Les Ricochets (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Sa Majesté l’Impératrice, le 15 janvier 1807.

 

Personnages

 

SAINVILLE, jeune colonel, fils d’un ministre

DORSAY

LAFLEUR, valet de chambre de Dorsay

GABRIEL, jockey de Dorsay

MADAME DE MIRCOUR, nièce de Dorsay

MARIE, jeune femme de chambre de Madame de Mircour

 

La scène se passe, à Paris, dans l’appartement de M. Dorsay.

 

 

Scène première

 

GABRIEL, seul

 

Il porte l’habit de Lafleur, et une cage dans laquelle il y a un serin.

L’habit, la cravate pour la toilette de M. Lafleur, la cage et le serin que je me hasarde d’offrir à mademoiselle Marie ; bon ! je ne suis point en retard. Pauvre Gabriel ! Quand on est tourmenté comme toi par l’amour et l’ambition, on ne dort guère. Moi, jockey, faire la cour à une femme de chambre, nièce d’un valet de chambre ! Mademoiselle Marie est si gentille ! C’est un ange pour la douceur, un démon pour l’esprit. M. de Lafleur, son oncle, est un bon protecteur, qui n’est pas insensible aux petites attentions qu’on a pour lui.

 

 

Scène II

 

GABRIEL, MARIE

 

MARIE.

Monsieur Gabriel.

GABRIEL.

Ah ! vous voilà, mademoiselle Marie ?

MARIE.

Peut-on causer ?

GABRIEL.

Oui : votre oncle vient d’achever de coiffer monsieur, et il se coiffe lui-même, en attendant que j’aie appris, comme vous me l’avez conseillé, mademoiselle Marie.

MARIE.

Et d’ici je peux entendre la sonnette de madame.

GABRIEL, présentant la cage.

Pour ne pas perdre de temps, mademoiselle, oserais-je prendre la liberté de vous prier d’accepter...

MARIE.

Oh ! la jolie cage ! Oh ! le joli, serin ! C’est bien honnête à vous, monsieur Gabriel ; mais je ne veux pas demeurer en reste.

Elle lui donne une cravate enveloppée dans du papier.

Tenez.

GABRIEL.

Qu’est-ce que c’est ? Une cravate de mousseline. Ah ! mademoiselle, quelle bonté !

MARIE.

C’est moi qui l’ai brodée, monsieur Gabriel.

GABRIEL.

Hélas ! que je suis encore loin de mériter tant de faveurs ! Quand donc pourrai-je paraître un parti sortable à monsieur votre oncle ?

MARIE.

Patience, les choses sont déjà bien avancées. Voilà dix mois que, par le crédit de mon oncle, je suis entrée femme de chambre chez madame de Mircour, la nièce de M. Dorsay, son maître ; voilà quinze jours que, par mon crédit, vous êtes entré comme jockey chez ce même monsieur Dorsay.

GABRIEL.

Et c’est bien agréable de demeurer ainsi dans la même maison.

MARIE.

Oui, tous les matins on se trouve, on jase.

GABRIEL.

On fait un échange de petits cadeaux.

MARIE.

Et qui peut répondre des événements ? Tout en m’endormant hier au soir, je lisais, dans un des livres de ma maîtresse, que les plus petites causes peuvent amener les plus grands effets. La pluie qui tombe, un cheval qui bronche, un lièvre manqué à la chasse, ont fait échouer ou réussir des négociations, des conjurations, des batailles. Qu’est-ce que notre mariage auprès de choses si graves ? Par exemple, une circonstance qui pourrait nous être bien favorable, M. Sainville fait la cour à ma maîtresse.

GABRIEL.

Qui ? Ce jeune colonel, si vif, si pétulant et à qui mon maître fait la cour de son côté, depuis que le père du colonel a été nommé ministre ?

MARIE.

Si le colonel pouvait plaire à ma maîtresse, je vous ferai entrer valet de chambre à son service, et il n’y aurait pas de raison pour que le mariage des domestiques ne vînt à la suite de celui des maîtres.

GABRIEL.

Et croyez-vous que le colonel plaira bientôt à votre maîtresse, mademoiselle Marie ?

MARIE.

Je crois que oui ; un jeune militaire, aimable, fils d’un ministre ! Madame ne dépend que d’elle-même, et une veuve de vingt-deux ans est pressée de se remarier, quand ce ne serait que par prudence. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’elle a des moments de caprices... La meilleure femme du monde ; c’est par accès ; heureusement cela ne dure pas ; en moins de dix mois, je l’ai vue tour à tour joueuse, botaniste et dévote. Elle en est maintenant à la manie des animaux. Elle m’a chargée de lui chercher un sapajou, une perruche, et je jurerais qu’hier elle n’a été si aimable au bal que parce qu’elle était partie enchantée des gentillesses d’Azor, son petit chien.

GABRIEL.

C’est unique de s’attacher de la sorte.

MARIE.

Ils disent que ses caprices ne s’exercent que sur les choses légères ; cela n’empêche pas qu’elle ne brusque ou n’accueille ses amis selon qu’elle a bien ou mal dormi, selon qu’elle est plus ou moins satisfaite de la bagatelle qui l’occupe. C’est la faute de ses parents ; ils ont tellement été au-devant de tous ses désirs qu’ils l’ont habituée à en changer plus que de robes et de bonnets.

GABRIEL.

Il faut bien supporter les défauts de ses maîtres, mademoiselle.

MARIE.

Aussi fais-je, monsieur Gabriel. Ma pauvre maîtresse ! elle a trop. de qualités, je suis trop bien avec elle pour ne pas lui être attachée ; je n’ai pas dix-sept ans, mais tout naïvement, sans qu’elle s’en doute, c’est moi qui gouverne, c’est elle qui obéit. C’est tout simple, quand on a été élevée dans les antichambres...

LAFLEUR, en dehors.

Eh ! Gabriel.

GABRIEL.

Ah ! mon Dieu ! c’est M. de Lafleur qui m’appelle.

MARIE.

Mon oncle ! je m’enfuis.

GABRIEL.

