Les Rivaux amis (BOISROBERT)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers
Représentée pour la première fois en 1638.
Personnages
PHALANTE, Fils inconnu d’Iarbe, Duc de Calabre
HYDASPE, Compagnon de Phalante
IOLAS, Prince de Tarente
CLARIDAN, Capitaine de Phalante
BÉRÉNICE, Fille du Duc de Calabre
LE PAGE
IOLANTE, Princesse de Tarente, Sœur d’Iolas
LILIANE, Princesse de Tarente, Sœur d’Iolas
LES MÉDECINS du Prince Iolas
CARINTE, Fille d’honneur des Princesses de Tarente
CLÉONTE, Capitaine des gardes d’Iolas
ARONTE, gentilhomme d’Iolas
IARBE, Duc de Calabre
LES SOLDATS
MÉNANDRE, Confident d’Iarbe
ALMÉDOR, Gentilhomme d’Iarbe
La Scène est à Tarente
À MONSEIGNEUR LE COMTE D’ANNAN
Monseigneur,
De quelque nature que soit la Gloire, elle a cela de particulier avec le feu de s’élever toujours en haut, et de n’agir jamais si noblement que sur les choses le moins attachées à la matière terrestre. Il en est de même des hommes illustres ; qui dédaignent si fort les actions viles et rampantes, qu’ils n’en font pour l’ordinaire que de glorieuses, et de relevées. De quoi je m’assure, on ne s’étonnera pas beaucoup, si l’on considère que cet avantage est un effet de la bonne éducation, et encore plus de la Nature, qui dénie la plupart du temps aux Âmes vulgaires, ce qu’elle donne presque toujours aux personnes de grande naissance. Je sais Monseigneur, qu’au point ou la vôtre est considérable, elle vous fait assez estimer des honnêtes gens, sans qu’il soit besoin que je le publie. Aussi ne prétends-je pas de vous louer ici, pour faire savoir à tout le monde que personne n’ignore ; mais plutôt pour rendre à vos vertus une reconnaissance d’autant plus juste, qu’elles vous font admirer de tous en général, et de moi particulièrement. Car je crois ne rien donner à la Flatterie, si je dis qu’en un âge encore tendre, vous témoignez avoir une modération extraordinaire, et que les dons du corps sont accompagnés en vous de ceux de l’esprit, dans une solide connaissance des Arts et des Langues. Vous avez si bien appris la nôtre, qu’étant assuré comme je suis, qu’elle vous est familière, et que vous aimez passionnément les Ouvrages de Prose et de Vers, je prends la hardiesse de vous envoyer celui-ci, que j’ai depuis peu, fait mettre en lumière. C’est une nouvelle pièce de Théâtre, que votre grande Reine, qui est une des merveilles de notre France, et les délices de l’Angleterre, a déjà vu écrite à la main, et qu’elle a même daigné honorer de son approbation ; ce qui me fait espérer, que cette Tragi-comédie ayant eu le bonheur de lui plaire, vous n’aurez pas désagréable qu’elle vous soit dédiée. Recevez la doncques s’il vous plaît, pour un témoignage de ce que je dois à votre Vertu, et du service que je vous ai voué, puisque je suis de toute mon âme,
Monseigneur,
Votre très humble, et très obéissant serviteur,
I. BAUDOIN.
AU LECTEUR
Je vous entretiendrais amplement sur ce Poème Dramatique ; si je ne savais, qu’en le lisant vous-même d’un bout à l’autre, vous en trouverez sans doute le sujet plus divertissant, et la tissure plus agréable. Il me suffit de vous dire, que son auteur est assez connu par le mérite de son esprit, et par ses autres Ouvrages, pour vous faire juger équitablement de ce que vaut celui-ci. C’est une Tragi-comédie, accommodée au Théâtre, où, quand on l’a représentée, elle n’a pas manqué d’approbateurs, qui lui ont donné de légitimes louanges. Votre sentiment secondera le leur je m’assure, en la voyant sur le papier ; et vous avouerez, à vrai dire, que l’invention en est belle, la conduite judicieuse, et l’intrigue ingénieusement démêlée. Que si par mégarde, il s’y est glissé des fautes d’impression, vous seriez peu raisonnable de ne les excuser pas, puis qu’il n’est point de Livre qui s’en exempte, quelque diligence qu’on y apporte.
ACTE I
Scène première
PHALANTE, HYDASPE, CLARIDAN
HYDASPE.
Enfin tu ne peux plus différer de me dire,
Le sujet important qui cause ton martyre,
Et quelle occasion t’oblige de chérir,
Ces Tarentins pressés, que tu viens secourir.
Nous voilà parvenus dans la Ville assiégée ;
Avant que d’aborder la Princesse affligée,
De grâce, éclairci moi, favorise mes vœux,
Dis-moi ce qui nous mène.
PHALANTE.
Hydaspe, je le veux,
Puisque je l’ai promis, il faut que je seconde
Le désir de l’ami le plus discret du monde ;
Qui vivement touché de la peine où je suis,
Ainsi que mes honneurs, partage mes ennuis :
Mais ami, je ne puis contenter ton envie,
Sans faire en abrégé l’Histoire de ma vie.
Marchons vers le Palais toujours au petit pas,
Cependant Claridan, dispose nos soldats,
Rends de ces Calabrais l’entreprise inutile,
Je te commets le soin du salut de la Ville,
Qui plaint son brave chef, perdu parmi les morts,
Et qui n’espère plus en rien qu’en nos efforts,
Jette les yeux par tout, tourne, et veille sans cesse,
Tandis que nous irons visiter la Princesse.
CLARIDAN.
Vous pouvez sur mes soins reposer sûrement.
Scène II
PHALANTE, HYDASPE
PHALANTE.
Puisque tu veux savoir l’état de mon tourment,
Et pourquoi retourné d’Afrique en la Sicile,
J’en suis parti soudain, pour sauver cette ville,
Par le congé du Roi, qui secondant mes vœux,
M’aime au point que tu sais, et veut ce que je veux,
Apprends cher confident, que depuis trois années,
Par le vouloir du ciel, et de mes destinées,
J’avais donné mon âme au Prince généreux,
Qui naguère régnait en ce lieu malheureux ;
Nous sentant presque égaux, d’esprits, de mœurs, et d’âges,
J’avais gagné son cœur en cinq ou six voyages,
Que par l’ordre du Roi, ton Seigneur, et le mien,
J’ai fait pour les unir par un ferme lien.
Alors non seulement en des faveurs si grandes,
J’obtins de lui l’effet de toutes mes demandes :
Mais par son cœur encore il voulut m’accorder
Un présent, que je n’eusse osé lui demander.
Phalante, me dit-il, tu sais que d’ordinaire,
On nous peint la Fortune inconstante, et légère,
Tu sais que sa faveur s’écoule incontinent,
Et qu’on ne voit rien d’elle ici de permanent.
Si jamais l’amitié de ton roi t’abandonne,
Viens partager ici mes biens, et ma Couronne.
Je te jure, Phalante, une immuable foi ;
Depuis que je t’ai vu, mon cœur n’est plus à moi :
Ta Vertu m’a charmé, je ne m’en puis défendre,
Tant que tu traiteras, ton maître n’a qu’à prendre ;
Tu m’as fait tout signer, comme il l’a résolu,
Mes États seraient siens, si tu l’eusses voulu.
À ce ressouvenir, Hydaspe, je me pâme,
Je perds, en le perdant, la moitié de son âme ;
Dans mon deuil aujourd’hui rien ne peut m’égaler,
Et rien dans ce malheur ne me peut consoler.
HYDASPE.
Ce Prince, je l’avoue, avait beaucoup de charmes,
Et cette grande perte est digne de tes larmes ;
Mais ton grand cœur, Phalante, invincible d’ailleurs,
Veut-il se laisser vaincre à ses propres douleurs ?
En pleurant ton ami, veux-tu cesser de vivre ?
PHALANTE.
Plut au Ciel que mon sort m’eut permis de le suivre !
Écoute, et tu verras que tant qu’il fut vivant,
Son amitié pour moi passa bien plus avant :
Par là tu jugeras du mal qui me transporte.
Voulant s’unir à moi d’une chaîne plus forte,
Et que ce nom de Frère, entre de si doux nœuds,
Fut avecque raison commun entre nous deux,
Il voulut l’assurer par la foi d’Hyménée ;
De ses deux Sœurs, Hydaspe, il me promit l’aînée,
Mais j’avais pour la jeune, une secrète ardeur,
Et ses yeux, où régnaient l’Amour, et la Pudeur,
Semblaient si bien répondre à ma naissante flamme,
Que seuls ils eurent droit d’assujettir mon âme.
Sans incivilité, je pouvais consulter,
Sur l’honneur qu’il m’offrait, avant que l’accepter,
Vu que j’avais un maître, et que sans sa licence,
Je n’eusse osé conclure une telle alliance.
Dans ce ressentiment, je marquai mes transports,
Le respect me fournit des termes assez forts ;
Et je me composai de sorte, qu’Iolante,
Remarquant dans mes yeux cette ardeur violente,
Où l’Amour de sa Sœur m’avait précipité,
L’imputa faussement aux traits de sa beauté.
L’Amour tient cependant Liliane avertie,
Qu’elle avait de mon cœur la meilleure partie,
Que j’étais son esclave, et que je n’aspirais
Qu’a l’immortel honneur de vivre sous ses lois.
HYDASPE.
Je touche au but, Phalante, et comprends le mystère,
Tu viens servir la Sœur, aussitôt que le Frère,
Cette jeune merveille attire ici nos pas,
Ton cœur assurément languit dans ses appas.
PHALANTE.
Suspend ton jugement, et si tu ne te lasses,
Du récit ennuyeux de mille autres disgrâces,
À qui je fus en butte, accorde-moi ce point,
Écoutes en la suite, et ne m’interromps point.
Sur le point qu’Iolante entrait en frénésie,
Que nos feux mutuels fondaient sa jalousie,
J’eus ordre de partir, non sans beaucoup d’ennui ;
Ce Duc des Calabrais, qui nous presse aujourd’hui,
Tenant comme tu sais, des terres en hommage,
Du Roi, qui justement redoutait son courage,
Je fus en Ambassade envoyé dans sa Cour,
Où je fus obligé de faire un long séjour.
Las ! de mon sort bizarre admire le caprice,
Je n’eus pas sitôt vu sa fille Bérénice,
Cette rare Princesse, à qui cent potentats,
Ont consacré leurs cœurs, ainsi que leurs États,
Ce miracle d’Amour, devant qui tout s’incline,
Que me voilà charmé de sa beauté divine ;
Et ce puissant objet voulut m’ôter du cœur
Celui de Liliane, et s’en rendre Vainqueur ;
Mais ce fort assailli, tenait encor pour elle,
Dans ma légèreté je me trouvais fidèle ;
Et quand j’examinais ces deux charmes puissants,
Tantôt l’un, tantôt l’autre, avait droit sur mes sens.
Toutefois Bérénice étant la plus parfaite,
Par la décision qu’Amour même en a faite,
Il semblait que mon âme errante en divers lieux,
Inclinât davantage aux attraits de ses yeux.
Un secret mouvement, que je ne pus comprendre,
Après un long combat, me força de me rendre :
Son accueil obligeant, sa grâce, et ses discours,
Firent naître en mon cœur mille nouveaux amours ;
Avecque nos désirs, nos yeux se rencontrèrent,
Qui de coups mutuels, nos âmes pénétrèrent.
Mais quoi que de ce feu je visse la grandeur,
Je m’arrêtais encore à ma première ardeur,
Et conservais en moi certaines étincelles,
Qui ne se perdaient point dans des flammes si belles.
HYDASPE.
Bizarre coup du sort ! étrange effet d’Amour !
PHALANTE.
Ce dernier feu pourtant croissait de jour en jour ;
J’en voyais la lumière, et j’en sentais la flamme,
Qui petit à petit s’allumait dans mon âme.
De mille attraits nouveaux, je me trouvais charmé,
J’étais également, Amant, et bien-aimé ;
Et cette incomparable, et divine Princesse,
À sa chaste amitié mêla tant de tendresse,
Qu’enfin ce rare objet occupant mes esprits,
M’eut fait avoir le ciel, et le monde à mépris ;
Je la sollicitai d’accomplir l’Hyménée ;
Mais comme pour l’honneur cette Belle était née,
Quoi qu’elle m’aimât fort, elle me fit sentir,
Que son cœur à ce point ne pouvait consentir.
Phalante, me disait cette aimable Princesse,
Ce qui paraît de toi me plaît, je le confesse ;
Et si je n’estimais un si parfait Amant,
Je serais sans courage, et sans ressentiment :
Je ne rougirai point d’avouer que je t’aime,
Et je crois que je suis maîtresse de moi-même,
Et s’il m’est bienséant de choisir un Époux,
Je te donne la foi, je te préfère à tous ;
Mais puisque je dépens des volontés d’un Père,
C’est en lui seul qu’il faut que ton amour espère.
Tu vois qu’il te chérit, qu’il fait ce que tu veux ;
Flatte donc son humeur, Phalante, tu le peux,
Rends, comme ta vertu, ta flamme renommée,
En un mot, charme-le, comme tu m’as charmée ;
Et s’il ne tient qu’à moi que tu ne sois heureux,
Tu surmonteras l’heur de tous les Amoureux.
Ainsi vivait pour moi la chaste Bérénice,
Quand le sort ennuyé de m’être si propice,
Me vint séparer d’elle, avec ordre du Roi,
De passer en Afrique, ou tu vins quant et moi.
Je ne t’exprime point nos regrets, ni nos larmes,
Juge de ma douleur par l’excès de ses charmes :
Autant que m’occupa la guerre dans ces lieux,
Cette Image toujours fut présente à mes yeux.
Tant que je fus absent de cette belle idée,
Je sentis nuit et jour, mon âme possédée.
