Les Suites d’un mariage de raison (Léon-Lévy BRUNSWICK - Achille D’ARTOIS - Victor LHÉRIE)

Drame en un acte, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Nouveautés, le 6 mai 1829.

 

Personnages

 

LE GÉNÉRAL COMTE DE BRÉMONT

ÉDOUARD, son fils, colonel

BERTRAND, ancien militaire, faisant valoir une ferme, ayant une jambe de bois

PINCHON, fermier, parent de Bertrand

MICHEL, garçon de ferme

SUZETTE, femme de Bertrand

MADAME PINCHON

 

La scène se passe à la ferme de Bertrand.

 

Le théâtre représente la salle basse d’une maison rustique. À droite une porte d’entrée ; dans le fond une autre porte et deux fenêtres laissant apercevoir un jardin. Deux tables, des chaises et une armoire composent l’ameublement. Une paire de pistolets est accrochée au mur, à gauche.

 

 

Scène première

 

PINCHON, MADAME PINCHON, entrant par la porte du fond

 

MADAME PINCHON.

Ah ! nous voilà arrivés !

Appelant son mari.

Pinchon !... ici, Pinchon !

PINCHON, entrant.

Me voici, madame Pinchon... C’est que je m’étais arrêté auprès de la mare à regarder les canards.

MADAME PINCHON, examinant.

Hein ! comme cette ferme-là est tenue ! comme tout ça est en ordre !

PINCHON.

C’est que Suzette est une bonne ménagère... une brave mère de famille ; faut voir comme elle soigne ses deux marmots !

MADAME PINCHON.

Elle fait comme moi.

PINCHON.

Je le sais bien ; mais il n’y a que trois ans qu’elle est mariée, et elle t’a déjà rattrapée.

Air : Vaudeville de l’Homme vert.

Dans un ménage où tout prospère,
Où l’amitié règne en tout temps,
C’est un doux plaisir d’être père !

MADAME PINCHON.

N’as-tu pas deux jolis enfants ? (bis.)

PINCHON.

De not’ bonheur ils sont la chaîne ;
Mais si le ciel comblait mes vœux,
Nous en aurions une douzaine.

MADAME PINCHON.

Je n’ai jamais demandé mieux. (bis.)

PINCHON.

Oh ! je sais bien qu’il n’y a pas de ta faute, je te rends justice... Mais dis donc, femme, c’est tout d’même une bonne acquisition que nous allons faire la avec le cousin Bertrand : un petit bois bien planté, à deux pas d’ici, et bon marché...

MADAME PINCHON.

Prends garde !... tes bons marchés sont toujours un peu chers.

PINCHON, avec malice.

Madame Pinchon, j’ai pourtant déjà fait plus d’un bon marché en ma vie... vous savez que je me connais en bon terrain ?

MADAME PINCHON.

Oui... quelquefois.

PINCHON.

D’ailleurs, ici je n’agis pas seul ; j’achète de moitié avec le cousin Bertrand. Quand je pense que c’est avec le produit de la ferme que le général lui a donnée lors de son mariage avec Suzette qu’il a fait cette acquisition !... C’est bien flatteur, tout d’ même, que monsieur Édouard ait été amoureux de sa femme.

MADAME PINCHON.

Ah ! tu trouves ça flatteur ?

PINCHON.

C’est une bénédiction ! Quel dommage qu’il n’ait pas été amoureux de toi ! ça vous arrange un ménage tout de suite... Eh bien, malgré tout cela, madame Bertrand ne me fait pas l’effet d’être heureuse.

MADAME PINCHON.

Crie donc encore plus fort, pour que son mari t’entende ! Et qui te fait croire que Suzette n’est pas heureuse, dis ?

PINCHON.

Chut !

À mi-voix.

D’abord, elle ne rit jamais qu’à moitié, et je l’ai surprise l’autre jour embrassant son garçon avec des larmes qui lui roulaient dans les yeux ! que ça m’a tout attendri... Ensuite, c’est au vu de tout le monde, elle dépérit, surtout depuis trois ans, juste enfin depuis le mariage de M. Édouard ; non que je prétende que ça soit ça... mais je te dis que Suzette n’est pas heureuse.

MADAME PINCHON.

Est-ce que les femmes sont jamais heureuses ? est-ce que je le suis, moi ?

PINCHON.

Tiens, cette question !

MADAME PINCHON.

Suzette est d’une faible santé, voilà tout. Ce ne sont ni les bons procédés, ni les attentions qui lui manquent avec son mari... Voilà un homme, celui-là ; il fait tout ce que veut sa femme.

PINCHON.

Il n’y a pas que lui, mon Dieu ! il n’y a pas que lui. Mais, vois-tu, ma femme, tu ne sais peut-être pas ça... on n’oublie pas facilement un jeune et joli garçon qui nous a aimés... on a beau faire... c’est toujours là.

MADAME PINCHON.

Et moi, je te réponds que ça ne reste pas toujours là. Écoute, Pinchon, et que je ne te le redise plus : je te défends de remettre ce sujet sur le tapis... il y aurait de quoi !... Monsieur Édouard, de son côté, est très heureux dans son ménage, du moins à ce qu’on dit, et il est impossible que Suzette puisse songer...

BERTRAND, en dehors.

Michel, ferme la porte du jardin !

MADAME PINCHON.

Les voici... silence !

 

 

Scène II

 

PINCHON, MADAME PINCHON, BERTRAND, SUZETTE, tenant son enfant par la main

 

BERTRAND.

Eh ! les voilà ! Ces chers amis !

TOUS QUATRE.

Air : Plaisirs de notre enfance.

L’instant qui nous rassemble
Fait battre mon cœur de plaisir ;
Nous fûmes heureux ensemble,
C’est un doux souvenir.

MADAME PINCHON.

Je vois que tout prospère
Selon votre désir.

BERTRAND, montrant son fils.

Tous les jours près d’ sa mère J’ vois mon bonheur grandir.

TOUS.

L’instant qui nous rassemble, etc.

SUZETTE, à madame Pinchon.

Que tu es aimable d’être venue ! moi qui vais si peu te voir !

MADAME PINCHON.

Ah ! dame ! je vois que tu as de l’occupation dans ton ménage !

BERTRAND.

Oh ! nous n’en manquons pas !

Air d’Aristippe.

Vous souvient- il qu’en épousant Suzette,
Sans m’ prévaloir du droit de son époux,
Je lui remis la clé de sa chambrette
En lui disant : J’ veux la tenir de vous,
Quand vous m’aim’rez j’ la recevrai de vous.
Suzette émue, en voyant ma franchise,
Récompensa l’amour qui me guidait,
Le même soir sa clé me fut remise,
Et vous voyez l’usag’ que j’en ai fait.

PINCHON.

Il est bon, l’usage !...

MADAME PINCHON.

Ah ! Bertrand peut se flatter d’avoir de beaux enfants !

PINCHON.

Oh ! pour ça, oui... et nos enfants aussi...

MADAME PINCHON, à son mari.

Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

SUZETTE, à madame Pinchon.

Tu es toujours bien contente de ton mari ?

MADAME PINCHON, avec malice.

Assez... et toi ?

BERTRAND.

Oh ! dame ! je fais tout ce que je peux pour que ma Suzette soit contente de moi.

MADAME PINCHON.

Et elle l’est, j’en suis sûre ! un militaire !... Moi, j’ai toujours eu du goût pour l’uniforme, et j’aurais voulu que mon mari fût militaire.

PINCHON.

Oui... pompier ou gendarme !

