Les Trois genres (Eugène SCRIBE)
Prologue en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 27 avril 1824.
Personnages du Prologue
MONSIEUR D’HERBELIN
MONSIEUR SIMON, son ami
LE RÉGISSEUR
PREMIER GARÇON DE THÉÂTRE
FANCHETTE, filleule de monsieur d’Herbelin
OUVRIERS MACHINISTES
GARÇONS DE THÉÂTRE
Personnages de la Tragédie
ENÉE
ILIONNÉE
ACATHE
CHEFS TROYENS
GUERRIERS TROYENS
Personnages de la Comédie
DORLIS
VICTOR
Personnages de l’Opéra-comique
MONSIEUR DE VERTE-ALLURE
FERNAND
Scène première
MONSIEUR D’HERBELIN, FANCHETTE
Un salon chez monsieur d’Herbelin.
FANCHETTE, à monsieur d’Herbelin qui lit au coin du feu.
Monsieur, il y a là un monsieur qui vous demande.
D’HERBELIN.
Qu’est-ce que c’est ?
FANCHETTE.
Ça a l’air d’un étranger... d’un voyageur. Il faut le renvoyer, n’est-ce pas ?
D’HERBELIN.
Du tout !
FANCHETTE.
Vous disiez que vous alliez sortir pour faire, au café Zoppi, votre partie d’échecs ?
D’HERBELIN.
Eh bien ! eh bien ! cela peut se remettre ; dis à ce monsieur d’entrer.
FANCHETTE, à part.
Allons... il ne sortira pas, et il va rester ici à causer toute la soirée. Comme c’est amusant pour moi qui ai affaire dehors !
À la cantonade.
Entrez, monsieur.
Elle sort au moment où entre Simon.
Scène II
MONSIEUR D’HERBELIN, SIMON
D’HERBELIN.
Eh ! c’est mon ami Simon !... Qu’il soit le bienvenu.
SIMON.
Bonjour, mon cher d’Herbelin.
D’HERBELIN.
Y a-t-il longtemps que nous ne nous sommes vus !
SIMON.
Près d’un an, je crois ! Mais j’habitais le faubourg Poissonnière, toi la rue de Vaugirard : la distance est si grande !... et puis, à Paris, on a si peu de moments à soi...
D’HERBELIN.
Oui ; l’on n’a pas le temps de s’aimer.
SIMON.
Si fait, mon ami ; je pensais toujours à toi, mais en même temps je pensais aussi à ma fortune. J’ai fait à la Bourse d’assez belles opérations. Je viens surtout d’en faire une dernière, bien meilleure encore...
D’HERBELIN.
J’entends... tu te lances dans les affaires.
SIMON.
Au contraire... je m’en retire. Je viens d’acheter, rue de Tournon, une propriété.
D’HERBELIN.
Te voilà mon voisin.
SIMON.
Précisément... c’était une maison bourgeoise que j’ai fait badigeonner à neuf... et tu verras ce que j’ai ajouté à la porte cochère ! deux colonnes et un fronton, style d’hôtel ; avec cela on se donne un air comme il faut, et l’on peut parler avec dédain des agioteurs et des banquiers.
D’HERBELIN.
Tu es donc devenu fier ?
SIMON.
Non, mon ami... ce que j’en dis n’est que pour plaisanter ; et la preuve, c’est que ma première visite a été pour mon ancien camarade. Par exemple, je craignais fort de ne pas te trouver, parce que je me disais : Voilà sept heures, et ce cher d’Herbelin, qui est un amateur de spectacle, sera sans doute allé voir quelques nouveautés.
D’HERBELIN.
Ah bien oui !... les temps sont bien changés... je ne vais plus guère au spectacle.
SIMON.
Je conçois : les ponts à traverser... c’est terrible... pour toi surtout qui n’as pas de voiture... Mais rassure-toi, nous allons avoir à notre porte un nouveau théâtre, où tous les soirs tu pourras te montrer gratis, car j’ai une loge à l’année, et elle est à ton service.
D’HERBELIN.
Qu’est-ce que j’apprends là ? toi, Simon ; toi, mon ami intime, tu as loué une loge à l’Odéon !
SIMON.
Sans doute. Autrefois je n’y allais jamais que par accident, quand j’allais à Orléans ; mais maintenant, comme un des propriétaires du quartier, je dois soutenir notre théâtre.
D’HERBELIN.
Eh bien ! ne compte pas sur moi... je n’y ai pas encore été, et jamais je n’y mettrai les pieds.
SIMON.
Allons, voilà de la prévention... et tu vas me répéter toutes les pointes de vaudeville et tous les mauvais bons mots qu’on a faits contre ce pauvre théâtre.
D’HERBELIN.
Non pas ; je lui en veux personnellement ; j’ai contre lui des motifs de vengeance particulière et individuelle.
SIMON.
Eh ! mon Dieu ! conte-moi donc cela.
D’HERBELIN.
Tu sais que de mon naturel j’ai toujours été un peu bon homme, et que même au collège...
SIMON.
C’est vrai ; il n’y avait pas de bonnes fêtes sans toi, tu en étais toujours le héros.
D’HERBELIN.
Oui, le héros si tu veux... tant il y a que toute votre vie vous vous êtes toujours amusés à mes dépens ; et tu te rappelles, il y a quelques années, cette plaisanterie que vous avez inventée en carnaval, à l’occasion du voyage que je voulais faire à Dieppe ?
SIMON.
Ah ! oui, je m’en souviens... cette promenade nocturne... dans les rues de Paris... c’était drôle.
D’HERBELIN.
C’était drôle ?... là-dessus les avis sont partagés... mais imagine-toi qu’un bavard de notre société a raconté cette anecdote.
SIMON.
Ce n’est pas moi.
D’HERBELIN.
Ni moi, je te le jure ; mais ce que tu ne croirais jamais, ils ont eu l’audace d’en faire une comédie en trois actes, qu’on a donnée à l’Odéon, et qui les a tous fait rire comme des imbéciles ; et de peur qu’on ne s’y trompât, ils ont donné mon nom au personnage que l’on mystifie... monsieur d’Herbelin... Aussi, dès qu’on m’annonçait dans un salon... ils venaient tous me demander des nouvelles de Dieppe, et on m’a invité à cinq ou six déjeuners d’huitres, exprès pour me faire de mauvaises plaisanteries qui me mettaient en colère et qui troublaient ma digestion... Tu peux juger après cela... si je suis un des abonnés de ce théâtre... je ne peux même pas le voir ; et quand j’ai à sortir... j’aime mieux faire un détour que de passer devant.
SIMON.
D’accord ! ta colère pouvait être légitime autrefois... mais maintenant c’est une nouvelle administration...
D’HERBELIN.
C’est égal.
SIMON.
C’est presque une nouvelle troupe.
D’HERBELIN.
C’est égal... il est impossible qu’on s’y amuse.
SIMON.
Et pour quel motif ?
D’HERBELIN.
Parce que c’est l’Odéon ; et je n’irai jamais, pourquoi ? parce que c’est l’Odéon.
SIMON.
Il est certain qu’avec une manière de raisonner aussi concluante, il est difficile de te répondre ; je l’essayerai cependant. Sauf ton injure personnelle, qu’as-tu à reprocher à ce théâtre ? Ne s’est-il pas montré le défenseur du goût et des saines doctrines ? Les juges qui y siègent ne sont-ils pas plus éclairés et plus difficiles que celui du premier théâtre, où l’on s’enthousiasme sur parole et où l’on arrive toujours avec une admiration toute faite ? Ici l’on juge avant que d’applaudir... et s’ils n’applaudissent pas plus souvent, ce n’est pas leur faute... leur sévérité impartiale exige du mérite, elle commande du talent, et souvent on lui a obéi. C’est à l’Odéon que la France doit un grand poète de plus ; c’est l’Odéon qui a vu naître les Vêpres Siciliennes, les Macchabées, Jane Shore, le Paria, et ses propres succès ont enfanté d’autres triomphes.
D’HERBELIN.
Je ne te dis pas non... Je n’empêche pas les autres d’y aller ; mais je n’irai pas.
SIMON.
Eh bien ! où iras-tu donc ?... Est-ce aux Français ?
D’HERBELIN.