Mais dans ce long séjour, je fus si malheureux,
Que mon meilleur Ami s’en rendit amoureux ;
Et comme il ignorait le secret de ma flamme,
Il enleva bientôt ce trésor de mon âme.
HYDASPE.
Quoi ? sans t’en avertir, la belle se rendit,
Et ne résista point ?
PHALANTE.
L’honneur lui défendit ;
Et puis le Duc son père en ce prince admirable,
Des partis qui s’offraient trouvant le plus sortable,
Il le voulut d’abord aux autres préférer,
Sans consulter sa Fille, et sans délibérer.
HYDASPE.
D’où vient donc qu’il lui fait une guerre mortelle ?
PHALANTE.
Voici comme on m’écrit qu’arriva leur querelle,
Le Duc des Calabrais, à certain jour précis,
S’obligea par contrat au Prince son beau fils,
De livrer en ses mains, après le mariage,
Trois places qu’il avait dedans son voisinage :
Ce jour étant venu, ceux qui les commandaient
Refusèrent d’ouvrir ; parce qu’ils attendaient,
Nouvel ordre du Duc : ce refus téméraire,
Du Prince de Tarente excita la colère :
Il s’en plaignit au Duc, qui dit fort brusquement,
Qu’il fallait que sa mort prévint ce changement.
Lors que tu seras mort, lui repartit le Prince,
Je serai possesseur de toute la Province ;
Attendant, dit le Duc, ce terme rigoureux,
Tu possèdes ma Fille, es tu pas trop heureux ?
Ce mot plus que le reste anima sa vengeance ;
Et comme il était chaud, et tout plein de vaillance,
Ne voulant pas longtemps dormir sur cet affront,
Il se mit en campagne, et ce coup fut si prompt,
Avant qu’on eut ouï le bruit de ses machines,
Il avait pris d’assaut ces trois places voisines :
Ce Duc plein de colère, et de ressentiment,
Chercha de se venger aussi soudainement,
Maudit son alliance ; et lui faisant la guerre,
L’assiégea dans Tarente, et par mer, et par terre :
Ce Prince magnanime, et surpris, et pressé,
Ayant su mon retour, au point d’être forcé,
Me demanda secours, me découvrit sa peine,
Et voilà cher ami le sujet qui nous mène :
Mais Dieu ! que le succès, est triste, et malheureux ;
Cette nuit ce Lion, ardent, et généreux,
Nous sentant approcher de la Ville investie,
Pour nous favoriser a fait une sortie,
Où j’apprends qu’il a fait de merveilleux efforts,
Mais qu’il est demeuré perdu parmi les morts :
Voilà le coup mortel dont mon âme est blessée,
Et le souci cuisant, qui trouble ma pensée.
HYDASPE.
Tu perds, je le confesse, un ami généreux ;
Vengeons donc en ce lieu son Destin rigoureux,
Et que ces Calabrais, d’humeur trop insolente,
Apprennent aujourd’hui, qu’il revit en Phalante.
PHALANTE.
Nous voici, cher Hydaspe, aux portes du Château ;
Et ce lieu, qui me fut si charmant, et si beau,
Au temps que Liliane y fit naître ma flamme,
Par la mort de son Frère est funeste à mon âme.
HYDASPE.
Si tu l’aimes encor, console sa douceur.
PHALANTE.
Je suis plus qu’elle à plaindre, en ce dernier malheur :
L’amitié d’Iolas faisait toute ma gloire,
J’en dois jusqu’à la mort affliger ma mémoire ;
Ce n’est pas tout, Hydaspe, au trouble où je me sens,
J’ai bien dans mon esprit des combats plus pressants ;
Je ne dois voir ici rien qui ne contribue,
À croître infiniment la douleur qui me tue.
Trois objets tous divins occupent dans ces lieux,
Déjà diversement mon esprit, et mes yeux.
Iolante, qui sait que je l’ai méprisée,
Ma Bérénice en deuil, Liliane abusée,
Me font frémir de crainte, et ce funeste abord,
Où je suis obligé, m’est plus dur que la mort.
Cher et parfait ami, m’eusses-tu cru capable,
De l’infidélité, dont je me sens coupable ?
Aurais-tu peu penser, que mon cœur engagé,
Eût pu courir au change, et se fut partagé ?
HYDASPE.
Donc Liliane encore occupe ta pensée ?
PHALANTE.
Mon âme, je l’avoue, en est toujours blessée ;
Et quand je reverrai cette Divinité,
Je céderai sans doute aux traits de sa beauté.
Chose étrange, qu’Amour parmi tant de traverses,
Se plaise à me brûler de deux flammes diverses !
Hélas ! mon inconstance à ma honte paraît ;
Mais quoi qu’elle m’étonne, Hydaspe, elle me plaît.
Un mouvement secret, dont mon cœur est complice,
Me donne à Liliane, et puis à Bérénice.
Si l’une a plus d’attraits, l’autre a plus de douceur,
J’aime l’une en maîtresse, et chéris l’autre en Sœur ;
Mais en toutes les deux, j’adore une merveille,
Et pour le choix en vain la raison me conseille.
HYDASPE.
Si faut-il te résoudre où tu veux t’engager.
PHALANTE.
Avecque Bérénice allons nous affliger,
Et je consulterai mon amour, et leurs charmes,
Quand le temps, et nos soins auront séché leurs larmes.
Scène III
BÉRÉNICE, ARONTE, LE PAGE
BÉRÉNICE, et sa suite.
Ces propos superflus aigrissent ma douleur,
Souffrez qu’en liberté je pleure mon malheur,
Amis laissez-moi seule ; et parmi tant d’atteintes,
Ne venez point mêler vos soupirs à mes plaintes,
Je suis inconsolable, en l’état où je suis,
Vos consolations augmentent mes ennuis.
ARONTE.
Hé ! de grâce, Madame, en ce malheur extrême,
Ayez pitié de nous, ayez-en de vous-même.
Notre espoir est tombé, mais vous le relevez :
Nous ne perdrons pas tout, si vous vous conservez ;
Voyez que votre Père, avecque ses Cohortes,
Tout bouillant de courroux est déjà dans nos portes ;
Qu’ordonnez-vous, Madame en cette extrémité ?
Fléchirons-nous le cœur de ce prince irrité,
Qu’on ne peut implorer, sans repos, et sans honte ?
Que voulez-vous qu’on fasse ?
BÉRÉNICE.
Il faut le perdre, Aronte,
Les Mânes d’Iolas m’ont ce crime permis ;
Mon père est le plus grand de tous mes ennemis :
Éloignons ce Tyran, réprimons son audace ;
Ce que nous ne pouvons, que Phalante le fasse,
Puisqu’il est dans nos murs entré si puissamment,
Et qu’il veut prendre part à mon ressentiment,
(Ah ! je meurs, quand je pense à mon sort misérable)
J’ai beau pleurer ma perte, elle est irréparable,
Après ce coup funeste, il faut, il faut périr ;
Mais je vous vengerai, premier que de mourir,
Faisant du camp d’Iarbe une scène sanglante.
LE PAGE.
On me vient avertir, Madame, que Phalante,
Entre dans le Palais, et demande à vous voir,
Pour s’acquitter vers vous de son premier devoir.
BÉRÉNICE.
La douleur m’a du tout de raison dépourvue ;
Je n’aurais pas le cœur de soutenir sa vue.
Pour quelque temps, Aronte, allez l’entretenir,
Quand mes yeux seront secs, vous le ferez venir :
J’ai besoin de son bras, et je suis soulagée,
De penser que par lui je puis être vengée.
Scène IV
IOLAS, CLÉONTE
IOLAS.
Grâce aux Dieux, je suis libre, et le Ciel a permis,
Que je me sois tiré du camp des Ennemis,
Ou m’avait à tel point engagé la vengeance,
Que je suis, presque vif, tombé sous leur puissance,
Mon bras à ces Tyrans m’avait bien accusé ;
Mais la nuit est venue, et m’a favorisé.
Malheureux est le chef animé, qui s’engage,
Secondé seulement de son propre courage :
Au plus fort du danger, les miens m’ont délaissé :
J’en sors par un Miracle, et ne suis que blessé :
Toi seul, brave Cléonte, en ces périls extrêmes,
M’as fait voir ton courage, et montré que tu m’aimes,
Je ne me serais pas sans toi débarrassé,
De ce monceau de corps, où j’étais entassé.
CLÉONTE.
Je mets votre salut au nombre des merveilles,
On ne courut jamais de fortunes pareilles :
Cela vous doit instruire, ô Prince glorieux,
En autre occasion, à vous ménager mieux ;
Et ne pas exiger de ce cœur invincible,
Qui n’a cédé qu’au nombre, une chose impossible.
IOLAS.
De tous tes compagnons n’est-il resté que toi ?
CLÉONTE.
Vos bons soldats sont morts, le reste a pris l’effroi.
IOLAS.
Si Phalante a peuplé mes murailles désertes,
Le Ciel soit loué, je ne plains point mes pertes,
Ce généreux ami répare mon malheur,
Il connaît le besoin que j’ai de sa valeur.
CLÉONTE.
Et que le Calabrais, qui vous fut Infidèle,
Passe pour l’agresseur d’une injuste querelle.
IOLAS.
Ce qui plus me travaille en la peine ou je suis,
C’est que ma Bérénice, au fort des ennuis,
A peine à supporter l’injustice d’un Père,
Qui me traite, et m’attaque en mortel adversaire ;
Surprenons au Palais ceste chaste Beauté,
Qui doit avoir l’esprit de douleur transporté,
Et qui sur le faux bruit de ma triste aventure,
Plaint sans doute mon corps, privé de sépulture.
Nous voici près des murs, que j’ai tant défendus,
Et qui sans mon Phalante allaient être perdus :
Allons voir cet ami, généreux, et fidèle,
Je suis vu du Soldat, qui fait la sentinelle.
CLÉONTE.
Il doit être abusé du bruit de votre mort.
IOLAS.
Détrompe son esprit, découvre moi d’abord ;
Et puisqu’on ne peut pas ignorer dans Tarente,
Pars où je dois passer ma fortune présente,
Cours au Palais, Cléonte, et garde qu’en ma Cour,
Quelqu’un n’aille devant annoncer mon retour
À ma Belle Princesse, à qui je veux l’apprendre,
Car j’aurai grand plaisir tantôt à la surprendre.
ACTE II
Scène première
PHALANTE, BÉRÉNICE, IOLAS, caché
PHALANTE.
Non non, je ne saurais vous accorder ce point,
Vous n’avez point failli, ne vous excusez point :
J’étais, je le confesse, indigne de vos charmes ;
Ne considérez point mes regrets, ni mes larmes,
Le Ciel a bien montré qu’il prenait soin de vous,
Au choix qu’il vous a fait d’un plus parfait Époux ;
Et s’il vous l’eut laissé (Princesse généreuse),
Il vous eut fait justice, en vous rendant heureuse :
Mais injuste qu’il est, vous le vient de ravir,
Et me ravit aussi l’honneur de le servir :
Le cruel à vos yeux n’en a fait que la monstre,
Et par une funeste, et fatale rencontre,
Ce jaloux devers lui l’a voulu retirer,
Voyant que sa vertu le faisait adorer.
IOLAS, caché.
Dieux ! que viens-je d’entendre ? est-il vrai que je veille ?
BÉRÉNICE.
Encor que ma douleur, qui n’a point de pareille,
Dans ce coup de malheur, qui nous a tous surpris,
Occupe entièrement mon cœur, et mes esprits ;
Et que le Désespoir, tout prêt de me confondre,
Ne me dut pas permettre ici de te répondre ;
Je te dirai pourtant, pour consoler ta foi,
Que par la loi d’honneur j’ai péché contre toi :
Il est vrai qu’Iolas, n’a rien vu qui l’égale,
Et je serais ingrate, insensible, et brutale,
Si je me consolais jamais de son trépas,
Et si l’ayant vengé, je ne suivais ses pas :
Mais quand il n’eut pas eu les vertus, ni les grâces,
Dont la Postérité suivra toujours les traces ;
Quand il n’eut pas charmé les cœurs, et les esprits,
Imparfait, sans honneur, sans biens, je l’aurai pris,
De la main de celui, dont l’entière puissance
Demandait ce tribut à mon obéissance.
Il est vrai que d’abord mon âme y résista,
Lorsqu’à mon souvenir ta foi se présenta,
J’inclinais bien vers elle, et je l’aurais gardée,
Si l’honneur m’eut permis d’en conserver l’idée :
Mais par sa Loi, Phalante, il te fallait trahir,
Je dépendais d’un Père, il fallait obéir.
IOLAS.
La chaste Bérénice est l’objet de sa flamme ?
PHALANTE.
Les Dieux me sont témoins, Princesse de mon âme,
Que la mort d’Iolas fait toute ma douleur,
Que je suis plus que vous sensible à ce malheur,
Que sa perte en mon cœur est plus considérée
Que celle de la foi que vous m’avez jurée ;
Que je viens pour pleurer en cette extrémité,
Non pour vous reprocher votre infidélité.
BÉRÉNICE.
Elle m’est bien assez par tes yeux reprochée ;
Et tes sages discours, dont je me sens touchée,
Aggravent d’autant plus mon offense envers toi,
Qu’ils font voir ta constance, et condamnent ma foi.
Mais, Phalante, dis moi que veux-tu que je fasse ?
Ne viens point à ma peine ajouter ta disgrâce :
Il suffit de mon deuil, pour me faire mourir ;
Au lieu de me résoudre, et de me secourir,
En l’état ou je suis, par tes funestes plaintes,
Tu donnes à mon cœur de nouvelles atteintes :
Vengeons ensemblement la mort de mon Époux,
Contre un injuste Père, animé contre nous :
Aussi bien nos douleurs ne feront pas revivre
Ce Prince Généreux, que je veux bientôt suivre.
PHALANTE.
Plût au Ciel, qui mes vœux a souvent exaucé,
Qu’avant sa mort, je l’eusse une fois embrassé !