SUZETTE, en fixant son mari.

Je pense comme vous, mes amis : le bonheur d’une femme est assuré avec un homme estimable.

MADAME PINCHON.

Je te l’ai dit dans le temps, Suzette, tu n’épouses pas un élégant, un mirliflor ; mais un homme solide.

PINCHON, à part.

Mais, pas trop !

MADAME PINCHON.

Ça n’est pas un faiseur de belles phrases, mais de bonnes actions, sans compter les belles, car il en a fait.

BERTRAND.

Cousine !...

PINCHON.

Oui, il en a fait !

MADAME PINCHON.

C’est un homme capable !...

BERTRAND.

Cousine, si vous étiez ma femme, vous n’auriez peut-être pas si bonne opinion de moi. Je ne suis pas méchant, mais je manque d’éducation ; je n’ai rien appris, si ce n’est à donner ou à recevoir,

Il fait le geste de se battre.

et ça me rend quelquefois un peu brusque ; alors, je crains que ça ne plaise pas à Suzette, ça me cause du chagrin... Avec ça, quand je pense à cette diable d’infirmité !...

Il montre sa jambe de bois.

MADAME PINCHON.

Ça ?... ça n’est rien du tout ! au contraire, les femmes aiment les braves, et c’est une sûreté pour elles.

Air du Cabaret.

Au premier rang des invalides,
N’est-il pas bien doux de songer
Qu’on a des jambes plus solides
Et dont on peut encor changer.
J’ai vu des époux fort ingambes
Dont les femm’s se plaignaient tout bas ;
Parlez-moi d’un mari sans jambes,
Ça ne court pas !
(bis.)

PINCHON, à part.

Et c’est plus facile à attraper.

MADAME PINCHON.

D’ailleurs, ne l’as-tu pas perdue pour ce bon monsieur Édouard ?

Au nom d’Édouard, Suzette a fait un mouvement que madame Pinchon a remarqué.

BERTRAND, montrant les pistolets.

Voilà encore les camarades qui m’ont servi ; ils ne me quitteront jamais !... Ah çà, Pinchon, as-tu apporté les papiers nécessaires à notre acquisition ?

PINCHON, tirant un papier timbré de sa poche.

Tiens, voilà le timbre... Mais, un instant... l’adjudication n’aura lieu que ce soir, et je ne me mets pas en route avant d’avoir mangé un morceau.

SUZETTE.

C’est juste... je vais vous servir à dîner.

MADAME PINCHON.

Je vais t’aider.

Elles disposent la table.

PINCHON.

À propos, Bertrand, tu ne nous dis rien du général ; comment se porte-t-il ?

BERTRAND.

Mon pauvre général ! il est seul à présent... je ne suis plus auprès de lui... et monsieur Édouard, qui vient d’être nommé colonel, peut encore moins que moi lui tenir compagnie...

PINCHON.

Bah ! il est colonel ?

BERTRAND.

Il le méritait bien : c’est un si bon jeune homme ! Que j’aurais de plaisir à le revoir, ce cher monsieur Édouard !

PINCHON.

Je le vois encore comme s’il était là... Il était si affable, si bon pour nous !... Dans les premiers temps de notre mariage, je ne rentrais jamais à la maison qu’il n’y fût ; je le trouvais près de madame Pinchon.

MADAME PINCHON.

Eh bien ! après ?

PINCHON.

Après ?... c’était tous les jours à recommencer... visite sur visite, quoi !... ah ! excepté quand j’y étais... alors il se gardait bien d’entrer, de peur de me déranger... Bon jeune homme !

BERTRAND.

Voilà trois ans que nous ne l’avons vu ; mais ce qui me console, c’est de le savoir heureux auprès de sa femme, car c’est un joli chef de file que mademoiselle de Luceval... Eh bien, malgré ça, je gage qu’il pense quelquefois à son vieux Bertrand et à sa petite Suzette... il l’aimait tant !

PINCHON.

Oh bien oui !... du caractère aimant dont je le connais, je suis sûr qu’il est tout à sa femme, et qu’il nous a oubliés tout-à-fait.

SUZETTE, à part, cherchant à cacher ses larmes.

Oubliés tout-à-fait !...

Elle tombe sur sa chaise.

PINCHON, se retournant vers Suzette.

Eh bien ! cousine, qu’est-ce que vous avez ?

BERTRAND, courant à elle.

Suzette ? qu’as-tu donc ?... est-ce que tu te sens mal ?

SUZETTE, avec embarras.

Moi, mon ami !... En effet... je me suis senti une oppression soudaine... ça ne sera rien.

PINCHON, bas à sa femme.

Vois-tu ! j’ai parlé de monsieur Édouard, sans y penser... et voilà l’effet que ça lui produit.

MADAME PINCHON.

Te tairas-tu ?

BERTRAND, à Suzette.

Allons, allons, ma petite Suzette, dis-moi ce qui te fait de la peine ?... Voyons, parle... je t’en supplie, dis tout à Bertrand... c’est ton meilleur ami... désires-tu quelque chose ? je puis te satisfaire, grâces aux bontés de monsieur Édouard.

SUZETTE, vivement.

Je te remercie, mon ami ; je ne désire rien ; tu as tant fait pour moi !

MADAME PINCHON, à Bertrand.

Les femmes, cousin, sont quelquefois tristes sans savoir pourquoi.

PINCHON, regardant Suzette qui se remet.

Voilà que ça revient... Allons, mangeons ! Bertrand, à table !

BERTRAND, d’un air chagrin.

Je n’ai plus faim.

Il paraît réfléchir.

PINCHON.

Parce que tu as peut-être bien déjeuné... Mais moi...

Il va à la table.

MADAME PINCHON, sévèrement.

Pinchon !... vous ne devez pas avoir d’appétit.

PINCHON.

Ah !... alors... j’ai dîné.

BERTRAND.

Ça n’est pas naturel...

Regardant sa femme.

Quand on pleure, il y a une cause... Je vois ce que c’est maintenant, et je l’ai toujours pensé...

SUZETTE, se levant vivement et avec effroi.

Bertrand, que veux-tu dire ?

PINCHON, à sa femme.

Oui, oui... qu’est-ce qu’il veut dire ?

BERTRAND, avec douleur.

C’est tout simple !... une demoiselle qui a été élevée dans le grand monde ne doit pas se plaire avec des paysans !

MADAME PINCHON, à Bertrand.

Cousin !

BERTRAND, de même.

Un vieux soldat, ça ne peut parler que batailles... ça n’a pas de belles manières... Alors, on se chagrine, on regrette la société qu’on a vue... on se dit : Je n’étais pas faite pour être fermière ; les soins grossiers de mon ménage me déplaisent... et on pleure.

MADAME PINCHON.

Tu te trompes, cousin !

BERTRAND.

Nous nous sommes tous trompés... Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre.

À Suzette, qui est à sa gauche.

Vous méritiez mieux que moi !... mais... je t’aimais tant ! ça m’a empêché de réfléchir... Il est trop tard, maintenant...

Essuyant une larme.

Ah ! mon général ! qu’avez-vous fait ?

MADAME PINCHON, qui a remonté le scène.

Chut ! le voici.

PINCHON, à part.

Il arrive bien.

BERTRAND, à Suzette.

Suzette, remets-toi, je t’en prie !... qu’il ne se doute de rien ; ça lui ferait trop de peine... Pardonne-moi ce petit moment d’humeur ; ce sera le dernier.

SUZETTE, avec attendrissement.

