Les Provinciaux à Paris (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Louvois, le 11 janvier 1802.

 

Personnages

 

GAULARD, riche cultivateur

GEORGES GAULARD, son fils

FANCHETTE GAULARD, sa fille

LAMBERT, musicien

MADAME DUPRÉ, maîtresse d’hôtel garni dans le quartier Saint-Honoré

DORVAL, homme riche en apparence

LAUNAY, son valet

MANETTE ROBIN, soi-disant Madame Vercour

MALFILARD, habitant du Marais

MADAME MALFILARD, sa femme

MADEMOISELLE MALFILARD, leur fille, âgée de 13 ans

MADAME ROUGET, paysanne

FRÉMIN maître d’hôtel garni au faubourg Saint-Germain

FRÉMIN, fils

JEAN, petit savoyard commissionnaire

JÉRÔME, auteur d’une nouvelle lanterne magique

ROBERT, loueur de carrosses

VOISINS et VOISINES de Madame Dupré

 

La Scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente la salle basse d’un hôtel garni donnant sur la rue.

 

 

Scène première

 

LAMBERT, GAULARD, FANCHETTE, GEORGES

 

Au lever du rideau, Lambert est assis auprès d’une table et lit un journal.

GAULARD, entrant en scène.

Jarni, que cette ville-ci est grande !

On entend crier dans la coulisse, gare ! gare donc !

GEORGES, entrant en scène et se retournant du côté de la porte.

Mais prenez donc garde ; vous avez manqué de m’écraser. Comme ils vont ces cabriolets !

FANCHETTE, entrant en scène un petit papier imprimé à la main, et faisant des révérences à la femme qui le lui a donné dans la rue.

Madame je vous suis bien obligée.

GEORGES.

Qu’est-ce que c’est donc ma sœur ?

FANCHETTE.

Un petit papier imprimé qu’une femme vient de me donner, et elle en distribue de semblables à toutes celles qui passent dans la rue.

GEORGES, prenant le papier.

Ah ! ah !

Il lit.

« Avis à l’usage du beau sexe. Eau de beauté, végétale, merveilleuse et incomparable pour relever et conserver la blancheur du teint. »

FANCHETTE.

Se moque-t-elle de moi ? Je n’ai pas besoin de son eau de beauté.

GAULARD.

Laissons cela. Nous voilà à Paris, et dans le quartier Saint-Honoré. Il ne doit pas être encore tard.

Il cherche sa montre.

Eh bien, où est-elle donc ?

GEORGES.

Vous avez perdu votre montre mon père ?

GAULARD.

Perdu je gage que c’est ce monsieur si empressé à donner la main à ta sœur, qui l’aura trouvée.

FANCHETTE.

Ce monsieur si poli ?

GAULARD.

Oh ! oui, poli. On me l’avait bien dit qu’il ne manquait pas de fripons à Paris. N’en pleurons pas, elle n’était que d’argent. Je vois au jour, que nous pouvons encore aller à quelque spectacle, à l’opéra, par exemple.

 

 

Scène II

 

LAMBERT, toujours assis, GAULARD, FANCHETTE, GEORGES, JEAN, UN COMMISSIONNAIRE chargé de malles et de valises, restant au fond

 

JEAN.

Par ici, par ici, camarade ; c’est à monsieur tous ces paquets ?

GAULARD.

Oui, mon ami ; Marie qui arrivera après demain avec la carriole, apportera le reste.

JEAN.

En attendant que vous ayez choisi un appartement je vais les déposer dans la salle commune.

GAULARD.

C’est bon, c’est bon. Tenez, vous paierez le commissionnaire et vous boirez tous deux à ma santé.

Il lui donne un écu.

JEAN.

Nous n’y manquerons pas, monsieur.

À Lambert.

Une jolie fille, ma foi, qui nous arrive là. Regardez donc, M. Lambert.

LAMBERT.

Tu t’y connais, Jean ; elle est fort bien en effet.

Jean sort avec le commissionnaire.

 

 

Scène III

 

LAMBERT, GAULARD, FANCHETTE, GEORGES

 

GAULARD.

Or ça, ce monsieur qui lit là près d’une table est probablement le maître de la maison.

Il s’approche de Lambert qui se lève.

Pardon, monsieur, si je vous dérange ; mais je m’en vais vous dire : ma cousine Ursule Gaulard, la fabricante de dentelles, qui fait souvent le voyage de Paris, et qui descend toujours dans votre maison m’en a parlé comme d’un des meilleurs hôtels garnis ; c’est ce qui ma décidé. Oh ! elle m’a bien enseigné votre local ; une salle par bas donnant sur la rue ; moi, je suis Pierre-Gaulard, cultivateur, bourgeois de Ligny, gros bourg qui est quasiment une petite ville, sur la route de Strasbourg. Voilà Georges Gaulard mon fils, qui est un garçon d’esprit, qui a fait ses études à l’école centrale de Nancy, et Fanchette Gaulard, ma fille, qui est gentille et bien élevée. Comme nous venons de faire un gros héritage nous voulons nous fixer à Paris...

LAMBERT.

Vous vous trompez, monsieur ; je ne suis pas le maître de la maison ; je suis un des locataires de madame Dupré l’hôtesse qui est absente pour le moment. J’ai vu souvent ici votre cousine, elle m’a parlé de vous et ses discours m’ont intéressé d’avance à toute votre famille. Un seul mot. Ne dites pas comme cela vos affaires au premier venu.

GAULARD.

Comment ! parce que je dis que je viens de faire un gros héritage.

LAMBERT.

Il y a des gens bien adroits dans Paris, et vous pouviez vous adresser à quelqu’un qui aurait cherché à abuser de votre indiscrétion.

Il se rassied et continue sa lecture.

GEORGES.

Il est original cet homme-là.

GAULARD.

Il nous prend pour ces imbéciles de province, qui viennent se faire moquer d’eux dans la grande ville.

FANCHETTE.

Ce jeune homme n’est pas obligé de savoir qu’on ne se laisse pas attraper aisément dans notre famille ; et le conseil qu’il nous donne, annonce la bonté de son cœur.

GAULARD.

À la bonne heure ; mais il devrait se connaître en physionomies.

LAMBERT, à part.

Il paraît que toute la famille est douée d’une bonne dose d’amour-propre.

GAULARD.

Eh bien qu’as-tu donc, Georges ? Tu parais tout rêveur.

FANCHETTE.

Ah ! dame, il songe peut-être à cette pauvre Julienne.

GEORGES.

Oh ! oui, elle m’aimait bien.

GAULARD.

Allons, ne lui parle pas de cela. Georges est raisonnable, il sait bien qu’il ne doit plus y penser.

Plusieurs voix crient dans la coulisse.

Ah ! mon dieu ! prenez donc garde ! Arrêtez donc ! arrêtez ; là ; voilà la voiture renversée.

FANCHETTE.

Qu’est-ce donc que cela ?

LAMBERT.

Encore quelqu’accident. On ne voit que cela dans cette rue-ci.

GAULARD.

Quel tapage dans ce Paris !

 

 

Scène IV

 

LAMBERT, JEAN, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE

 

LAMBERT.

Qu’est-ce donc Jean ?

JEAN.

Un fiacre, qu’une voiture à trois lanternes a renversé ; il y avait une femme dedans.

LAMBERT.

Ah ! mon dieu ! je vole à son secours.

Il sort.

JEAN.

Restez, il n’y a pas de mal, pas seulement une égratignure. Le Monsieur qui était dans la voiture, le laquais qui était derrière, se sont précipités pour voler au secours de la dame, et madame Dupré, qui rentrait, a prié la dame de venir se reposer un instant chez elle. Tenez, les voilà.

 

 

Scène V

 

MADAME DUPRÉ, MADAME VERCOUR, LAMBERT, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, VOISINS et VOISINES

 

MADAME DUPRÉ.

Entrez, madame, entrez ; eh ! vite, Suzanne, Jean, un verre d’eau, de l’eau de Cologne ; allez me chercher mon flacon garni en or dans ma chambre à coucher.

FANCHETTE, tirant un flacon de sa poche.

Attendez, j’en ai acheté un dans l’auberge de Meaux.

LAMBERT.

Voilà un siège, Madame.

GAULARD.

Cette pauvre petite dame !

GEORGES.

Elle paraît bien intéressante.

MADAME VERCOUR.

Ah ! mon dieu ! messieurs et mesdames, mille pardons de la peine ; ce n’est rien, je n’ai eu que beaucoup de frayeur.

MADAME DUPRÉ.

Cela a-t-il le sens commun d’aller avec cette vitesse, et quand il pleut encore ? le pavé est si glissant.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, DORVAL qui se place à la droite

 

DORVAL.

Que je suis honteux, que je suis désespéré ! madame n’est pas blessée ? Ce maudit cocher ! je lui ait dit vingt fois... J’étais si pressé, je lui avais recommandé de brûler le pavé ; le maraud est si adroit ordinairement.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LAUNAY qui se place à la droite

 

LAUNAY, entrant en scène, fermant son parapluie.

C’est ce coquin de fiacre aussi qui ne sait pas se ranger, et les chevaux de monsieur sont si vifs.

MADAME VERCOUR.

Encore une fois, ce n’est rien ; je demande seulement la permission à madame de me reposer quelques instants.

MADAME DUPRÉ.

Comment, madame, je vous en prie.

DORVAL.

Je ne sortirai pas que madame ne soit entièrement remise.

MADAME VERCOUR.

Plût au ciel que je n’eusse jamais éprouvé de plus grands malheurs.

GEORGES.

Vous avez eu des malheurs madame !

MADAME VERCOUR.

Hélas ! vous m’avez rendu un grand service, en me permettant d’entrer chez vous madame. Il est si dur pour une femme d’être la victime d’un accident au milieu d’une rue.

MADAME DUPRÉ.

Je conçois ; les marchandes qui quittent leur comptoir les ouvriers, les enfants qui accourent ; celle-ci qui vous offre un verre d’eau ; celle-là qui invective le cocher, et puis un certain air de malignité, de curiosité, qui se mêle à tout cet empressement.

GAULARD.

Au fait, tout cela prouve le bon cœur des gens de Paris. Or ça, puisqu’au total, il n’est pas arrivé d’accident, ces messieurs et madame me permettront bien de songer à nos affaires, d’autant plus que nous ne laissons pas que d’être pressés. Madame est la maîtresse de la maison ; comme je le disais tout à l’heure à monsieur votre locataire, je viens loger chez vous.

MADAME DUPRÉ.

Monsieur, c’est beaucoup d’honneur que vous me faites. Ma maison est fort agréablement située, dans le quartier des plaisirs et des affaires, à la proximité des spectacles, des promenades et de la bourse, un restaurateur connu, une table d’hôte bien servie et bien composée ; quel appartement désire monsieur ?

GAULARD.

Ma foi, madame, votre plus beau, votre meilleur, en attendant que j’aie acheté quelque hôtel à ma fantaisie.

MADAME DUPRÉ.

Monsieur sera content du premier, bien distribué, il donne sur la rue des meubles charmants, la jouissance du jardin.

GAULARD.

Bon ! c’est ce qu’il me faut ; car afin que vous le sachiez, Pierre Gaulard, (c’est mon nom) vient de recueillir un héritage de quelques cent mille livres de rente.

DORVAL, à part.                          }

De quelques cent mille livres de rente !                                                                                                                                            }

LAUNAY, à part.                           }

Diable !                                                                                                                                                                                                } Tous les trois, comme éveillés par le discours de Gaulard.

MADAME VERCOUR, à part.    }

Ah !                                                                                                                                                                                                      }

Haut.                                                                                                                                                                               }

Hélas !                                                                                                                                                                                                }

MADAME DUPRÉ.

Monsieur, je suis bien enchantée d’avoir un locataire...

LAMBERT.

Voilà un homme bien empressé d’apprendre à tout le monde qu’il est riche.

GAULARD.

Vous entendez bien qu’avec une fortune, on n’est pas tenté de rester au pays ; avec cela ; que je me suis toujours senti déplacé au milieu de ces paysans et de ces bourgeois de petite ville, et que j’ai donné une éducation à mes enfants qui leur à profité si bien donc que je viens tout exprès à Paris pour m’y établir dans l’opulence, y pousser mon fils dans quelque grande place, et y marier ma fille comme il faut ; et je crois bien qu’avec leur gentillesse, leur esprit, et un petit patrimoine de quelques cent mille écus chacun, ils ne sont pas faits pour manquer ni l’un ni l’autre.

DORVAL, à part.

Une héritière de trois cent mille livres ! comme cela m’arrondirait ma fortune.

LAUNAY, à part.

Une dot de cent mille écus ! ah ! que ne suis-je encore dans les affaires ?

MADAME VERCOUR.

Bon jeune homme ! comme il a l’air franc et ingénu !

LAMBERT.

Indiscret ! savez-vous quels sont les gens devant qui vous parlez ?

GAULARD.

Et qu’est-ce que cela me fait ? Pardine, je ne dis pas de mal ; je n’ai pas à rougir de ma fortune ; elle est légitime. C’est un fruit d’hérédité. C’est Christophe Gaulard, mon aîné, qui a passé aux îles et qui y est mort sans enfants.

FANCHETTE.

Un bien brave homme que mon oncle Christophe.

GEORGES.

Et il n’a volé personne, afin que vous le sachiez.

DORVAL, passant à la droite de Gaulard.

Nous n’avons pas douté un instant que la source de votre fortune ne fut honorable. Votre franchise, et celle de vos aimables enfants, sont faite pour inspirer, dès le premier moment, le plus vif intérêt.

MADAME VERCOUR.

Oui, le plus vif intérêt. En vérité je suis tentée de m’applaudir de l’accident qui m’a fait entrer dans cette maison.

LAUNAY, à part.

Ah ! que ne puis-je placer mon mot ?

GAULARD.

Messieurs et madame... certainement... voilà des gens bien polis.

DORVAL.

Vous arrivez à Paris, vous avez besoin d’amis, de connaissances ; je jouis d’un certain crédit, d’une certaine considération auprès des gens en place, des ministres ; si je puis vous être utile, disposez de moi, je vous en prie.

GAULARD.

Monsieur, voilà des sentiments... Cet homme-là a un air capable qui me donne une fière idée de lui.

DORVAL.

Mon nom est Dorval ; je demeure à la Chaussée d’Antin ; mais j’aurai l’honneur de vous revoir, excusez. Madame est entièrement revenue de sa frayeur ; mille pardons, encore une fois, madame, de la maladresse de mon cocher. J’ai des visites très importantes à faire ce soir. Il est quelquefois gênant de tenir un état dans le monde, de ne pouvoir disposer de soi. Il faut que je vous quitte. Touchez-là, brave homme vous m’avez inspiré beaucoup d’estime.

Au moment où il va faire signe à Launay de le suivre, Launay l’interrompt.

LAUNAY.

Je vous suis.

GAULARD, à Dorval en le reconduisant.

Ah ! monsieur, c’est nous-mêmes... Me voilà déjà en bonne protection. Il en faut à Paris.

Pendant ce couplet, madame Vercour passe à côté de Georges et Fanchette à côté de Launay.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, hors DORVAL

 

LAUNAY, à part.

Pourquoi n’essaierais-je pas ? À Paris si l’on n’est que ce qu’on peut dans un quartier, on est ce qu’on veut dans un autre.

Haut.

Il m’est impossible de rester plus longtemps que monsieur ; j’en suis désespéré. Permettez-vous, madame, que je laisse mon parapluie chez vous ? Le temps s’est remis au beau, et il n’y a rien de si sot qu’un homme avec un parapluie, quand il ne pleut pas ;

En cherchant ses mots.

je me nomme Launay-de-Saint-André ; je loge au faubourg Saint-Germain. Je suis très répandu dans ce qu’on appelle la bonne compagnie, et j’espère que j’aurai le bonheur de vous rencontrer dans le monde. Votre valet de tout mon cœur.

Il sort.

FANCHETTE.

Quelle jolie tournure ! quelle différence entre ce jeune homme et tous nos gens de Bar et de Ligny !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, hors LAUNAY

 

MADAME VERCOUR.

Quelque grands que soient mes malheurs, je ne peux m’empêcher de prendre part à votre heureuse situation. Et moi aussi j’étais née pour être heureuse. Une naissance illustre, des biens considérables, des parents estimés, et des événements cruels ont tout dissipé ; mais mon éducation, une certaine force de caractère, et peut-être quelque philosophie, m’ont aidée à supporter tous mes maux. Ils finiront bientôt, j’espère. Un gouvernement juste et équitable doit inspirer toute confiance aux malheureux.

GEORGES.

Quelque ci-devant duchesse, quelque ci-devant marquise, je le parierais.

MADAME VERCOUR.

Recevez toutes mes excuses, pour la peine que je vous ai donnée, tous mes remerciements pour les soins que vous m’avez prodigués. Je n’ose prier une famille aussi intéressante de venir visiter une infortunée.

GEORGES.

Pourquoi donc, madame ? Oh ! quand on porte un cœur sensible...

MADAME VERCOUR.

Je demeure au Marais chez d’honnêtes gens, dans un réduit bien simple, bien modeste ; peut-être un jour, mon cher. frère, mon seul et unique protecteur, car je suis orpheline, me sera-t-il enfin rendu ? Il est cruel pour une jeune personne de se voir seule, abandonnée dans une grande ville ; mais mon devoir, le désir de rendre à mon frère son état, son existence m’en imposent la dure et honorable nécessité.

GEORGES.

Vous avez un frère, madame ?

MADAME VERCOUR.

Saint-Albe de Vercour, mon aîné de deux ans ; un jeune homme charmant, plein d’esprit, fait pour aller à tout. La calomnie s’est attaché à ses pas. Obligé de fuir de se cacher... Mais, pardon, je ne m’aperçois pas que je deviens importune ; vous arrivez, vous devez être fatigués. Moi-même, j’ai quelques affaires ; j’ai prié qu’on m’envoyât chercher une autre voiture ; je vous quitte, nous nous reverrons, j’espère ; dans tous les cas, je n’oublierai jamais l’intérêt que vous avez témoigné à la malheureuse Henriette de Vercour.

