le projet de rester longtemps à Madrid ?

HÉLÉNA.

Non, Seigneur, notre intention était d’y passer peu de jours.

GUSMAN.

Quelque motif de curiosité les avait conduites dans la Capitale ?

HÉLÉNA.

Notre voyage avait un but plus important.

GUSMAN.

Si mes services pouvaient vous être utiles ?

HÉLÉNA.

Vous les offrez trop galamment pour qu’on les refuse.

GUSMAN.

J’ai du crédit auprès des Ministres.

HÉLÉNA.

Je le réclamerai avec plaisir.

GUSMAN.

Je ne saurais trouver une meilleure occasion pour l’employer.

À part.

On n’est pas plus aimable !

Haut.

Mais j’entends, je crois, Morillos... Il vous cherche sans doute... Approche.

 

 

Scène V

 

HÉLÉNA, GUSMAN, BÉATRIX, MORILLOS

 

GUSMAN.

Approche, approche, mon cher Morillos, et viens recevoir mes félicitations sur le choix que tu as fait.

MORILLOS.

Je suis charmé, Seigneur, que mes soins aient en le bonheur de vous plaire... Madame,

Voyant Héléna.

Ciel, que vois-je !

GUSMAN.

Qu’as-tu ?

MORILLOS, à part.

Héléna !

GUSMAN.

Et vous aussi, Madame, vous semblez interdite... émue !

HÉLÉNA, souriant.

Moi, Seigneur... oui, j’ai été surprise en voyant entrer le seigneur Morillos... de retrouver en lui une personne que j’ai souvent vue à Burgos.

GUSMAN.

Ah ! vous l’avez connu à Burgos ?

MORILLOS.

J’y ai laissé, Madame, et j’avoue que je ne m’attendais pas à la trouver ici.

GUSMAN.

Eh bien ! cela se rencontre à merveille. Vous voilà tous deux en pays de connaissance.

À Héléna.

Permettez que je vous présente un garçon fort aimable.

HÉLÉNA.

Garçon ! je croyais le seigneur Morillos marié.

MORILLOS, à part.

Ahie ! ahie !

GUSMAN.

Marié ! lui... jamais il ne l’a été.

HÉLÉNA.

Jamais ?

GUSMAN.

Oh ! il vous le dira lui-même !... il me le disait encore ce matin. !

BÉATRIX, à part.

Celui-là est fort !

GUSMAN.

N’est-ce pas Morillos, que le mariage te fait peur ?

MORILLOS.

Oui, Seigneur, le mariage me fait peur.

GUSMAN.

J’en étais sûr. Si vous saviez comme il en parle.

HÉLÉNA.

Je serais curieuse de l’entendre.

GUSMAN.

Je ne sais vraiment pas où il va chercher tout cela !... mais il faut qu’il ait de bien fortes raisons pour dénigrer le mariage comme il le fait.

MORILLOS, à part.

Quel embarras !

HÉLÉNA, à part.

Il me fait de la peine.

MORILLOS, à part.

Si je le désabuse, il me chasse ; si je parle, je suis...

BÉATRIX, à Héléna.

Allez jusqu’au bout ; il faut punir un peu ces Messieurs-là... Ah ! tu n’es pas marié...

MORILLOS.

J’avoue que j’ai regardé le mariage comme un lien fâcheux, surtout lorsque la nécessité contraignait deux époux à vivre éloignés l’un de l’autre.

HÉLÉNA.

Eh ! pourquoi donc, Seigneur ? Un mari loin de sa femme, n’a-t-il pas toujours les moyens de se consoler ?

GUSMAN, à Héléna.

Et une femme, Madame ?

HÉLÉNA.

Il n’appartient point à une femme de donner l’exemple ; Seigneur, elle doit se contenter de le recevoir. 

MORILLOS.

Ainsi, Madame, si vous étiez mariée ?

HÉLÉNA, avec une révérence.

Seigneur, je me ferais un devoir d’imiter en tout la conduite de mon mari.

BÉATRIX, à part.

Attrape !

MORILLOS, à part.

C’est rassurant.

Haut.

Quoi ! vous deviendriez infidèle ?

GUSMAN.

Le grand mal !

MORILLOS.

Songez donc au mari.

GUSMAN.

Je ne sais pas en vérité où tu as la tête aujourd’hui, toi qui es ordinairement l’apôtre de l’infidélité.

MORILLOS.

Moi, Seigneur, vous vous trompez.

GUSMAN.

Toi, qui ris de si bonne foi des tours que l’on joue à ces pauvres maris, tu sembles prendre leur défense avec une chaleur.

MORILLOS, embarrassé.

Non, je ne dis pas !... certainement... les maris... sont...

GUSMAN.

Sont des gens très ridicules, ou tyrans jaloux d’une femme qui ne peut les souffrir, ou possesseurs négligents d’un objet qui les adore. Tiens, quand il leur arrive des accidents, c’est presque toujours leur faute.

HÉLÉNA, souriant.

Oh ! oui, c’est leur faute !...

BÉATRIX, à part.

Mes pauvres défunts, ça bien été leur faute.

GUSMAN, riant.

Aussi, moi, je n’en plains aucun.

MORILLOS.

Quoi ! Seigneur, si l’un de vos amis était trompé par sa femme ?

GUSMAN.

Je serais le premier à en rire.

HÉLÉNA.

C’est bien charitable. 

GUSMAN.

Et tu en ferais autant... L’envie de plaire à ces Dames te fait chercher à paraître meilleur que tu n’es réellement ;

À Héléna.

Mais dans le fond, il vaut encore moins que moi.

MORILLOS.

Seigneur, vous me flattez.

HÉLÉNA.

Ces Messieurs font assaut de modestie.