Oui, quelquefois ; pas tous les jours, et puis ça dépend des saisons... L’été dernier j’ai pris un abonnement pour voir Talma et mademoiselle Mars... et tous les soirs je me suis présenté chez eux sans les rencontrer... On me disait toujours qu’ils étaient sortis, et pour les joindre, il aurait fallu aller à Lyon ou en Belgique, et tu sens bien que moi qui avais déjà assez du voyage à Dieppe...
SIMON.
C’est juste, il y a l’article des congés... Mais alors, où iras-tu ? Est-ce à Feydeau ?
D’HERBELIN.
Eh ! eh ! il y a là trois ou quatre rossignols qui chantent hiver comme été ; mais quand ils ont chanté tout est dit.
SIMON.
Eh bien ! alors, où iras-tu ? qu’est-ce que tu veux ?...
D’HERBELIN.
Je veux... je veux, je sais bien ce que je voudrais, mais je ne peux pas m’expliquer... Dans tous ces genres-là, il y a du bon, j’en conviens ; aussi j’en voudrais, mais pas trop... Ainsi, par exemple, je m’estimerais un spectateur très heureux, si je pouvais dans la même soirée passer une heure à la tragédie, une heure à l’opéra-comique et une heure à la comédie.
SIMON.
J’entends, de tout un peu...
D’HERBELIN.
Comme tu dis... malheureusement ce n’est pas possible.
SIMON.
À moins d’acheter ses entrées à tous ces théâtres-là...
D’HERBELIN.
Ce qui serait un peu cher.
SIMON.
Eh bien ! mon ami... eh bien ! mon cher d’Herbelin,
À part.
parbleu ! l’idée serait excellente !
Haut.
je veux aujourd’hui, et sans qu’il t’en coûte rien, te faire passer une soirée comme celle dont tu viens de me parler.
D’HERBELIN.
Vraiment ! mais prends garde, tu auras de la peine ; car c’est aujourd’hui le premier jour de Longchamps, et tous les théâtres de Paris sont fermés...
SIMON.
D’accord ! mais c’est justement pour cela qu’il y a partout des répétitions générales... Pour y être admis, il faut de grandes protections ; mais avec moi on te laissera entrer sans difficulté.
D’HERBELIN.
Il serait possible ! Quoi ! mon ami, j’irais sur un théâtre ! quel bonheur ! jamais de ma vie je n’ai été sur un théâtre ; et, dis-moi, pourrons-nous parler à ces dames ?
SIMON.
Sans contredit.
D’HERBELIN.
Dieu ! que je suis heureux ! Songe donc qu’une expédition pareille est bien plus curieuse pour moi qu’un voyage à Dieppe... et puis, il n’y a pas tant de dangers.
SIMON.
Eh ! mais, c’est selon !...
D’HERBELIN.
Partons, mon ami ; où allons-nous d’abord ?
SIMON.
Aux Français... où l’on répète une tragédie en cinq actes et en vers ; ma voiture est en bas...
À part.
et en donnant le mot à mon cocher...
D’HERBELIN.
Très bien... très bien... aux Français, de là à Feydeau.
Appelant.
Fanchette !... Fanchette !...
À Simon.
Tu es bien sûr que nous entrerons ?...
Continuant à appeler.
Fanchette !... Fanchette !...
Scène III
MONSIEUR D’HERBELIN, SIMON, FANCHETTE
FANCHETTE.
Eh ! mais, monsieur, qu’y a-t-il donc ?
D’HERBELIN.
Vite, ma canne et mon chapeau !
FANCHETTE.
Quoi ! vraiment, monsieur, vous sortez ?
D’HERBELIN.
Oui, mon enfant, avec mon ami Simon, et peut-être rentrerai-je un peu tard.
FANCHETTE, à part.
Quelle bonne aubaine ! comme ça se rencontre !
Lui apportant sa canne et son chapeau.
Tenez, tenez, monsieur ; mais ne vous pressez pas... je vous attendrai.
SIMON.
Elle est gentille, cette petite Fanchette.
D’HERBELIN.
Oui, c’est la nièce d’une ancienne gouvernante... c’est ma filleule, et elle a des talents, une fort jolie voix... si nous avions le temps elle te chanterait : Bocage que l’aurore... mais ce sera pour une autre fois, aujourd’hui nous sommes pressés... Adieu, Fanchette... nous allons au spectacle...
FANCHETTE.
Au spectacle ?
D’HERBELIN.
Oui, ma chère... mais dans le beau quartier... de l’autre côté.
SIMON.
Allons... allons, partons...
D’HERBELIN.
Si je prenais ma redingote... comme nous aurons les ponts à traverser.
SIMON.
Si ce n’est que cela, ce n’est pas la peine, ma voiture est bien fermée...
D’HERBELIN.
Adieu, adieu, Fanchette, je te raconterai tout ce que j’aurai vu.
Ils sortent.
Scène IV
FANCHETTE, seule
À merveille ! Me voilà seule à la maison, et maîtresse de toute ma soirée... Ce pauvre monsieur d’Herbelin ne se doute pas que bientôt peut-être il faudra nous quitter... Ça me fait de la peine, parce que c’est un si bon maître... mais, d’un autre côté, moi je ne peux pas rester toute ma vie demoiselle de compagnie chez un homme seul, ça fait jaser... tandis qu’en se mettant au théâtre, c’est bien différent, ça ferme la bouche à tous les propos !... Il n’y a ici personne ; si je relisais mon engagement ?...
Elle va prendre dans un tiroir un papier qu’elle lit.
« Mademoiselle Fanchette est engagée au théâtre royal de l’Odéon, pour jouer dans l’opéra-comique les secondes amoureuses... » Tiens, les secondes !... Je n’y avais pas fait attention... Je dirai à monsieur le directeur de me changer ça... parce que je n’entends pas... Ah ! mon Dieu, et mon rôle... qu’est-ce que j’en ai fait ?... Ah ! il est là avec le livre de dépense ; et puis, mon billet de répétition. À neuf heures un quart, répétition du Vieux châtelain, opéra-comique. Elle est drôle, cette pièce-là... Mais ils me font jouer là-dedans un rôle de paysanne et de petite servante... comme si j’étais faite !... Fi donc ! moi je me suis engagée pour jouer les madames et les princesses... sans cela ce n’était pas la peine... Il est vrai que c’est moi qui me marie à la fin... et ça compense ; c’est si joli, un mariage, et là il y en a tous les soirs, deux, trois, quelquefois plus ! Allons, allons,
Prenant le rôle et le billet de répétition.
mettons tout ça dans mon sac ; j’ai encore une demi-heure devant moi... Je vais préparer toutes mes affaires, couvrir mon feu, disposer la robe de chambre et les pantoufles de monsieur, et puis, à neuf heures... à la répétition ; quel bonheur !
Elle sort en courant.
Scène V
LE RÉGISSEUR, PLUSIEURS OUVRIER MACHINISTES, GARÇONS
La scène du théâtre de l’Odéon.
LE RÉGISSEUR.
Allons donc ! messieurs, dépêchons-nous ; c’est demain l’ouverture, et nous avons ce soir nos trois pièces à répéter... A-t-on mis en place le décor pour la tragédie ?
PREMIER GARÇON.
Oui, monsieur, vous voyez. Mais on n’aura jamais le temps de jouer les cinq actes.
LE RÉGISSEUR.
On en répétera ce qu’on pourra. Avertissez tout le monde... Prévenez ces messieurs de la comédie, et ces dames de l’opéra-comique...
PREMIER GARÇON.
Ils sont là, au foyer, la musique et les paroles ; et ça fait un tapage...
LE RÉGISSEUR.
C’est bien. Dites-leur de se tenir prêts, de s’habiller au plus vite, et surtout de s’habituer à ne pas faire d’entr’actes ! Dans la nouvelle administration nous n’en voulons point.
PREMIER GARÇON.
Oui, monsieur... mais c’est qu’il s’était élevé entre ces dames une petite dispute...
LE RÉGISSEUR.
Dans la nouvelle administration nous n’en voulons pas.
PREMIER GARÇON.
Oh ! sans doute !... C’était parce qu’on avait parlé de cabale et de sifflets.
LE RÉGISSEUR.
Dans la nouvelle administration...
PREMIER GARÇON.
C’est juste... je vais en prévenir tout le monde.
LE RÉGISSEUR.