Scène II
IOLAS, PHALANTE, BÉRÉNICE
IOLAS.
Il ne tiendra qu’à toi, me voilà plein de vie,
Contente, cher ami, contente ton envie.
PHALANTE.
Ô Dieux !
BÉRÉNICE.
Ô justes Dieux, puis-je voir mon Époux !
IOLAS.
Oui, tu le vois mon âme, et les destins jaloux
De me voir possesseur d’une chose si belle,
N’ont pas gardé leur haine, en me séparant d’elle,
Ils ont connu mon zèle, et ma fidélité,
Et se sont repentis de leur sévérité :
Je te revois encore.
BÉRÉNICE.
Ô Destin favorable !
PHALANTE.
Ô faveur sans exemple ! ô bien incomparable !
IOLAS.
Mais qu’ai-je ouï, Phalante, en m’approchant d’ici ?
Je t’ai vu plein d’angoisse, et comblé de souci,
Reprocher d’une voix qui semblait altérée,
Je ne sais quel Amour, et quelle foi jurée :
Je t’ai vu joindre au deuil de ton ami perdu,
La perte d’un trésor justement prétendu,
Qui (si de tes secrets j’eusse pris connaissance)
Serait fort aisément tombé sous ta puissance.
BÉRÉNICE, en elle-même.
Dans nos civilités il nous aura surpris,
Il a nos chastes feux de nos bouches appris.
IOLAS.
Quoi ? mon Frère, est-ce ainsi qu’on m’ouvre sa pensée ?
Les traits de Bérénice ont ton âme blessée :
Tu les as soutenus, tu les as peu sentir,
Sans me montrer ta plaie, et sans m’en avertir ?
Bien que mon cœur brûlât d’une flamme pareille,
Sache que la Raison, qui toujours me conseille,
Et qui fait mon bonheur de tes propres plaisirs,
M’aurait fait préférer tes vœux à mes désirs :
C’est sur ton amitié que ma gloire se fonde,
Et je n’ai rien de cher, ni d’agréable au monde,
Que je ne te cédasse, au premier mouvement,
Que je verrais paraître en tes yeux seulement :
Pourquoi doncques, cruel, m’as-tu caché ta peine ?
Quand tu trouvais en moi ta guérison certaine ?
Pourquoi m’as-tu celé tes transports amoureux,
Quand mon consentement te pouvait rendre heureux ?
PHALANTE.
Il m’était impossible, ô Prince magnanime,
De découvrir mon cœur, sans découvrir mon crime,
Avecque mon secret, j’eusse manifesté
Vers toi ma perfidie, et ma déloyauté ;
Et j’ai bien mieux aimé t’ôter la connaissance,
D’un cœur que tu croyais, entier en ta puissance,
Que te le faire voir, traître, inconstant, et faux,
Et te le découvrir avec tant de défauts.
IOLAS.
Cet énigme est obscur, fais qu’on le puisse entendre.
PHALANTE.
À ma confusion tu le dois bien comprendre :
Ne te souvient-il point, que quand tu me permis,
De prendre place au rang de tes meilleurs amis,
Pour m’en donner encore un plus grand témoignage,
Ta Sœur me fut par toi promise en mariage ?
Dis moi, sans t’être ingrat, la pouvais-je oublier ?
Impunément ailleurs me pouvais-je lier ?
Et sentant pour une autre une flamme si prompte,
Voulais tu qu’à tes yeux j’exposasse ma honte ?
IOLAS.
Me devant ton secret, pourquoi le cachais-tu ?
PHALANTE.
C’était cacher le Vice à la même Vertu.
IOLAS.
Tout ce que fait Phalante est éloigné du Vice.
PHALANTE.
Il a contre sa foi recherché Bérénice.
IOLAS.
T’ayant promis ma Sœur, contre ton sentiment,
Ton cœur a peu changé, et l’a fait justement.
PHALANTE.
Ayant de mon ami méprisé l’alliance
J’ai blessé son honneur, avec ma Conscience.
IOLAS.
J’ai seul été coupable, en te tyrannisant.
PHALANTE.
Et moi j’ai seul été coupable, en t’abusant,
Aussi le Ciel te venge, et te rend la Justice,
Accordant à tes Vœux la chaste Bérénice.
IOLAS.
Phalante, il m’est témoin qu’elle serait à toi,
Si tu m’eusses fait voir ton amour, et ta foi.
BÉRÉNICE.
De ma possession tu fais bien peu de conte :
D’où te vient, cher Époux, une froideur si prompte ?
Ne peux-tu témoigner en cette occasion
Ton zèle à ton ami, qu’à ma confusion ?
Est-ce quelque soupçon, conçu sans apparence,
Qui m’acquiert ce mépris, et cette indifférence ?
Depuis l’heureux moment que je suis dans ta Cour,
Ai-je manqué de foi, de respect, ou d’amour ?
M’as-tu jamais trouvée à tes désirs contraire ?
Ai-je favorisé les desseins de mon Père ?
Me suis-je consolée au bruit de ton trépas ?
Non, non, mon cher Époux, j’allais suivre tes pas,
Lorsque le juste Ciel pitoyable à mes larmes,
A par son prompt retour dissipé mes alarmes.
Sont-ce là les transports, et les ravissements,
Que tu devais, cruel, à mes ressentiments ?
Mon cœur à ton abord, n’espérait que caresses,
Que soupirs, que baisers, qu’amoureuses tendresses ;
Mais comme si déjà tu te lassais de moi,
Tu souhaites qu’une autre ait le poids de ta foi :
Tu m’as dedans ton cœur à Phalante cédée,
Et te repens quasi de m’avoir possédée.
IOLAS.
Reçois mieux mes discours, et mes intentions,
Reine de mes désirs, et de mes passions :
Tu connais mon amour, et sais bien en ton âme
Que pour toi je nourris une éternelle flamme :
Mais tu ne connais pas (ô ma chaste moitié !)
Quels sont les doux transports d’une ardente amitié :
Toutefois tu connais la vertu de Phalante ;
Et s’il te fit sentir une amour violente,
Sache que l’amitié que je vis naître ici,
De son rare mérite, est violente aussi.
S’il m’eut en t’adorant découvert sa pensée,
(Je le dis librement, n’en sois point offensée)
Je ne l’eusse peu voir plaintif, et languissant,
Dans les premiers accès de mon amour naissant.
Puis donc qu’à son destin le mien fut si contraire,
Plains avec moi sa perte, et l’aime comme Frère.
BÉRÉNICE.
Oui, je le chérirai (puisqu’il te plaît ainsi)
D’un amour fraternel : mais qu’as-tu, mon souci ?
D’une pâleur de mort je vois ta face peinte.
IOLAS.
Je me croyais frappé d’une légère atteinte,
Mais le coup est plus grand que je n’avais pensé.
BÉRÉNICE.
Qu’on cherche un prompt secours.
IOLAS.
Je me sens fort blessé.
BÉRÉNICE.
Vite, les médecins.
IOLAS.
Ma plaie s’est fermée,
Et je crois que la flèche était envenimée :
De plus, toute la nuit j’ai fait de grands efforts,
Pour me développer d’un grand tas de corps morts,
Où j’ai presque tout vif, trouvé ma sépulture.
PHALANTE.
Cela doit bien avoir augmenté ta blessure ;
Retire-toi, mon Frère, et sans plus de propos,
Songe que ta santé dépend de ton repos.
Scène III
IOLANTE, LILIANE
IOLANTE.
Ne fais point la dolente, et la dissimulée,
Je sais que de nos maux ton âme est consolée,
Ton mignon est venu, l’objet de tes amours,
Est ici pour toi seule, on te doit son secours :
Il n’eut pour Iolas que des tendresses feintes,
Toi seule, Liliane, as fait naître ses plaintes,
Son feu persévérant, ses transports amoureux,
Et tu l’élèves seule au rang des Bienheureux ;
Puisque notre salut dépend de sa conduite,
Prends pitié du malheur où Tarente est réduite :
Montre à ce beau Guerrier tes plus charmants appas,
Caresse le ma Sœur, ne l’abandonne pas,
Tu peux par tes faveurs animer son courage,
Qui de nos maux pressants dissipera l’orage.
LILIANE.
Le deuil te siérait mieux que cette belle humeur ;
Montre plus de prudence, en un âge si mûr :
Est-il temps de railler en si triste fortune ?
Ta jalousie enfin se rend trop importune :
N’irritons point Phalante il est notre support,
Et de notre cher Frère il veut venger la mort :
Si le bonheur succède à sa honte entreprise,
Il se souviendra bien que tu lui fus promise,
Et te conservera cet État qu’il maintient,
Et qui par droit d’aînesse aujourd’hui t’appartient.
IOLANTE.
Je ne veux rien tenir des mains de cet Infâme,
Qui n’a point mérité de avoir pour sa femme :
Ma Sœur tu connais mal ce lâche suborneur :
Qui tend impudemment le piège à ton honneur,
Tu lui prêtes l’oreille, et te tiens assurée
De la fidélité qu’il t’a cent fois jurée :
Mais il te trompera, crédule, et quelque jour,
Tu maudiras le traître, et son perfide amour.
Son cœur t’est plus caché que sa naissance obscure,
Je prévois de tes feux la fatale aventure ;
Et ne puis m’empêcher, t’aimant comme je fais,
De te montrer l’erreur de tes vœux indiscrets :
Quelle est notre malheur, ô tristes que nous sommes ?
Espérer notre appui du plus abject des hommes ?
Scène IV
ARONTE, avec LES PRINCESSES
LES PRINCESSES.
Mais Dieux ! qu’Aronte est gai, qui l’amène en ces lieux ?
ARONTE.
Mesdames tout vous rit, rendez grâces aux Dieux :
Iolas de retour, a surpris la Princesse,
Et dedans le Palais remplit tout d’allégresse.
IOLANTE.
Mon frère de retour ? Aronte, que dis tu ?
Que tu relèves bien notre espoir abattu !
LILIANE.
Mon Frère vit encore ? ah ! Je mourrai de joie,
Mais l’as-tu vu toi-même ? Est-ce lui qui t’envoie ?
ARONTE.
Je porte à nos soldats un ordre de sa part,
Il est vivant, et sain ; hormis un coup de dard,
Qui lui perce le bras ; maintenant il repose
Selon mon jugement, son mal est peu de chose.
IOLANTE.
As-tu point rencontré Phalante avecque lui ?
ARONTE.
J’ai su qu’il l’a surpris dans un excès d’ennui,
Reprochant tendrement à sa chaste Princesse,
Un manquement de foi, dont il eut la promesse.
LILIANE.
Bérénice à Phalante avait donné la foi ?
Tu te trompes ami.
ARONTE.
Madame excusez moi,
Il n’est bruit au Palais, que de cette nouvelle ;
Mais il est temps d’aller, où mon ordre m’appelle.
IOLANTE.
Hé bien, Fille crédule, as-tu l’esprit content
De ce beau cavalier, si zélé, si constant ?
Veux-tu de sa franchise une preuve plus claire ?
Ce généreux Amant ne songe qu’à te plaire,
Il n’adore que toi sans doute, et ta beauté
Est l’objet et le prix de sa fidélité ?
LILIANE, en elle-même.
L’Ingrat jusqu’à ce point m’aurait-il méprisée ?
IOLANTE.
Après tout j’ai regret de te voir abusée ;
Et je m’étonne bien qu’ayant vu son mépris,
Avecque moi d’abord tu ne l’as pas compris :
S’il eut été fidèle à ton rare mérite,
T’aurait-il pas rendu la première visite ?
T’aurait-il pas montré que l’éclat de tes yeux
Aurait seul attiré ses armes dans ces lieux ?
Mais tu sais qu’au contraire il a vu Bérénice,
Qu’il a bien su tromper, par un même artifice :
Je l’aperçois qui vient t’abuser à ton tour :
Je lui quitte la place, accepte son amour ;
Il se repentira, sitôt qu’il t’aura vue,
Ne crains plus rien, ma Sœur, Bérénice est pourvue.
LILIANE.
Le fuirai-je ? Ah ! mon cœur, ce volage me plaît,
Et tu le veux aimer, tout inconstant qu’il est.
Scène V
PHALANTE, LILIANE
PHALANTE.
Puisque les justes Cieux ont entendu mes plaintes,
Que le retour du Prince a dissipé mes craintes,
Que tout rit, et succède à mes esprits contents,
Il ne manque plus rien au bonheur que j’attends ;
Sinon d’apprendre ici, Princesse que j’adore,
Si dans vos belles mains mon cœur demeure encore,
Et si certainement vous ne dédaignez pas
Cet Esclave d’Amour, qui meurt pour vos appas.
LILIANE.
Si tu ne te sentais extrêmement coupable,
Ce cœur qui s’est trouvé d’inconstance capable,
Sachant comme autrefois il me fut précieux,
Et comme je l’aimais à l’égal de mes yeux,
Tu n’en requerrais pas un nouveau témoignage,
Et me tiendrais, Phalante, un tout autre langage :
Non, non, n’abuse plus de ma simplicité,
Je connais ta faiblesse, et ta légèreté :
Je sais que ton discours, tout rempli d’artifice,
Aussi bien que ton cœur, s’adresse à Bérénice ;
Et que des doux liens qui nous devaient unir,
Tu conserves à peine un triste souvenir.
Ingrat, que t’ai-je fait, pour t’obliger au change ?
Si je n’ai mérité l’excès de ta louange,
Quand tu m’as exaltée au dessus des flambeaux,
Qu’on voit paraître au Ciel, si luisants, et si beaux ;
Au moins, cœur infidèle, au moins suis-je certaine,
Que je n’ai mérité ton mépris, ni ta haine :
Je t’ai toujours gardé ce que je t’ai promis,
Autant que sans faillir l’honneur me l’a permis :
Je n’ai rien eu que toi de cher à la pensée,
Âme ingrate, et parjure ; et tu m’as délaissée ?