Voyez ; à peine a-t-on le temps de se dire deux paroles.

MARIE.

Un seul mot. Voulez-vous me plaire ? Déclarez vos sentiments pour moi à mon oncle. Vous le devez par égard pour ma réputation, et s’il y consent, je vous épouse, quoique vous ne soyez encore que jockey. Je suis au-dessus des préjugés, moi. Sans adieu, monsieur Gabriel.

Elle sort.

GABRIEL.

Eh bien, mademoiselle, j’essayerai, je me hasarderai.

Seul.

Oui, M. de Lafleur ne peut pas blâmer une noble ambition dans un jeune homme ; mais le voici.

 

 

Scène III

 

GABRIEL, LAFLEUR, en robe de chambre

 

LAFLEUR.

Gabriel ! Ah ! te voilà ? Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc, mon ami ; comment, il faut que je me fatigue la poitrine à vous appeler ?

GABRIEL.

Je vous demande bien pardon, monsieur de Lafleur.

LAFLEUR.

Qu’est-ce que c’est que M. de Lafleur ? Croyez-vous que je ne sache pas mon nom ?

GABRIEL.

Je voulais dire que c’est uniquement par la crainte d’importuner monsieur que j’ai tardé à lui présenter mes hommages.

LAFLEUR.

C’est bon ; j’aime à voir que tu te mettes à ta place.

GABRIEL.

Monsieur veut-il passer son habit ?

LAFLEUR.

Eh bien, eh bien, as-tu perdu la tête ? Tu te presses. Tu me permettras bien d’essuyer ma poudre ?

Il s’assied près d’une toilette et essuie sa poudre.

GABRIEL.

C’est le zèle, c’est l’ardeur de servir.

LAFLEUR.

Oui, à ton âge, j’étais aussi vif, mais pas si gauche. Tu dis donc que...

GABRIEL.

Je dis que je suis enchanté de voir à monsieur cet air de gaieté, de bonté...

LAFLEUR.

Tu trouves ? Il est gentil ce petit bon homme. Ma cravate ?

GABRIEL, donnant celle que Marie lui a donnée.

La voilà. Non, je me trompe ; voici la vôtre.

LAFLEUR.

Je te veux du bien, Gabriel. Tu commences à te former ; ta gaucherie tient à ton zèle, et je crois que tu n’es pas si sot que je l’avais pensé d’abord.

GABRIEL.

Oh ! monsieur est bien bon.

LAFLEUR.

Mon habit ? M. Dorsay, ton maître et le mien, est un fort galant homme, très riche, qui s’est avisé d’avoir de l’ambition ; petit génie, quoiqu’il se mêle de versifier. Attache-toi à moi ; de la conduite, des mœurs et... La plume, l’écritoire, j’ai à écrire. Parle toujours, je t’écoute.

GABRIEL, servant Lafleur.

Les bontés de monsieur m’encouragent’ à lui révéler un secret.

LAFLEUR.

Un secret ! Tu as des secrets ?

Écrivant.

Oui, ma belle amie, que je meure, si je ne meurs d’amour... Eh bien, ton secret ?

GABRIEL.

Je vous dirai, monsieur, que je suis aussi dévoré d’ambition.

LAFLEUR.

Ah ! ah ! c’est fort bien, il faut en avoir. Et ton ambition, c’est ?... Allons, ne sois pas timide ; je suis content de moi, le moment est propice, tu feras bien d’en profiter.

GABRIEL.

Monsieur a une nièce bien jolie.

LAFLEUR.

Plaît-il ? Tu as remarqué que ma nièce était jolie ?

GABRIEL.

Quoique jockey, on a des yeux, on a un cœur... Ce n’est pas que pour le moment j’aie l’impertinence de prétendre à une alliance... vraiment disproportionnée ; mais par la suite, aidé des conseils et de la protection de monsieur, je pourrais devenir valet de chambre.

LAFLEUR.

Diable ! c’est fort ; tu es bien jeune encore.

GABRIEL.

Enfin, que monsieur ne me retire pas son appui ; et je suis sûr de faire mon chemin.

LAFLEUR.

Fripon, tu cherches à m’attendrir.

DORSAY, en dehors.

Eh ! Lafleur.

LAFLEUR.

J’entends monsieur. Eh ! vite, emporte ma robe de chambre, range ce fauteuil. Ce billet à la soubrette de cette petite danseuse des boulevards. À ton retour, je te dirai... j’aurai réfléchi...

GABRIEL.

Monsieur ne m’en veut pas de ma témérité ?

LAFLEUR.

Non, je ne t’en veux pas. Sors.

GABRIEL.

Bon, j’espère.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DORSAY, LAFLEUR

 

DORSAY, en robe de chambre, un bouquet et un papier à la main.

Où vous cachez-vous donc ? Je sonne, j’appelle...

LAFLEUR.

Me voilà, monsieur.

DORSAY.

Eh ! vite, qu’on m’habille, je suis pressé. A-t-on passé chez le colonel Sainville ?

LAFLEUR.

J’ai été moi-même lui annoncer la visite de monsieur. M. le colonel prie monsieur de ne pas se déranger. Il doit venir ce matin dans la maison, chez madame de Mircour.

DORSAY.

Chez ma nièce ! Raison de plus pour que je me hâte. Je veux absolument le voir chez lui : c’est une attention dont les gens en place vous tiennent toujours compte. Mon habit ?

LAFLEUR, habillant son maître.

Je reconnais bien le génie de monsieur. Il n’oublie aucun détail.

DORSAY.

Fruit de l’habitude, mon pauvre Lafleur.

LAFLEUR.

Oh ! non, cela n’est pas donné à tout le monde ; moi, par exemple, je ne pourrais pas il faut une nature particulière.

DORSAY.

Ce bon Lafleur ! il ne manque pas d’esprit. Quel bonheur que ce colonel se soit pris de passion pour ma nièce ! Un jeune homme plein de mérite, qui peut tout pour ses amis, aimable pour tout le monde quand il est heureux. C’est dommage qu’il soit bourru et presque méchant dès qu’il est contrarié.

LAFLEUR.