À la bonne heure !... et que chacun soit à son poste... On n’est pas le maître d’avoir des talents ou des succès ; mais de la bonne volonté, de l’activité, du zèle, voilà ce qui dépend de nous, et nous en promettons à nos abonnés... Eh bien ! te voilà encore ?
PREMIER GARÇON.
J’oubliais de vous dire qu’il y a là un monsieur qui vous demande.
LE RÉGISSEUR.
Je n’y suis pour personne.
PREMIER GARÇON.
C’est monsieur Simon, vous savez bien, une loge à l’année... et il m’a donné, pour vous, ce billet écrit au crayon.
LE RÉGISSEUR, lisant.
Comment !... un incrédule à convaincre... une conquête à faire... avec grand plaisir ; et puis les égards que l’on doit à une loge à l’année...
À haute voix.
Laissez entrer monsieur Simon et monsieur d’Herbelin...
À part.
Nous ne sommes pas fâchés qu’on nous donne un peu la comédie, nous qui la jouons tous les soirs.
Scène VI
LE RÉGISSEUR, PLUSIEURS OUVRIER MACHINISTES, GARÇONS, MONSIEUR D’HERBELIN, SIMON
SIMON.
Entre, mon ami...
D’Herbelin, le chapeau bas, entre en saluant tout le monde.
On te permet d’assister à la répétition, à condition que tu te tiendras là dans un coin, à côté de moi, et que tu ne feras pas de bruit.
D’HERBELIN.
Sois tranquille, je n’ouvrirai pas la bouche.
Regardant.
Dis-moi donc, mon ami,
Montrant la salle.
comme c’est noir par ici !
SIMON.
Parbleu !... est-ce que tu crois qu’on éclaire la salle pour une répétition ? on n’allume que sur le théâtre ; regarde par ici.
D’HERBELIN, regardant le théâtre.
Dieu ! comme c’est grand et majestueux, le premier Théâtre-Français !... C’est étonnant l’effet que ça me produit... Il me semble que je vais parler en vers.
Au régisseur.
Dites-moi, monsieur, qu’est-ce que c’est que ça ? quel est ce pays ?
LE RÉGISSEUR.
C’est la décoration de Turnus...
SIMON.
Turnus est la tragédie qu’on va répéter...
D’HERBELIN.
Diable ! Turnus... un beau sujet... Te rappelles-tu, au collège, quelles belles versions nous avons faites là-dessus ?
LE RÉGISSEUR, aux garçons de théâtre.
Allons, disposez le théâtre.
À d’Herbelin.
Malheureusement, nous ne dirons ce soir que le premier acte, les scènes d’exposition... ce sont celles-là qui demandent un peu d’ensemble, car tout le reste va très bien.
D’HERBELIN.
Tant pis, tant pis.
LE RÉGISSEUR.
Comment ?
D’HERBELIN.
Je dis tant pis pour nous... mais vous nous mettrez un peu au fait...
LE RÉGISSEUR.
Énée vient de débarquer dans l’Italie, où règne alors Turnus, et y vient fonder la ville de Rome, parce que vous savez qu’Énée, après la prise de Troie...
D’HERBELIN.
C’est bien... c’est bien, je connais l’anecdote.
LE RÉGISSEUR.
Allons, messieurs, du silence ; place au théâtre, et commençons.
À Simon et d’Herbelin.
Tenez, on va vous donner une banquette dans la première coulisse, vous y serez à merveille.
Scène VII
Un bois consacré. Dans le lointain on voit les sept collines où doivent s’élever un jour les remparts de Rome.
Monsieur d’Herbelin et Simon sont assis dans la coulisse ; le régisseur est debout près d’eux.
ÉNÉE, seul
Salut, champs fortunés, berceau de l’âge d’or,
Que sous son toit de chaume Évandre garde encor !
Bois sacrés d’Albula dont je foule l’enceinte !
Latium, où jadis l’hospitalité sainte
Reçut le roi des dieux de l’Olympe exilé,
Où par l’ordre céleste Énée est appelé !
De tant de maux soufferts à la fin je respire.
Rome, que de travaux pour fonder ton empire !
Croirai-je, lorsque enfin recueillant mes vaisseaux,
Le Tibre voit monter, du pied de ses roseaux,
Les remparts commencés de ma ville nouvelle,
Que, pour moi, du destin la faveur se révèle ?
Les Troyens pourront-ils, d’un nouvel Ilion,
Près d’un Xante nouveau, répéter le doux nom ?
Et les rois de ces bords, moins cruels que Neptune,
Voudront-ils accueillir notre errante fortune ?
Le bonheur m’est suspect après tant de revers ;
Junon nous voit encor habiter l’univers !...
Eh bien ! laissons tonner sa colère homicide !
Sa haine a préparé l’Olympe au grand Alcide ;
Opprimé, comme lui, mais sans être abattu,
Méritons cet Olympe où je suis attendu.
De ce sang immortel qui coule dans mes veines,
Allons, ne laissons pas les espérances vaines ;
Bannissons de nos maux l’affligeant souvenir,
Et d’un œil consolé regardons l’avenir.
Le Tibre est à mes fils promis par la victoire,
Et les enfers déjà m’ont raconté leur gloire ;
Oui, je les ai comptés, ces futurs conquérants
Qu’Anchise me montrait aux bords du Styx errants !
Déjà de ces héros j’ai, sur les rives sombres,
Vers les portes du jour vu se presser les ombres !
La terre attend ses rois, et, créant des autels,
À l’Olympe agrandi promet des immortels.
Les voilà ces sept monts, où ma race féconde
Doit asseoir la cité conquérante du monde,
Mère d’un peuple-roi dont les champs orgueilleux
Auront des laboureurs aussi grands que leurs dieux !
Leurs fils, empruntant l’aigle au maître du tonnerre,
La verront, s’élançant aux deux bouts de la terre,
Aux peuples étonnés porter Rome et ses lois,
Planer d’un vol altier sur la tête des rois,
Briser leur diadème et, des cités tremblantes,
Rapporter à grands cris les dépouilles sanglantes ;
Cet asile, qu’ici le malheur doit m’offrir,
Je vais le demander, prêt à le conquérir.
Scène VIII
LES MÊMES, ACATHE
ACATHE.
Seigneur, tout est perdu, dans sa naissante ville
Ilion s’épouvante au nom d’un autre Achille.
Un vertige fatal, par Junon envoyé,
Disperse, aux bords des mers, votre peuple effrayé.
Attachant sur les flots sa tristesse profonde,
Il ne se souvient plus de l’empire du monde !
Tous accueillent les vents par de honteux transports.
Leurs femmes, leurs enfants, laissés sur d’autres bords,
Près du tombeau d’Anchise, aux soins touchants d’Acestes,
Quand nos vaisseaux volaient aux promesses célestes,
Occupent seuls leurs cœurs ! La paix est leur seul bien,
Et l’ancre est arrachée au sol Ausonien.
ÉNÉE.
Qu’entends-je ?
ACATHE.
Sur mes pas, par la terreur conduite,
Leur foule accourt, seigneur, vous imposer leur fuite.
Scène IX
LES MÊMES, ILIONNÉE, CHEFS et GUERRIERS TROYENS
ÉNÉE.
Compagnons, dans ces lieux que venez-vous chercher ?
ILIONNÉE.
Vos guerriers de ces bords viennent vous arracher.
Cédez au juste effroi que le ciel nous inspire,
Seigneur ! dans quel climat fondez-vous un empire ?
Maître ici de vingt rois par ses armes vaincus,
Turnus doit ses aïeux aux rois de l’Inachus.
Bien plus, autour de nous, voyez dans l’Ausonie
Les Grecs, de toutes parts, fonder leur colonie !
Là, les soldats d’Ajax ; là, le roi de Pylos ;
Là, règne Diomède aux murs voisins d’Argos ;
Idoménée, ici, relève sa couronne,
Et Philoctète, enfin, de remparts s’environne.
Pensez-vous que Junon et son orgueil jaloux
Laissent dans ces climats sommeiller leur courroux ?
Ah ! les Troyens, fuyant leur patrie expirante,
N’ont cherché qu’un tombeau sous les murs de Laurente.
Quel dieu nous enviait à ces bords où Didon
Fixa les pas errants des guerriers de Sidon ?
Hélas ! bravant du sort la poursuite éternelle,
Nous embrassions d’Érix la rive fraternelle.