GEORGES, lui donnant la main.

Ah ! madame, permettez...

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, hors GEORGES et MADAME VERCOUR

 

LAMBERT.

De l’importance, de la fatuité, de faux malheurs, excellentes ressources pour monter la tête de ces bonnes gens.

GAULARD.

Pardi ! voilà un accident qui est arrivé tout à point pour nous. Dis donc, ma fille, cet homme dont la voiture à renversé l’autre, et qui demeure à la Chaussée d’Antin...

FANCHETTE.

Et ce jeune homme qui est entré dans cette chambre presque en même temps que lui, et qui a laissé son parapluie...

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, GEORGES

 

GEORGES.

Ah ! l’aimable femme, mon père ! elle cherche à cacher ce qu’elle est ; mais ce n’est pas à moi qu’on en impose C’est une connaissance que nous devons cultiver, parce qu’enfin on se doit aux malheureux d’abord, et puis c’est qu’il est toujours honorable d’avoir des amis parmi les gens comme il faut.

GAULARD.

Oui, parbleu ! mais voyons, madame, notre appartement.

MADAME DUPRÉ.

Quand il vous plaira, messieurs et mademoiselle.

JEAN.

J’ai déjà eu soin d’y faire porter tous les paquets : en attendant que monsieur ait monté sa maison, s’il avait besoin de mon petit ministère, je suis le domestique commun de l’hôtel, indépendamment de ce que je suis l’homme de confiance de monsieur Lambert que voilà et qui vous rendra bon témoignage de moi, et puis ramoneur décrotteur et commissionnaire, je suis toujours là au coin de la rue, en face de la porte. C’est commode quand on veut me trouver.

GAULARD.

Eh bien, c’est bon mon petit ami. Ah ça, si nous voulons sortir ce soir, il faut un peu songer à notre toilette.

FANCHETTE.

Oh ! pour ce soir, nous resterons comme nous sommes ; mais pour demain matin je vous en prie, un coiffeur, une marchande de modes, une couturière.

GEORGES.

Un tailleur, un perruquier, des bottes, un chapeau ; je ne veut pas outrer la mode mais il faut être mis comme tout le monde.

FANCHETTE.

Comme tout le monde, mon frère, fi donc ! Oh ! je saurais bien prendre un petit air distingué.

GAULARD.

Et pour ce soir un grand souper, des mets délicats du bon vin ; on ne soupe plus à Paris : mais moi je n’en ai pas encore perdu l’habitude et demain dès le grand matin, une voiture à notre porte, et puis des livres ; c’est ma passion à moi que la lecture ; les romans nouveaux, les journaux les petites affiches, les papiers où ceux qui veulent acheter, peuvent faire connaissance avec ceux qui veulent vendre.

JEAN.

Soyez tranquille, monsieur, vous aurez tout ce que vous demandez.

MADAME DUPRÉ.

Oui, monsieur, rapportez-vous-en à nous. Donnez-vous la peine de passer, c’est par là.

Elle sort avec Gaulard et ses enfants.

 

 

Scène XII

 

JEAN, LAMBERT

 

LAMBERT.

Jean cet homme au ton suffisant, important, protecteur, qui s’est emparé du père ; c’est le maître de l’équipage à trois lanternes. Cette belle dame au ton sentimental et langoureux, qui a tant parlé d’un frère et des malheurs qui peut-être n’ont jamais existé, c’est la dame qui était dans la voiture renversée ; mais ce beau jeune homme, en habit gris, qui m’a bien l’air d’un vaurien, et qui s’est donné tant de petites grâces, quel est-il ?

JEAN.

Ah ! je ne sais pas.

LAMBERT.

Tu m’avais parlé d’un laquais qui s’était précipité de derrière la voiture ?

JEAN.

Ah ! ce n’est pas lui ; il nous a parlé d’un logement qu’il occupe au faubourg Saint-Germain. Au reste, je n’ai pas remarqué, il est entré tant de monde ; mais vous voyez, ces nouveaux venus viennent de me donner pas mal de commissions

LAMBERT.

C’est bon, va, mon garçon.

JEAN.

Ah ! dieu merci, ce ne sera pas long ; je suis alerte, et je vous ai bientôt arpenté les quatre coins de Paris.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LAMBERT, seul

 

Je le parierais, ces bonnes gens vont se trouver dupes d’intrigants, pour devenir peut-être intrigants à leur tour. Quel dommage ! le père et le fils ont l’air si francs, si honnêtes... Et la jeune personne la jeune personne est charmante.

 

 

Scène XIV

 

LAMBERT, MADAME DUPRÉ

 

MADAME DUPRÉ.

Ils sont enchantés, ravis, émerveillés de leur appartement ; voilà une bonne occasion, qui m’arrive, monsieur Lambert et ces gens-là feront de la dépense chez moi.

LAMBERT.

Mais que dites-vous des trois personnages que l’accident du fiacre renversé a fait entrer chez vous ?

MADAME DUPRÉ.

Et que voulez-vous que j’en dise ?

LAMBERT.

Je ne les connais pas ; mais avez-vous remarqué leur enthousiasme à la nouvelle de la fortune de notre campagnard ? ces gens-là veulent tendre des pièges à vos nouveaux locataires.

MADAME DUPRÉ.

Vous croyez ? Eh ! mais, écoutez donc ; cela se pourrait bien.

LAMBERT.

C’est ce que nous ne devons pas souffrir, madame Dupré ; c’est ce que tous les honnêtes gens doivent empêcher.

MADAME DUPRÉ.

Allons, ne voilà-t-il pas votre maudit caractère ; pourquoi vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ? vous avez de l’esprit, vous êtes aussi rangé qu’il est permis à un jeune homme de l’être ; vous payez exactement votre loyer ; vous composez de très jolis airs ; tout le monde s’accorde à dire que vous êtes un excellent musicien, un des premiers maîtres de violon de Paris ; il ne tiendrait qu’à vous de faire un chemin rapide ; mais on dirait que vous ne le voulez pas. On vous invite à dîner, vous ne savez flatter ni le maître de la maison ni son cuisinier ; qu’il arrive une dispute dans la rue, vous descendez les escaliers quatre-à-quatre, pour prendre le parti de celui que vous croyez opprimé ; ce n’est pas comme cela qu’on parvient, mon ami : vous auriez ma foi bien à faire dans Paris si vous vouliez empêcher tous les fripons de berner tous les sots qu’ils rencontrent.

LAMBERT.

Que voulez-vous, madame Dupré ? Je suis ainsi fait ; chacun prend son plaisir où il le trouve.

MADAME DUPRÉ.

Encore si vous aviez quelque intérêt à faire le Dom Quichotte ; par exemple, ici, si vous aviez quelques vues sur la demoiselle, je vous seconderais si vous le vouliez ; car je vous aime malgré vos défauts : mais je gage que vous n’y pensez seulement pas.

LAMBERT.

Le joli cadeau à lui proposer, qu’un pauvre petit musicien, qui gagne et dépense joyeusement de trois à quatre mille francs par an, qui a la perspective de mourir de faim quelque jour, et jusqu’ici assez libertin, quoique vous lui fassiez l’honneur de l’appeler garçon rangé !

MADAME DUPRÉ.

À votre aise, monsieur Lambert ; tenez, voilà vos protégés. Tâchez de leur donner de la prudence et de la circonspection ; je vais à mes affaires. Je suis le contraire de vous, moi ; j’aime mieux m’occuper des miennes que de celles des autres. À propos, qu’est-ce que vous faites de Jean, le petit commissionnaire qui vous sert de domestique ? Vous me le gâtez ; ne voilà-t-il pas qu’il se mêle aussi de faire le philosophe avec ses petits camarades ? vous lui montrez la lecture et la musique c’est fort bien ; mais il ne faut pas qu’il oublie son état et ses commissions.

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

LAMBERT, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE

 

GAULARD.

Comment, diable ! il n’y a pas d’opéra aujourd’hui ? C’est fâcheux ; si j’avais su cela, j’aurais invité ce monsieur à la voiture aux trois lanternes à souper avec nous.

FANCHETTE.

Nous avons prié ce jeune homme si aimable, si prévenant, de nous conduire quelque part.

GEORGES.

Ou plutôt cette dame si intéressante par ses malheurs et sa beauté.

LAMBERT.

Soyez tranquilles, bonnes gens, Vous les reverrez assez tôt ces honnêtes personnages.

GAULARD.

Mais je l’espère bien.

GEORGES.

Eh ! mais ! que diable avez-vous donc, s’il vous plaît, monsieur, contre eux et contre nous ? Je ne sais, vous avez l’air de nous prendre pour des imbéciles pendant que tout ce monde était ici, vous affectiez de ricaner à chaque parole ; ce ne sont pas là vos affaires ; nous ne vous connaissons pas.

GAULARD.

Mon fils a raison : nous ne vous connaissons pas, et cette affectation à nous mettre en garde contre des personnes qui ne nous font que des politesses, pourrait donner à penser des choses...

LAMBERT.

Je n’ai d’autre intérêt, dans tout ceci, que celui de vous être utile. D’autres vous tiendront le même langage, sans qu’il soit aussi vrai. Il est fâcheux que les honnêtes gens et les fripons soient obligés de s’annoncer de la même manière : mais enfin cela est ainsi. Permettez-moi donc de vous donner quelques conseils, vous les suivrez si vous voulez : dans tous les cas j’aurai fait ce que je crois devoir faire.

FANCHETTE.

Eh ! il parle en honnête homme.

LAMBERT.

Vous venez de recueillir un gros héritage ; vous viviez contents dans votre pays ; tout-à-coup il vous a paru un théâtre trop étroit pour vos richesses ; voilà que la manie de venir vous établir à Paris s’empare de vous, et sans connaître personne dans cette grande ville, vous arrivez avec votre argent, pour y jouer un grand rôle, avancer votre fils et marier votre fille. Et mes amis, vous n’avez pas été élevés pour ce pays ; vous n’êtes pas faits pour habiter ce séjour si attrayant, si dangereux, si difficile à connaître. Croyez-moi, profitez de votre voyage ; voyez les spectacles, les promenades ; jouissez de tous les agréments de cette ville ; mais ne vous y fixez pas retournez habiter votre pays. Il serait ridicule aux habitants de Paris d’aller chercher l’ennui et l’inutilité en province ; il est ridicule aux habitants de la campagne de venir chercher leur ruine et la corruption de leurs mœurs à Paris. Maintenant jugez-moi ; ceux qui vous engagent à vous fixer ici, on peut les soupçonner de vouloir profiter de votre inexpérience ; de quel but caché peut-on soupçonner celui qui vous conseille de vous éloigner ?

FANCHETTE.

C’est assez bien raisonné.

GAULARD.

Monsieur, en effet, je ne puis vous croire d’autre motif que... Cependant quand vous connaitrez le mérite de mon fils, de ma fille, et peut-être sans vanité, mon tact et mon discernement...

FANCHETTE.

Mais vous, monsieur, qui paraissez vous intéresser à nous qui êtes-vous, s’il vous plaît ?

GAULARD.

C’est cela, car encore est-il bon de savoir à qui l’on parle.

LAMBERT.

Je me nomme Lambert ; je suis le fils d’un homme qui a été assez riche. J’aurais pu l’être moi-même, mais j’ai toujours préféré l’indépendance aux affaires. Tout n’est pas bénéfice dans la fortune, et les soins qu’elle entraîne corrompent bien les jouissances qu’elle procure. J’avais appris la musique pour mon agrément, je me suis vu forcé d’en faire mon état. Je loge dans cette maison garnie, au quatrième. C’est-là qu’il faut monter à Paris, quand on veut avoir de la vue. Si vous aviez un ami, un parent auprès de vous qui pût vous aider de ses conseils, vous servir de guide, je me croirais indiscret en me mêlant de vos affaires ; mais vous êtes seuls, sans lumières, sans appui, tout nouvellement débarqués dans cette grande ville, le simple intérêt de l’humanité doit suffire à un honnête homme, pour qu’il s’attache à vous. Mon âge et celui de monsieur votre fils se rapprochent ; nous ne sommes pas encore amis, mais j’aime à croire que nous le deviendrons.

GEORGES.

Monsieur, je ne sais pas résister quand on m’attaque du côté du cœur ; j’accepte l’amitié que vous me proposez.

FANCHETTE.

Il a de l’esprit ce jeune homme-là.

GAULARD.

Beaucoup, beaucoup.

FANCHETTE.

Moi qui brûle d’apprendre la musique, il pourra me donner des leçons.

GAULARD.

C’est ça ; certainement cet autre jeune homme à la jolie tournure est aimable, et probablement fort à son aise ; ce monsieur à la voiture jouit, sans doute, d’un grand crédit ; cette dame si malheureuse finira par rentrer dans tous ses biens ; mais l’esprit n’a jamais tort, et celui-ci, quoique pauvre, sans éclat, sans malheurs à raconter, m’intéresse presque autant que les autres. J’aime la philosophie et les philosophes, moi.

LAMBERT.

Et tout à l’heure vous me regardiez comme un original ; peut-être comme un homme suspect, n’est-ce pas ?

GAULARD.

C’est la vérité, ma foi.

LAMBERT.

Et tout d’un coup me voilà votre ami.

GAULARD.

Oui, ma foi, notre ami.

LAMBERT.

Eh bien, cette facilité de votre part me fait trembler pour vous.

GAULARD.

Oh ? que n’ayez pas peur, je suis fin.

GEORGES.

Et moi donc ?

FANCHETTE.

Et moi ?

LAMBERT.

Fort bien ; ces bonnes gens ont entre eux une physionomie, un caractère de famille qui me divertit.

GAULARD.

Or ça, notre nouvel ami, puisque vous croyez le séjour de Paris si dangereux pour nous, vous qui ne l’avez jamais quitté, vous devez bien le connaître dites-nous un peu ce que c’est que Paris ? Ne nous parlez pas des bâtiments, des promenades, ça se voit par soi-même : mais les mœurs, les habitudes ; c’est ce qu’il est bon de connaître avant de se lancer.

FANCHETTE.

Oui, faites-nous le portrait de tous les gens de Paris.

GEORGES.

C’est ça, en deux mots, le tableau de Paris.

LAMBERT.

En deux mots ! que de livres déjà faits sur Paris ! et comment vous peindre ce rendez-vous général de toutes les industries, de tous les talents, de toutes les intrigues, de toutes les ambitions, de tous les vices, de toutes les vertus ; ce mélange de tous les caractères, de toutes les fortunes, des plus sublimes connaissances et de la plus complété ignorance ? C’est ici que les hommes à talens de toute la France viennent se perfectionner : c’est ici que les imbéciles de tous les pays viennent apporter leur ridicule admiration en spectacle aux Parisiens. Des hommes de bien font des associations de bienfaisance ; des fripons inventent une nouvelle manière de banqueroute ; c’est le foyer perpétuel de toutes les passions. Tel qui serait tranquille, honnête, rangé dans son pays, devient libertin, joueur et turbulent à Paris. C’est un assemblage de défiance et de crédulité, de sottise et d’esprit, de délicatesse et de friponnerie ; ceux-ci occupés de leurs affaires, ceux-là de leurs plaisirs, ceux-ci de rien du tout ; ceux-là faisant leurs affaires des plaisirs des autres ; des mendiants, des millionnaires, et tout cela n’est rien auprès de ce que vous verrez.

GAULARD.

Jarni comme vous en débitez.

GEORGES.

Quel plaisir de voir tout cela par soi-même !

FANCHETTE.

Comme nous allons nous divertir ! quel dommage que la nuit approche ! nous ne pourrons rien voir aujourd’hui.

LAMBERT.

Il n’y a pas de nuit à Paris, mademoiselle ; voilà l’heure où l’on se met à table chez les gens comme il faut Les marchands allument leurs quinquets et la police ses réverbères. Les petits-maîtres et les élégantes vont promener leurs grâces et leur ennui chez les glaciers et dans les fêtes champêtres. Les boutiques se ferment, les filous, les patrouilles et les falots parcourent la ville ; et déjà les habitants des campagnes voisines apportent leurs tributs à la grande cité ; et depuis longtemps les laborieux artisans font retentir le voisinage de leurs chansons, lorsque le joueur regagne son asile en méditant le long des quais de sinistres projets.

JÉRÔME, criant dans la coulisse.

Le grand et nouveau Panorama moral, philosophique, complet et portatif.

GEORGES.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

LAMBERT.

Parbleu ! il ne pouvait pas venir plus à propos.

Appelant par la fenêtre.

Eh ! l’homme ! l’homme au Panorama !

JÉRÔME, en dehors.

M’y voilà, monsieur, m’y voilà.

LAMBERT.

Vous voulez connaître Paris, c’est-à-dire, les mœurs, les caractères des gens qui l’habitent ; c’est une lanterne magique d’un nouveau genre qui parcourt les rues depuis quelques jours, et qui vous instruira mieux que tout ce que je pourrais vous dire.

FANCHETTE.

Une lanterne magique ! oh ! nous savons ce que c’est.

GEORGES.

Nous en avons vues au pays.

LAMBERT.

Vous ne connaissez pas celle-ci ; elle n’a pas tant de prétention que les autres. Vous n’y verrez ni la création du monde, ni l’histoire universelle en abrégé. L’auteur s’est borné à peindre les habitants de Paris ; il n’a pas tout embrassé, mais il y a des tableaux assez vrais et assez curieux.

 

 

Scène XVI

 

LAMBERT, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, MADAME DUPRÉ

 

MADAME DUPRÉ.

Comment, M. Lambert, est-ce vous qui avez demandé la lanterne magique ?

LAMBERT.

Ces messieurs et mademoiselle veulent voir les curiosités de Paris ; il faut commencer par quelque chose. Tenez, voilà l’homme avec sa salle de spectacle sur son dos.

 

 

Scène XVII

 

LAMBERT, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, MADAME DUPRÉ, JÉRÔME, JEAN

 

JEAN.