Comme monsieur s’entend à faire le portrait de ses amis ! Si monsieur n’était pas pressé, j’aurais une grâce à lui demander.

DORSAY.

Qu’est-ce que c’est ? Dépêche-toi. Mon épée ?

LAFLEUR.

C’est pour un jeune homme qui est parent d’une jeune artiste de théâtre.

DORSAY.

Ah ! tu as des connaissances dans les théâtres ! C’est ma nièce qui m’inquiète ; c’est bien la petite personne la plus vive, la plus fantasque... une enfant mal élevée... Eh bien, ton jeune homme ?

LAFLEUR.

Comme monsieur va monter sa maison...

DORSAY.

Qu’est-ce qui t’a dit cela ?

LAFLEUR.

Personne ; mais il est à présumer que monsieur ne tardera pas à être appelé, placé comme il le mérite.

DORSAY.

Oui, ils veulent absolument m’employer. C’est une chaîne que je vais prendre ; mais enfin on se doit à son pays, à sa famille.

LAFLEUR.

Alors il faut à monsieur, maître d’hôtel, livrée, équipages...

DORSAY.

Parbleu, quand on nous donne des places, à nous autres...

LAFLEUR.

Monsieur ne peut pas se passer d’un secrétaire : mon jeune homme a reçu la plus belle éducation...

DORSAY.

Combien vous a-t-on promis, monsieur de Lafleur, pour placer le parent de la jeune artiste ?

LAFLEUR.

Fi donc ce n’est pas par intérêt. Je marche sur les traces de monsieur : il m’a appris à trouver le bonheur dans celui qu’on procure aux autres.

DORSAY.

Eh bien, tu n’es qu’un sot... Mon chapeau. C’est une folie de donner ses services. Non pas que je vende les miens ; mais un homme comme toi... Ma tabatière ? Qu’est-ce que c’est ? j’entends une voiture. Vois donc, serait-ce le colonel ?

LAFLEUR.

Lui-même.

DORSAY.

Ah ! mon Dieu, tu me fais perdre mon temps. Cette chambre en ordre ; ferme la toilette ; ces lettres à leur adresse ; ces vers et ce bouquet à la jeune veuve de la Chaussée d’Antin.

LAFLEUR.

J’y cours. Prenez mon protégé, monsieur ; il sera si heureux de travailler chez un homme aussi bon, aussi juste, aussi recommandable par son cœur et par son esprit.

DORSAY.

Coquin ! tu ne penses pas tout ce que tu dis ; mais c’est égal, tu me fais plaisir. Apporte-moi de l’écriture du jeune homme, et si elle est passable...

LAFLEUR.

Admirable, monsieur. Voici le colonel.

Il sort.

 

 

Scène V

 

DORSAY, SAINVILLE

 

SAINVILLE.

Bonjour, mon cher Dorsay.

DORSAY.

Que je suis ravi, que je suis confus de l’honneur, du bonheur de recevoir monsieur le colonel ! J’allais chez lui.

SAINVILLE.

J’avais promis à madame de Mircour de lui apporter ce matin ces couplets de l’opéra nouveau. En attendant qu’elle soit visible, causons.

DORSAY.

Causons.

SAINVILLE.

Quelle femme charmante que votre nièce ! que de grâces ; que d’esprit ! J’aime jusqu’à ses caprices.

DORSAY.

Hier, en sortant du bal, elle me parlait de monsieur le colonel, avec un intérêt...

SAINVILLE.

Vraiment ? Vous m’enchantez. Serais-je assez heureux pour pouvoir vous rendre service ?

DORSAY.

Ne parlons pas de ce qui me concerne, j’aurai l’honneur d’aller vous faire ma cour.

SAINVILLE.

Parlez sur-le-champ, je vous en prie : trop heureux d’être utile à l’oncle de madame de Mircour ! Mais quand donc se décidera-t-elle à m’accorder sa main ?

DORSAY.

Elle est à vous. Les affaires de la succession de son mari sont le seul obstacle. Je vous sers de tout mon pouvoir ; mais ce qui vous sert mieux que moi, mieux que votre grade, mieux que le rang même de monsieur votre père, ce sont vos qualités, votre mérite... oui... sans flatterie.

SAINVILLE.

Oh ! sans flatterie... Que puis-je faire pour vous, mon cher Dorsay ?

DORSAY.

Eh bien, puisque vous l’exigez ; le ministre votre père a la plus grande confiance en vous.

SAINVILLE.

Je cherche à la mériter.

DORSAY.

M. le président de Blamon, qui est mon cousin germain, M. le colonel Dirlac, votre camarade, qui était allié de feu mon épouse, prennent à moi le plus vif intérêt.

SAINVILLE.

Oui, je connais votre famille, vos alliances, votre fortune.

DORSAY.

Loin de songer à l’augmenter, comme tant d’autres, je ne cherche qu’à m’en faire honneur, comme quelques autres. Il y a dans ce moment une place majeure, une place d’éclat à la nomination de monsieur votre père : j’ai la vanité d’y prétendre.

SAINVILLE.

En avez-vous fait la demande ?

DORSAY.

Oui vraiment ; mais un des premiers commis m’a dit que le premier secrétaire lui avait dit que le ministre se proposait de vous consulter.

SAINVILLE.

Eh bien, mon cher Dorsay ?

DORSAY.

Soyez mon protecteur. J’aurai l’honneur de vous porter chez vous des lettres, des titres, des apostilles...

SAINVILLE.

Pas du tout ; voyons-les à l’instant : je passe avec vous dans votre cabinet.

MADAME DE MIRCOUR, en dehors.

Mais c’est inconcevable ! courez donc, cherchez donc ; il est impossible qu’il soit perdu.

SAINVILLE.

Attendez... N’est-ce pas madame de Mircour que j’entends ?

DORSAY.

Elle-même.

SAINVILLE.

Allez me chercher vos papiers, mon cher Dorsay, je les attends ; ce matin même, je les présente à mon père...

DORSAY.