Abandonnons l’espoir de régner en ces lieux ;
Sur le tombeau d’Anchise allons porter nos dieux :
De Junon dans les cieux désarmons la colère,
Et qu’enfin notre nom s’efface sur la terre.
ÉNÉE.
Jupiter m’a promis un empire en ces lieux,
Et ce bras ne sait pas faire mentir les dieux.
Moi ! soumettre mon front aux coups de la fortune !
J’ai vu Junon s’armer du trident de Neptune,
Semer mes pas d’écueils ; et toujours le malheur,
Au lieu de l’ébranler, raffermit ma valeur.
Enfin au Latium, où tendaient nos courages,
Les vents nous ont jetés ! Je rends grâce aux orages !
Les Grecs sont là ! Des dieux je n’attendais pas moins !
D’Ilion renaissant quels glorieux témoins !
Et vous, lorsqu’envers nous le ciel enfin s’acquitte,
Vous les voulez deux fois témoins de votre fuite !
Votre courage éclate à subir des affronts !
Et quels sont ces périls qui consternent vos fronts ?
Votre terreur, ici, me nomme Idoménée !
À votre tête aussi l’on voit marcher Énée !
Diomède a-t-il vu fuir le fils de Vénus ?
Je combattis Achille et je craindrais Turnus !
Les souvenirs d’Enna seuls occupent vos âmes ;
La gloire vous appelle et vous pleurez vos femmes !
Quoi ! Didon et ses pleurs méprisés dans sa cour,
Vous ont-ils donc appris à céder à l’amour ?
À soumettre les rois, Mars, en vain, vous appelle ;
Vous étiez plus ardents aux fêtes de Cybèle !
Ces rois, vous aimez mieux les vaincre par vos pleurs,
Et, sur un luth servile accordant vos douleurs,
Assis à leurs banquets, pour distraire leur joie,
Amuser leur pitié sur les malheurs de Troie !
Ne reste-t-il plus rien et de Troie et d’Hector ?
Ah ! tant qu’Énée existe, Ilion vit encor !
Fuyez, rendez aux mers vos voiles vagabondes,
Moi, je n’attends plus rien ni des vents ni des ondes.
Cherchez d’autres climats, je reste aux champs latins,
Et saurai bien, sans vous, conquérir mes destins !
Rome, toi qu’aux enfers les dieux m’ont révélée,
Voici, voici la terre où tu fus appelée !
Tu me suis aux combats où je suis entraîné,
Et de tes demi-dieux je marche environné !
Fuyez. Cet Ilion où vous n’osez pas croire
Va vous être bientôt ouvert par la victoire.
Vous reviendrez alors ! Pallante et ses guerriers,
Sur la foi de mon nom acceptant des lauriers,
Adoptent vos périls ; au sein de l’Hespérie
Des étrangers vous vont fonder une patrie !
Partez.
ILIONNÉE.
Non, les Troyens, qui tombent à vos pieds,
À vos périls, seigneur, restent associés !
Leur cœur, à vos discours, ne compte plus d’obstacles,
Et ne sait plus douter des dieux et des oracles !
ÉNÉE.
Eh bien ! puisque l’honneur m’a rendu votre foi,
Courez donc accomplir l’ordre de votre roi.
Songez à votre race, en demi-dieux fertile ;
Assez longtemps les mers nous ont servi d’asile.
Fondateurs des Romains, embrasons nos vaisseaux !
Voilà notre patrie ! ou voilà nos tombeaux !
D’HERBELIN, applaudissant.
Bravo ! bravo !... beau caractère ; c’est un fameux gaillard que cet Énée ; nous allons voir comment il se tirera de là.
LÉ RÉGISSEUR.
C’est inutile d’aller plus loin : la princesse Lavinie ne peut pas venir, elle vient de faire dire qu’elle était indisposée.
D’HERBELIN.
Quel dommage ! moi je m’amusais tant !
SIMON, à part.
Ah ! ah !
Haut.
Ma foi ! mon cher ami, j’en suis fâché ; mais tu sais que nous avons d’autres spectacles à voir.
D’HERBELIN.
Un instant ; et peut-on savoir de qui est cette tragédie de Turnus, dont je viens d’entendre de si beaux vers ?
SIMON.
Comme si on allait te dire le secret de la comédie !... après-demain l’affiche te l’apprendra... Allons, partons.
LE RÉGISSEUR, criant.
Changez le décor, et mettez le petit salon.
On fait le changement.
D’HERBELIN, regardant autour de lui.
Comment ! nous étions en Italie et nous voilà à Paris.
Au régisseur.
De grâce, monsieur, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
LE RÉGISSEUR.
C’est une comédie en trois actes et en vers, que nous donnons la semaine prochaine : les Deux Quartiers, ou la Chaussée d’Antin dans la rue Saint-Jacques...
D’HERBELIN.
Diable ! voilà un titre bien piquant... et la pièce répond-elle au titre ?
LE RÉGISSEUR.
Le public en décidera.
D’HERBELIN.
Et vous allez la répéter ?
LE RÉGISSEUR.
Non, car elle est entièrement sue, à l’exception de la première scène que... Nous allons, ce soir, l’essayer au théâtre.
D’HERBELIN, à Simon.
Mon ami... je t’en prie... attends encore un instant... et laisse-moi m’amuser... songe donc que je vais si rarement au premier Théâtre-Français... Où est le mal ? nous nous rendrons à l’Opéra-Comique une demi-heure plus tard.
SIMON.
Comme tu voudras ; dès que tu t’amuses... c’est tout ce que je désirais.
D’HERBELIN.
D’ailleurs, de la rue de Richelieu à la rue Feydeau il y a pour cinq minutes de chemin.
SIMON.
À la bonne heure ; asseyons-nous.
LE RÉGISSEUR.
Allons, messieurs, attention aux répliques, et commençons.
Scène X
LES MÊMES, VICTOR et DORLIS
VICTOR.
Eh ! c’est toi, cher Dorlis ! il faut crier miracle !
Du boulevard de Gand l’Adonis et l’oracle,
Lorsqu’à peine ont sonné neuf heures du matin,
Se montre en tilbury dans le pays latin !
DORLIS.
Au sein du Latium quel trouble j’ai fait naître
Pour voir mon équipage, entr’ouvrant la fenêtre,
Tous les vieux professeurs désertaient leurs bureaux,
Et tous les écoliers grimpaient à leurs barreaux.
VICTOR.
Ah çà ! tu devais être, avant l’aube, en campagne !
DORLIS.
J’ai mis un demi-siècle à gravir ta montagne !
Pour ceux qui, comme nous, ont des chevaux anglais,
On devrait, au Pont-Neuf, établir des relais :
Un seul ne peut fournir la course tout entière.
Ton gothique faubourg est presque à la frontière ;
Et j’ai cru que du fisc prélevant les deniers,
J’allais au Petit-Pont trouver les douaniers.
VICTOR.
Tu nous railles, au lieu de prendre la défense
Du sol hospitalier qui nourrit ton enfance !
Mais à peine aujourd’hui t’aurais-je reconnu !
L’ingrat vers son berceau n’est jamais revenu !
DORLIS.
Affranchi des rigueurs d’un pénible esclavage,
L’oiseau qui s’envola revient-il vers sa cage ?
VICTOR.
Le collège, mon cher, n’est point une prison.
À l’aspect du séjour où ma jeune raison
A pris l’essor, mon âme est encore ravie,
Comme à l’aspect des lieux où j’ai reçu la vie.
Oublierais-tu les soins dont tu fus accablé ?
DORLIS.
Jamais... ni les pensants dont on m’a régalé.
VICTOR.
Et la palme d’honneur au concours obtenue ?
DORLIS.
J’étais, quand vous sortiez, toujours en retenue !
VICTOR.
Ces petits châtiments s’infligeaient pour ton bien.
DORLIS.
J’en étais fort touché... Mais je me promis bien
Qu’une fois libre... Aussi, depuis ce jour propice,
Je n’ai vu que de loin les tours de Saint-Sulpice.
Ami du monde, hélas ! j’évitais l’Odéon,
Et j’attendais ma mort pour voir le Panthéon !
VICTOR.
Qui peut t’y ramener ?
DORLIS.
Véritable escapade !
Paris vient enlever Hélène à l’Estrapade !
VICTOR.
En province !... Pour toi c’est avoir dérogé.
DORLIS.
Dans le quartier d’Enfer mon cœur s’est engagé.
VICTOR.