Par ici, par ici, la lanterne magique ; oh ! quel plaisir.

JÉRÔME.

La révérence très humble à toute l’honorable société.

LAMBERT.

Allons brave homme, en action vous devez faire de bonnes affaires avec votre Panorama moral ?

JÉRÔME.

La nouveauté fait quelque chose, mais cela ne durera pas, j’en ai peur. Dans toutes les maisons où l’on m’appelle, les papas et les mamans n’aiment pas à se voir peints au naturel devant leurs enfants.

LAMBERT.

Bon ! vos portraits seraient donc plus frappants que ceux de la comédie où personne ne se reconnaît ?

JÉRÔME.

J’ai bien peur d’être obligé d’en revenir à monsieur le soleil et à madame la lune ; mais indiquez-moi le local, je vous prie, afin que je puisse tout préparer.

MADAME DUPRÉ.

Mais ici il sera fort bien ; mais il faut qu’il se rafraîchisse auparavant. 

JEAN.

C’est ça par ici, brave homme ; venez avec moi.

Il sort avec Jérôme et Madame Dupré.

 

 

Scène XVIII

 

GAULARD GEORGES, LAMBERT, FANCHETTE

 

GAULARD.

Parbleu ! Vous êtes un drôle de corps avec votre palo... paro... comment dit-il donc ?

GEORGES.

Panorama moral, mon père, c’est-à-dire, coup d’œil général ; c’est un mot qui vient du grec.

GAULARD.

Tiens ! ils mettent du grec dans leur lanterne magique.

LAMBERT.

Ils en mettent partout. Au fait, que feriez-vous de votre soirée ?

FANCHETTE.

Monsieur a raison, il faut bien l’employer à quelque chose.

GAULARD.

Allons, puisque nous ne pouvons pas voir l’opéra ce soir, voyons la lanterne magique.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la même salle préparée pour la lanterne magique.

 

 

Scène première

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, LAMBERT, MADAME DUPRÉ, JEAN et JÉRÔME

 

Les guillemets annoncent ce qui se passe à la représentation.

JÉRÔME, est debout près de la toile de la lanterne magique, une baguette à la main ; les autres sont rangés en demi-cercle autour de la lanterne magique.

Le diable boiteux enlevait le toit des maisons ! sans avoir sa puissance, nous nous servons d’un procédé à-peu-près semblable.

On voit sur la toile une grande maison à cinq étages.

Voyez-vous cette grande et haute maison située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, et qui renferme à elle seule plus d’habitants que certains villages de France ; à l’entresol, maison de prêt ; au premier, maison de jeu ; au second, d’un côté, un procureur, de l’autre un avocat ; au troisième, une diseuse de bonne aventure et un journaliste ; au quatrième, un peintre en portraits, et le père noble d’un théâtre des boulevards ; au cinquième, des savoyards et des domestiques. Le mur de devant va disparaître, et vous laissera voir successivement ce qui se passe dans chaque appartement, dans chaque chambre, à chaque étage.

GAULARD.

Ah ! mon dieu ! c’est l’arche de Noé que cette maison-là.

La toile représente la maison de prêt.

JÉRÔME.

Voilà la maison de prêt ! « Voyez ce magasin bizarre, des diamants, des chemises, des couverts d’argent, une mauvaise armoire, un vieil habit galonné, des montres, des tableaux enfumés, le jupon de la grisette près des dentelles de la femme en équipages ; voyez avec quelle arrogance ces commis-priseurs écoutent ; ils accueillent, ils éconduisent cette file de soixante à quatre-vingts personnes qui attendent chacun leur tour, pour emprunter douze francs, six livres, un écu : voyez avec quelle politesse la maîtresse de la maison a fait asseoir cette femme élégante qui dépose pour vingt-cinq mille francs de diamants ; voyez ce porteur d’eau qui apporte sa montre d’argent pour aller boire ; ce freluquet qui apporte le portrait de sa maîtresse, pour savoir ce qu’en vaut l’entourage ; » voyez entre cet entresol et le premier où l’on joue, quelle perpétuelle correspondance ! c’est ainsi que se rapprochent tous ceux qui ont besoin les uns des autres, que les huissiers se logent près des procureurs, les apothicaires des médecins, les marchands de vin près des teinturiers ; pourquoi faut-il que toutes les rues soient favorables aux maisons de prêt ?

GAULARD.

C’est vrai ça, au moins ; j’ai compté dix lombards de la diligence ici. JÉRÔME.

« L’un vient de perdre son dernier écu, et il va mettre sa boîte d’or en gage pour suivre sa martingale ; l’autre vient de gagner un paroli, et il va retirer sa bague, montée en rubis ; voyez quelle importance dans sa tournure, quel mépris pour ceux qui n’ont pas eu l’esprit de deviner la bonne couleur ; il semble qu’il ait du mérite à avoir gagné à un jeu de hasard. » Transportez-vous dans les salons de la maison de jeu.

Ici la toile représente la maison de jeu.

Ici la roulette ; là le trente-un ; là le pair et l’impair, aimables inventions da diable ; celui qui s’est sauvé à une table, va se perdre à l’autre, personne n’échappe : c’est charmant. Il n’y a pas d’enseigne à cette maison, mais hélas ! elle n’est que trop connue. Un coup d’œil à ces honnêtes gens qui gagnent trente-six francs par jour pour siéger deux heures dans un tripot, répéter cinquante fois, faites votre jeu, le jeu est fait. « Suivez les joueurs, voyez avec quelle adresse ce curieux sait s’approprier cet écu oublié par ce joueur trop distrait, et qui en trois coups s’est quintuplé ; vive la présence d’esprit de l’un et le défaut de mémoire de l’autre. Voyez avec quelle nonchalance et quel orgueil ce millionnaire perd ses billets de caisse et ses rouleaux ; voyez avec quelle fureur ce commis aux barrières voit partir le dernier écu de sa recette. »

GAULARD.

Eh ! mais attendez donc, c’est un paysan qui est là près du banquier, tirant à chaque coup une pièce de cent sols de sa bourse de cuir.

JÉRÔME.

Il était venu payer ses fermages à son propriétaire, et tandis qu’il perd son argent à Paris, sa fille lit des romans sa femme remarque que le garçon de charrue est un joli garçon ; c’est comme la procureuse avec le maître clerc, et voilà comme l’air de la grande ville gagne la campagne, et comme la corruption du centre s’étend jusqu’aux extrémités ; les amateurs trouveront des roulettes à cinq sols dans les faubourgs.

FANCHETTE.

Georges, mon frère, ne va pas dans ces maisons-là, je t’en prie.

GEORGES.

Fi donc ma sœur.

JÉRÔME.

Nous montons au second, et nous voilà dans l’étude du procureur.

La toile représente d’un côté l’avocat, de l’autre le procureur.

Jadis c’était la brillante jeunesse de Paris qui composait la cléricature ; aujourd’hui ce sont de vieux recors. Un seul jeune homme est mis là par ses parents, et tandis que ses vieux compagnons s’évertuent à grossoyer, il achève une pièce en mauvais vaudevilles, pour un petit théâtre, et par mégarde il vient d’écrire son dernier calembour sur une feuille de papier timbré.

GAULARD.

Et que dira le procureur quand il verra cette nouvelle manière d’exploit ?

JÉRÔME.

Que fait le procureur, tandis qu’on barbouille à son profit dans son étude ? Le voilà qui joue à la bouillotte chez son voisin. Voyez le médecin et le notaire qui oublient leurs. affaires et leurs malades pour aller jouer chez l’avocat. Chez l’un on dit aux clients que monsieur est à un inventaire.

GAULARD.

Et les malades sont peut-être trop heureux qu’on ne trouve pas l’autre chez lui.

La toile représente d’un côté le médecin, de l’autre le journaliste.

FANCHETTE.

Et que fait donc cet homme qui parle tout seul et qui roule des yeux comme un possédé dans la chambre voisine ?

JÉRÔME.

C’est le comédien des boulevards, qui cherche une inflexion de voix bien paternelle pour une tragédie en pantomime dialoguée, dont depuis six mois on doit donner incessamment la première représentation. Vous pourrez voir, par vos yeux, tous les divers gouvernements dramatiques de la grande ville. Ici on danse, on chante, on parle ; là on ne parle pas, on ne chante pas, on danse et on gesticule ; ici on chante en déclamant, là on déclame en chantant, là on chante en hurlant ; tous se nuisent, tous se détestent, tous s’embrassent.

FANCHETTE.

En voilà un qui écrit bien rapidement là-haut dans son cabinet.

JÉRÔME.

C’est un journaliste qui fait l’extrait d’une pièce nouvelle. C’est lui qui a inventé et qui répète tous les matins cette phrase si agréable à l’amour-propre. Dire que cette pièce a été jouée par les premiers acteurs de ce théâtre, c’est dire qu’elle a été jouée avec cet ensemble qui commande l’admiration. Quelle tâche il a entreprise en voulant faire l’éloge de tous les gens de lettres de Paris ! On en compte six mille six cent soixante-trois.

GAULARD.

Ah ! mon dieu ! mais c’est une armée.

JÉRÔME.

Celui-ci a fait dix romans, celui-là une charade celui-là un opéra, celui-là un almanach, poètes épiques, poètes lyriques, poètes comiques, vaudevillistes, madrigalistes, épigrammatistes, poètes de devises, poètes de fêtes et de bouquets, poètes de pont-neuf et des faubourgs ; ceux-ci mettent de la poésie dans leur prose, ceux-là mettent de la prose dans leurs vers, et chacun a son lycée, son musée où il est un grand homme.

GAULARD.

Eh bien ! tant mieux si cela les amuse.

Ici la toile représente le jardin du palais du Tribunat.

GAULARD.

Ah ! c’est surtout ce que je suis curieux de voir.

GEORGES.

On nous en a tant parlé.

JÉRÔME.

Voyez ces boutiques, ces cafés, ces salles de vente, ces larges enseignes en lettres d’or, barrant les arcades ; ces affiches bleues, rouges, jaunes, tapissant les murs ; ces cadres de miniature sur la porte des allées, la grand’mère à robe à plis près de sa fille en polonaise, près de sa petite fille en tunique qui porte son petit garçon en mameluck. La perruque à trois marteaux de quatre-vingt-six, près de la grosse catogan de quatre-vingt-neuf, de la Titus de l’an sept, des favoris et du pet-en-l’air de l’an dix. Ces Italiens aux regards vifs, cet Allemand à la cocarde noire, cet Anglais à l’œil observateur, ce gros financier, ce pâle rentier, ce Turc à la grande culotte, ces politiques qui se chauffent au soleil, ce petit bossu si plein d’esprit, ce joli homme si imbécile : a-t-on menti quand on a dit que Paris était le rendez-vous de l’univers, et que ce jardin était le rendez-vous de tout Paris ?

FANCHETTE.

Quelle foule, bon dieu ! c’est comme chez nous à la sortie de vêpres.

JÉRÔME.

Voyez cet homme dont l’habit est un peu mûr, c’est un dîneur en ville. Jadis leur costume était connu : habit noir ? bas de soie blancs, habiles à éviter les ruisseaux ; ils découpent, ils dévorent, et paient leur écot en compliments et en couplets d’emprunt. On dit même que depuis quelque temps, quelques-uns ont trouvé le moyen de dîner une bonne partie de la journée, en partant à une heure du faubourg Saint-Marceau, descendant à deux heures au Marais, gagnant à trois heures la rue Saint-Denis, à quatre heures la rue Saint-Honoré, et finissant à six heures à la chaussée d’Antin.

GAULARD.

Jarni ! voilà des gens d’un furieux appétit.

JÉRÔME.

« Remarquez ce marchand qui vous mesure du drap avec un mètre que le tourneur a fait trop court par distraction. Pourquoi faut-il que dans tous les états, les honnêtes gens fassent exception ? et cependant il paye ses lettres-de-change à l’échéance. C’est ainsi qu’on se fait une vertu d’état, que la cuisinière ne vole pas dans un secrétaire, mais fait danser l’anse du panier ; que celui-ci paye ses dettes et triche au jeu ; que celui-là se met à couvert à l’aide d’un prête-nom, et que depuis le plus austère honnête homme, les consciences vont toujours en s’élargissant, jusqu’à celle du voleur de grand chemin qui a aussi ses scrupules. » Voici l’heure de la bourse ; si vous étiez dans les rues voisines, vous verriez cette file de carrosses, de fiacres, de cabriolets, de gens à pied. Depuis six heures du matin, ces agents de change et ces courtiers ont fait les quatre coins de Paris, le calepin barbouillé de notes sur Hambourg, sur Londres, sur Cadix, les poches pleines d’échantillons de sucre de café, de riz, de cacao.

GAULARD.

Ce sont des boutiques ambulantes que ces gens-là.

JÉRÔME.

Les voyez-vous aller et revenir, s’interroger d’un air inquiet. Plus loin sont les profanes, les petits agioteurs qui exercent sans patentes. Ceux-là vont à pied, et sont plus actifs que les chevaux de leurs confrères. Ils vendent, achètent, et revendent des maisons, des terres, des contrats, donnent de l’argent pour du papier ; plus souvent du papier pour de l’argent : « six heures sonnent, les voilà chez les restaurateurs ; il y a dans les quartiers les plus riches, des misères qui font saigner le cœur et celui-ci ne s’en doute pas, qui va mourir d’indigestion. Comment concevoir qu’on puisse mourir de faim, quand on choisi sur une carte de restaurateur, composée de soixante et dix-huit articles ? »

FANCHETTE.

Ce jardin est vraiment curieux vous m’y mènerez, n’est-ce pas, mon père ?

LAMBERT.

Les honnêtes femmes, mademoiselle, osent à peine le traverser rapidement en plein jour, et jamais seules encore.

FANCHETTE.

Qu’est-ce que vous dites donc ? J’y aperçois des femmes, très bien mises qui se promènent.

LAMBERT.

Que de choses oubliées ! que d’autres seulement indiquées ! que d’autres sur lesquelles il faut se taire !

JÉRÔME.

Voyez ce jeune provincial à la mine éventée, qui attend midi pour régler sa montre au coup de canon et voyez les fripons qui s’emparent de lui. Nous voici au chapitre des pièges tendus par les intrigants aux nouveaux débarqués.

JEAN.

Madame, voilà ce monsieur dont la voiture a renversé l’autre tantôt.

GAULARD.

Monsieur Dorval ?

LAMBEERT.

Voilà un homme qui arrive précisément à son chapitre.

GAULARD.

Eh ! vite, vite, bonhomme, serrez votre lanterne magique, votre Panorama.

FANCHETTE.

Eh ! pourquoi donc cela, mon père ? c’est si divertissant.

GAULARD.

Fi donc nous occuper d’une lanterne magique devant un homme qui a une voiture à trois lanternes, qui parle aux ministres, qui peut donner de l’avancement à votre frère, et un mari à vous, peut-être, ma fille ?

GEORGES.

Mon père a raison, il y a de quoi se faire moquer.

FANCHETTE.

Ah ! le voilà.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, DORVAL

 

DORVAL.

Que je ne vous dérange pas, je vous en prie.

GAULARD.

Nous déranger, vous, monsieur ? jamais ; c’est que nous nous amusions...

GEORGES.

Oui, ne sachant que faire de notre soirée, nous avons eu l’enfantillage.

DORVAL.

Eh bien, quoi ! il n’en faut pas rougir, vous voyez la lanterne magique.

GAULARD.

C’est madame Dupré que voilà, et monsieur Lambert le musicien, qui ont été bien aise... Tenez, bonhomme, voilà pour votre peine, nous verrons le reste une autre fois...

JÉRÔME.

Bien obligé, mon bon monsieur ; d’abord il y a tous les jours de nouveaux tableaux, parce que j’en prends partout où j’en trouve, et je crois faire honneur aux personnes en les choisissant pour modèles.

GAULARD.

Eh bien, quoi ! n’allez-vous pas me faire jouer un rôle dans votre lanterne magique ?

JÉRÔME.

Oh ! monsieur, il ne faut pas que cela vous fâche ; comme je parle de tout le monde, il faut bien que vous en soyez comme les autres. La révérence très humble, messieurs et mesdames ;

Il sort en criant.

voilà le grand Panorama moral, philosophique, complet et portatif.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, hors JÉRÔME

 

GAULARD.

Oui, va, va avec ton Panorama.

LAMBERT.

Il y a bien des vérités pourtant.

GAULARD.

Mais il y a bien des mensonges aussi ; et puis, c’est si enfant ! Ah ! peut-on regretter un pareil spectacle, quand on a le bonheur de se trouver avec un homme qui... enfin monsieur, votre visite nous fait trop d’honneur certainement... Bref, monsieur, mon fils, ma fille et moi, sommes si reconnaissants.

À Georges.

Parle donc toi, Georges.

GEORGES.

Oui, monsieur, nous vous assurons que jamais... Salue donc ma sœur.

FANCHETTE.

Monsieur me permettra-t-il de lui présenter mes respects ?

D’ORVAL.

Ne vous épuisez pas en politesses, mes amis... pardonnez-moi ce titre, qu’il m’est doux de vous donner. Après avoir terminé mes affaires, je n’ai pas voulu passer la soirée sans vous revoir. Malheureusement je n’ai qu’un moment à vous donner.

LAMBERT.

Et je gagerais que la dame intéressante et le beau jeune homme à l’habit gris ne tarderont pas à reparaître.

DORVAL

Ne pourrions-nous être seuls ?

GAULARD.

Oui, certainement. Pardon M. Lambert, madame Dupré ; délicates mais il s’agit peut-être d’affaires très importantes.

MADAME DUPRÉ.

Nous vous laissons, monsieur.

LAMBERT, à Gaulard.

N’oubliez pas que le Panorama en est resté au chapitre des pièges tendus par les intrigants aux nouveaux débarqués.

 

 

Scène IV

 

DORVAL, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE

 

GAULARD.

Mes enfants ne sont pas de trop ; si vous voulez qu’ils se retirent ?

DORVAL.