Un mot de vous, et je suis aussi sûr de réussir que vous l’êtes de plaire à ma nièce. Oui, mon cher neveu... Pardon, mais je serai si glorieux d’une telle alliance !... Je cours chercher mes papiers.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

SAINVILLE, MADAME DE MIRCOUR

 

SAINVILLE, seul un moment.

Un très honnête homme, ce monsieur Dorsay.

MADAME DE MIRCOUR, en entrant.

Il faut absolument qu’on le retrouve, entendez-vous ? Oh ! les domestiques ! Ils sont d’une négligence... Ah ! vous voilà, monsieur ?

SAINVILLE.

Oui, madame, et j’accours plein d’impatience... Qu’il m’est doux de vous revoir encore plus belle !

MADAME DE MIRCOUR.

Laissez-moi. J’ai de l’humeur ; je suis au désespoir.

SAINVILLE.

Eh ! mon Dieu, que vous est-il donc arrivé ?

MADAME DE MIRCOUR.

Azor, mon cher Azor, qui s’est échappé, on ne sait ce qu’il est devenu.

SAINVILLE.

Et qu’est-ce que c’est donc que cet Azor ?

MADAME DE MIRCOUR.

Mon carlin. Vous riez, je crois !

SAINVILLE.

Moi ? pas du tout. Je partage bien sincèrement votre désespoir.

MADAME DE MIRCOUR.

Courage ; moquez-vous ; affligez-vous ironiquement. Les hommes veulent toujours montrer du caractère.

SAINVILLE.

Calmez-vous. On le retrouvera, et je vous crois trop raisonnable...

MADAME DE MIRCOUR.

Raisonnable ! Non, monsieur, je ne suis point raisonnable, et je n’aime point les gens raisonnables ; ils sont froids, insensibles. Au fait, que me voulez-vous ? Je suis fort étonnée qu’on ne vous ait pas dit que je ne voulais voir personne.

SAINVILLE.

Eh ! mon Dieu, comme vous me traitez, madame ! Ces couplets que vous m’avez demandés hier ?...

MADAME DE MIRCOUR.

Ces couplets ? Je n’en veux plus ; ils ne valent rien. En effet, je suis bien en disposition de chanter !

SAINVILLE.

Mais vous êtes méchante, au moins.

MADAME DE MIRCOUR.

Moi, méchante ! c’est vous plutôt qui n’avez pas la moindre sensibilité. Je pleure, je souffre ; monsieur plaisante, monsieur rit.

SAINVILLE.

J’étais loin de m’attendre à un pareil accueil. Se peut-il que ce soit la même femme qui, hier, au bal, était si douce, si bonne...

MADAME DE MIRCOUR.

Hier, monsieur, vous étiez aimable. Tâchez donc de l’être aujourd’hui.

SAINVILLE.

Ma foi, madame, je désespère de vous paraître tel tant que vous conserverez cette humeur.

MADAME DE MIRCOUR.

Fort bien ; vous vous piquez, vous vous fâchez. Oh ! que voilà bien votre vivacité, votre pétulance.

SAINVILLE.

Voilà bien le caprice le mieux conditionné...

MADAME DE MIRCOUR.

Le caprice !... On a le malheur de sentir vivement, et l’on a des caprices. Ainsi vous seriez malheureux avec moi ; n’est-ce pas là ce que vous voulez me faire entendre ?

SAINVILLE.

Allons, je ne peux pas dire un mot que vous ne l’interprétiez de la manière la plus odieuse. Adieu, madame.

MADAME DE MIRCOUR.

Adieu, monsieur.

SAINVILLE, revenant.

Ainsi c’est la perte de M. Azor qui nous brouillerait ?

MADAME DE MIRCOUR.

Ce que vous dites là est affreux ; vous savez bien que je ne serais pas assez injuste... Non, c’est le manque d’égards, de procédés, d’indulgence.

SAINVILLE.

Et c’est donc là le prix de l’amour le plus tendre, le plus sincère... ?

MADAME DE MIRCOUR.

Vous allez vous plaindre, à présent. Je n’aime pas les doléances. Vous vouliez sortir ; restez, monsieur, c’est moi qui vous cède la place. Oui, je vais m’enfermer pour pleurer toute seule.

SAINVILLE.

Si vous sortez, comptez que vous m’aurez vu pour la dernière fois.

MADAME DE MIRCOUR.

Eh bien, monsieur, tâchez de ne pas oublier cette promesse.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

SAINVILLE, seul

 

Non, certes, je ne l’oublierai pas. Il n’est que trop clair que c’est un prétexte que vous cherchez pour rompre avec moi. Tant mieux, je serais très malheureux avec cette femme-là.

 

 

Scène VIII

 

SAINVILLE, DORSAY, des papiers à la main

 

DORSAY.

Eh ! quoi ! ma nièce vous a déjà quitté ?

SAINVILLE.

Oui, monsieur.

DORSAY.

Eh bien, toujours de plus en plus épris ? Oh ! il faut être vrai, ma nièce mérite bien...

SAINVILLE, à part.

Allons, voilà l’oncle qui fait son éloge.

DORSAY.

Comme je vous disais, un cœur excellent.

SAINVILLE, à part.

Une égalité d’humeur admirable.

DORSAY.

Vraiment ? je suis bien aise que vous lui ayez découvert cette précieuse verțu : ainsi, vous êtes enchanté ?

SAINVILLE.

Oui, enchanté ; je vous souhaite bien le bonjour.

DORSAY.

Un moment vous m’avez fait espérer que vous voudriez bien vous charger de mes papiers.

SAINVILLE.

Pardon, je ne puis pas me mêler de cette affaire.

DORSAY.

Eh mais, monsieur, vous m’avez promis...

SAINVILLE.

Oui ; mais j’ai fait réflexion... En général, je me fais un scrupule de chercher à exercer la moindre influence. Au surplus, rien ne presse, j’annoncerai votre visite à mon père, et demain, après demain... Oh ! les femmes ! Je les reconnais ; dès qu’elles sont sûres de nous... Je vous salue, monsieur Dorsay.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

DORSAY, seul

 

Eh bien, donc, il s’en va. C’est très injuste, très malhonnête. Oh ! les gens en place, les voilà bien. De belles promesses, et puis des évasions... et la mémoire la plus fugitive ; est-ce que je serai comme cela quand je serai placé ?