Je sais que Bérénice a plus d’attraits que moi,
Mais elle a moins d’amour, mais elle a moins de foi :
Tu l’adores pourtant, cruel, pour ce qu’il semble,
Qu’elle a l’humeur légère, et qu’elle te ressemble :
N’irrite point le Ciel par un nouveau serment
De ta fidélité, je sais ton changement :
Je sais ton inconstance, et je te la pardonne,
Pourvu qu’au premier feu ton âme s’abandonne ;
Et que te repentant, tu veuilles m’assurer
D’un amour sans reproche, et qui puisse durer.
PHALANTE.
Ma chère Liliane, hélas ! puis-je sans honte,
(Ayant de ta beauté tenu si peu de compte)
T’appeler mienne encore, et si je te promets,
D’être tien, pourras tu me croire désormais ?
Ta bonté toutefois m’en donnant la licence,
Je mets tout de nouveau ce cœur en ta puissance ;
Qui confus de sa honte, et de son peu de foi,
Avecque repentir s’accuse devant toi.
J’ai failli, je l’avoue, et je sais que mon crime,
N’a point devant tes yeux d’excuse légitime :
Quand ils n’eussent pas eu de quoi me retenir,
J’avais promis la foi, je la devais tenir :
J’atteste le Soleil, l’Amour, et la Nature,
Que j’ai toujours dans l’âme abhorré le parjure ;
Et que je ne vois rien qui me soit odieux,
Comme un cœur divisé, qui soupire en deux lieux :
Cependant je sens bien dessus ma conscience,
Que par une secrète, et fatale influence,
Dont j’ignore la cause, on me trouve aujourd’hui,
Coupable du péché que je blâme en autrui :
Bérénice après toi m’a pris, je le confesse,
Et partout où je vois cette rare Princesse,
Je palis, je languis, je meurs pour ses appas,
Je redoute leur force, et ne m’en défends pas :
Je jure toutefois par tes yeux que j’adore,
Qu’au travers de ce feu je te regarde encore,
Comme l’objet divin, qui captive mes sens,
Par des ressors cachés, et toutefois puissants.
Bref je crois qu’en l’aimant je puis t’être fidèle,
Et m’attacher à toi, sans me séparer d’elle.
LILIANE.
Et tu n’es pas volage, et perfide en ce point ?
PHALANTE.
Mon âme, assure toi que je ne le suis point.
Je sens pour Bérénice une innocente flamme,
Dont l’ardeur pure et sainte échauffe bien mon âme,
Mais ne la peut corrompre.
LILIANE.
Inconstant, que dis-tu ?
Que cette extravagance altère ta vertu !
PHALANTE.
Tu veux approfondir un secret que j’ignore ;
Mon cœur, contente toi qu’en l’aimant je t’adore ;
Et pour bannir de toi ces soupçons superflus,
Si je puis désormais, je ne la verrai plus.
LILIANE.
Non, non, vois sa beauté, puisqu’elle te contente,
Pourvu que ton amour réponde à mon attente :
Sois libre en tes désirs, ne te contrains pas tant,
Je t’estime fidèle, et je t’aime inconstant :
Bérénice me plaît, d’autant qu’elle t’est chère,
Et je la veux servir, afin de te complaire ;
Je ne la puis plus voir d’un œil triste et jaloux,
Sachant de quelle ardeur tu chéris son Époux :
Aime la, cher Amant, et j’aurai trop de gloire,
Que mon feu se conserve encore en ta mémoire,
Et qu’au défaut d’une autre, à qui tout doit céder,
Je puisse ton amour, et ta foi posséder :
Mais Phalante, le mal de mon Frère m’effraye,
Et je crains que la Mort ne se cache en sa plaie.
PHALANTE.
L’appareil te fera juger plus sainement.
LILIANE.
Conduis-moi, s’il te plaît, vers son appartement.
ACTE III
Scène première
LES MÉDECINS, IOLAS, BÉRÉNICE
BÉRÉNICE.
Ne me déguisez point ce qu’il faut que je sache ;
Je connais mon malheur, en vain on me le cache,
Et je suis résolue à tout événement.
LE CHIRURGIEN.
Que sert de la flatter ? parlons-lui franchement.
LE MÉDECIN, se tournant vers la Princesse.
Madame, tout va mal, la flèche envenimée
A perdu tout son bras, la gangrène est formée,
Le Prince est bien malade, on fait un vain effort ;
Notre art ne le saurait garantir de la mort :
Nous ne vous pouvons plus flatter en conscience,
Songez à votre État, et prenez patience.
BÉRÉNICE.
Ô Dieux ! ô justes Dieux !
IOLAS.
Amis, je comprends bien,
Qu’en mon mal sans remède on n’espère plus rien.
Vous le cachez en vain, je lis sur vos visages
De la fin de mes jours les funestes présages ;
Et je m’étonne fort, que connaissant ce cœur,
De qui nul accident ne fut jamais vainqueur,
Vous me cachiez la mort, et certaine, et connue,
Comme si j’étais homme à craindre sa venue.
Si son visage affreux ne m’a jamais troublé,
Et si devant sa faux je n’ai jamais tremblé,
Quand je l’ai vu rougir tous les champs de Bellonne,
Ici les Médecins s’en vont.
Pensez vous qu’en ce lieu sa présence m’étonne ?
Puisque l’arrêt du Sort ne se peut divertir,
Si mon jour est venu, si je suis prêt à partir,
Et sachez qu’Iolas sent approcher ce terme,
D’un visage constant, et d’un courage ferme.
BÉRÉNICE.
Ce jour n’est pas si prompt, mon âme, espère mieux
Des forces de ton âge, et du secours des Cieux ;
Si le Sort aujourd’hui disposait de ta vie,
Ta fin serait bientôt de la mienne suivie.
IOLAS.
N’attendris point mon cœur, en l’état ou je suis,
Tu vois bien que mes pleurs naissent de tes ennuis :
N’obscurcis point mes yeux de ce triste nuage,
Au moment qui me reste à voir ton beau visage.
C’est pour ta beauté seule, et pour ton seul amour,
Que je quitte à regret la lumière du jour :
Fais donc que de ma mort ton âme se console,
Si tu veux que la mienne en liberté s’envole.
BÉRÉNICE.
Quoi ! mon cœur, d’un œil sec je verrais ton trépas ?
Je te verrais mourir, et je ne mourrais pas ?
Penses-tu qu’après toi Bérénice demeure ?
Non, non, mon cher Époux le Ciel veut que je meure,
Je me croirais sans cœur, et sans ressentiment,
Si je te survivais d’une heure seulement,
L’Amour conclut ma mort, la Raison l’autorise,
Pour toi j’aime le jour, sans toi je le méprise.
IOLAS.
Si mon cœur d’un nœud ferme au tien se trouve joint,
Crois, tant que tu vivras, que je ne mourrai point :
Conserve donc, mon âme, en cette départie,
De ton Époux mourant la meilleure partie :
Souffre qu’en toi je vive ; et juste en ta pitié,
Fais durer d’Iolas la plus belle moitié :
Le Ciel, pour te payer de ton amour extrême,
Te destine aujourd’hui pour un autre moi-même :
Mon Phalante t’adore, il te le faut choisir,
Nous ne faisons qu’un cœur, qu’une âme, et qu’un désir ;
Ici Phalante paraît.
En lui tu m’aimeras, et dans ces chastes flammes,
Tu feras subsister l’union des trois âmes :
Cet ami généreux s’offre tout à propos,
Vis pour lui, si tu veux que je meure en repos.
BÉRÉNICE.
Quoi, mon cher Iolas, ta perte est manifeste ?
Rien ne s’offre à mes yeux, qui ne me soit funeste.
Le désespoir me suit, un excès de malheurs
Emprisonne mes sens, d’ennuis et de douleurs ;
Et dans cette cruelle et fatale journée,
Tu voudrais disposer mon cœur à l’Hyménée ?
Non, non, puisque nos jours n’ont qu’un même flambeau,
Il faut que Bérénice épouse le tombeau.
IOLAS.
Si tu nourris en toi cette cruelle envie,
Et si tu parles plus d’attenter à ta vie,
Sache que ton Époux mourra désespéré,
Dont tu peux établir le repos assuré.
Détruire de nos Dieux le plus parfait ouvrage !
Défaire un tel chef-d’œuvre ? ah ! quelle aveugle rage !
Parle mieux, ma Déesse, et songe que les Dieux
Sentent de ces discours les traits injurieux.
Je sais combien mon sort sensiblement te touche,
Je lis dedans ton cœur ce qu’exprime ta bouche.
Cède donc à ton deuil, regrette mon trépas,
Pleure moi, si tu veux, mais ne me blâme pas :
Voici, chère moitié, qui mon défaut répare ;
Ce généreux ami, si constant, et si rare,
Qui t’a déjà donné des preuves de sa foi,
Occupera ma place, il t’aime autant que moi ;
S’il me reste sur toi quelque ombre de puissance,
Si jamais ton esprit aima l’obéissance,
Donne m’en cette preuve, et d’un vœu solennel,
Promets à ton Phalante un amour éternel ;
Si je te vois répondre à sa flamme amoureuse,
Mon âme de ce corps partira bienheureuse,
Autrement.
BÉRÉNICE.
Mon désir ?
IOLAS.
Ne me réplique point.
Scène II
BÉRÉNICE, PHALANTE, IOLAS, IOLANTE
BÉRÉNICE.
Comment veux-tu que j’aime, en ce funeste point
Où je me vois réduite ?
PHALANTE.
Eh ! mon frère, de grâce,
Ne force point ce cœur, que ta perte menace,
Et ne me prouve point ta parfaite amitié,
Aux dépends de ta chaste et fidèle moitié.
Puis que je sens son mal, plus que ma peine même,
Pénètre dans mon âme, et juge si je l’aime :
Mais las ! comment veux-tu, quand tu quittes le jour,
Que parmi tant d’ennuis nous songions à l’amour ?
Crois-tu mourir sans moi ? Tu ne peux ce me semble ;
Marche quand tu voudras ; nous partirons ensemble.
IOLAS.
Qui du fier Calabrais vengerait l’attentat ?
Qui sauveraient mes Sœurs, ma Femme, et mon État ?
Non, demeure après moi, tu m’offenses, mon Frère,
En méprisant ta vie, elle m’est nécessaire ;
Et ton Roi, dont l’appui consiste en ta valeur,
Maudirait ma mémoire, en pleurant ton malheur :
Vis doncques pour sa gloire, autant que pour la mienne,
Et conserve sa vie, en conservant la tienne :
Que si tu me veux plaire en cette extrémité,
Où tu vois de mes jours le terme limité ;
Et si vous déférez tous deux à ma prière,
Écoute d’Iolas la volonté dernière ;
Puisque ma Bérénice autrefois t’a charmé ;
Et puisque tu fus d’elle amant, et bien-aimé,
Je rallume en vos cœurs cette première flamme ;
Prends le pour ton Époux, reçois la pour ta femme ;
Au moins si vous voulez que mes vœux soient parfaits,
Et s’il vous plaît de voir mes mânes satisfaits.
IOLANTE, en elle-même.
Que ces discours du mal dont je me sens atteinte,
Augmentent la douleur, et redoublent ma crainte !
IOLAS.
Résistez-vous encore à mon contentement ?
Ne me répondez-vous que des yeux seulement ?
C’est fait, vous consentez, ce silence m’arrête,
Et ces beaux yeux mouillés, m’accordent ma requête.
Est-il pas vrai, mon cœur ? ne te résous-tu pas ?
BÉRÉNICE, en elle-même.
À mourir, à te suivre, à marcher sur tes pas,
Avant que je consente, et que l’obéissance
Me porte à cette lâche, et dure complaisance.
PHALANTE.
Hélas !
IOLANTE, en elle-même.
Le cœur me fend.
PHALANTE.
Pourquoi me cèdes-tu
Ce trésor accompli d’Amour, et de Vertu ?
Qui suivra comme moi ta mort inévitable ?
IOLANTE, en elle-même.
Ô la belle alliance ! ô le parti sortable !
IOLAS.
J’oblige peu Phalante, en lui voulant céder
Un trésor que mon cœur ne peut plus posséder :
Ne parle pas ainsi, mon Frère, tu m’affliges ;
Et pense, en l’acceptant, que c’est toi qui m’obliges.
Mais pour accompagner ce présent qui te plaît,
Je te donne mon bien, engagé comme il est,
Sachant que ta valeur, à qui tout fait hommage,
Réparera bientôt ma perte, et mon dommage.
IOLANTE, en elle-même.
Ô Dieux !
IOLAS.
Reçois ma Femme, et mes États aussi,
Pourvu que de mes Sœurs tu prennes le souci :
Fais-les de ta moitié les compagnes fidèles,
Et leur procure encor des partis dignes d’elles :
Sus, sus, ratifions et l’un et l’autre accord,
Je veux que le contrat s’en fasse avant ma mort ;
Ne perdons point le temps, l’affaire est résolue,
Et je la veux passer de puissance absolue.
Scène III
IOLANTE, seule
On tire le rideau devant la chambre.
Quoi cet homme inconnu, que j’abhorre sur tous
Sera maître absolu de nos biens, et de nous ?
Tarante subira le joug de cet infâme ?
Mon Frère peut encor disposer de sa femme,
Mais il ne saurait pas disposer de mon bien ;
Je m’y veux opposer, non il n’en sera rien ;
Avant qu’il puisse voir sa volonté suivie,
Et qui m’ôte l’État, il m’ôtera la vie :
C’est prendre avec grand soin l’intérêt de sa Sœur,
C’est choisir de sa gloire un digne successeur,
C’est faire un bel honneur à son illustre race,
Liliane sort.
Mais j’aperçois ma Sœur, il la faut avertir
Du mal qui nous menace, et qu’elle doit sentir ;
Il faut l’intéresser dans ma juste vengeance,
Et par elle à mes maux chercher quelque allégeance.