GUSMAN.

Quant à moi, je l’avoue avec franchise, le mariage est une chaine bien difficile à supporter.

HÉLÉNA, regardant Morillos.

Quelquefois je le pense comme vous, Seigneur.

GUSMAN.

S’engager pour la vie !

HÉLÉNA.

C’est souvent promettre plus qu’on ne peut tenir.

MORILLOS, à part.

L’ingrate !

GUSMAN.

Vive au contraire une liaison formée par l’amour, cimentée par le plaisir ! nulle gêne ne vient la troubler ; point de jalousie, point de reproches ; la crainte d’une infidélité y tient sans cesse l’amour en haleine ; tant qu’on s’aime, chacun tremble de perdre l’autre. De là ces petits soins, ces attentions délicates qui sont l’agrément de la vie, et dont se dispense souvent un époux trop sûr que sa femme ne peut lui échapper. Si l’on cesse de s’aimer, eh bien ! au lieu de languir ensemble... on se détache, on se sépare, chacun s’en va gaîment de son côté, en conservant un souvenir agréable d’une liaison qui a trop peu duré pour avoir donné lieu à des repentirs.

BÉATRIX, à Morillos.

Ah ! que c’est bien dit !... n’est-ce pas, seigneur Morillos, que voilà de bien bons conseils ?

MORILLOS, bas à Béatrix.

Malheureuse ! ignores-tu que Madame est mariée ?

BÉATRIX, à Morillos.

Pas plus que vous, seigneur Morillos.

HÉLÉNA.

En vérité, Seigneur, il est difficile de plaider avec plus d’esprit et de grâce une assez mauvaise cause ; et je sens que si le mariage avait un apologiste aussi redoutable que vous, je me rangerais volontiers de son côté.

GUSMAN.

Cette femme-là est pleine d’esprit.

HÉLÉNA.

Je regrette que mes moments soient comptés, je les aurais employés, avec plaisir, à vous écouter ; j’étais venue dans l’intention de remercier le seigneur Morillos de son offre obligeante ; j’espère avoir l’honneur de le recevoir chez moi.

GUSMAN, avec chaleur.

Ah ! Madame, c’est une faveur que je lui envie et que je solliciterais pour moi.

MORILLOS, à Béatrix.

Engage-la à refuser.

HÉLÉNA, à Gusman.

Vous êtes son ami.

MORILLOS, à Béatrix.

C’est un libertin.

GUSMAN.

Que dit Morillos ?

BÉATRIX.

Il fait votre éloge, Seigneur, et m’assure que ma maîtresse ne peut se refuser à céder à vos instances.

HÉLÉNA, finement.

Puisque le seigneur Morillos veut bien le permettre,

À Béatrix.

je puis à la fois servir et tourmenter mon mari.

GUSMAN, frappant sur l’épaule de Morillos.

Allons, c’est à toi que j’en ai l’obligation.

Il reconduit Héléna.

MORILLOS, à part.

J’enrage !

BÉATRIX, à Morillos.

En vérité, Seigneur, vous ne méritez pas une femme aussi douce.

MORILLOS.

Va-t-en à tous les diables, monstre femelle.

 

 

Scène VI

 

MORILLOS, GUSMAN

 

GUSMAN, revenant.

Ah ! mon cher Morillos, Gardons-nous bien de présenter cette femme-là au Marquis.

MORILLOS.

Oui, Seigneur, gardons-nous-en bien.

GUSMAN.

J’ai quelque chose de mieux à lui offrir.

MORILLOS.

Et qui donc ?

GUSMAN.

Moi.

MORILLOS.

Vous ?

GUSMAN.

Je ne puis mieux me confier qu’à toi.

MORILLOS, à part.

En voilà bien d’un autre.

GUSMAN.

Et je ne sais si je me trompe, mais je crois que je n’aurai pas grand peine à réussir.

MORILLOS.

Ah ! vous croyez ?

GUSMAN.

N’as-tu pas remarqué nos sigues d’intelligence ? N’as-tu pas vu le plaisir qu’elle prenait à me regarder ?

MORILLOS.

Non, Seigneur, je ne m’en suis pas aperçu.

GUSMAN.

Tu ne vois donc rien ?

MORILLOS, à part.

Plût au Ciel que je n’eusse rien vu !

GUSMAN.

Je veux me faire aimer de cette femme, et tu peux me servir.

MORILLOS.

Moi, Seigneur ?

GUSMAN.

Sans doute, toi qui la connais, tu peux me donner des renseignements sur son caractère ; m’indiquer les moyens de lui être agréable. Entre nous deux, là... franchement, est-elle sage ?

MORILLOS.

Je pense qu’oui.

GUSMAN.

Cependant elle est bien jolie. Au surplus...

MORILLOS.

J’espère bien qu’il n’y a pas de surplus.

GUSMAN.

Non, tu ne lui a pas connu d’amans à Burgos ?

MORILLOS.

J’aurais été le dernier qui l’aurait su.

GUSMAN.

Et puis, il y a de ces intrigues qu’on serait fâché de divulguer ; mais aujourd’hui c’est bien différent.

MORILLOS.

Comment donc cela ?

GUSMAN.

Je l’arrache à l’obscurité ; je la fais briller avec éclat sur la scène du monde ; je lui donne un train de maison magnifique ; ce sont là de ces liaisons que l’on peut avouer. Maîtresse d’un homme en place, c’est un état que cela ! on adroit aux égards, aux respects : c’est un intermédiaire entre le public et nous. Veut-on quelque faveur ? demande-t-on quelqu’emploi ? on s’adresse à Madame ; on implore son crédit, sa protection ; on se la rend favorable par quelques-unes de ces attentions qui donnent aux affaires la meilleure tournure possible. Si l’on réussit, on ne nous en a pas moins d’obligation ; si l’on échoue, cela met notre honneur à couvert.