 

 

Scène X

 

DORSAY, LAFLEUR

 

LAFLEUR.

Monsieur, la petite veuve vous attend ce soir à souper ; elle a été enchantée des vers et du bouquet.

DORSAY.

Va te promener avec ta veuve et ton bouquet. Comptez donc sur les amis ! Mais ne suis-je pas bien dupe, avec ma fortune, quand je peux mener une vie libre, indépendante ?...

LAFLEUR, tirant un papier de sa poche.

Si monsieur daignait jeter les yeux sur l’écriture de mon jeune homme, j’en ai un modèle sur moi.

DORSAY.

Je vous trouve bien impertinent d’oser vous mêler de donner des places chez moi. Je n’ai pas besoin de secrétaire. Ah ! monsieur Sainville, certainement si je voulais d’autre appui que le vôtre, je n’en manquerais pas.

LAFLEUR.

Je supplie seulement monsieur de considérer l’écriture, il verra que c’est un cadeau que je lui fais. Quelle belle main !

DORSAY, prenant le papier.

Drôle que vous êtes !...

Il lit.

« Extrait de divers ouvrages. La différence qui existe entre les gens de quelque chose et les gens de rien disparaît par échelons. Le laquais rend le devoir à monsieur le valet de chambre, le valet de chambre habille son maître souvent à la hâte pour qu’il aille faire sa cour à milord. » Qu’est-ce que c’est que cela ?

LAFLEUR.

Hein ! est-ce lisible ? Voyez la suite.

DORSAY, lisant.

« Tourmenter les inférieurs, c’est le moyen pour les subalternes de se dédommager de leur soumission pour leurs supérieurs. » Comment donc, de la morale, je crois, de la philosophie ; et quelle écriture affreuse ! Point d’orthographe. Allez, allez, monsieur de Lafleur, dites à votre protégé qu’avant de prétendre à une place, il apprenne à écrire, à penser.

Il jette le papier au nez de Lafleur.

Voilà qui est arrêté, j’ai une autre personne, enfin, qui peut me servir ; et si celle-là me manque, je me retire à la campagne, je me jette dans l’étude, et je ne vis que pour moi.

LAFLEUR.

Mais monsieur...

DORSAY.

Ne vous avisez plus de me parler pour qui que ce soit, ou je vous chasse.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LAFLEUR, seul

 

Pour le coup, je ne m’attendais pas à celui-là. Voilà les maîtres ! Attachez-vous donc à eux ! Oh ! je me vengerai.

 

 

Scène XII

 

LAFLEUR, GABRIEL

 

GABRIEL.

La danseuse a renvoyé sa femme de chambre. On ne sait ce que la pauvre fille est devenue.

LAFLEUR.

Ah ! vous voilà, monsieur Gabriel. Je vous trouve bien impertinent d’oser lever les yeux sur une personne qui m’appartient. Un paresseux, un fainéant ; et il se flatte d’être un jour valet de chambre. Je vous chasse.

GABRIEL.

Comment, vous me chassez !

LAFLEUR.

Monsieur est instruit de vos débordements, petit libertin ! Ah ! vous voulez séduire la femme de chambre de sa nièce ! Il vous laisse huit jours pour chercher une autre condition. Ne me répliquez pas. Je vous donnerai un certificat de probité ; c’est tout ce que vous pouvez attendre de moi. Mais où diable aussi mon protégé s’avise-t-il de copier de la morale pour montrer son écriture ?

Il déchire et jette le papier qu’il avait remis à son maître, et sort.

 

 

Scène XIII

 

GABRIEL, seul

 

Ah ! mon Dieu ! ah, mon Dieu ! c’est une tuile qui me tombe sur la tête. D’où me vient-elle ? je n’en sais rien.

 

 

Scène XIV

 

GABRIEL, MARIE

 

MARIE.

Eh bien, monsieur Gabriel ?

GABRIEL.

Ah ! mademoiselle, tout est perdu. Monsieur votre oncle, qui d’abord m’avait encouragé, est d’une fureur épouvantable. Il dit que monsieur me chasse de son service, que je suis un libertin. Vous le savez, mademoiselle Marie, si je suis un libertin.

MARIE.

Que me dites-vous là, monsieur Gabriel ?

GABRIEL.

La vérité ; et j’ai beau faire mon examen de conscience, je n’ai rien fait qui puisse m’attirer...

MARIE.

Et le plus souvent, est-ce que ce n’est pas de leurs propres torts que nos maîtres nous punissent. Madame, qui vient de me gronder... Qu’est-ce donc que ce papier ?

GABRIEL, ramassant les morceaux du papier que Lafleur a déchiré.

Je n’en sais rien. C’est M. de Lafleur qui l’a déchiré.

MARIE.

Voyons.

GABRIEL.

C’est comme un exemple de maître écrivain.

MARIE, parcourant le papier.

« Le laquais habille le valet de chambre... qui va chez milord... Les subalternes se dédommagent de leur soumission... »Attendez-donc ; j’y suis ; je devine, je crois.

GABRIEL.

Eh ! quoi donc ?

MARIE.

Je sais d’où provient l’humeur de mon oncle. Oui, quand ce papier eût été mis là exprès... Il est arrivé de grands événements depuis notre conversation de ce matin.

GABRIEL.

Eh ! quoi donc ?

MARIE.

Ma maîtresse a perdu Azor.

GABRIEL.

Qu’est-ce que c’est qu’Azor ?

MARIE.

Son petit chien.

GABRIEL.

Et quel rapport...

MARIE.

Elle en est au désespoir. Le colonel est venu pour la voir, je ne sais ce qu’ils se sont dit, mais madame est rentrée tout en larmes dans son boudoir. J’ai vu le colonel sortir très irrité. Il prononçait le nom de madame et de M. Dorsay. Il jurait de ne plus remettre les pieds dans cette maison ; oui, c’est cela. Le colonel, maltraité par ma maîtresse, aura maltraité M. Dorsay, qui a besoin de lui. M. Dorsay s’en sera vengé sur mon oncle, mon oncle s’en est vengé sur vous.