De tout mon cœur !... Tu n’as point de torts.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE GÉNÉRAL

 

LE GÉNÉRAL, entrant par la porte du fond.

Bonjour, mes amis !

SUZETTE, qui a été au-devant de lui.

Comment, monsieur le comte, vous vous donnez la peine de nous visiter ?

LE GÉNÉRAL.

Je viens voir les heureux que j’ai faits... Bertrand auprès de sa bonne Suzette... Je les vois tous deux satisfaits, et je me dis : Tout cela est mon ouvrage.

BERTRAND, embarrassé.

Aussi notre reconnaissance, mon général, sera éternelle...

LE GÉNÉRAL.

Vous ne m’en devez aucune.

Regardant Suzette.

J’ai fait ce que j’ai dû... Je suis récompensé... Mon fils, qui s’est allié à une famille distinguée, trouve, j’en suis sûr, la même félicité au sein de son ménage. C’est aussi un mariage de raison !... C’est mon système, et je crois que c’est le meilleur.

À Suzette.

La vie simple et laborieuse que tu mènes ici ne laisse ni craintes ni regrets.

SUZETTE, à part.

Ni craintes !... ni regrets !

LE GÉNÉRAL.

Et c’est pour partager pendant quelques jours cette douce tranquillité, que votre bon ami Édouard s’arrache aux plaisirs bruyants de la capitale.

SUZETTE, à part.

Ô ciel !

BERTRAND.

Quoi ! nous allons avoir le colonel ?

LE GÉNÉRAL.

Il me mande qu’il doit arriver aujourd’hui même... et je suis venu vous annoncer cette bonne nouvelle.

SUZETTE, à part.

Il va venir !

LE GÉNÉRAL.

Édouard me parle de vous tous avec attendrissement. Tiens, Suzette, lis toi-même ce qui vous concerne.

Il lui donne la lettre.

Là.

SUZETTE, émue, remet la lettre à Bertrand.

Tiens, lis toi-même, mon ami.

BERTRAND, lisant.

« Et tous mes bons amis, mes compagnons d’enfance, je vais donc les revoir, après trois ans de séparation ! je vais les presser sur mon cœur... »

PINCHON.

Comme il nous aime !

BERTRAND, continuant.

« Ils ne sont pas un moment sortis de ma mémoire : Bertrand, ma chère Suzette... et la bonne madame Pinchon. »

PINCHON, à sa femme.

Il pense toujours à nous.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! vous allez le trouver un peu changé... Ce n’est plus un étourdi maintenant, c’est un homme, un vrai militaire.

BERTRAND.

J’ai toujours dit qu’il n’y aurait pas de meilleur officier que monsieur, Édouard, et que vos épaulettes, mon général, ne sortiraient pas de la famille.

SUZETTE, avec intention.

Sans doute, sa jeune épouse l’accompagne ?

LE GÉNÉRAL.

Non ; elle est restée à Paris... L’intention de mon fils est de ne passer que quelques jours avec moi... Il s’agit, dit-il, d’une affaire importante dont il veut m’entretenir, mais qu’il ne m’indique pas.

MICHEL, accourant.

Le voilà, monsieur le général !... voilà monsieur Édouard !

BERTRAND.

Le colonel !

SUZETTE.

Déjà !...

PINCHON, regardant dehors.

Ah ! mon Dieu, oui !... c’est lui qui vient par le verger.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, ÉDOUARD

 

Le colonel se jette dans les bras de son père, et prend les mains à Bertrand et à Suzette.

ÉDOUARD.

Mon père ! mes amis, mes bons amis !... quelle joie j’éprouve à vous revoir !... Bertrand, Suzette... Te voilà, Pinchon !

PINCHON.

Avec ma femme, qui brûle du désir de vous voir.

ÉDOUARD.

Bonjour, madame Pinchon... Suzette, vous êtes heureuse, je le sais.

SUZETTE.

Oui, monsieur de Brémont.

ÉDOUARD.

Ah ! dites Édouard ! traitez-le avec cette touchante familiarité d’autrefois.

BERTRAND.

Eh bien ! soyez donc pour nous Édouard... soyez notre bon ami Édouard, l’homme généreux à qui nous devons tout !

ÉDOUARD.

J’ai souvent parlé de vous à mon père... mais vous, pensiez-vous quelquefois à moi ?

PINCHON.

Si nous pensions à vous !... demandez plutôt à ma femme.

MADAME PINCHON, à Édouard.

Oui, monsieur de Brémont.

PINCHON, bas à sa femme.

Qu’est-ce que tu dis donc ?... traite-le donc avec cette touchante familiarité d’autrefois !

SUZETTE.

Monsieur Édouard, qui pouvait vous faire craindre untel oubli de notre part ?

ÉDOUARD.

Air : T’en souviens-tu ?

Dans ce hameau que toujours je regrette,
Je m’en souviens, je fus aimé longtemps.
Les malheureux que découvrait Suzette,
Conduits vers moi, s’en retournaient contents.
Dans le grand monde où l’éclat environne,
Dans vos bienfaits n’étant plus de moitié...
À soulager ne trouvant plus personne,
Il me semblait qu’on m’avait oublié.

BERTRAND.

Mon petit Bertrand prononce déjà votre nom.

SUZETTE.

Il vous aime autant que... son père.

ÉDOUARD.

Combien je regrette de n’avoir que trois jours à rester au château... mais je les passerai entre mon père et vous, et aujourd’hui nous ne nous quitterons pas.

BERTRAND, avec joie.

C’est très heureux pour nous... mais ce qui me vexe, c’est que je suis obligé de m’absenter pour une acquisition que j’ai à faire avec le cousin.

ÉDOUARD.

Tu nous quittes ?

PINCHON.

L’adjudication a lieu ce soir.

BERTRAND.

Et il faut de toute nécessité que je sois là... Pinchon pourrait se laisser tromper.

MADAME PINCHON.

Ah ! mon Dieu ! si on le voulait !...

BERTRAND.

Mais je reviendrai ce soir, un peu tard, sans doute... et demain matin, j’espère, mon colonel, vous offrir à déjeuner, si vous voulez, bien me faire l’honneur d’accepter.

Édouard lui prend la main.

MADAME PINCHON.

C’est ça ; et toi, Pinchon, tu peux rester là-bas... Ne te gêne pas !

LE GÉNÉRAL.

Nous allons retourner au château ; Bertrand nous conduira jusqu’au bout de l’avenue.

BERTRAND.

Il faut bien que je vous montre les améliorations que j’ai faites à la ferme.

PINCHON.

Je suis curieux de voir ça aussi, moi.

TOUS.

Air : L’aventure est vraiment singulière. (Villageoise somnambule.)

Ensemble.

Plus de peine, plus de mystère,
Tout nous seconde, mes amis,
Ah ! que rien désormais n’altère
Le plaisir d’être réunis.

SUZETTE, à part.

Que mon amour soit un mystère
Au milieu de tous nos amis,
Et que rien désormais n’altère
Leur bonheur d’être réunis.

ÉDOUARD, bas à Suzette, dont Bertrand s’est éloigné.

Il faut absolument, Suzette,
Que je vous parle seule !...

SUZETTE, tremblante.

Oh ! non !

PINCHON, bas à sa femme.

Vois-tu qu’il lui parle en cachette...

MADAME PINCHON, bas.

Taisez-vous donc, monsieur Pinchon !

À part.

N’ faut pas lui dir’ qu’il a raison.

ENSEMBLE.

Reprise.

Plus de peine, plus de mystère, etc.

SUZETTE, à part.

Que mon amour soit un mystère, etc.