Vas-tu nous allumer une guerre intestine ?
DORLIS.
Je suis venu chasser sur la terre latine.
L’amour ne m’y poussait cependant qu’à moitié ;
Il faut, pour y venir, l’amour et l’amitié.
D’un souvenir touchant ma flamme s’est accrue !
Je crois que mon Hélène habite dans ta rue ;
Et, conduit vers ces lieux par un double devoir,
Je viens, en même temps, l’enlever et te voir.
VICTOR.
Je te reconnais là ! Deux amis de collège
De s’aimer de loin même ont le doux privilège.
Quels que soient leur état, leur fortune, leur rang,
L’amitié les unit mieux que les nœuds du sang.
Leur esprit et leur cœur ont eu même culture ;
L’étude donne un frère, ainsi que la nature.
Jamais d’un tel amour ne s’éteint le flambeau ;
Le frère qu’on choisit est cher jusqu’au tombeau.
Libres du joug pesant qui d’abord nous rassemble,
Rapprochés par l’instinct l’on marche encore ensemble :
Sans effort l’un vers l’autre on se sent entraîné.
La chaîne a disparu ; mais on reste enchaîné !
J’en ai fait, dès longtemps, l’irrésistible épreuve.
DORLIS.
Moi de même, et j’accours pour t’en donner la preuve.
Quand nous eûmes reçu, toi, nouveau lauréat,
Moi, léger de succès, notre heureux exeat,
Il fallut nous quitter en essuyant nos larmes.
À reprendre mes fers j’aurais trouvé des charmes...
Toi, tu voulus ici te perfectionner.
Malgré moi, dans ces lieux, j’ai dû t’abandonner,
Et, rêvant des plaisirs dont j’étais idolâtre,
Chercher, au sein du monde, un plus noble théâtre.
Mon mérite, ignoré dans cet obscur séjour,
Dans nos cercles, bientôt, brilla dans tout son jour ;
Et le dernier assis sur les bancs de ma classe,
Au divan des boudoirs j’eus la première place.
Né pour me distinguer, non par des versions,
Discours français, vers grecs, amplifications,
Mais par mon goût exquis, ma tournure et ma mise,
En moins d’un an la mode à mes lois fut soumise.
Mieux que nos professeurs, nos dames m’ont traité ;
Sur leurs notes j’étais toujours très bien pointé ;
Et quand les premiers prix m’échappaient auprès d’elles,
J’avais des accessit, même des plus cruelles.
J’étais riche en amis, comme tu penses bien,
Car on en a toujours en raison de son bien,
Mais aucun n’effaçait, près d’un ami qui t’aime,
Celui qui tous les jours me refaisait mon thème.
Au bal, au jeu, partout, que je t’ai regretté !
Surtout quand j’attrapais la veine à l’écarté.
De Champagne ou d’amour quand nous étions tous ivres,
Je disais : Cher Victor, tu pâlis sur des livres !
Pourquoi n’es-tu pas là ? Toujours à mes désirs
Il manquait quelque chose au milieu des plaisirs !
Mais dans mon tilbury l’on tient trois fort à l’aise ;
Et je prétends, pour peu que mon projet te plaise,
De ce quartier d’Enfer, du bon genre ennemi,
Ainsi que ma maîtresse, enlever mon ami.
De même, et l’entreprise était plus malaisée,
Hercule aux sombres bords vint arracher Thésée.
VICTOR.
Thésée y consentait.
DORLIS.
Cède au plus tendre vœu,
Ou je t’enlèverai, mon cher, sans ton aveu.
Viens prendre parmi nous le rang que tu mérites,
Et, crois-moi, laisse là tous ces vieux émérites
Qui, professant toujours et le doigt en avant,
Hors du collège encor tiennent classe en plein vent.
À les faire enrager ai-je mis mes délices !
Ai-je à Bonnard surtout fait assez de malices !
Te souviens-tu du jour où, pendant sa leçon,
Saisi par le sommet avec un hameçon,
Son faux toupet, laissant à nu son chef illustre,
Au plafond tout à coup s’enleva comme un lustre ?
Nous fûmes bien punis ! Mais aussi quel effet !
VICTOR.
Jeune, voilà les tours qu’à ses maîtres on fait !
Mais quand notre raison par eux a pris naissance,
Pour eux dans notre cœur hait la reconnaissance.
On sent alors le prix de leurs soins protecteurs.
De nos moindres succès ils sont les vrais auteurs.
Sans prétendre à l’éclat qu’ils pourraient s’en promettre,
S’ils cherchent le savoir, c’est pour nous le transmettre,
Et jamais, conduisant son docile troupeau,
Je n’en rencontre un seul sans ôter mon chapeau.
DORLIS.
Ton chapeau, si du moins il était à la mode !
Il a le bord trop large.
VICTOR.
Il en est plus commode.
DORLIS.
Tu n’as pas même encore adopté les gants blancs !
Sous un ciel si tardif se perdent tes talents.
La mode et la verdure, hélas ! sitôt flétries,
Avant ton Luxembourg parent nos Tuileries.
Le bon genre est au centre, on doit s’en rapprocher.
C’est un roi qu’à sa cour il faut aller chercher.
Fais cesser une absence à mon cœur si fatale,
Et pour former ton goût, viens dans la capitale.
VICTOR.
Mais où te crois-tu donc ?
DORLIS.
N’est-il pas dans Paris
Deux villes ?
VICTOR.
J’en conviens : Athène et Sybaris.
DORLIS.
De la place Cambrai jusques à la Sorbonne
Ton Athène est déserte !
VICTOR.
Et la cause en est bonne.
L’abeille, sous son toit, épure ses trésors ;
Les frelons paresseux bourdonnent au dehors.
Aussi, dans notre Athène on voit fort peu de monde,
Et dans ta Sybaris partout la foule abonde.
DORLIS.
Nous marchons aux clartés du flambeau des plaisirs.
VICTOR.
Et la lampe d’Horace éclaire nos loisirs.
DORLIS.
Cette lampe est bien pâle et brûle solitaire.
VICTOR.
Sa flamme est un rayon du ciel, et sur la terre
D’un bonheur ignoré nous montre le chemin.
DORLIS.
Va chercher un emploi, cette lampe à la main !
Lorsque j’ai pris mon vol, pour être plus agile,
Sur les quais, en passant, j’ai laissé mon Virgile ;
Pour moi Phèdre est du grec, Homère de l’hébreu.
VICTOR.
Tu ne sais donc plus rien ?
DORLIS.
Rien, c’est trop fort ; mais peu.
J’ai su : c’est quelque chose ; et puis, par politique,
Quand on ne sait plus rien, on se fait romantique.
VICTOR.
Dans le monde, voilà comme on court oublier
Les leçons qu’on reçut quand on fut écolier !
Tel un jeune arbrisseau, né sur un sol fertile,
Transplanté sur le sable, y végète inutile,
Et loin du lieu natal qui l’a vu prospérer,
Languit, privé des fruits qu’il faisait espérer.
DORLIS.
Dans le quartier d’Antin, mieux qu’aux lieux où nous sommes
Se font les jeunes gens.
VICTOR.
Ici se font les hommes.
DORLIS.
Tu peux, delà les ponts, le matin, travailler,
Et le soir, avec nous, venir plaire et briller.
VICTOR.
Notre position, mon cher, est différente ;
Je n’ai pas, comme toi, dix mille écus de rente.
Dans ce quartier modeste on vit à bon marché,
Et par d’autres motifs je m’y suis attaché.
Tu ramassas tout l’or que le Pactole entraine.
En parcelle légère il sort de l’Hippocrène,
Et je reste à la source, afin d’y recueillir
Les grains qu’en l’agitant nos soins en font jaillir.
DORLIS.
Mon cher, l’or de poète est d’un aloi bien mince.
VICTOR.
Il n’en faut pas beaucoup pour bien vivre en province.
Quoique pénible un peu, mon sort a sa douceur ;
L’écolier vit du gain que fait le professeur.
Étudiant encor, j’ai déjà des élèves,
J’ai donné trois leçons à l’heure où tu te lèves ;
Et cela me suffit, ainsi qu’à l’entretien
D’une sœur qui toujours eut en moi son soutien.
De nos savants, d’ailleurs, s’ils connaissaient la vie,
Vos charmants désœuvrés nous porteraient envie.