GABRIEL.

Vous croyez ?

MARIE.

Il vous en veut, parce qu’il a à se plaindre de son maître. Quand je vous disais que souvent les petites causes amenaient les grands effets.

GABRIEL, cherchant son mouchoir, prenant la cravate que Marie lui a donnée, qu’il a mise dans sa poche, et la déchirant sans y prendre garde.

Et moi je ne peux m’en venger sur personne... Ah ! qu’on est malheureux de se trouver le dernier de tous dans une maison !

MARIE.

Qu’est-ce que vous déchirez donc là ?

GABRIEL.

Ah ! Ciel ! c’est la cravate que vous m’avez donnée.

MARIE.

Vous faites un grand cas de mon cadeau, à ce qu’il me paraît.

GABRIEL.

Pardon, cent fois pardon, mademoiselle Marie ; mais je ne sais à qui m’en prendre. C’est ce que je possède de plus cher ; et ma foi, dans mon chagrin...

MARIE.

Vous déchirez mon cadeau, vous m’apprenez ce que je dois faire du vôtre.

GABRIEL.

Ah ! mademoiselle, ne me forcez pas à le reprendre, je vous en prie. Gardez-le comme un souvenir du pauvre Gabriel.

MARIE.

Calmez-vous non, je ne vous forcerai pas à le reprendre. J’entends madame ; laissez-moi ; non, revenez. La cage est en bas dans l’office. Eh ! vite, allez me la chercher.

GABRIEL.

Mais, mademoiselle...

MARIE.

Obéissez.

GABRIEL.

Ah ! mon Dieu ! suis-je assez malheureux ?

Il sort.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE MIRCOUR, MARIE

 

MADAME DE MIRCOUR.

Eh bien, mademoiselle, vous me laissez, vous m’abandonnez !

MARIE.

Madame n’avait-elle pas défendu qu’on entrât sans son ordre ?

MADAME DE MIRCOUR.

C’est vrai. Eh bien, pas de nouvelles ?

MARIE.

Oh ! mon Dieu non, madame. J’ai couru moi-même dans le quartier, chez tous les voisins, on ne l’a pas vu. Pauvre petit Azor ! que sera-t-il devenu ? Je l’aimais aussi, moi, madame ; et j’en pleurerais, je crois, si je ne me retenais.

MADAME DE MIRCOUR.

Tu es bonne, tu es sensible, toi, ma pauvre Marie ; mais conçois-tu ce monsieur Sainville, qui se fâche, qui s’emporte, parce que j’ai de l’humeur ?

MARIE.

En vérité, je n’aurais pas cru cela de M. le colonel.

MADAME DE MIRCOUR.

Il venait tout glorieux m’apporter je ne sais quels couplets. Je m’embarrasse bien de ses cadeaux. C’est moi qui les lui avais demandés, ces couplets, c’est vrai ; mais choisir le moment où je suis désolée. Mon pauvre Azor ! Je n’en veux pas avoir d’autre ; je ne veux plus m’attacher comme cela à des ingrats.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE MIRECOUR, MARIE, GABRIEL, portant la cage

 

GABRIEL.

Mademoiselle Marie, voilà ce que vous m’avez demandé.

MADAME DE MIRCOUR.

Qu’est-ce que c’est donc cela ?

MARIE.

Un petit serin qu’on m’a donné ce matin.

MADAME DE MIRCOUR.

Oh ! qu’il est joli ! Comment ! cet aimable petit oiseau est à toi, ma chère Marie ?

MARIE.

Oui, madame.

MADAME DE MIRCOUR.

Tu es bien heureuse.

MARIE.

S’il faisait envie à madame...

MADAME DE MIRCOUR.

Non, mon enfant, je ne veux pas t’en priver. Mais c’est qu’il est charmant, en vérité.

GABRIEL, bas à Marie.

Eh quoi ! mademoiselle, vous donnez mon cadeau ?

MARIE, bas à Gabriel.

Eh ! vite, courez chercher le colonel de la part de madame.

GABRIEL.

Il a juré de ne plus revenir.

MARIE.

Raison de plus pour qu’il accoure.

GABRIEL.

Mais, mademoiselle...

MARIE.

Obéissez.

GABRIEL.

Allons, il faut faire tout ce qu’elle veut.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE MIRCOUR, MARIE

 

MADAME DE MIRCOUR.

Je n’en ai jamais vu d’aussi gentil.

MARIE.

En effet, il a les couleurs les plus vives... S’il est à madame, c’est comme s’il était à moi. Madame me ferait beaucoup de peine si elle refusait : je croirais voir une espèce de dédain...

MADAME DE MIRCOUR.

Ah ! tu me connais bien mal. Je fais réflexion qu’il y a longtemps que je ne t’ai rien donné. Tu choisiras une de mes robes.

MARIE.

Comme madame est bonne !

MADAME DE MIRCOUR.

Allons, je ne veux pas t’affliger, Marie. J’accepte.

MARIE.

Ce n’est pas un ingrat qui s’échappera, comme votre Azor.

MADAME DE MIRCOUR.

Oh ! non, j’y mettrai bon ordre. Or çà, Marie, où placerons-nous cette cage ? Dans mon boudoir, n’est-ce pas ?

MARIE.

Oui, tout près du piano de madame.

MADAME DE MIRCOUR.

Tu m’y fais songer. Le premier air à lui apprendre, c’est celui des couplets que le colonel m’apportait. Ce pauvre colonel ! quand j’y pense, je l’ai bien maltraité !

MARIE.

Oh ! il reviendra.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DE MIRCOUR, MARIE, GABRIEL

 

GABRIEL, annonçant.

M. le colonel Sainville.

MARIE.

Là, quand je le disais à madame.

GABRIEL, à Marie.

Je l’ai rencontré comme il entrait dans la maison.

MARIE.

Vous voyez bien. Sortez.

Gabriel sort.

 

 

Scène XIX

 

SAINVILLE, MADAME DE MIRCOUR, MARIE

 

MADAME DE MIRCOUR.