Le général et Édouard sortent suivis de Pinchon et de Bertrand.

 

 

Scène V

 

MADAME PINCHON, SUZETTE

 

Suzette succombe à l’émotion dont elle s’était rendue maîtresse pendant la scène précédente. Madame Pinchon s’en aperçoit, court à elle et la reçoit dans ses bras.

MADAME PINCHON.

Cousine ! chère cousine !

SUZETTE, d’une voix faible.

Ah ! que je souffre !

MADAME PINCHON, lui prenant la main.

Suzette, mon amie !... ma sœur !... confie-moi tes peines, ça les calmera ; ne me cache rien... d’ailleurs ce serait inutile !

SUZETTE, avec effroi.

Que dis-tu ?

MADAME PINCHON.

Ton trouble... ta pâleur lorsqu’il est entré...

SUZETTE.

Lorsqu’il est entré !... qui ?

MADAME PINCHON.

Lui.

SUZETTE, cherchant à se rappeler.

Lui !

MADAME PINCHON, d’un ton ferme.

Monsieur Édouard... oui, monsieur Édouard !... tu l’aimes encore.

SUZETTE.

Silence !

MADAME PINCHON.

Tu l’aimes, te dis-je... Est-ce que là-dessus on trompe les yeux d’une femme ?

Suzette se couvre la figure de ses mains.

Va, il y a longtemps que je m’en doutais...

Avec sensibilité.

Suzette, quoiqu’en apparence légère et étourdie, crois bien que je ne suis pas indigne de ta confiance... Elle ne m’écoute pas !

Elle va chercher une chaise et se place près de Suzette.

SUZETTE, avec égarement.

Il est heureux, lui !... sa femme l’aime... il l’aime aussi... et moi... Bertrand... qui est si bon... Ah ! j’ai honte de moi-même.

Elle se cache la figure.

MADAME PINCHON.

Après tout, mon Dieu ! ce n’est pas ta faute... on n’est pas maîtresse de son cœur : les inclinations ne se défont pas à volonté... Pourtant, l’absence de monsieur Édouard...

SUZETTE.

Son absence !

Air : Elle va venir ! (Maçon.)

J’y pense toujours !
Son image m’a poursuivie :
Si mon époux, mon seul recours,
Me devient plus cher tous les jours,
C’est qu’Édouard lui doit la vie...
J’y pense toujours !

Deuxième couplet.

J’y pense toujours !
Mon cœur ne trouve aucune trêve,
Le travail n’est qu’un vain secours,
Je le vois, j’entends ses discours ;
La nuit, si je m’endors, j’en rêve...
J’y pense toujours !

MADAME PINCHON.

Pauvre cousine !... va, je me mets bien à ta place... Ces chagrins-là, on les comprend sans les avoir éprouvés. Au fond, on t’a sacrifiée... on a fait violence à ton cœur. Mais tu n’as fait de mal qu’à toi-même... parce que tu t’es comportée en bonne mère... en honnête femme !... oui, en très honnête femme !... car Bertrand est bien convaincu que tu l’aimes, au moins convenablement, d’un amour... de ménage... comme Pinchon et moi. Oh ! par exemple, si tu avais manqué à tes devoirs... si monsieur Édouard...

SUZETTE, se levant, ainsi que madame Pinchon.

Je n’ai à me reprocher que mon amour !... On a voulu me séparer de lui ; j’ai dû obéir, au prix de tout mon bonheur... Ils lui ont fait contracter d’autres nœuds ; ils ont voulu qu’il fût parjure... mais ils n’ont pu faire que son image sortit de mon cœur.

MADAME PINCHON.

Ton mari pourrait revenir... essuie bien vite tes yeux... ta figure est toute renversée.

SUZETTE.

Au nom de tout ce que tu as de plus cher au monde, oublie, s’il est possible, ce que je t’ai dit ! surtout ne m’en parle jamais !... Je suis malheureuse, c’est désormais ma destinée... Mais je ne saurais consentir à perdre l’estime des autres... Ciel ! Édouard !

 

 

Scène VI

 

MADAME PINCHON, SUZETTE, ÉDOUARD, entrant précipitamment

 

ÉDOUARD, sans voir madame Pinchon.

Chère Suzette !

Il l’aperçoit.

Je vous croyais seule !

À part.

Quel fâcheux contretemps !

SUZETTE, bas à sa cousine, qui s’est rapprochée d’elle.

Ma cousine !

MADAME PINCHON, bas à Suzette.

Je suis là, ne crains rien...

Haut.

Qu’est-ce donc, monsieur de Brémont ? que voulez-vous à Suzette ?

ÉDOUARD, embarrassé.

Je désirais... causer avec elle d’une affaire importante qui me concerne...

MADAME PINCHON, avec intention.

Eh bien !... ce qui vous touche ne m’intéresse-t-il pas aussi ? Je ne dois pas être de trop... Si vous recherchez un bon conseil, je suis femme à vous le donner !... dites ?

ÉDOUARD, plus embarrassé.

Sans doute, ma chère madame Pinchon, ce serait mal à moi de douter de votre amitié... mais...

MADAME PINCHON.

Mais... quel air de mystère !

ÉDOUARD, bas à Suzette.

J’ai besoin de vous parler... à vous seule !

SUZETTE, effrayée.

À moi seule !

Bas à madame Pinchon, en lui prenant la main.

Ne me quitte pas !

MADAME PINCHON, bas.

Je n’ai garde !

Haut.

Mon Dieu ! que de cérémonies ! de quoi s’agit-t-il ? Est-ce que deux femmes vous semblent de trop pour une confidence ?

Souriant.

Je me sens de force à garder un secret.

ÉDOUARD.

Un secret !... Eh bien, oui !... c’en est un... et je ne puis m’expliquer que devant elle.

MADAME PINCHON.

La confiance ne se commande pas... J’aurais donc mauvaise grâce d’insister.

Avec finesse.

Et puis, quelquefois il y a de ces sortes de choses qu’on ne peut pas dire devant tout le monde... n’est-ce pas, monsieur Édouard ?... Mais comme ce que l’on confie à une femme doit être su de son mari, parce que autrement ça ferait un mauvais effet... vous me comprenez ? alors, je vous conseille d’attendre que Bertrand soit ici.

SUZETTE, dont le trouble doit augmenter par degrés.

Oui, qu’il soit de retour... je ne puis vous entendre qu’en sa présence.

ÉDOUARD.

D’où vient cette émotion, Suzette ?

MADAME PINCHON.

Suzette s’appelle madame Bertrand... elle n’est pas plus émue que moi.

ÉDOUARD, vivement.

Mais pourquoi ces précautions qu’on semble prendre à mon égard ?... Qu’est-il donc arrivé ?

MADAME PINCHON.

Eh ! Monsieur, rappelez-vous le passé, et jugez si votre retour !...

SUZETTE, rapidement.

N’achève pas !...

ÉDOUARD.

Suzette, il faut absolument que je vous parle... de grâce, ne me refusez pas cet entretien ; je vous le demande à genoux.

SUZETTE.

Que faites-vous !

MADAME PINCHON, apercevant Bertrand qui entre, se place vivement entre eux. À Suzette.

Ton mari !

Édouard veut se relever ; elle le retient.

Restez.

Avec gaîté et très haut.

Allons donc, monsieur de Brémont, c’est pour vous moquer de moi !

Elle le relève.

 

 

Scène VII

 

MADAME PINCHON, SUZETTE, ÉDOUARD, BERTRAND

 

Bertrand  reste stupéfait en voyant Édouard aux genoux de madame Pinchon.