Je suis enchanté qu’ils restent ; en deux mots, comme je vous l’ai dit, vous m’avez inspiré beaucoup d’estime. Je sors de chez un ambassadeur étranger à qui j’ai parlé de vous.

GEORGES.

Vous avez parlé de nous à un ambassadeur étranger ?

FANCHETTE.

Quel honneur ! nous voilà lancés !

GAULARD.

Quand je vous ai dit que c’était un homme comme il faut.

DORVAL.

J’ai vanté les charmes de votre aimable fille.

FANCHETTE.

Oh ! les charmes, monsieur, c’est trop honnête de votre part.

DORVAL.

Les qualités, les grâces, l’esprit de monsieur votre fils.

GEORGES.

Ah ! monsieur, il ne fallait pas... En vérité, je suis confus.

DORVAL.

Faire l’éloge des enfants, c’était faire celui du père. Or, il est question dans ce moment d’une entreprise grande, utile et sûre. Vous avez des fonds à placer, j’ai pensé à vous. Nous sommes dans le siècle des découvertes ; celle-ci peut devenir aussi précieuse à l’humanité, qu’honorable et avantageuse à ses auteurs et à ses protecteurs.

GAULARD.

Et qu’est-ce donc, s’il vous plaît ?

DORVAL.

Demain dans la matinée je vous reverrai. Il me sera permis d’entrer dans de plus amples détails ; pour ce soir je n’ai voulu que vous prévenir. Il pourrait se présenter d’autres occasions qui, à coup sûr, ne peuvent pas valoir... Je suis moi-même un des intéressés. C’est une affaire qui peut procurer un état à ce jeune homme, un mari à cette aimable enfant.

FANCHETTE.

Un mari !

DORVAL.

Et un mari considéré, non pas de ces jeunes gens étourdis, légers, volages, plus habiles à manger une dot, qu’à augmenter la fortune de leur épouse.

FANCHETTE.

Il me semble cependant qu’un peu de jeunesse ne nuirait pas.

GAULARD.

Qu’est-ce que vous dites donc là, mademoiselle ? Ne faut-il pas s’en rapporter à vos petits caprices ?

DORVAL.

Ne la contrariez pas, ami Gaulard, je vous en prie. Les jeunes gens sont bien intéressants, sans doute ; mais les orages des passions... Ne croyez pas qu’il s’agisse d’un vieillard ; mais enfin un homme raisonnable, de mon âge, si vous voulez... à quarante ans on n’est pas vieux.

GAULARD.

Comment donc ! j’en aurai cinquante-cinq à la veille de Noël, et je ne me crois pas vieux, et je suis vert encore.

DORVAL.

Et vous ne seriez pas embarrassé de fixer les yeux de quelque belle, si vous voulez.

GEORGES.

Ah ! par exemple, je voudrais bien voir mon père amoureux.

GAULARD.

Allons donc, il y a longtemps que je n’y pense plus. C’est à vous, jeunes gens, à nous remplacer.

DORVAL.

Enfin, mes amis, nous parlerons de tout cela demain ; je me sauve ; on m’attend à un thé chez une dame de la plus haute distinction.

GAULARD.

Ah ! je vous en prie, parlez encore de nous, mon cher ami... Je vous demande pardon de la liberté.

DORVAL.

Eh ! pourquoi donc ? Croyez que vous avez en moi, non pas un protecteur, mais un véritable ami. Restez donc, je vous en prie, n’allez pas plus loin.

GAULARD.

C’est parce que vous l’ordonnez...

DORVAL.

Oui, sans doute, je vous en prie ; je n’ai pas besoin de vous recommander le secret. Vous sentez l’importance... Je vous salue de tout mon cœur.

 

 

Scène V

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE

 

GAULARD.

L’aimable homme, l’aimable homme mes enfants ! la belle connaissance que nous avons faite dès notre arrivée ! Sais-tu qu’il regardait ta sœur avec des yeux ?... Il en tient pour toi ma Fanchette. C’est l’homme qu’il te faut, mon enfant.

FANCHETTE.

À moi, mon père !

GEORGES.

En vérité, mon père, vous êtes d’une pétulance, d’une jeunesse pour votre âge ; il faut réfléchir, examiner...

GAULARD.

N’allez-vous pas vouloir morigéner votre père, mon fils ? Je dis qu’un homme qui veut nous intéresser dans une découverte précieuse à l’humanité, qui a parlé de nous chez un ambassadeur étranger, et qui regarde votre sœur avec des yeux de bienveillance...

FANCHETTE.

Ah ! mon père, voilà ce jeune homme qui est entré tantôt ici au moment de l’accident.

GAULARD.

Est-il possible ? Eh oui, vraiment, c’est lui-même.

 

 

Scène VI

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, LAUNAY

 

LAUNAY.

J’entre sans me faire annoncer ; mille pardons, je venais chercher mon parapluie. Trop heureux que ce léger motif me permette de présenter mes hommages à l’aimable Fanchette ; vous voyez, je n’ai pas oublié votre nom : bon soir au cher papa ; touchez-là, jeune ami. Ne vous étonnez pas de l’amitié que je vous témoigne. Vous êtes de Ligny, je suis presque de votre pays.

GAULARD.

De Bar-sur-Ornain, peut-être ?

LAUNAY.

Précisément.

GAULARD.

Vous vous nommez ?

LAUNAY.

Launay de Saint-André.

GAULARD.

Il y a des Launay à Bar, de bons bourgeois.

LAUNAY.

D’honnêtes gens au moins. Depuis tantôt je n’ai pensé qu’à vous. N’avez-vous pas manifesté le désir d’acheter une maison un hôtel ? Comme je vous le disais, je loge au faubourg Saint-Germain ; c’est le pays des hôtels. Celui que j’habite serait peut-être votre affaire.

GAULARD.

Il est à vendre ?

LAUNAY.

Non pas. Il est occupé par un restaurateur qui tient une espèce de maison garnie. Je suis dans mes meubles cependant, et il ne faudrait pas témoigner l’envie d’acheter... Faites une chose, acceptez demain à dîner chez moi sans façon, et sous prétexte de louer un appartement, vous examinerez...

GAULARD.

C’est que demain nous voudrions courir, voir.

LAUNAY.

Rien n’empêche : je viendrai vous prendre, et je me ferai un plaisir, un devoir de vous conduire. Il y a précisément pour demain une fête champêtre magnifique annoncée depuis longtemps. Je veux que la belle Fanchette soit l’objet de l’admiration générale.

FANCHETTE.

Ah ! monsieur, auprès de toutes ces belles dames de Paris...

LAUNAY.

Vous êtes faite pour les éclipser.

GEORGES.

Ah ! mon père, voici cette dame dont la voiture a été renversée.

GAULARD.

Comment, elle aussi ! nous sommes des personnages bien importants. Tout le monde nous rend visite.

 

 

Scène VII

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, LAUNAY, MADAME VERCOUR

 

MADAME VERCOUR.

Vous m’avez témoigné tant d’intérêt lors de mon accident, que je n’ai pu résister au désir de vous en témoigner ma reconnaissance.

GEORGES.

Ah ! madame, nous n’avons fait que céder au mouvement de notre cœur. Convenez, mon père, que cette femme-là est charmante.

MADAME VERCOUR.

C’est peut-être abuser un peu trop du tendre intérêt que j’ai cru vous avoir inspiré ; mais si l’asile d’une infortunée ne vous effraye pas, j’oserais vous prier de venir prendre demain un dîner frugal chez celle que vous avez si généreusement secourue.

GAULARD.

Madame en vérité...

LAUNAY, à part.

La dame malheureuse a-t-elle aussi ses projets ?

Haut.

Au désespoir, madame, mais la priorité m’est trop chère pour que je puisse me décider à en faire le sacrifice. C’est chez moi que l’honnête famille doit dîner demain.

FANCHETTE.

Oui. Monsieur nous avait invités... N’est-il pas vrai, mon père ?

MADAME VERCOUR.

Je reconnais bien la fatale étoile qui me poursuit partout.

À part.

Cet homme-là m’est suspect.

Haut.

Cela m’afflige un point... Je me faisais une fête de vous recevoir. Ah ! au milieu des peines dont il est accablé, mon cœur a tant besoin de consolations.

GEORGES.

Ah ! madame, croyez... Voyez ; vous avez affecté la sensibilité de madame.

MADAME VERCOUR.

Oui, un refus m’est bien sensible, surtout de la part des gens que j’estime. Eh bien, s’il m’était permis de vous recevoir demain de bonne heure à déjeuner.

GAULARD.

Ah ! c’est que demain, comme je disais...

GEORGES.

Eh ! mon père, nous aurons tout le temps de voir ce qu’il faut voir ; songez que les instances de madame méritent bien... Comment une femme de qualité, une femme malheureuse qui nous fait l’honneur de nous inviter, vous la refuseriez ? Vous n’y pensez pas ! Oui, madame, nous aurons l’honneur de nous rendre à votre aimable invitation.

MADAME VERCOUR.

Ah ! vous me soulagez d’un grand fardeau ; me voilà plus contente. Bientôt, j’espère, mon aimable frère et moi pourrons vous mieux recevoir.

Lui donnant son adresse.

Voici mon adresse. Je loge au Marais chez monsieur Malfilard ; monsieur Malfilard est un ancien marchand de draps, un bourgeois fort borné, aussi tranquille que son quartier ; sa femme est curieuse et babillarde ; leur petite fille qui a douze ans est fort maligne pour son âge ; ce sont de fort honnêtes gens.

Bas à Georges.

Quel est donc ce monsieur ? Il regarde bien tendrement mademoiselle votre sœur.

GEORGES.

En effet.

LAUNAY, à Fanchette.

Connaissez-vous cette femme ? elle paraît fort intéressante ; mais les coquettes de Paris sont si adroites.

FANCHETTE.

Vous croiriez...

MADAME VERCOUR, à Georges.

Votre sœur est charmante ; c’est tout votre portrait ; et en pensant à mon aimable frère... Les malheureux aiment à se repaître de chimères.

GEORGES.

Ah ! madame, quels que soient ces projets...

GAULARD.

Qu’on est heureux dès son arrivée de trouver tant de gens qui s’intéressent à vous...

 

 

Scène VIII

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, LAUNAY, MADAME VERCOUR, LAMBERT

 

GAULARD.

Eh ! venez donc, venez donc, mon cher Lambert ; l’amitié que vous nous avez témoignée me fait croire que vous nous verrez avec plaisir entourés d’amis, de bons amis. Vous savez bien d’abord ce monsieur avec qui vous nous avez laissés, et qui nous a dit des choses... et puis voilà monsieur et madame.

LAMBERT.

Qu’avais-je dit ?

GAULARD.

Vous les connaissez ; c’est madame à qui il est arrivé tantôt cet accident ; c’est monsieur qui est entré pour voler à son secours et qui se trouve quasiment de notre pays. Eh bien nous allons demain déjeuner chez madame ; dîner chez monsieur.

LAMBERT.

Vous connaissiez donc déjà ces personnes ?

GAULARD.

Eh ! mon dieu non ! c’est charmant. Ce n’est qu’à Paris qu’on fait si vite connaissance.

LAUNAY.

Ah ! c’est qu’il y a des sentiments qui vous commandent. D’ailleurs, je suis assez connu ; fils de bon bourgeois de province, je mène à Paris une vie indépendante, agréable et studieuse à-la-fois. On peut s’informer du jeune Launay de Saint-André ; je ne crains, grâce au ciel, ni la médisance, ni la calomnie.

LAMBERT.

On se connaît si peu dans Paris : si vous vouliez nous donner quelques autres éclaircissements.

LAUNAY.

Pardon, mais je suis horriblement pressé.

À Georges.

Je me fais une fête, mon jeune ami, de former une liaison particulière avec vous ; à demain donc, et sans adieu, mes bons, mes chers amis. Ne restez pas trop longtemps chez madame je viens vous prendre ici ; je sors.

 

 

Scène IX

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, MADAME VERCOUR, LAMBERT

 

LAMBERT.

Vous voyez bien que cet homme-là cherche à s’envelopper d’un mystère...

MADAME VERCOUR.

Et d’une manière assez maladroite même.

LAMBERT.

Vous ne lui ressemblez pas, madame, et si nous osions nous permettre...

MADAME VERCOUR.

Vous avez bien raison, mais il est des secrets qu’on ne peut révéler, quelque honorable que puisse en être le motif.

Comme à part.

Je crains même de m’être trahie.

Haut.

Ah ! ça, à demain, de bonne heure, songez que je vous attends, et qu’un quart-d’heure de retard serait un siècle pour votre amie.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

GAULARD, FANCHETTE, LAMBERT

 

LAMBERT.

Vous voyez bien que ces gens-là ne peuvent qu’avoir de mauvaises intentions.

FANCHETTE.

Pourquoi donc être défiant comme cela ? Cette femme m’a vraiment attendrie en me parlant de ses malheurs, et ce monsieur Launay de Saint-André me paraît fort aimable.

GAULARD.

Écoutez ; sans adopter tout-à-fait vos idées, vous entendez bien que je ne me laisse pas plus prendre que d’autres par de belles paroles ; et dieu merci, je suis toujours là, pour veiller sur mes enfants. Par exemple, il y a cet autre monsieur Dorval qui les a précédés ; oh ! cela est bien différent, c’est du solide, je m’y connais, c’est un homme du grand monde.

LAMBERT.

Qui vaut peut-être encore moins que les deux autres.

FANCHETTE.

Vous ne croyez à la sincérité de personne.

 

 

Scène XI

 

GAULARD, FANCHETTE, LAMBERT, GEORGES

 

GEORGES.

Permettez-moi de vous dire, M. Lambert, que vous vous êtes conduit d’une manière très inconséquente, très cruelle envers cette pauvre madame Vercour ; car enfin elle m’a tout dit pendant que je la reconduisais. Si vous saviez quel cœur vous avez blessé, quelle femme vous avez outragée par vos soupçons !

LAMBERT.

Et que vous a-t-elle donc dit, de grâce ?

GEORGES.

Permettez-moi de vous le cacher ; vous n’avez pas une assez bonne opinion d’elle ; c’est son secret d’ailleurs, et elle m’a prié en pleurant de ne pas vous le révéler.

GAULARD.

Eh bien ! quelle est-elle donc cette femme ? dis, mon fils.

FANCHETTE.

Dis-nous, mon frère.

LAMBERT, s’éloignant.

Oh ! parlez, parlez, que je ne vous gêne pas.

À part.

Pauvres bonnes gens, j’ai été confiant comme eux...

GEORGES.

Une marquise Polonaise, dont la famille est venue s’établir en France avec le roi Stanislas ; son frère était colonel d’un régiment étranger.

GAULARD.

Pas possible !

GEORGES.

Ils vont rentrer dans tous leurs biens, et si le frère ressemble à la sœur c’est le mari qu’il faut à Fanchette.

GAULARD.

Oh ! te voilà, toi, toujours leste dans tes résolutions.

FANCHETTE.

Tu disposes de moi comme cela.

 

 

Scène XII

 

GAULARD, FANCHETTE, LAMBERT, GEORGES, JEAN, MADAME DUPRÉ

 

MADAME DUPRÉ.

Monsieur, j’ai fait servir le souper dans votre salle à manger.

GAULARD.

Bon ! je me sens appétit. Venez avec nous M. Lambert. Sans rancune ; nous sommes de bonnes gens, vous avez de l’amitié pour nous et cela vous excuse.

GEORGES.

C’est cela. Moi, je ne vous en veux pas ; mais en vérité Vous avez tort.

GAULARD.

Ma foi ! pour notre première soirée, nous devons nous féliciter.

LAMBERT.

Oui, votre fils manque d’être écrasé ; on vous vole votre montre ; un accident vous envoie trois personnes inconnues qui se font vos amis...

GAULARD.

Et qui mérite de l’être, je le parierais. Une femme charmante, un jeune homme aimable, un protecteur en crédit et puis ce Panorama moral, qui est fort divertissant, et qui me donne une fière idée des autres spectacles En vérité, tout cela me rajeunit ; l’air de Paris est bon pour moi, et le peu de femmes que j’ai aperçues ont une certaine tournure, un certain air, qui me ferait regretter de n’être plus à votre âge, mes enfants. Allons souper, demain il fera jour, et nous ne nous coucherons pas sans avoir vu le Louvre, les Tuileries, la grande revue des quintidis, la Colonne, les Télégraphes, les Apollons et les Venus du Belvédère, l’Opéra, les Éléphants et la Samaritaine.

 

 

Scène XIII

 

LAMBERT, JEAN, MADAME DUPRÉ

 

LAMBERT.

Écoute, Jean, tu es un bon garçon. Ces bonnes gens sont entourés d’inconnus, que j’ai de fortes raisons de croire des intrigants ; il faut que tu m’aides à les connaître. Commençons par cette Madame Vercour. Invente, imagine quelque moyen de les précéder, de savoir ce que c’est que cette femme, ses moyens d’existence, sa conduite ; tu as de l’esprit, de la vivacité ; à quelque prix que ce soit, il faut que tu sois chez elle avant eux.

JEAN.

Soyez tranquille ; dussé-je entrer par la cheminée, je saurai me glisser dans la maison.

MADAME DUPRÉ.

Allons, vous allez encore vous embarquer dans une affaire qui vous est absolument étrangère.

LAMBERT.

Que voulez-vous ? c’est mon humeur, madame Dupré. Quand je vois deux fripons qui se tendent des pièges, je ris et je les laisse faire ; quand je vois un fripon qui cherche à tromper un honnête homme, au risque de me compromettre, je cherche à sauver l’honnête homme.

 

 

АСТЕ III

 

La Scène est chez Malfilard, au Marais ; le théâtre représente un salon.

 

 

Scène première

 

MALFILARD, MADAME et MADEMOISELLE MALFILARD

 

Ils sont tous assis.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Mais enfin quelle est-elle cette madame Vercour ?

MADAME MALFILARD.