MORILLOS, à part.

Je voudrais bien que le mien y fût aussi.

GUSMAN.

Allons, voilà qui est décidé.

MORILLOS.

Comment, décidé ?

GUSMAN.

Oui, le bien que tu m’as dit de cette femme me détermine à faire sa fortune.

MORILLOS.

Mais, Seigneur...

GUSMAN.

Ce sera quelques milliers de piastres qu’il en coûtera à Son Excellence... Tu sens qu’étant son secrétaire particulier, il faut que je fasse les choses de manière à lui faire honneur ; et d’ailleurs, que sait-on ? cette femme est jolie, tu la crois sage... je suis garçon.

MORILLOS.

Vous l’épouseriez ?

GUSMAN.

Pourquoi non ! est-ce que tu ne l’épouserais pas, toi 

Morillos fait un signe.

Ainsi donc tu me chercheras un logement d’une belle apparence.

MORILLOS.

Mais, Seigneur, je ne puis dans ce moment quitter l’hôtel.

GUSMAN.

Et pourquoi cela ?

MORILLOS.

Je suis occupé à ce travail du Marquis.

GUSMAN.

Tu le retarderas.

MORILLOS.

Il en est pressé.

GUSMAN.

Qu’importe... Morillos, en accoutumant trop les grands à être obéis si promptement, on se perd soi-même, et on les force à regarder la moindre négligence comme un crime. Il faut auprès d’eux, que les choses les plus faciles aient toujours l’air de nous coûter beaucoup de peine. Par exemple, où crois-tu que soit ce mémoire que je t’ai prié de rédiger il y a quinze jours, et que tu m’as remis le surlendemain ?

MORILLOS.

Comment, Seigneur, est-ce que vous ne l’avez pas donné de suite à Son Excellence ?

GUSMAN.

Je m’en suis bien gardé ; il était fait trop vite : il l’aurait trouvé détestable. Quand le Marquis m’en parle, je lui dis que ce travail exige des recherches nombreuses, des soins continuels et minutieux ; que l’on s’en occupe sans relâche, et un de ces jours j’irai lui remettre ce mémoire, qu’il trouvera excellent, parce qu’il croit qu’il y a un mois qu’on y travaille.

MORILLOS, à part.

Je profiterai de la leçon, et tu n’auras pas de sitôt le premier mémoire que tu me donneras à faire.

GUSMAN.

Eh ! mon ami, les grands nous priseraient bien peu, si, quand ils ont besoin de nous, nous ne savions pas nous faire valoir. Sois donc tranquille sur le retard de ton travail, laisse là le Marquis et ne pense qu’à moi. Je sors, j’irai peut être rendre une visite à ma charmante Espagnole.

MORILLOS.

Quoi, Seigneur !...

GUSMAN.

La politesse, les convenances l’exigent, mon ami, et je ne suis pas homme à manquer aux égards que l’on doit à une jolie femme.

MORILLOS.

Mais il me semble que j’étais aussi de moitié dans la visite de ce matin.

GUSMAN.

Comment donc, de l’amour propre !

MORILLOS.

Ainsi je puis vous accompagner.

GUSMAN.

Non, nous ne pouvons tous les deux à la fois quitter l’hôtel ; si le Marquis me demandait, il faut que tu sois là pour lui répondre... C’est toi qui es chargé de ma place, et dans ce moment-ci surtout, la moindre absence te serait fatale. Reste, reste, je me charge de tes excuses...

MORILLOS.

Mais je crois, Seigneur, que vous pourriez attendre.

GUSMAN.

Morillos, je n’aime pas les observations. Vous oubliez que votre avancement est mon ouvrage, et que votre sort dépend uniquement de ma volonté. Mettez-vous bien dans la tête que je suis tout ici ; que vous n’avez affaire qu’à moi, et que si je protège le secrétaire fidèle et intelligent, je sais me débarrasser de l’employé raisonneur qui désapprouve ou censure ma conduite...

Fausse sortie.

Avec un peu de complaisance tu feras tout ce que tu voudras de moi.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MORILLOS, seul

 

Avec un peu de complaisance, s’il se doutait de ce qu’il exige !... il rirait de ma situation, et s’amuserait à mes dépens. Mais par quel hasard ma femme est-elle à Madrid ? Par quelle fatalité Lazarille s’adresse-t-il à elle sans la connaître ? Par quelle singulière aventure, moi-même, après avoir affirmé au seigneur Gusman que j’étais garçon, me trouvé-je forcé de le répéter devant ma femme ? En vérité j’en perds la tête. Comment me tirer de là ? Héléna est sage ; mais elle doit être furieuse du mensonge que j’ai soutenu devant elle, et ce Gusman, qui s’avise de la trouver jolie ; qui projette de s’en faire aimer, et qui m’engage à le servir ! Ah ! quand il va apprendre qu’elle est ma femme, adieu le secrétariat ; le chemin des honneurs sera fermé pour moi. Maudit Lazarille, dans quel labyrinthe sa maladresse me jette.

 

 

Scène VIII

 

MORILLOS, LAZARILLE

 

LAZARILLE.

Eh bien ! Seigneur, êtes-vous content ? vous ai-je bien servi ?

MORILLOS.

Misérable !

LAZARILLE.

Comment ! est-ce que vous ne la trouvez pas charmante ?

MORILLOS, le prenant au collet.

Je ne sais qui me tient...

LAZARILLE.

Qu’est-ce que vous faites donc ? est-ce qu’elle n’est pas digne des bonnes grâces de Son Excellence ?

MORILLOS.

Tu oses me proposer ?