BERTRAND.

Que vois-je ?

ÉDOUARD, à part.

Imprudent !

BERTRAND, s’avançant.

Comment, mon colonel !... la femme de ce pauvre Pinchon !

ÉDOUARD, embarrassé.

Je t’assure, mon cher Bertrand, que tu es abusé par l’apparence... ce n’est qu’une plaisanterie.

MADAME PINCHON, d’un air sévère.

On ne plaisante pas comme cela, monsieur le colonel ! car enfin, mon mari pouvait arriver, aussi bien que le cousin... et alors...

Elle regarde Suzette.

ÉDOUARD.

Sois bien persuadé, Bertrand...

À part.

J’éprouve un trouble !

Haut.

Faisons la paix, madame Pinchon.

Il lui prend la main.

C’est une folie... n’en parlons plus !

Il salue et sort.

 

 

Scène VIII

 

BERTRAND, SUZETTE, MADAME PINCHON

 

SUZETTE, bas à madame Pinchon pendant que son mari est dans le fond.

Ah ! ma bonne cousine !

BERTRAND.

Ah çà, maintenant il est parti...

MADAME PINCHON, vivement.

Voici le fait : vous savez, cousin, qu’avant mon mariage, quand il revint du collège, M. Édouard me fit la cour.

BERTRAND.

Je ne m’en étais pas aperçu.

MADAME PINCHON, regardant Suzette.

C’est que vous vous occupiez d’autre chose... Croyant peut-être que je l’avais oublié, il voulait tout à l’heure me le rappeler... Je me suis fâchée, il s’est jeté à mes genoux, a pris une de mes mains qu’il a couverte de baisers... et... vous êtes entré... heureusement... voilà tout...

BERTRAND.

Diable ! il a toujours la tête chaude, le colonel !... mais Suzette devait empêcher cela !

SUZETTE, avec effroi.

Moi ?

MADAME PINCHON.

Bah ! le moyen d’empêcher qu’un homme se jette à nos genoux ?

SUZETTE, avec embarras.

Je t’assure que c’est bien malgré moi qu’il s’est permis...

BERTRAND.

Oh ! je n’en doute pas... mais si Pinchon venait à soupçonner... vous ne savez pas ce que c’est qu’un mari irrité... par exemple, un mari pas trop facile, comme moi, qui prend feu comme la poudre... jugez des suites...

SUZETTE, à part.

Il me glace d’effroi.

MADAME PINCHON.

Allons, cousin, voilà que vous allez recommencer.

BERTRAND.

Oui, je m’oubliais... je ne veux plus avoir l’air méchant.

MADAME PINCHON.

Viens-nous-en, cousine ; la morale des maris, ça n’est pas amusant.

Elle prend le bras de Suzette et sort avec elle.

BERTRAND, les reconduisant.

C’est cela, et ne revenez que quand vos deux jolies petites mines auront repris leur gaîté habituelle.

 

 

Scène IX

 

BERTRAND, PINCHON, au fond regardant à la cantonade

 

PINCHON, sans voir Bertrand.

Comme il court, ce monsieur Édouard... Oh ! j’ai raison... quoi qu’en dise ma femme, c’est pour Suzette qu’il est revenu ici.

BERTRAND, à part, sans voir Pinchon.

Et mon ami Pinchon qui dort sur la foi des traités !

PINCHON, à part.

C’est Bertrand que je plains !

BERTRAND, apercevant Pinchon.

Ah ! te voilà ?

PINCHON, d’un air triste.

Oui, mon ami,

Il lui prend la main.

mon excellent ami... ah !

BERTRAND.

Qu’as-tu donc à soupirer ?

PINCHON.

Moi, je ne soupire pas... je suis essoufflé parce que je viens de voir courir quelqu’un...

BERTRAND.

Et ça t’a essoufflé ?

PINCHON.

Oui, parce que j’ai couru aussi... mais voilà que ça se passe, et nous pouvons nous mettre en route quand tu voudras.

BERTRAND.

Oh ! nous avons le temps !

PINCHON.

Tu crois ?

BERTRAND.

Parbleu ! tu es donc bien pressé, toi ?... on croirait que tu grilles de quitter ta femme et de la laisser seule.

PINCHON.

Et toi, on dirait que tu as peur de te séparer de la tienne.

Après un silence.

Sais-tu que monsieur Édouard est un joli garçon ?

BERTRAND.

Qu’en dit madame Pinchon ?

PINCHON.

Ma femme le trouve aussi de son goût... elle me l’a dit quelquefois... souvent. Il est fort bien, et pas fier... Il n’a pas oublié ses anciens amis.

BERTRAND.

Il nous aime tous un peu plus, un peu moins.

PINCHON.

Oui... tous ensemble, et séparément.

BERTRAND.

Tout ce qui tient à toi et à moi lui est cher.

PINCHON.

Il paraît que l’air de la ferme lui fait du bien... Pour en revenir à ce que je disais tout à l’heure... que j’avais vu courir quelqu’un... c’était M. Édouard... Sais-tu d’où il sortait ?... d’ici !

BERTRAND, froidement.

Je le sais.

PINCHON, étonné.

Ah !... il sans me voir ! D’où tu as conclu ? était si agité qu’il a passé auprès de moi j’ai voulu lui parler, il a doublé le pas...

BERTRAND, impatienté.

D’où tu as conclu ?

PINCHON, effrayé.

D’où j’ai conclu... qu’il était pressé de rentrer... Ne te monte pas la tête pour ça !...

BERTRAND, à part.

Elle est bonne, celle-là...

Haut.

Quand je suis entré, il était ici.

PINCHON.

Alors, tu l’as vu ?... et tu ne sens rien là.

Il lui frappe sur le cœur.

BERTRAND.

Mon ami, ça me fait plus de peine qu’à toi.

PINCHON, à part.

Je le crois bien !

BERTRAND.

Après tout, il n’y a que de l’inconséquence... Allons, cousin, il faut lui pardonner, n’est-ce pas ?

PINCHON.

Oui, pardonnons-lui.

À part.

Je n’y vois pas d’inconvénient.

BERTRAND.

Écoute, Pinchon, si monsieur Édouard recommence, il faut être homme.

PINCHON.

Oui, soyons hommes !

BERTRAND.

Nous sommes parents !

PINCHON.

Nous sommes même cousins.

BERTRAND.

Ça regarde mon honneur comme le tien.

PINCHON, à part, après l’avoir fixé.

Il me semble que ça regarde encore plus le sien !

BERTRAND.

Mais tiens, la voici... du calme... songe que tu m’as promis de ne pas faire d’esclandre.

PINCHON.

Sois donc tranquille, je ne suis pas un tapageur.

 

 

Scène X

 

BERTRAND, PINCHON, MADAME PINCHON, qui entre lorsque Bertrand sort

 

BERTRAND, bas à madame Pinchon en s’en allant.

Pinchon est instruit de ce qui s’est passé ce matin, mais je l’ai calmé, faites le reste...

Il sort.

PINCHON, sans regarder sa femme.

Cette pauvre cousine ! je n’ose vraiment pas la regarder. J’ai peur de l’humilier... j’ai le regard terrible !

Elle s’approche de lui et lui prend doucement la main.

Elle me prend la main, je crois qui j’ai envie de pleurer... ah ! croyez bien, ma cousine...

Il se retourne.

Ma femme !

MADAME PINCHON, étonnée.

Pourquoi cette surprise ?

PINCHON.