Oui, quelle est-elle ? Voilà quinze jours qu’elle loge dans votre maison, M. Malfilard ; tous les matins au marché on tourmente ma cuisinière pour savoir ce que c’est ; tous les soirs dans notre société vous savez qu’on interrompt le wiftk ou le loto pour me faire des questions.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Hier au jardin de l’Arsenal la petite Mirville m’a encore répété qu’il y avait sans doute quelque mystère caché là dessous.

MALFILARD.

Eh bien ! eh bien ! elle est venue me louer un petit appartement au troisième ; elle m’a payé son terme ; laissons la vivre à sa fantaisie et vivons à la nôtre.

MADAME MALFILARD.

Oui, à votre fantaisie, qui est bien la plus nonchalante, la plus paresseuse. Quand nous étions marchands de draps, rue Saint-Denis, près l’Apport-Paris vous ne vous mêliez pas plus de votre commerce ! Il me semble vous voir dans votre boutique, vous promenant toute la journée en robe-de-chambre, les mains derrière le dos et c’était la pauvre femme qui avait tout l’embarras du commerce, et de la correspondance, et du mé nage, et de la tenue des livres, et du réveil, et de la bonne conduite des garçons de boutique ; et depuis que nous avons acheté cette maison au Marais où nous demeurons, qu’avez-vous à faire ? Vous lever à huit heures être une heure à lire votre journal, une heure à déjeuner, une heure à faire votre toilette, niaiser dans le jardin, dans la maison, chez les voisins, faire un tour de promenade pour gagner de l’appétit dîner, aller prendre votre demi-tasse au café Turc, sur les boulevards, faire une partie de dames, revenir jouer au loto, vous coucher, et recommencer le lendemain. Vous êtes bien un véritable bourgeois de Paris. Je ne vous ai vu sortir de votre apathie que dans le temps de la garde nationale ; parce que vous étiez sergent-major, et que vous aviez des épaulettes de capitaine vous affectiez de passer devant tous les corps-de-garde pour qu’on vous portât les armes.

MALFILARD.

La paix, ma femme ! la paix ! je vous en prie. Depuis vingt ans que nous sommes mariés, je suis fait à vos reproches ; c’est pour ainsi dire une espèce de réveil-matin, que je me suis accoutumé à entendre sonner tous les jours ; mais, je vous en prie, ne poussez pas plus loin votre humeur.

MADEMOISELLE MALFILARD.

C’est qu’en vérité, mon papa, vous ne savez pas vous mettre à notre place. Comment ! voilà une femme qui vient loger dans notre maison, qui me fait des politesses toutes les fois que je passe sur l’escalier, qui me dit, bonjour, mon petit cœur, et nous ne pouvons pas savoir qui elle est.

MADAME MALFILARD.

Personne ne vient la voir ; elle ne voit personne dans le quartier, et vous ne voulez pas que nous séchions d’impatience. Enfin, elle est jeune encore, elle est jolie ; en venant louer l’appartement, elle nous a parlé d’un frère qu’on ne voit pas. Elle doit avoir quelques parents, quelques amis, quelques connaissances.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Et nous serions si aises de pouvoir jaser !

MALFILARD.

Tu es bien la petite fille la plus espiègle !... Elle m’amuse avec son babil.

MADAME MALFILARD.

Fort bien, encouragez-la ; vous me l’avez gâtée cette enfant ; elle est curieuse, rapporteuse, médisante, coquette, éveillée et maligne. Eh bien, mademoiselle, votre leçon de clavecin ; faut-il que ce soit moi qui la prenne à votre place ?

MADEMOISELLE MALFILARD.

Tenez, maman ne vous fâchez pas ; mais si vous vouliez m’exempter de ma leçon aujourd’hui, et me laisser agir à ma fantaisie, je gage qu’avant dîner, je vous dis ce que c’est que cette Madame Vercour. D’abord elle a envoyé chercher un bonnet hier chez le marchand mercier de la rue Saint-Paul, dont la femme fait des modes qui valent celles de la rue de la Ferronnerie ; j’ai su cela par Marie notre cuisinière, et puis elle a demandé en rentrant si vous étiez visible, et puis elle a demandé plus de crème que de coutume à la laitière ; donc elle a quelque chose à vous dire, elle veut vous voir, elle attend quelques personnes à déjeuner, c’est clair, n’est-il pas vrai ? et puis elle a reçu une lettre de la petite poste ; moi, je sais tout cela.

MALFILARD.

Rien ne lui échappe à cette enfant là.

MADAME MALFILARD.

Elle a raison ; embrasse-moi. Je te gronde quelquefois parce que tu le mérites ; mais tu es bien la plus aimable enfant que je connaisse.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Tenez, justement, c’est elle. Quand je vous ai dit qu’elle viendrait vous voir ce matin.

 

 

Scène II

 

MALFILARD, MADAME et MADEMOISELLE MALFILARD, MADAME VERCOUR

 

MADAME VERCOUR.

Mille pardons si je vous dérange de si bonne heure, mes chers voisins ; mais il était trop tard pour que je vous parlasse hier au soir.

MADAME MALFILARD.

Enchantée de vous voir, ma chère voisine ; donnez un siège, Pauline ?

MADAME VERCOUR.

Ne vous dérangez pas, je vous en prie, mon petit cœur. Il faut que je remonte chez moi ; seriez-vous assez aimable, mes chers voisins, pour me faire l’amitié de déjeuner chez moi, ce matin.

MADAME MALFILARD.

Chez vous, madame ?

MADAME VERCOUR.

Il y a longtemps que je désirais vous recevoir, j’ai tant d’occupations ! J’ai fait mes efforts pour vous procurer une société agréable.

MADAME MALFILARD.

Vous avez d’autres personnes que nous à déjeuner ?

MADAME VERCOUR.

Des bonnes gens arrivés d’hier, qui viennent se fixer à Paris, il y a le père et les deux enfants ; une honnête famille ! Le jeune homme surtout est vraiment intéressant.

MADAME MALFILARD.

Le jeune homme, madame !

MADAME VERCOUR.

Comme vous le savez, je suis très étroitement logée, et je voudrais vous prier de me prêter votre salon pour les recevoir, et ne les faire monter chez moi que pour déjeuner.

MADAME MALFILARD.

Trop heureuse madame. ?

MADAME VERCOUR.

Vous m’avez témoigné tant d’amitié, que je pousserai l’indiscrétion jusqu’à vous prier de me prêter du linge et de l’argenterie, ce sont de ces petits services...

MALFILARD.

Qui ne se refusent jamais.

MADAME MALFILARD.

C’est que madame a peu d’argenterie ?

MADAME VERCOUR.

Hélas ! si vous saviez ce que j’ai souffert, vous vous attendririez, madame.

MADAME MALFILARD.

Ah ! ne m’en parlez pas, madame ; je m’attendris déjà.

MADAME VERCOUR.

Pardon, si je vous quitte... un seul mot, je vous prie, je viens de recevoir une lettre : elle m’annonce qu’une femme doit venir me voir ce matin et il est pour moi de la plus extrême importance...

MADAME MALFILARD.

Quoi donc ?

MADAME VERCOUR.

C’est-à-dire, que je ne serais pas bien aise qu’elle vit les personnes que j’attends.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Pourquoi donc ?

MADAME MALFILARD.

Paix donc, mademoiselle ; est-il bien de vouloir pénétrer les secrets Des personnes ? Si madame croit pouvoir les dire, elle connaît notre discrétion, elle s’empressera de nous les révéler.

MADAME VERCOUR.

Oh ! sans doute, et demain... après demain... quelque jour, je vous révélerai... au fait, c’est une bagatelle, qui ne vaut pas la peine... Vous m’obligeriez donc de me faire avertir dès que cette femme paraîtra, afin que je puisse lui parler seule.

MADAME MALFILARD.

Oui, sans doute, madame.

MADAME VERCOUR.

Elle est très facile à reconnaître, c’est une femme de campagne.

MADEMOISELLE MALFILARD.

C’est peut-être la fermière d’une terre de madame ?

MADAME VERCOUR.

Je ne suis plus assez heureuse pour avoir des terres, des fermiers ; mais il est inutile de s’appesantir sur des chagrins qui peut-être sont sur le point de finir. M. Gaulard, c’est le nom du respectable père de famille que j’attends avec ses enfants, ne va pas tarder à venir, sans doute Faites-moi l’amitié de les recevoir, je suis honteuse de la liberté que j’ai prise en vous empruntant.

MADAME MALFILARD.

Comment donc ? madame, mais vous me désobligeriez en agissant autrement.

MADAME VERCOUR.

Ah ! vous êtes trop bonne, je ne vous dis pas adieu.

 

 

Scène III

 

MALFILARD, MADAME et MADEMOISELLE MALFILARD

 

MADAME MALFILARD.

C’est fort agréable, prêter son linge, ses couverts !

MALFILARD.

Allons ne te fâches pas, cela se fait tous les jours entre voisins.

MADAME MALFILARD.

Oui, et pour la première visite qu’elle nous fait, elle nous emprunte jusqu’à notre appartement.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Enfin voilà quelque chose, elle est venue nous voir au moins ; et puis voilà des provinciaux avec qui elle a fait connaissance hier, qu’elle invite à déjeuner aujourd’hui, et puis son frère, dont elle parle toujours, et puis une femme de campagne qu’elle attend, et qu’elle veut voir seule, et qu’il faut dérober surtout aux yeux des personnes qui viennent chez elle.

MADAME MALFILARD.

Mais quelle peut être cette femme de campagne qu’elle attend ?

MADEMOISELLE MALFILARD.

Dame ! c’est peut-être sa nourrice.

MADAME MALFILARD.

Une de ses parentes, sa mère peut-être ?

MADEMOISELLE MALFILARD.

Il y a quelque chose là-dessous, enfin.

MADAME MALFILARD.

Et je ne sais pas, en y réfléchissant, si nous avons bien fait d’accepter son invitation ; moi, je n’aime pas à me lier sans connaître.

MALFILARD.

Allons, ne vous voilà-t-il pas, Madame Malfilard, toujours haute et défiante ! Nous ne pouvons pas décemment ne pas nous rendre à l’invitation ; enfin cette femme m’a payé son terme.

MADAME MALFILARD.

Et, qui vous parle, M, Malfilard, de ne pas nous trouver au déjeuner ? au contraire, il faut y aller ; et si nous nous apercevons que cela ne nous convient pas, nous auront bientôt rompu.

MALFILARD.

Oh ! rompre ce n’est pas cela, il faut des ménagements. Au surplus, laissez faire la petite, elle aura bientôt découvert...

MADEMOISELLE MALFILARD.

Oh ! je vous en réponds, mon papa.

MADAME MALFILARD.

Fort bien, vous faites l’éloge de l’esprit de votre fille aux dépens de celui de votre femme.

MALFILARD.

Ne te fâches pas, mon cœur, tu es une femme de mérite, je le sais ; et vous êtes une petite sotte, entendez-vous ?

Il fait à sa fille un signe d’intelligence.

Mais c’est que notre petite est vraiment gentille, n’est-ce pas ?

MADAME MALFILARD.

Répétez-le lui sans cesse, de peur qu’elle l’oublie ?

MALFILARD.

Allons, je vais m’habiller. Cela me contrarie d’aller déjeuner en ville.

MADEMOISELLE MALFILARD.

En ville, mon papa ? Mais vous ne sortirez pas de chez vous.

MALFILARD.

C’est égal, je n’aime pas à voir ma journée dérangée ; il fait beau ; mais j’espère en être quitte d’assez bonne heure pour aller faire mon tour de boulevard.

À sa fille.

Embrasse moi, mon enfant.

À sa femme en s’en allant.

Elle ne vivra pas cette enfant là, j’en ai peur elle a trop d’esprit.

MADAME MALFILARD, à sa fille en s’en allant.

Je m’en vais, avec votre bonne donnez tout ce qui est nécessaire à cette belle dame. Restez-là, et si l’on me demande, ne manquez pas de m’avertir, entendez-vous ? 

MADEMOISELLE MALFILARD.

Oui, maman.

 

 

Scène IV

 

MADEMOISELLE MALFILARD, seule

 

Elle fait la méchante ; mais en la flattant j’en fais ce que je veux. Nous allons donc savoir enfin ce que c’est que cette madame Vercour. Ah ! voilà, sans doute, les personnes qu’elle attend. Oh ! les drôles de figures avec qui elle va nous faire déjeuner.

 

 

Scène V

 

MADEMOISELLE MALFILARD, GAULARD, GEORGES, FANCHETTE

 

GAULARD.

Enfin, nous y voilà ; j’ai cru que nous n’arriverions jamais. Que de détours que, de rues qui se croisent, et quelle différence entre le quartier que nous quittons et celui où nous sommes ! quel tapage là-bas ! ici quelle tranquillité !

FANCHETTE.

En vérité ce quartier ressemble à la grande rue d’une petite ville.

GEORGES.

Chut ! n’allons pas dire du mal de ce quartier devant les personnes qui l’habitent ; il ne faut pas les mortifier.

GAULARD.

Tu as raison.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Ces messieurs et mademoiselle sont, sans doute, les personnes que madame Vercour attend à déjeuner ?

GEORGES.

Précisément, mademoiselle.

À part à son père.

Voilà, sans doute, la petite fille babillarde et curieuse dont elle nous a parlé.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, je vous en prie. Je cours avertir madame Vercour. Vous êtes ici chez M. Malfilard, le propriétaire de la maison. Madame Vercour nous a emprunté notre appartement pour vous recevoir. C’est qu’il paraît qu’elle fait le plus grand cas de vous ; c’est tout simple. Dans l’instant vous l’allez voir ; votre très humble servante.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE

 

GEORGES.

Comme elle est méchante, cette petite fille-là ! qu’a-t-elle besoin de nous dire que madame Vercour emprunte l’appartement de son père ? Cela ne prouve que son désir de nous bien recevoir.

FANCHETTE.

Il faut convenir, mon frère, que cette femme t’occupe beaucoup.

GAULARD.

Enfin, mon fils, j’ai confiance en ton esprit, ta finesse et ton instinct naturel ; il ne faudrait pas que notre liaison avec elle pût nous éloigner de ce M. Dorval.

GEORGES.

Mais si elle rentre dans ses biens, si son frère revient ?

FANCHETTE.

Tu me parles toujours de se frère, que nous ne connaissons pas.

GEORGES.

Chut ! on vient.

GAULARD.

C’est, sans doute, madame Malfilard, la mère de cette petite peste.

 

 

Scène VII

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, MADAME MALFILARD

 

MADAME MALFILARD.

Combien j’ai d’obligations à madame Vercour, messieurs et mademoiselle, de me procurer l’occasion de vous voir.

GAULARD.

C’est nous, madame, qui sommes réellement reconnais-sans...

MADAME MALFILARD.

Comment cette belle demoiselle se trouve-t-elle de l’air de Paris ? FANCHETTE.

Mais fort bien madame.

MADAME MALFILARD.

Me préserve le ciel de vouloir déprimer les autres quartiers de Paris ; mais à la Chaussée d’Antin tant de grand monde au faubourg Saint-Marceau tant de petit peuple, le faubourg Saint-Germain est un désert, dans l’île Saint-Louis on meurt d’ennui ; c’est ici l’asile du repos, de l’antique probité, des plaisirs honnêtes ; nous avons un théâtre.

FANCHETTE.

Il paraît que madame connait bien son Paris ?

MADAME MALFILARD.

Je ne l’a jamais quitté, mademoiselle, que pour aller à Saint-Cloud voir les cascades, et à Saint-Denis voir le trésor. Ah ! voilà M. Malfilard.

 

 

Scène VIII

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, MADAME MALFILARD, MALFILARD

 

MALFILARD.

Votre très humble serviteur, messieurs et mademoiselle... Enchanté de ce que... Il fait bien beau aujourd’hui.

GAULARD.

Mais, oui.

MALFILARD.

Nous ne tarderons pas à avoir de l’eau ; je le sens à mon rhumatisme. Je porte mon thermomètre avec moi.

GEORGES.

Cela ne laisse pas que d’avoir son agrément.

MALFILARD.

Cela serait-il bon pour les biens de la terre ? Vous devez savoir cela Vous autres messieurs ?

GAULARD.

Ah ! dame, les foins sont faits et rentrés, et une goutte d’eau ne nuirait pas aux grains.

MALFILARD.

Monsieur, c’est une bien belle chose que la campagne ! n’est-il pas vrai ?

MADAME MALFILARD, à part.

La jolie conversation.

GAULARD.

Oh ! sans doute.

MALFILARD.

C’est que j’ai voyagé, moi, messieurs ; j’ai vu la mer ; j’ai fait le voyage de Paris à Dieppe tout exprès. C’est un voyage que tous les bourgeois de Paris, un peu aisés, doivent faire une fois dans leur vie. La diligence a marché toute la nuit ; eh bien, je vous réponds que je n’ai presque pas eu peur des voleurs il est vrai qu’il faisait clair de lune.

GAULARD.

Il paraît, monsieur, que vous jouissez d’une certaine estime dans Paris ?

MALFILARD.

Je suis notable, monsieur ; j’ai été trois fois juré. C’est tout simple ; comme jadis les marchands de draps étaient les premiers des six corps, et qu’ayant été syndic de ma communauté, je pouvais prétendre à être quartinier, et par suite échevin.

MADAME MALFILARD.

C’est que la place d’échevin donnait des lettres de noblesse.

MALFILARD.

Je devais être sur la liste départementale ; mais il y a eu une cabale contre moi ; un des scrutateurs de ma série. Comme il avait demeuré vingt-cinq ans en face de moi, et que je faisais plus de commerce que lui.

GEORGES.

Ah ! voilà madame Vercour.

 

 

Scène IX

 

GAULARD, GEORGES, FANCHETTE, MADAME MALFILARD, MALFILARD, MADAME VERCOUR, MADEMOISELLE MALFILARD

 

MADAME VERCOUR.

Eh ! bonjour, mes aimables convives ; que je m’en veux d’avoir tardé si longtemps à embrasser ma charmante et jeune amie !