Notre faubourg Saint-Jacques a ses doux passe-temps ;
Minerve a ses congés, le plaisir ses instants.
Le jeu, comme chez vous, n’y fait pas des victimes.
DORLIS.
Dans le pays latin, on risque des centimes.
VICTOR.
On y remarque moins, c’est si loin de Paris !
La tournure des fracs que celle des esprits.
Au son du piano l’on fait danser les femmes,
Et même sans gants blancs on peut prier ces dames.
Là, des gens du bel air on rit tout comme ailleurs,
Et l’on y sait railler quelquefois les railleurs.
Les Latins, dit Horace, avaient le sel attique.
DORLIS.
Ce quartier n’est point fait pour voir un romantique.
VICTOR.
Eh bien ! quitte un moment ton trône favori ;
Descends de tes brouillards ou de ton tilbury.
Puisque tu viens d’Athène insulter les murailles,
Fais avec moi le tour du quartier que tu railles.
DORLIS.
À pied ?
VICTOR.
Là, sans sortir. Cette course, je crois,
Vaudra bien, mon ami, ta promenade au bois.
Viens, et que mes tableaux vivent dans ta pensée.
Arrêtons-nous d’abord au seuil de ce lycée :
Vois ces jeunes enfants, avides de savoir,
Par l’honneur excités plus que par le devoir,
Et déjà d’un grand siècle annonçant la naissance.
Dans ses sentiers divers suivons l’adolescence :
Là, penché vers le sol, l’Émile de Rousseau
Vient étudier l’homme au pied d’un arbrisseau,
Ou s’instruire aux leçons de Buffon et de Pline.
Plus loin, des fils de Mars gardant la discipline,
Ces pupilles d’élite, en leurs nobles travaux,
Songeant aux vieux lauriers, en rêvant de nouveaux.
Sont prêts à s’élancer de leur illustre école,
Émules des vainqueurs de Marsaille et d’Aréole.
Suis-moi. Peut-être un jour auras-tu des procès :
Ces enfants de Thémis, par d’éclatants succès,
Vengeront l’orphelin des oppresseurs superbes,
Brilleront dans les rangs qu’honora Malesherbes,
Et, prêtant au malheur leur courage et leur voix,
Plus haut que l’intérêt feront parler les lois !
Prompts à te secourir en ta douleur amère,
Ceux-là viendront te rendre ou ta sœur ou ta mère,
Et, de l’humanité méritant des autels,
En combattant la mort deviendront immortels !
Là, rival des Titans, nous verrons le génie
Guider jusqu’au soleil le compas d’Uranie !
Dans notre Muséum revit Léonidas,
Parmi nos citoyens revivraient ses soldats !
Ici, Gérard, vengeur d’une auguste misère,
Pour consoler son ombre, avait peint Bélisaire.
Dans les airs vois monter ce dôme audacieux,
Comme un phare de gloire élancé vers les cieux !
Veux-tu d’autres tableaux ? Parcours nos catacombes ;
La raison s’affermit en marchant sur des tombes.
L’aspect de ces débris qu’assembla le trépas
M’apprend que vers la gloire il faut hâter ses pas ;
Que le nom seul survit, quand l’honneur le décore,
Et qu’il faut s’en faire un, quand on est jeune encore.
Tu le peux, si des arts le dieu vient t’inspirer ;
Son flambeau brille ici pour qui veut s’éclairer.
Transporté, sur ces bords, aux portiques d’Athènes,
Entends tonner la voix d’un jeune Démosthène,
Écoute ces accents du jeune âge applaudis.
Ce maître a su former d’aimables étourdis ;
Pour en faire, à son gré, des savants ou des sages,
Il peut de ses écrits leur citer des passages,
Et montrant le savoir de grâce revêtu,
Par son exemple encore enseigner la vertu.
Ainsi, dans ce séjour, tout émeut, tout enflamme,
Tout parle à mon esprit, tout élève mon âme ;
Et fier de l’habiter, par un piquant retour
C’est moi, transfuge ingrat, qui te plains, à mon tour,
D’avoir pu déserter cette ville savante,
Olympique cité, pépinière vivante
D’écrivains, de guerriers, d’artistes, d’orateurs,
Qui de ce mont sacré descendront les hauteurs
Pour accroître en cent lieux la gloire de la France,
Dont ils sont aujourd’hui la plus chère espérance !
DORLIS.
Tu m’embrases, mon cher ! Aux cours de Villemain,
D’Andrieux, je viendrai... j’irai...
VICTOR.
Quand ?
DORLIS.
L’an prochain.
VICTOR.
On a toujours du temps, quand on a ta fortune.
DORLIS.
La remarque, entre nous, n’est pas très opportune.
Je suis, en ce moment, un riche malaisé.
Les non-valeurs du jeu sur ma bourse ont pesé.
Pour nous, l’or du Pactole est bien mêlé de vase !
VICTOR.
Un grand tonneau sans fond tient moins qu’un petit vase.
DORLIS.
On dépense à dîner quatre cents francs pour trois...
VICTOR.
De tes dîners d’un jour moi je vivrais deux mois.
DORLIS.
J’ai fait chez vingt marchands courir ma signature,
Des créanciers à pied je me sauve en voiture.
Les billets, on s’en moque ! on laisse protester ;
Plus tard, avec les frais, on va les acquitter ;
Mais on ne peut laisser protester sa parole.
Ce soir, grâce à l’effet d’une maudite vole,
J’ai vingt louis comptant, sans faute, à rembourser ;
Je vais à quelque juif sur-le-champ m’adresser.
VICTOR.
Pourquoi donc ? les pédants ont rarement des dettes,
Leurs dépenses jamais ne passent leurs recettes ;
Ils sont toujours au pair. Sans rien se refuser,
Ils ont, en s’amusant, l’art d’économiser,
Et peuvent secourir un ami dans la gêne,
Avec l’or qu’en leurs mains a versé l’Hippocrène.
DORLIS.
Moi, plus riche que toi, je pourrais accepter !
VICTOR.
Le plus riche est toujours celui qui peut prêter.
DORLIS.
Digne ami !... Ciel ! qu’entends-je ! Eh ! c’est mon inconnue !
VICTOR.
Comment ! ma sœur !
DORLIS, à part.
Sa sœur ! rencontre inattendue !
VICTOR.
Monsieur, expliquez-moi !...
LE RÉGISSEUR, se levant.
C’est bien ! c’est bien !... cela suffit, le reste va à merveille.
DORLIS.
D’autant plus que la belle inconnue ne peut pas venir à la répétition ; elle a la migraine.
VICTOR.
Eh ! non, tu sais bien qu’elle dîne en ville.
D’HERBELIN.
Eh bien ! comment ça finit-il ? qu’est-ce que ça devient ?
SIMON.
Mais tais-toi donc !
D’HERBELIN.
Comment ! on me coupe mon intérêt, et l’on m’interrompt au plus beau moment ? Je veux au moins savoir la suite.
SIMON.
Après-demain tu viendras voir la première représentation.
D’HERBELIN.
Oui certes... j’y viendrai... car au moins voilà un théâtre !
SIMON, tirant sa montre.
Ah ! mon Dieu ! neuf heures dans l’instant. Tu oublies qu’on nous attend à Feydeau ?
D’HERBELIN.
Allons, mon ami, je suis à toi.
Au régisseur.
Monsieur, mesdames, messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer... Je suis ravi, enchanté... et ne sais comment vous remercier de la faveur que vous m’avez accordée ; mais le jour de la première représentation je serai là,
Battant des mains.
et vous m’entendrez.
SIMON, bas au régisseur.
Les stores de ma voiture sont baissés... je vais lui faire faire le tour du Luxembourg, et dans dix minutes...
LE RÉGISSEUR.
À merveille.
SIMON, à d’Herbelin.
Allons, mon ami, allons à Feydeau.
D’HERBELIN.
Allons à Feydeau ! quelle bonne soirée ! tous les plaisirs à la fois.
Ils sortent par la droite.
Scène XI
LE RÉGISSEUR, PREMIER GARCON, puis FANCHETTE
PREMIER GARÇON.
Monsieur... faut-il changer le décor ?...
LE RÉGISSEUR.
Eh ! oui, sans doute... le salon gothique.
FANCHETTE, entrant.
J’ai joliment couru... tant j’avais peur d’être à l’amende... mais je ne suis pas en retard... n’est-il pas vrai, monsieur ?