Mais c’est de madame Bertrand que j’entendais parler ; je croyais que c’était elle...

MADAME PINCHON.

Chut !... Alors, c’est un mystère que tu ne sauras pas.

PINCHON.

Madame Pinchon, qu’est-ce que tout ça veut dire ?

MADAME PINCHON.

Je ne veux rien te dire... tu jaserais, et tu serais cause d’un grand malheur... tout ce que je peux t’apprendre, c’est que tu n’es trompé qu’en apparence ; Pinchon, sois-le jusqu’à demain.

PINCHON.

Jusqu’à demain... et après demain... tous les jours. Il n’y pas de raison pour que ça finisse...

MADAME PINCHON.

Air : Notre-Dame du Mont-Carmel.

Mon ami, ton cœur me soupçonne,
Pardonne-moi, sois généreux.

PINCHON.

Mais que faut-il que je pardonne ?

MADAME PINGHON.

Pardonne toujours... je le veux !

PINCHON.

Mais ce pardon, pour qu’il te serve,
Il faut m’avoir offensé.

MADAME PINCHON.

Bon !

ENSEMBLE.

C’est un pardon que je m’ réserve
Pour la première occasion.

PINCHON.

Je te pardonn’, mais Dieu t’ préserve
De tout’ mauvaise intention.

Il l’embrasse.

 

 

Scène XI

 

BERTRAND, PINCHON, MADAME PINCHON, BERTRAND, ensuite SUZETTE

 

BERTRAND.

Bien, mes amis, bien ! je suis content de vous.

MADAME PINCHON, caressant son mari.

Ce bon petit mari !

PINCHON, à part.

Ma femme me caresse, je suis perdu !

Suzette paraît.

BERTRAND.

Quatuor du Hussard de Felsheim.

Allons, Pinchon, il faut partir.

PINCHON, à Bertrand.

Je ne pars plus avec plaisir.

À part.

Que fera-t-elle en mon absence ?
Grand Dieu ! j’en frémis quand j’y pense.

BERTRAND.

Allons, allons, partons.

SUZETTE, à Bertrand en lui passant sa veste.

Je ne sais ce qui se passe en moi,
Mais hâte ton retour, ah ! j’ai besoin de toi.

BERTRAND.

Oui, ce soir, je l’espère,
Je reviendrai, ma chère.

PINCHON, à sa femme.

Je ne veux plus partir.

MADAME PINCHON.

Mais qui peut donc ici te retenir ?
Dis-le moi.

PINCHON.

Je n’y peux plus tenir.
Ta gaieté me désespère.

MADAME PINGHON.

Quelle erreur ! (bis.)

PINCHON.

Si tu pleurais, j’aurais beaucoup moins peur.

MADAME PINCHON.

Quand tu pars pour ce p’tit voyage,
Si ma gaieté choque ici ton amour,
Afin que ça te dédommage,
Je veux, Pinchon, pleurer à ton retour.

Ensemble.

PINCHON.

V’là c’ que c’est que d’être en ménage ;
On est chagrin et la nuit et le jour,
On pleur’ quand on s’ met en voyage,
On pleur’ bien plus quand on est de retour.

BERTRAND, à Suzette.

Ne crains pas que ce p’tit voyage
Puisse porter atteinte à mon amour ;
L’absence, dans un bon ménage,
Fait qu’on s’aim’ mieux quand on est de retour.

SUZETTE, à Bertrand.

Puisqu’il faut faire ce voyage
Du moins tous deux, hâtez votre retour.
Car depuis notre mariage
Tu ne m’as pas quittée un seul jour.

MADAME PINCHON, à Pinchon.

Quand tu pars pour ce p’tit voyage, etc.

PINCHON, à sa femme.

Non ; Bertrand ira tout seul.

MADAME PINCHON.

Oh ! quel entêté !... Eh bien, si tu veux absolument savoir ce qu’il en est...

Elle lui parle bas.

Mais fais attention...

PINCHON, bas.

Là ! je te le disais bien, parbleu !... c’est égal, tu m’as fait une peur !

MADAME PINCHON.

Tu te tairas, au moins !

PINCHON, de même.

Oui, oui...

Reprise du quatuor.

À part.

J’ai promis l’ secret à ma femme,
Je l’ai promis, et pourtant, malgré ça,
Bertrand saura tout, sur mon âme ;
Entre maris, on se doit ces chos’s-là.

Ensemble.

BERTRAND.

Ne crains pas que ce p’tit voyage,
Puisse porter,
etc.

SUZETTE.

Puisqu’il faut faire ce voyage
Du moins tous deux,
etc.

PINCHON.

V’là ce qu’ c’est que d’être en ménage, etc.

MADAME PINCHON, à part.

Vraiment, je n’ai pas été sage,
En confiant l’ secret de cet amour.
De Pinchon j’ crains le bavardage,
Je saurai tout quand il s’ra de retour.

Bertrand et Pinchon embrassent leurs femmes et sortent.

 

 

Scène XII

 

MADAME PINCHON, SUZETTE

 

MADAME PINCHON.

Nous voilà libres enfin ! nous pouvons respirer à notre aise.

SUZETTE.

Bonne cousine ! comment te peindre ma reconnaissance ! sans toi, sans ton généreux dévouement, j’étais perdue ; je n’aurais jamais eu la force de cacher mon trouble, Bertrand aurait lu dans mes yeux.

MADAME PINCHON.

Ça n’est pas étonnant, tu es encore une nouvelle mariée... mais moi, c’est différent... j’ai l’habitude du mariage, Pinchon ne voit que par mes yeux... aussi est-il d’une confiance ! Cependant j’ai eu toutes les peines du monde à le décider à se mettre en route.

SUZETTE, alarmée.

Et pourquoi ?... Se douterait-il ?...

MADAME PINCHON.

Non, mais il s’est avisé de n’être jaloux qu’aujourd’hui... Vraiment, monsieur Pinchon est toujours en retard.

SUZETTE.

Vois, cousine, combien une faute en entraîne d’autres : obligée de tromper Bertrand, de craindre qu’un soupir ne vienne trahir les secrets de mon cœur ! ah ! cet état est trop cruel, il ne peut durer plus longtemps ; il faut que je dise tout à mon mari.

MADAME PINCHON.

Garde t’en bien !

SUZETTE.

Air : Vos maris en Palestine.

La confiance en ménage,
Je le sens, est un devoir ;
De sa femme tendre et sage,
Un mari doit tout savoir.

MADAME PINCHON.

Les secrets, loin d’êtr’ blâmables,
Quelquefois sont un grand bien.
Va, crois-moi, dans ce lien,
Les maris les plus aimables
Sont ceux qui ne savent rien.
(bis.)

Je m’y connais... Dans trois jours, monsieur Édouard repart pour Paris... alors tout rentre dans l’ordre accoutumé : tu reviendras gaie comme autrefois, tu rendras encore ton mari heureux... Moi, je continuerai à tourmenter le mien, et tout reprendra sa marche ordinaire.

SUZETTE.

Monsieur le général !

 

 

Scène XIII

 

MADAME PINCHON, SUZETTE, LE GÉNÉRAL

 

LE GÉNÉRAL.

Suzette, je désire que vous m’accordiez un moment d’entretien.

MADAME PINCHON, à part.

Je crois que je puis la laisser seule avec celui-là !

Au général.

Monsieur le général, si vous avez besoin de moi, je ne quitte pas la ferme.

Elle entre dans la chambre à côté.

SUZETTE, à part.

Queva-t-il me dire ?...

Haut.