Scène IV
LILIANE, IOLANTE
LILIANE.
Ah ! Ç’en est fait, ma Sœur, nous perdons Iolas.
IOLANTE.
Nous perdons plus encor, nous perdons ses États :
Je ne le puis pleurer parmi tant d’injustice,
Il vient de tout donner, avec sa Bérénice,
À son ami Phalante ; et ce beau suborneur,
Triomphe de nos biens, comme de notre honneur.
LILIANE.
Ah ! ma Sœur, que dis-tu ? tu leur fais une injure,
Et ton discours trop libre offense la Nature.
IOLANTE.
Je dis ce que mes yeux seulement m’ont appris,
Et j’eusse à peine cru d’un autre ce mépris :
Iolas à ma perte, aussi bien qu’à ta honte,
(Charmé des faux appas d’un Traître qui l’affronte)
Lui vient devant mes yeux, de tenir ce discours :
Cher ami, qui me vois à la fin de mes jours,
Si tu veux que content je parte de ce monde,
Reprends ce cher objet, qui ta flamme seconde ;
Je te donne ma femme, et mes États aussi,
Pourvu que de mes Sœurs tu prennes le souci ;
Fais-les de ta moitié les compagnes fidèles,
Et leur procure encor des partis dignes d’elles.
Ils ont feint quelque temps tous deux d’y résister,
Mais qu’enfin, pour lui plaire ils voulaient l’accepter.
LILIANE.
Ah ! ma Sœur, puis-je croire une telle disgrâce ?
IOLANTE.
Entre, si tu veux voir le contrat qui s’en passe :
Mais avant qu’on le suive, et que contre nos lois
Il soit effectué, je mourrai mille fois :
Si pour rompre ce coup, nous nous liguons ensemble,
Nous l’empêcherons bien ; dis-moi ce qui t’en semble :
Iolas, et Phalante, injustes contre nous,
Ont tous deux excité notre juste courroux ;
Si l’un nous tyrannise, et nous fait une injure,
L’autre est traître partout, infidèle, et parjure ;
Vengeons-nous, Liliane, en sauvant notre bien.
LILIANE.
Quel remède, et comment ?
IOLANTE. Elle la tire à part.
J’en sais bien le moyen
Livrons dans cette nuit notre ville affligée,
Au pouvoir de ce Duc, qui la tient assiégée :
C’est un généreux Prince, et j’estime en effet,
Quand il saura l’outrage, et le tort qu’on nous fait,
Qu’il ne se servira d’un si bel avantage,
Que pour nous rétablir dedans notre héritage.
LILIANE.
Dieux ! que proposes-tu ? ce discours plein d’horreur,
Ne part que d’un esprit agité de fureur ;
Ce remède, ma Sœur, blesse ma conscience,
Il est trop violent, donne toi patience,
Peut être que le Ciel, par des ressorts cachés,
Détournera ces maux qu’attirent nos péchés.
IOLANTE.
Ô faible et lâche esprit ! ô cœur tout plein de glace !
Que tu mérites bien le coup qui te menace !
Puis que ce feu te plaît, et puis qu’aveuglément
Amour te précipite en cet embrasement,
Je t’y laisse périr ; pour moi je m’en délivre :
Mais songe encore un coup que tu devrais me suivre ;
La ville est en mes mains, j’ai déjà regardé
Vers l’endroit le plus faible, et le plus mal gardé ;
De qui les assiégeant n’ont point de connaissance ;
Le Duc dans cette nuit, l’aura sous sa puissance.
LILIANE.
Eh ! de grâce, ma Sœur, ne t’abandonne pas
Aux coups du Désespoir.
IOLANTE.
Que ton courage est bas !
Pense que si j’outrage, on m’outrage de même,
Qu’à mon extrême mal mon remède est extrême ;
Et que c’est lâcheté, qui t’oblige à céder,
À celui qui travaille à nous déposséder :
Il faut avant le jour, que ma vengeance éclate,
Et je conçois déjà, dans l’espoir qui me flatte,
Qu’il n’en peut arriver qu’un succès très heureux,
Car toujours la Fortune aide aux cœurs généreux :
Pour toi, suis ce Mignon, auteur de ta ruine,
Résous-toi désormais d’être sa Concubine :
Bérénice est déjà femme du suborneur ;
Je me vengerai seule, et j’en aurai l’honneur.
Scène V
LILIANE, CARINTE
LILIANE.
Iolante, ma Sœur, où va cette insensée ?
Détournez, justes Dieux, sa cruelle pensée,
Qui dans le désespoir va se précipiter ;
Détournez ce Torrent, qu’on ne peut arrêter :
Carinte, de mon cœur fidèle secrétaire,
Qui vois mes déplaisirs, qui connais ma misère ;
Adouci par tes soins l’amertume et le fiel,
Que vomit contre moi la colère du Ciel :
À tant de maux pressants cherche quelque remède,
Soulage ma douleur, je réclame ton aide.
CARINTE.
Eh ! Madame, je meurs de vous voir affliger ;
Que puis-je, pour vous plaire, et pour vous soulager ?
Plut au ciel, qui connaît mon cœur, et mon envie,
Que je vous pusse aider aux dépens de ma vie.
LILIANE.
Tu peux, sans qu’il t’en coûte un soupir seulement,
Vaincre mon infortune, et guérir mon tourment :
Si tu n’as oublié ce secret admirable,
Qui du plus fort venin, et du plus incurable,
Anéantit la force ; ah ! Carinte, peux-tu
Pour un sujet plus digne employer sa vertu ?
Je sais bien que le suc de cette herbe divine,
Des maux désespérés porte la médecine ;
S’il arrêtait celui de mon frère mourant,
Qu’on te devrait de vœux ! que ce coup serait grand !
Je ne te cèle point, ma chère confidente,
Que je soupire encore après le beau Phalante ;
Parmi tous ses défauts, son mérite me plaît,
Je l’aime, tout volage, et tout ingrat qu’il est :
En cette extrémité ton secours je réclame,
Si tu sauves mon Frère, il gardera sa femme ;
Et ce volage Amant n’y prétendant plus rien,
Retournera peut-être, à son premier lien :
C’est de toi que dépend l’honneur de la province ;
Le bien de Liliane, et le salut du Prince.
CARINTE.
S’ils dépendent de moi, comme vous le jugez,
Madame, c’est à tort, que vous vous affligez :
Puisqu’ayant sur Carinte une entière puissance,
Vous connaissez son zèle, et son obéissance :
Il est vrai qu’en mourant mon Père m’a laissé
Ce souverain remède, et souvent exercé,
Qui détruit du venin la qualité mauvaise ;
Pour subtil qu’il puisse être, aussitôt il l’apaise.
La preuve en mille endroits, ne m’a jamais manqué,
Et quand j’ai de ce mal vu le Prince attaqué,
Madame, vous savez que je me suis offerte,
Pour sauver à l’État une si grande perte,
Et que les Médecins, de ma gloire ennemis,
Et jaloux de leur art, ne m’ont jamais permis
D’employer mon remède ; ils m’ont tous rebutée,
Sitôt qu’à ce devoir je me suis présentée,
Sans souffrir que j’entrasse avec eux en conseil,
Lorsqu’ils ont appliqué leur premier appareil,
Ces pauvres ignorants ne se sont mis en peine,
Que de penser le bras, et guérir la gangrène,
Sans prévoir que d’ailleurs le Prince était perdu,
Car le poison subtil s’est partout épandu ;
Mon herbe toutefois, dont je sais la puissance,
En deux heures lui peut donner toute allégeance,
Nos esprits sur ce point seraient déjà contents,
Si l’on m’eut laissé faire, il en est encor temps.
LILIANE.
Quoi ? tu peux empêcher que mon Frère ne meure ?
Un doux rayon d’espoir encore te demeure ?
Tu le pourras guérir ?
CARINTE.
Oui, je vous le promets,
Si je ne le guéris, ne me voyez jamais :
Dans l’Art des Médecins sa perte est résolue,
Vous m’y pouvez mener de puissance absolue,
Et vous admirerez l’effet de mon secours,
Avant que cette nuit ait terminé son cours.
LILIANE.
Allons, si de l’effet ta parole est suivie,
Je te devrai les biens, et l’honneur, et la vie.
Scène VI
CARINTE, LILIANE, ARONTE
CARINTE.
Mais il faut sur son mal Aronte consulter,
Puisqu’il sort de sa chambre, et vient de le quitter.
LILIANE.
Eh bien, que fait mon Frère ?
ARONTE.
Ah ! ç’en est fait, Madame,
Ce Prince glorieux, est prêt de rendre l’âme,
Ce venin épandu fait partout son effort ;
Il n’attend plus au lit, que le coup de la mort ;
Phalante, que son dard d’un même coup menace,
Tout plein de désespoir, vient de quitter la place,
Ne se pouvant résoudre à voir ainsi mourir,
Son généreux ami, qu’il ne peut secourir :
La seule Bérénice, entre ses bras pâmée,
Demeure auprès de lui, de douleur consommée.
LILIANE.
Ô spectacle funeste ! ah ! Carinte, je meurs.
CARINTE.
Ne nous amusons point à d’inutiles pleurs ;
Surtout la diligence à nos soins est requise :
Ne perdons point de temps, en si belle entreprise.
ACTE IV
Il se passe dans la nuit.
Scène première
CARINTE, BÉRÉNICE, LILIANE
Le page avec un flambeau.
CARINTE.
Quoi, vous êtes en doute encore sur ce point ?
Madame, il est guéri, non, non, n’en doutez point,
Je connais mon remède.
BÉRÉNICE.
Hélas ! est-il possible ?
Croirai-je à ce miracle ?
LILIANE.
Il est assez visible ;
Mon Frère le confesse.
BÉRÉNICE.
Et je crains toutefois ;
Carinte en as-tu fait l’épreuve une autrefois ?
CARINTE.
J’en ai fait cent, Madame, et toutes favorables.
LILIANE.
Cette herbe a sans mentir, des vertus admirables.
BÉRÉNICE.
Carinte mon espoir, délices de mes jours,
Qui de tous nos malheurs viens d’arrêter le cours,
Qui viens de rétablir mon repos et mon aise,
Que mille et mille fois je t’embrasse, et te baise.
Qu’eussions nous fait sans toi, qui nous as préservés,
En préservant le Prince, et nous a tous sauvés ;
Par toi, de son salut naît notre délivrance ;
Tu fais revivre en lui, toute notre espérance,
Ma fidèle Carinte, ah ! combien ta vertu
Relève puissamment ce courage abattu !
La moitié de mon cœur, par tes mains m’est rendue,
Je te dois tout mon bien, sans toi j’étais perdue.
LILIANE.
Fille miraculeuse, on ne peut en effet
Reconnaître un si digne, et si rare bienfait :
Nous te serons ingrats, ces faveurs sont trop grandes,
Il te faut des Autels, il te faut des Offrandes.
CARINTE.
Ne flattez point mes sens par ces excès d’honneur,
Mesdames, c’est à vous qu’on doit tout ce bonheur,
Vous m’avez fait agir ; c’est par votre industrie,
Que je viens de sauver mon Prince, et ma patrie,
Et qu’un si beau laurier me couronne le front ;
Qui croirait que mon herbe eut un effet si prompt ?
La secrète vertu d’une telle racine
Ne confond elle pas toute la Médecine ?
Mais ne vantez pas tant ce service rendu ;
J’ai l’honneur d’être à vous, j’ai fait ce que j’ai dû ;
Vous prodiguez en moi votre reconnaissance,
L’heur d’un si grand succès m’est trop de récompense.
BÉRÉNICE.
Je sais bien que ton cœur, noble et grand comme il est,
En la seule vertu cherche son intérêt :
Aussi pour te payer de ce bienfait extrême,
Je te fais seulement un présent de moi-même.
LILIANE.
Reçois mon cœur encore, et dispose de moi,
Puisque tous nos trésors sont au dessous de toi ;
Et crois que je n’aurai, ni gloire, ni fortune,
Dans le cours de mes ans, qui ne te soit commune.
CARINTE.
Je n’abuserai point d’un heur si précieux ;
Jugeant que tout me vient de la faveur des Cieux ;
Mais songez qu’il est tard, généreuse Princesse,
Après tant de travail, de peine, et de tristesse ;
Puisqu’Iolas est pris des charmes du sommeil,
Allez dormir, au moins jusques à son réveil.
BÉRÉNICE.
Puisqu’en effet le Prince a la paupière close,
Et que notre esprit calme avec lui repose,
Je crois, ma chère Sœur, qu’il est bien à propos,
Qu’après tant de travail nous prenions du repos :
Qu’on sache cependant qu’est devenu Phalante,
Sans qui mon Iolas n’a rien qui le contente :
Croyant son ami mort, il s’en est séparé ;
Le cœur tout plein d’angoisse, et tout désespéré :
Carinte, qu’on le cherche, et qu’on lui fasse entendre,
L’heur que sur nous le Ciel par tes mains vient d’épandre :
J’ai peur que mon Époux n’en soit inquiété,
Et le moindre accident peut nuire à sa santé :
Bonsoir, ma chère Sœur.
LILIANE.
Bonsoir, belle Princesse ;
Allez l’accompagner.
BÉRÉNICE.
Non, non, je vous la laisse,
Ce page me suffit, mon cœur, demeure ici.
Scène II
CARINTE, LILIANE
CARINTE.
Disposez-vous, Madame, à reposer aussi ;
La nuit tantôt passée enfin vous y convie.
LILIANE.
Voici de qui j’attends mon repos, et ma vie.
CARINTE.
D’où ?
LILIANE.
Le demandes-tu ? vois-tu pas mon amant ?
CARINTE.
Qu’il est pâle, et transi !
LILIANE.
Mais Dieu, qu’il est charmant !
CARINTE.
Il va revoir le Prince.
LILIANE.