FANCHETTE.

Madame.

GEORGES.

Ah ! madame, que j’avais d’impatience...

MADAME VERCOUR.

Ah ! Georges.

GEORGES.

Vous soupirez, madame ?

MADAME VERCOUR.

Hélas ! c’est habitude chez moi.

GEORGES.

Ah ! madame.

À part.

Elle m’adore.

MADAME VERCOUR.

Remerciez, je vous en prie, ces bons voisins qui ont la complaisance de me prêter leur appartement pour que je puisse vous recevoir comme je le désire. Je suis logée si petitement !

GEORGES, bas à son père.

Obligée d’emprunter un logement pour recevoir ses amis ! une marquise polonaise !

MADAME VERCOUR.

Mais le déjeuner doit être prêt.

MALFILARD.

Oui, allons déjeuner.

GEORGES, donnant la main à madame Vercour.

Ah ! madame, qu’il serait heureux celui qui pourrait vous rendre l’éclat dont vous avez brillé.

GAULARD, présentant la main à madame Malfilard.

Voulez-vous bien me permettre, madame ? Une femme bien intéressante.

MADAME MALFILARD.

Ah ! oui, bien intéressante ! restez-là, Pauline, jusqu’à ce que votre bonne soit revenue.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Oui, maman.

MALFILARD, à Fanchette.

C’est donc à moi, ma belle demoiselle, qu’est réservé le bonheur de vous donner la main ?

FANCHETTE.

Vous êtes bien honnête, monsieur.

MADEMOISELLE MALFILARD, seule.

Eh bien, c’est aimable ! me laisser là tandis que tout le monde va déjeuner.

 

 

Scène X

 

MADEMOISELLE MALFILARD, JEAN

 

MADEMOISELLE MALFILARD.

Tiens, qu’est-ce que c’est donc que ce petit garçon, qui entre ici d’un air si délibéré ?

JEAN, à part.

C’est bien ici que je les ai vus entrer ; allons, un peu de hardiesse.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Que demandez-vous, mon petit ami ?

JEAN.

Ah ! mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

MADEMOISELLE MALFILARD.

C’est bon, c’est bon ; mais ce n’est pas des révérences... Qui vous amène ? voyons, parlez ?

JEAN.

Mademoiselle, c’est au sujet d’une dame qui habite dans cette maison.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Depuis peu, peut-être ?

JEAN.

Mais, oui, je crois.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Madame Vercour, peut-être ?

JEAN.

Justement, c’est son nom.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Et vous la connaissez apparemment ?

JEAN.

Mais, oui, mademoiselle un peu.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Ah ! fort bien ! et dites-moi, quelle est-elle cette femme-là ? D’où vient-elle ? est-elle riche ? est-elle fille ? est-elle femme ? est-elle veuve ?

JEAN, à part.

Tiens, moi qui viens pour interroger, ne voilà-t-il pas qu’on m’interroge ?

MADEMOISELLE MALFILARD.

Mais répondez donc ?

JEAN.

Ma foi, mademoiselle, vous m’en demandez plus que je n’en sais.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Ah ! j’entends, vous venez de la part de cette femme dont elle a reçu une lettre ce matin par la petite poste.

JEAN.

Justement.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Et dites-moi ? qu’est-ce que c’est que cette femme qui lui a écrit, et dont elle attend la visite ?

JEAN, à part.

De la curiosité, bon !

Haut.

Pardon, mademoiselle, mais je suis pressé ; faites-moi parler, je vous prie, à madame Vercour.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Un moment, dites-moi ? Vous n’avez pas de lettre à lui remettre ?

JEAN.

Pardon, mademoiselle, mais c’est mon secret.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Bon ! vous faites le discret avec moi ; je suis au fait. Il faut qu’elle parle seule avec cette femme, elle a du monde à déjeuner, et il ne faut pas surtout que les personnes invitées voient cette femme ? n’est-il pas vrai ?

JEAN.

Diable ! non il ne faut pas.

À part.

Bon !

MADEMOISELLE MALFILARD.

Cette femme ne serait-elle pas sa mère ?

JEAN.

Oh ! je ne dis pas...

MADEMOISELLE MALFILARD.

Non, sans doute, mais cela se devine ; mais comment arranger cela ? c’est une espèce de paysanne qu’elle attend et elle nous fait entendre qu’elle était née dans l’opulence.

JEAN.

Oh ! cela n’empêche pas.

MADEMOISELLE MALFILARD.

J’entends du bruit ; attendez en bas ; j’irai vous avertir dès que madame Vercour pourra vous parler.

JEAN.

Bien obligé, mademoiselle.

À part.

Une paysanne qu’elle attend ; je la guette et dès qu’elle arrive, je l’amène ici sur le champ.

Haut.

Je vous en prie, mademoiselle, n’allez dire à personne que c’est par moi que vous savez ce que vous savez.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Pour qui donc me prenez vous ? Bien le bon jour, mon petit ami.

JEAN.

Je vous salue, mademoiselle.

Il sort.

MADEMOISELLE MALFILARD.

C’est le père avec sa fille. Eh ! vite, allons redire à maman tout ce que j’ai découvert.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

FANCHETTE, GAULARD

 

FANCHETTE.

Pourquoi donc quittez-vous la compagnie, mon père ?

GAULARD.

C’est que toute cette famille Malfilard n’est pas fort amusante.

FANCHETTE.

Mais madame Vercour ?

GAULARD.

Oh ! c’est une héroïne. As-tu entendu toutes les aventures qu’elle vient de nous raconter ?

FANCHETTE.

Il faudrait pourtant bien ne pas rester longtemps ici. Ce M. Launay de Saint-André qui doit venir nous prendre à notre hôtel.

GAULARD.

Ah ! dame ! j’ai laissé ton frère avec madame Vercour dans un petit carré de cinquante ou soixante pieds de long, où l’on étouffe entre quatre murs d’une hauteur démesurée, que ce Malfilard appelle son jardin, et qu’il a fait arranger à l’anglaise avec un temple, un pont et un petit bois. Entre nous, je crois que ton frère en tient pour cette femme-là.

FANCHETTE.

Comment ! vous êtes à vous en apercevoir ?

GAULARD.

Oh ? tu entends bien, que je ne suis pas homme à laisser faire une sottise à mon fils et que je m’informerai auparavant... ah ! le voilà.

 

 

Scène XII

 

FANCHETTE, GAULARD, GEORGES

 

GEORGES, accourant.

Ah ! mon père, ah ! ma sœur ! quelle femme ! elle m’adore, c’en est fait, je suis fixé pour la vie ; il faut que je l’épouse, il faut que ma sœur épouse son frère.

GAULARD.

Mais écoute donc, Georges ; avant tout, ne faut-il pas prendre des informations ?

GEORGES.

Des informations ? Ah ! mon père ! je rougirais d’avoir cette odieuse pensée une si belle bouche peut-elle mentir ? Ah ! sans vanité, je ne suis pas homme à me laisser abuser ; mais quand c’est le cœur qui parle, il y a des certaines choses, de certains mots, un certain son de voix qui commande et qui mérite la confiance.

GAULARD.

Il est certain qu’il y a des choses...

GEORGES.

Elle est sortie un instant, pour aller chez un notaire chercher un papier important. Elle aura besoin de quelques démarches de ma part, de quelqu’argent, peut-être, pour obtenir enfin qu’on rende justice à son frère. Oh ! je lui prodiguerai mon temps, ma fortune ; rendre service aux infortunés, ah ! c’est le plus bel emploi qu’on puisse faire de ses richesses.

GAULARD.

Allons, il est fou.

 

 

Scène XIII

 

FANCHETTE, GAULARD, GEORGES, MALFILARD, MADAME et MADEMOISELLE MALFILARD, JEAN, MADAME ROUGET

 

JEAN.

Entrez, entrez, par ici, bonne femme. Madame Vercour est sortie, vous l’attendrez

MADAME ROUGET.

Eh bien, eh bien, que veut dire ceci ? Cette petite ne veut pas que j’entre, le petit garçon me pousse dans la chambre. C’est à madame Vercour que je veux parler.

GEORGES.

Que veut-on à ma chère madame Vercour ?

GAULARD.

Qu’est-ce que c’est donc que tout ce train-là ?

MADAME ROUGET.

Eh bien ! où est-elle donc, cette belle mademoiselle ? je ne la vois pas.

MADAME MALFILARD.

Elle va rentrer. Voilà des personnes qui s’intéressent à elle, Ce jeune homme surtout.

GEORGES.

Ah ! sans doute.

MADAME ROUGET.

Ah ! fort bien. C’est M. Jolivet, l’étudiant en médecine, peut-être.

GEORGES.

L’étudiant en médecine ?

MADAME ROUGET.

Eh oui, le père de l’enfant.

MADAME MALFILARD.

Le père de l’enfant ! sortez, mademoiselle ?

MADEMOISELLE MALFILARD.

Mais, maman.

Malfilard fait sortir sa fille.

MADAME MALFILARD.

Sortez.

MADAME ROUGET, à Georges.

Ah, je suis bien aise de vous voir. Si je suis en colère contre la belle Manette, je le suis encore bien plus contre vous. C’est une infamie, c’est une horreur ! N’avez vous pas de honte de n’être pas encore venu voir une seule fois votre enfant, depuis six mois qu’il est chez nous ?

GAULARD.

Comment ? son enfant !

MADAME ROUGET.

Et les mois de nourrice, s’il vous plaît, qui me les payera, si ce n’est vous, si ce n’est le père ? Je ne l’abandonnerai certainement pas la pauvre petite créature ; mais enfin toute peine mérite salaire, et si pauvre que vous soyez tous les deux vous pouvez bien faire un effort pour votre enfant ?

GAULARD.

Mais cette bonne femme radote assurément.

GEORGES.

Quel diable de conte venez-vous donc me faire ?

MADAME ROUGET.

Des contes ! ah ! je ne fais pas de contes ; je suis connue dieu merci, et tous les honnêtes gens qui m’écoutent peuvent prendre des informations au bureau des Nourrices, rue de Grammont, sur Jeanne-Marguerite Beaujeu, femme légitime de Pierre Rouget, journalier à Montereau. Fi ! vous devriez rougir de honte, après avoir séduit cette malheureuse fille ; car la sage-femme m’a tout raconté dans le temps ; l’avoir enlevée de chez ses parents, l’abandonner encore à elle-même et la forcer de mener une conduite...

GEORGES.

Qui ? moi ! j’ai séduit quelqu’un ?

MADAME ROUGET.

Manette Robin, la fille de Jérôme Robin, marchand quincaillier au faubourg Saint-Marceau !

GEORGES.

Et qu’est-ce que c’est que votre Manette Robin ?

MADAME ROUGET.

Et pardine, votre madame Vercour, peut-être.

GEORGES.

Ah ! mon dieu ! 

MADAME MALFILARD.

La marquise Polonaise, fille d’un quincaillier au faubourg Saint-Marceau.

MALFILARD.

C’est unique comme il y a des gens qui en font accroire.

MADAME ROUGET.

Voilà le fruit de la belle éducation que son père lui a donnée la laisser seule dans cette boutique, et tous les jeunes gens qui fréquentaient chez lui, et qui prêtaient à la demoiselle des livres de féerie, de chevalerie ; et puis cette servante qui la laissait promener toute seule au jardin des Plantes. L’en voilà bien récompensé le pauvre cher homme !

GEORGES.

Ah ! ça ; mais ce frère qui avait été soi-disant colonel d’un régiment étranger ?

MADAME ROUGET.

Et pardine ! vous savez mieux que moi qu’il y a deux frères, deux petits marmots qui vont à l’école et qui promettent de se conduire aussi mal que leur sœur aînée.

GAULARD.

Pardi ! mon fils Georges, il faut convenir que tu allais faire an beau mariage !

GEORGES.

Je n’en reviens pas.

MADAME ROUGET.

Qu’est-ce que vous dites donc, avec votre air d’abattement ?

MADAME MALFILARD.

C’est qu’il faut vous dire la vérité, madame Rouget ; c’est que monsieur n’est ni étudiant en médecine, ni le père de l’enfant.

MADAME ROUGET.

Ah ! mon dieu ! qu’est-ce que vous dites-là ? Et vous me laissez jaser ainsi tout à mon aise. C’est la colère qui m’a emportée. Oh ! elle ne me le pardonnera pas. Ah ! mon dieu ! que je suis fâchée.

GAULARD.

Eh ! non ; ne vous fâchez pas, ma bonne Vous nous avez rendu un service.

JEAN, accourant.

Voilà madame Vercour.

GEORGES.

Madame Vercour ?

MADAME MALFILARD.

Ah oui, madame Vercour ! Manette Robin.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, MADAME VERCOUR

 

MADAME VERCOUR.

Manette Robin ! je suis perdue !

Elle se sauve.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, hors MADAME VERCOUR

 

MADAME ROUGET.

Eh bien ! elle s’en va toute confuse.

MALFILARD.

Elle remonte, sans doute, chez elle pour préparer son déménagement.

MADAME MALFILARD.

C’est pourtant vous M. Malfilard qui m’avez fait louer à Mademoiselle Manette. 

MALFILARD.

Mais écoutez donc, ma femme, est-ce ma faute ?

MADAME ROUGET.

Je la suis. Je conçois qu’elle va être furieuse ; la pauvre femme ! elle est bien moins coupable que son scélérat de séducteur. Mais aussi pourquoi vouloir tromper les autres, parce qu’elle a commencé par être trompée ? Au surplus, je tâcherai de réparer tout cela ; j’irai trouver le père ; je le réconcilierai avec sa fille ; on oubliera tout ce qui s’est passé, et elle finira, peut-être, par trouver un honnête homme qui ne saura rien, ou qui fera semblant de ne rien savoir, et je suis la très humble servante de toute la compagnie.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, hors MADAME ROUGET

 

GAULARD.

Comment est-il possible, Georges, toi qui as de l’esprit, toi qui es si fin, si clairvoyant, que tu aies donné dans un panneau comme celui-là ?

FANCHETTE.

Et ce frère dont il voulait faire mon mari ?

GAULARD.

Il nous aurait fait adopter toute la famille.

GEORGES.

Ah ! ma pauvre Julienne.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, MADEMOISELLE MALFILARD

 

MADEMOISELLE MALFILARD.

Monsieur Gaulard, il y a en bas, dans une voiture, un monsieur qui vient vous prendre. Il a été vous chercher à votre hôtel, où on lui a donné notre adresse.

FANCHETTE.

Ah ! oui, monsieur Launay de Saint-André.

MADEMOISELLE MALFILARD.

Précisément, c’est son nom.

GAULARD.

Allons, je le rejoins. Messieurs et madame, nous avons bien des excuses à vous demander pour la scène qui s’est passée.

GEORGES.

Et elle m’a tant troublé... j’ai besoin de respirer librement. Non, je n’en reviens pas.

GAULARD.

Messieurs et madame, recevez nos adieux ; j’espère que nous aurons le plaisir de nous revoir.

MALFILARD.

C’est nous-mêmes, monsieur, qui serons enchantés...

GAULARD.

Allons, venez, mes enfants.

Ils sortent.

JEAN, à part.

Je grimpe derrière la voiture, et je sais ce que c’est que ce monsieur Launay de Saint-André.

 

 

Scène XVIII

 

MALFILARD, MADAME et MADEMOISELLE MALFILARD

 

MADAME MALFILARD.

Voilà des gens qui ne sont pas quittes des tours qu’on joue aux nouveaux débarqués.

MALFILARD.

Voilà encore un appartement pour lequel il me faut chercher un locataire.

MADAME MALFILARD.

Ah ! mon dieu ! et mon linge et mes couverts.

Elle sort précipitamment avec sa fille.

MALFILARD, tirant sa montre.

C’est juste ; je crois que j’aurai le temps d’aller faire un tour de boulevard.

 

 

ACTE IV

 

La scène se passe chez Frémin, au faubourg Saint-Germain ; le théâtre représente un riche salon.

 

 

Scène première

 

ROBERT, LAUNAY

 

LAUNAY.

Ainsi, monsieur Robert, nous nous séparons très contents l’un de l’autre ; vous êtes payé de votre cabriolet pour quinze jours, et moi je vous regarde comme le premier loueur de carrosse de Paris. Ne perdez pas de temps, car je suis très pressé de mon cabriolet.

Robert sort.

 

 

Scène II

 

LAUNAY, seul

 

Bonne idée que j’ai eue de me donner un cabriolet ; cela éblouit les dupes et dépayse les gens d’esprit.

Tirant sa montre.

Trois heures. Mes bonnes gens ne seront pas ici de sitôt, je les ai laissés au muséum, et il leur faut du temps s’ils veulent tout voir. Le portrait de cette femme que je dois avoir l’air de sacrifier, le voilà.

Il tire une tabatière de sa poche.

J’ai donné ma démission de ma place ce matin. Cet appartement est bien ce qu’il me faut. Le loyer est payé pour quinze jours ; grâces à mes petites économies, j’ai de quoi faire figure encore quelque temps. Au fait, de quoi s’agit-il ? de leur dérober la connaissance de quelques particularités de ma vie, de quelques circonstances... d’état. Eh bien ! nous voilà dans le faubourg Saint-Germain, et si je peux parvenir à les faire loger dans cette maison, ce Paris est si grand, on y voit tous les jours tant de nouvelles figures ! Je suis donc un jeune homme de province, à qui ses parents font une riche pension. Je parle raison au père, je parle sensibilité au fils, je tourne la tète à la fille ; on me croit, on m’estime, on m’adore et j’épouse. Épouser c’est un peu fort ; mais j’en tire au moins quelque bonne somme, quant à monsieur Dorval, je ne crois pas qu’il y songe ; ah ! voilà monsieur Frémin, le propriétaire de cette maison ; il est passablement bavard.

 

 

Scène III

 

LAUNAY, FRÉMIN

 

FRÉMIN.

Puis-je demander à mon nouveau locataire, s’il est content de son appartement ?

LAUNAY.