LAZARILLE.

Eh bien ! non, Seigneur, elle n’en est pas digne.

MORILLOS.

Sais-tu qui est celle que tu as découvert ?

LAZARILLE.

Une très jolie femme, dont je m’accommode rais fort bien, moi, qui ne suis pas difficile.

MORILLOS.

Sais-tu quel est son nom ?

LAZARILLE.

C’est la dernière chose dont je m’informe.

MORILLOS.

Eh bien ! apprends que cette femme que tu m’as dit être arrivée d’hier soir à Madrid, et que tu viens de compromettre de la manière la plus désagréable, que cette femme que tu jettes, pour ainsi dire, à la tête de don Gusman que cette femme... est ma femme.

LAZARILLE.

Votre femme !

MORILLOS.

Qui se trouve à Madrid, je ne sais ni comment, ni pourquoi !

LAZARILLE.

Votre femme !

MORILLOS.

Vante-toi, maintenant, de m’avoir bien servi.

LAZARILLE.

Ma foi, Seigneur, vous direz ce que vous voudrez ; mais l’aventure est plaisante. Ah ça ! mais est-ce bien vrai ?

MORILLOS.

Comment ! si c’est vrai ?

LAZARILLE.

Je vous connais, vous êtes un fin matois.

MORILLOS.

Que signifie.

LAZARILLE.

Vous voulez peut-être m’en donner à garder.

MORILLOS.

Et quel motif aurais-je pour t’en imposer ?

LAZARILLE.

Un bien simple : j’étais votre messager ; vous étiez celui d’un autre ; la jeune personne vous a paru trop jolie pour la céder. Dans la crainte qu’on ne vous y force, vous voulez la faire passer pour votre femme. Heim, est-ce raisonner, ça ?

MORILLOS.

Plût au ciel que tu eusses rencontré juste !

LAZARILLE.

Est-il bien sûr que je me trompe ?

MORILLOS.

Mais quand je le dis.

LAZARILLE.

Là, sans nous fâcher... Est-ce bien votre femme ?

MORILLOS.

Eh ! que trop, malheureux.

LAZARILLE.

En ce cas, Seigneur, je vous en fais mon compliment ; vous avez une femme charmante !... et dès que Son Excellence.

MORILLOS.

Jamais ! je renoncerais plutôt aux richesses, aux emplois, aux honneurs.

LAZARILLE.

N’être rien !... C’est bien dur pour un homme qui a été quelque chose.

MORILLOS.

Et ne pouvoir quitter cet hôtel ! ne pouvoir aller chez Héléna, sans déplaire à Son Excellence.

LAZARILLE.

J’ai cru voir entrer chez elle le seigneur Gusman.

MORILLOS.

Gusman !

LAZARILLE.

Oh ! c’est celui-là qui est un homme actif, vigilant, entreprenant.

MORILLOS.

Dis intrigant !...

LAZARILLE.

Intrigant soit ; mais on a beau dire, c’est une belle qualité pour faire son chemin ! Ah ! Seigneur, avec mes dispositions, si j’avais été intrigant, j’aurais été bien loin.

MORILLOS.

Et moi donc, Lazarille, si j’étais garçon !. Mais je suis marié, j’aime ma femme, j’ai des torts envers elle que je brûle de réparer. Cours à sa demeure, guette l’instant où tu verras sortir Gusman pour te présenter devant elle ; prie-la de m’accorder un moment d’entretien ; justifie-moi auprès d’elle de la démarche de ce matin : jette tout sur Gusman, sur le Marquis, sur qui tu voudras, n’importe ; mais songe que j’attends ton retour avec la plus vive inquiétude.

LAZARILLE.

Oui, Seigneur.

MORILLOS.

Ah ! mon ami, que je serais heureux, si je pouvais garder ma place, renvoyer ma femme à Burgos, et ne pas perdre la protection du secrétaire !

LAZARILLE.

Je vous le souhaite de tout mon cœur.

À part.

C’est mon intérêt.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MORILLOS, seul

 

Les visites abondent chez Son Excellence, les grands viennent le voir, ses ennemis cherchent à se réconcilier avec lui, les courtisans lui parlent avec politesse ; oh !... il n’y a plus de doute sur sa nomination. Gusman n’est pas encore rentré ; Lazarille non plus, je suis sur les épines. À la veille de me voir secrétaire du secrétaire, faudrait-il renoncer à la Cour, à l’assurance de devenir un jour un homme d’importance : et cela, parce qu’il a plu à madame Morillos de venir passer quelques jours à Madrid !Ah ! que le mari d’une jolie femme est à plaindre. Ce n’est pas que dans le fond, je ne sois persuadé de la sagesse, de la vertu de ma femme, oh ! non, elle ne saurait s’oublier ; mais je lui ai donné sujet de se plaindre de moi, et les femmes se vengent si facilement ! J’entends du bruit, ah ! Dieu soit loué, c’est le seigneur Gusman.

 

 

Scène II

 

MORILLOS, GUSMAN

 

MORILLOS.

J’ai cru, seigneur, que vous ne reviendriez jamais.

GUSMAN.

Que veux-tu, mon ami, lorsqu’on est auprès de la femme qu’on aime, le temps passe si vite ! On m’a reçu avec une grâce toute particulière, des manières aimables, un mélange de respect, de politesse et d’amitié... Je suis sûr que si tu avais été là, tu en aurais été jaloux.

MORILLOS.

Cela aurait bien pu arriver !

GUSMAN.

Tu ne t’attendais pas ce matin que ce serait moi qui profiterais de ta découverte.

MORILLOS.

Oh ! je vous en réponds.

GUSMAN.