Il me suivra sans doute,
L’ingrat qui m’a manqué, va prendre une autre route,
Pour ne pas soutenir les regards enflammés,
Des yeux qu’il a trahis, et qu’il a tant aimés,
L’infidèle aura peur de leur juste reproche.
CARINTE.
Madame, cependant le voilà qui s’approche.
LILIANE.
Que dirons-nous, Carinte ?
CARINTE.
Assurons-le d’abord,
Que le Prince est par nous garanti de la mort ;
Observant bien son cœur, il faut qu’on l’éclaircisse,
Et qu’il perde l’espoir d’épouser Bérénice.
Scène III
LILIANE, PHALANTE, CARINTE
LILIANE.
Où peut aller Phalante, ainsi triste et pensif ?
D’où lui vient ce chagrin, et ce deuil excessif,
Lorsque tout est ravi d’un excès d’allégresse ?
Ma rencontre peut-être a causé sa tristesse ?
PHALANTE.
Quoi, les jours d’Iolas sont à leur occident
Madame, et l’on peut rire, en si triste accident ?
CARINTE.
C’est de sa guérison que provient notre joie,
Prenez part au bonheur que le Ciel nous envoie.
LILIANE.
Nous l’avons cette nuit par nos soins préservé,
Et tu devrais baiser la main qui l’a sauvé.
PHALANTE.
Hélas ! vous vous moquez ; la nouvelle est trop grande,
Pour être si tôt crue ; il faut que je me rende,
Près du lit d’Iolas, pour éclaircir ce point,
À moins que de le voir, je ne le croirai point.
LILIANE.
Quoi ? je verrais la mort de mon Frère assurée,
Et je serais si lâche, et si dénaturée,
Au lieu de le pleurer, au lieu de ressentir
Ses poignantes douleurs, de rire, et de mentir ?
Tu ne me crois donc pas, Phalante, et mes paroles
Passent dans ton esprit pour des contes frivoles ?
Ah cruel ! je sens bien pourquoi tu ne veux pas,
Que mon Frère par nous soit sauvé du trépas ;
C’est pour ce que sa mort t’assure Bérénice,
Et tu crois qu’on te l’ôte avec cet artifice ;
Tu crois que je travaille à dégager ta foi,
Va, tu n’aimas jamais ni mon Frère ni moi :
Pour lui ton amitié naît d’une source infâme,
Tu ne le caressais qu’à cause de sa femme,
Et tu nous as tous deux abusés lâchement,
Faible et mauvais ami, traître, et perfide amant.
PHALANTE.
Excusez de mon cœur l’innocente faiblesse,
Et ne vous fâchez pas, je vous crois ma Princesse.
LILIANE.
Tu fais un grand effort, je t’ai cru mille fois,
Quand par tes actions tu démentais ta voix,
Je n’ai point révoqué tes paroles en doute,
Quand ton cœur les fuyait, pour suivre une autre route ;
Et tu doutes ingrat, de la sincérité
De mes propos naïfs, et pleins de vérité ?
Tantôt avec des pleurs, coulants par artifice,
Tu jurais que pour moi tu fuirais Bérénice,
Volage, et tu t’es pris dans les mêmes appas,
D’où tu me promettais de détourner tes pas :
Pourquoi m’as-tu trompée, infidèle et parjure ?
Crains-tu point que les Dieux ne vengent mon injure ?
Prierai-je pour celui qui m’a voulu trahir ?
Oui, tout ingrat qu’il est, je ne le puis haïr :
S’il s’est contre sa foi promis à Bérénice,
C’est par légèreté, plutôt que par malice :
Je veux croire qu’il m’aime.
PHALANTE.
Ah ! cruelle, en ce point
Tu m’estimes coupable, et je ne le suis point :
Je ne me suis promis, contre ma conscience,
Que pour laisser mourir le Prince en patience,
Voyant qu’il s’obstinait à me rendre enflammé
De cet objet divin que j’avais tant aimé.
Si tu crois que mon cœur cède sans résistance,
Va de sa propre bouche apprendre ma constance,
Au fort du désespoir qui troublait mes esprits,
Comment eussai-je aimé ? J’avais tout à mépris ;
Mon cœur était outré d’une douleur extrême,
Tout m’était odieux, je l’étais à moi-même ;
Et tu veux qu’en l’état d’un si malheureux sort,
L’hymen charmât mes sens dans l’effroi de la mort ?
Tu fais certes, mon âme un peu trop criminelle,
Ta clémence est injuste, et ta pitié cruelle :
Ta main rouvre ma plaie après sa guérison,
Et le miel qu’elle m’offre est mêlé de poison.
Si de ces lâchetés tu m’estimes coupable,
Je suis de ton amour un objet incapable,
Les Dieux me sont témoins toutefois que mon cœur,
Bénit toujours les traits de son premier vainqueur ;
Que depuis que mon âme, à te plaire occupée,
T’a promis tous ses soins, je ne t’ai point trompée :
Crois-moi, que Bérénice en ce funeste jour,
M’a beaucoup plus touché de pitié que d’amour ;
Que ses chastes attraits n’ont point blessé tes charmes,
Depuis que j’ai lavé mon crime dans mes larmes.
Ceci n’est qu’un effet de mon sort rigoureux ;
J’ai paru complaisant, et non pas amoureux :
Puisqu’en toi j’avais mis toute mon assurance,
Doux port de mes désirs, et de mon espérance,
Pourquoi t’ai-je fait peur, quand j’ai mal évité,
L’écueil où mon amour avait déjà heurté ?
Non, non, chaste Beauté, tu n’avais rien à craindre ;
Vois-tu pas que celui qui me voulait contraindre
De m’engager ailleurs, contre mon sentiment,
Par miracle est sauvé, pour sauver ton Amant ?
Allons pour son salut faire des feux de joie ;
Je meurs d’impatience, il faut que je le voie,
Et que je lui découvre encore devant toi,
L’honneur que tu me fais, de recevoir ma foi,
Pourvu qu’il s’en contente, et qu’il nous favorise,
Dans ces justes projets que le Ciel autorise.
LILIANE.
Croirai-je, mon Phalante, à ce que tu me dis ?
Tous mes sens d’allégresse et d’amour interdis,
Ne me trompent-ils point, en la gloire éclatante,
De cet heureux succès, qui passe mon attente ?
Quand tu me charmerais par une illusion,
Quand je te devrais croire, à ma confusion,
Tes propos dans mon cœur ne trouvent point d’obstacles,
Et j’y donne la foi, comme à de vrais oracles.
PHALANTE.
Tu le peux, ma Princesse, assure toi d’avoir,
Sur l’esprit de Phalante un absolu pouvoir ;
Et qu’il t’en va donner une preuve assurée,
Par sa fidélité d’éternelle durée.
Mais tu ne me dis point comme on a pu guérir
Le Prince abandonné, qui s’en allait mourir ?
LILIANE.
Carinte cette nuit accourue à son aide,
Dans la vertu d’une herbe a trouvé son remède,
Et j’en ai vu le prompt et merveilleux effet.
PHALANTE.
J’adore ce miracle, et la main qui l’a fait,
Mais que tardons nous plus ? voyons que fait le Prince,
Et sauvons après lui sa ville et sa province.
LILIANE.
Je sais bien là-dessus un important secret,
Qu’il faut que je révèle, et non pas sans regret.
Scène IV
IOLANTE, seule
Puisque dedans l’ardeur du courroux qui m’enflamme,
J’ai si mal ménagé le secret de mon âme,
Puisqu’elle s’est ouverte à cette ingrate Sœur,
Qui flatte de nos biens l’infâme ravisseur,
De peur que mon malheur enfin ne me surmonte,
Et que tous mes desseins n’avortent à ma honte,
Fuyons la tyrannie, et l’horreur de ces lieux,
Où ce qui me charmait est funeste à mes yeux :
Dans le péril extrême où je me vois réduite,
Je n’ai ni sûreté, ni salut qu’en la fuite,
La nuit me favorise, allons en liberté,
Commettre notre vie à la fidélité :
Puisque seule elle sait la descente secrète,
Par où j’ai résolu d’assurer ma retraite,
J’ai sondé vainement les cœurs de nos sujets,
Et j’ai fait parmi vous d’inutiles projets :
Mais le Duc de Calabre a bien reçu ma lettre,
Et de son seul appui j’ose tout me promettre :
Puisqu’il est mon refuge, et mon unique espoir,
Et puisqu’il nous promet de nous bien recevoir,
Sauvons nous dans sa tente, et quittons de bonne heure,
Une si détestable, et si triste demeure.
Scène V
IOLAS, PHALANTE, LILIANE, CARINTE, LE CAPITAINE DES GARDES
IOLAS.
Hé bien, que dirais-tu des caprices du Sort ?
Me voilà par miracle affranchi de la mort :
Cette divine fille, au gré des Destinées,
Pour quelque temps encor prolonge mes années :
Mon cher frère, il faudra que par nécessité,
Tu bannisses l’espoir dont je t’avais flatté :
La vie, et Bérénice aujourd’hui me demeurent,
Je connais ton regret dans tes yeux qui la pleurent,
Mais je connais aussi cette rare vertu,
Qui méprise le vice à tes pieds abattu ;
Et qui ne souffrant rien contre ta conscience,
Te fera supporter ta perte en patience :
Je suis honteux de vivre, et de t’ôter un bien,
Que tu pouvais déjà regarder comme tien :
Cette Fille te tue, en conservant ma vie,
Qui peut-être sera de ton trépas suivie,
Mais las si je croyais, qu’en ton ennui secret,
Tu sentisses ta perte avec tant de regret,
Je me laissais mourir de deuil et de tristesse,
Pour te laisser en paix posséder la Princesse.
PHALANTE.
Tu pèches contre moi par excès d’amitié,
Mon Frère, et je te trouve injuste en ta pitié,
Prends garde que mes pleurs ne coulent que de joie,
En l’heur inespéré que le Ciel nous envoie,
T’ayant vu tout à coup sortir de ce danger,
Quelle perte aujourd’hui me pourrait affliger ?
Puisque je te retrouve avec cette assurance,
De t’embrasser vivant contre toute espérance ?
Connais mieux ta vertu pour connaître mon cœur,
Et ne me traite plus avec tant de rigueur,
Je me sais modérer, et mieux que tu n’estimes,
Mettre à mes passions des bornes légitimes :
Je confesse qu’amour de tous ses traits armé,
Par l’œil de Bérénice autrefois m’a charmé,
Il est vrai, ta moitié fut celle de mon âme,
Et dans les sentiments de ma pudique flamme,
Mon cœur pour sa beauté fit des vœux infinis,
Avant qu’un chaste hymen vous eut tout deux unis,
Mais j’ai su respecter cette union sacrée.
Dès l’heure que j’ai su qu’elle était assurée,
Et sans me consommer d’inutiles désirs,
J’ai jusques dans mon cœur étouffé mes soupirs,
Quand tu me l’as cédé avec tant de confiance,
Ta douleur t’empêchait de voir ma résistance,
Et que je n’acceptais un si rare présent,
Que pour être à tes vœux de tout point complaisant :
Voici, cher Iolas la beauté qu’hyménée,
M’a sous ton bon plaisir aujourd’hui destinée,
Avant que Bérénice eut fait sur mes esprits,
Un si puissant effort, celle-ci avait pris,
Elle a sans murmurer connu ma perfidie,
Et ma légèreté ne l’a point refroidie,
Les Dieux me sont témoins qu’un secret mouvement,
M’a porté malgré moi dedans ce changement,
Sans offense pourtant, car j’aime par estime,
La Princesse et ta Sœur d’une ardeur légitime,
Partout où je revois cette chaste Beauté,
Sans désir je suis d’aise, et d’amour transporté,
Et dedans ce penser plutôt Saint que profane,
Je conserve toujours mon cœur à Liliane :
Souffre que je l’adore, et permets qu’en l’aimant,
Je répare envers toi mon premier manquement,
Aussi bien envers elle, il est trop véritable,
Que d’un si grand honneur je me sens incapable,
Je n’ose encore prétendre à ce trésor exquis,
Que mon service au moins ne me l’ait mieux acquis :
Je parlerai tantôt avec plus de licence,
Et si je te sers bien, voilà ma récompense.
IOLAS.
Aurais-tu ce dessein, et pour elle et pour moi ?
Songeai-je ce plaisir, ou si je le reçois ?
Certes si j’ai le Ciel à ce point favorable,
Il n’est Prince en bonheur qui me soit comparable :
Mais qu’en dit Iolante ? et qu’en dis-tu ma Sœur ?
LILIANE.
Que s’il vous plaît ainsi, Phalante est possesseur
De ce cœur que je mets entier en sa puissance,
Et dont il a raison d’estimer la constance.
Pour ma Sœur, il est vrai qu’un jaloux désespoir
L’a tantôt fait sortir des bornes du devoir,
Concevant pour vous deux une haine mortelle :
Elle vous veut trahir.
IOLAS.
Que l’on s’assure d’elle.
LE CAPITAINE DES GARDES.
Si j’eusse un peu plutôt son dessein reconnu,
Grand Prince, assurément je l’aurais prévenu ;
Avant que j’eusse appris son crime de Phalante,
Elle était échappée.
IOLAS.
Ô Fille violente !
Ô dangereuse humeur ! esprit pernicieux !
PHALANTE.
Crois-tu que le parti d’Iarbe en vaille mieux ?
IOLAS.
Hé quoi, tu savais donc ce qu’elle avait dans l’âme,
Mon Frère ?
PHALANTE.
Cet objet de ma pudique flamme,
M’ayant dit que sa Sœur contre votre maison
Machinait près du Duc certaine trahison,
J’ai cru qu’il importait d’en avertir Cléonte,
Afin qu’il la veillât ; mais une fuite prompte
Avait déjà portée au camp des ennemis :
Cher frère, (puisqu’en fin ce doux nom m’est permis)
Laisse-moi mériter l’heur de ton alliance,
Repose ton esprit dessus ma vigilance,
L’honneur de ton état me touche autant qu’à toi,
Parmi les Calabrais je vais semer l’effroi ;
Et par des actions d’éternelle mémoire,
Assurant ton repos, j’assurerai ma gloire.