Enchanté, monsieur Frémin, mais prenez donc garde ; ne vous ai-je pas recommandé de dire que j’occupais cet appartement depuis un an ?

FRÉMIN.

Ah ! pardon ; comme aussi de cacher que les meubles font partie du loyer, et de faire croire qu’ils sont à vous, je n’y serai plus pris.

LAUNAY.

Je vous l’ai dit, j’attends un parent éloigné, un homme de province qui vient dîner chez moi avec ses enfants, et j’ai le plus grand intérêt de lui cacher... 

FRÉMIN.

J’entends parfaitement, quelque espièglerie, quelque folle dépense qu’il faut cacher au bonhomme ; nous connaissons cela. N’ai-je pas un fils, un fort joli sujet, qui me fait donner au diable quelquefois ? sa mère me l’a gâté. Elle aimait le luxe, la dépense, la pauvre défunte. Ne voulait-elle pas des diamants et un carrosse, parce que sa voisine, la femme du libraire, avait des dentelles et un cabriolet, et une maison de campagne à Pantin, parce que sa cousine avait loué deux chambres à Belleville ? Au surplus, monsieur sera content de la maison, et il verra qu’au faubourg Saint-Germain, on peut être servi avec autant de délicatesse et d’élégance que dans le centre ; il faut passer un peu d’amour-propre aux artistes.

LAUNAY.

Parbleu, les cuisiniers ! on sait qu’ils n’en manquent pas.

FRÉMIN.

Et puis ce quartier-ci va reprendre, voilà la paix, et je dois faire ma fortune avec les Anglais. Considérez donc un grand hôtel donnant sur deux rues ; d’un côté un café, un restaurateur, excellente spéculation dans un temps où toutes les affaires qui ne se font pas par les femmes se font par les diners ; de l’autre, des appartements superbes, où l’on est en garni, comme si on était dans ses meubles. Il y a des gens qui disent que je suis un peu cher, mais il faut être cher pour avoir la Vogue.

LAUNAY.

C’est cela, monsieur Frémin, et si je peux décider mon parent à prendre un appartement dans votre maison...

FRÉMIN.

Monsieur, vous me ferez honneur et plaisir ; je venais donc dire à monsieur, que j’ai trouvé son affaire. Vous m’avez demandé un jockey tout de suite ; il vient de se présenter chez la crémière en face un petit garçon d’une très jolie figure...

LAUNAY.

Bon, c’est ce qu’il me faut. Ce coquin de Saint-Jean me volait, je l’ai renvoyé. Les grands laquais sont si mauvais sujets, si fripons, si libertins ; j’aime mieux un petit garçon, bien espiègle, bien alerte.

FRÉMIN.

La crémière en répond, et je dois avoir confiance en elle ; une personne distinguée dans son état.

LAUNAY.

Comme vous dans le vôtre ; amenez-le moi, M. Frémin.

FRÉMIN.

Je vous demande aussi la permission de vous présenter mon fils ; il fait la société de toutes les personnes qui habitent chez moi. C’est un jeune homme charmant, dont j’ai tant soigné l’éducation. Il a d’abord fait ses études jusqu’en cinquième, et puis je lui ai donné des maîtres de toutes les façons ; maître de danse, maître de mathématiques ; il a dans ce moment-ci un maître de violon qui est dans un des premiers théâtres. Vous savez que les mathématiques et la musique sont les sciences à la mode ; c’est qu’il est tout-à-la-fois homme aimable et homme de lettres ; il fait des calembours et l’article spectacle et modes dans un journal très en vogue. Il m’a déjà coûté bien de l’argent, mais quand les parents en gagnent, dit-il, c’est pour que les enfants en dépensent. Oh ! il a des principes ; mais pardon, je babille, et j’oublie que je peux vous gêner, dans l’instant, monsieur, je vous présente votre petit jockey.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LAUNAY, seul

 

Diable, d’après le portrait que monsieur Frémin me fait de son fils, il pourrait me nuire auprès de la jeune personne ; tenons-nous sur nos gardes. Ah ! sans cette mauvaise affaire qui m’arriva il y a quinze jours, et qui m’a forcé de prendre un parti...Allons, je suis joli garçon ; grâce à la manière de se vêtir, les états ne sont plus distingués, j’ai toujours été mis très proprement, très élégamment même. Un grain d’insolence, de recherche et de fatuité de plus, et je peux figurer encore parmi les aimables de la société. D’ailleurs, si je viens à échouer, j’ai de la philosophie, et je peux trouver d’autres occasions de brusquer la fortune.

 

 

Scène V

 

LAUNAY, FRÉMIN, JEAN, en redingote de jockey, une perruque

 

FRÉMIN.

Entrez, entrez, mon petit ami, c’est au service de monsieur Launay de Saint-André que je vous place.

JEAN, à part.

Du front, il n’a pas pu me remarquer assez pour me reconnaître, et puis avec cette perruque et cette redingote qu’un de mes amis m’a prêtée...

LAUNAY.

C’est donc là le petit Jockey que vous m’avez retenu ?

FRÉMIN.

Oui, monsieur.

LAUNAY.

Il est gentil ! tu t’appelles ?

JEAN.

Guillaume.

LAUNAY.

Ton âge ?

JEAN.

Treize ans et demi.

LAUNAY.

As-tu servi ?

JEAN.

Comme Jockey, dans six maisons.

LAUNAY.

Anglais ?

JEAN.

De Vaugirard.

LAUNAY.

Il est naïf. Ne dis pas cela devant le monde. Tu est de Douvres, et tu t’appelles Williams. Entends-tu ?

JEAN.

Yes, monsieur.

LAUNAY.

Il se formera. Le témoignage de M. Frémin me suffit. Cinquante écus, ma défroque et quelques profits : cela te convient-il ?

JEAN.

Je suis à vous.

LAUNAY.

Tu es avec un maître qui connaît le service. Écoute, je te passe d’être libertin, gourmand, babillard, curieux, impertinent même, cela me divertira, pourvu que tu sois propre, exact, empressé, complaisant.

JEAN.

Je me ferai un devoir, monsieur, de me régler sur mon maître.

FRÉMIN.

J’espère que le maître et le valet n’auront qu’à se féliciter l’un de l’autre pardon, j’entends, je crois, mon fils qui revient en cabriolet. Il me tarde de vous le présenter. Allons Guillaume ou Williams plutôt, tâchez de bien contenter votre nouveau maître.

Il sort.

JEAN.

Ah ! monsieur Frémin, certainement.

 

 

Scène VI

 

LAUNAY, JEAN

 

LAUNAY, à part.

Fort bien, un appartement, un cabriolet, un jockey, il ne me manque plus rien. C’est le petit musicien qui les suit partout que je crains le plus ; tâchons de lé consigner sans qu’il y paraisse.

Haut.

Or ça, Williams, moi je suis un’ bon maître qui ne demande pas mieux qu’on s’attache à lui, et pour te le prouver, je veux te mettre tout d’un coup dans ma confidence. Je vais me marier, mon garçon.

JEAN.

J’aime les noces.

LAUNAY.

J’épouse une jeune personne toute charmante et riche immensément.

JEAN.

J’entends, c’est d’accord.

LAUNAY.

À peu près, le père, la jeune personne et son frère sont pour moi.

JEAN.

Et que vous faut-il de plus ?

LAUNAY.

Il y a un soi-disant ami de la famille.

JEAN.

Qui cherche à vous nuire ?

LAUNAY.

Oh ! non, je ne le crois pas, je ne le crains pas ; écoute, toute la famille doit venir dîner aujourd’hui chez moi ; je veux faire en sorte, par amitié pour M. Frémin, qu’ils prennent un appartement chez lui. J’entends que personne ne puisse leur parler sans mon aveu. Ainsi ne manque pas d’éconduire tous ceux qui se présenteront. Si l’on parvient jusqu’à eux sans que je le sache, je m’en prends à toi et je te chasse.

JEAN.

C’est entendu.

LAUNAY.

Autre chose. J’ai une cousine une veuve charmante madame Saint-Phar, que ma famille voudrait me faire épouser, dont on m’a fait accepter le portrait que voilà.

Il lui montre sa boîte.

Elle pourrait venir...

JEAN.

La voilà consignée comme les autres.

LAUNAY.

Surtout ne parle pas de cette femme devant les bonnes gens que j’attends.

JEAN.

Fi donc monsieur.

LAUNAY, à part.

Il ne manquera pas de leur en parler, c’est ce que je veux. J’entends monsieur Frémin qui revient avec son fils. Allons, range cette chambre, occupe-toi du service, et n’oublie pas les ordres que je t’ai donnés.

 

 

Scène VII

 

LAUNAY, JEAN, FRÉMIN père, FRÉMIN fils

 

FRÉMIN.

Monsieur voulez-vous bien permettre que je vous présente mon fils ; ce mauvais sujet dont je vous ai parlé, qui, parce qu’il est aimable...

FRÉMIN, fils.

Enchanté, ravi, charmé, extasié, sur ma parole, de pouvoir faire connaissance avec un homme aussi estimable que monsieur.

LAUNAY.

Monsieur, votre tournure ne dément pas la bonne opinion que monsieur votre père m’a donné de vous.

À part.

Quelle sotte caricature ! il ne me nuira pas près de la jeune personne.

FRÉMIN fils.

C’est inimaginable, mon père, comme je me suis amusé au bois de Boulogne ; il y avait des chevaux, des amazones, des carricks, des bokeis, une poussière ; c’était angélique, divin...

FRÉMIN.

Il va de pair avec le fils du grand seigneur, dont j’ai été vingt ans le maître d’hôtel : oh ! moi, je ne cache pas ce que j’ai été.

LAUNAY.

Voilà comme il faut être quand on est arrivé.

FRÉMIN fils.

À propos, j’ai rencontré ce pauvre Saint-Hilaire ; il m’a dit qu’il viendrait un de ces jours se griser chez vous. Il veut voir si vous avez encore des vins de la cave de son père.

FRÉMIN.

Oh ! que oui.

LAUNAY.

Parbleu ! les bons vins des bonnes années, ils ne s’usent jamais chez vous.

FRÉMIN fils.

Mon père m’a dit monsieur, que vous attendiez une famille de province à dîner. Il faut les mystifier, qu’en dites. vous ? Je suis un excellent compère ; c’est moi qui donne la réplique à tous les plaisants qui vont dîner dans les bonnes maisons.

FRÉMIN.

Qu’est ce que vous dites donc, mon fils ? Mystifier des gens qui peuvent prendre un appartement chez moi ?

LAUNAY.

Oh ! non, il ne faut pas, ils sont si bonnes gens.

FRÉMIN fils.

Mais c’est incroyable ; plus je regarde monsieur, plus je m’imagine l’avoir vu quelque part.

LAUNAY.

Moi, monsieur ?

FRÉMIN fils.

Oh ! non ce n’est pas vous, sans doute ; mais il y a comme cela des ressemblances malheureuses...

FRÉMIN.

Où donc mon fils ?

FRÉMIN fils.

Ne me pressez pas, mon père, je le dirais, et cela fâcherait monsieur, derrière une voiture ; d’ailleurs je me trompe, sans doute.

JEAN, à part.

Ah ! ah !

LAUNAY.

Probablement. Laissons cela. Ne pourrais-je pas donner un coup d’œil à vos appartements, avant l’arrivée de mes convives, parce que s’il s’en trouvait un qui leur convînt...

FRÉMIN.

Comment donc, monsieur, avec le plus grand plaisir. Voilà une très bonne pratique qui m’arrive-là ; cet homme-là me fera louer toute ma maison. Par ici, monsieur, venez avec moi mon fils.

LAUNAY.

Williams, ne manquez pas de m’avertir si l’on me demande.

JEAN.

Non, monsieur.

FRÉMIN fils.

Mon maître de violon ne peut tarder. Voilà son heure.

FRÉMIN.

Eh bien, vous êtes à lui dans l’instant.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, seul

 

À merveille, me voilà introduit près du personnage ; il ne s’agit plus maintenant que d’avertir M. Lambert. Me trompé-je ? Eh non ! vraiment c’est lui-même.

 

 

Scène IX

 

JEAN, LAMBERT

 

LAMBERT.

Comment, toi ici, Jean, et par quel hasard ?

JEAN.

Et vous même, monsieur, qu’y venez-vous faire ?

LAMBERT.

Eh mais vraiment, mon métier ; donner une leçon au fils du maître de la maison.

JEAN.

Quoi, c’est vous qui seriez ce maître de violon qu’on attend ?

LAMBERT.

Oui sans doute ; mais toi, que veut dire ce nouvel habillement ?

JEAN.

C’est ici qu’habite ce beau monsieur Launay de Saint-André à la piste duquel vous m’avez lancé. Il avait besoin d’un Jockey, je me suis présenté, j’ai été agréé. L’honnête famille n’est pas encore arrivée, mais elle ne tardera pas.

LAMBERT.

Fort bien. Je ne quitte pas la maison. Toi, tâche de t’informer, de savoir...

JEAN.

Laissez-moi faire, j’ai déjà quelques indices... chut, j’entends mon nouveau maître qui revient.

 

 

Scène X

 

JEAN, LAMBERT, LAUNAY, FRÉMIN père et fils

 

JEAN, élevant la voix.

Nous n’avons que faire de vous ici, monsieur, allez donner vos leçons ailleurs ; c’est ici l’appartement de mon maître, de monsieur de Saint-André.

LAUNAY.

Ciel ! c’est ce Lambert.

FRÉMIN.

Eh ! c’est le maître de musique de mon fils.

LAMBERT, bas à Jean.

Que veux-tu dire ?

JEAN, de même.

Voyons, que voulez-nous ? Mon maître est un homme d’honneur, entendez-vous ; incapable de vouloir tromper d’honnêtes gens.

FRÉMIN.

Doucement, doucement donc s’il vous plaît, monsieur le jockey ne le prenez pas sur un ton si haut, avec un artiste estimable qui me fait l’amitié de donner des leçons à mon fils.

LAUNAY.

Comment, c’est monsieur Lambert qui est le maître de musique de monsieur votre fils ?

FRÉMIN fils.

Vous le connaissez ?

LAUNAY.

Beaucoup, enchanté de vous voir.

À part.

Que le diable t’emporte, maudit artiste.

Haut.

Un peu plus bas, s’il vous plaît, Williams ; que signifie le ton que vous prenez avec mes amis ?

JEAN.

Mais c’est vous qui m’avez recommandé...

LAUNAY.

Plaît-il ? Apprenez à connaître vos gens et sortez, Votre place est à l’antichambre, entendez-vous ?

JEAN.

Mais voyez donc, on me gronde parce que j’ai trop de zèle.

Jean sort.

 

 

Scène XI

 

LAMBERT, LAUNAY, FRÉMIN père et fils

 

LAUNAY.

Que je vous dois d’excuses, mon cher Lambert, pour mon impertinent jockey ; c’est un enfant.

LAMBERT.

Qui ne sait pas exécuter les ordres qu’on lui donne.

LAUNAY.

Voilà ce que c’est. Que je m’applaudis que le hasard nous ait ainsi rassemblés ! Vous le savez, j’attends à dîner des personnes de votre connaissance, l’honnête Gaulard et ses enfants.

FRÉMIN.

Ah ! fort bien, il faudra un couvert de plus pour monsieur Lambert, n’est-ce pas ?

LAUNAY.

Un couvert de plus ? oui, monsieur Frémin.

À part.

Oh le bourreau !

Haut.

J’étais, si étourdi ce matin que je n’ai pas pensé... le hasard me sert bien et me permet de réparer mon incivilité.

À part.

Dans quelle maison me suis-je fourré ?

FRÉMIN.

Eh bien, monsieur, vous avez vu cet appartement ; je me flatte qu’il conviendra à vos amis.

LAUNAY.

Il est superbe, sans doute, monsieur Frémin ; nous verrons ; nous y songerons. Mais ne donnez-vous pas votre leçon de musique à monsieur Frémin fils ?

LAMBERT.

Puisque j’ai le bonheur de vous rencontrer ici, je demanderai la permission à M. Frémin de remettre la leçon à demain.

FRÉMIN fils.

Volontiers, volontiers ; je m’en vais toujours vous donner un cachet.

LAMBERT.

Non pas s’il vous plaît ; je ne veux m’occuper, avec monsieur Launay de Saint-André, que du soin de bien recevoir l’honnête famille.

LAUNAY.

Mais c’est que vous auriez le temps avant leur arrivée...

LAMBERT.

Non, je n’aurais pas le temps, car il me semble que je les entends. Allons, monsieur Launay de Saint-André, disputons-nous à qui des deux fera mieux les honneurs de Paris à ces bonnes gens. Riche, aimable, vous avez bien des avantages sur moi.

LAUNAY.

Et pourquoi nous disputer ? soyons plutôt d’accord.

 

 

Scène XII

 

LAMBERT, LAUNAY, FRÉMIN père et fils, GEORGES, FANCHETTE

 

LAUNAY.

Entrez, entrez, mes chers amis.

GEORGES.

Messieurs, j’ai bien l’honneur...

FRÉMIN fils.

Elle est jolie cette petite ; mais pas le moindre maintien.

FANCHETTE.

Que vois-je, monsieur Lambert ?

LAMBERT.

Seriez-vous fâchée de me voir, mademoiselle ? monsieur Launay qui connaît mon amitié de m’inviter. pour vous, m’a fait l’honneur

LAUNAY.

Oui, c’est moi qui ai prié monsieur. Où est donc le cher papa ?

FANCHETTE.

Vous savez bien ce muséum, se salon de tableaux où vous nous avez conduits, où il y avait tant de monde, tant d’étrangers, tant de jeunes gens avec des lorgnettes ? eh bien, il y avait là une femme, qui parlait, qui parlait... Mon père s’est approché d’elle, et elle s’est mise à causer en ricanant avec quelques personnes, et puis elle a répondu à mon père en souriant, et mon père a prié mon frère de prendre les devants avec moi, en disant qu’il allait nous suivre, et nous voilà.

LAUNAY.

Voici messieurs Frémin père et fils, les propriétaires de cette maison.