LE RÉGISSEUR.
Non, mon enfant... vous arrivez à temps, car on n’a pas encore commencé.
FANCHETTE.
Dites donc, monsieur, il faudra parler à monsieur le directeur ; il m’a mis sur ce papier pour les secondes amoureuses, et moi je ne voudrais pas...
LE RÉGISSEUR.
Et pourquoi cela ?
FANCHETTE.
Parce qu’en fait de ça, j’aimerais mieux des premiers amours, si c’est possible.
LE RÉGISSEUR.
Ici c’est bien difficile ; mais, enfin, on verra... on vous mettra dans les ingénues, ce qui est un emploi très rare, un emploi difficile à tenir... et dans lequel, j’en suis sûr, vous ne pouvez manquer de réussir !
FANCHETTE.
À la bonne heure !
LE RÉGISSEUR.
En attendant, avez-vous bien repassé votre rôle ?
FANCHETTE.
Oh ! oui, monsieur... c’est moi qui viens annoncer à ma dame que son mari revient... et je suis bien sûre de n’en pas manquer un mot...
D’un air gai.
Madame, madame, voilà votre mari.
LE RÉGISSEUR.
Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?... vous lui dites ça en sautant et avec joie !
FANCHETTE.
Dame ! un mari qui nous arrive, c’est toujours gentil...
LE RÉGISSEUR.
Mais, au contraire... puisque la dame châtelaine est avec quelqu’un qui lui fait la cour...
FANCHETTE.
J’entends... ça la dérange.
LE RÉGISSEUR.
Précisément ! puisque le seigneur châtelain est un jaloux qui vient la surprendre.
FANCHETTE.
Fallait donc le dire... moi je ne demande qu’à apprendre... Mais soyez tranquille... je mettrai du mystère et de l’effroi ! Madame... madame... voilà votre mari...
LE RÉGISSEUR.
À merveille...
Fanchette sort. La théâtre change et représente un salon gothique.
Allons, messieurs, tous les accessoires sont-ils en place ? Ici, à droite... la statue du vieux chevalier ; là, à gauche, une table... une bouteille, un verre et ce qu’il faut pour un repas. De ce côté, près de la statue, une chaise et un rouet... C’est bien... je vais à l’orchestre... que tout le monde soit prêt... je donnerai le signal pour commencer.
Il sort par la droite.
Scène XII
MONSIEUR D’HERBELIN et SIMON, entrant par la gauche
D’HERBELIN.
J’ai cru que nous n’arriverions jamais, tu m’as fait passer par tant de corridors... je ne m’y reconnaissais plus.
SIMON, à part.
Je crois bien ! je l’ai fait entrer par la porte des acteurs.
Haut.
Ma foi, nous sommes bien heureux, ce n’est pas encore commencé... mettons-nous de ce côté.
D’HERBELIN, à voix basse.
Ah ! ah ! ça n’est pas ici aussi grand qu’aux Français... mais c’est tout naturel à cause de la voix !... il ne faut pas que les roulades se perdent... et sais-tu ce qu’on va répéter ?
SIMON.
Le Vieux Châtelain, un opéra-comique en un acte, dont la musique est de deux compositeurs français.
D’HERBELIN.
Il paraît que l’action ne se passe pas de notre temps.
SIMON.
Eh non... c’est au onzième ou douzième siècle, dans un temps d’ignorance et de superstition, parce que tu sais bien qu’alors on n’avait pas autant d’esprit que de nos jours.
D’HERBELIN.
C’est adroit à l’auteur des paroles d’avoir placé la scène dans ce temps-là... ça ne l’oblige à rien...
SIMON.
Sans doute... à cause de la couleur locale...
D’HERBELIN.
Tais-toi donc, on frappe les trois coups ; sommes-nous arrivés au bon moment !
Scène XIII
LES MÊMES, MONSIEUR DE VERTE-ALLURE, HILDEGONDE
VERTE-ALLURE.
J’ai pris le coup de l’étrier, et je puis partir. Approchez, madame de Verte-Allure ma femme, j’ai à vous dire que je vais m’absenter pour quelques heures.
HILDEGONDE, riant niaisement.
Vraiment !
VERTE-ALLURE.
Je vous demande pourquoi cela vous fait rire ?
HILDEGONDE.
Dame ! moi je ne sais pas !... c’est que ça doit être amusant de sortir de ce vieux château, et je me réjouis pour vous du plaisir que vous allez avoir !
VERTE-ALLURE.
Vous devez, au contraire, vous affliger quand votre mari s’éloigne.
HILDEGONDE.
Oui, monsieur.
VERTE-ALLURE.
Voilà comme cela se pratique ordinairement.
HILDEGONDE.
Oui, monsieur.
VERTE-ALLURE.
Et même quelques larmes ne gâteraient rien, surtout quand il y a du monde.
HILDEGONDE.
C’est fâcheux qu’il n’y ait personne ici ; mais tantôt quand vous reviendrez, je n’y manquerai pas.
VERTE-ALLURE, à part.
Est-il possible que moi, chevalier, j’aie épousé une femme aussi bête que celle-là ! Il est vrai que sa sottise même offre des garanties bien précieuses pour l’honneur conjugal.
Haut.
Écoutez, Hildegonde, je vais à un superbe tournois où je suis invité.
Air de Boieldieu.
La belle chose qu’un tournois !
C’est là que pour sa belle
Un chevalier courtois
Fait, en amant fidèle,
Admirer ses exploits.
La belle chose qu’un tournois !
La lance en main, le casque en tête,
Fier, il s’avance au petit trot ;
Puis au signal de la trompette
Son coursier part au grand galop,
Et dans cette noble carrière,
Le guerrier qui s’est élancé,
Sort plein de gloire et de poussière,
L’air vainqueur ou le nez cassé.
Oui, voyez d’ici quelle fête !
Le vainqueur qu’on ramène en char,
Et le vaincu sur un brancard,
Et le clairon et la trompette,
Et les clameurs et les bravos,
Et les belles et les héros ;
Dans l’air mille cris à la fois ;
La belle chose qu’un tournois !
Vous, pendant ce temps, ma chère amie, vous aurez la bonté de rester au château.
HILDEGONDE.
Oui, monsieur.
VERTE-ALLCRE.
Et de penser à moi.
HILDEGONDE.
Oui, monsieur.
VERTE-ALLURE.
Et de ne recevoir personne.
HILDEGONDE.
Oui, monsieur.
VERTE-ALLURE.
Mais si cependant il venait quelqu’un...
HILDEGONDE.
Oui, monsieur.
VERTE-ALLURE.
Ah çà ! qu’est-ce que c’est donc que cette rage que vous avez de répondre toujours oui, et à tout le monde, et à tout ce qu’on vous dit ?
HILDEGONDE.
Dame !... moi je ne suis pas contrariante.
VERTE-ALLURE.
C’est justement ce qui me déplaît... Et s’il venait quelqu’un en mon absence, quelque seigneur qu’il fallût absolument recevoir, vous aurez la bonté de répondre toujours non à tout ce qu’il vous dira.
HILDEGONDE.
Non ?...
VERTE-ALLURE.
Pas d’autre mot que celui-là : non, non, et toujours non.
HILDEGONDE.
Eh bien ! on s’y conformera ; un mot ou un autre, qu’est-ce que ça me fait !
VERTE-ALLURE.
Et si vous manquez en la moindre chose à ce que je viens de vous prescrire, vous voyez cette figure de chevalier, je saurai par elle tout ce qui sera arrivé.
HILDEGONDE, regardant la statue arec effroi.
Ah ! mon Dieu !
VERTE-ALLURE.
Allons, ma femme, je pars, venez m’embrasser.
HILDEGONDE.
Non.
VERTE-ALLURE.
Qu’est-ce à dire ? Est-ce que vous ne m’aimez plus ?
HILDEGONDE.
Non.
VERTE-ALLURE.
Comment ! non ?
HILDEGONDE.
Dame ! écoutez donc, moi je commence...
VERTE-ALLURE.
C’est juste... me voilà tranquille. Adieu, ma femme ; je vais combattre et je reviendrai dîner.
Il sort. Hildegonde le salue en le regardant sortir.
Scène XIV
LES MÊMES, HILDEGONDE
HILDEGONDE.
Premier couplet.
J’en tremble encor lorsque j’y pense !