Voilà ce que c’est que le train du monde, on ne peut répondre de rien ; toi-même, tu ne te doutais pas hier de ce que tu serais aujourd’hui.

MORILLOS.

Comment, Seigneur !

GUSMAN.

Ne t’ai-je pas nommé mon secrétaire ?Allons, livre-toi sérieusement au travail ; du zèle, de l’application, de l’assiduité : ce ne sont pas il est vrai les meilleurs moyens d’avancer ; mais avec ma protection, tu arriveras : je veux que tu finisses par me remplacer.

MORILLOS.

Vous remplacer !

GUSMAN.

À propos, j’ai parlé de toi à cette Dame, je lui ai fait tes excuses ; elle y a été sensible, très sensible.

MORILLOS, ironiquement.

Vraiment !

GUSMAN.

Et je t’avoue même que cela m’a fourni le moyen de lui déclarer adroitement tout l’effet que ses charmes avaient produit sur moi.

MORILLOS.

Elle a écouté votre déclaration ?...

GUSMAN.

Avec une légèreté désespérante pour tout autre ; mais moi, qui connais les femmes, j’ai su démêler à travers sa gaîté le germe du plus tendre intérêt.

MORILLOS.

Ainsi vous êtes bien avec cette Dame.

GUSMAN.

C’est-à-dire, cependant, qu’on m’a opposé un obstacle.

MORILLOS, enchanté.

Ah ! un obstacle !

GUSMAN.

Oui, mais rassure-toi, ce n’est rien.

MORILLOS.

Vous croyez ?

GUSMAN.

Oui, j’en triompherai facilement.

MORILLOS.

Ah ! vous en triompherez.

GUSMAN.

Tune sais pas que depuis ton départ de Burgos, elle s’est mariée.

MORILLOS.

Ah ! elle s’est mariée.

GUSMAN.

Eh ! mon Dieu oui, et l’on m’oppose un mari.

MORILLOS.

Qu’elle aime ! je devine cela.

GUSMAΝ.

Non, tu te trompes, elle ne l’aime pas.

MORILLOS.

Comment ! elle ne l’aime pas.

GUSMAN.

Du tout.

MORILLOS.

Mais c’est fort mal de ne pas aimer son mari.

GUSMAN.

Elle a été sacrifiée.

MORILLOS.

Sacrifiée !

GUSMAN.

Oui ; sa famille l’a forcé d’épouser un mauvais sujet.

MORILLOS.

Un mauvais sujet !

GUSMAN.

Oui, mon ami, un homme sans mœurs, qui l’a quittée au bout d’un an, et qui voyage dans les Espagnes, en se disant garçon. Je t’avoue que j’ai été indigné de la conduite de cet homme-là ; c’est affreux ! affreux !affreux ! Je suis fâché que les lois n’aient pas prévu ce cas-là.

MORILLOS.

Comme vous y allez !

GUSMAN.

C’est que je n’aime pas les obstacles.

MORILLOS.

Il y paraît.

GUSMAN.

Au surplus, avec un ami aussi intelligent que toi, je puis me consoler de cet oubli.

MORILLOS.

Comment, vous voudriez que je vous aidasse à persécuter ce pauvre mari !

GUSMAN.

Le persécuter, non ; tu me connais, j’ai trop de principes : mais sa femme craint à chaque instant qu’il ne vienne la trouver.

MORILLOS.

Elle doit s’y attendre.

GUSMAN.

Eh ! c’est-là ce qu’il faut empêcher.

MORILLOS.

Ce sera difficile.

GUSMAN.

Non, nous en trouverons le moyen. Eh ! parbleu, si nous le faisions renfermer, heim ! Qu’en dis-tu ? Je crois que c’est une bonne idée.

MORILLOS.

Mauvaise, Seigneur, mauvaise.

GUSMAN.

Elle me plaît pourtant assez.

MORILLOS.

Renfermer un homme !

GUSMAN.

Oh ! pas pour longtemps.

MORILLOS.

Oui, le temps que sa femme vous plaira.

GUSMAN.

C’est cela. D’ailleurs, je le recommanderai au geôlier.

MORILLOS.

Jolie recommandation !

GUSMAN.

Écoute donc ! Réfléchis à cela : je crois, moi, que de cette manière-là, on serait sûr de lui ; au surplus, vois, cherche, invente et trouve un autre moyen de nous débarrasser de cet importun personnage, et je t’aiderai de tout mon cœur.

MORILLOS.

Impossible, Seigneur.

 

 

Scène III

 

MORILLOS, GUSMAN, UN PAGE

 

LE PAGE.

Seigneur Gusman, un secrétaire du Roi demande à être introduit auprès de Son Excellence.

GUSMAN.

Il suffit, j’y vais.

MORILLOS.

Un secrétaire du Roi !

GUSMAN.

C’est sa nomination, la nôtre, la tienne. Heureux coquin ! voilà ta fortune faite !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MORILLOS, seul

 

Un envoyé de Sa Majesté !... Le Marquis nommé Gouverneur !... Gusman secrétaire !... Et moi... Enfin, la fortune sourit à mes vœux !... Oh ! nous n’en resterons pas là ! Gusman me veut du bien !... il a du mérite, et en continuant de faire son travail, je me maintiendrai dans ses bonnes grâces... Plus il aura besoin de moi, plus je serai sûr de lui. Je vois d’ici ma fortune assurée, mon amour propre satisfait et mon talent récompensé !!! Et qu’on me dise que l’ambition ne mène à rien !!!

 

 

Scène V

 

MORILLOS, LAZARILLE

 

LAZARILLE.

Ma foi, Seigneur, vous m’avez donné là une commission bien désagréable ! Il m’a fallu attendre deux heures dans la rue !... Le seigneur Gusman ne s’ennuyait pas du tout auprès de votre femme.