Le Duc d’un grand assaut nous menace aujourd’hui,
Prévenons son dessein, allons jusques à lui :
Avec mille des miens ce matin je me vante,
De l’aller affronter jusques dedans sa tente.
IOLAS.
Tu n’entreprends jamais rien que bien à propos,
Va, j’irai cependant prendre un peu de repos,
Pour me mettre bientôt en état de te suivre,
Puisqu’avecques tant d’heur le Ciel me laisse vivre,
Carinte à qui je dois la lumière du jour,
Le bien de mon État, et l’heur de mon Amour ;
Que ferai-je pour toi dans ce bienfait extrême ?
CARINTE.
Faisant pour votre Sœur, vous faites pour moi-même,
Assurant son bonheur, vous assurez le mien,
Après son amitié, je ne souhaite rien,
Que vos prospérités.
IOLAS.
Ô généreuse fille !
Je mets entre tes mains l’honneur de ma famille,
Ta vertu me ravit, va t’en voir de ma part,
Ce que fait la Princesse ; elle a veillé bien tard,
Et crois qu’au jour naissant, cette chère merveille,
Avec un doux repos répare cette veille.
CARINTE.
J’y vais.
LILIANE.
Ne tarde point, retourne promptement,
Liliane sans toi ne peut vivre un moment.
CARINTE.
J’admire les effets de votre providence,
Grands Dieux, qui vous moquez de l’humaine prudence ;
Et qui par des ressorts cachés à l’Univers,
Produisez chaque jour cent miracles divers ;
Puisqu’il vous plaît sauver le Prince par mon aide,
Daignant guider ma main, et bénir mon remède,
Faites la grâce entière aux pauvres Tarentins,
Lassez de la rigueur de leurs mauvais Destins ;
Accordez leur la paix qu’ils ont tant désirée ;
Qu’une félicité d’éternelle durée
Partout les accompagne ; et si vos bras puissants
Les rendent bienheureux, qu’ils soient reconnaissants.
ACTE V
Scène première
IARBE, Duc de Calabre, IOLANTE, MÉNANDRE
IARBE.
Oui, si je trouve ici toutes choses prospères,
Je vous rétablirai dans le bien de vos pères ;
Recevez en ma foi, qui ne manqua jamais ;
Je suis inviolable en ce que je promets.
IOLANTE.
Je n’espérais pas moins de l’honneur de notre âge,
De ce franc, magnanime, et généreux courage.
IARBE.
Mais Dieux ! est-il bien vrai qu’en son aveuglement,
Bérénice envers moi se porte insolemment ?
Et que jusqu’à ce point cette ingrate s’oublie
Que de nous menacer ?
IOLANTE.
J’admire sa folie,
Elle se promet tout de ce nouvel Époux,
Qui pense triompher bientôt d’elle et de nous :
Sur la mort de mon Frère, et sur leur foi jurée,
La Calabre déjà leur est bien assurée :
Déjà ces vains esprits charmés dans leurs liens,
Estiment qu’ils joindront vos États à vos biens.
IARBE.
S’ils ont fait ce projet, ils l’ont fait à leur honte,
Ces Amants aveuglés sont bien loin de leur conte,
J’ai de quoi réprimer leurs folles vanités,
Et retrancher l’espoir dont ils se sont flattés ;
Il est temps envers vous enfin je me dispense
D’un secret dont Ménandre a seul la connaissance ;
Ma Fille se croit seule, et se repaît de vent ;
Mais j’ai, grâces aux Dieux, un Héritier vivant ;
Et je vous veux Madame, apprendre l’aventure,
Qui fit qu’en l’éloignant, j’offensai la Nature.
IOLANTE.
Quoi ? vous avez un fils inconnu parmi nous ?
IARBE.
Il m’est sage Princesse, inconnu comme à vous,
Mais au camp dans ce jour vous le verrez paraître,
Car l’ordre en est donné ; Ménandre, où peut-il être ?
Vient-il pas ?
MÉNANDRE.
Monseigneur, s’il sort de ma maison,
Il hasarde sa vie, avant sa guérison.
IARBE.
En quelque état qu’il soit, je veux qu’on me l’amène,
Quel plaisir prenez-vous de me laisser en peine ?
MÉNANDRE, en lui-même.
Ô malheureux Ménandre ! ô Destin rigoureux !
IARBE.
Vous savez que sans lui je ne puis être heureux :
Je vous l’ai dit cent fois ; mais quoi que je vous die,
Vous m’allez alléguer toujours sa maladie :
Allez, sans répliquer, vous-même le quérir ;
Dut-il par les chemins entre vos bras mourir,
Je le veux voir enfin, quelque mal qui l’accable,
Et sans plus de remise.
MÉNANDRE.
Ah ! que je suis coupable,
De laisser échapper ce gage précieux,
Que j’avais conservé quinze ans, comme mes yeux :
Il faut, il faut mourir.
IARBE.
Que dites-vous Ménandre ?
MÉNANDRE.
Qu’il faut vous l’emmener.
IARBE.
Vous ne pouvez comprendre,
Ces discours ambigus, et pleins d’obscurité.
IOLANTE.
Non.
IARBE.
Je leur vais donner, le sens, et la clarté.
Sachez que mon dessein, pour croître mes désastres,
M’a rendu curieux de connaître les Astres ;
Et que ce vain savoir, qu’un grand Mage m’apprit,
Dès ma tendre jeunesse, a charmé mon esprit :
Mais las ! je m’en servis à ma propre ruine,
Pendant l’accouchement de ma chaste Amerine,
De deux enfants jumeaux d’un beau couple innocent,
Qui coûteront la vie à leur Mère en naissant)
Au fort de ma douleur, j’eus encore la puissance,
D’en tirer l’Horoscope, au point de leur naissance :
Et j’eus horreur de voir l’ascendant furieux,
Qui menaçait leurs jours d’un inceste odieux !
Sous le voile d’Hymen (horrible en ce mystère)
Je trouve que la Sœur brûlerait pour le Frère :
Qui s’irait d’un brasier, tout pareil échauffant :
Je découvrais de plus, que cet ingrat enfant ;
Viendrait un jour, poussé, d’une damnable envie,
Les armes à la main, attenter à ma vie ;
Et sortant plein de honte, et de confusion,
J’appréhendai l’effet de ma prédiction.
Pour détourner ce mal de ma triste famille,
Je crus qu’il suffisait de déclarer la fille ;
Pour mon fils, je voulus que Ménandre en eut soin,
Le connaissant fidèle, et qu’il l’emmenât loin,
Dans un lieu de plaisir, qu’il a dans la Province,
Sans lui faire sentir qu’il fut né fils de Prince,
De peur avec le temps, il ne s’enquit pourquoi
Étant mon fils unique, on l’éloignait de moi.
Il a donc en ce lieu, sous le nom d’Anaxandre,
Passé jusques ici pour le fils de Ménandre,
Avec des qualités si rares, qu’en effet,
J’ai grande occasion d’en être satisfait.
Ma fille toutes fois étant chez moi nourrie,
A seule été de moi si tendrement chérie,
Que sans l’ingrate humeur d’elle, et de son Époux,
Sans doute que mon fils en eut senti les coups :
Je l’aurais oublié chez Ménandre ; et pour elle
Perdu tous les respects de la loi naturelle.
Dès l’heure que mon gendre eut fait sur mon État,
Les armes à la main, un si grand attentat.
Voyant les Astres faux, du côté de l’inceste,
Où ma crédulité avait été funeste,
Et ne présumant pas qu’un Fils tant estimé,
Dut jamais contre moi paraître envenimé,
Je le voulus tirer de cette solitude,
Pour punir Iolas de son ingratitude ;
Mais Ménandre, qui veut qu’il guérisse à loisir,
A jusques à présent retardé mon plaisir.
Maintenant je le presse ; et pour m’ôter de peine,
Tout malade qu’il est, je veux qu’il me l’emmène.
IOLANTE.
Vraiment cet accident que vous me racontez,
Étonne mes esprits, et les tient enchantez ;
D’un autre que de vous j’aurais peine à le croire,
Car il sent aussitôt la Fable que l’Histoire :
Mais depuis qu’Anaxandre est chez ce Gouverneur,
Qui doit l’avoir instruit dans les lois de l’honneur,
Pour être le témoin vous-même de sa vie,
Je m’étonne comment vous avez eu envie
De le faire venir devant vous inconnu ?
IARBE.
Le désir de le voir bien souvent m’est venu ;
Mais j’ai (me figurant une vaine disgrâce)
De son Astre malin redouté la menace.
IOLANTE.
Différez donc encor, jusqu’à tant que les Dieux
Vous le rendent entier, et qu’il se porte mieux.
IARBE.
Puisqu’il doit rétablir mon bonheur et ma joie,
Quoi qu’il puisse arriver, il faut que je le voie :
Cependant ma Princesse, allons disposer tout,
Pour l’assaut de Tarente, et si j’en viens à bout,
(Comme vous me donnez grand sujet de le croire)
Seule vous en aurez le profit et la gloire.
Scène II
ALMÉDOR, IARBE, IOLANTE, LES SOLDATS
ALMÉDOR.
Seigneur tout est perdu, vos gens épouvantés,
Sans attendre les coups fuient de tous côtés,
Phalante qui n’a point de pareil sur la terre,
(Sorti de la Cité comme un foudre de guerre)
Abat vos escadrons, ravit vos étendards,
Et sème dans le Camp l’effroi de toutes parts :
Tous nos retranchements cèdent à son courage.
IARBE.
Allons nous opposer à sa bouillante rage,
C’est un torrent qui passe, et qui ne peut durer,
Il n’est pas temps encor de rien désespérer.
ALMÉDOR.
Vos meilleurs Officiers, qu’à Tarente l’on mène,
Sont déjà prisonniers de ce grand Capitaine :
Rien ne peut résister aux forces de son bras ;
Si vous ne ralliez vous-même vos Soldats,
Vous perdez votre armée, en ce péril extrême,
Et vous courez fortune en votre tente même.
IOLANTE.
Sus, courage Soldats, il me faut secourir.
En cette occasion, il faut vaincre, ou mourir,
Je l’exterminerai, fut-il le Dieu de Thrace.
IARBE.
Détournez, justes Dieux, ce mal qui nous menace.
Scène III
MÉNANDRE, PHALANTE, HYDASPE
MÉNANDRE.
Mourons, pour obéir à la rigueur du Sort,
Mais finissons au moins par une belle mort :
Vengeons en périssant l’honneur de la patrie ;
Attaquons ce lion, dont on craint la furie,
À moi, mes Compagnons, quelle honte est-ceci ?
Votre Prince vous voit, le servez-vous ainsi ?
Poltrons, ou fuyez-vous ? En vain je me travaille,
L’épouvante a saisi cette vile canaille ;
Il n’importe, ayant fait le dessein de mourir,
Que me servirait-il qu’on me vint secourir ?
Je suis lassé de vivre, allons venger le Prince,
De notre lâcheté, fatale à sa Province :
Tourne tête Phalante, à moi brave Guerrier,
Ajoute à ton triomphe encore ce laurier.
PHALANTE.
Tu cours à ta ruine, insensé téméraire,
Qui ne peut résister à ma juste colère.
Ici le Casque tombe de la tête de Ménandre, qui est reconnu de Phalante pour son Père putatif.
Ô justes Dieux que vois-je ; ah mon Père est-ce vous,
Que la rigueur du sort fait périr sous mes coups ?
Faut-il, pour obscurcir l’éclat de ma victoire,
Qu’une telle rencontre arrête ici ma gloire ?
Ménandre, mon cher Père, est-ce vous que je vois ?
Embrassez, embrassez, votre Anaxandre et moi,
Il ôte son casque.
Qui sortant par caprice hors de votre puissance,
Sous le nom de Phalante a caché sa naissance,
Qui se doit sa fortune, et qui comblé d’honneurs,
Se voit considéré de tant de grands Seigneurs.
Arrêtez Compagnons.
MÉNANDRE.
Ah ! je meurs de joie,
Est-il vrai que je veille, et que je vous revoie,
Glorieux Anaxandre ? et que Dieu m’ait rendu,
Le gage précieux, depuis six ans perdu ?
Vous n’êtes point mon fils, comme vous pensez l’être,
Vous êtes mon Seigneur, et mon Prince, et mon Maître,
Souffrez donc aujourd’hui que Ménandre à genoux,
En cette qualité s’incline devant vous.
PHALANTE.
Son plaisir est extrême ; et comme il se redouble,
Il altère l’esprit du bonhomme, et le trouble,
Que faites-vous, bons Dieux !
MÉNANDRE.
Je fais ce que je dois,
Je l’avoue, il est vrai, je suis tout hors de moi ;
Mais troublé que je suis, je vous connais encore,
Pour le seul fils du Duc, que la Calabre adore,
Qui voulut qu’inconnu, pour certaine raison,
Vous fussiez comme mien nourri dans ma maison :
Magnanime Phalante, à ce nom plein de gloire,
Je me veux arrêter ; mais Dieux ! le puis-je croire ?
Oui, je n’en doute plus, ces traits charmants et doux,
Retracent Monseigneur, je les reconnais tous :
Ah ! que votre Fortune est de tout point heureuse,
Et que vous pouvez faire une paix glorieuse !
Tout cède au coup fatal de ce bras indompté,
Le camp de votre Père est tout épouvanté,
Si vous ne détournez promptement cet orage ;
Par vous seul excité, son honneur fait naufrage.
PHALANTE.
Dites vous vrai, Ménandre ? ou si vos sens charmés,
Veulent tromper les miens d’allégresse pâmés ?
MÉNANDRE.
Aidez vous, aidez vous, en cette connaissance,
Et par votre grand cœur sentez votre naissance.
PHALANTE.