Ah ! vous voilà, monsieur ?

SAINVILLE.

Oui, madame ; c’est encore moi.

MADAME DE MIRCOUR.

Vous ne deviez plus revenir.

SAINVILLE.

Ce n’est pas vous que je cherchais, madame ; c’est monsieur votre oncle.

MADAME DE MIRCOUR.

Ah ! mon oncle ?

SAINVILLE.

Oui, madame, votre oncle.

MADAME DE MIRCOUR.

Je vous en remercie pour lui ; mais savez-vous que ce que vous me dites n’est pas trop galant ?

SAINVILLE.

Comme il paraît que mes visites n’ont pas le bonheur de vous plaire...

MADAME DE MIRCOUR.

Fort bien. Vous me boudez ?

SAINVILLE.

J’aurais tort, peut-être ?

MADAME DE MIRCOUR.

Non ; car je suis plus franche que vous, moi. Osez me dire que ce n’est pas pour moi que vous revenez, malgré Vos serments.

SAINVILLE.

Je reviens... Eh bien, oui, madame, je reviens pour vous ; mais malgré moi, je vous en avertis.

MADAME DE MIRCOUR.

Et moi, je conviens que j’ai été méchante, injuste. Écoutez, colonel ; il faut être indulgent pour ses amis. J’ai beaucoup de défauts, mais vous voyez au moins que je n’ai pas celui de l’obstination.

SAINVILLE, en lui baisant la main.

Charmante ! Et moi, n’ai-je pas été presque aussi enfant que vous, de m’emporter ?

MADAME DE MIRCOUR.

Oh ! il y avait sujet. Mais si je suis capricieuse, bizarre, inconséquente pour des bagatelles, je suis constante en amitié. Je brusque quelquefois mes amis ; je reviens à eux. Avez-vous les couplets que vous m’apportiez ce matin ?

SAINVILLE.

Hélas ! non. Tremblant d’être aussi mal reçu...

MADAME DE MIRCOUR.

Envoyez-les donc chercher bien vite. Mais vous avez des affaires avec mon oncle, je vous laisse ; nous nous reverrons Songez que j’attends vos couplets. Viens, Marie, emporte cette cage ; il est charmant, ce petit serin ; tu es une bonne fille, et le colonel est un fort honnête homme.

Elle sort avec Marie.

SAINVILLE.

On n’est pas plus aimable que cette femme-là.

 

 

Scène XX

 

DORSAY, SAINVILLE

 

DORSAY, entrant sans voir Sainville.

Allons, il ne faut pas compter sur personne ; je prends mon parti ; je quitte le monde, je me retire à la campagne.

SAINVILLE.

Ah ! mon cher Dorsay, vous voyez un homme enchanté, transporté ; je viens de causer avec votre chère nièce. Ma foi, si elle a quelques moments désagréables, il faut convenir qu’elle s’en accuse avec une grâce, une franchise... Eh bien, où en êtes-vous pour cette place ?

DORSAY.

Comment, monsieur, où j’en suis !

SAINVILLE.

Ah ! pardon ; vous devez être bien en colère contre moi. Tantôt j’ai refusé de vous servir, assez sèchement, il me semble ; que voulez-vous ? j’étais préoccupé.

DORSAY.

C’est fâcheux ; d’autant plus que je ne rencontre aujourd’hui que des gens préoccupés. L’un craint de se compromettre ; l’autre a donné sa parole à un ami ; celui-là sollicite pour son compte.

SAINVILLE.

Oui, voilà les amis d’aujourd’hui ; mais moi... Avez-vous là vos papiers ?

DORSAY, tirant ses papiers de sa poche.

Oui, monsieur ; mais comme vous vous feriez un scrupule de chercher à exercer la moindre influence...

SAINVILLE.

Oui ; mais, pour un ami, pour un homme comme vous... Donnez.

Il prend les papiers.

DORSAY.

Permettez que je les range et que je vous explique...

SAINVILLE, parcourant rapidement les papiers.

Eh ! non, ils sont en ordre ; excellentes recommandations, titres évidents ; je cours les présenter à mon père, à son secrétaire, à tous ceux de qui la chose dépend.

DORSAY.

Mais, monsieur...

SAINVILLE.

J’emporte vos papiers ; je rapporte les couplets à votre nièce ; point de remerciements ; je cours ; je vole ; je me sers moi-même en obligeant un galant homme. Soyez sans crainte, la place est à vous.

 

 

Scène XXI

 

DORSAY, seul

 

La place est à moi ! Ah ! voilà ce que c’est. Allons, je ne pars pas encore pour la campagne.

 

 

Scène XXII

 

DORSAY, LAFLEUR

 

LAFLEUR.

Gabriel m’a dit que monsieur me demandait.

DORSAY.

Moi ? non.

LAFLEUR.

Encore un trait d’esprit de ce petit sot de Gabriel. Oh ! je vais le gronder.

DORSAY.

Écoute donc, écoute donc, Lafleur ; pourquoi le gronder ? Je ne t’appelais pas, mais je suis bien aise de te voir. Eh bien, mon ami, tes pressentiments ne te trompaient pas. Je vais être placé. J’ai la parole et l’appui du colonel.

LAFLEUR.

J’en fais mon compliment à monsieur.

DORSAY.

Or çà, mon enfant, comme tu disais tantôt, il faut que je songe à monter ma maison. Vite, les Petites-Affiches, que je cherche les chevaux à vendre, les hôtels à louer, les cuisiniers sans condition. C’est malheureux que ton protégé n’ait pas une plus belle main.

LAFLEUR.

Mais je vous assure, monsieur, que je n’écris pas mieux, moi qui vous parle.

DORSAY.

Je le sais parbleu bien. Voyons donc encore une fois cette écriture.

LAFLEUR.

Ma foi, monsieur, le pauvre garçon, dans son chagrin, a déchiré l’exemple qu’il m’avait remis.

DORSAY.

Tant pis.

LAFLEUR.

J’ai eu toutes les peines du monde à lui en faire écrire un autre sous ma dictée, parce que moi, qui connais toute la bonté de monsieur...