MORILLOS.

Eh bien ! l’as-tu vue ?

LAZARILLE.

Oui, Seigneur.

MORILLOS.

Et comment t’a-t-elle reçu ?

LAZARILLE.

Très bien.

MORILLOS.

Consent-elle à m’accorder un entretien ?

LAZARILLE.

Elle m’a dit qu’elle ne pouvait vous recevoir chez elle, à cause des propos, de la médisance.

MORILLOS.

Elle se moque, je crois.

LAZARILLE.

Cela se pourrait bien, Seigneur ; car elle a ajouté qu’un garçon comme vous était en trop bonne renommée auprès des femmes pour ne pas perdre de réputation celle qu’il honorait de ses visites. et elle a fini par me dire qu’elle préférait venir vous trouver ici.

MORILLOS.

Oh ! je n’entends rien à ce langage, et je viens moi-même...

LAZARILLE.

Vous n’irez pas loin, elle me suivait et la voici.

 

 

Scène VI

 

LAZARILLE, MORILLOS, HÉLÉNA

 

HÉLÉNA, sérieusement.

Je me rends aux ordres du seigneur Morillos...

MORILLOS.

Je voudrais bien savoir, Madame...

Il s’arrête en voyant Lazarille, et lui dit.

Lazarille ?

LAZARILLE.

Seigneur !

MORILLOS.

Tu trouveras sur mon bureau un travail très pressé que le Marquis m’ordonne de lui remettre sous vingt-quatre heures...

LAZARILLE.

Sous vingt-quatre heures !

À part.

Heureusement que j’ai mes commis.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MORILLOS, HÉLÉNA

 

MORILLOS.

Enfin, Madame, j’espère que vous voudrez bien n’expliquer les motifs de votre conduite, et me dire pourquoi je vous trouve à Madrid, quand je vous croyais à Burgos.

HÉLÉNA.

Enfin, Monsieur, j’espère que vous me direz comment il se fait que vous soyez garçon à Madrid et marié à Burgos ; et que non content d’être mon époux dans une ville, vous cherchiez encore à être mon amant dans l’autre ?

MORILLOS.

Mais, Madame...

HÉLÉNA, élevant la voix.

Mais, mon cher époux !

MORILLOS.

Parlez plus bas, je vous en prie.

HÉLÉNA, continuant.

Je n’ai point de ménagements à garder.

MORILLOS.

De grâce !...

HÉLÉNA, de même.

Après vos procédés.

MORILLOS.

Vous voulez donc me perdre ?...

HÉLÉNA.

Ce n’était pas assez pour vous de me confiner dans une province ?

MORILLOS.

Vous l’avez quittée.

HÉLÉNA.

À trente lieues de la capitale ?

MORILLOS.

Vous y êtes venue.

HÉLÉNA.

Vous rougissez de notre mariage ! vous le désavouez.

MORILLOS.

Si vous connaissiez mes motifs !...

HÉLÉNA.

Que vous ai-je fait pour vous conduire ainsi ?

MORILLOS.

Rien.

HÉLÉNA.

Avez-vous à vous plaindre de moi ?

MORILLOS.

Non, sans doute.

HÉLÉNA.

Vous me parlez de mon voyage à Madrid ; mais vous en ignorez le motif.

MORILLOS.

C’est vrai.

HÉLÉNA.

Que savez-vous si ce ne sont pas vos intérêts qui m’y amènent.

MORILLOS.

Cela peut être.

HÉLÉNA.

Je vous en ai fait un mystère ; mais ne pouvais-je pas avoir de bonnes raisons ?

MORILLOS.

C’est juste.

HÉLÉNA.

J’arrive hier soir très tard ; j’envoie ce matin Béatrix demander l’adresse du marquis de Villégas, pour vous y aller voir, et à l’instant même je reçois un message de Monsieur, qui m’a mise dans une fureur...

MORILLOS.

Lazarille m’a dit que vous l’aviez reçu avec une gaieté...

HÉLÉNA.

Je me présente ici toujours furieuse ; mais sachant me posséder ; Monsieur arrive, me reconnaît, et devant moi ose se dire garçon !

MORILLOS.

Les apparences m’accusent ; mais quand vous saurez...

HÉLÉNA.

Et pour comble de disgrâces, il me force à recevoir les visites du seigneur Gusman. Ah ! cette conduite-là n’a pas d’exemple, et je ne saurais vous la pardonner.

MORILLOS, à part.

Cette femme-là a une manière de disputer, je n’ai jamais pu avoir raison avec elle.

HÉLÉNA.

Voyons, parlez, parlez, Seigneur ; que me direz-vous pour vous justifier ?

MORILLOS.

Que la crainte d’être obligé de vous offrir aux regards de Son Excellence et à ceux de don Gusman, m’a engagé à cacher notre mariage.

HÉLÉNA.

Vous avez bien réussi.

MORILLOS.

Et que la peur de perdre ses bonnes grâces : chut ! le voici...

 

 

Scène VIII

 

MORILLOS, HÉLÉNA, GUSMAN

 

GUSMAN, en entrant.

Son Excellence s’est renfermée avec un secrétaire du Roi ; ma fortune est assurée. Eh bien ! Morillos, as-tu trouvé le moyen ?... Quoi ! vous ici, Madame ?

HÉLÉNA.

Je suis venue voir le seigneur Morillos.

GUSMAN, à Morillos.

Prétexte... Tu vois que cette femme-là ne peut pas vivre sans moi...

À Héléna.

Nous nous occupions d’une personne qui vous touche de près... nous cherchions à vous débarrasser de votre mari.

HÉLÉNA.

Et le seigneur Morillos avait la bonté de vous aider !... Ah ! c’est trop aimable à lui.