Ménandre me surmonte, et dans mes hauts desseins,
Un vieillard fait tomber les armes de mes mains :
Mais puisque vous voulez que je sente ma joie,
Puisqu’à tous vos discours vous voulez que je croie,
Faites tant que je sache au moins pour quel péché,
On m’a tenu chez vous si longuement caché.
MÉNANDRE.
Venez trouver le Duc, que cette affaire touche,
Grand Prince, et l’apprenez vous-même de sa bouche :
Venez sur ma parole, il n’est pas loin d’ici ;
Ou si ses Légions vous tiennent en souci,
Si vous vous défiez, souffrez qu’il se hasarde,
Et qu’il me suive ici seul avecque sa garde.
PHALANTE.
Je vous crois, cher Ménandre, et vous veux obéir :
Celui qui m’a nourri me voudrait il trahir ?
Allons à sa rencontre, ah ! que j’ai l’âme émue,
D’une si glorieuse et si chère entrevue :
Cependant, doux témoin de mes prospérités,
Et qui fus compagnon de mes adversités,
Hydaspe, cher ami, vole dedans Tarente,
Et fais qu’à ce bonheur (qui passe notre attente)
Iolas prenne part, et tous les siens aussi ;
Sa santé permet bien qu’il vienne jusqu’ici.
Il voit du haut des murs mon succès manifeste,
En l’emmenant au camp, raconte lui le reste :
Dis qu’on lui promet tout, si pour l’amour de moi,
Il pardonne à celui qui lui manqua de foi.
HYDASPE.
J’y cours.
PHALANTE.
Dis cependant, en deux mots, cher Ménandre,
Pourquoi l’on te commit la garde d’Anaxandre ;
Éclairci promptement mon esprit curieux,
En gagnant la fraîcheur, qui paraît en ces lieux,
Où j’attendrai le Duc, mon Seigneur, et mon Père.
MÉNANDRE.
Allons, en peu de mots je vous vais satisfaire.
Scène IV
IOLAS, et LES PRINCESSES sur les murailles
IOLAS.
Peut-on voir sur la terre un homme plus vaillant ?
Admire avecque moi ce courage bouillant,
Qu’en dis-tu, ma Princesse ?
BÉRÉNICE.
Il est inimitable.
LILIANE.
Rien ne peut résister à ce bras indomptable.
CARINTE.
Voyez que d’ennemis à ses pieds abattus !
BÉRÉNICE.
Certes, j’ai de tout temps admiré ses vertus,
J’ai toujours eu pour lui je ne sais quelle estime,
Qui n’a point offensé notre amour légitime ;
Et ne l’ai jamais su, ni haïr, ni blâmer,
Que quand tu m’as voulu contraindre de l’aimer.
IOLAS.
Le respect que je porte à son amitié sainte,
M’ordonna dans mon mal cette douce contrainte ;
Ne la reproche plus à ta chaste moitié ;
Je suis sain, et l’Amour a vaincu l’Amitié.
Mais as-tu bien pris garde à l’action dernière,
Que nous avons vu faire à cette âme guerrière ;
Lors qu’arrêtant les siens, son casque il a haussé,
Devant un des vaincus, qu’il a tant embrassé ?
Puis vers cet arbre ensemble ils ont tourné visage.
BÉRÉNICE.
Quelqu’un, qui s’est soumis à ce jeune courage ;
A mérité de lui ce trait d’humilité ;
Je connais sa franchise, et sa civilité.
ARONTE.
Seigneur, les principaux de l’Armée ennemie,
Dont Phalante a trouvé la valeur endormie,
Par lui faits prisonniers, sont sous votre pouvoir,
On les vient d’emmener, vous plaît-il de les voir ?
IOLAS.
Non, va les consoler un peu dans leur disgrâce,
Et qu’on les traite bien ; la prospérité passe,
Le Sort en autre temps les peut favoriser,
Le Sage, de son heur ne doit point abuser.
LE PAGE.
Hydaspe, que Phalante appelle son fidèle,
Vous porte de sa part une grande nouvelle :
Il vient tout en fureur d’entrer dans la Cité.
IOLAS.
Sais-tu pour quel sujet il s’est si fort hâté ?
LE PAGE.
Il dit que le bonheur de Phalante est extrême,
Mais il veut réserver ce secret à vous même.
IOLAS.
Allons à sa rencontre.
BÉRÉNICE.
Ah ! grands Dieux, que je crains,
Que ce Duc malheureux ne tombe sous ses mains ;
Tout injuste qu’il est, il est toujours mon Père,
Grands Dieux ; et vos faveurs ont calmé ma colère.
Scène V
IARBE, MÉNANDRE
IARBE.
Il n’est pas vraisemblable ; Anaxandre, dis-tu,
Arrivé dans le camp, a déjà combattu ?
MÉNANDRE.
Oui, grand Prince, et de plus, il a vaincu Phalante,
Comme il se préparait de forcer votre tente.
IARBE.
Il a vaincu Phalante ?
MÉNANDRE.
En ses plus hauts desseins,
Il lui vient d’arracher la victoire des mains.
IARBE.
Quoi ! mon Fils, aurait eu tant d’heur, et tant de gloire,
Que d’emporter d’abord une telle victoire ?
Tu le faisais malade, et dans l’extrémité,
Comment en ce péril s’est-il précipité ?
Comme a-t-il pu si tôt, dans notre Camp se rendre ;
Explique ton discours, que je ne puis comprendre.
MÉNANDRE.
Quand il vous contera ce succès glorieux,
Lui-même, croyez-moi, vous le comprendrez mieux.
IARBE.
Après tout, s’il est vrai j’en bénis l’aventure,
Ménandre, et te sais gré de cette nourriture ;
Les Astres ont menti, du crime incestueux,
Dont ils ont menacé cet enfant vertueux ;
Et quand je le bannis, soupçonné de ce vice,
Et d’un noir attentat, je lui fis injustice.
De mon crédule esprit Saturne s’est joué,
Sa vertu me ravit, le Ciel en soit loué,
Allons vers lui Ménandre, allons en diligence.
MÉNANDRE.
Allons, dois-je avouer ici ma négligence ?
Non, devant son cher Fils je me veux accuser :
Dans l’excès de sa joie il pourra m’excuser.
IARBE.
Mais les Astres peut-être on prédit de mon Gendre,
Ce qu’à faux j’imputais à mon cher Anaxandre :
Cet Ingrat m’a tenu lieu d’enfant jusqu’ici,
Et c’est lui seulement que le Ciel a noirci
De ce grand attentat, qui provoque ma haine.
MÉNANDRE, en lui-même.
Je le veux éclaircir, et le tirer de peine ;
Toutefois j’attendrai que Phalante présent,
(Puisqu’il a fait le mal) m’excuse en s’accusant ;
Le voici qui s’avance, ah ! que j’ai l’âme émue.
IARBE.
Quel est ce cavalier qui paraît à ma vue ?
MÉNANDRE.
Grand Prince il n’est plus temps de vous rien déguiser,
Phalante est votre Fils, qui se vient accuser
D’avoir déshonoré son bras, et sa naissance,
En s’armant contre vous, le voilà qui s’avance,
Il se met à genoux.
Pour tâcher d’obtenir son pardon, et le mien.
IARBE.
Tu te fais plus obscur, je n’y comprend plus rien.
MÉNANDRE.
Quand j’ai dit qu’Anaxandre en sa valeur extrême,
A surmonté Phalante, il s’est vaincu soi-même,
Ce généreux lion a calmé son courroux,
Dès qu’il a su par moi qu’il était né de vous.
IARBE.
As-tu l’esprit troublé, que dis-tu là Ménandre ?
MÉNANDRE.
Qu’en Phalante aujourd’hui vous voyez Anaxandre,
Et qu’un discours menteur vous a toujours trompé ;
Ici Phalante met un genou à terre devant Iarbe.
De puis six ans qu’il s’est de mes mains échappé,
Sous ce nom glorieux, il a fait des merveilles,
Le bruit en est venu cent fois à vos oreilles !
Vous avez admiré, vous-même en votre Cour,
Et si pendant le temps qu’il y fit du séjour,
J’eusse été près de vous, j’aurais fait reconnaître,
Ce Prince glorieux, ignorant de son être.
Mais j’étais arrêté malade en la maison,
Qui lui servit quinze ans d’inutile prison :
Le voilà prosterné, mon offense le touche,
Et j’ose en demander le pardon par sa bouche.
IARBE.
Confus d’étonnement je ne sais que penser.
Il fait signe aussi à Ménandre de se lever.
Relevez-vous mon fils, et venez m’embrasser.
Scène VI
PHALANTE, IARBE, MÉNANDRE, etc.
PHALANTE.
Le Ciel m’a-t-il bien fait de ce crime capable ?
IARBE.
Ne vous excusez point, je suis tout seul coupable,
Ma superstition a fait tous vos péchés,
Je vois les découverts, et je crains les cachés :
Je connais la moitié des menaces des Astres,
Et l’inceste sans doute, achève mes désastres :
Par la mort d’Iolas vous êtes possesseur,
Des appas criminels de votre propre Sœur.
PHALANTE.
Ne craignez, pas mon Père, une telle disgrâce,
Le Ciel s’est contenté de sa seule menace,
Ce dangereux hymen reste autant imparfait,
Que mes sanglants desseins, qui n’ont point eu d’effet.
Ménandre m’a tout dit, vous avez par prudence,
De mon astre malin détourné l’influence.
IARBE.
Ah ! mon Fils, ce savoir est vain, et dangereux,
Si je l’eusse ignoré, j’eusse été trop heureux :
Quoi vous avez donc pas épousé la Princesse,
Par la mort d’Iolas ?
PHALANTE.
Que votre crainte cesse,
Iolas, dont le mal m’a comblé de souci,
Est guéri par miracle, et doit venir ici.
Aussitôt que j’ai su l’honneur de ma naissance,
J’ai mis en vos bontés toute ma confiance ;
J’ai cru que j’obtiendrais l’effet de mes souhaits,
Si pour ce cher ami je demandais la paix :
Mais le voici qui vient la demander lui-même,
Par sa rare vertu, jugez combien je l’aime,
Oubliez votre haine en ce jour solennel,
Et lions nous à lui d’un amour éternel.
IARBE.
Oui, je le veux aimer, oui mon cher Anaxandre,
Juge-le par ces pleurs que tu me vois répandre.
En l’excès de la joie, où je me vois plongé,
Je suis tout seul coupable, il est seul outragé ;
Et ta Sœur eut raison, puisqu’il l’a tant chérie,
De seconder sa haine ; aide moi je te prie,
A regagner le cœur de ces parfaits Amants,
Et prévenons les tous par nos embrassements.
Scène VII
IOLAS, BÉRÉNICE, LILIANE, CARINTE, IARBE, PHALANTE, etc.
IOLAS.
Quel miracle est-ceci ? quelle grande fortune
Bannit de nos destins la rigueur importune ?
BÉRÉNICE.
Quel heur inespéré nous surprend en ces lieux ?
IARBE.
Rendons mes chers Enfants, rendons grâces aux Dieux,
Ne nous souvenons plus de nos fautes passées,
Et que le seul amour règne dans nos pensées.
PHALANTE, à Bérénice.
Chère et parfaite Sœur, je ne m’étonne pas,
D’avoir eu tant d’amour pour tes chastes appas.
BÉRÉNICE.
Ta Liliane eut tort dans son amitié pure,
De blâmer un instinct qu’enseignait la Nature :
Mais ce divin objet, qui soupire pour toi,
Sera-t-il pas en fin le seul prix de ta foi ?
PHALANTE.
Mon cœur hors ce désir n’a rien qui le contente,
Favorisez mon père une si douce attente,
Secondez le vouloir de ce parfait ami,
Sans ce bien, votre fils n’est heureux qu’à demi.
IARBE.
Que me demandes-tu ?
PHALANTE.
Cette aimable Princesse,
Pour qui depuis deux ans je soupire sans cesse,
Et dont vous apprendrez la constante amitié,
Après que de mon feu vous aurez eu pitié.
IARBE.
Iolas y consent ?
IOLAS.
Oui de toute mon âme.
IARBE.
Que le Ciel de vos cœurs éternise la flamme,
Je veux une autre grâce, Iolante a failli ;
Mon fils noyez son crime au fleuve de l’oubli,
Un jaloux désespoir la rendit criminelle,
Mais elle s’en repent, j’ai de l’amour pour elle,
Et si vous m’accordez cette chaste beauté,
Je vous réponds à tous de sa fidélité.
IOLAS.
Vous lui faites, mon Père, un honneur qui m’étonne,
Oui, j’excuse sa faute, et je la lui pardonne,
Puisque vous l’ordonnez, je perds le souvenir,
Du mal quelle m’a fait.
IARBE.
Qu’on la fasse venir.
PHALANTE.
Lorsque je suis sorti qu’as-tu fait ma Princesse ?
LILIANE.
Mon esprit a suivi ta fortune sans cesse,
Mon cœur à ton épée a toujours été jointe :
Mais il mourrait de peur et tu n’en avais point.
IOLANTE.
J’étais à la faveur de cet arbre cachée,
De regret et d’ennui sensiblement touchée,
Mais sur votre parole, et celle d’Iolas,
Confuse je me viens jeter entre vos bras.
IOLAS.
Ne crains plus rien, ma Sœur, ton offense est remise,
Tu ne verras ici qu’amour et que franchise.
IOLANTE.
Ah mon frère, je meurs de t’avoir offensé.
IOLAS.
De nos esprits contents ton crime est effacé,
Un pardon général signé de part et d’autre,
Abolit pour jamais ton malheur et le nôtre,
Mais après tant d’ennuis et de si longs travaux,
Allons dedans Tarente ensevelir nos maux,
Là nous nous conterons toutes nos aventures,
Et mettrons ordre à tout pour les noces futures.
IARBE.
Allons, et que mon Fils, partout victorieux
Fasse connaître au Roi, son destin glorieux.