DORSAY.

Voyons.

LAFLEUR, lui remettant un papier.

Tenez.

DORSAY, lisant.

« Devoirs des valets envers leurs maîtres : soumission, zèle, intelligence. » Eh bien, c’est cela, c’est écrit, c’est pensé, l’orthographe y est. Un caractère fort net, fort agréable. Où diable avait-il eu la tête d’écrire si mal ce que tu m’avais montré d’abord ?

LAFLEUR.

La crainte de ne pas réussir. La main lui tremblait.

DORSAY.

Qu’il se rassure. Que j’aie ma place, il a la sienne. Oui, il suffit qu’il soit présenté par toi... Attends donc ; ne m’as-tu pas dit que ce gros financier se jetait dans la réforme ?

LAFLEUR.

Oui, monsieur, par le conseil de ses créanciers.

DORSAY.

Il faut que je lui écrive sur-le-champ. Son hôtel est peu commode ; mais un salon superbe : c’est ce qu’il me faut. Quant à toi, je t’aime ; tu restes mon premier valet de chambre, mon confident. Demande, mon garçon ; sollicite, et compte toujours sur ton bon maître.

Il sort.

 

 

Scène XXIII

 

LAFLEUR, seul

 

Eh bien, à la bonne heure ! Voilà ce qu’on appelle un maître raisonnable, reconnaissant !

 

 

Scène XXIV

 

LAFLEUR, GABRIEL, en redingote, un petit paquet au bout d’un bâton, MARIE, au fond

 

MARIE, à Gabriel.

Allons, avancez.

LAFLEUR.

Ah ! c’est toi, Gabriel ? Eh bien, que signifie ce paquet, cet air triste ?

GABRIEL.

Je viens faire mes adieux à monsieur et lui demander mon certificat.

LAFLEUR.

Comment ! tu veux me quitter sur-le-champ ?

GABRIEL.

Monsieur m’a dit qu’on me donnait huit jours pour trouver une condition ; mais il me serait trop dur de rester dans une maison après avoir perdu les bonnes grâces de mon protecteur.

LAFLEUR.

Allons, ne parlons plus de cela. J’ai plaidé ta cause auprès de monsieur ; il te pardonne ; tu peux rester.

GABRIEL.

Vrai ? Ah ! monsieur, quel bonheur !

LAFLEUR.

Eh bien, mon ami, nous sommes placés. Oui ; M. Dorsay a la parole du colonel. Cette maison-ci va devenir très bonne. Nous aurons des clients, des créatures. Monsieur Gabriel, de la probité, au moins ; et le moins d’insolence qu’il vous sera possible.

GABRIEL.

Ah ! monsieur peut compter... Et quant à l’objet dont je vous parlais tantôt...

LAFLEUR.

Écoute, je ne suis pas un méchant homme, moi. J’ai été amoureux comme toi ; ma nièce est sage, vertueuse ; tu es rangé, soumis, complaisant ; et comme je serai là pour vous surveiller...

GABRIEL.

Si monsieur voulait nous marier, il s’épargnerait la peine de la surveillance.

LAFLEUR.

Approche un fauteuil, fais venir ma nièce ; je suis bien aise de vous faire un sermon à tous deux.

MARIE, s’avançant.

Me voici, mon oncle.

LAFLEUR.

Ah ! tu étais là. Eh bien, sais-tu ce qui se passe ? Sais-tu que ce mauvais sujet de Gabriel a l’impertinence d’être amoureux de toi ?

MARIE.

Je le sais, mon oncle.

LAFLEUR.

Tu le sais... Tu as peut-être la folie de n’en pas être fâchée, toi ?

MARIE.

Mon bon oncle, si vous vouliez...

LAFLEUR.

Ah ! oui, mon bon oncle ; vous me flattez, vous me cajolez, c’est fort bien ; mais que diable, attendez donc que Gabriel ait fait son chemin.

MARIE.

Il l’a fait, mon oncle ; il est valet de chambre du colonel Sainville. M. le colonel épouse madame ; c’est moi qui ai arrangé tout cela.

LAFLEUR.

Comment, c’est toi qui as arrangé...

MARIE.

M. le colonel arrive à l’instant même ; j’ai bien fait la leçon à madame ; dans ce moment, elle accorde sa main au colonel et lui demande la place de valet de chambre pour mon Gabriel.

LAFLEUR.

Pour ton Gabriel, tu le regardes déjà comme à toi ?

MARIE.

Les voici.

 

 

Scène XXV

 

LAFLEUR, GABRIEL, MARIE, MADAME DE MIRCOUR, SAINVILLE, DORSAY, entrant d’un autre côté

 

MADAME DE MIRCOUR.

Où est-il, où est-il, mon cher oncle ? Ah ! le voici. Félicitez-moi, félicitez-vous, remerciez ce digne ami ; il vous a bien servi. Comment, après cela, pourrais-je lui refuser ma main ?

SAINVILLE.

Ah ! madame, quel bonheur !

À Dorsay.

Vous êtes nommé, mon cher Dorsay. Demain vous recevrez votre brevet.

DORSAY.

Ah ! monsieur, quelle obligation !

À Lafleur.

Eh ! vite, Lafleur ton jeune homme. Il me faut un secrétaire dès ce soir.

LAFLEUR.

Ah ! monsieur, quelle reconnaissance !

À Gabriel.

Je te donne ma nièce.

GABRIEL.

Ah ! monsieur de Lafleur, mademoiselle Marie, monsieur Dorsay, monsieur le colonel, madame, et toi surtout, cher petit serin ; que de remerciements je vous dois à tous !

MARIE.

Oui ; sans lui, pauvres petits que nous sommes, nous restions accablés sous le poids de la mauvaise humeur de tout le monde ; grâce à lui, vous voilà tous contents ; vous voilà tous bonnes gens, et nous nous marions.

MADAME DE MIRCOUR.

Elle a raison, chaque protégé a retrouvé les bonnes grâces de son protecteur, et voilà comme, dans cette vie, tout s’enchaîne, et tout marche par ricochets.

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