MORILLOS, à part.

Elle me persifle.

HÉLÉNA.

Vous servez vos amis avec une chaleur... Mais, qu’avez-vous résolu ?

GUSMAN.

Il n’y a encore rien de décidé positivement ; Morillos penche pour le moyen doux.

HÉLÉNA.

Je serais assez de son avis.

GUSMAN.

Cela fait l’éloge de votre cœur.

MORILLOS, à part.

Je suis curieux de savoir ce que l’on va faire de moi.

GUSMAN.

Il y a dans le port de Cadix un bâtiment qui va mettre à la voile : on pourrait l’envoyer dans les Colonies.

HÉLÉNA, souriant.

Les Colonies ! Ah ! c’est bien loin ! N’est-ce pas, seigneur Morillos ?

MORILLOS.

Mais, oui, je trouve que c’est un peu loin.

HÉLÉNA.

Ne vaudrait-il pas mieux lui donner une place qui l’éloignât de Madrid, seulement de trente à quarante lieues ?

GUSMAN.

Oh ! du moment que vous vous intéressez à votre mari.

HÉLÉNA.

Que voulez-vous, un reste d’habitude.

GUSMAN.

Nous ferons de lui tout ce que vous voudrez.

MORILLOS.

Mais, s’il refuse ?... car, enfin, vous ne pourrez le forcer...

HÉLÉNA, le regardant.

Oh ! je me charge de lui présenter cela sous un point de vue qui ne lui permettra pas de refuser... Et tenez, quelques jours avant mon départ pour la Capitale, le Corregidor de Burgos, qui était mon parent, mourut. Si nous le faisions Corregidor ?

GUSMAN.

Corregidor !...

HÉLÉNA.

Vous me direz, peut-être, qu’il ne connaît pas assez les lois, les coutumes...

GUSMAN.

Ah ! qu’à cela ne tienne... c’est la moindre des choses.

HÉLÉNA.

Eh bien ! s’il n’y a point d’obstacles, mon avis serait de le faire Corrégidor. Qu’en dit le seigneur Morillos ?

MORILLOS.

Mais je dis que c’est une place fort belle.

GUSMAN.

Très belle, et dont votre époux vous saura gré.

HÉLÉNA, regardant Morillos.

Ajoutez à cela qu’elle oblige à résider, et que je veillerai soigneusement à ce qu’il ne s’absente pas.

GUSMΑΝ.

Vous êtes une femme charmante, et qui pensez à tout.

HÉLÉNA.

Nous le faisons donc Corrégidor ?

GUSMAN.

Faisons-le Corrégidor.

MORILLOS.

Moi, je vous laisse faire.

GUSMAN.

Je voudrais bien que tu t’opposasses à cela !

HÉLÉNA.

Il s’agit maintenant d’avoir l’agrément du Ministre.

GUSMAN.

La chose est facile ; son hôtel est à deux pas ; j’y cours : son secrétaire est mon ami intime ; et comme nous nous protégeons réciproquement, il me doit encore deux emplois d’expéditionnaires que j’ai fait avoir à ses cousins ; je n’ai qu’à la demander et je suis sûr d’avoir la place de votre mari. Dans cinq minutes je vous apporte son brevet... J’espère que vous n’aurez plus d’obstacles à m’opposer.

HÉLÉNA.

Seigneur, comptez sur ma reconnaissance.

 

 

Scène IX

 

MORILLOS, HELÉNA

 

HÉLÉNA, lui faisant la révérence.

Le nouveau Corregidor veut-il bien recevoir mon compliment ?

MORILLOS.

J’espère, Madame, que tout ceci n’est qu’une plaisanterie.

HÉLÉNA.

Détrompez-vous, mon ami ; rien n’est plus sérieux.

MORILLOS.

Quoi ! Madame, vous me forceriez à quitter le Marquis ?

HÉLÉNA.

C’est le but de mon voyage.

MORILLOS.

Au moment où le Roi va le nommer à une place importante ! au moment où il aura, plus que jamais, besoin d’être entouré d’hommes éclairés, instruits...

HÉLÉNA.

Soyez tranquille ; le Marquis n’a pas besoin de vous.

MORILLOS.

Mais j’ai besoin de lui, moi, Madame ; songez donc que dans ce moment tout Madrid a les yeux sur moi.

HÉLÉNA.

Eh ! mon ami, j’ai parcouru hier vingt rues de Madrid, en demandant votre adresse à tout le monde, et je n’ai rencontré personne qui vous connût.

MORILLOS.

Mais, Madame...

HÉLÉNA.

C’est la vérité ; parce qu’un secrétaire s’est avisé de vous remarquer, vous vous croyez un grand personnage.

MORILLOS.

Du moins vous avouerez que je perdrais là un avenir superbe.

HÉLÉNA.

Vous y gagnerez du repos, une place solide, et le plaisir de rester sans cesse avec votre femme : pour un bon mari, ce dernier article vaut tous les autres.

MORILLOS.

Encore si j’étais au fait de la place à laquelle vous me nommez.

HÉLÉNA.

Vous vous y mettrez, mon ami. Eh ! serez-vous le premier homme qui aurez accepté une place sans en connaître les devoirs ?

MORILLOS.

Vous m’exilez donc de la Cour ?

HÉLÉNA.

Je vous rends à notre famille...

MORILLOS.

J’aurais été la troisième personne de Valence.

HÉLÉNA.

Vous serez la première de la justice de Burgos.

MORILLOS.

Ah ! Madame, quel sacrifice vous exigez !

HÉLÉNA.

J’ai pensé que vous me le feriez sans peine.

MORILLOS.

Sans peine !

HÉLÉNA.