Monsieur le comte, je suis à vos ordres.

 

 

Scène XIV

 

LE GÉNÉRAL, SUZETTE

 

Elle lui présente un siège.

LE GÉNÉRAL, avec bonté.

Asseyons-nous, Suzette.

Ils s’assoient tous deux.

Que mon retour, que cet air de mystère ne t’effraient pas... Écoute-moi bien attentivement.

Après une pause.

Lorsque tu épousas Bertrand, cédas-tu uniquement aux sentiments de reconnaissance que tu croyais me devoir ?

SUZETTE, avec crainte.

Pourquoi cette question ?

LE GÉNÉRAL.

Qu’elle ne t’alarme point. Écoute-moi, te dis-je. Alors je ne crus point contraindre ton cœur en te donnant Bertrand pour époux. Je pensai que, sensible aux excellentes qualités qui brillent en lui, tune contractais pas cet hymen avec répugnance.

La regardant fixement.

Si je m’étais trompé ; si Suzette, victime de sa reconnaissance...

SUZETTE, vivement.

Ce soupçon, Monsieur, d’où vient qu’aujourd’hui pour la première fois ?...

LE GÉNÉRAL.

Laisse-moi achever, mon enfant, et surtout réponds-moi avec la plus grande franchise... Regrettes-tu d’avoir épousé Bertrand ?

SUZETTE.

Puisqu’un honnête homme a bien voulu unir son sort au mien... qu’il m’a sauvée peut-être d’un grand danger, quand chaque jour révèle en lui des vertus nouvelles, comment ne serais-je pas heureuse ?

LE GÉNÉRAL.

De sorte que, si ce mariage était encore à faire ?...

SUZETTE.

Je croirais, en vous obéissant, signer encore mon bonheur.

LE GÉNÉRAL, avec satisfaction.

Ah ! Suzette ! de quel poids tu me soulages !... Je ne te cache pas que la crainte de quelques malheurs...

Le jour baisse.

SUZETTE.

Des malheurs ?

LE GÉNÉRAL.

Apprends qu’Édouard vient à l’instant même de me faire la confidence des peines qui affligent son cœur.

SUZETTE, avec un tendre intérêt.

Il souffre !

LE GÉNÉRAL.

Sa femme, mademoiselle de Luceval, voilà la cause de ses chagrins. Quelques nuages se sont élevés dans leur union ; mais ce caractère bouillant ne sait point mettre de mesure dans l’expression de sa douleur... Croirais-tu, Suzette, qu’il s’est oublié jusqu’à reprocher à son vieux père tout ce qu’il fit pour lui. Dans son emportement, ton nom lui est échappé... Il a osé traiter d’union mal assortie les nœuds qui t’unissent à Bertrand, à l’homme qui naguère lui sauva la vie !... Il a traité de barbarie, d’orgueil, les conseils que ma tendresse, mon expérience vous donna alors... Il t’a représentée comme une victime traînée à l’autel... Il voulait revenir ici ; ce n’est qu’avec bien de la peine que j’ai pu le contenir... Son imprudence aurait pu jeter le trouble à la ferme. Je me suis hâté de t’en prévenir... Suzette, je te supplie de ne point le recevoir... il y va de son repos, du mien, du tien peut-être.

Édouard paraît ; il aperçoit son père et se cache derrière l’armoire.

SUZETTE.

Je vous obéirai.

LE GÉNÉRAL, lui prenant la main.

Non que je doute un instant de toi... Tu sais trop ce que tu dois au nom que tu portes, à toi-même...

Air : Et je reviens, cousine, auprès de toi.

Ma chère enfant, j’ai de l’expérience ;
Une imprudence entraîne bien des maux ;
Il faut toujours craindre la médisance ;
Elle détruit le bonheur, le repos.
Les vœux d’Édouard sont de te rendre heureuse,
Mais aujourd’hui je suivrai tous ses pas :
Ce n’est pas tout que tu sois vertueuse,
Il faut encor que l’on n’en doute pas.

Maintenant tu es prévenue ; je suis tranquille de ce côté... Il ne me reste plus qu’à surveiller mon fils... Adieu, je compte sur ta prudence, sur ta raison, et sur la promesse que tu m’as faite de ne pas le recevoir.

SUZETTE.

Je vous le promets encore.

LE GÉNÉRAL.

Suzette, j’y compte... Adieu.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

SUZETTE, ÉDOUARD, caché, MADAME PINCHON

 

Ensemble.

Trio de la Dame Blanche.

SUZETTE.

Ciel ! que viens-je d’apprendre ! (bis.)
Toujours fidèle et tendre, }
Il me gardait son cœur !     }
(bis.)

ÉDOUARD, caché.

Que vient-elle d’apprendre !
Je dois à ce cœur tendre
Inspirer la frayeur.

MADAME PINCHON, entrant par le côté.

Que vient-elle d’apprendre,
Je n’ai pu rien entendre,
C’est avoir du malheur.

SUZETTE, à madame Pinchon.

Ah ! cousine, je t’en supplie,
Va vite chercher Bertrand...

MADAME PINCHON.

Mais, Suzette, quelle folie !

SUZETTE.

Édouard peut venir à l’instant.

MADAME PINCHON.

Il faut avoir de l’assurance,
Moi, je serais, en pareil cas,
Sans nulle crainte en sa présence...

SUZETTE.

Sans crainte... ah ! tu n’aimes pas !

Ensemble.

Tu vois ma frayeur extrême,
Ah ! prends pitié de ma terreur ;
En revoyant celui que j’aime
Je ne pourrais répondre de mon cœur.

ÉDOUARD, caché.

Elle part... Ô bonheur extrême !
À Suzette j’ouvrirai mon cœur,
Je sens, qu’auprès de ce que j’aime,
Je vais oublier ma douleur.

MADAME PINCHON, allumant un falot.

Je ris de sa faiblesse extrême,
Et pourtant j’ai quelque frayeur.
Suzette craint celui qu’elle aime,
Moi, c’est la nuit qui me fait peur.

SUZETTE.

Va chercher mon mari, peut-être n’est-il pas encore parti.

MADAME PINCHON, à part.

Et comme monsieur Édouard pourrait venir...

Elle sort en fermant la porte à double tour.

 

 

Scène XVI

 

SUZETTE, ÉDOUARD, caché

 

SUZETTE, se croyant seule, s’assied devant une glace et se dispose à se déshabiller.

Il est donc malheureux aussi ! et j’ai promis de ne pas le recevoir... Je l’ai dû...

Édouard sort de derrière l’armoire, il est réfléchi par la glace, Suzette l’aperçoit.

Grand Dieu ! que vois-je ?... vous, monsieur Édouard !... comment ?...

ÉDOUARD.

Chère Suzette, calmez vos craintes, cet effroi... Ne suis-je plus votre ami, le compagnon de votre enfance ?...

SUZETTE.

Je n’ai rien oublié, mais éloignez-vous, j’ai promis de ne pas vous recevoir.

ÉDOUARD.

Je le sais, on veut nous éloigner ; Suzette, on craint que je ne vous dise mes chagrins, on veut les cacher à tous. Je n’ai donc plus d’amis !... Pardon, pardon, Suzette ! vous me restez encore...

SUZETTE.

Mais, monsieur, votre femme ?...

ÉDOUARD.