FRÉMIN.

Monsieur et mademoiselle, j’ai bien l’honneur...

FRÉMIN fils.

Enchanté...

FANCHETTE.

C’est nous-mêmes, monsieur... Mais elle ne finit donc pas cette ville. Voilà un nouveau quartier et d’un genre tout différent. De longues rues toutes droites, avec de grandes portes cochères ; les portiers devant les maisons, faisant la conversation avec leurs voisins, presque pas de boutiques ; ma foi, c’est presque aussi triste qu’au Marais.

FRÉMIN.

Oh ! triste, c’est bon pour la partie du Luxembourg où il n’y a que les rentiers et les politiques du café Procope ; mais si vous traversiez la rue du Bacq de onze heures à quatre, vous verriez tous ces commis qui se rendent à leurs bureaux, toutes ces solliciteuses de places en cabriolet. Oh ! notre quartier en vaut d’autres ; mais pardon, ma maison a tant de détails. Je vous laisse mon fils.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LAMBERT, LAUNAY, FRÉMIN fils, GEORGES, FANCHETTE

 

LAUNAY.

En mais ! qu’a-t-il donc votre cher frère ? il paraît tout rêveur.

FANCHETTE.

Ah ! dame, il est encore tout confus. Cette dame Vercour ! c’est bien fait pour rendre un peu pensif.

FRÉMIN fils.

Comment, est-ce qu’il serait déjà arrivé quelque aventure à ce pauvre jeune homme ? Ah ! contez-moi donc cela.

GEORGES.

Qui moi, monsieur ! ah ! puissé-je l’oublier, au contraire. Je tremble que tout le monde ne sache ce qui m’est arrivé.

FRÉMIN fils.

Qu’est-ce que vous dites donc ! trop heureux si vous faites parler de vous. On voit bien que vous n’êtes arrivé que d’hier à Paris je veux vous former ; vous m’intéressez. Il n’y a qu’un Paris dans le monde : les provinciaux nous traitent de badauds ; ils vous parlent du voyage de Saint-Cloud par mer et par terre ; ils vous citent le Parisien qui demande sur quel arbre croît le bled ; tout cela est exagéré. De quel pays êtes-vous ?

GEORGES.

De Ligny, sur la route de Strasbourg.

FRÉMIN fils.

Ah ! oui, on passe par Orléans, par Fontainebleau, n’est-ce pas ? Y a-t-il des jolies femmes, des cabriolets, un spectacle ?

LAMBERT.

Allons, formez-vous mutuellement : si monsieur est neuf sur les manières de Paris, vous n’êtes pas très fort sur la géographie.

FRÉMIN fils.

Il est original mon maître.

LAUNAY, à Fanchette.

Laissons le cher frère causer avec ces messieurs ; vous devez être fatiguée.

Il présente un fauteuil

FANCHETTE, s’asseyant.

Un peu.

FRÉMIN fils.

Enfin, mon cher, il faut marquer dans Paris : ayez comme moi des chevaux, des maîtresses, donnez à dîner, jouez gros jeu, prêtez de l’argent, quelques aventures, un duel au bois de Boulogne.

FANCHETTE.

Ah ! mon dieu ! un duel !...

LAMBERT.

N’ayez pas peur, mademoiselle, la plupart de ces duels-là finissent par un déjeuner.

LAUNAY, prenant du tabac.

Oui, on est généreux, et quand on a fait ses preuves comme moi.

FANCHETTE.

Qu’est-ce que c’est donc que ce portrait que vous avez sur votre boîte ?

LAUNAY.

Oh ! rien mademoiselle.

FANCHETTE, prenant la botte.

Montrez, montrez donc ; elle est jolie cette femme-là.

LAUNAY.

Hier, encore, je la trouvais charmante.

FANCHETTE.

Hier ! et quelle est-elle donc cette femme-là ?

LAUNAY.

Une cousine à moi, que toute ma famille voudrait me faire épouser.

FANCHETTE.

Et vous ?

LAUNAY.

Ah ! mademoiselle... hier, encore ‘j’aurais vu ce mariage avec plaisir ; mais aujourd’hui...

FANCHETTE.

Eh bien ?

LAMBERT, à Fanchette.

Ne trouvez-vous pas étonnant que le cher papa n’arrive pas... Ah ! le voici.

 

 

Scène XIV

 

LAMBERT, LAUNAY, FRÉMIN fils, GEORGES, FANCHETTE, GAULARD

 

GEORGES.

Ah ! vous voilà, mon père, vous êtes donc resté bien longtemps avec cette dame ?

GAULARD.

Moi ! il y a longtemps, ma foi, que je l’ai quittée ; c’est que je me suis perdu dans ces quartiers... Vous, Lambert ici ! eh bien, je suis bien aise de vous voir ; j’ai à causer avec vous. Ah ! ça, vous m’attendiez ; me voilà, il est temps de dîner ; je me sens un appétit de tous les diables.

FRÉMIN fils.

On voit bien que monsieur vient de son pays. Dans quelle bonne maison de Paris dine-t-on avant cinq ou six heures ?

LAUNAY.

Si vous vouliez faire un tour de jardin avant de vous mettre à table, vous verriez comme monsieur Frémin en a tiré parti.

GAULARD.

C’est cela ; allez mes enfants.

À Lambert.

Restez, mon cher Lambert, il faut que je vous parle.

LAMBERT.

À moi ?

FRÉMIN fils.

Venez avec moi, monsieur Georges Gaulard ; je veux qu’avant trois jours le provincial ait tout-à-fait disparu ; et qu’on reconnaisse en vous le jeune homme à la mode.

GEORGES.

J’avais des bonnes dispositions, mais je crains bien que mon aventure de ce matin ne me retarde pour longtemps.

GAULARD.

Allons, allons, égaie-toi un peu Georges.

Georges et Frémin sortent.

FANCHETTE.

Ah ! mon père, si vous saviez ?... ce monsieur de Saint-André, qui était sur le point d’épouser une jeune veuve charmante dont il ne veut plus aujourd’hui.

GAULARD.

Bon !

FANCHETTE.

Non pas qu’il me l’ait dit positivement, mais il me l’a fait entendre avec tant de finesse.

À Launay qui s’approche.

Montrez, montrez donc le portrait à mon père. Oh ! c’est vraiment une belle femme.

LAUNAY, montrant sa boîte.

Tout le monde la trouve telle ; mais moi...

GAULARD, voyant le portrait.

Que vois-je ?

LAUNAY.

Qu’avez-vous donc ? vous la connaissez ?

GAULARD.

Qui ? moi, pas du tout : comment nommez-vous cette dame ?

LAUNAY.

Madame de Saint-Phar ; son mari a été tué en Italie.

GAULARD.

Ah ! madame de Saint-Phar... Eh bien, allez, mes enfants, promenez-vous ; je vous rejoins dans l’instant.

 

 

Scène XV

 

GAULARD, LAMBERT

 

GAULARD.

Enfin, nous voilà seuls, il me tardait qu’ils fussent partis. Mon cher ami, vous ne me connaissez que d’hier, mais vous devez voir que je suis un bonhomme ; entre nous, j’ai une manie ; quand j’ai quelque chose qui m’occupe, il faut que j’en puisse jaser avec quelqu’un ; or c’est vous mon cher Lambert que je choisis pour mon confident. Vous ne devinez pas pourquoi mes enfants m’ont précédé de si longtemps dans ce logis ?

LAMBERT.

Non, pourquoi ?

GAULARD.

C’est que...

LAMBERT.

C’est que...

GAULARD.

Je suis amoureux, mon ami.

LAMBERT.

Vous !

GAULARD.

Et j’ai lieu de croire que je suis aimé.

LAMBERT.

Allons, la famille toute entière a la tête frappée.

GAULARD.

Et en vérité vous me voyez dans une ivresse, dans un délire ! non je n’étais pas si content le jour que je fis ma première déclaration à ma pauvre défunte, que j’aimais pourtant de tout mon cœur.

LAMBERT.

Comment vous monsieur Gaulard, à votre âge ! 

GAULARD.

Cela vous étonne et moi aussi : tant que j’ai resté dans mon village, ma foi je n’y pensais plus ; comme je vous disais c’est l’air de Paris, il ne rajeunit, et puis ma foi, je ne m’attendais pas à la rencontre cent fois heureuse...

LAMBERT.

Ah ! c’est une rencontre.

GAULARD.

Une femme céleste, divine.

LAMBERT.

Jeune et belle, sans doute ?

GAULARD.

Ah ! oui, belle, jeune beaucoup plus que moi ; mais une femme raisonnable, telle qu’il me la faut, et de l’esprit, un esprit c’est ce que j’aime avant tout. C’est dans cette galerie de tableaux, où monsieur de Saint-André nous a conduits. Elle a été fort malheureuse avec son premier mari.

LAMBERT.

Ah ! elle est veuve.

GAULARD.

Veuve ; son mari était donc un ignorant, un... Comment l’a-t-elle appelé déjà devant moi ! un vandale, oui, un vandale, employé dans je ne sais quel bureau, un petit génie qui n’était pas capable d’apprécier son mérite ; au lieu qu’avec moi... une femme d’esprit ! c’est bien honorable au moins.

LAMBERT.

Comment vous songerez à l’épouser ?

GAULARD.

Oh ! je ne dis pas ; mais c’est que l’esprit a toujours eu tant d’attraits pour moi ; n’en parlez pas à mes enfants. Vous entendez bien que l’amour ne m’empêchera pas d’être bon père ; d’ailleurs mon ange aura pour eux le cœur d’une mère ; mais voyez-vous, j’ai pensé qu’il ne fallait pas que des enfants sussent que leur père est amoureux, d’abord pour la décence, pour l’exemple, et puis c’est que les petits drôles sont capables. de se moquer de leur père. Je me suis donc promené très longtemps avec elle dans les Tuileries ; eh ! que les moments m’ont semblé courts, cependant nous devons nous retrouver ce soir.

LAMBERT.

Un rendez-vous ?

GAULARD.

Oui, mon cher, un rendez-vous, cela n’est-il pas enivrant, délicieux ; et où ce rendez-vous ? À cette fête champêtre, où tout Paris doit se rendre. On dit que dans ces jardins on peut aller et venir sans crainte d’être aperçu, rencontré. Mais qu’avez-vous donc ? vous paraissez tout interdit ; est-ce que vous blâmeriez mon amour ?

LAMBERT.

Moi, j’aime mieux vous voir amoureux que joueur.

GAULARD.

Ah ! fi donc, joueur ! c’est le plaisir des âmes sèches, froides ; au lieu que l’amour : ah ! l’amour... ce n’est pas l’embarras, on joue tous les soirs chez elle.

LAMBERT.

Ah ! fort bien, et elle connaît votre fortune ?

GAULARD.

Parbleu mais vous ne savez pas ; il vient de manquer de nous arriver un incident... j’ai failli me trahir devant tout le monde.

LAMBERT.

Comment donc ?

GAULARD.

Ce portrait, que monsieur Launay nous a montré de cette femme, de cette cousine qu’il sacrifie à ma fille.

LAMBERT.

Eh bien ?

GAULARD.

Il ressemble trait pour trait...

LAMBERT.

À qui donc ?

GAULARD.

À l’objet... Mais ce n’est pas elle.

LAMBERT.

Comment ! ce n’est pas elle ?

GAULARD.

Non, le nom de sa dame est Saint-Phar, et le nom de la mienne est Volnis ; c’est unique, comme il y a des gens qui se ressemblent. Or ça, si nous restions plus longtemps ensemble on ne saurait que penser je rejoins mes enfants ; vous allez venir, n’est-ce pas ? Motus surtout, et à ce soir.

LAMBERT.

Soyez tranquille.

 

 

Scène XVI

 

GAULARD, LAMBERT, JEAN

 

JEAN.

Voilà monsieur Dorval.

GAULARD.

M. Dorval ! ici ! je cours à sa rencontre.

Gaulard sort.

 

 

Scène XVII

 

LAMBERT, JEAN

 

LAMBERT.

Monsieur Dorval ? Jean ! et comment se fait-il...

JEAN.

Il faut opposer tous ces gens-là les uns aux autres, m’avez-vous dit tantôt. J’ai appris, par mes informations, que ce Launay de Saint-André n’était ici que de ce matin, et vite j’ai couru chez nous. Je me doutais que ce M. Dorval y viendrait. Je suis arrivé comme il demandait des renseignements à madame Dupré ; moi, pour la frime, je lui ai fait entendre que les bonnes gens avaient déménagé, et qu’ils logeaient chez M. Frémin, et vite il s’est décidé ; moi j’ai pris les devants pour vous avertir. Le voilà avec M. Gaulard qu’il aura rencontré dans la cour probablement.

 

 

Scène XVIII

 

LAMBERT, JEAN, GAULARD, DORVAL

 

GAULARD.

Comment, c’est vous, M. Dorval ? Ah ! que je m’applaudis de vous avoir rencontré !

À Jean.

Écoute donc petit, va-t-en vite prévenir mes enfants que je les demande ; ils seront ravis comme moi de pouvoir présenter leurs hommages à leur honorable protecteur.

DORVAL.

Vous avez donc pris un logement chez Frémin ?

GAULARD.

Point du tout, monsieur, nous sommes venus dîner chez un de nos amis, qui occupe précisément l’appartement où nous nous trouvons.

DORVAL.

En ce cas, je suis un indiscret ; j’ai cru entrer chez vous et non chez un inconnu. C’est monsieur, peut-être ?

LAMBERT.

Moi, monsieur, je ne donne pas à dîner.

GAULARD.

Mais il n’en a pas moins de mérite. Oh ! il faut que vous protégiez aussi le cher Lambert C’est un artiste qui...

DORVAL.

Il suffit que vous vous intéressiez à lui. Mais je sors.

GAULARD.

Restez donc.

 

 

Scène XIX

 

LAMBERT, JEAN, GAULARD, DORVAL, FRÉMIN fils, GEORGES, FANCHETTE

 

FRÉMIN fils.

Oui, mon cher, la manière italienne est céleste pour le chant, et, le café Hardy, le plus renommé pour les déjeunés à la fourchette.

GAULARD.

Venez donc, venez donc, mademoiselle, venez saluer M. Dorval, et faites politesse à un homme qui, sous tous les rapports, convient mieux que tout autre à la famille.

FANCHETTE.

Mais mon père...

GAULARD.

Mon père ! mon père ! paix, mademoiselle !

DORVAL.

J’ai vu vos aimables enfants, me voilà content, Faites mes excuses ; je vous prie, au maître de cet appartement.

GAULARD.

Restez donc, je ne suis pas fâché qu’il voie que nous avons des connaissances dignes d’être citées.

DORVAL.

Pardon ; mais je ne le connais pas.

 

 

Scène XX

 

LAMBERT, JEAN, GAULARD, DORVAL, FRÉMIN fils, GEORGES, FANCHETTE, LAUNAY

 

LAUNAY.

C’est bon, c’est bon, M. Frémin nous allons passer dans la salle à manger.

À Gaulard.

On m’a dit qu’il était arrivé un de vos amis ; il faut qu’il me fasse l’amitié de dîner avec nous.

Apercevant Dorval.

Ô ciel ! que vois-je ?

DORVAL, apercevant Launay.

Comment, coquin, c’est toi ?

GAULARD.

Comment coquin ?

FANCHETTE.

Ah ! mon dieu !

LAMBERT.

Et quel est-il cet homme que vous apostrophez ?

DORVAL.

Et parbleu, c’est mon valet.

FANCHETTE.

Ô ciel ! un valet !

FRÉMIN fils.

Ah c’est précieux !

DORVAL.

Je ne m’étonne plus que le maraud m’ait demandé son compte ce matin.

LAUNAY.

Monsieur... Ce n’est pas... Croyez... La circonstance... Je n’étais pas né... Il n’y a que quinze jours que je suis valet... Je m’embourbe de plus en plus.

GEORGES.

Eh bien ! ma sœur, à ton tour ; comment se fait-il, toi qui as tant d’esprit, et qui devais être éclairée par l’aventure de ton frère ?

FANCHETTE.

Ah ! M. Lambert.

GAULARD.

Mais je ne reviens pas de l’insolence de ce drôle-là.

DORVAL.

Sortez.

LAUNAY.

Que je sorte, monsieur, je suis chez moi ; je ne suis plus à vous. Je vois votre projet ; vous voudriez épouser mademoiselle ; je vous en empêcherai. Vous êtes ruiné et marié.

DORVAL.

Comment, coquin !

LAUNAY, à Gaulard.

Oui, monsieur, marié ; voilà le portrait de votre femme. Je vous ai dit qu’elle s’appelait Saint-Phar ; dans le monde, elle se fait appeler madame de Volnis ; monsieur vous dira qu’elle s’appelle madame Dorval, et c’est son véritable nom.

Il sort.

GAULARD.

Volnis, Saint-Phar, madame Dorval, votre femme ; que de noms ! oh ! pour le coup je n’en reviens pas. Eh ! quoi, le mari se dit garçon et a l’air de rechercher ma fille, la femme se dit veuve, et écoute mes déclarations.

DORVAL.

Comment !

À part.

Allons, je n’ai plus rien à faire auprès d’eux.

À Gaulard.

Eh ! quoi, papa Gaulard, vous vouliez épouser ma femme ; touchez-là, vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir. Je vous souhaite bien le bon jour.

Il sort.

 

 

Scène XXI

 

LAMBERT, JEAN, GAULARD, FRÉMIN fils, GEORGES, FANCHETTE

 

GAULARD.

Pardine, nous n’avons qu’à nous féliciter de notre voyage. Mon fils, ma fille et moi, nous avons donné dans de beaux pièges. Allons dîner, et sur-le-champ je repars pour Ligny.

LAMBERT.

Vous trouverez en foule dans Paris des hommes honnêtes, des femmes estimables ; mais ils méritent bien qu’on se donne la peine de les chercher, et vous avez la preuve, par votre expérience, que ce sont toujours les fripons qui se jettent à la tête des gens.

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