Ou que s’il vous en coûtait un peu, je mettrais tous mes soins à vous la faire oublier. Non... Vous soupirez ! Eh bien ! Monsieur, puisque cela vous coûte de si grands efforts, plus raisonnable que vous, je cède à vos désirs... Oui, restez auprès du Marquis. Moi j’ai aussi ma volonté et je reste à Madrid.

MORILLOS.

Vous !

HÉLÉNA.

Oui, Monsieur, les Seigneurs de la Cour sont galants.

MORILLOS.

Eh bien !

HÉLÉNA.

Jalouse de servir votre ambition, je les reçois, je les accueille... La coquetterie, si naturelle à mon sexe, double mes moyens de plaire ; je souris à l’un, je boude l’autre, et tout cela en votre honneur ! Ma maison devient bientôt le rendez-vous des gens en crédit ; on vous estime, on me flatte, on me courtise, on m’encense ; ma conduite adroite vous fait des amis, de tous mes adorateurs. Les grands, les princes s’intéressent à vous par rapport à moi, et avant six mois vous serez le mari le mieux placé de tout Madrid.

MORILLOS.

Qu’osez-vous dire, Madame ?

HÉLÉNA.

Vous êtes ambitieux et jaloux : mon ami, l’un fait bien du tort à l’autre ; n’est-ce pas ? Une seule de ces deux passions suffit pour nous tourmenter.

 

 

Scène Χ

 

MORILLOS, HELÉNA, GUSMAN

 

GUSMAN, montrant le brevet.

Voilà le brevet.

HÉLÉNA.

Déjà ! mais vous êtes un prodige en affaires, seigneur Gusman.

GUSMAN.

Le Ministre s’est trouvé là, personne ne lui avait encore demandé la place, et par amitié pour le marquis de Villégas, il a bien voulu me l’accorder tout de suite. Maintenant il s’agit de faire passer ce brevet à votre époux.

HÉLÉNA.

Peut-être aimera-t-il mieux le tenir de vous-même.

GUSMAN.

Non, je préfère que ce soit vous, vous lui ferez sentir qu’il ne le doit qu’à vos instances. Vous lui écrirez.

HÉLÉNA.

Écrire, c’est inutile, il est à Madrid.

GUSMAN.

À Madrid ?

HÉLÉNA.

Et lui-même vous en fera ses remerciements.

GUSMAN.

Oh ! je l’en dispense volontiers, ma délicatesse ne me permet pas de voir les maris des femmes que j’oblige.

HÉLÉNA.

Il vous serait difficile de ne pas voir celui-là ; il est devant vos yeux,

GUSMAN.

Devant mes yeux ! et qui ?

HÉLÉNA.

Mon époux.

GUSMAN.

Votre époux ! quoi ! Morillos ?

MORILLOS.

Hélas ! oui, Seigneur !... je suis le mari de ma femme.

HÉLÉNA.

Et le Corregidor de Burgos.

GUSMAN.

Misérable !

HÉLÉNA.

Pourquoi donc cette colère, Seigneur ?

GUSMAN.

Tu m’as trompé ! et vous, Madame !

HÉLÉNA, avec une révérence.

J’ai profité des offres généreuses de don Gusman, et je puis l’assurer d’une reconnaissance éternelle.

GUSMAN.

Ne croyez pas vous être impunément joués de moi, le rang que je vais occuper, le crédit et le pouvoir dont va m’environner le nouveau Gouverneur ; tout vous prouvera que mon courroux n’est pas à dédaigner, et que vous avez en moi un ennemi puissant.

 

 

Scène XI

 

MORILLOS, HELÉNA, GUSMAN, LAZARILLE

 

LAZARILLE, furieux.

Ah ! Seigneur, quel malheur ! Non, je n’aurais jamais cru cela de Son Excellence !

GUSMAN.

Qu’y a-t-il ? explique-toi ?

LAZARILLE.

Nous ne sommes plus rien, Seigneur.

GUSMAN.

Plus rien ?

LAZARILLE.

Son Excellence a refusé le gouvernement.

TOUS.

Refusé ?

LAZARILLE.

N’est-ce pas que c’est affreux ? Enfin, quand cela n’aurait été que par égard pour ses secrétaires, il aurait dû l’accepter.

GUSMAN.

Refuser un gouvernement, ça ne se conçoit pas ! et quelle raison donne-t-il de ce refus ?

LAZARILLE.

Il prétend que la place est trop difficile à remplir ; qu’il y a trop d’occupations.

GUSMAΝ.

Qu’est-ce que cela lui fait ? ces choses-là ne le regardaient pas.

LAZARILLE.

C’est un deuil, une désolation dans toute la maison ; on dirai que chacun a perdu sa fortune.

GUSMAN.

Refuser un gouvernement !

LAZARILLE.

Oh ! ce ne serait rien, s’il s’en était tenu là ; mais non content de refuser son gouvernement, il a donné sa démission de membre du conseil de Castille, et nous prie d’accepter la nôtre.

GUSMAN.

Se pourrait-il ! quoi ! je perdrais en un seul jour le fruit de sept années de travaux et de complaisance, un seul instant m’enlèverait tout ?

LAZARILLE.

Hélas ! Seigneur, à la Cour les beaux jours n’ont souvent pas de lendemain.

HÉLÉNA.

Eh bien ! mon ami, Madrid te plaît-il encore ?

MORILLOS, à Héléna.

Voilà un évènement qui me réconcilie avec toi ?

GUSMAN.

Adieu mes projets d’ambition !

LAZARILLE.

Adieu mes espérances de fortune !

MORILLOS.

Allons, mes amis, de la philosophie, ne vous laissez point abattre par un revers ; moi je suis placé, mariez-vous, et votre tour viendra.

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