Ma femme !... C’est maintenant que je sens tout le prix de ce que j’ai perdu... Ma femme !... en l’épousant j’obéis à mon père ; il m’assura que je trouverais le bonheur dans une mutuelle estime ; mais ce sentiment ne put suffire à mon cœur. Je devins triste... une fièvre brûlante me consumait. Ma femme, livrée aux plaisirs du monde, me consacrait à peine quelques instants... C’est alors que je me rappelai ces jours où Suzette, assise au chevet de mon lit, prévenait mes désirs, cherchait par ses douces paroles à me faire oublier ma souffrance, et lorsque je paraissais reposer, s’agenouillait et priait pour moi. Je me rétablis, je rejoignis mon régiment... Ma femme désira rester au sein de sa famille ; je ne contrariai point ses volontés ; je veillai à ce que ses moindres désirs pussent être satisfaits... Tout ce qui peut embellir l’existence, je le lui procurai... Croiriez-vous, Suzette, que, malgré mes soins, mon amitié, elle me haïssait ?...

SUZETTE.

Vous haïr !... elle est bien coupable !

ÉDOUARD.

Elle en aimait un autre !

SUZETTE, à part, frappée de ces mots.

Comme moi !

ÉDOUARD.

Une lettre surprise par un de mes gens m’est adressée, je vole à Paris, je pénètre dans la chambre de ma femme... le lâche était à ses pieds... il lui prodiguait les noms les plus doux... Une heure après, j’avais vengé mon injure !...

SUZETTE.

Grand dieu ! vous vous êtes battu ?

ÉDOUARD, avec passion.

Le soir même... je reviens ici, je dis tout à mon père ; je crois lui faire partager mon indignation... je lui annonce qu’une rupture éclatante doit me séparer pour jamais de ma femme... Il me parle de convenances... elles ! qui ont fait mon malheur ! il m’engage au silence... il veut qu’aux yeux du monde je sois encore l’heureux époux de mademoiselle de Luceval... non, jamais je ne la reverrai... la femme qui oublie ses devoirs, on la méprise, on la maudit !

SUZETTE, à part, frappée de ces mots.

On la maudit !

ÉDOUARD.

Et lorsque je cherche la seule amie qui me reste pour lui confier mes peines, on me calomnie auprès d’elle, on lui fait redouter ma présence, moi, qui ne demande que sa pitié, et qui veux partager ses chagrins.

SUZETTE.

Mes chagrins !... Qui peut vous faire penser ?

ÉDOUARD.

Suzette, vous devez éprouver ce que je ressens... votre pâleur, les larmes que vous cachez... ce qui s’est passé ce matin... tout dit que vous êtes victime de votre reconnaissance... que, comme moi, on vous a séparée pour toujours de celui qui vous fut cher.

SUZETTE.

Monsieur, arrêtez !... si je n’ai pas eu la force de cacher ce que je ressens, ah ! soyez généreux !... par-donnez-le moi, et souvenez-vous que la femme qui oublie ses devoirs, on la méprise, on la maudit !

ÉDOUARD.

Ah ! Suzette, ces souvenirs peuvent-ils vous alarmer ? Laissez-moi revenir à ces temps heureux où l’idée de notre séparation ne s’était jamais offerte à ma pensée. Suzette était libre, je jurais d’embellir son existence ; elle m’aimait alors... Je me souviens qu’un soir, convalescent encore, et m’appuyant sur son bras, je lui parlai de nos projets de bonheur... elle rougit, trembla... et je dus la soutenir à mon tour...

SUZETTE.

Je pouvais vous écouter sans être coupable, je pouvais laisser lire dans mon cœur, mais aujourd’hui...

ÉDOUARD.

Ah ! que j’aime à me rappeler ces jours de bonheur où, toujours auprès de toi, je jurais de t’aimer sans cesse, je pressais tes mains, je les couvrais de baisers, je te disais : Bientôt nous serons unis... alors je ne veux plus voir le monde. Tu soupirais, ton cœur bat tait avec force ; tes yeux, tournés vers moi, se remplissaient de larmes, comme maintenant...

La lumière expirant, laisse le théâtre dans l’obscurité.

Ah ! tu n’as rien oublié, non, je suis encore ton Édouard, tu m’aimes... oui, tu m’aimes toujours !

SUZETTE, dans les bras d’Édouard.

Édouard, ayez pitié de moi !

On ouvre la porte du fond.

 

 

Scène XVII

 

SUZETTE, ÉDOUARD, BERTRAND, MADAME PINCHON, une lanterne à la main

 

BERTRAND.

Quelle obscurité ! Suzette ! Suzette !

SUZETTE.

Mon mari !

BERTRAND, éclairé par madame Pinchon, apercevant Édouard.

Un homme !... le colonel !... Pinchon ne m’a point. trompé !

MADAME PINCHON, à part.

Comment, Édouard ici !... courons chercher le général !

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

SUZETTE, ÉDOUARD, BERTRAND

 

ÉDOUARD.

Bertrand, écoute-moi !

BERTRAND.

Pourquoi êtes-vous ici ?... seul avec elle... la nuit... enfermés...

Prenant Suzette par le bras.

Son désordre... répondez !...

ÉDOUARD.

Bertrand, je te jure !...

BERTRAND.

Ce matin vous juriez aussi... on n’attendait que mon départ ; mais je vais me venger... j’ai été soldat... vous me comprenez...

SUZETTE.

Au nom du ciel, écoute, Bertrand !

BERTRAND, repoussant Suzette.

Laissez-moi, malheureuse, je ne veux plus vous voir, gardez cette ferme, ces biens ; on vous les devait... Quant à moi, si j’échappe au sort que j’envie, j’irai loin, bien loin... et quoiqu’infirme, je puis vivre encore du travail de mes mains ; personne ne connaîtra ma honte... je serai heureux, très heureux !... Sortons !

Il détache ses pistolets.

SUZETTE.

Édouard, n’allez pas !...

BERTRAND.

Rassurez-vous, je puis être tué.

ÉDOUARD.

Grand Dieu ! ces armes ! elles m’ont sauvé l’honneur !

BERTRAND.

Eh bien ! elles vont vous servir à m’arracher la vie.

ÉDOUARD.

Non, non, jamais je ne consentirai...

BERTRAND.

Préférez-vous passer pour un lâche ?

ÉDOUARD.

Bertrand !

BERTRAND, dans le plus grand égarement.

Je ne vois plus le fils de mon bienfaiteur, vous m’avez déshonoré, je n’écoute plus rien ; sortons, vous dis-je.

SUZETTE, aux genoux de Bertrand.

Bertrand, et nos enfants ?

Elle veut s’opposer à leur départ, Bertrand la repousse violemment ; elle tombe, et Bertrand entraîne Édouard.

 

 

Scène XIX

 

SUZETTE, seule d’abord, ensuite LE GÉNÉRAL et MADAME PINCHON

 

SUZETTE veut les suivre, elle tombe évanouie.

Mes forces m’abandonnent ; Bertrand !... Édouard !... et je ne peux pas crier !

Elle cherche à se relever pour regarder dans le jardin.

LE GÉNÉRAL, entrant vivement.

Où est mon fils ?

SUZETTE, d’une voix étouffée.

Courez ! là !... là !...

Le général court vers la porte, va pour sortir ; on entend deux coups de pistolets. Jetant un cri d’effroi.

Ah !...

Madame Pinchon secourt Suzette.

 

 

Scène XX

 

SUZETTE, LE GÉNÉRAL, MADAME PINCHON, BERTRAND, hors de lui, un pistolet à la main

 

LE GÉNÉRAL.

Bertrand, mon fils ?

BERTRAND, tombant à ses genoux.

Oh ! mon bienfaiteur, ne me maudissez pas !

Tableau.

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