Comment ! par un art merveilleux,
Regardant la statue du chevalier.
Cette statue, en son absence,
Aura toujours sur moi les yeux !
Oh ! je serai docile et sage...
Pourtant à quelque doux langage
Si je ne répondais pas bien...
D’un air suppliant.
Bon chevalier ! n’en dites rien !
Deuxième couplet.
S’asseyant et prenant sa tapisserie.
Allons, songeons qu’il me regarde,
Et travaillons avec ardeur.
Mais, hélas ! quoiqu’on prenne garde,
Peut-on répondre d’un malheur !
Regardant la statue.
Ah ! ne soyez pas trop sévère,
Daignez écouter ma prière ;
Et si je pensais à Julien...
Bon chevalier ! n’en dites rien !
Oh ! oui, j’en suis certaine, il sera discret ! Mais cependant,
Passant derrière la statue et lui jetant sur la tête la tapisserie qu’elle tient.
là !... comme ça, c’est plus prudent. N’ayant rien vu il ne pourra rien dire ! Mais qui vient là et quel est ce bachelier qui entre ainsi sans façons ?
Scène XV
LES MÊMES, FERNAND
FERNAND.
Il paraît qu’il n’y a personne dans ce château.
Apercevant Hildegonde.
Si, vraiment ! Pardon, madame, de la manière dont je suis entré chez vous. J’ai frappé à la grande porte, on ne m’a pas répondu ; j’ai osé franchir la haie du jardin, traverser le vestibule, et j’arrive jusqu’ici, tout étonné de ma hardiesse.
HILDEGONDE, à part.
Allons, rappelons-nous bien ma leçon.
FERNAND.
Daignez me présenter au seigneur châtelain, car je présume que vous n’êtes pas seule et que vous avez un mari.
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND, avec joie.
Point de mari !... C’est à merveille. Et puis-je savoir chez qui je suis ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Du mystère... c’est charmant ! Oh ! bien, moi, je n’en fais jamais ! Je suis la franchise même, et dès le premier moment l’on a fait connaissance avec moi.
Duo.
Dans ce noble castel, séjour de l’opulence,
Vous voyez devant vous le bachelier Fernand,
Qui, d’espèces léger mais riche d’espérance,
Chemine en philosophe et voyage en chantant.
Daignez dans ce manoir antique
M’accorder l’hospitalité.
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Comment ! non ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND, à part.
C’est unique !
Je lui croyais plus de bonté !
Haut.
Dans la fatigue qui m’accable
Puis-je au moins rester un instant ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Comment ! non ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND, à part.
C’est aimable !
Dieu, quel caractère charmant !
Haut.
De vous au moins mon cœur désire
De quoi dîner.
HILDEGONDE.
Non !
FERNAND.
Non ! encor !
Pas même à dîner ! C’est trop fort !
De faim vouloir que l’on expire,
Quand près de vous dans ce séjour
On ne doit mourir que d’amour !
Allons, allons, c’est impossible,
Vous ne serez pas insensible...
HILDEGONDE.
Non !
FERNAND.
Non ! à la bonne heure au moins,
Voilà parler !
À part.
Grâce à mes soins
Je commence enfin à comprendre ;
Il ne s’agit que de s’entendre !
Haut.
Vous ne refusez plus mes vœux ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Loin de me mettre à la porte,
Vous ne voulez plus que je sorte ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Non ! ah ! vraiment, c’est au mieux !
Prenant la bouteille qui est sur la table et se versant.
À votre santé, je l’espère,
Vous ne voudrez pas m’empêcher
De vider d’abord ce grand verre ?
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Ô demeure hospitalière !
Buvant un second verre.
Allons, il faut se dépêcher !
Vous ne pouvez m’en empêcher.
HILDEGONDE.
Non... non... non...
Ensemble.
FERNAND.
Ah ! c’est charmant ! c’est admirable !
Un pareil non veut dire : Oui.
Beauté cruelle, inexorable,
Refusez-moi toujours ainsi !
HILDEGONDE, à part.
Il voudrait faire ici l’aimable,
Et me forcer à dire : Oui !
Mais je dois être inexorable,
Pour obéir à mon mari.
FERNAND.
Ô douce vue ! ô charme extrême !...
Mais on vous mettrait en courroux
Si l’on vous disait qu’on vous aime.
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Non !
HILDEGONDE.
Non.
FERNAND.
Que ce mot est doux !
Et si, dans l’ardeur qui m’enflamme,
Lui prenant la main.
J’osais réclamer cette main...
Oh ! vous vous fâcheriez, madame ?
HILDEGONDE.
Non... non...
FERNAND.
Vraiment ! ah ! c’est divin !
Mais vous ne pouvez pas, je pense,
D’un baiser vous formaliser...
Un seul... ah ! c’est en conscience !
Pouvez-vous me le refuser ?...
HILDEGONDE.
Non... non...
FERNAND, l’embrassant.
Non... non...
D’honneur ! j’en perdrai la raison.
Ensemble.
FERNAND.
Ah ! c’est charmant ! c’est admirable !
Un pareil non veut dire ; Oui.
Beauté cruelle, inexorable,
Refusez-moi toujours ainsi !
HILDEGONDE, à part.
Qu’il est galant, qu’il est aimable !
Il voudrait que je dise : Oui.
Mais je dois être inexorable,
Pour obéir à mon mari.
Scène XVI
LES MÊMES, FANCHETTE
FANCHETTE.
Madame, madame, votre mari !
FERNAND.
Votre mari !... et vous disiez que vous n’en aviez pas ?
FANCHETTE.
Je l’entends, madame, le voilà qui monte.
À la vue de Fanchette, d’Herbelin paraît étonné, se frotte les yeux et se lève de sa chaise.
HILDEGONDE.
Comment faire ?
FERNAND.
Empêchez qu’il ne me voie.
FANCHETTE.
Impossible... parce qu’en apercevant en bas le manteau du seigneur bachelier, il s’est écrié...
Apercevant d’Herbelin.
Ciel ! monsieur d’Herbelin !
D’HERBELIN.
C’est elle !... c’est Fanchette !...
SIMON, retenant d’Herbelin.
Eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc ? tu troubles la répétition.
HILDEGONDE, à Fanchette.
Qu’est-ce que vous faites donc, mademoiselle ? d’Herbelin... d’Herbelin... ce n’est pas la réplique, et je ne sais plus où j’en suis.
D’HERBELIN.
Ni moi non plus ! Fanchette que j’ai laissée chez moi, au coin de mon feu, et que je retrouve ici... sur le théâtre Feydeau !
FANCHETTE.
Sur le théâtre Feydeau ?... Qu’est-ce que ça veut dire ? Apprenez, monsieur, que je n’ai pas quitté le quartier, et que, si je me suis engagée, c’est à l’Odéon et pas ailleurs.
D’HERBELIN.
À l’Odéon !... Comment ! je pars pour Feydeau, et je me trouve à l’Odéon ?
SIMON.
Et pourquoi pas ? comme il y a deux ans, lorsqu’en partant pour Dieppe, tu t’es trouvé rue Chariot.
D’HERBELIN.
Et c’est foi qui me joues de ces tours-là !
SIMON.
De quoi as-tu à te plaindre ? au lieu de rester au coin du feu, n’as-tu pas passé une soirée variée et agitée ? Tu voulais de la tragédie, de la comédie et de l’opéra-comique ; eh bien ! au lieu de traverser les ponts et de courir plusieurs spectacles... tu pourras ici, dans la même soirée, jouir de ces trois genres que tu aimes. Tu les trouveras tous trois réunis dans un seul théâtre qui est près de toi... à ta porte.
D’HERBELIN.
À la bonne heure, me voilà convaincu ; mais dis-moi, cette petite Fanchette...
SIMON.
Tu ne peux pas t’opposer à sa vocation, et tu en prendras une autre.
D’HERBELIN.
Une autre... et si elle me quitte, si elle fait comme elle ?
SIMON.
Quel honneur pour toi !... Amateur de spectacle, protecteur des beaux-arts, on dira que la maison de monsieur d’Herbelin est le Conservatoire du faubourg Saint-Germain ; et, grâce à tes secours, grâce à son zèle et à ses efforts, puisse le nouveau théâtre retenir à lui les naturels du pays, empêcher les excursions lointaines, et forcer même les Parisiens de l’autre rive à sortir de leurs préjugés et de leur quartier !